VOYAGE
PITTORESQUE ET HISTORIQUE
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LISTRIE ET DE LA DALMATIE.
DE L'IMPRIMERIE DE PIERRE DIDOT L'AINÉ,
AU PALAIS DES SCIENCES ET ARTS.
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VOYAGE
PITTORESQUE ET HISTORIQUE
DE L'ISTRIE
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DE LA DALMATIE,
RÉDIGÉ D'APRÈS L'ITINÉRAIRE DE L. F- CASSAS,
Par JOSEPH LAVALLP'E,
De la Société philothecnique, de la Société libre des Sciences, Lettres et Arts de Paris, de celle d'Agriculture du département de Seine et Marne, etc.
Ouvrage orne d'Estampes, Cartes et Plans, dessinés et levés sur les lieux par Cassas, peintre et architecte, auteur et éditeur du Voyage pittoresque de la Syrie, de la Phénicîe, de la Palestine et delà basse Egypte, et gravés par les meilleurs artistes en ce genre,
SOUS LA DIRECTION DE NÉE,
Graveur et seul éditeur de l'ouvrage, rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel ? n° 127.
EXPLICATION DU CU-DE-LAMPE ET DU FRONTISPICE.
Le frontispice représente sur la gauche une portion de l'amphithéâtre, avec plusieurs sarcophages et autres ornements réunis et placés les uns sur les autres; à droite, le portique du temple d'Auguste, à travers duquel on voit la grande galerie du palais de Dioclétien, et au milieu du tableau est représenté, dans l'éloi-gnement et de face, l'arc de Pola : sur le devant se trouvent épars différents fragments, et au-dessus du titre de l'ouvrage se voit entièrement développée une belle frise, sculptée sur la partie latérale de l'arc qui regarde l'amphithéâtre. •
Le cu-de-lampe représente également des fragments trouvés à Trieste, le temple d'Esculape dans le fond, et plusieurs autres fragments trouvés à Sebenico, et à Trau en Dalmatie.
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VOYAGE
PITTORESQUE ET HISTORIQUE
DE LTSTRIE ET DE LA DALMATIE.
LISTE DES SOUSCRIPTEURS.
GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
BONAPARTE , premier consul.....
CAMBACERÈS, second consul.....
LEBRUN, troisième consul......
Maret , secrétaire d'état........
Le Conseil d'état, pour sa bibliothèque.. . ]
pour trente-un exemplaires.
LES MINISTRES. GÉNÉRAUX DES ARMÉES DE LA
RÉPUBLIQUE.
C. C.
Moreau , général en chef. talleyrand-Périgord, ministre des relations Bernadotte ( le général ), conseiller d'état.
extérieures. Brune ( le général ), conseiller d'état.
Chaftal, ministre de l'intérieur. Pommereul (le général), préfet du départe-
Berthier, ministre de la guerre. ment dlndre et Loire.
Fouché, ministre de la police générale. Dommartin, ex général à Doulevent, départ.
de la Haute-Marne, parRoussillon, médecin. AUTORITÉS CONSTITUÉES. Vial (le général ).
Le sénat-conservateur, pour sa bibliothèque. PRINCES ÉTRANGERS.
Le corps-législatif , idem.
Le tribunat, idem. Le duc d'Yorck (S. A. R. ).
Le tribunal de cassation, idem. Le duc de Brunswick (régnant).
ij LI
De Hesse-Darmstadt ( S. A. S. Mme la Landgrave ), par Leroux, libraire à Maïence.
Reuss-de l'Obeinstein , S. A. S. le prince), par Treutel et JVurtz, libraires à Paris, et à Strasbourg,
AMBASSADEURS ET MINISTRES ÉTRANGERS.
Musquiz ( son excellence le marquis de ), ex-ambassadeur d'Espagne.
TE
Sandoz-Rollin ( le baron de ), ministre plénipotentiaire de S. M. le roi de Prusse.
Kalitcheff ( le comte de ) , ex-ambassadeur de S. M. I. de toutes les Russies.
Sprengporten ( le baron de ), général des armées , envoyé de l'empereur de Russie.
Staël ( le baron de ).
Steube ( le baron de ) , ministre plénipotentiaire du Landgrave de Hesse-Cassel.
Van-Deden (ex-ambassadeur) , par Cassas, peintre et architecte à Paris.
A.
Allain , employé à la préfecture du département de la Seine.
Amand (S.-) l'aîné, adjoint au chef du génie, à Agde, par Cassas aîné, architecte.
Andréossy, général de division d'artillerie , directeur du dépôt général de la guerre.
Ange ( F ) , négociant.
Artaria et compagnie, libraires à Vienne en Autriche , pour soixante-cinq exemplaires.
Artaria, libraire à Manheim, pour sept exemplaires, par Treutel et TVurtz, libraires à Paris, et à Strasbourg.
Artaud, amateur.
Aubert, ex-négociant.
B.
Babille, juge au tribunal de cassation. Baert, par Cassas, peintre et archit. à Paris. Bance, Md d'estampes à Paris. Barez (frères), négociants à Berlin , pour six
exemplaires. Barras ( ex-directeur ). Barrois (jeune), libraire à Paris. Barthélémy ( ex - directeur ) , membre du
sénat-conservateur. Basan, Md d'estampes à Paris. Basset, marchand d'estampes à Paris. Bataille , ingénieur, par Cassas, peintre et
architecte.
Bataille-Monval, par Duval, artiste. Baugin.
Bêhours, juge-de-paix.
Belgiojoso ( Litta ), à Milan , par Puthod, libraire à Chambèry.
Belin, libraire à Paris.
Bergeret, libraire à Bordeaux.
Bertin , négociant, par Cassas, peintre et architecte à Paris.
Béthune Charost (Mme la veuve de), ex-maire du 10e arrondissement de Paris , de la société philotechnique, de celle des amis des arts, d'agriculture, et de commerce.
Bioche , homme de loi à Paris.
Blanchon , par Duval, artiste.
Boffe ( de ), libraire à Londres, pour vingt-trois exemplaires.
Bomquet, à Montpellier, par Servant, employé des postes, ibid.
Bonaparte ( Lucien ) , ex-ministre de Tinter.
Bosscha ( J. ) , secrétaire de la commission batave, par Duval, artiste.
Boudet, jurisconsulte.
Boudon, négociant à Montpellier, par Servant, employé des postes, ibid. Barbie du Bocage, géographe. Boullogne (de).
Bourdon ( ex-ministre de la marine ). Brahé ( M, J. le comte de ) , à Stockolm ,
par Fontaine, courrier du roi de Suéde. Braun, négociant à Strasbourg,par Ottmann,
nég. direct, des diligences pour V Allemagne.
Bremsinger, juge à Strasbourg.
Breu, employé à la mairie de Strasbourg, par Ottmann, négociant, et directeur des diligences pour VAllemagne.
Bruley (ex-législateur), à Tours.
c.
Cailliez l'aîné, négociant à Dunkerque, par
La fosse, graveur. Campe , libraire à Hambourg , pour deux
exemplaires, par Fuchs, libraire à Paris. Cappon (Vincent), imp. lib. à la Rochelle. Carnot, ex-directeur.
Cassas (l'aîné), architecte des travaux publics
du port à Agde. Cassas ( jeune ), peintre et architecte, auteur
du Voyage de la Syrie, de la Phénicie, de
la Palestine et de la basse Egypte, pour
cinquante exemplaires. Castel (Louis), architecte à Berlin. Changuion, libraire à Amsterdam, pour deux
exemplaires. Chanlaire, éditeur de l'Atlas national. Chappuy ( frères ), libraires à Bordeaux, pour
deux exemplaires. Charron, libraire à Paris. Châteaugiron ( le Prêtre de ) pere. Châteaugiron ( le Prêtre de ) fils. Chevetet, agent gén. des hôpitaux milit. à
Strasbourg , par Roussillon, médecin. Clérisseau, peintre et architecte de S. M. L
de toutes les Russies. Coppens , négociant à Anvers. Cottier , par Duval, artiste. Cottrau , ex - secrétaire au ministère de la
Marine.
D.
Dacquin, médecin, par Puthod, libraire à Chambèry.
Debure, libraire à Paris.
Decker, libraire à Bâle, pour trois exemplaires, par Pougens, imp. lib. à Paris.
Deharme(Antoine Ange), parLaloi, libraire à Paris.
Dehault, payeur de la guerre à la Rochelle, par Cappon ( Vincent), libraire, ibid.
Delens, ancien banquier, par Fuchs, libraire à Paris.
Demalon-Bercy, par Cassas, peintre et architecte à Paris.
Dcmissy, à la Rochelle , par Cappon ( Vincent).
Denis, secrétaire-greffier de juge-de-paix.
Denné le jeune, libraire à Paris, pour deux exemplaires.
Denon, auteur d'un Voyage d'Egypte.
Depeuille, M'1 d'estampes, à Paris.
Desaint, notaire, et amateur, à S.-Quentin.
Desportes ( Félix ), résident do la république française à Genève.
Déterville, libraire à Paris , pour huit exemplaires.
Didot, imprimeur au Louvre, pour deux exemplaires.
Didot ( Firmin ), libraire à Paris.
Dieres, ancien magistrat de Paris.
Dubois, préfet de police à Paris.
Dubuisson, libraire à Paris.
Dumorey, ancien administ. des messageries, par F relie, libraire à Paris.
Dupuy, ancien professeur de l'université.
Duquesnoy, maire du 10e arrond. de Paris, par Treutel et TVurtz, libraires à Paris, et à Strasbourg.
Durand, professeur de mathématiques à l'école politechnique.
Durville ( Louis ), libraire à Montpellier.
Dusiguet, employé aux postes à Montpellier, par Servant, employé, ibid.
Duval, artiste.
E.
Engelhardt, directeur des postes à Furth, près Nuremberg, par Ottmann, négociant, et directeur des diligences pour F Allemagne.
Esslinger, libraire à Francfort sur-le-Mein , pour six exemplaires.
Evans ( R. H. ) , libraire à Londres, pour douze exemplaires, par Dèterville, lib. à Paris.
iv L 11
F.
Fauche et compagnie, libraires à Hambourg , pour dix-huit exemplaires.
Faujas de Saint-Fond, professeur au muséum d'histoire naturelle.
Fain, chef au secrétariat des consuls.
Fayolle, libraire à Paris, pour six exemplaires.
Felsecker, libraire à Nuremberg, par Fuchs, libraire à Paris.
Filhol, graveur et éditeur du muséum central des arts.
Fontaine , libraire à Manheim, pour soixante-de ux exe n i pla ires.
Fontanel, libraire à Montpellier
Forfait, ex-ministre de la marine.
Fortia de Pilles, homme de lettres à Marseille, par Batilliot père, libraire à Paris.
Fouquet, artiste.
Fournier, libraire à Paris, pour deux exemplaires.
Fourra, chef du service des vivres à Mont-pellier, par Servant,employé des postes,ibid.
Francart, libraire à Paris.
François (de Neufchâteau), homme de lettres, ex-directeur.
Frérant, par Laloi, libraire à Paris.
Fuchs, libraire à Paris, pour vingt-trois exemplaires.
G.
Gaillard d'Ananche, à Saint-Amour, par Tis-
sot, peintre à Paris. Garncry, libraire à Paris, pour deux exemp. Gentil, vérificateur de l'enregistrement, à
Belle ville, par Duval, artiste. Gide et compagnie, libraires à Paris, pour
deux exemplaires. Gilbert, architecte.
Gilly, à Berlin, par Fuchs, libraire à Paris. Gohier, ex-directeur.
Gontaut, amateur, par Monory, lib. à Paris. Goust, architecte, à Paris. Grange, imprimeur-libraire à Anvers. Grasset (François) et compagnie, libraires à Lausanne.
TE
Gullmann (D. ), conseiller et directeur de la banque royale de Furth en Franconie, par Ottmann, négociant, et directeur des diligences pour VAllemagne.
H.
Hardy (François), à Strasbourg, par Rous-sillon, médecin.
Hautoy, libraire à Saint-Quentin, parBélin,
libraire à Paris. Hébert, économe des hôpitaux militaires,
par Roussillon, médecin. Hecquet, secrétaire perpétuel de la société
philotechnique. Hervas, conseiller des finances de S. M. C.
le roi d'Espagne. Heyne, pour la bibliothèque publique, à
Gottingue , par Treutel et FVurtz, libraires
à Paris, et à Strasbourg. Hoffmann, libraire à Hambourg, par Francart, libraire à Paris. Hombert, libraire à Berlin. Honspesch ( Louis ), de Rurich, par Leroux,
libraire à Maïence. Hopkins (S. M. ), à New-Yorck. Horix, par Leroux, libraire à Maïence. Houdeyer, sous-préfet du canton de Sceaux. Hugard, libraire à Strasbourg. Husson, homme de loi.
J.
Jacob, horloger à Paris.
J acquière de Vezy, par Frelle, libraire à Paris.
Jean, marchand d'estampes à Paris.
Johannot, fabricant de papier à Annonay.
Joubert, Md d'estampes à Paris.
Julien, receveur du département de l'Hérault, par Servant, employé des postes à Montpellier.
Julliot, par Cassas, peintre et architecte à Paris.
K.
Klostermann, libraire à Strasbourg, pour sept exemplaires, par Treutel et Wurtz, libraires à Paris, et à Strasbourg.
Kœnig, libraire à Paris.
Kunsberg ( le baron de ), à Erlang, par Leroux, libraire à Maïence,
L.
Laborde (Alexandre), amateur etpropriétaire.
Lagarde, ex-secrétaire-général du gouvernement, préfet du département de Seine et Marne.
Lagarde ( Hugues ), à Versailles, par Leblanc,
imp.-lib. ibid. Lagarde ( François de ) , libraire à Berlin,
pour six exemplaires. Laloi, libraire à Paris.
Lamarre, ex-employé, par Duparc, graveur. Lamy, lib. à Paris, pour vingt six exemp. Langlois fils, garde-magasin des subsistances,
à S.-Denis, par Duval, artiste. Lareveilliere-Lépeaux, ex-directeur. Lavallée (Joseph), homme de lettres, delà
société philotechnique, et de plusieurs
sociétéslittéraires,rédacteur de cetouvrage. Lavallée fils, secrétaire du musée central des
arts.
Leboucher de Richemont, à Abbeville, par
Gabon, libraire à Paris, Lecamus , amateur à Paris. Leclerc, homme de loi et notaire public à
e, par Cassas aîné, arcliitecte. Lecointre, notaire.
Lecouteulx - Canteleu , membre du sénat-conservateur , par Treutel et TVurtz , libraires à Paris, et à Strasbourg,
Lefranc de Pompignan.
Legrand, arcliitecte des travaux publies, membre de plusieurs sociétés littéraires, par Cassas , peintre et architecte à Paris.
Lemorge, agent divisionnaire des hôpitaux à Strasbourg, par Rous sillon, médecin.
Lenglès , chef de bataillon d'artillerie à Strasbourg, par Roussillon médecin.
Leroux, architecte, par Duval, artiste.
Leroux, libraire à Maïence, pour sept exemplaires.
Lesage, ingénieur des ponts et chaussées. Lestevenon (W. A.).
Letourneur, ex-directeur.
Levaillant, auteur d'un Voyage en Afrique, par Cassas, peintre et architecte à Paris.
Levallois, aux archives des consuls.
Levrault, libraire à Strasbourg , par Fuchs , libraire à Paris.
Limay, inspecteur-général des ponts et chaussées, par Cassas, peintre et architecte à Paris.
Lomet, adjudant - commandant, chef de division.
Luce, agent de change à Paris.
Ludot, tribun , et amateur.
Luquiens ( Louis ) , libraire à Lausanne, pour
de ux exe mplaires. Leclerc, libraire à Paris.
M.
Magimel, libraire à Paris. Maillet, graveur.
Maisse, ancien représentant du peuple. Malbranche, architecte, par Duval, artiste. Manget, libraire à Genève, pour deux exemplaires.
Margerin( Alexandre), amateur, à S.-Quentin. Marneffe, marchand de tableaux et estampes
à Bruxelles. Masson, libraire à Beauvais , pour deux
exemplaires. Mathieu, tribun.
Méchel (Chrétien de), graveur à Bâle.
Méjan , secrétaire-général de la préfecture du département de la Seine.
Mérigot, libraire à Paris.
Merlin, ex-directeur.
Mettra, libraire à Berlin.
Michel ( Etienne ), éditeur de la nouvelle édition du Traité des arbres et arbustes, par Duhamel.
Millin, conservateur des médailles à la bibliothèque nationale.
Molini, libraire à Florence , pour quatre exemplaires.
Molinos, architecte du départ, de la Seine.
Agd
vj LI
Morcl , médecin à Colmar , par Roussillon,
médecin. Morcl de Vindé, amateur. Moret, amateur à Pantin. Mortet, économe des hôpitaux militaires à
Cologne , par Roussillon, médecin. Mossy, libraire à Marseille. Moulin, ex directeur.
Moutardier, libraire à Paris , pour treize exemplaires.
N.
Nyon, ancien imprimeur-libraire.
o.
Orell, Fuesli, et compagnie, lib, à Zurich,
par Fuchs, libraire à Paris Orhan , amateur à Paris.
Ossuna ( le duc d1 ), par Debure, libraire à Paris.
Ottmann, à Strasbourg, négoc. , et directeur des diligences pour l'Allemagne.
P.
S TE
Piis, secrétaire-gén. de la préfeet. de police.
Pillot, par Charron, libraire à Paris.
Piranési ( les frères ), chalcographes , par Cassas, peintre et architecte à Paris.
Poitevin, par Servant, employé des postes à Montpellier.
Pons (de Verdun), substitut du commissaire du gouvern. près le tribunal de cassation.
Pougens, imprimeur-libraire, membre de l'institut national, pour cinq exemplaires.
Pontet fils, à Bordeaux, par Bergeret, libraire , ibid.
Puthod, libraire à Chambèry.
Q.
Quatremere de Quincy , membre du conseil-général du département de la Seine, par Cassas, peintre et architecte à Paris.
Querenet et Raffy, fabricants de papier.
Querhoent, à S. Georges, près Montoire.
Quéry fils, architecte, à Agde, par Cassas, architecte à Paris.
Quinette, ex-ministre de l'intérieur, préfet du département de la Somme.
Palluel fils , secrétaire à la préfecture à Chambèry, par Puthod, libraire, ibid.
Pankouke ( veuve ), imp.-lib. à Paris.
Parcus, à Strasbourg, par Roussillon, médecin.
Paris, graveur,
Paschoud, libraire à Genève.
Pauly, négociant à Amsterdam, par Larny, libraire à Paris.
Payne, libraire à Londres, pour trois exemplaires.
Ferriez, graveur.
Perrot, commissaire-ordonnateur de la neuvième division à Montpellier, par Servant, employé des postes, ibid.
Petiet, chef du service des étapes, ibid. par
Servant, ibid. Pezet de Corval, notaire à Paris, par Frelle,
libraire à Paris. Pichard, libraire à Paris.
R.
Ramel, ex-ministre des finances. Reinhard, ex ministre des relations extér. Renouard, libraire, pour quatorze exemplaires. Rewbel, ex directeur. Riboullé,par Charron, libraire à Paris. Richter, à Leipsick, par Treutel et PVurtz,
libraires à Paris, et à Strasbourg. Rigault, amateur.
Ris et Sausset, libraires à Moscow, pour deux exemplaires, par Fuchs, libraire à Paris.
Rivière, entrepreneur du service de l'hospice civil de la salpêtriere, par Baugin.
Roger-Ducos, ex-directeur, membre du sénat-conservateur.
Rougevin, architecte.
Rousseau, membre du sénat-conservateur. Rousseau (Bel-air), amateur, par Cassas , peintre et architecte à Paris.
Roy , juge-de-paix à la Rochelle, par Cappon ( Vincent'), libraire, ibid.
s.
Saincerre, économe de l'hôpital militaire à Metz, par Roussillon, médecin.
Salaberry, à Blois, par Baugin.
Salteur-Ballan, parPuthod, libraire à Chambèry.
Schellard ( le comte de ), d'Obendorf, de Dusseldorf, par Leroux, libraire à Maïence.
Schropp et compagnie, lib. à Ausbourg.
Séguin, amateur, à Paris.
Servant, employé aux postes à Montpellier.
Sibuet, ex-juge au tribunal de cassation.
Sieyes, ex directeur, membre du sénat-conservateur.
Susbielle, amateur, à Châlons-sur Marne, par
Ponce, graveur. Schotte (le vicomte de ), à Louvain. Sylvestre, libraire à Paris, pour treize exemp.
T.
Taviel, chef de brigade à Strasbourg, Jpar
Roussillon, médecin. Taylor (J. ), libraire à Londres , pour trois
exemplaires, par Treutel etWurtz, libraires
à Paris, et à Strasbourg. Tessary et compagnie, libraires à Paris. Testu, imprimeur-libraire à Paris. Tilliard, libraire, ibid.
Tochon , négociant au Havre, parRenouard,
libraire à Paris. Treilhard, ex-directeur, vice-président du
tribunal d'appel.
Treutel et Wurtz, libraires à Paris, et à Strasbourg, pour trois exemplaires.
U.
Ustery , médecin à Zurich , par Pougens , imp. lib. à Paris.
v.
Van-Cleef, libraire à la Haye , pour trois exemplaires, par Francart, lib. à Paris.
Van-Gulich, libraire à Amsterdam , par Fuchs, libraire à Paris.
Varlet, libraire, ibid.
Vignon, architecte , par Duval, artiste.
Villain, imprimeur à Paris.
Villeterque, rédacteur du Journal de Paris, et de la Bibliothèque Française.
Vincler, employé à la bibliothèque nationale, section des médailles.
Vitt (Jean de), citoyen batave.
Voisin, horloger, amateur.
Voss et compagnie, libraires à Leipsick, pour cent exemplaires.
Vrintz (Berberich, baron de), conseiller intime de S. A. S, le prince de Latour et Taxis, directeur général des postes de l'empire, à Ratisbonne, par Ottmann, négociant , et directeur des diligences pour VAllemagne à Strasbourg.
w.
WilliamSix ( Madame ), à Amsterdam, par Pougens, imp.-lib. à Paris.
AVIS AU RELIEUR,
POUR RANGER LES PARTIES QUI COMPOSENT CET OUVRAGE-
i°. Le faux-titre; 2°. le titre gravé.
3°. Un second faux-titre, derrière lequel se trouve l'explication du eu-de-lampe et du frontispice.
4°. Le frontispice allégorique ; 5°. la liste des souscripteurs en huit pages. 6°. L'introduction , cotée pages i et 2.
7°. La carte générale doit regarder la page 3, où. commence le texte historique. 8°. La partie historique , finissant à la page 6i.
9°. Seconde partie de Touvrage, commençant à la page 63, et finissant à la page 167. N. B. C'est dans cette seconde partie que doivent se placer toutes les estampes. io°. La description des planches, cotée pages i5(j à 167.
Les deux tables générales des matières, cotées pages 169 à 190. 12°. L'errata en une page, qui termine le volume. i3°. Planche 27 bis, en face de la page 64. 140. Planches i3, 11 et 12, en face de la page 65. i5°. Planches 15, 16 et 17, en face de la page 66. 160. Planches 26, 26, 27 et 24, en face de la page 68. 17*. Planches 14 et 23, en face delà page 69.
180. Planches 19, 20, 21, 22, 18 bis et 18, en face de la page 70. 190. Planche 10, en face de lapnge 71. 20°. Planche 6, en face de la page 70.
2i°. Planche 7, laquelle n'a point de n% mais porte pour titre, Vue de la ville et du port de Trieste, prise du môle neuf; cette planche doit être placée en face de la page 74. 220. Planche 8 idem, en face de la page 74.
23°. Planche 9, ayant pour titre, Vue au fond du grand canal et du golfe de Trieste, idem, en face de la page 74.
240. Planche 9, ayant pour titre, Vue d'un monument découvert dans les environs de Trieste, et de quelques fragments trouvés à Parenzo, et à San-Cansiano, en face de la page 76.
25°. Planche 28, en face de la page 85. 260. Planche 3i, en face de la page 94. 270. Planche 29, en face de la page 107.
280. Planche 3o, ayant pour titre, Vue particulière de la cascade de la Kerha, en face de
la page 108. 290. Planche 37, en face de la page 118. 3o°. Planche 33, en face de la page 120. 3i°. Planche 32, entre les pages 124 et 125. 32°. Planche 34, en face de la page 126. 33°. Planche 64 bis, en face de la page 126. 34°. Planche 35, entre les pages 128 et 129. 35°. Planches 36 et 37, en face de la page i3o. 36°. Planches 55 et 55 bis, en face de la page i3i. 370. Planche 41, en face de la page i33.
38°. Planches 44, 45, 46, 47, 48, 3g, 54 et 5g, en face de la page 104. 39°" Planche 40, en face de la page i35. 400. Planches 49? 5o, 5i, 52 et 53, en face de la page i36. 4.10. Planches 42, 43, et 38, en face de la page 137. 420. Planche 60, en face de la page 140. 43°. Planche 5y, en face de la page 144. 440. Planche 56, en face de la page 146. 4.5°. Planche 58, en face de la page i52. 460. Planches 1 et 2, en face de la page i54-4.70. Planches 3, 4 et 5, en face de la page i56. ' INTRODUCTION.
VOYAGE
DE L'ISTRIE ET DE LA DALMATIE.
INTRODUCTION.
D es spectacles nouveaux et de grands souvenirs, telles sont les jouissances que le voyageur désire.
C'est pour ainsi dire agrandir sa bibliothèque que de visiter des lieux où des peuples célèbres ont vécu; c'est encore agrandir son propre siècle, et pour ses contemporains et pour soi-même, que de visiter des peuples que la nature a placés à de grandes distances de nous. Tels sont les motifs vrai= * ment dignes d'animer lame d'un ami des arts et de l'humanité, qui, plus que la simple curiosité, déterminèrent le citoyen Cassas à entreprendre le Voyage de I'Istrie et de la Dalmatie.
Les monuments respectés par les âges, ou dont les fragments pèsent encore avec un orgueil funèbre sur la surface du globe, sont les tombeaux des na= tions : c'est là que le philosophe , dans le silence de la méditation, peut les consulter sur leur antique puissance, sur les progrès et la décadence de leur génie, sur la simplicité ou la corruption de leurs mœurs, sur la solidité ou la vanité de leur gloire. Les monuments sont l'histoire des morts fameux, et donnent encore, après vingt siècles, des leçons à l'homme sûr les vices qui déshonorent, ou sur les vertus qui immortalisent.
Les peuples qui respirent autour de ces ruines n'offrent pas au philosophe une étude moins importante à faire. Il aime à reconnoître l'impression que
i
a INTRODUCTION.
font sur leur ame les débris pompeux que leurs pieds foulent chaque jour; il se plaît à chercher s'ils ont conservé le foyer des connaissances humaines, s'ils Font alimenté, ou bien si malheureusement ils l'ont laissé éteindre; il veut savoir si vraiment ils se sont élevés au-dessus de leurs prédécesseurs, ou s'ils sont restés au-dessous; il observe si leurs mœurs, leurs habitudes, leur po= lice intérieure, leurs préjugés même, ont contracté quelques nuances du caractère des peuples dont ils occupent la place: enfui il parvient à discer= rier s'ils vivent au milieu de ces monuments comme étrangers ou comme héritiers.
Considérées sous ces deux points de vue, I'Istrie et la Dalmatie pré= sentent à l'observateur la scène la plus curieuse : d'un coté le squelette de l'empire romain; de l'autre, et dans la Dalmatie sur-tout, un peuple pas= leur, nomade, et peut-être même redescendu par la dégradation à l'état sauvage; ici les traces fastueuses des maîtres du monde, là l'obscure indigence de quelques tribus ignorées; les colonnes décrépites des palais césa= riens, la hutte enfumée de l'Haiduck sans vertu; les arcs triomphaux de la victoire, les armes grossières du Morlaque sans milice; les restes majestueux des temples de Jupiter, les informes chapelles du christianisme; les bains spacieux où la volupté romaine délassoit les grâces et la beauté, la paille infecte où la Dalmatienne avilie repose loin de l'estime conjugale; enfin les ossements des arts, et le corps difforme de l'ignorance. Tels sont les con= trastes dont le rapprochement douloureux frappe à chaque pas le voyageur qui parcourt ces contrées. S'il étudie les ruines, elles lui rappellent des crimes et des erreurs; s'il étudie les habitants, il n'apperçoit que des souf= fiances et la stupidité ; et son cœur gémit en trouvant l'homme de tous les siècles étranger au bonheur.
Telles sont les réflexions qui durent nécessairement affliger le ci= toyen Cassas au sein des plaisirs qu'offroient au génie du peintre la dignité des ruines et le piquant aspect des sites. Mais n'anticipons point sur l'ordre que nous nous sommes prescrit dans le classement des matières dont la ré= 'daclion nous est confiée. Pour y mettre quelque méthode, nous donner rous d'abord une idée de la situation géographique de ces deux provinces, et de leur histoire politique depuis qu'elles sont connues. Nous entrerons en= suite dans quelques détails sur les Uscoques, qui pendant les derniers siècles ont attiré l'attention de l'Europe sur ces provinces. Nous dirons un mot des Moi-laques, qui maintenant habitants d'une terre qui ne fut point leur berceau y conservent encore, à l'ombre de leurs heureuses vallées, l'innocence peut= être barbare, mais tout au moins sauvage, de leurs aïeux perdus polir nous dans la nuit des temps. Enfin nous accompagnerons le citoyen Cassas dans la marche qu'il a suivie en parcourant cette partie de l'Europe; nous ferons con= noître d'après lui les lieux qu'il a fréquentés; et nous terminerons en donnant l'explication des desseins qu'il a exécutés avec autant de lumières que de go û t. C o m m c n c o n s a
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PREMIERE PARTIE.
JL/Istrie et la Dalmatie, dont nous allons parcourir l'histoire avant d'en= trer dans quelques détails sur les peuples qui les habitent aujourd'hui, méritoient une attention marquée de la part des amis des arts cl du phi!o= sophe; et peut-être ont-elles à se plaindre de l'espèce d'oubli dans lequel on les a laissées jusqu'à ce jour. Les écrivains qui se sont occupés d'elles ne sont maintenant connus que d'un très petit nombre de personnes, et doivent «ans doute celte indifférence à la sécheresse des détails , à celte absence de J amour de l'humanité, véhicule essentiel à l'homme qui parcourt le monde pour son instruction et celle de ses semblables, et à ce défaut de sagacité qui néglige l'analyse des choses pour s'attacher à l'aride description des objets. Le progrès des lumières a fait découvrir cette grande vérité, qu'il n'est point de livre, quand il veut être utile, qui ne doive se rattacher au cœur, et que si l'on veut graver quelque chose dans l'esprit de l'homme, il faut fonder la durée de sa mémoire sur le sentiment. C'est peut-élre linconnoissance de ce précepte qui pendant si long-temps a rendu les éducations pénibles, longues, laborieuses, et souvent infructueuses, et relégué dans la poussière des bibliothèques tant de livres sans lecteurs. Il n'est point d'homme en qui l'on ne fit naître l'amour de l'étude si l'on parloit à son cœur plutôt qu'à son esprit; et il n'est point de science, si abstraite qu'elle soit, qui ne tienne par quelque fil à la sensibilité. C'est au génie à trouver ce fil et à l'agiter à propos.
Après Spon et Weller, l'abbé Fortis et Norris, qui sont à-peu-près les seuls écrivains qui soient entrés dans quelques détails sur I'Istrie et la Dvlmatije, vient Adams, dont le voyage est beaucoup plus moderne: mais celui-ci a voyagé comme un Anglois, c'est-à-dire avec une philosophie relative, avec cet égoisme national qui compte l'Angleterre pour tout et le reste du monde pour rien. En général les Anglois ne voyagent p^s comme les autres hommes;
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C.B
souvent, clans leurs relations, le désir de s'approprier perce avant le désir de s'instruire.
L'Istrie est une presqu'isle, dont rentrée, extrêmement évasée, s'avance dans la partie nord de la mer Adriatique: sa longitude, à partir du méridien de Paris, est comprise entre le iime degré i5 minutes et le i2,ne degré 3o mi= nutes; et sa latitude entre le 44"'e degré 55 minutes et le 45me degré 5o mi=s nu tes.
La Dalmatie, en y comprenant les petites isles de sa dépendance, forme, avec différentes parties voisines de la Hongrie et de la Turquie, ce qu'on appelle Illyrie, nom antique que le gouvernement autrichien a fait revivre de nos jours. Située sur la cote orientale de la mer Adriatique, elle s'étend en longitude depuis le i2me degré 10 minutes jusqu'au i6me degré 40 mi= nutes, et en latitude depuis le 4^me degré 2.5 minutes jusqu'au 45me degré 35 minutes. Mais cette étendue apparente est des plus irrégulicres, et con= séquemment ne comporte pas une grande étendue quarrée, quoique bien plus considérable cependant que celle de I'Istrie.
Celle-ci, dont nous allons d'abord donner une idée, se trouve donc saillante entre le golfe de Trieste, sinus Tergestiuus, et le golfe de Car* nero. Elle étoit divisée en deux parties; l'une vénitienne, à l'ouest; l'autre autrichienne, à l'est. Cette dernière s'appelle autrement le Littoral, et res= sortit au cercle d'Autriche. La première vient de lui être réunie par le traité de Campo-Formio, qui assure également à l'empereur la possession de la Dalmatie et des autres principales parties de l'état de Venise.
Si quelques géographes anciens ont prétendu que I'Istrie, Hislria, faisoit partie de l'ancienne Illyrie, d'autres l'en séparent, et posent pour limites entre ces deux contrées le fleuve Arsia, aujourd'hui Arsa. Selon ceux-ci les principales villes de XHùtria étoient Tergeste, AEgida, Parcntium, et Pola, maintenant connues sous le nom de Trieste, de Capo d'Istria, de Parcnzo, et de Pola. Ceux qui donnent une plus grande étendue à l1an= cienne Illyrie y comprennent également la Liburnie, lÀburnia, et la Dalma= tie, Dalmatia.
En remontant aux temps incertains, on croit découvrir que des Colques envoyés à la poursuite des famefix conquérants de la toison d'or, n'ayant pu les atteindre, et craignant d'être punis s'ils retournoient dans leur pays, dé= barquerent sur la cote de I'Istrie, s'y fixèrent, et fondèrent le port de Pola; nom qui dans la suite a prévalu sur celui de Julia Pietas, (pie celte ville porta pendant quelque temps sous les Césars.
Il est possible que le culte d'Isis, que les Romains trouvèrent en honneur
dans I'Istrie lorsqu'ils en firent la conquête, entre la première et la seconde
guerre punique, ait donné l'idée de cette origine prétendue. On s'accorde
généralement à penser, d'après l'autorité d'Hérodote, que Sésostris pénétra
jusques dans la Colehidc, et qu'après l'avoir soumise il y fonda des colo=
nies. De là sans doute les Colques, ou Colches, ou Colchidicns, en prenant
les moeurs, les usages, les lois des Egyptiens, purent également adopter
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quelques unes de leurs divinités, telle qu'Isis. En rencontrant ce culte établi dans Fis trie 5 il aura réveillé dans la mémoire des Romains le souvenir des dieux de l'Egypte et de la Colchide; et les mensonges des temps fabuleux venant au secours d'esprits inhabiles peut-être à la recherche de la vérité, on aura supposé cette expédition des Colques envoyés à la poursuite des Argo= nautes, et il aura paru vraisemblable de les faire s'arrêter dans un lieu où la douceur du climat, la commodité du port, et la possibilité d'établir des c£>ni= munications commerciales avec la Grèce et l'Italie, leur auront présenté de grands avantages.
Quoi qu'il en soit, les anciennes destinées de I'Istrie et de la Dalmàtik ne commencent à s'éclaircir dans l'histoire que vers l'an du monde ^776, et de la fondation de Rome 521. Alors la république romaine préludoil à l'empire universel par l'affermissement de sa puissance en Italie. Le siège de Dre-pane, et la victoire navale remportée aux isles Egales par le consul Lutatius, venoient de mettre fin à la première guerre punique. La nécessité, ou pour mieux dire l'ambition de se mesurer avec Cartilage, avoit enhardi les Ro= mains à franchi r les mers : un succès brillant venoil de couronner les premières tentatives de Duilius, et la victoire avoit aguerri les légions contre les vicis= situdes et les dangers d'un élément si nouveau pour elles. Un traité de paix avantageux et glorieux , en réduisant à l'oisiveté les talents et le courage d7Ami 1 car, terminoit une guerre de vingt-quatre ans, la plus formidable de celles que Rome avoit eues à soutenir depuis sa fondation. La Sicile échappoit à Carthage. Hiéron, sous la redoutable protection du Capitole, reposoit en paix dans Syracuse; la Sardaigne étoit soumise; le germe des arts et des lettres commençoit à se développer sur les bords du Tibre; Livius Androrii= eus, et bientôt après MaeVius, posoient la première pierre du théâtre que Térence devoit édifier un jour; et le temple de Janus venoit dêtre fermé pour la seconde fois. Telle étoit la situation de Home lorsque les contrées où nous nous trouvons paroissent pour la première fois dans la chaîne des événements historiques.
La politique usurpatrice de la république romaine ne pouvoit s'accom= moder long-temps d'un état de paix: il falloit des conquêtes à l'avarice du sénat et à l'inquiétude du peuple. Quelques troubles avoient éclaté en Corse, en Sardaigne, et dans la Ligurie; le temple de Janus avoit été rou= vert, et l'ordre des destins vouloit qu'il ne se fermât plus que sous Auguste. Mais c 'étoit peu : Rome dévoroit en idée des peuples nouveaux et plus Ioin= tains, et ne cherchoit qu'un prétexte à ses vues d'agrandissement: il s'offrit, elle le saisit.
Alors, sur cette étendue de pays, aujourd'hui connue sous le nom des cotes de I'Istrie et de la Dalmatie, et qui, s'enfonçant dans les terres jusqu'à la Moesie et la Macédoine, formoit ce que l'on appeloit lïllyrie, régnoit un prince mineur nommé Pinéc, sous la tutele de Teuta sa mere. La barbarie commune à tous les peuples dans ces siècles reculés, sur-tout à ceux que leur position géographique éloignoit davantage de l'Egypte, de la Grèce
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et de l'Asie, l'insuffisance des lois, qui n'avoient point encore établi d'une ma= nierc distincte les droits respectifs des nations et les égards qu'elles se doivent entre elles, l'ignorance enfui où la plupart des peuples étoient de la véri= table science du commerce, faisoient du brigandage maritime une sorte de code politique; et jusqu'alors, sur les cotes de l'Europe sur-tout, les vais= seaux dont le poids avoit fait gémir les mers n'avoient guère porté que des conquérants et des pirates. Parmi ces derniers se distinguaient les peuples gouvernés par Tenta; et plus d'une fois les plaintes des marchands romains avoient fait retentir le sénat du tort que les 11 Ivriens leur faisoient éprouver. À la réalité de ces motifs vint se joindre le spécieux prétexte d'une rupture fondée sur l'insulte que le gouvernement de Rome prétendit avoir reçue par une expédition que Teuta veriôit de faire contre la petite isle d'Issa, si= tuée dans le golfe qui depuis porta le nom de Venise, et à laquelle, disoit-il, il accordoit sa protection. Ainsi donc des ambassadeurs partirent pour demander à Tenta satisfaction et des griefs réels et de l'insulte apparente.
Autant ambitieuse qu'arrogante, souveraine d'un peuple féroce, tutrice su= perbe d'un roi dont elle se proposoit d'éterniser l'enfance, tranquille au milieu d'une cour dont le faste sauvage nourrissoit son orgueil, Teuta n'avoit point encore appris à craindre les Romains; et si la renommée avoit porté jusques dans son palais le bruit de leurs exploits , au moins cette reine impérieuse n'avoit-elle aucune idée de cette fierté républicaine qu'autorisoient encore à cette époque et la sévérité de leurs moeurs et la générosité de leur caractère. Les ambassadeurs arrivèrent; ils furent introduits. Lucius Ccruncanius porta la parole, et, sans détours comme sans ornements, expliqua les motifs de l'ambassade et les sujets de plainte qu'avoit la république. Teuta, avec cet air de dédain plus insultant que les refus, répondit que tout ce qu'elle pouvoit faire en faveur de Rome étoit de ne pas souffrir que les pirateries se commissent au nom de l'autorité publique, mais que les rois d'Illyrie ses prédécesseurs n'avoient jamais privé leurs sujets des avantages attachés aux courses maritimes, et qu'elle ne prétendent pas déroger à cet usage. Irrité de l'insolence de cette réponse, Ceruncanius la releva avec 1131116111'. ce Les « Romains, dit-il, punissent par des châtiments les torts des individus soit ce nationaux soit étrangers. Tenta, la république saura vous apprendre à rcés de les rapprocher par l'impossibilité de remplir les lacunes que l'histoire générale a laissées dans l'histoire parti= culiere des climats qui nous occupent, c'est ici que se présente Dioclé=t tien; et certes on est étonné de le Voir pendant le cours d'un long règne ne pas s'occuper une seule fois du pays qui lui donna la naissance, et tromper l'espérance de ceux qui sont tentés de se figurer que la Dalmatie auroit dû retirer quelque-avantage de la circonstance qui place un de ses enfants sur le trône. Il est cependant très vrai que les annales de ce prince sont également stériles à ce sujet, et que le nom de la Dalmatie n'y seroil pas même cousin gné si cet empereur n'y eût reçu le jour, et n'y eut fixé son dernier asyle après SlVôir abdiqué l'empire.
Son premier nom fut Dioclès, et il le tiroit de Diocléa ou Docléa, lieu de son berceau, comme nous lavons déjà dit plus haut. Cette ville, qui n'existe plus aujourd'hui, h'étoit pas très éloignée de Narona, maintenant appelée Narenta. D'accord sur l'obscurité de sa naissance, les écrivains varient sur la profession de ses parents; les uns prétendent qu'il étoit fils d'un greffier; les autres, fils d'un esclave, et qu'il le fut lui-même d'un sénateur nommé Anu* linus, qui dans la suite l'affranchit. Il paroît certain que sa mere se nommoit Diocléa comme la ville qu'elle habitoit. Quoi qu'il en soit, il commença sa carrière par les armes; il fut soldat, et comme tel marcha dans les Gaules. Ce fut àTongres, où son service l'avoit conduit, qu'il reçut cette prédiction dont tous les historiens ont parlé, toute futile quelle paroisse; prédiction que les talents de Dioclétien et l'enchaînement des circonstances accomplirent bien plutôt que le destin. Simple soldat, sans fortune, et très jeune encore, une femme lui reprocha une économie qui cependant étoit très naturelle à sa situation présente. Je deviendrai magnifique et libéral, lui répondit-il en plaisantant, lorsque je serai empereur. La femme gauloise, le regardant alors fixement, lui repartit: Ne croyez pas plaisanter, vous serez empereur, mais lorsque Vous aurez tué un sanglier. Pour donner l'intelligence de la superstitieuse crédulité de Dioclétien et du déplorable jeu de mots qui lui fit dans la suite commettre uti crime de sang froid seulement pour accomplir la prédiction, car il n'étoit plus nécessaire à son ambition, il est bon de rap=: peler au lecteur que le mot latin qui signifie sanglier est aper. Cette prédiction ht une impression profonde sur l'esprit d'un jeune homme ambitieux, (pie son ignorance naturelle rendoit susceptible de préjugés, mais qui ceperis clarit avoit assez jeté les yeux sur le palais impérial pour savoir que nombre d'hommes d'une condition non moins obscure que la sienne y étoient entrés. S attachant grossièrement à la lettre d'un oracle ridicule, il devint le chasseur le plus déterminé, et l'on devine assez que ce fut sur-tout aux sangliers qu'il
déclara la guerre: cependant leur dépouille ne se métamorphosoit point en poupre impériale. Tacite, Prohus, Carus, passèrent sur le trône; et Dioclé= tien disoit assez plaisamment: Je tue les sangliers, mais d'autres les mangent. Toutefois il ne s'appercevoit point qu'il se formoit dans la guerre, que les emplois venoient chercher ses talents, et qu'il marchoit à l'empire par ses exploits bien plus que par la destruction des sangliers. Enfin, son mérite l'ayant élevé par degrés, il commandoit la garde impériale intérieure lorsque Numé= rien, fils de Carus, parvint au trône. Numérien, après l'assassinat de son pere, forcé d'abandonner la guerre contre les Perses , que cet empereur avoit entreprise, revenoit avec son armée à travers la Syrie et l'Asie. Une maladie légère le forçoit à voyager dans sa litière, dont les rideaux restoient exacte= ment fermés, pour lui dérober la clarté du soleil dont les rayons incommo= doient ses yeux, affaiblis, dit-on, par les larmes qu'il avoit données à la perte de son pere. Arrius Aper, son beau-pere, et préfet du prétoire, profita de cette circonstance. Dévoré du désir de régner, il empoisonna secrète= ment Numérien; et, ayant besoin encore de quelques jours pour dresser ses batteries, il réussit à cacher la mort du prince en le faisant porter enfermé dans sa litière comme s'il eût été toujours malade. Cependant la putréfaction découvrit le crime avant que le criminel eût eu le temps de prendre toutes ses mesures. Numérien étoit cher aux soldats. Les premiers soupçons tom= berent sur Aper: il fut arrêté, et sans balancer on proclama empereur Dio= clétien, dont le mérite étoit généralement reconnu. Il monta sur le tribunal de gazon que selon l'usage on lui avoit élevé, et là il prit le soleil à témoin qu'il n'avoit eu aucune part à la mort de Numérien; mais le nom d'Aper que portoit le meurtrier lui rappelant alors la prédiction qu'on lui avoit faite dans sa jeunesse, il crut son affermissement sur le trône attaché à la mort de cet homme. Appercevant donc Aper, que l'on gardoit prisonnier à la tête des drapeaux: Je jure, dit-il, que voilà Fauteur du crime; et, descendant alors avec précipitation du tribunal, il courut sur ce malheureux, et lui plongea son épée dans le corps en prononçant ce vers de Virgile:
Gloriare, Aper; AEneœ magni dextrâ cadis.
C'est avec peine que l'on voit un grand homme souiller son bras par le meurtre d'un scélérat dont le châtiment n'appartenoit qu'aux bourreaux, et sous le frivole prétexte d'accomplir une prédiction qui létoit déjà de fait, puisqu'il étoit proclamé empereur avant qu'il eût tué Aper. Déplorable exemple de l'exécrable empire que la crédulité et la superstition exercent sur leurs victimes, et du degré de bassesse où elles peuvent faire des= cendre un homme naturellement généreux, et incapable d'une action aussi lâche que féroce!
J'ai dû, pour la gloire même du pays dont j'esquisse l'histoire, entrer un peu dans le détail des commencements de la vie de l'un des plus grands hommes qu'il ait produits. Dioclétien est l'un des Césars sur lequel les opi= nions ont été le plus partagées; tyran sanguinaire suivant les uns, empereur
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magnanime selon les autres: et tels seront les jugements dans tous les siècles quand l'esprit de parti s'emparera du tribunal de l'histoire. Mais l'impartia= lité doit juger Dioclétien tel qu'il fut, c'est-à-dire un homme à qui son édu= cation avoit refusé les vertus sociales de Trajan et la philosophie de Marc= Àurele, mais à qui la nature avoit prodigué comme à ces deux princes les qualités administratives. Aujourd'hui, que l'on apporte plus de rectitude dans l'esprit d'analyse auquel on soumet l'histoire, il est très douteux que les persécutions tant reprochées à Dioclétien lui appartiennent; et je ne vois pas trop pourquoi l'on a préféré de l'en accuser plutôt que son collègue à l'empire, Maximien Hercule, dont la férocité est généralement avouée. Mais lorsque l'esprit de parti, et sur-tout l'esprit religieux, ont par la suite des temps besoin, pour rendre leurs racines plus vigoureuses encore, de s'autoriser des souffrances que leurs partisans ont éprouvées, il ne leur est peut-être pas indifférent de choisir dans les réputations qu'ils salissent les hommes les plus recoinmandables : il leur semble que leur triomphe en devient plus impo= sant aux yeux de la multitude, en proportion des qualités supérieures des personnages qui, selon eux, prétendirent étouffer les vérités qu'ils disent annoncer. Le catholicisme retire bien plus de gloire d'avoir eu Dioclétien et Julien pour antagonistes qu'il n'en auroit d'avoir été persécuté par un Cara= (alla et un Héliogabale; et peut-être les Trajan et les Antonin eussent-ils eu la préférence de la calomnie, si la masse de leurs vertus n'eut rendu la supposition trop grossière.
Il est singulier qu'au milieu de tant de reproches faits par la passion à la mémoire de Dioclétien, personne ne l'ait blâmé du seul crime qu'il ait vrais ment commis; je veux dire son indifférence pour sa patrie. Que dis -je Indifférence? il la traita presque en ennemie, puisqu'il la classa dans la suite dans le département de Galérius César le plus méchant des hommes. Mal= heureux celui dont les yeux, pendant le cours d'une longue vie, ne se tournent point avec tendresse vers les lieux où il reçut le jour! criminel le prince qui sur le trône ne fait pas pleuvoir les bienfaits sur les citoyens compagnons de son berceau! Dioclétien ne se souvint de la Dalmatie que quand la vieillesse, les infirmités et l'infortune lui rappelèrent qu'il étoit homme avant d'être empereur; et il vint dans sa détresse chercher un asyle aux lieux qui* avoit oubliés pendant sa grandeur. Voilà selon moi le crime de Dioclétien. Il n'est point de vie obscure que l'amour du pays ne rende glorieuse; il n'est point d'honneurs et de qualités éniinentes que l'oubli de la patrie ne flétrisse.
Après un règne de vingt ans, après avoir, par une administration sage et vigoureuse, rendu quelque nerf à cet empire romain dont tous les ressorts commençoient à se détendre, vainqueur de son compétiteur Carin dans Jes campagnes de la Dalmatie illyrienne, vainq jeur des Perses et de l'Egypte en Orient, vainqueur des Germains dans l'Occident, arbitre des destinées de la nation des Carpiens qu'il transplanta en entier en P&nnonie, habile dans le choix de ses lieutenants, écon?me des foads publics, mais ami des arts et
de la pompe du trône, heureux dans toutes ses entreprises, excepte dans le choix des hommes qu'il s'associa à la toute-puissance, une maladie longue et dangereuse vint à cinquante-neuf ans affoiblir ses organes; et l'ambitieux Galérius, abusant de son état, lui persuada d'abdiquer l'empire. Redcs= cendu dans une condition privée, ce fut là que, par sa philosophie, il se montra plus grand encore qu'il n'avoit été sur le trône; et c'est sur-tout à cette époque que l'on s'est plu à recueillir ces mots, ces discours qui peignent le caractère de l'homme que les illusions de la grandeur ne sédui= sent plus. II se retira à Salonnes en Dalmatie. Il y porta ce goût des monu= ments qu'il avoit pendant son règne satisfait avec faste; et la même main qui avoit couvert Nicomédie de tant de cirques, de palais et de temples, qui avoit entouré l'empire de tant de forteresses, qui avoit élevé dans Rome ces thermes fameux dont les immenses ruines forcent encore aujour= d'hui notre admiration, débarrassée des rênes du monde, édifia ce palais de Spalatro, dont les murs, debout après tant de siècles, sont de nos jouis une ceinture trop vaste pour la ville qu'ils renferment: et ce fut (Luis ce palais, le dernier de ses ouvrages, que cet homme vraiment grand, vrais ment héros, se laissa mourir de faim à soixante-huit ans, pour échapper aux poignards de ses successeurs, dont il avoit lui-même élevé la fortune, et laissa un exemple à jamais mémorable de ce que peuvent les talents pour l'élévation d'un homme, et de ce qu'un prince peut éprouver de Fin gratitude des hommes élevés par l'intrigue.
L'Illyrie, et conséquemment l'IsTPtiEet la Dalmatie, qui alors en faisoient partie, comme nous l'avons déjà remarqué, rangées par Dioclétien sous le gouvernement de Galérius, le plus méchant des Césars qu'il eût asso< iés à l'empire , curent cruellement à souffrir des exactions de ce prince. S'il I en croire Lactance, les cruautés qu'il exerçoit dans ces malheureuses contrées passent tout ce que l'imagination peut se figurer de plus atroce. Abandonné au faste des rois de Perse, il exigeoh que Ion se prosternât sur son passage; les fautes les plus légères étoient punies par tes supplices les plus barbares; la croix et le feu étoient les plus communs, et la décollation étoit en pareil cas une grâce qu'il n'accordoit qu'à ceux (pie des services éminents avoient rendus reeoniniandables. Il nourrissoit de: ours dans son propre palais pour se donner le spectacle de les voir étouffer et dévorer ses victimes. II meubloit les tribunaux de juges ignorants et vénaux; l'éloquence étoit un crime; là littérature passoit pour un art magique; la profession d'avocat étoit interdite, et l'exil le partage des jurisconsultes. Epuisé par ses profusions et ses dé= bauches , il inventa le dénombrement des biens et des personnes pour satis= faire à ses prodigalités. On comptait les têtes d'hommes, celles des bestiaux, les ceps de vigne, les pieds d'arbres; chaque objet étoit taxé , et l'on livroit aux tortures ceux dont on suspectoit la fidélité des déclarations. La délation étoit encouragée; on excitoit la foiblesse et l'innocence des enfants à accuser leurs pères ; les années, les maladies et la difformité du corps étoient sujets à des impositions ; on ajoutoit des années à l'enfance pour qu'elle payât davan=
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tage , on en retranchoit à la vieillesse pour lui ravir les exemptions : les percepteurs se multipliôient ; il ne suffisoit pas d'avoir déjà payé pour être dispensé de payer encore : la tombe n'étoit point un rempart contre ces vexations; les morts payoient en marchant au sépulcre, ils payoient encore pour tant de mois de résidence dans le cercueil. Tel fut pendant plusieurs années le sort déplorable de I'Istrie et de la Dalmatie, et de tous les pays soumis à ce monstre, lorsqu'une maladie épouvantable, inévitable fruit de ses dé= hanches , vint le déchirer pendant un an, et terminer ses jours par un supplice trop doux encore, si on le compare à ses crimes.
Après sa mort ces provinces tombèrent au pouvoir de Licinius, et n'en furent pas plus heureuses. Les longs démêlés de celui-ci avec Constantin son rival ne firent que changer les calamités de ces climats , et ils devinrent le théâtre de la guerre après l'avoir été si long-temps du plus exécrable esclavage. Enfin Licinius fut vaincu, et contraint à se donner la mort. Constantin réunit en sa main l'universelle puissance; et la mort de Crispus César son fils, qui vint chercher à Pola l'exil et le supplice, est le dernier événement par lequel nous allons clore l'histoire ancienne des provinces objet de ce voyage.
Ce Crispus étoit fils de Mi nervi ne, première femme de Constantin. Ce jeune homme aimable, nourri dans les lettres, vainqueur des Francs en Occident, et de Licinius dans l'Orient, doué des grâces de la figure, des qualités du cœur et des charmes de l'esprit, comme fils d'un premier lit irrita la jalousie de sa belle-mere Fausta, ou peut-être même excita sa haine en refusant d'écouter la passion criminelle qu'il lui avoit inspirée. Cependant il faut convenir que, mere elle-même de trois fils, l'aînesse de Crispus les éloignoit du trône, et que l'inquiétude de l'ambition maternelle suffisoit pour enhardir au crime une femme telle que Fausta. Quoi qu'il en soit, l'amour fut au moins le prétexte de la haine. Phèdre nouvelle, Fausta courut aux pieds de son époux accuser son beau-fils d'avoir voulu la corrompre, et demander vengeance de l'outrage fait à sa vertu et à la couche paternelle. L'inconséquent empereur, sans exa= miner l'accusation, sans se défier des préventions d'une belle-mere, oubliant tout-à-coup la nature, les services de son fils, et les vertus que tant de fois il avoit admirées en lui, le fit charger de chaînes et conduire à Pola, où peu de temps après il donna ordre à des bourreaux de lui porter le poison. Tout le peuple de Pola, instruit de la barbarie de Constantin, frémit en apprenant le sort de Crispus, que sa jeunesse et sa douceur rendoient cher à l'empire; mais nul ne fut assez courageux pour prendre sa défense, et, en lui sauvant la vie, rendre à son propre pere le plus signalé service; on se contenta de le plaindre et d'admirer sa fermeté. En effet ce jeune homme ne s'exhala ni en reproches contre son pere ni en malédictions contre son ennemie; il obéit sans murmures, avala le poison sans pâlir, et s'endormit dans l'innocence.
Tandis que le peuple de Pola lui faisoit de magnifiques funérailles et ré= pandoit des larmes et des fleurs sur sa cendre, les remords déchiroient le parricide empereur. Hélène sa mere, furieuse de la mort d'un petit-fils qu'elle
avoit toujours chéri, porta des regards plus pénétrants et plus attentifs sur la conduite de Fausta devenue désormais l'objet de son irréconciliable haine. Il ne lui fut pas difficile de découvrir que tandis que cette impératrice affectoit une vertu si rigide contre un inceste prétendu, elle s'abandonnoit à la plus honteuse débauche, et souilloit chaque jour le lit de l'empereur par de nouveaux adultères avec les plus vils esclaves. Fausta se vit donc à son tour accusée par Hélène sa bel le-mere auprès de son époux, qui, cette fois moins imprudent, et plus scrupuleux envers la coupable qu'il ne l'avoit été pour l'innocent, voulut se convaincre avant de condamner. Bientôt assuré de la vérité, et moins furieux encore des affronts qu'il recevoit, qu'épouvanté de l'attentat que lui avoit fait commettre son aveugle confiance en cette épouse perfide, il la fit plonger dans un bain d'eau bouillante, dont la vapeur l'eut en peu de temps étouffée. Ainsi périt la plus criminelle des femmes de son rang, et celle entrautres qui réunit le plus d'empereurs dans sa famille. Elle étoit fille d'empereur, femme d'empereur, sœur d'empereur, et fut mere de trois empereurs. Un cœur honnête eût mieux valu que tant de gloire.
Ici se termine le peu d'événements relatifs à I'Istrie et à la Dalmatie, qui précédèrent la translation de l'empire à Bysance par Constantin, et que nous avons trouvés confusément épars dans les écrits souvent obscurs et tronqués des historiens de l'antiquité. II règne moins d'ordre encore dans ceux qui écrivirent sous le Bas Empire; et il semble que plus les destinées de ces deux provinces se rapprochent de nous, plus la connoissance en devient in= certaine, et que plus on descend les âges, plus se multiplient les difficultés d'éclaicir leur histoire.
En effet, comment discerner d'une manière exacte les événements parti= culiers à deux petites contrées, à deux aussi petits points du globe, au milieu de cette grande confusion, où fimpolitique partage des successeurs de Con= stantin, les fréquents débordements des barbares, les troubles continuels de la cour de Bysance, les prétentions naissantes du catholicisme, les rixes perpé= tuelles des hérésies, le berceau de l'empire d'Occident, les conquêtes des descendants de Mahomet, la longue et sanglante lutte du sacerdoce romain contre l'empire germanique, ont pendant tant de siècles livré l'Europe? A peine même, à travers les préjugés, l'esprit de parti, et souvent l'igno=s rance et la crédulité des historiens, est-il possible de suivre avec quelque exactitude les grands empires dans leur marche politique ; et l'homme qui cherche la vérité, qui veut ne transmettre à ses lecteurs que des faits cer= tains, ne se trouve-t-il pas arrêté à chaque pas? Malgré ces difficultés, nous allons continuer à donner, autant qu'il sera possible, une idée de la part que les grandes puissances, dont ces pays se sont constamment trouvés entourés, les ont forcés de prendre aux événements écoulés depuis Constan= tin jusqu'aux siècles derniers.
La fierté, le courage, l'esprit de liberté, la constance dans les revers, la persévérance dans les résolutions que les Dalmates déployèrent lors de leur fameuse insurrection sous le règne d'Auguste, permettent de s'étonner de
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l'état d'inertie, de paresse, de lâcheté même, dans lequel ceux d'aujourd'hui semblent plongés: on ne reconnoît point en eux les descendants et les héri= tiers de ces Dalmates qui firent trembler ces Romains vainqueurs de Car= thage, des Gaulois, de Mithridate, ctdcsCimbres, c'est-à-dire de ce que la terre avoit jusqu'alors produit de plus belliqueux; et c'est peut-être ici l'instant de dire un mot de l'origine de cette dégrada lion. Je crois la trouver dans le eom= mencement du croisement des races. En abordant les Dalmates au moment où ils sortent de l'obscurité des temps, et les suivant jusqu'aux règnes qui pré= cédèrent celui de Dioclétien, le même caractère national ne se dément pas; la piraterie, les courses maritimes, les troubles intestins, un penchant assez prononcé pour la révolte, et même une sorte d inquiétude de gloire; tout annonce un peuple amoureux de la guerre, capable d'audace, susceptible de générosité si des lois sages eussent dirigé ses mouvements, et si les arts, les connoissances humaines, la sociabilité enfin, eussent tempéré ce que l'esprit sauvage prê= toit d'irrégulier et de féroce à la noblesse des sentiments. Et si les exploits des individus peuvent être considérés comme un symptôme du caractère national, on peut juger de celui des Dalmates, non seulement par l'excellence des soldats dont ils alimentèrent les armées romaines, mais encore par cette foule d'em= pereurs que ces contrées fournirent à la pourpre des Césars, puisque l'illyrie, comme je l'ai déjà remarqué, fut à cet égard d'une fécondité dont n'appro= cherent point les autres provinces de l'empire. Et en disant l'illyrie, c'est dire la Dalmatie, puisque c'étoit le même peuple, les mêmes lois, la même reli= gion, les mêmes opinions, et qu'enfin, pour éviter à cet égard toute espèce de doute et d'obscurité, je répéterai encore que dans l'origine l'illyrie n'étoit elle -même qu'une petite partie de la Dalmatie, et que si elle devint le nom générique de ces contrées, ce fut pareeque les rois particuliers de l'illyrie^ prédécesseurs de Teuta, s'assujettirent la Dalmatie entière et la Liburnie, et transportèrent à toute l'étendue du pays qu'ils avoient conquis le nom de la province qu'ils régissoient avant leur conquête.
Si la monarchie illyrienne , long-temps tributaire de la république romaine, fut détruite enfin par Paul-Emile ou ses lieutenants, et si l'illyrie, devenue province de la république, vit par les alliances le sang romain se mêler au sang de ses habitants; loin que les qualités morales dussent perdre à ce premier croisement, il étoit fait au contraire pour perfectionner celles des IIIy= riens. Les Romains durent leur porter cette grandeur de sentiments, cette élévation de génie, cette magnanimité qui leur étoient naturelles, et, bien plus avancés dans la science sociale, tempérer en entrant dans leurs familles, par une urbanité combinée, par une possession plus étendue des arts et des lumières, ce que les Illyriens retenaient encore de l'âpreté des mœurs sau= vages. Ainsi du mélange des deux sangs il nepouvoit naître à la longue qu'un peuple généreux et meilleur peut-être que ses deux aïeux. Mais lorsque les Goths ou les Scythes, sans autre vertu qu'une témérité insensée, sans lois, sans principes, sans mœurs, sans discipline, y séjournèrent tantôt avec l'arrogance de conquérants, tantôt avec la lâcheté de vaincus qui cherchent dans l'al=
liance des indigènes bien plutôt à se cacher aux vainqueurs qu à se choisir une famille, les résultats ne durent plus être les mêmes, et à coup sûr les enfants d'un Goth et d'une Dalmate ne durent avoir aucune analogie morale avec les enfants d'un Dalmate et d'une Romaine. Ce premier pas fait vers la décadence du caractère national, combien ne dut-elle pas s'accroître, quand d'un côté Dioclétien transporta sur ces terres la nation entière des Carpiens, et que de l'autre, à son exemple, Constantin y transplanta la nation entière des Sar= mates. Voilà donc deux peuples nouveaux qui viennent se fondre dans la nation originaire, et y porter une ame affaissée sous l'humiliation d'une défaite irréparable, courbée sous le découragement, dépouillée de cette énergie que l'homme perd en quittant sa patrie, et n'ayant plus d'autres sen= timents que celui de son esclavage. Ainsi, de cette espèce de fusion de Dal= mates, déjà corrompus peut-être par la fréquentation de Romains dégénérés, avec des Carpiens et des Sarmates dégradés, que pouvoit-il naître autre chose sinon des races héritières des vices de leurs pères, sans les compenser par aucune de leurs vertus, puisqu'elles n'avoient pu survivre aux circonstances? Si l'on ajoute à cette grande attaque livrée au caractère primitif des Dalmates le long séjour que nombre d'empereurs firent en Illyrie, l'exemple corrupteur de cette foule d'étrangers et de salariés qu'ils traîrioient à leur suite, les vices que leur cour étendoit autour d'elle, leur oppression tyrannique, qui, bien plus que les vices encore, étouffe le caractère national des peuples ; si l'on joint à ce second fléau la présence d'Attila et de ses Huns, et les peuplades qui durent sortir de leur amour pour le viol; si l'on considère encore le passage des Sarrasins dans ces contrées, l'usurpation des Croates et des Esclavons, l'amalgame des Grecs du Bosphore , les incursions souvent heureuses des Musulmans, et, pour terme à tant de révolutions morales, l'alliage de la fourbe vénitienne, et l'inoculation, si j'ose parler ainsi, du sang astucieux d'Italie , alors Ion cessera d'être étonné de l'extrême différence que l'on observe entre les Dalmates actuels et ceux de l'antiquité, et l'on se convainc cra sans peine qu'il ne doit plus rester dans leurs veines une seule goutte de ce sang lier et indomté qui résista quatre ans à ces aigles romaines qui naguère avoient triomphé dans les champs de Pharsale et sous les murs d'Actium. Mais revenons.
Nous avons déjà dit que la Dalmatie, sous le règne d'Auguste, tombée d'abord comme province romaine dans le partage du sénat , en avoit été démembrée pour passer sous la main des empereurs, et que quelques troubles qui précédèrent la grande insurrection avoient déterminé Auguste à cette me= sure. On lui avoit joint la Liburnie, et cette étendue de pays ne faisoit qu'une seule province sous le nom de Dalmatie. Trois villes principales avoient été choisies pour la résidence des autorités intermédiaires entre César et le peuple, Scardonne,Salonnes, etNarenta. Là furent établis les tribunaux, les prétoires, les gouverneurs, et le noyau des garnisons destinées à la garde du pays. Les choses restèrent ainsi jusqu'à Dioclétien, qui, divisant l'empire entre quatre empereurs pour ainsi dire, savoir, deux Augustes et deux Césars, changea la
forme du gouvernement, et soumit l'état à une organisation nouvelle. Alors il réunit à l'illyrie ou Dalmatie un certain nombre de provinces qui n'en avoient jamais fait partie ; et l'illyrie ainsi accrue fut rangée au nombre des grands gouvernements qu'il fit régir par des préfets du prétoire. Sous leurs ordres ils avoient des gouverneurs particuliers suivant le nombre des provinces qui composoient ces grands gouvernements. L'illyrie ainsi organisée par Dio= clétien comprit dix-sept provinces ; savoir, les deux Noriques, les deux Pan= nonies, les deux Daces, la Mésie, la Save, la Valérie, les Dalmaties, pour l'illyrie occidentale; ensuite l'Achaïc, la Thessalie, les deux Épires, la Pré= valitane, la Macédoine et l'isle de Crète, pour l'illyrie orientale. Ainsi l'on voit que dans cette organisation la Dalmatie n'éprouva d'autre changement que d'être appelée les Dalmaties au lieu de, la Dalmatie; et telle étoit la situai tion administrative de ces contrées lorsque Constantin mourut.
Il laissa trois fils héritiers de son empire, mais non de ses talents. L'amour de la singularité, bien plus que la politique et la sagesse, bien plus même que cette haine qu'on lui suppose pour Rome , l'avoit déterminé à transporter l'empire à Bysance. Il me semble que Ton n'a pas jusqu'ici porté un jugement solide sur Constantin. Chacun suivant ses opinions a prêté des motifs à sa conduite, sans chercher à étudier son caractère; et cependant c'est son ca= ractere qui seul peut donner la clef de sa conduite. La contradiction en faisoit le fonds; il tenoit à gloire de ne pas penser comme les autres et de ne res= sembler à personne. Il embrassa le christianisme par la seule raison que tous ses prédécesseurs avoient été païens; il détesta la philosophiepareeque Trajan, Marc-Aurcle, Antonin, avoient été philosophes. Fastueux par-tout, il fut avare et mesquin à Rome , parcequ'elle avoit été le théâtre des profusions de vingt empereurs. Il renversa Maxime, Maxiniin, Sévère second, et Licinius, moins pour régner seul que pour contredire l'usage des associations à l'empire in= troduit depuis plusieurs règnes. Il transféra le siège à Bysance, moins par ressentiment contre Rome, que parcequ'elle jouissoit d'une gloire de mille ans. Constantin ne fut ni politique par caractère, ni conquérant par goût, ni chrétien par conviction ; il voulut faire ce que les autres n'avoient pas fait; il voulut être extraordinaire , voilà tout.
Ses enfants enchérirent sur sa faute en se partageant un empire qu'il avoit déjà fortement ébranlé en le déplaçant. Constantin le jeune eut les Gaules et tout ce qui étoit au-delà des Alpes relativement à Rome; Constance eut l'Orient, l'Egypte, l'Asie et la Thracc ; et Constant eut l'Italie, l'Afrique, la Grèce, la Sicile, la Macédoine, et l'illyrie qui comprenoit notre Dalmatie. Ces deux derniers moururent : leurs portions retournèrent à Constance, et la Dalmatie fut rattachée au troue d'Orient. Ainsi, depuis Constance jusqu'à la mort de Théodose , l'empire ayant eu tour-à-tour un seul ou plusieurs maîtres, elle suivit le sort de ceux qui le gouvernoient, et fit tantôt partie de l'empire d'Orient, tantôt partie de celui d'Occident, selon les divisions de territoire que prescrivoient des intérêts nouveaux.
Enfin ce fut sous les fils de Théodose que le partage fut définitivement
arrêté. Arcadius eut l'Orient, etHonorius l'Occident et avec lui la Dalmatie. Depuis Honori us jusqu'à Augustule, c'est-à-dire dans une période de quatre* vingts ans, cet empire croula entièrement. Les Goths en Italie, les Suevcs, les Alains et les Vandales en Espagne, les Francs dans les Gaules, les Saxons dans la Grande-Bretagne, se partagèrent les débris de cette grandeur romaine en Europe, que chaque jour arrachoit à de foibles et voluptueux empereurs, qui, fuyant loin de Rome le fardeau des souvenirs, languissoient à Ravennc sous des ministres insolents, ou tomboient sous le poignard des assassins. Enfin les Hérules accourent du Pont-Euxin. Guidés par Odoacre, ils s'em= parent de l'Italie. Augustule tombe; le royaume d'Italie commence, et cet Odoacre en est le premier monarque.
Les empereurs d'Orient lui envièrent alors la Dalmatie. A cette époque toutes les horreurs delà guerre civile désoloient cette malheureuse contrée. Aétius, l'un des plus grands généraux de ce siècle et le seul qui eût présenté Un front invincible au débordement des barbares, avoit été indignement as= sassiné de la main même de! empereur Valentinien III. Un des amis çTAétius, nommé Marcellianus, pour venger sa mort et punir Valentinien, avoit essayé de lui arracher la Dalmatie et de s'y faire reconnoître souverain : mais, pour y réussir, il falloit en chasser les Goths qui y doininoient; et le seul expédient qu'il eût trouvé avoit été d'armer les Dalmates centre les Goths. Cette guerre étoit devenue terrible. Enfin les Goths lavoient emporté; et après avoir ruiné toutes les campagnes, incendié les villes, massacré la majeure partie des habitants, ils s'étoient emparés de Salonnes, après avoir eux-mêmes souffert une perte considérable.
Ce fut à cette époque de l'affoiblissement des deux partis que les empereurs d'Orient crurent trouver l'instant propice de s'emparer de la Dalmatie et de la soustraire à l'empire d'Occident. Justinien, qui régnoit alors à Bysance, chargea le général Mundus de cette conquête. Il y conduisit une armée : les Goths lui opposèrent une opiniâtre résistance; et la Dalmatie, plus infor= tunée que jamais, se vit inondée du sang des étrangers qui vouloient la con= server, et du sang de ses prétendus protecteurs qui vouloient la conquérir. Après une guerre aussi longue que cruelle où la fortune changea dix fois de drapeaux, les Grecs l'emportèrent, les Goths furent chassés, et la Dalmatie fut réunie au trône d'Orient.
Cet état de paix ne dura pas long-temps. II semble que plus les grands hommes deviennent rares , plus la fureur de la domination s'empare des hommes médiocres; et, dans ces siècles de confusion, tel étoit l'excès du vei-tige général, que l'ambition des moindres officiers ne pouvoit s'arrêter qu'à la pourpre impériale ; et tandis que vingt nations barbares multiplioient les monarchies dans cent climats, le moindre centurion croyoit trouver l'empire du monde dans une bourgade qu'il s'étoit soumise. De là tous les gouverneurs envoyés en Dalmatie après sa conquête affectèrent la souveraineté. Il falloit des armées pour les réduire, et chaque promotion étoit le signal d'une guerre nouvelle. Un certain Acume , Hun de nation , fut sur-tout l'un de ceux
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qui se distinguèrent le plus dans cet esprit d'usurpation; et peut-être1 eût-il réussi complètement à se rendre indépendant en Dalmatie, s'il n'eût péri dans un combat contre les Bulgares qui cherchoient à inquiéter sa puissance nouvelle.
Après sa mort, la Dalmatie ouverte de toutes parts, la Dalmatie où les empereurs d'Orient, aussi timides que jaloux, n'osoient plus envoyer de gou= verneurs, qui n'usoient des armées qu'ils leur confioient que pour rivaliser leur puissance, la Dalmatie devint la proie des Avares et des Huns, qui s'y signalèrent par des désordres et des excès inconnus même jusqu'alors sous les Goths et les gouverneurs ambitieux. Ils portèrent le dernier coup auxrnalheu= reux Dalmates, dont les races disparurent presque en entier; et c'étoit ainsi que chaque horde de barbares, en se renversant les unes sur les autres, coin-mençoient toujours par faire un désert des contrées dont elles s'emparoient, afin de s'en assurer la possession.
Tel fut l'état des choses jusqu'au règne d'Héraclius. Mais, trop foible lui=: même pour délivrer la Dalmatie au profit de son trône, il aima mieux l'abandonnerpartie aux Croates, partie aux Serviens, à condition qu'ils expub seroient les Huns. Ainsi les Croates curent la Liburnie et cette partie de la Dalmatie qui s étend jusqu'à la Cettina, et les Serviens furent mis en possession du reste. Héraclius ne se réserva que quelques places qui formèrent ce que l'on appela le Thème de la Dalmatie.
Ces Croates habitoient les monts Crapack, qui séparent la Hongrie de la Pologne. Dans le commencement du septième siècle, une partie de ce peuple qui se trouvoit trop resserré dans ses limites émigra, et ne s'arrêta que sur les bords du golfe Adriatique. Ce fut à ces hommes jusqu'alors inconnus à ces climats qu'Héraclius céda la Liburnie et une partie de la Dalmatie. La partie qu'ils occupèrent, et dont ils chassèrent les Avares ou Huns, s'étendit lelôngdes cotes de I'Istrie, de la Liburnie et de laDALMATiE, jusqu'à lariviere Cettina, comme nous le disions tout-à-l'heure, et eut en profondeur jusqu'à la Save et l'Unn. Ils laissèrent aux empereurs grecs Trau, Spalatro, et quelques isles. Conduits et gouvernés d'abord par cinq frères, le fils de l'un d'eux , nommé Porga, succéda à leur puissance sous la qualification de ban , et commença cette dynastie assez longue de bans de Croatie et de Dalmatie dont le règne obscur et en butte aux contradictions d'écrivains ignorants n'offre qu'un labyrinthe inextricable où la vérité échappe à l'oeil le plus exercé. Le seul événement de marque que l'on puisse saisir dans cette confusion est leur guerre de sept ans contre les Français qui s'étoient emparés de la Macédoine, et qu'ils parvinrent enfin à en expulser sous le règne du ban Crescimir.
Quant aux Serviens ou Esclavons, ils tiroient également leur origine des monts Crapack; et, par la concession que leur fit Héraclius, ils fondèrent une monarchie qui s'étendit depuis les côtes de la Dalmatie jusqu'à la Save et au Danube. Leurs premiers rois sont inconnus, et portent, selon le caprice des écrivains, tantôt le titre de rois de Servie, tantôt celui de rois de Dalmatie. L'histoire de ces rois, aussi obscure que celle des bans des Croates, ne permet
pas d'asseoir le moindre jugement sur la vérité ou la fausseté des événements qu'on leur attribue, puisque, d'un coté, on trouve les rois de Servie et de Dalmatie considérés comme la même chose, et que, de l'autre, on trouve une suite de rois de Servie qui ne possèdent rien en D almatie.
Cette obscurité dura jusqu'au règne de l'empereur Basile; II , tyran féroce et conquérant barbare, qui rendit quelque lustre aux armes de l'Orient par la conquête de la Bulgarie, de la Bosnie, de laRascie, et de toute la Dalmatie. Mais comment triompha-t-il? l'histoire n'offre point deux exemples d'une atrocité semblable. Après avoir défait ces peuples dans une bataille rangée, en 1014, leur avoir tué cinq mille hommes, et leur avoir fait quinze mi lie prisonniers, il lit diviser ces quinze mille prisonniers en compagnies de cent hommes chaque. Quand cette opération préliminaire fut faite, ce monstre fit crever les yeux dans chaque compagnie à quatre-vingt-dix-neuf hommes ; et quant au centième de chaque troupe, il ne lui fit crever qu'un œil, afin qu'il put voir clair, disortie barbare empereur, pour reconduire ses compagnons à leur roi. Après cette exécrable exécution il congédia ces malheureux, qui vinrent en effet étaler leur infortune aux regards de leur roi, qui, plus digne du trône que le détestable Basile, mourut subitement de douleur à l'aspect de cet horrible spectacle.
Cependant bien antérieurement aux temps que nous ne faisons que parcourir Venise s'étoit fondée. Soixante et douze isles enfermées dans des lagunes dé-pendantes des Padouans avoient offert une retraite à quelques malheureuxhabi* tants des contrées du continent échappés aux fureurs d'Attila. D'abord chaque islc forma une petite tribuparticulicre gouvernée par un tribunsous la protection des Padouans; et cet état de choses dura depuis le sixième jusqu'au huitième siècle. En 709, les tribuns des douze isles principales s'assemblèrent, et réso=s lurent de former un tout des soixante et douze parties, et de s'ériger en ré= publique sous le gouvernement d'un doge. Ici finit la démocratie pour céder à l'autorité du doge, qui gouverna souverainement jusqu'en 1177, que le gouvernement démocratique reprit l'empire, qu'il garda jusqu'en 1289. Alors le doge, Pierre Gradenigo , fonda le gouvernement aristocratique qui a duré jusqu'en 1797. Cette puissance, sortie pour ainsi dire du sein des mers , long-temps obscure, accrue lentement, mais le fruit de la patience, du courage, de l'industrie et de la politique, étoit trop voisine de la Dalmatie et de I'Istrie pour ne pas se préparer une place dans leur histoire.
La première fois que les Vénitiens figurent dans les annales de la Dalmatie se rapporte au temps où régnoit Crescimir II surnommé le Grand; on ignore pour quels exploits. L'empereur Basile, dont nous rappelions tout-à-l'heure la barbarie, étoit alors sur le trône d'Orient. Il paroît qu'avant sa cruelle victoire, se croyant trop foible pour conserver les places qui, d'après le traité d'Héraclius, étoient restées sous la domination des empereurs, il appela à son secours les Vénitiens, et que ceux-ci, dont la politique commençoit à se former, mirent à prix le service qu'on réclamoit d'eux, en exigeant qu'on leur livrât en otage les places mêmes qu'ils se chargeoient de défendre. La monai-
chic dalmalienne ayant été ruinée par la victoire de Basile, les places occu^ pées par les Vénitiens jouirent pendant un certain nombre d'années de la paix et de la liberté : mais, en 1102, Caloman , neveu de Ladislas roi de Hongrie , auquel il succéda par la suite, ayant fait valoir des droits qu'il pré= tendoit avoir par sa mere sur la Croatie et la Dalmatie, y entra à main armée, chassa les Grecs de toutes les garnisons, s'empara de toutes les places fortes, et enfin se fit couronner solemnellement roi de ces deux royaumes à Belgrade, ville épiscopale, aujourd'hui détruite, dont le siège fut depuis transféré à Scar-done. A cette époque les Normands par leurs courses fréquentes désoloient les côtes. Caloman n'avoit point de marine à leur opposer : il se trouva heureux de pouvoir s'allier avec les Vénitiens, qui, déjà consommés dans la science maritime, pouvoient éloigner les Normands de ces bords ; et loin de leur retirer les places qu'ils tenoient déjà en otage des empereurs grecs, il les confirma au contraire dans cette jouissance précaire, et leur ouvrit de plus les portes de toutes les places maritimes où ils n'avoient point encore pénétré.
Cette facilité agrandit l'ambition des Vénitiens , et ils préméditèrent de s'approprier un bien qu'ils n'avoient qu'en dépôt. Ils préférèrent toutefois la ruse à la force ouverte; et l'on reconnoit déjà à cette conduite cette politique souple et pour ainsi dire souterraine qui devoit dans la suite , bien plus encore que le sort des batailles, élever à un si haut degré de puissance cette république qui, àcette époque, pourroit-on dire, n'étoit encore que naissante, puisque ce fut un des états de l'Europe dont l'enfance fut la plus longue. Fidèlement servie par ses agents secrets , l'esprit de révolte fermenta dans toutes les villes où les Vénitiens purent avoir accès. Spalatro et Zara don* nerent l'exemple; elles secouèrent le joug de Caloman , et se jetèrent dans les bras des Vénitiens. Mais si ceux-ci connoissoient déjà l'art de corrompre et d'usurper, ils n'avoient point encore la puissance de conserver. Caloman accourut avec des forces nombreuses ; il tira une vengeance éclatante des révoltés , recouvra Zara et Spalatro, et les autres villes qui s'étoient données aux Vénitiens, et expulsa de perfides alliés qui avoient si indignement abusé de sa confiance.
Le mauvais succès de cette première tentative ne rebuta point les Vénitiens. Ils commençoient à sentir vivement de quelle importance étoit à leur eom= merce la souveraineté du golfe Adriatique; et le moyen le plus sûr de consolider cette souveraineté étoit de posséder, au moins en grande partie, les deux côtes qui le forment. N'ayant plus rien à espérer du côté de Caloman, ce fut à Alexis Comnenc , empereur d'Orient, qu'ils s'adressèrent. Ils firent revivre auprès de lui les droits que ses prédécesseurs avoient eus sur la Croatie et la Dalmatie ; ils réveillèrent ses prétentions en lui faisant pressentir qu'il en pourroit tirer un parti avantageux s'il consentoit à les leur transmettre; enfin ils firent briller l'or à ses yeux, l'or, toujours si éloquent quand il s'agit de traiter avec des puissances foibles. Alexis trouva, sinon très juste, au moins très commode de vendre cher des possessions qui n étoient plus en son pouvoir, et qu'il n'avoit ni les moyens ni la volonté peut-être de revendiquer. L'accord
se fit en conséquence et le plus secrètement possible. Le doge Vital Falieri, qui gouvernoit alors la république, reçut donc l'investiture des provinces de Croatie et de Dalmatie des mains d'Alexis Comnene. Il joignit à ses titres celui de duc de ces deux provinces, et reçut de l'empereur l'autorisation né= cessaire pour se mettre en possession de cette acquisition. Cela ne pouvoit se faire cependant sans coup férir; et ce n'étoit pas à lui qu'il étoit réservé de consommer cette grande affaire. Ce fut un doge de la même famille, nommé Ordelafe Falieri, qui entamma cette guerre, l'une des plus longues que les Vénitiens aient eues à soutenir, et celle qui leur coûta le plus de sang et d'argent. Les premiers exploits d'Ordelafe furent brillants ; il s'empara d'abord deZara,de Belgrade, de Trau, et de Spalatro: et peut-être, s'il eût vécu , la conquête entière étoit-elle achevée; mais, dans un combat qu'il livra près de Zara aux troupes hongroises , il fut atteint d'un coup de lance, et mourut de sa blessure en peu de temps. Après sa mort, la guerre devint plus opiniâtre et conséquent ment plus inconstante dans les succès. Les Vénitiens se virent tantôt chassés, tantôt vainqueurs; et ce malheureux pays se trouva encore une fois en proie à tous les fléaux qu'amènent les combats. Pour comble de malheur, mais ce* pendant suivant la marche ordinaire des choses, à mesure que la guerre se perpétuoit, les prétentions premières s'oublioient, des prétentions nouvelles s'établissoient ; et, au lieu de voir les droits respectifs s'éclaircir, la confusion croissoit à mesure que le nombre des contendants se rnultiplioit.
Ainsi, par exemple, un certain Néeman, roi d'une autre partie de la Dalmatie, prétendit que ni les Vénitiens ni les Hongrois n'avoient aucun droit sur les contrées qu'ils se disputaient; que c'étoit à lui seul qu'elles appartenoient, et à lui seul de régner sur elles; et, pour appuyer son assertion , vint avec une armée combattre également et l'une et l'autre puissance. Dans cet intervalle, la politique de la cour de Bysance avoit changé d'objet, et les concessions d'Alexis Comnene avoient perdu leur vigueur devant des intérêts nouveaux. Béla, frère d'Etienne roi de Hongrie , avoit épousé la fille de l'empereur Manuel, et s'étoit mis en tête d'obtenir la Dalmatie pour apanage. Manuel se résolut à soutenir les prétentions de son gendre, et entra lui-même en Dalmatie à la tête d'une armée qui attaqua indifféremment et les Vénitiens, et les Hongrois , et les troupes de Néeman ou de ses successeurs. Bientôt il ravit aux uns comme aux autres Scardone, Sebenico, Salonnes, Spalatro, Trau, et cinquante autres places. La guerre alors se poursuivit avec une incoiïee* vable fureur; et, chaque parti comptant trois ennemis à combattre, le désordre devint extrême. La même ville se voyoit prise et reprise tour-à-tour par dif= férentsvainqueurs, et, dans quelques mois, changeoit de maîtres et de régime cinq ou six fois. Les choses durèrent ainsi jusqu'à la mort de l'empereur Manuel. Béla son gendre étant monté peu de temps après sur le trône de Hongrie, la guerre se ralentit un peu. Les Grecs retournèrent à Constantinople. Le roi de Dalmatie, que cette lutte inégale épuisoit, retira ses troupes; et les Vénitiens n'eurent pi us affaire qu'aux Hongrois. Les papes s'entremêlèrent pour accommoder la république avec Béla ; mais la fatigue fit plus que les négocia^
lions : chacun de son côté conserva ce qu'il avoit usurpé, sans qu'ilyeût depaix définitive. Les doges de Venise continuèrent à s'arroger le titre de ducs de la Dalmatie: et les enfants de Béla joignirent à ce même titre celui de ducs d'EscIavonie ; titre qu'ils empiétoient sur les successeurs de ce Néeman roi de la Dalmatie, et qu'ils n étoient pas dans la puissance de leur disputer.
Telle fut la situation politique de cette province depuis i i3i où Béla devint roi de Hongrie, jusqu'en m5i ; et il est aisé de sentir qu'au milieu de tant d'intérêts non fixés, mais que la lassitude avoit réduits au silence, une fer= mentation sourde devoit constamment régner, et qu'une étincelle suffisoit pour ranimer l'incendie. L'ambition d'un particulier, que les uns nomment Radie, et les autres Stepcon, livra de nouveau ces malheureuses contrées aux fléaux dont elles respiroient depuis quelques années. Ladislas et Etienne, tous deux neveux de Béla, et envoyés successivement delà cour de Hongrie en Dalmatie avec le titre de bans dEselavonie, traitèrent les peuples avec tant d'insolence et de dureté, que le mécontentement fut général. Stepcon, qui, tourmenté depuis long-temps par une sourde ambition, épioit une circonstance favorable d'élever sa fortune, profita de la situation des esprits. Par son apparente sensibilité aux maux qui désoloient sa patrie; par la peinture mille fois répétée qu'il faisoit à ses concitoyens de l'oppression sous laquelle ils gémissoient; par son adresse, tantôt à leur reprocher la lâcheté avec laquelle ils croupissoient dans leurs fers , tantôt à leur présenter tout possible à leur courage s'ils vouloient s'y livrer , tantôt à les enivrer d'espoir et à leur dissimuler les dangers qu'ils pourroient courir dans une entreprise généreuse ; il réussit si bien à les enflammer, que tous les germes de l'insurrection se développèrent à-Ia-fois , et que le peuple , toujours prompt à regarder celui qui le porte à la révolte comme le plus digne de le commander, s'empressa à lui déférer les rênes de l'état. Stepcon, au comble de ses vœux, ne balança point à les ac* cepter. Comme il avoit médité son projet de longue main, il avoit employé ses richesses à se procurer secrètement des armes , à former des magasins , à rassembler des munitions, et à s'attacher des créatures capables de commander en sous-ordre. En peu de jours tout le peuple fut armé. Les bataillons furent formés, les postes distribués à chacun , les plans d'attaque assignés aux différents corps ; et au moment où ils s'y attendoient le moins les Hongrois se virent pressés, enveloppés et frappés de toutes parts , et obligés de céder le terrain au nouveau conquérant. Stepcon s'empara d'abord de tout ce qu'ils possédoient au midi de la Save, et bientôt après leur enleva la Croatie , la Dalmatie jusqu'à la rivière de Narenta, le pays de Chclcn , et la Bosnie. Ainsi cet usurpateur, sans oser cependant se décorer du titre de roi, fonda une puissance qu'il déclara héréditaire dans sa famille , mais que dans ces siècles de révolutions et d'anarchie elle ne pouvoit pas se flatter de conserver long^ temps. Ses deux fils , Paul et Grégoire, en jouirent sans obstacle; mais après eux il n'en fut pas de même de Mladin, fils de Paul, qui réunit sur sa tête leur puissance.
En effet les Vénitiens, qui ne renonçoient pas à l'espoir de s'approprier
une partie de la Dalmatie, le harcelèrent et l'inquiétèrent par des expédi* lions multipliées; et Mladin trouvoit d'autant moins de forces à leur opposer, que sa fierté déplacée avoit révolté contre lui la plupart des grands, et que, loin de l'aider contre ses ennemis, ils songeoient plutôt à le renverser lui-même et à se détacher de son obéissance. Dans cette extrémité il eut recours à Charles ou Cliarobert, roi de Hongrie, et fut en personne lui demander assi= stance. La cour de Hongrie conservoit encore un ressentiment profond de la révolte de Stepcon. Elle saisit avidement l'instant de s'en venger sur son petits (ils, et, violant sans pudeur le droit des gens et l'hospitalité, fit charger de chaînes Mladin, et lit marcher des troupes pour s'emparer de ses états que personne ne songeoit à défendre. Ainsi la Dalmatie retourna de la sorte encore une fois sous la puissance des rois de Hongrie.
Louis, qui succéda à Charles, poussa bien plus loin que son pere la volonté de ne souffrir aucun partage dans ces possessions nouvelles ; et ce fut sur-tout à en bannir pour jamais les Vénitiens qu'il s'attacha vivement: il leur fit en conséquence une si vigoureuse guerre, qu'en 1581 il força les doges à signer un traité par lequel ils s'obligeoient, non seulement à évacuer le peu de places qu'ils possédoient encore sur la côte, mais aussi à renoncer pour jamais aux titres de ducs de la Dalmatie et de la Croatie.
Un semblable événement devoit renverser, au moins pour long-temps, les espérances des Vénitiens; et tout sembloit leur prédire que le destin ne les avoit point appelés à régner dans ces contrées. Mais qui peut raisonnable^ ment calculer les événements, quand on oublie de mettre en ligne de compte les besoins que pourront inspirer dans la suite à certains souverains des pré= tentions bien ou mal fondées? Deux hommes parurent: Sigismond, empe= reur, et roi de Hongrie, qui, par son fanatisme religieux, conduisant sur l'échafaud Jean Hus et Jérôme de Prague, ensanglanta l'Allemagne au nom d'un Dieu de paix ; et Ladislas ou Lancelot, roi de Naples, qui se disoit comte de Provence et roi de Hongrie, et couvrit de sang l'Italie par ses funestes dé= mêlés avec le pape Jean XXIII. Voilà donc, comme on le voit, deux rois de Hongrie; Sigismond; et ce Ladislas, paré du titre de roi d'un état dans lequel il ne possédoit pas un pouce de terrain, toujours aux expédients pour se sou= tenir contre le duc d'Anjou, son compétiteur au trône de Naples, et contre un pape qui, la croix en main, lui suscitoit par-tout des ennemis, et conju= roit au nom de Dieu les peuples d'égorger tous ceux qui tenoient pour Ladislas. Cet ambitieux intrigant, en sa qualité prétendue de roi de Hon= grie, vendit aux Vénitiens, pour la somme de cent mille ducats, la ville de Zara et son territoire. En vertu d'un marché qui violait toutes les lois divines et humaines, ces Vénitiens rentrèrent ainsi en Dalmatie, et de proche en proche s'emparèrent de toutes les places maritimes, dont les rois de Hon= grie ne purent les déposséder depuis. Ainsi ce que les Vénitiens n'avoient pu devoir aux concessions plus équitables de l'empereur Alexis Comnene, ce qu'ils n'avoient pu conserver par des exploits et un courage long-temps sou= tenus, ils le durent au peu de délicatesse, ou, pour parler plus vrai, au peu"
de probité qui leur fit acheter un bien qu'ils savoient sciemment ne pas appar* tenir au prince sans foi qui le leur vendoit. Cependant, quoiqu'assurément il dût être de la justice éternelle de rendre peu profitables les acquisitions fondées sur l'injustice, il n'en est pas moins vrai que c'est à cette seule époque que les Vénitiens peuvent rapporter cette domination qu'ils ont exercée en Dalmatie, et dont ils n'ont pu depuis être dépossédés.
Après avoir , autant que je l'ai pu, saisi dans la confusion et l'obscurité des histoires du temps la marche des événements principaux qui pendant une longue suite de siècles influèrent sur les destins de ces contrées, et mis dans un certain ordre , toutefois bien loin encore de la perfection , la chaîne de ces événements dont les anneaux se trouvent épars dans tant de livres dont l'objet principal ne leur a permis que de traiter partiellement de la Dalmatie, je ne m'étendrai point sur cette longue suite de rois, pour la plupart obscurs, appelés, comme je l'ai déjà remarqué, tantôt rois de Servie, tantôt rois de Dalmatie, tantôt réunissant à-la-fois les deux titres. Je n'en dirai donc qu'un seul mot pour présenter avec plus de clarté les motifs qui attirèrent les Turcs dans ces climats, et firent tomber entre leurs mains cette partie de la Dalma= tie qu'ils possèdent encore aujourd'hui.
Nous avons vu les concessions faites par l'empereur Héraclius à deux peuples sortis des monts Crapack, les Croates d'une part, les Esclavons de l'autre. Ces derniers occupèrent le pays situé entre la Morava, le Drim et le Lim, et s'étendirent du nord au midi depuis le Danube et la Save jusqu'à la plaine de Ccrnizza ; et ce fut là la Servie , ou, pour mieux me faire entendre, le pays occupé par les Esclavons émigrés des Crapack. Leurs rois , pour la plupart inconnus, portèrent le nom de rois de Servie. L'un d'eux, nommé Blastemir, et qui régnoit à la date de l'empereur Basile le Macédonien, qu'il ne faut pas confondre avec le cruel Basile, successeur de Zimmiscès, dont nous avons parlé , profita de quelques troubles survenus en Dalmatie , y entra à main armée, et en fit la conquête. De là le titre de rois de la Dalmatie que portèrent ses successeurs, confondu si souvent avec celui de rois de Servie, qu'ils portoient en môme temps , puisqu'il étoit antérieur à la conquête. Blastemir', en transportant ce nouveau titre à ses successeurs, avoit donc par sa conquête renversé les anciens rois de Dalmatie. Cependant par la suite quelques uns de leurs descendants enlevèrent à leur tour la Dalmatie aux Serviens , et recommencèrent la véritable dynastie des rois de Dalmatie, sans que pour cela les rois de Servie quittassent le titre qu'ils en avoient pris. Et voilà ce qui a jeté tant de confusion et d'obscurité dans l'histoire par la négligence des écrivains, qui, en relatant les faits, n'ont jamais su indiquer clairement s'ils appartenaient ou aux véritables rois de Dalmatie ou aux rois de Servie qui s'en arrogeoient le titre.
Quoi qu'il en soit, il est certain qu'à l'époque de l'insurrection de Stepcon, dont j'ai parlé plus haut, et qui fut principalement dirigée contre les Hongrois , la Dalmatie, qui passa tout entière sous les lois de cet usurpateur nappartenoit plus depuis long-temps aux rois de Servie, mais bien aux
descendants de Béla, roi de Hongrie, à qui Stepcon l'arracha. Elle étoit tellement indépendante des rois de Servie, que nous voyons Mladin, petit-fils de Stepcon , qui, comme je l'ai remarqué, perdit la Dalmatie par son arro= gancc, ne relever des rois de Servie que pour la Bosnie dont ils lui avoient donné l'investiture , et ne leur rendre aucun hommage pour la Dalmatie. Louis , roi de Hongrie, qui chassa les Vénitiens de la Dalmatie, et qui, ne s'écartant pas de la politique de Charobert son pere, en retenant Mladin dans la prison où celui-ci l'avoit confiné , dépouilla de même les rois de Servie de la Bosnie dont ils avoient investi ce Mladin.
Cependant le royaume de Servie fut renversé par les Bulgares. Mais, sans m'arrêter à des événements étrangers à mon sujet, je ne m'attacherai qu'à la Bosnie , cette partie du royaume de Servie qui en fut démembrée par les rois de Hongrie. Je n'en parlerai que parcequ'elle fut la porte par laquelle dans la suite les Turcs s'introduisirent dans la Dalmatie, et seulement pourarriver sans fatiguer le lecteur à lui donner quelque idée des Uscoques , ce peuple de brigands qui, se formant tout-à-coup , ne descendant d'aucune nation, n'étant autre chose qu'un rassemblement de pirates et de malfaiteurs, fut néanmoins pendant seize lustres le plus redoutable et le plus implacable ennemi des musulmans et des Vénitiens; réunit sur sa tête tous les genres d'oppression, d'infortunes, de calamités et de supplices que la vindicte vénitienne.et. la barbarie mahométane purent inventer ; et, plutôt détruit (pie vaincu, plutôt massacré que soumis , disparut de la terre aussi rapidement, aussi silentieu* sèment, pour ainsi dire, qu'il s'y étoit montré.
Mladin dépouillé et prisonnier; Charles de Hongrie, maître de la Bosnie et de la Dalmatie, donna la première de ces deux provinces avec le titre de ban à un certain Etienne, l'un des seigneurs conjurés contre Mladin, et clont la révolte avoit préparé la conquête de Charles. Les descendants de cet Etienne usurpèrent dans la suite la souveraine puissance; et enfin Twartk, l'un d'eux , prit en i366 le titre de roi de Bosnie, toutefois avec l'agrément des rois de Hongrie , et sans autre condition que de reconnoitre tenir d'eux sa souveraineté. Il changea son nom en celui d'Etienne Mirées* Un de ses bâtards, nommé Etienne Tuerthon , fut le troisième roi de Bosnie; et sous lui les troubles recommencèrent. Un seigneur, nommé Ostoia Christich, pré= tendit que Tuerthon n'étoit point fils de Mirées, et se fit proclamer roi. Un autre seigneur, nommé Ostoich, tenta la même chose et prit également la couronne; et la Bosnie cul trois rois. Dans cette crise Tuerthon appela les Turcs à son secours; et ce fut là l'époque de leur première entrée dans ces climats. Pour s'assurer de leur protection, il s'engagea à leur payer un tribut annuel de vingt mille ducats. Un semblable appât les rendit avides de conquêtes dans des contrées où ils n'avoient pas encore pénétré. On ménagea un accord entre les trois prétendants ; on fit à chacun une part qui devoit revenir à celui des trois qui survivroit aux deux autres : ce fut Tuerthon; et de la sorte il se trouva au bout de vingt ans en possession de toute la Bosnie.
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Etienne Thomase lui succéda; et ce furent alors les opinions religieuses qui entraînèrent la ruine de la Bosnie. Thomase étoit de la secte des manichéens. Cette seule raison lui attira la haine du roi de Hongrie, Matthias Corvin, second fils de Huniade Corvin, ce héros dont l'histoire a tant célé= hré les exploits contre ce fameux empereur des Turcs Mahomet II, magnat niine ennemi, qui donna des larmes à sa mort. Matthias Corvin est lui-même dépeint comme un grand homme. Cependant il ne rougit pas de descendre à la ressource du crime pour se défaire de Thomase; et n'ayant pas alors les moyens de le combattre, il résolut de le faire assassiner. On frémit quand on voit quels hommes il s'associa pour commettre un tel attentat; ce furent le frère et le (ils même de Thomase, nommés Radiroi et Etienne, qui lui pré* terent leurs bras. Maîtres du palais , ils répandirent d'abord et firent croire aisément que Thomase étoit mort de maladie; et le parricide Etienne monta sur le trône.
Le crime, qui reste rarement impuni, fut découvert par un page qui en avoit été témoin. La veuve de Thomase, pour venger la mort de son époux, appela Mahomet II, qui parut en effet avec une armée considérable, s'em= para de toute la Bosnie et d'une partie de la Dalmatie. Le parricide Etienne, abandonné de tous, crut trouver quelque clémence dans Mahomet et lui demanda quartier. Le fier empereur le fit saisir; et sa vertu, indignée du forfait que ce monstre avoit commis, mais se ravalant à un emportement qui la déshonorait,le porta à lui faire sauter lui-même la tête d'un coup de sabre: action indigne d'un grand homme, niais dont le généreux principe étoit puisé cependant dans une juste horreur pour le crime. Tels furent donc les premiers motifs qui attirèrent les mahométans sur les bords du golfe Adriatique , et donnèrent aux Vénitiens des voisins incommodes et jaloux-et ce fut à cette époque qu'ayant, après un siège de quelques années, détruit Jaicza, capitale de la Bosnie, ils se transportèrent à Bagnaluch, sur la Cettina, et firent de cette ville le siège de leur domination sur la Dalmatie.
Il suffit d'avoir jeté les yeux sur l'analyse des événements dont cette province fut le théâtre depuis Constantin jusqu'à l'arrivée des Turcs pour s'être pénétré de la déplorable condition des peuples pendant une anarchie qui se perpétua durant tant de siècles. Ravagée par les Huns, les Goths, les Sarrasins et les Normands; toujours pressurée et jamais défendue par les empereurs d'Orient, qui ne s'en disoient les souverains que pour la dépouiller, ou pour l'engager, ou pour la vendre; tour-à-tour la proie des Croates et des Esclavons ; constant objet des vœux ambitieux de quelques intrigants que la révolte conduisoit à la puissance, et que la puissance livroit à la guerre, aux poignards ou à lechafaud; irrésistible appât pour les Vénitiens, toujours prêts à y porterie fer et la flamme afin de parvenir à y fonder leur industrie; motif éternel d'inquiétude et de jalousie pour les rois de Hongrie, constamment enclins à y fomenter des troubles capables de fatiguer et d'éloigner les Vénitiens, et à favoriser le premier ambitieux dont la puissance fut assez subordonnée à la leur pour n'en rien redouter, mais assez importante pour harceler et tourmenter
le gouvernement de S.-Marc; ainsi la Dalmatie, victime de la politique de ses voisins, de l'ambition des rois, des empereurs, des doges, et souvent de ses propres citoyens, sans aucunes lois nationales , sans nulle constitution directe, sans autre gouvernement que celui des circonstances que la victoire faisoit naître, et qui secrouloit avec la défaite, n'avoit plus besoin, pour accroître le mécontentement devenu de race en race une portion de l'héritage de chaque famille, que de la présence des Turcs, c'est-à-dire d'une nation objet de terreur alors par sa réputation dans les armes, par ses exploits guerriers, par les talents et le génie des héros féroces qui la gouvernoient, et qui, par des mœurs totalement étrangères, des préjugés absolument inconnus, une religion naturellement ennemie, et des lois qui n'avoient d'autre appareil que la violence, venoit ajouter la calamité des contrastes, toujours si insuppor= table pour la multitude, au fléau de l'esclavage, qui, destructeur de toute vertu, n'inspire à l'homme d'autre moyen de vengeance que les forfaits. Ainsi donc leD dhnatien, par-tout opprimé, par-tout persécuté , par-tout sans protecteur, devoit éprouver cette inquiétude, ce besoin de déplacement que le inalaise inspire et que l'espoir d'un mieux-être irrite, et, devenu fugitif sur sa propre terre, troquer à chaque instant l'infortune de son séjour contre l'infortune d'un nouvel asyle. Ici telle bourgade que l'inquisition vénitienne avoit rendue déserte étoit repeuplée par des familles qui s'échappoient au despotisme hongrois; là l'on fuyoit loin du joug des musulmans vers des lieux que la férocité des Bulgares avoit changés en solitude. Rois, nations, sultans, simples seigneurs, magistrats même, tout étoit devenu dans ces climats un objet de terreur pour l'homme; et sa vie malheureuse se consuinoit bien moins à chercher la paix dont il avoit besoin qu'à étudier le genre de souf= frances qu'il pouvoit éviter.
Cette habitude d'émigration d'une ville à l'autre devint tellement fréquente, les transfuges se multiplièrent à un tel point, qu'ils commencèrent à faire une classe distincte dans la nation dalmatienne, et qu'ils reçurent une dénomi^ nation particulière. Scoco, dont la véritable signification est transfuge , fut le nom qu'on leur appliqua ; et de ce nom , soit par une prononciation corrompue, soit par sa traduction en d'autres langues, se forma celui d'Uscoques. La composition spontanée de cette classe de transfuges étoit un accident moral , une maladie nationale qui s'attachoit au corps politique de la Dalmatie, que des lois saines et vigoureuses, un gouvernement stable, et l'application régulière de la justice distributive, pouvoient réparer et guérir. Mais de quoi n'abuse pas la politique! Loin de réparer les abus, elle les tourne souvent à son profit ; et d'erreurs qu'ils sont dans l'origine ils deviennent souvent entre ses mains des instruments de crimes.
Les transfuges ou les Uscoques, comme nous les appellerons dorénavant, emportaient avec eux un profond ressentiment contre leurs persécuteurs; d'abord impuissant tant qu'ils furent épars, mais bientôt suivi de vengeances quand ils purent s'unir quelques uns ensemble. Ainsi ils se portaient en armes vers les lieux dont ils avoient fui, surprenoientleurs persécuteurs, ras
vageoicnt leurs propriétés , ravissoient leurs bestiaux, et se retiroient avec un butin qu'ils considéraient comme un dédommagement de ce dont la tyrannie* et la force les avoient précédemment dépouillés eux-mêmes. Il étoit bien diffia cile qu'à ces hommes qu'une sorte de sentiment de justice animait dans leurs représailles il ne se mêlât quelques gens avec des intentions inoins pures, et que le nom d'Uscoque, qui primitivement inspirait de l'intérêt à l'humanité, ne Servît de voile à quelques malfaiteurs que la crainte du châtiment forçoit à déserter les villes témoins de leurs attentats. Ce mélange dut donner à leurs excursions un vernis de férocité capable de rendre bientôt le nom d'Uscoque odieux; et peut-être fussent-ils devenus bien plus rapidement l'objet de la haine publique, si la religion ne leur eut prêté une sorte d'appui, et si pendant long-temps on ne les eût considérés comme des martyrs qui fuyoient les inahométans armés contre le catholicisme.
Quand ils purent se compter, ils sentirent le besoin d'une place d'armes assez forte pour les mettre à couvert eux et leur butin. Clissa leur parut la plus convenable à leurs projets par l'importance de sa situation. Elle appar= te n oit à un de ces seigneurs féodaux si communs alors , nommé Crusich. Il crut accroître sa puissance, et se ménager une part dans le pillage, en accueillant les Uscoques. Les portes de Clissa leur furent ouvertes; et ce fut de là qu'avec une audace plus marquée ils inquiétèrent les Turcs par des excursions plus fréquentes, plus hardies , mieux combinées , et toujours heureuses.
Les Turcs ne tardèrent pas à vouloir se venger , et se disposèrent avec éclat au siège de Clissa. Intimidés de ces apprêts , les Uscoques intéressèrent à leur cause le pape Paul III et l'empereur Ferdinand, devenu roi de Flongrie. Ainsi voilà, d'un côté, les Ottomans armés pour attaquer, et de l'autre un pape et un empereur d'Allemagne armés pour défendre une nation vraiment chimé= rique,qui n'avoit de consistance que celle qu'on vouloit bien lui donner , et qui attirait la guerre sur des lieux où elle n'avoit aucuns droits , et où la nation indigène n'avoit rien à démêler avec ceux qui se disposoient à désoler son territoire , et dont elle n'avoit provoqué ni le ressentiment ni les secours.
Le siège de Clissa coûta cher aux Turcs : il dura plus d'un an. Mais ceux à qui l'histoire est un peu familière connoissent l'opiniâtreté que mettoit alors cette nation dans ses entreprises militaires, que rarement le courage et les obstacles lui faisoient abandonner. La résistance des Uscoques ne fit donc que retarder la chiite de Clissa , mais sans la détourner. Les pertes qu'ils essuyèrent diminuèrent leur nombre sans abattre leur audace. Ceux qui survécurent au siège de Clissa ne se dispersèrent point, et ce fut à Segna qu'ils transportèrent et leur ardeur guerrière et leurs espérances futures.
Cependant la réduction de Clissa avoit ouvert la Dalmatie aux Turcs ; et de là ils se répandirent dans le canton de Zara , s'emparèrent du château de Nardin, menacèrent d'une invasion prochaine non seulement toute la côte, mais encore la Croatie , et répandirent de justes alarmes dans l'esprit de l'empereur Ferdinand. Segna , où les Uscoques s'étoient retirés , située
dans le fond du golfe de Quarnero ou Carnero, jadis Sinus Flâna tiens, appar-tenoit à la famille des comtes Frangipani. Les Turcs ne dissimulèrent pas leurs prétentions sur cette place : leur acharnement contre les Uscoques en étoit le motif, et les droits que le sultan disoit avoir sur la Hongrie le prétexte. L'empereur Ferdinand, qui imputoit la perte de Clissa à la faute que Ion avoit commise en laisant les Uscoques abandonnés à leurs seuls moyens, crut devoir tenir uneconduiteopposée relativement à Segna ; et, loin d'étouffer le brandon de la guerre en usant de son autorité pour disperser des hommes dont les excès avoient dépassé les limites dune vengeance raisonnable, et qui déjà étoient généralement considérés comme de véritables brigands, il commit au contraire l'impardonnable faute de dépouiller les Frangipani de leur pro= priété, de réunir Ségna à la couronne impériale, d'assigner spécialement cette place aux Uscoques , et de joindre une solde considérable à cette première marque de sa protection impériale. C étoit couvrir du manteau de l'autorité légale tout ce que le brigandage, la rapine et le meurtre ont de plus révoltant. L'animadversion des Turcs s'en irrita davantage; toutes les puissances voisines, que ces espèces de forbans coinmençoient à ne pas ménager plus que les Turcs, s'en alarmèrent; et Ferdinand se fit une foule d'ennemis ou déclarés ou couverts , en soutenant ceux que la justice et l'humanité le convioient à regarder comme les ennemis du genre humain.
Qui ne croiroit, à l'importance que l'empereur Ferdinand sembloit attacher aux bras des Uscoques et aux alarmes qu'ils paroissoient inspirer aux MusuU mans, aux Vénitiens, et aux différents peuples maritimes de l'Italie, que le nombre de ces pirates étoit considérable ? il n'en est pas moins vrai cependant que leur nombre ne s'éleva jamais au-dessus de deux mille, et qu'au moment où l'empereur faisoit ces dispositions en leur faveur ils étoient à peine six cents. On commença alors à remarquer en eux trois classes bien distinctes , désignées sous les noms de casalins, de stipendiâmes, et d'aventuriers. Les casalins furent ceux qui naquirent dans la ville et dont les pères y possédoient un domicile et une propriété. On appela stipendiaircs ceux en état de porter les armes, qui recevoient une solde : ils étoient divisés en quatre compagnies, sous la conduite de quatre capitaines à qui ils avoient donné le titre de vaivode. Quant aux aventuriers, ce n'étoit autre chose que des vagabonds, des gens sans aveu ou sans ressources, ou bien des criminels échappés aux lois, ou bannis pour forfaiture de la Turquie, de la Dalmatie, de la Fouille, et de l'Italie. Des chefs uscoques recrutoient ces hommes et s'en servoient pour armer des barques; chaque barque portoit trente de ces brigands : elles atta= quoient les vaisseaux marchands, les pilloient, les brûloient souvent, et, à la faveur des nombreuses isles , la plupart inhabitées , répandues le long des cotes de la Dalmatie, échappoient aux poursuites.
Si la conduite de Ferdinand fut impolitique, celle des Vénitiens ne le fut pas moins, et elle eut de plus un caractère de barbarie déshonorant pour leur gouvernement. Sans vouloir excuser les principes des Uscoques, également condamnés par la raison et l'humanité, la vérité veut néanmoins que l'on
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avoue que leurs premières courses n'avoient pour objet que les Turcs, leurs ennemis naturels, et les Juifs qui faisoient une partie du commerce du Levant, dont le bénéfice intéressoit la nation musulmane ; et, selon toute apparence, ils ne seroient jamais sortis du cercle qu'ils s'étoient tracé, si les Vénitiens, par des traitements gratuitement cruels, ne les eussent provoqués à la ven=a geance. Les Uscoques, qui sentaient la nécessité de se conserver l'amitié des habitants de la Dalmatie et des isles, soit pour* s'assurer des retraites pendant leurs courses, soit pour trouver facilement des vivres quand ils en man= quoient, les épargnèrent pendant très long-temps. S'ils leur prenaient du pain, du vin , des bestiaux , s'ils se servoient de leurs barques pour leurs expéditions ils payoient exactement ces divers objets, tandis que les Vénitiens, par une polit tique cruelle et timide, sans avoir égard à cette conduite, pendoient sans aucun quartier, toutes les fois qu'il leur en tomboit entre les mains, ces Uscoques, brigands, il est vrai, mais dont le brigandage ne s'exerçoit pas sur eux.
Cette injustice et la situation précaire où ils se virent réduits par la suite déterminèrent enfin les Uscoques à rendre aux Vénitiens barbarie pour bars barie. Cette situation venoit et de l'épuisement des denrées qu'ils étoient dans l'habitude de piller, et des précautions que les Turcs avoient prises enfin pour se mettre à l'abri de leurs coups de main. Les Uscoques eboisissoient commua nément pour les attaquer les instants où ils se trouvoient réunis soit pour des noces, soit dans les marchés, soit à leurs maisons de campagne. Ils s'attachoient particulièrement à leur enlever leurs bestiaux et leurs chevaux; et s'ils leur soupeonnoient quelques sommes d'argent, ils emrnenoient avec eux des otages jusqu'à ce que ces sommes leur eussent été livrées. Les Turcs s'habituèrent à la longue à prendre des précautions contre ces surprises; ils placèrent des postes et des sentinelles en avant afin d'être prévenus de l'approche des Uscoques assez à temps pour mettre leurs bestiaux et leurs personnes en sûreté dans les villes. Us formèrent une espèce de milice appelée martelasses, dont les individus étoient encore plus scélérats que les Uscoques. Ces marte-losses étoient de véritables malfaiteurs que la plupart du temps on sous= trayoit au supplice pour les organiser en troupe, dont on déchainoit le penchant au crime, à qui le vol tenoit lieu de solde et les excès de discipline, et qui ne méritaient d'éloges de leurs chefs qu'en proportion du plus ou du moins de crimes qu'ils commettaient.
En conséquence de ces mesures, les courses devinrent pour les Uscoques plus périlleuses et moins lucratives; et la nécessité d'exister rendant plus im= périeux le goût du brigandage , ils tournèrent leurs vues du coté de la mer, (pu* leur offrait une moisson plus abondante. D'abord ils se contentèrent de ravager les isles et d'en enlever les troupeaux; bientôt après ils s'enhardirent à attaquer les vaisseaux de commerce. L'alarme se répandit parmi les commerçants de Venise, de Naples, de la Romagne, et de la Marche d'Ancone. Le sénat de Saint-Marc, la cour de Rome, les cabinets de Sicile et d'Es= pagne, retentirent de plaintes. Il fallut armer des vaisseaux de guerre pour escorter les vaisseaux marchands, et cette dépense extraordinaire augmenta
la mauvaise humeur des gouvernements. D'un autre côté, les Turcs, toujours flattés d'avoir un prétexte pour attaquer Venise, feignirent de croire que la république protégeoit les Uscoques, et la menacèrent d'une rupture si elle ne chàtioit ces brigands. Toutes les coins d'Italie, dont les intérêts se trouvoient compromis, s'entremirent auprès de l'empereur pour le déterminer à retirer sa protection aux Uscoques et pour lui faire sentir combien elle déshono= reroit sa puissance : mais, soit qu'il en jugeât différemment, soit que les Usco= ([lies se fussent ménagé auprès de lui des protecteurs puissants en leur don= nant une part dans le butin , ce qui est très probable, soit qu'enfin le cabinet impérial ne fût pas fâché d'alimenter sans cesse les haines entre les sultans et les doges, et d'armer ainsi l'une contre l'autre deux puissances qu'il regar* doit intérieurement comme ses ennemies, jamais les sollicitations n'obtinrent lien de réel. Des promesses vagues, des réponses astucieuses, des satisrac» tions apparentes, mais sans effet, voilà à-peu-près à quoi tout se réduisoit. Ainsi, d'un coté, les Vénitiens n'avoient d'autre ressource que d'user d'une excessive barbarie contre les Uscoques qui tomboient entre leurs mains, afin d'imposer silence aux Turcs, s'il étoit possible, par cette conduite ; et de l'autre, les Uscoques, indignés de la cruauté vénitienne, et sûrs, d'après le système de l'empereur, de l'impunité, croyoient pouvoir s'abandonner à tous les excès contre des hommes qui les avoient persécutés avant qu'ils leur eussent fait aucun dommage. Et c'est bien ici le lieu de remarquer jusqu'à quel degré de puérilité méprisable la politique des cours descend quelquefois, quand on voit une misérable poignée de brigands, dont les tribunaux dans un état bien réglé eussent fait justice en moins d'un mois, occuper gravement pendant de longues années les cabinets de quatre ou cinq grandes puissances , et les destinées du midi de l'Europe dépendre de celles de quelques scélérats ré=» clamés par l'échafaud.
Il est certain que l'on ne se fait point d'idée et que l'on ne peut décrire sans horreur les cruautés inouies et les atrocités qu'ils exercèrent principalement contre les Vénitiens : la fureur de leurs premiers ressentiments contre les Turcs ne s'étoit jamais abandonnée à de semblables emportements. Les assas= sinats, les meurtres, les massacres, n'assouvissoient point leur rage; elle s'éten= doit jusques sur les cadavres de leurs ennemis : ils les outrageoient, les déchi= roient, et souvent des lambeaux de leurs membres se composoient une pa= rure féroce. On les a vus, contre des femmes vénitiennes, passer du viol à l'égorgement, et de regorgement à des outrages plus révoltants encore. Rien ne leur étoit sacré, ni l'âge, ni le sexe, ni même les bienfaits qu'ils avoient prés cédemment reçus de quelques unes de leurs victimes. Les têtes sanglantes de leurs prisonniers étoient communément le fàst e don ils déeoroient les orgies qui suivoient leurs victoires. Leurs femmes dépassement leur barbarie avec une férocité plus lâche encore; sans partager leurs périls elles partageoient leurs indignités : elles se repaissoient avec eux de la chair et du cœur des massacrés. Leurs amours, leurs a initiés, ces sentiments dont la nature se sert pour adoucir tous les hommes, ne réveilloic«;it au contraire en eux que des idées de car=
nage: Un meurtre commis en commun fondoit. une amitié; la beauté se dis» put oit par la liste des forfaits; une coupe de sang étoit la coupe nuptiale; du pain trempé dans le sang étoit la communion qui nouoit la fraternité : actions, plaisirs, repos, tout étoit crime.
Ils tiroient vanité de professer la religion chrétienne ; et si, dans ces temps de désolation, la religion chrétienne eût été prêchée par des hommes qui eussent eu quelques notions de philosophie, Ton auroit pu faire tourner la vénération des Uscoques pour ce culte au profit de la morale, et les corriger insensible^ ment de la dépravation dans laquelle ils vivoient : mais l'on voit, au contraire, la cour de Rome quelquefois plus ardente qu'une autre à exaspérer leur ca= ractere féroce par des injustices. Par exemple, ils députèrent une fois au pape un moine jacobin nommé Cipriano Guidi; et, au lieu de tirer parti de cette circonstance pour faire parvenir jusqu'à ces hommes quelques rayons de jus= tice et quelques idées mères des droits naturels et sociaux, l'inquisition s'em: para du député, et le plongea dans les cachots du saint-office. On trouve un archevêque de Zara, et un évêque de Segna, discutant froidement ensemble les moyens d'exterminer les Uscoques, et, oubliant que leur mission étoit de les prêcher, de les adoucir et de les convertir, ne s'occuper qu'à appeler les supplices sur leurs têtes. Ces misérables furent bien plus criminels par la faute des puissances que par l'instinct de leur propre nature. Les Vénitiens les aigrirent ; l'église romaine préféra de les persécuter au devoir de les éclairer; la maison d'Autriche en fit les instruments de sa politique ; les grands partagèrent avec eux : et quand le philosophe examine leur histoire, il ne voit pas que les Uscoques soient les seuls criminels.
Il faut cependant être parfaitement fidèle dans leur portrait, et ne pas lais= ser présumer que leur audace fût assise sur un véritable courage; ce seroit donner un démenti à la vertu : le courage est rarement le compagnon du crime. Les armes dont ils se servoient n'annoncent point la valeur, mais le besoin et l'habitude de fuir. Une hache, une arquebuse extrêmement légère, un poignard ou stylet, telle étoit leur armure ; et l'on y reconnoît leur manière lâche de combattre. L'arquebuse leur servoit pour l'embuscade; le stylet pour poignarder à l'improviste; et la hache pour assommer ceux qu'ils avoient en leur puissance. Leur grand talent étoit de surprendre. Rarement ils faisoient tête quand on leur opposoit résistance. Us s'exerçoient à la fuite comme les autres troupes s'exercent aux évolutions. Ils abhorraient les Turcs et les Véni= tiens, et jamais ils ne se sont présentés en face pour repousser leurs troupes ; ils se cachoient pendant leur séjour, ils reparoissoient après leur départ. Ce toit toujours le nombre qui déterminoit leurs expéditions; et toutes les fois que les empereurs ont voulu s'en servir ou dans leurs armées ou à la défense des villes, le signal de la fuite et de la défection est constamment venu d'eux.
Enfin ce malheureux état de choses qui désoloit la Dalmatie et I'Istrie depuis 153o à-peu-près , puisque ce fut en 1537 9ue 'es Turcs s'emparèrent de Clissa, première ville où les Uscoques se fussent fixés, eut enfin un terme par le traité conclu à Madrid, en 1618, entre l'empereur Matthias, le roi d'Espagne
Ph ilippe III, etla république de Venise. Les Uscoques se virent enfin Contraints d'évacuer Segna. Les barques dont ils se servoient pour leurs courses maris times furent brûlées. On assigna différents lieux de résidence à chaque fa= niille. En les dispersant de la sorte, on parvint à atténuer leurs forces : les brigandages cessèrent, la tranquillité reparut. Mais on ne peut s'empêcher de gémir lorsque l'on considère qu'il fallut quatre-vingts ans de troubles, de désordres, de pillages et de guerres, pour décider la politique à prendre une mesure que l'humanité conseilloit dès l'origine.
Au milieu de cette foule de calamités, dont la puissance trop prolongée des Uscoques inonda la Dalmatie , il fut cependant heureux qu'ils ne s'associassent point les Morlaqucs, autre espèce d'hommes sauvages répandus dans ces con= trées, et dont nous allons parler tout-à-l'heure. Soit qu'en effet, comme plusieurs écrivains le croient, les Morlaqucs fussent originaires d'Albanie, et qu'en conséquence, sous ce point de vue, ils fussent odieux aux Uscoques, parce= qu'ils n'avoient point de plus grands ennemis que les Albanois, dont les milices vénitiennes étoient composées en grande partie; soit qu'ils prévissent qu'en appelant des Morlaqucs à eux les parts du butin deviendroient plus foibles en raison de leur nombre : toutefois est il certain que, dans l'histoire des Us= coques, on ne voit qu'un seul Morlaque de nation , nomme Dannisich, qui ait uni son sort au leur; encore son ressentiment personnel contre les Ragu= sains , auteurs de la mort de son pere, l'avoit-il déterminé à se joindre à des hommes qui désoloient alors Raguse. En effet il se distingua tellement par sa férocité dans ces expéditions, qu'il parvint parmi les Uscoques au rang de capitaine ou de vaivode; et, dans cette place, les cruautés qu'il exerça contre les Ragusains furent telles, que , ne sachant plus quelle digue leur opposer, ils eurent recours au pape Grégoire XIII, qui, à leur recommandation, manda Dannisich à Rome, le combla de caresses et défaveurs, et lui donna une pension considérable, à condition qu'il laisserait Raguse tranquille. Il est certain que si des raisons sur lesquelles on ne peut former que des conjectures ne s'étoient point opposées à l'union des Uscoques avec les Morlaqucs, qui paroît si na=* tutelle à ne considérer que les mœurs et les principes des deux peuples, c'en étoit fait de la puissance des Vénitiens, et par suite de celle des empereurs et rois de Hongrie en Dalmatie, et que sur cette cote il se serait fondé à la longue un empire de pirates non moins funeste au golfe Adriatique que ceux d'Alger et de Tripoli le sont dans une autre partie de la Méditerranée.
Quoique plusieurs historiens aient pensé, comme je le disois tout-à-l'heure, que les Morlaques sont une émigration de l'Albanie, il est cependant permis d'après d'autres autorités d'en douter, et de leur trouver, par leur dialecte, plus d'affinité avec les Bulgares qu'avec les Albanois. Il est donc impossible de se fixer sur leur véritable origine, qui se perd dans l'obscurité des siècles. Quoiqu'une contrée de la Croatie qui occupe la partie méridionale du golfe de Venise entre I'Istrie et la Dalmatie porte spécialement le nom de Morlaquie,il ne faut pas croire qu'elle soit proprement l'unique séjour des Morlaques. Ils sont répandus généralement dans toute la Dalmatie, et prin=
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cipalement dans les montagnes de la Dalmatie intérieure: ils occupent les vallées de Katar, les bords des rivières de \<\Kerka, de Cettina, et de Narenta, et s'étendent vers l'Allemagne, la Hongrie, et jusques vers la Grèce.
Quoiqu'ils habitent la Dalmatie, leurs traits, leurs mœurs et leur langage, sur lesquels l'abbé Fortis est entré dans de grands détails dans son ouvrage que nous avons consulté, et dont nous avons confronté les observations avec celles de notre voyageur le citoyen Cassas , en font une nation très distincte des naturels du pays; et il est facile de reconnoître que ces hommes ont été jetés dans ces contrées par quelque grand événement politique dont la trace est entièrement perdue. Tout porte à croire que les véritables Dalmatiens sont une postérité des Romains; et j'ai démontré ailleurs que les races des anciens Dalmates ont entièrement disparu, soit parla guerre, soit par l'oppression, soit par l'innombrable croisement des races que les invasions multipliées des barbares ont nécessitées. Il existe même entre les Dalmatiens italiens et les Morlaqucs une sorte de haine , une espèce de mépris réciproque , qui prouvent de la manière la plus évidente qu'ils ne sortent point d'une tige Commune. Les Morlaques entre eux ont aussi éprouvé différentes modi(ica= lions dans leurs traits individuels comme dans leur caractère national, et nécessairement ils les auront reçus de la différence du sol où ils se seront fixés. Les Morlaques des plaines de Scign et de Knin, et des délicieuses vallées de Katar, sont affables, hospitaliers, doux, humains, et dociles à la discipline législative. Ils sont robustes, mais leur taille est peu élevée; ils ont les yeux bleus, les cheveux blonds, le nez écrasé, la face large; et généralement leur teint est plu s blancetplusanimé quecelui dcsautresDalmatiens.Les Morlaques de Douarè et des montagnes de Vergoraz, au contraire, sont ardents , féroces, fiers, téméraires et actifs : leur taille est élancée, leurs membres sont nerveux , leurs cheveux et leurs yeux sont châtains et bruns; ils ont le visage long, h; teint jaunâtre et bilieux, et le regard altier. Les montagnes qu'ils habitent rendent leur vie plus sauvage et plus laborieuse. Entourés par la stérilité, les besoins de première nécessité sont plus impérieux, et entretiennent en eux une passion violente pour la rapine, qui n'est point combattue par la crainte du châtiment dont les garantit la difficulté de leurs asyles. Quelques savants ont pensé qu'ils pouvoient descendre des Ardièes Varales, dont parle Strabon, qui habitoient le long de la rivière Narona, et que les Romains éloignèrent des bords dé la mer pour les empêcher de piller selon leur coutume.
Ces Morlaques du Vergoraz préfèrent dans leurs brigandages de s'adresser aux Turcs plutôt qu'aux chrétiens , et ce n'est qu'à la dernière extrémité qu'ils attaquent ceux-ci: ils sont néanmoins fidèles dans leurs promesses, sensibles à la confiance qu'on leur marque , incapables de dépouiller le voyageur qui se met sous leur protection; et l'on peut sans nul danger tra= verser leurs contrées , si l'on a soin de se faire accompagner par quelques uns d'entre eux : mais si l'on n'a point pris ces précautions, leur penchant pour le vol est extrême. Ils préfèrent l'adresse à la force ouverte, et ont une répugnance marquée à répandre le sang. Si par hasard on les surprend à voler et que*
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l'on réclame l'objet qu'ils viennent de dérober à l'instant même, le sang-froid de leurs réponses, et leur fermeté dans le mensonge, sont étonnants : un Mor-laque détachera votre cheval à vos côtés et sous vos yeux, il s'élancera sur l'animal, et quand vous voudrez le ravoir il vous soutiendra sans se déconcerter qu'il lui appartient; il fera la généalogie du cheval, l'histoire de celui qui le lui a Vendu, la description de la foire où il l'a acheté, vous citera vingt témoins , qui au besoin viendront à son secours , pareequ'ils s'entendent tous, et finira par s'en aller avec le cheval, en se moquant de la mal-adresse que vous avez mise vous-même à vouloir lui voler cet animal. Un voyageur se repose au pied d'un arbre, il s'est débarrassé de son sabre pour être plus à son aise: deux Morlaques s'approchent; tandis que l'un d'eux cause avec Je Voyageur, l'autre adroitement escamote le sabre, le ceint à ses côtés, et lran= quillcment se mêle à la conversation. Au bout de quelque temps le voyageur veut partir, se levé et cherche son sabre. On m'a volé mon sabre, dit-il. C'est bien fâcheux, reprend le voleur; que ne faites-vous comme moi?je ne quitte jamais le mien. Il le salue et s'en va. On pourroit rapporter mille exemples semblables.
Cependant quand l'on rapproche de ce vice la sincérité, la confiance, la simplicité, la probité même de ces hommes, non seulement dans les actions de leur vie privée , mais encore dans les affaires, on seroit presque porté à croire qu'ils ont sur la propriété des notions entièrement différentes des nôtres; que l'action du vol participe de ce désintéressement qui leur fait regarder tout entre eux comme à-peu-près commun, et que s'ils se sont ployés à cette finesse et à cette imperturbable effronterie dont je parlois tout-à-l'heure, ils ne les ont acquises que par leur longue fréquentation avec les Italiens et par la mauvaise foi dont ils ont été si souvent victimes.
D'ailleurs il s'en faut bien que la totalité des vols qui se commettent dans les montagnes de la Morlaquie appartienne aux Morlaques; les Haiducks en réclament une grande partie pour leur propre compte; et ce mélange ne fait que prolonger peut-être le penchant à la rapine, dont avec un petit nombre de lois douces on parviendrait sans doute à corriger les Morlaques. Il ne faut point,ainsi que quelques écrivains, regarder les Haiducks comme une nation particulière, et prendre ce mot comme le nom générique de cette nation. Le mot Haiduck, qui signifioit originairement chef ou capitaine de parti, et dont on se sert encore aujourd'hui en Transilvanie pour désigner un chef de famille, est en Dalmatie une injure; c'est le nom que l'on donne à un assasssin ou voleur de grand chemin; ou, pour mieux dire, on comprend sous cette dé= nomination tous les criminels et les transfuges en général. Il est assez probable par conséquent que, parmi ces Haiducks qui se sont mélangés avec les Mor= laques, il se trouve bon nombre des descendants de ces Uscoques dont nous avons parlé.
Au reste la vie de ces Haiducks est infiniment plus misérable que celle des Morlaques. Communément exilés volontaires de la société en raison des crimes qu'ils y ont commis, ils emportent avec eux l'idée du châtiment, e»,
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(cette idée ajoute à leur timidité. Ils n'habitent que des rochers inaccessibles ou des précipices ignorés; c'est là qu'exposés à tous les tourments de la Conscience, poursuivis par les remords, la crainte et la certitude d'un bannis= sèment éternel , en proie à toute l'intempérie des saisons, à toute la sombre horreur des cavernes qu'ils occupent, aux longs tourments d'une faim qu'ils ne peuvent pas toujours satisfaire , n'osant approcher des lieux habités qu'à l'instar des bêtes féroces, c'est-à-dire dans l'obscurité des nuits ; c'est là, dis= je, que grimpant aux sommets les plus escarpés pour découvrir au loin le voyageur que le hasard ne guide que rarement dans ces climats déserts, tour= mentes par la nécessité et l'espérance du crime , ils attendent souvent des mois entiers avant de trouver l'occasion d'assouvir l'ardeur qui les dévore; jusqu'à ce qu'enfin, chassés par la faim de leurs repaires, ils s'élancent dans les campagnes, se jettent sur les troupeaux, les entraînent dans leurs cavernes, se nourrissent de leur chair, et se composent des habillements et des chaus= sures de leurs peaux. Dans ces occasions leur courage est vraiment aveugle, leur timidité cède à l'impérieuse voix du besoin; c'est la nature au désespoir qui lutte avec violence contre la mort qui la poursuit; aucun osbtacJe ne les arrête, aucun danger ne les effraie : manger ou périr, voilà leur devise; et, dans cette crise, dans cette fièvre de la faim , quatre ou cinq Haiducks ne balanceront pas à attaquer vingt ou trente Turcs, et réussiront souvent à les battre, à les disperser, et à s'emparer de la caravane.
Les mœurs de ces Haiducks prouvent qu'il n'y a rien de commun entre eux et les Morlaques ; car bien que ceux-ci n'aient pas des notions bien distinctes du juste et de l'injuste, et que leur penchant à la filouterie semble annoncer, je le répète, qu'ils n'ont pas des idées bien nettes sur les droits de la propriété, puisqu'il suffit qu'un objet leur plaise pour qu'ils s'en emparent, il n'est pas moins vrai que l'on retrouve chez eux de profondes traces de la candeur des mœurs antiques, et sur-tout cette innocente liberté qui fut toujours le partage des peuples pasteurs. Leur fraternité est sur-tout remarquable: jamais ils ne sont réunis plusieurs ensemble dans une fête, dans un marché, dans une église, sans se donner des marques de la plus touchante sensibilité ; tous, femmes, hommes, filles, vieillards, jeunes gens, à mesure qu'ils arrivent, s'embrassent tendrement : on diroit que ce sont les membres d'une même famille qui s'abordent et se retrouvent après une longue absence : une jeune fille mor laque, en rencontrant un deses compatriotes qu'elle n'aura même jamais vu, lui prodiguera sans défiance les plus tendres caresses. Dans les fêtes, ces espèces de libertés sont souvent poussées plus loin encore; ce qu'ailleurs l'hy= pocrisie des mœurs a revêtu du nom d'indécence passe chez eux pour choses naturelles et sans conséquence. C'est ordinairement ainsi que commencent les amours : cependant il est sans exemple qu'un jeune homme ait jamais déshonoré une fille; naturellement courageuse, elle lui feroit payer cher l'entreprise d'un semblable affront : mais quand elle fait un choix parmi ses nombreux amants, dont elle entretient l'espérance en recevant d'eux le don de quelques bagatelles, telles que des colliers de verre, des bagues de laiton,
ries couteaux, de petits miroirs, elle désigne alors au favorisé l'heure el le lieu où elle consent à se laisser enlever par lui ; et ces enlèvements sont toujours suivis par le mariage.
Ils poussent à l'excès la vertu de l'hospitalité. Il suffit à un étranger de jouir de la recommandation la plus légère pour être accueilli comme un frère par un Morlaque : non seulement il lui prodigue tout ce qu'il a dans sa maison, mais encore , s'il est informé de son approche , il envoie1 à sa rencontre des chevaux et une escorte, et lors de son départ il le comble de provisions pour son voyage, et le fait accompagner à une certaine distance4 par ses gens et par ses propres enfants. Le pauvre comme le riche lui présente le même accueil; il ne diffère epie* par la valeur de ce qu'il lui sert.
Cette hospitalité est plus active encore dès qu'il s'agit d'un homme de leur nation. Quand un Me)rlaque arrive chez un Morlaque, la mere de famille, sa fille aînée, ou la nouvelle mariée, vont au-elevant de lui et l'embrassent; faveur que n'obtient pas l'étranger, l'usage voulant au contraire qu'elles se tiennent cachées pendant tout le se;jour qu'il peut faire dans la maison. Tant qu'un Morlaejue possède des provisions, il les consomme avec ses voisins, qui lui rendent la pareille à leur tour. Un Meulaepie n'est jamais forcé à mena dier; il entre chez son voisin, se met à table, mange, y séjourne tant qu'il veut, et ne lasse jamais la cordialité ele celui ejui le reçoit. Le plus léger prétexte est pour eux matière à réjouissance; alors, sans inquiétude pour le lendemain, ils elépepsent dans un seul jour avec leurs amis ou leurs hôtes tout ce qui pourrait leur suffire pour cjuclejues mois. Il n'est pas rare ele voir sur la route les bergers, les' moissonneurs, les (ouvriers, présenter au voya^ geur, sans en être priés, leurs pravisions de la journée. Il semble qu'ils ne connoissent l'économie que pour leurs vêtements; alors elle a quelque chose de ridicule et ele puérile. Ont-ils un bourbier à traverser? ils ôteront leurs souliers pour ne pas les user. Survient-il un orage ? ils se ele'îpemilleront de leurs casaques et de leurs bonnets pe>ur ne pas les mouiller.
A cet admirable désintéressement ils joignent une loyauté, une fidélité dans leurs promesses et dans leurs engagements peu communes. La parole d'un Morlaque est une chose sacrée, et il est sans exemple qu'il la viole. Si par hasard il contracte quelque dette, et qu'à l'époque convenue il se trouve dans l'impossibilité de l'acquitter, il ne manque jamais ele porter à son créant cier quelque présent dune valeur à-peu-près équivalente à ce qu'il peut lui devoir; et il ne faut pas présumer que ce présent soit en défalcation ele la elette, c'est simplement une sorte d'excuse du retard qu'il lui fait éprauver, une sorte de gratitude de la patience qu'il veut bien avoir; et ce présent il le* répète autant de fois que l'échéance arrive : tellement que* très souvent le débiteur paie de la sorte cinq ou six fois plus qu'il ne doit effectivement.
S'ils sont fieleles à ce point dans des matières de pur intérêt, ils le sont avec plus d'enthousiasme encore en amitié : ce sentiment si noble et si doux a chez eux quelque chose de religieux , et le culte le consacre par des céré= monies particulières. Deux jeunes gens ou deux jeunes filles s'associent;
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l'édtfcation commune, l'habitude, la conformité des caractères, et quelquefois aussi ces mouvements imprévus et subits de sympathie, décident de ces unions. Quand ils sont d'accord de les former, ils se rendent ensemble à l'église accompagnés de leurs parents réciproques^ cl là le prêtre béiiil ces noeuds qui deviennent inviolables : deux filles unies de la sorte s'appellent poseslrimè, et les hommes pobratimi. Ils sont inséparables pour le reste de la vie : tout alors devient commun entre eux, plaisirs, chagrins, dangers, injures, revers, fortune, il n'est rien que le pobratimi ne partage avec son camarade, et la posestrimè avec son amie; le sacrifice de la vie même a souvent signalé ces grands attachements ; et si la désunion vient à se mettre entre deux pobfU* timi) on regarde cet événement comme une calamité publique et comme le signal de quelque grand malheur dont la nation est menacée. Autrefois un semblable accident étoit sans exemple; mais depuis deux ou trois siècles les relations un peu trop fréquentes avec les Italiens ont apporté quelque alté= ration à des mœurs aussi pures; et l'introduction des liqueurs fortes parmi les Morlaques a nécessairement amené l'ivresse, et conséquemment les qûe= relies; et dans cet état la raison n'a plus le droit de distinguer le pobratimi d'un autre homme.
Mais si leurs amitiés offrent un si grand caractère de constance et de dévoue= ment, leurs inimitiés sont également éternelles. Parmi cette foule de passions douces on est frappé d'étonnement quand on leur voit pousser à l'excès la plus cruelle des passions dont l'homme puisse être dévoré; je veux dire la vengeance. Un Morlaque est un ennemi irréconciliable : il n'y a que la mort de son ennemi qui puisse le satisfaire. Il ne faut pas croire cependant que de simples paroles, des injures passagères, soient l'origine de semblables inimitiés; il faut des motifs extraordinaires pour enfanter des haines aussi profondes, tels que l'assassinat d'un parent, d'un pere, d'un frère ou d'un ami. Ces haines et ce désir de vengeance se transmettent de pere en fils comme un héritage, et l'on en a vu parcourir ainsi plusieurs générations avant qu'elles soient satisfaites. Il est sans exemple qu'elles aient jamais eu pour dénoue= ment une réconciliation ? jamais ils n'ont pardonné, et leur proverbe favori est, « Qui ne se venge pas ne se sanctifie pas ». On conserve dans la famille la chemise ou les habillements ensanglantés du mort ; on les montre aux enfants; on leur apprend le nom de la famille du meurtrier; on les irrite contre elle; on frappe leur jeune raison de tout ce que le ressentiment peut leur inspirer d'horreur pour cette race. Mais ce qu'il y a de particulier dans leur manière d'envisager celte espèce de justice qu'ils croient se devoir à eux-mêmes, c'est que, soit que cette vengeance s'exerce tout de suite, soit qu'elle ne se satisfasse qu'après de longues années, là s'arrête l'inimitié; que la famille sur laquelle un Morlaque s'est vengé ne perpétue point la haine en voulant à son tour venger celui dont la mort sembloit être due au ressentiment de celui qui Ta atteint; qu'elle trouve au contraire qu'il n'a fait que s'acquitter d'un devoir qu'elle remplirait en pareil cas elle-même; que dès ce moment l'union renaît entre les deux maisons, et qu'elles \iveut ensemble unies après comme si jamais rien n'avoit pu les diviser.
Cependant, dans quelques cantons particuliers, il arrive quelquefois que Ces divisions ont un terme moins tragique : mais il faut pour cela que le meurtrier vive encore; car s'il meurt, il faut du sang aux enfants de lassas* sine, et alors il n'y a plus d'accord à prétendre : mais si le meurtrier, comme je viens de le dire, vit assez long-temps pour amasser une somme consîdé* rable ou pour se la procurer en vendant une partie de ce qu'il possède s'il est riche, alors il fait offrir par des médiateurs cette somme à la famille offensée. Si elle prête 1 oreille à la négociation, on rassemble les deux fa= milles, et on permet au meurtrier de se présenter. Il faut qu'il porte pendues à son cou les armes avec lesquelles il a commis son crime, qu'il se traîne ventre à terre en entrant dans l'assemblée, et qu'il reste prosterné de la sorte jusqu'à ce qu'on ait prononcé sur son sort. Pendant qu'il est dans celte posture humiliée, quelques parents du mort font tottr-à-tour son oraison funèbre; et malheur au criminel si leur éloquence fait une impression vive sur les auditeurs, il court alors le plus grand danger; mais s'il échappe à cette épreuve, et qu'enfin on accepte l'argent qu'il a proposé, alors tout est oublié, et la cérémonie se termine par un festin qu'il est trop heureux encore de payer.
Une partie des Morlaques suit le rit grec, l'autre le culte romain. Les prêtres de l'une et l'autre église sont également fourbes et ignorants; et loin de guérir ce peuple simple de son penchant à la superstition, ils concourent au contraire à l'entretenir. L'on remarque parmi les Morlaques trois classes de magiciens bien distinctes , ou, pour mieux dire, trois classes de frippons qui mettent leur crédulité à contribution. D'abord ceux qui prétendent avoir commerce avec l'enfer, qui font apparaître les spectres, les esprits, les revenants , jettent des sortilèges, prédisent l'avenir, disent la bonne aven^ ture, ceux-là sont ce qu'ils appellent les sorciers, et ce sont communément les femmes qui exercent ce métier. II en est d'autres dont l'art consiste à dé= truire le mal que les premiers ont fait, et on les nomme les enchanteurs. Enfin les prêtres ont aussi leurs conjurations, et leur vendent de petits talismans, des amulettes, des noms de saints écrits d'une manière hiéroglyphique, poulies préserver du tonnerre, de la fièvre , des chiens enragés, ainsi de suite. Ce peu de mots suffit pour faire connoître le déplorable abus que des charlatans font de leur simplicité, et l'énorme impôt auquel ils assujettissent leur foi=^ blesse. Je ne salirai point l'imagination du lecteur en rapportant les contes absurdes que les Morlaques rapportent de la puissance de ces sorciers tant sacrés que profanes; ce serait y donner quelque créance que de dépenser le temps à en décrire les anecdotes. Les malheureux Morlaques joignent encore à ces tourments de l'imagination la folie de croire qu'il existe des vampires. Et comment oserions-nous leur reprocher de donner en aveugles dans une erreur pareille, quand un homme aussi grave que dom Caluiet n'a pas été exempt d'une semblable démence ? Les précautions qu'ils prennent lorsqu'un homme soupçonné de dispositions au vampirisme vient à mourir sont extravagantes. Avant de l'ensevelir ils coupent les jarrets au cadavre; |ils tracent certains caractères avec un fer chaud sur le corps ; ils lui enfoncent des clou*
ou (1rs épingles dans certaines parties : les sorcières ajoutent de certaines paroles mystérieuses à cette cérémonie; et alors ils sont convaincus qu'il ne sortira point de son cercueil pour venir s'abreuver du sang des vivants. Tels d'entre eux prétendent avoir le pressentiment qu'ils seront vampires après leur mort, et ordonnent par leur testament que leurs corps soient soumis à cette espèce de purification. Au reste le pouvoir des sorcières, qu'ils appel* lent itjestize et bahomize, reste concentré dans les Morlaques, tandis que les piètres, plus adroits et plus avares, ont trouvé l'art de rendre leurs amulettes ou zapiz intéressantes, non seulement aux Morlaques, mais encore aux Turcs leurs voisins, qui viennent de très loin pour s'en procurer et les payer fort cher. Dans leurs idées superstitieuses, ils attachent aussi quelques vertus conservatrices à certaines médailles des empereurs. Cette superstition, au reste, leur est commune avec les chrétiens de la primitive église, qui attri= buoient une puissance aux médailles d'Auguste. Dès-lors S. Chrysostorne et S. Jérôme selcvoient fortement contre cette absurdité.
Les mariages ne se font pas toujours par cette permission qu'une fille donne à son amant de l'enlever, comme je l'ai dit plus haut. Un jeune homme ob= serve encore fréquemment la formalité de faire demander une fille en mariage par l'organe de quelque ami commun. Ils attachent beaucoup de prix à s'allier à une famille nombreuse, et qui sur-tout ait produit des hommes courageux: le courage est chez eux un titre à l'illustration. Si le futur n'indique pas dans une famille celle qu'il veut précisément épouser, son pere, ou un parent, ou un ami, mais toujours un vieillard, vient de sa part demander une fille de telle famille : alors on lui présente toutes les filles de cette maison, et il choisit selon son caprice : souvent il rend hommage au droit d'aînesse en s'arrêtant à In plus âgée. Le peu d'estime où ils tiennent en général les femmes fait que l'on ne s'informe guère des qualités et de l'état du prétendu; et, fût-il même un simple domestique, il est rare qu'il éprouve un refus : cependant la fille demandée, avant de donner sa parole, a le droit d'aller visiter la maison et la famille du futur pour voir s'ils lui conviennent; et si elle en est satisfaite, elle ramené avec elle le jeune homme et ses parents dans la maison de son pere ou du chef de la famille, et le mariage se conclut.
Ces noces ont quelques cérémonies bizarres, dont les détails ont assez d'in= ter et pour trouver place ici. Au jour fixé, tous les parents des deux familles se rassemblent, et dans ces occasions ils portent tous le nom générique de svati; le plus considéré d'entre eux se nomme le starisvat, et c'est celui qui préside à la fête. Le stachez est son lieutenant, et doit recevoir, porter et exécuter ses ordres. Deux jeunes gens doivent sans cesse accompagner la nouvelle mariée ; on les appelle les divèri. Le buklia est l'échanson ; le komorgia celui qui veille sur la dot; le kuum est le parrain ou celui qui le remplace; et le chiaous est le maître des cérémonies ; il est armé d'une masse, marque distinctive de son emploi; il désigne les rangs, il ordonne des places, il Jis= tribue les convives; il ouvre toujours la marche et précède le cortège, et, par une singularité digne de remarque, il accompagne toutes ses fonctions d'un
i liant dans lequel il répète constamment les noms des anciennes divinités des Morlaques ; ce qui prouve* que le christianisme n'a pas jeté parmi ces hommes d'aussi profondes racines qu'on pourrait le croire, et qu'un secret penchant les ramené toujours vers les dieux de leurs pères. Au reste tous \c-ssvati, c'est-à-dire tous les gens de la noce, sont armés jusqu'aux dents; précaution assez inutile aujourd'hui, mais vestige de l'ancienne rudesse de leurs mœurs, qui souffroient que les cérémonies des noces fussent souvent troublées ou par la jalousie de quelques amants dédaignés, ou par la cupidité de quelques voisins que l'espoir d'un riche pillage éveilloit en de semblables occasions.
Lorsque l'heure arrive de conduire les deux jeunes gens à l'église, les svati montent à cheval pour les accompagner, et l'on marche en ordre de bataille, pour ainsi dire, sous la conduite du parrinaz et des bariactar, qui portent des étendards de soie attachés à une lance dont le fer doré est terminé par une pomme. La jeune épouse reste voilée pendant toute la cérémonie. Au retour il règne plus de confusion dans la marche : les svati font plusieurs décharges de leurs armes à feu; ils chantent sans accord ou plutôt ils hurlent l'espèce de joie dont ils sont animés; ils s'abandonnent à une sorte d'alégresse sau= vage qu'ils expriment par des cris aigus et forcenés; et ce genre de tumulte conserve encore quelque nuance des siècles de barbarie. Ils ramènent la jeune femme soit à la maison de son pere, soit à celle de son époux : la moins éloignée de l'église est toujours la préférée, et cette distance seule détermine le choix du lieu destiné à la fête.
On se met à table aussitôt que l'on est de retour. Cependant, avant que le cortège descende de cheval, le domachùi, ou chef de la famille de l'époux, vient au-devant de sa belle-fille, et lui présente un enfant, ordinairement choisi parmi les parents., les voisins ou les amis, et qu'elle est obligée de caresser. Elle descend ensuite de cheval, se met à genoux et baise le seuil de la porte. Alors sa belle-mere sort et lui met entre les mains un crible, emblème du travail auquel une femme doit se livrer; ainsi qu'à Rome autrefois on faisoit asseoir la nouvelle mariée sur une peau de mouton garnie de sa laine, pour lui faire entendre que ses jours désormais dévoient être consacrés aux travaux du ménage. Ce crible est rempli d'amandes, de noix, de fruits, que la jeune mariée doit jeter par derrière elle sur les svati, pour lui faire encore comprendre que c'est le travail de la femme qui répand l'abondance sur la famille.
Ce premier jour les deux jeunes époux ne mangent point ensemble : la femme occupe une table particulière avec ses deux diveriou jeunes garçons de noce, et le stachés. L'époux prend place à la table générale où les svati sont assis; mais ce jour-là il ne lui est permis ni de rien couper ni de rien délier, et c'est le kuum qui doit lui découper le pain, les viandes et les fruits, et le débarrasser de ses habillements. On apporte d'abord le bukakra, vaste coupe remplie de vin : le domachin invite à la vuider en faisant des vœux pour la prospérité de tous; le stari-svat, comme le plus considérable, répond le premier à l'invitation, et la coupe fait ensuite le tour de la table. Le dîner commence par les fruits, ensuite viennent les viandes, et enfin la soupe S
54 VOYAGE DE L'ÎSTRIË
c'est-à-dire que le service se fait dans un ordre inverse des nôtres. Les femmes n'assistent point à ces repas; elles mangent à une table particulière. La plus grande profusion règne dans ces festins : et cela doit être; car non seulement les pères des époux n'épargnent rien pour les rendre somptueux , mais encore chacun des svati est dans l'usage d'apporter des provisions, et ils mettent une sorte de gloire à se distinguer par l'abondance de leurs présents. Les jeux succèdent au dîner, et le souper succède aux jeux. Quand on a porté les trois dernières santés, le kuum s'empare de 1' époux et le conduit dans la chambre nuptiale , et cette chambre est communément ou la cave , ou l'étable des bestiaux. Le stachés et les deux diveri sont alors obligés d'abandonner la nouvelle mariée; et, pour les punir de cette faute involontaire, on leur fait boire de nombreuses rasades; et s'ils s'y refusoient, ils seroient chassés de la compagnie des svati. Le kuum, resté seul avec les deux époux, préside à leur toilette; il ôtc la ceinture de l'épouse, et les oblige ensuite à se déshabiller réciproquement. Quand ils sont couchés il se retire, édoute quelque temps à la porte, et tire enfin un coup de pistolet, auquel les svati répondent par une décharge générale de leurs armes. Si malheureusement l'époux n'est pas content de la vertu de sa femme, la fête est alors troublée, et malheur à la mere de la jeune personne !
Ces noces durent ordinairement huit jours et quelquefois plus long-temps, suivant la richesse des parents et la générosité des svali. Plus ces noces durent et plus les conviés sont nombreux , plus la dot de l'épousée est considérable. Le pere ne lui donne jamais que ses habits et une vache; mais tous les matins elle a le droit de présenter à laver à ses hôtes, et chacun d'eux est obligé de jeter une pièce d'argent dans le bassin. Ce n'est pas la seule contri= billion à laquelle l'usage les soumet. Quand la jeune femme réussit à leur dérober quelques uns de leurs bijoux ou de leurs vêtements, ils sont obligés de les racheter, et c'est la société en général qui détermine la somme qu'il faut donner. Indépendamment de ces tributs , que l'adresse de la mariée multiplie autant qu'elle le peut, chacun des svati est encore obligé de lui faire individuellement un présent, et la vanité préside communément à la valeur de ce don. Le dernier jour elle s'acquitte elle-même par quelques cadeaux, mais de peu d'importance.
Ces cérémonies sont les mêmes, non seulement dans les contrées de l'intérieur habitées par les Morlaques, mais encore sur les côtes et dans les isles de I'Istrie et de la Dalmatie, où se trouvent répandues un grand nombre de familles de ce peuple; elles ne varient que de pou de circonstances. Dans le village de Novaglia de l'isle de Pago, dans le golfe de Carnero, les parents de la jeune fille font à son amant un portrait grotesque de ses mauvaises qualités ; et le jeune homme, en la menaçant de la faire changer de conduite , joint quelquefois l'effet à la menace, et lui donne quelques coups dont elle n'a garde de s'offenser et qui passent au contraire pour une marque d'amour, Dans l'isle de Zlarine, près de Sebenico, il est d'usage que le stari-svat abatte d'un coup de sabre la couronne de fleurs que la jeune mariée porte sur sa tête ; et comme il est communément ivre, la cérémonie n'est pas plaisante.
Ces femmes, peu de temps après leur mariage, s'abandonnent à tme malpropreté sans exemple. C'est absolument la faute de leurs maris : il est rare que l'on cherche à plaire à ceux dont on n'obtient que du mépris, et les Morlaques poussent ce mépris à un point inconnu chez les autres nations. S'ils sont obligés de citer leurs femmes devant quelqu'un, ils s'en excusent comme s'ils parloient d'un animal immonde. Aussi n'est-il point de condition plus déplorable que celle d'une- femme morlaque : jamais elle ne partage le lit de son mari, et c'est constamment sur le plancher qu'elles sont obligées de coucher. Les ouvrages les plus vils, les soins les plus dégoûtants, les fatigues les plus pénibles, sont leur partage. Les instants si sacrés de la maternité ne les rendent pas plus recommandantes à leurs indifférents époux ; rien n'a= doucit les fardeaux dont on les accable jusqu'au dernier moment : aussi est-ce souvent au milieu des champs que seules et sans secours elles mettent au inonde l'innocente créature qu'elles portent dans leurs flancs. A peine une Morlaque est-elle accouchée qu'elle se levé, prend son enfant, le lave dans la première fontaine qu'elle rencontre, le porte à la maison, et le lendemain recommence ses travaux.
On ne prend aucun soin de ces enfants. Si par hasard la mere redevient enceinte peu de temps après ses couches, elle cesse de les allaiter ; mais si de même elle passe plusieurs années sans éprouver une nouvelle grossesse, elle continue de leur donner- le sein, en sorte qu'il arrive quelquefois que ces enfants tetlent jusqu'à un âge «issez avancé. A peine sont-ils nés qu'on les abandonne pour ainsi dire; ils ne sont couverts que d'une simple chemise. Au bout de deux ou trois mois ils commencent à faire d'eux-mêmes quelques mouvements; ils se traînent sur leurs mains et leurs genoux dans la maison et bientôt dans les champs : insensiblement leurs forces s'accroissent, ils se dressent, ils marchent, ils courent, sans chaussure, sans habillements, sans bonnet; ils affrontent également et le soleil le plus ardent et les froids les plus rigoureux; et cette éducation sauvage développe en eux cette vigueur, cette force , cette agilité et cette santé vigoureuse , apanage général des Morlaques.
Malgré l'état d'avilissement dans lequel les femmes sont plongées, on rc= marque cependant encore une sorte de coquetterie dans leur parure; mais cette coquetterie est bien plus sensible dans les filles que chez les femmes mariées : il semble même que l'usage consacre cette coquetterie, car telle parure est permise aux filles qui ne l'est pas aux femmes. Par exemple, celles-là surchargent leurs têtes d'une espèce de toque, communément d'écarlate, garnie de perles déterre, de coquillages, de médailles quelquefois antiques et précieuses, etde plumes de diverses couleurs, sous lesquelles elles relèvent les tresses de leurs cheveux, tandis que les femmes mariées ne peuvent porter autour de la tête qu'un mouchoir blanc ou de couleur, noué négligemment, et doivent laisser tomber leurs tresses sur leurs épaules ou les nouer sous le cou. Les filles ajoutent à leur parure des pendants d'oreilles de verre ou de coquilles étrangères, des colliers de filigrane, ou des chaînes d'argent
enjolivées ele verres de couleur bizarrement nuancés, de nombreuses bagues d'argent ou de laiton , des bracelets de cuir revêtus de lames d'étain, etc. Dans les jours de fêtes elles portent des chemises dont elles brodent elles-mêmes les extrémités en soie cramoisie, et quelquefois en or ; par-dessus, elles revêtent un corset de laine d'une couleur quelconque, orné de grains de verre et de coquillages, et une jupe également de laine, mais toujours d'un gros bleu, dont le bas est aussi brodé avec des coquilles : urte large ceinture couvre la jonction de la jupe et du corset; cette ceinture est tantôt un tissu de laine de plusieurs couleurs, tantôt une large bande de cuir couverte de plaques de métal. Ace même habillement, et par-dessus, elles ajoutent une espèce de robe ouverte par-devant, dont les manches larges ne descendent pas au-dessous du coude : cette robe est toujours de la même étoffe et de la même couleur que la jupe, et on la borde d'une large bande écarlate; elle est moins longue que la jupe et s'arrête au gras de jambe^ Une semelle de cuir compose leur chaussure; cette semelle s'attache au-dessus de la cheville du pied par de petites bandes de cuir qui se croisent en différents sens, et figurent assez bien le brodequin des anciens. Les femmes mariées quittent le brodequin, et le remplacent par des babouches à la mode des Turcs. Le curé de chaque paroisse a le droit d'arracher publiquement à une fille dont la conduite seroit peu réglée le bonnet et le voile qu'elle porte sur sa tête, et l'un de ses parents doit en pareil cas lui couper les cheveux. Il est aisé de sentir l'abus (pie les prêtres peu^ vent faire de ce droit et combien il est susceptible de favor viser leur' libertinage ou leurs ressentiments pour des refus éprouvés. Les filles ordinairement n'altcrn dent point cette1 cérémonie déshonorante, et elles se dépouillent volontairement de leur bonnet et de leur chevelure, et s'éloignent alors de la contrée.
L'habillement des hommes est plus simple : une large culotte de serge blanche, qui s'attache au-dessus des hanches avec des cordons qui la plissent, arrête la chemise extrêmement courte, et descend jusqu'à la cheville du pied où elle se joint à un brodequin de laine garni d'une semelle de cuir' semblable à celle des femmes; une espèce de pourpoint d'un drap grossier est l'unique vêtement qu'ils portent par-dessus la chemise; et l'hiver ils y joignent un man-teau de drap rouge. Leur plus grand luxe réside dans leurs ceintures; elles sont communément d'un tissu du Levant à mailles et de soie rouge. C'est dans celte ceinture qu'ils placent leurs armes; sur les côtés et plus en arrière leurs pistolets; sur le devant un grand coutelas qu'ils nomment hanzar, soutenu par une chaîne de laiton ou d'argent qui circule en spirale autour de la ceinture, et dont la lame est enfermée dans un fourreau de métal, presque toujours garni, ainsi que la poignée, de lames et de pierreries fausses. Ils pendent encore à cette ceinture une boîte dans laquelle est renfermée de la graisse qui leur sert à garantir leurs armes de la rouille, et à panser leurs blessures si par hasard ils viennent à s'en faire quelques unes dans leurs courses : c'est à cette écharpe qu'ils attachent aussi une bourse qui contient leur argent, un briquet et de l'amadou. Le tabac, conservé dans une vessie préparée, se place dans les plis de la ceinture. La fortune règle le plus ou le
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moins de richesse de leur habillement, dont leurs armes, comme on le voit, font partie, puisqu'ils ne les quittent jamais, et qu'on ne voit point un Morlaque sortir de chez lui sans porter son fusil sur l'épaule.
Leurs maisons, ou, pour mieux dire, leurs chaumières ou huttes , sont toutes noircies à l'intérieur par la fumée qui s'élève du foyer placé au centre et ne peut s'échapper que par la porte. Leurs meubles sont simples ou plutôt grossiers. Il est rare que les plus riches possèdent un lit ; ils couchent presque tous sur la paille, enveloppés dans de grosses couvertures qu'ils tirent de la Turquie; les femmes sur-tout couchent irrévocablement sur le plancher ou sur la terre. Il arrive fréquemment que la famille entière, après avoir soupe autour du foyer, s'endort et passe la nuit à la place où chacun s'est trouvé. L'été ils aiment à coucher en plein air. Us partagent leur logement avec leurs bestiaux, et n'en sont séparés que par une cloison de roseaux. Les murs de la cabane sont de bauge, ou bien de grosses pierres mal taillées et superposées à sec. Us ne se servent point d'huile pour leurs lampes, mais de beurre, dont la fumée est aussi fétide qu'épaisse; quelquefois ils s'éclairent avec des éclats de sapin dont la fumée est aussi fatigante. Leurs vêtements, leurs personnes, leurs aliments même, exhalent l'odeur de cette fumée qui paroît insuppor^ table à un étranger.
Des espèces de galettes faites avec la farine de maïs, d'orge, ou de millet, et cuites sur des pierres rougies, leur tiennent lieu de pain. Le lait est généralement leur boisson ; et elle leur plaît sur-tout quand au moyen du vinaigre il est séparé de la partie séreuse. De l'ail, des échalottes, des choux aigris, quelques genres particuliers de racines que les bois et les champs leur foura nissent, du fromage frais frit dans le beurre, sont pour eux les mets les plus délicats. Ils ne mangent leurs viandes que rôties. Quelques écrivains ont fait honneur de leur santé vigoureuse, et de la vieillesse prolongée à laquelle ils parviennent, à la grande quantité d'ail dont ils font usage. Je crois que les végétaux dont ils se nourrissent, le lait qu'ils boivent constamment, l'absence des liqueurs fortes qu'ils ne se permettent que dans les jours de réjouissance, et sur-tout leur espèce de répugnance pour les viandes bouillies, qui, dépouil= lées de leurs sucs nutritifs, n'offrent a. l'estomac qu'un aliment lout-à-la-fois indigeste et sans consistance, sont les principales causes de leur robusticité. Le caractère de leurs jeux prend sa source dans cette vigueur de corps. Le genre des plaisirs chez les différents peuples tient beaucoup plus, je crois, à la constitution physique qu'aux dispositions de lame ou à la politesse du génie. On attribue, sans réflexion ce me semble, à des vestiges de barbarie des jeux, des amusements qui ne sont que l'impulsion donnée par la nature à une matière animée mais fortement pétrie. Les Morlaques sont rayonnants de santé: eh bien, leurs jeux consistent dans le développement de leurs forces, de leur adresse et de leur agilité; sauter un obstacle très élevé, courir avec une légèreté peu commune, lancer au loin une pierre que d'autres hommes souleveroient à peine, tels sont leurs plaisirs; et un Morlaque à soixante ans
le disputeroit encore aux jeunes gens de nos climats. La danse a la préférence
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sur Ions les plaisirs; elle est sur-tout leur passion favorite, et ils s'y livrent avec excès. Une aigre musette ou simplement des voix animent seules cette danse. Elle ne se distingue point par des figures combinées ou des pas parti* Culiers; ce sont des sauts extravagants, bizarres, gigantesques; ils dansent pour sauter, par besoin de s'agiter, par goût pour les exercices violents, et voilà tout. Les fatigues d'un long voyage ou de travaux pénibles ne peuvent mettre un frein à cette ardeur de danse; et lorsqu'ils sembleroiont n'avoir besoin que de repos, ils donnent encore plusieurs heures à ce plaisir.
Si bien constitués ils ont peu de maladies, et, près encore de la nature, ils ne connoissent point de médecins. Les lièvres, partage ordinaire des tempé= raments robustes, et les inflammations, résultats communs des exercices violents, voilà à-peu-près les seules maladies aiguës auxquelles ils soient sujets. Quant aux maladies chroniques, ils ne connoissent guère epie les rhuma= tismes, suite naturelle de l'habitude où ils sont de cenicher à l'air pendant l'été élans un elimat où le\s rosées sont très abemdantes. Ainsi que chez tems les peuples où la société a fait peu de progrès encore, les rerneeles violents sont les seuls auxquels ils ont confiance. Ordinairement du poivre et de la poudre à canon infusés élans de l'cau-dc-vie composent le calmant dont ils usent pour les maladies inflammatoires; et, ce que l'on aura de la peine à croire, c'est (|ue ce remède leur réussit souvent : peut-être doivent-ils cette guérison aux sueurs abondantes qu'il leur procure. Le vin et le poivre en assez forte dose et pris à de certaines périodes sont aussi le fébrifuge qu'ils emploient avec succès. Des frictions outrées ou l'application d'une pierre rougie au feu et enveloppée dans un linge mouillé sont les ou rat ifs des rhumatismes. Ils connoissent aussi l'usage dés sang-sues pour les enflures. L'ochre rouge mé= langé avec quelques corps gras est l'unique onguent qu'ils appliquant sur les blessures et les contusions ; et, d'après l'expérience des Morlaques, quelques sens de l'art ont obtenu élans de semblables circonstances d'heureux ré=a sultats de cette terre. Sans avoir aucune connoissance en anatomic et on ostéologie, il y en a peu d'entre eux epii ne soient extrêmement adroits à remettre les membres elémis em fracturés. Ils se servent pour la phlébotomie , non de lancettes, mais de flammes d'acier à-peu-près semblables à celles que l'on emploie pour les chevaux, et cette opération se fait toujours sans aœielcnt.
Mais enfin, ainsi que tous les hommes, ils paient le tribut à la nature; et dès l'instant qu'un Menlaque a rendu le dernier soupir, les cérémonies des funérailles commencent. Les femmes louées pour venir pleurer arrivent ; elles se placent dans l'appartement où le mort est exposé, et entonnent leurs gémissements de concert avec ceux que les nœuds du sang et ceux de l'amitié invitent à le regretter sincèrement. Le corps reste quelepics jours exposé de la sorte, couché parterre, communément étendu sur le manteau qu'ij portoit pendant sa vie, et le visage découvert : l'on place auprès du mort sa ceinture, ses armes, sa pipe, et la bourse qui contient son briquet et son tabac. Penelant ce temps-là tous ses parents paternels et maternels sont obligés de le visiter:
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test Un devoir dont rien ne peut dispenser; et l'absence occasionnée par un Voyage est la seule excuse valable en pareil cas, et il faut que le plus proche parent prie le mort de vouloir bien l'agréer. Les amis remplissent également ce devoir, mais l'obligation n'en est pas aussi étroite. L'usage veut (pie chacun des parents et des amis adressent sérieusement la parole au mort comme s'il étoit dans le cas de les entendre et de leur répondre. Cet usage se retrouve dans plusieurs peuples sauvages de l'Afrique et de l'Amérique septentrionale} tant les préjugés conçus sur l'hypothèse de l'autre vie ont inspiré les mêmes idées à des peuples séparés par de grandes distances ! Ici ils lui demandent d'abord par quelle raison il les a quittés, quel est celui d'entre eux avec qui il n'a pu vivre, et quel sujet de plainte il peut avoir, lis le prient ensuite de vouloir bien se charger de leurs commissions; et c'est ordinairement de donner de leurs nouvelles à leurs parents, à leurs amis; de leur annoncer ou leur prospérité, ou leurs revers; de les prier de leur part de leur garder telle ou telle place à coté d'eux, et mille autres choses semblables. Quand toutes ces visites sont épuisées, on couvre le mort d'une toile blanche, et le cortège prend le chemin de l'église, au milieu des gémissements des femmes et des parents : les pleureuses improvisent, et chantent quelques traits de sa vie. On revient ensuite à la maison avec les prêtres qui ont présidé aux céré* monies religieuses. Un repas succède aux funérailles; et sa licence contraste d'une manière bizarre avec la circonstance, avec les hurlements lugubres des femmes, et avec les prières que répètent les prêtres.
Je disois tout-à l'heure que les pleureuses improvisoient; et en effet le génie delà poésie ne leur est pas étranger. Nécessairement ces peuples ont eu leurs bardes; incontestable preuve que cette nation a tenu par son courage un rang parmi les nations barbares de la Germanie; je dis courage, car les peuples lâches n'ont point eu de poètes. Il n'y a point de fêtes et d'assemblées chez les Morlaques où il ne se trouve un chanteur. Ces chansons, en idiome illyrien, mais corrompu par* le nombre de siècles qu'elles ont traversé avant d'arriver jusqu'à nous , sont l'histoire de quelques héros Slaves, ou la relation de quelque événement tragique dont ils ignorent l'époque. Ce chant héroïque est grave, monotone et lugubre. L'instrument dont on l'accompagne n'est guère fait pour l'animer; c'est une méchante guitarre monocorde dont le son est sourd et sans modulation. Cependant cette poésie n'est pas sans énergie; et sans avoir le sauvage éclat d'Ossian, elle en a quelquefois cette sorte de simplicité auguste dont le sentiment pénètre jusqu'à lame. Si un Morlaque voyage la nuit dans les montagnes, il est rare qu'il ne chante pas, et ces poèmes antiques sont toujours les chansons qu'il préfère. Une longue exclamation, ou plutôt un cri barbare et prolongé, précède chaque strophe. Il arrive sou= vent qu'il est entendu au loin par quelque autre Morlaque; et celui-ci ne manque jamais de répéter sur le même ton le couplet que le premier a chanté, et ils se répondent ainsi aussi long-temps qu'ils peuvent s'entendre. Il est impossible de rendre l'espèce de tristesse pour ainsi dire antique, la sorte de vétusté mélancolique que répand dans lame ce genre de dialogue musical
dont les échos des montagnes désertes prolongent l'expression lugubre et gothique à travers le profond silence des solitudes et des nuits. On se croit reporté sur le sommet des siècles; et toutes les fantastiques illusions de l'orageuse magie des Orcades, tous les fantômes des Parques du nord et des héros de Thulé vous assiègent et vous affligent*
Les autres habitants de la Dalmatie et de I'Istrie, quoique confondus avec les Morlaques, n'ont pas avec eux la moindre analogie; ce sont deux nations parfaitement distinctes, comme je l'ai déjà remarqué, et comme l'a* vérifié le citoyen Cassas pendant son voyage. Les Dalmatiens proprement dits sont Italiens, et sur-tout Vénitiens dans toute l'acception du terme. Ils en parlent la langue; ils en ont les mœurs, les usages, la religion, la sou* plesse et l'astuce ; et le voisinage de l'Allemagne, le gouvernement autrichien, même dans les parties qui étoient précédemment sous sa domination, n'ont apporté qu'une bien foible altération à cette physionomie générale. Ainsi donc Italiens dans les villes et les bourgades de la côte, Morlaques dans quelques isles et dans les vallées, Haiducks dans les montagnes et dans les déserts, tels sont aujourd'hui les habitants d'un empire d'où, il y a deux mille ans, une reine superbe insulta à la fierté du sénat romain, et dont la chute proclam oit dès-lors cette grande vérité, qu'une injuste monarchie croule toujours devant l'énergie de la vertu irritée.
Quoi qu'il en soit, ces différents peuples, habitants actuels delà Dalmatie, présentent une grande matière aux réflexions du philosophe. C'est ici que deux extrêmes se sont rencontrés et sont restés en présence, c'est-à-dire les derniers Pygmées qui portèrent le nom romain, et le simulacre des premiers géants qui annoncèrent les barbares du nord. Ainsi donc nulle force humaine ne peut relever une puissance que la corruption des mœurs a lentement minée. Ainsi le long passage des siècles n'ajoute rien à la civilisation des hommes dont les aïeux furent sauvages et barbares, quand ils ne sont pas appuyés par une force majeure. Ces deux vérités sont profondément gravées sur le sol de la Dalmatie. Les Morlaques sont tels aujourd'hui que furent les Slaves; et dans les Dalmatiens on retrouve encore toutes les petitesses des cours et d'Orient et de Rome. Par-tout, à leur air incertain, à leur politesse d'habitude, à leur marche ambiguë, à leur timidité circonflexe, on reconnoît des peuples dès long-temps ployés à être vaincus, et dont les défaites ont fréquemment changé de livrées : on reconnoît cet esprit d'intrigue, apanage des gouvernements débiles; ce costume de fausseté délateur de l'exil du civisme; cette souplesse innée qui court à la fortune individuelle à travers les débris de la prospérité publique j cette inquiétude tortueuse qui ne s'alimente que de brigues, que de mensonges obscurs, que de rivalités sourdes, que de religion affectée. On retrouve enfin ici Rome sous Augustule, et Bysance sous Andronic; et au bout de quatorze cents ans, pour peu que l'on soit observateur, et que l'histoire à la main l'on se donne la peine d'étudier les hommes que la Dalmatie présente au voyageur, on acquiert dans les Dalmatiens l'exacte connoissance de ce que furent les Romains arrivés au dernier' période de leur dégradation,
et dans les Morlaques celle à-peu-près de ce que durent être dans l'origine les fondateurs barbares de quelques uns des grands empires de l'Europe que nous voyons si policés aujourd'hui. Il n'est plus ici d'anciens Dalmates. J'ai présenté quelques idées sur les croisements de race et le genre de révolution qui les ont effacés à la longue. Les Dalmatiens actuels ne sont, comme presque tous les peuples d'Italie, qu'un mélange du sang des Romains mêmes avec le sang de cette foule de nations émigrantes qui ont concouru à les détruire: le petit nombre d'Haiducks relégués dans les montagnes sont l'écume de ce mélange , tandis que les Morlaqucs sont restés vierges au milieu de cette grande confusion. C'est une parcelle de ces grands peuples qui se sont établis pour ainsi dire depuis les bouches du Danube jusqu'aux rives de l'océan Atlantique. Ils sont arrivés après ces grands peuples , mais en trop petit nombre pour faire sensation : ils ne se sont point civilisés pareequ'ils n'ont point été assez forts, ou que peut-être ils n'ont point trouvé un espace assez vaste pour former un corps d'empire : ils ont été soufferts plutôt que protégés. Leurs mœurs n'ont presque rien reçu des puissances environnantes, parce-qu'il étoit de leur essence primitive de donner l'impulsion et non de la reces voir, en ce qu'ils participèrent du grand ébranlement des peuples du nord; et ils sont restés sans nuances bien marquées d'urbanisation, en ce que l'action du mouvement donné fut plus lente sur eux, et qu'ils n'eurent par conséquent ni assez de force pour dominer ni assez de foiblesse pour se soumettre. Us changèrent de climat, voilà tout : et ils sont restés tels que furent ces grands peuples qui changèrent de climat, mais pour conquérir, et qui, ayant conquis, furent contraints de se ployer à une organisation sociale pour se conserver. Cette organisation nécessita des règlements , ces règlements une discipline , et cette discipline des lois; et la physionomie première disparut; car ce sont les lois qui font les nations policées : et les Morlaqucs n'ont que des usages et des traditions.
Tel est l'apperçu de l'histoire politique de I'Istrie et de la Dalmatie; telle est l'idée succincte de la moralité des différents peuples qui les habitent maintenant, que nous avons cru devoir présenter à nos lecteurs avant de leur faire parcourir sur les pas du citoyen Cassas les cotes et les différentes villes qu'il a visitées.
fin de la premiere partie.
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SECONDE PARTIE.
Une société d'amateurs des beaux arts, des magnifiques tableaux de la nature, et des pompeux débris de l'antiquité, avoit conçu le projet de faire dessiner quelques uns des sites piquants que présentent les environs de Trieste, et ces dessins dévoient être gravés à Vienne par les ordres de l'cms pereur Joseph IL Ce fut en 1782 que cette société jeta les yeux sur le citoyen Cassas, alors a. Rome, pour exécuter ce plan. En conséquence, le 10 mai de la même année il partit de Rome pour se rendre à Trieste. Le 15 il arriva à Àncône; le 16 il s'embarqua à Pesaro, et un vent favorable le fit toucher à Venise le lendemain 17.
Le mauvais temps avoit fait différer la cérémonie du Bucentaure, et pendant neuf jours que notre voyageur se vit contraint à rester à Venise pour faire les derniers préparatifs de son voyage, il fut témoin de cette fête, la plus pom=i peuse de celles de cette république, et la plus puérile pour le fond, puisqu elle avoit pour objet les noces du doge avec la mer. Tous les ans, sur une grande galère ornée de sculptures dorées assez grossièrement faites, et dont la chambre de pouppe étoit couverte d'un grand tapis de velours cramoisi bordé d'un large galon d'or et de crépines pareilles, le doge, accompagné du sénat, suivi de trois galères de la république et de deux ou trois mille gondoles, qui, si je puis me servir de cette expression, tiennent lieu dans cette ville de carrosses aux particuliers, s'avançoit jusqu'au-delà du rocher cleLido, à-peu-près un mille; et là, avec une gravité tant soit peu comique, jetoit un anneau d'or dans la mer en prononçant avec emphase ces paroles latines : Sponsamus le, mare, insignumverietperpetuidominii Le patriarche, pour rendre cette comédie plus imposante aux yeux du peuple, donnoit alors la bénédiction nuptiale à l'épouse et à l'époux au bruit des canons, des mon tiers et de la mousqueterie. Tout le cortège alloit ensuite entendre la messe à Lido; et comme il n'y a point de bonnes fêtes sans festins, le doge donnoit
au retour un repas splendide aux sénateurs et aux procurateurs de Saint Marc.
On fait remonter l'origine de cette cérémonie au pontificat d'Alexandre III, qui, selon quelques auteurs, donna aux Vénitiens la jouissance de ta mer Adria* tique. L'orgueil aristocratique du sénat n'en convenoit pas cependant, et pré* tendoit que ce pape n'avoit fait que confirmer cette prise de possession qui se renouveloit tous les ans. On ne peut s'empêcher de sourire quand on voit quelques hommes sanctifier ainsi leurs invasions et s'approprier de la sorte au nom de Dieu et de la justice ce qu'ils savoient sciemment ne pas leur appar= tenir davantage qu'au reste de la terre* Le pape Jules II plaisantoit un jour un ambassadeur vénitien, nommé Jérôme Domat, sur le mariage de son doge avec la mer, et lui demandoit où se trouvoient les titres et les pièces justifica? tives dont l'on se servoit pour dresser le contrat de mariage ? L'ambassadeur lui répondit que ces titres se trouvoient au dos de l'acte original de la dona=? tion faite par l'empereur Constantin au pape Silvcstre. Et voilà comme ces hommes se persiffloient réciproquement sur leurs usurpations.
Les idées d'un artiste sont communément plus grandes que celles de ceux qui ont recoins à ses talents. Il n'étoit question que de dessiner des vues de Trieste : mais le citoyen Cassas vit sur les côtes de I'Istrie et de la Dalmatie de riches débris de l'antiquité; il sentit l'utilité dont il pouvoit être aux arts et à l'histoire peut-être, en ne se renfermant pas dans le cercle étroit qu'on lui avoit tracé. De simples dessins de paysages lui parurent d'une bien foible importance en comparaison des fruits qu'il pouvoit retirer de son voyage s'il lui donnoit plus d'étendue. Il résolut donc de visiter les différentes places de ces parages, riches encore des monuments que les Romains y laissèrent, et de rendre un service à l'archéologie en en transmettant à l'Europe des vues fidèles et relevées avec un soin scrupuleux. Il fit part de son projet à quelques Français et quelques Milanais de sa connoissance qu'il rencontra à Venise. Daché, Barthe, Layed de Becheville, de Boulogne, Bonelli, Visconti, et quelques autres, électrisés par la peinture qu'il leur faisoit des charmes d'un semblable voyage, se résolurent à l'accompagner; voyageurs eux-mêmes, peu d'obstacles s'opposoient à ce déplacement : mais cette première chaleur s'éteignit bientôt, et nous les verrons quelques jours après laisser notre artiste poursuivre seul sa généreuse entreprise.
Ils frétèrent donc une petite felouque qu'ils munirent des provisions nécessaires. Le 27 mai ils s'embarquèrent à la Piazetta , et, servis par un vent favorable, ils traversèrent pendant le reste du jour et pendant la nuit le golfe de Venise. Le lendemain à la pointe du jour ils reconnurent les côtes de I'Istrie, les hautes montagnes du Tirol leur restant à bas-bord; et le soir ils entrèrent dans le port de Trevigno ou Rovigno, jolie ville, située sur un rocher dans une presqu'isle sur la côte occidentale de I'Istrie. Cette ville, bien bâtie, contient à-peu-près dix mille habitants. Il est assez naturel que ses édifices soient solidement construits et que leur architecture annonce une sorte d'élégance, puisque les carrières quelle possède sont celles d'où
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Ton extrait toutes les pierres nécessaires aux constructions de Venise; et outre que cette circonstance doit être pour cette ville une source constante d'opulence, il est encore assez simple qu'elle y appelle pour l'examen même de ces pierres les architectes les plus rccommandables de la capitale, et que ses bâtiments se ressentent de leur séjour. La cathédrale, vaste et d'un beau gothique, se présente majestueusement dans la partie la plus élevée de la ville. Ce monument est sur-tout remarquable par' la hauteur et la beauté de son clocher, qui paroît avoir été construit sur les mêmes dessins que celui de Saint-Marc de Venise.
Le citoyen Cassas et ses compagnons ne s'arrêtèrent que quelques heures à Rovigno, et se rembarquèrent pour gagner Pola en longeant les côtes de I'Istrie. En général le sol aride et inculte donne un aspect sauvage à ces côtes. Fréquemment, et sur-tout en approchant de Pola, on les trouve bordées et couvertes de petites isles qui rendent la navigation assez dangereuse pour les bâtiments qui s'y trouvent engagés. Toutes ces isles sont désertes. Les approches de Pola s'annoncent par des écueîls et des pointes de rochers qui couvrent entièrement la rade dans le fond de laquelle se trouve cette ville. Cette rade est spacieuse et commode; c'est un large bassin parfaitement encaissé dans les terres : les vaisseaux s'y trouvent à l'abri des plus gros temps et de tous les vents. En y entrant, l'œil est vivement surpris par le spectacle imposant d'un magnifique amphithéâtre, l'un des plus entiers et des plus beaux monuments que l'antiquité nous ait laissés. La majesté de cette masse colossale, l'aimable verdure des coteaux dont il semble couronne'', le calme de l'onde qui baigne presque ses murailles et dont la glace répète son enceinte auguste, la vénération religieuse que la main des siècles imprime sur des murs triom-phateurs des efforts des âges, tout porte dans lame, à cet aspect imprévu, un sentiment délicieux mêlé tout-à-la-fois de plaisir, de méditation et de mélancolie, et dont il est difficile de se rendre compte.
A mesure que l'on avance dans la rade, et lorsque l'on a doublé une pointe ou petit cap qui empêche d'en appercevoir entièrement le fond lorsque l'on est à l'ouest, on découvre enfin les murailles de Pola et la citadelle qui la commande. Nos voyageurs entrèrent dans le port; et, avant qu'il leur fut permis de mettre pied à terre, ils furent conduits au bureau de santé, afin que l'on s'assurât, par l'examen de leurs papiers, qu'ils ne venoient point du Levant. L'extrême sévérité que l'on met dans ces sortes de visites n'empêche pas que la peste ne fasse quelquefois des ravages considérables. On doit en accuser, non la négligence des commis qui veillent à l'entrée des ports, mais la foiblesse de la police vénitienne, qui ne s'attachoit pas assez à purger ces côtes et les isles désertes de I'Istrie et de la Dalmatie des brigands ou forbans qui s'y réfugient, et qui, dans leurs courses nocturnes, venant à s'emparer de quelques barques de l'Archipel ou de la Grèce, transportent ensuite le butin qu'ils ont fait dans l'intérieur des terres ou dans les bourgades les moins fréquentées de la côte, et où par conséquent ils sont moins exposés à être découverts, et là, vendant ce butin sans précaution, facilitent ainsi aux germes
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pestilentiels qlia ces marchandises renferment la faculté de se développer et d'exercer leur fureur sur ces contrées.
Après AEgida, ou Capo distria, dont nous parlerons par la suite, Pola étoit la ville la plus considérable de I'Istrie : elle a néanmoins conservé beaucoup plus de traces que celle-là de son ancienne splendeur. Je ne répéterai point ici ce que j'ai dit au commencement de cet ouvrage de l'origine fabuleuse qu'on lui suppose et de l'expédition des Colehes. Le poète Callimachus, auteur de cette fiction, n'est pas une autorité assez grave pour que l'on s'y arrête, non plus qu'à celle de Strabon, qui veut que Pola, dans la langue des Colehes, signifie gens bannis. Les auteurs qui veulent que le nom de I'Istrie vienne de ce que ces Colehes, avant de débarquer à Pola, rencontrèrent le Danube, qui s'appeloit alors Ister, n'est pas moins ridicule; car, ainsi que Spon le remarque très bien, il faudroit, s'ils eussent rencontré le Danube, que, pour venir débarquer à Pola, ils eussent porté leurs vaisseaux sur leurs épaules, ce fleuve n'ayant aucune communication avec la mer Adriatique.
Quoi qu'il en soit de ces obscurités, il paroît au moins certain que cette ville tenoit déjà un rang recommandable parmi les villes de ces contrées lorsque les Romains en firent la conquête, puisqu'ils en jugèrent les habitants dignes du titre de citoyens romains et du droit de cité, faveur qu'ils n'aceoi-doient pas indifféremment. Elle n'est pas très éloignée du promontoire de I'Istrie, connu dans la géographie ancienne sous le nom de Polatieum pro= montorium, qui se trouve à l'entrée du golfe appelé par Pomponius Mêla Polaticus sinus.
Cette ville si florissante lorsque les Romains l'environnoient de leur toute-puissance; que l'on apperçoit, sous l'empereur Sévère, s'enorgueillir du titre de république, respublica Polensis, ainsi que l'atteste l'inscription trouvée sur l'une des faces de la base d'une statue élevée à cet empereur, inscription que l'on voit encore à l'entrée du dôme ou église de Pola; cette ville, dis-je, a vu sa splendeur s'éclipser avec la gloire de ses appuis : à peine reste-t-il aujourd'hui six à sept cents habitants épars dans les murs d'une ville près de laquelle on admire encore un amphithéâtre capable de contenir quelques mille spectateurs. Elle n'a pour unique défense qu'une mauvaise citadelle à quatre bastions, commencée par les Vénitiens, et qu'ils ont laissée imparfaite. Un foible détachement de quinze à vingt hommes étoit l'unique garnison qu'ils y entretenoient. Les seuls honoraires du gouverneur qu'ils y lenoient coûtoient plus dans un mois à la république que la solde annuelle de toute la garnison. Ce gouverneur étoit un personnage assez inutile dans une ville où la force militaire étoit de si peu d'importance; mais c étoit une place de plus pour un noble vénitien.
Les murailles de l'amphithéâtre sont encore entières : sa forme est som= blable à celle de tous les monuments de ce genre. On croit généralement cpie les pierres dont il est construit ont été tirées des carrières de I'Istrie: cependant, quoiqu'elles soient fort belles et encore très saines, elles ne paroissent pas être du genre de celles que l'on appelle dans les arts pierres
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d'IsTRiE, espèce de marbre ou pierre graniteuse extrêmement rare, et dont le muséum central des arts de la république française ne possède que quelques colonnes. Cet amphithéâtre a trois étages, dont chacun est percé <\e SOlxanUv douze arcades, en tout deux cents seize. Il ne reste que la cage de cet édifice, que quatre contre-forts placés aux quatre angles d'un carré supposé distinguent des autres édifices pareils en le faisant sortir du style qui leur est propre. Cette circonstance même jette de l'incertitude autant sur l'époque où il a été construit que sur les mains qui l'ont édifié. Une partie des gradins a du être taillée dans le roc même; et il est présumable que le terrain, en s'élc-vant et comblant l'arène, les a couverts à la longue. Le reste des gradins étoit en bois. Selon toute apparence, ils auront été enlevés ou brûlés, ou peut-être vermoulus par le temps, seront-ils tombés en poussière à la place qu'ils occupoient.
Ce fut donc là l'antique séjour des jeux et des plaisirs. Les bruyantes acclamations des peuples ont donc retenti sous ces murs. Aujourd'hui c'est l'asyle du silence et de la mélancolie. Que de réflexions quand on y pénètre ! Quelle est éloquente la solitude dont on marche entouré ! on croit entendre la péroraison de l'histoire des empires. Quelle est la place que souillent ces reptiles ? Celle où s'asseyoit Auguste. Où sont ces fleurs, ces myrtes, ces lauriers qui pendoient en festons sur ces Romains si fiers? Des ronces dont la décrépite chevelure trahit la caducité des arceaux entrouverts, voilà les guirlandes appendues par le temps. Tout a disparu; et le gladiateur qui dessinoit sa mort; et les Césars qui pesoient sur la terre; et les lions qui disputaient au criminel l'heure de son supplice; et l'histrion enrichi des vers de Sophocle et de Térence; et ces héros couverts de la pourpre triomphale; et ce peuple qui vendoit aux jeux du cirque le souvenir de son esclavage : de ce monde de l'antiquité il ne reste rien, rien que des pierres. Ambitieux, errez parmi les ruines, elles vous prédiront le sort de vos tombeaux.
Cet amphithéâtre n'est pas la,seule antiquité de Pola; cette ville possède un temple dédié à Rome et à Auguste, ainsi que le prouve l'inscription que l'on voit encore sur la façade de ce temple. Cette espèce d'association divine entre Auguste et Rome se retrouve ailleurs, et ne pourroit étonner que ceux à qui l'histoire ne seroit pas familière. On sait que la flatterie pressa long-temps Auguste de permettre qu'il lui fût érigé des temples pendant sa vie. Il s'y refusa d'abord avec une sorte d'opiniâtreté : niais les flatteurs revim rent si souvent sur cet objet, qu'il se rendit enfin ; il consentit qu'on lui dressât des autels. La ville de Rome fut seule exceptée de cette faveur; il ne l'accorda qu'aux autres villes de l'empire4, mais à condition que Rome seroit toujours de moitié dans le culte qu'on lui rendroit, et que les temples dans leurs in= scriptions votives porteroient par-tout, a Rome et a Auguste, etc. Celui de Pola est un de ceux que les provinces s'empressèrent alors d'élever. L'm= scription, très exactement rapportée par Spon, ainsi que le citoyen Cassas l'a vérifié, ne laisse aucun doute à cet égard. L'érection de ce temple dut suivre d'assez près la conclusion de la guerre que l'insurrection de ces contrées, dont
nous avons rendu compte, avoit allumée. Il est prés u niable cjue ce fut un moyeu que ces peuples rattachés au joug tentèrent pour se remettre dans les bonnes grâces de l'empereur.
L'architecture de ce temple, du plus beau temps et du meilleur style, est de l'ordre corinthien. Quatre colonnes soutiennent le fronton, et forment, avec deux colonnes latérales, un portique ouvert qui précède l'intérieur du temple. Quatre pilastres corinthiens et cannelés forment les angles des massifs de pierre qui font la cage de l'édifice. C'est à la façade du portique, sur la frise plate entre l'architrave et la corniche, que se trouve l'inscription rap= portée par Spon : elle est encore très lisible. Dans le pourtour de l'édifice la frise sculptée en feuillage et la corniche sont dégradées en quelques endroits; sur la partie latérale à droite elles ont presque entièrement disparu. La façade a beaucoup moins souffert ; cependant les stylobates des colonnes sont presque enterrés , et l'on rt'apperçoit pas de vestiges du perron qui , selon toute apparence, a dû exister pour monter au portique.
Le peuple de cette ville veut que ce temple ait servi au culte de Pallas; mais l'inscription seule suffit pour démentir cette erreur populaire. Il n'est pas aussi facile de deviner pourquoi et par quelle tradition ce même peuple appelle l'amphithéâtre YOrlandina ou la maison de Roland , et pourquoi une vieille tour assez éloignée de l'amphithéâtre s'appelle aussi la tour de Roland. On est assez surpris de trouver le nom de ce fameux paladin dans des contrées si éloignées de Roncevaux : il ne seroit qu'un moyen de donner une sorte de vraisemblance à cette tradition extraordinaire, et je n'avance cette explication qu'avec la timidité que tout homme de bon sens doit ressentir •quand il hasarde une conjecture. Au reste, si cette conjecture avoit quelque: fondement, elle feroit un grand honneur à l'empire que la poésie exerce sur tous les hommes. Le siècle où vivoit l'Arioste fut un de ceux où l'Italie fut le plus en proie aux contrebandiers, aux voleurs et aux bandits de tout genre; et il mourut à l'époque où les Uscoques commençoient à se réunir en corps dans la Dalmatie et dans I'Istrie, et appeloient à eux tous les aventuriers qui pouvoient accroître leurs forces. Tout le monde sait que le célèbre poète fut gouverneur d'une province de l'Apennin que les bandits désoloient avant son arrivée, et que, par sa fermeté, sa conduite sage et modérée, et sans avoir recours à la ressource des supplices, il parvint à rétablir la tran= quillité dans le pays qui lui étoit confié, et s'acquit l'estime et le respect non seulement des habitants mais encore des bandits mêmes. Un jour il fit par hasard l'expérience des sentiments que ces hommes lui portoient. Un matin , plus occupé des charmes de la poésie que des soins de son gouver= nement et de sa sûreté individuelle, il sortit en robe de chambre de la ville qu'il habiloit; et, distrait par les aimables rêves où son imagination s'aban= donnoit, il s'égara si bien qu'il tomba au milieu d'un parti de ces bandits. Us alloient le dépouiller et peut-être lui faire subir un sort plus funeste encore, lorsque l'un de ces hommes le reconnut et le nomma à ses compagnons. Le respect les fit tomber dans l'instant à ses pieds pour implorer le pardon de
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l'injure qu'ils avoient voulu lui faire; et lui servant d'escorte, ils le reconduisirent à la ville en l'assurant qu'ils séparoienl le grand poète du gouverneur, et que c'étoit à l'Arioste qu'ils aimoient à rendre cet hommage. Ses ouvrages leur étoient donc connus. Seroit-il impossible que par la suite quelques uns de ces hommes attirés sur les côtes de I'Istrie et de la Dalmatie comme lieux devenus par le concours des circonstances la métropole du brigan= dage, jetés dans leur course à Pola, y eussent fait quelque séjour; que, dans leur ignorance, l'aspect de l'amphithéâtre et de quelques vieilles tours qui tiennent encore aux antiques murailles de cette ville leur eût rappelé les fictions de l'Arioste, et les palais, les châteaux magiques qu'il dépeint avec tant de richesse, et qu'ils eussent dit, Voici un palais semblable, voici des tours pareilles à celles dont on lit la description dans XOrlando ? Alors quand ils auront voulu désigner Pola, ou se donner rendez-vous à quelque masure inhabitée pour partager le butin fait dans quelque course, ils auront dit, Nous nous réunirons à XOrlandine ou à la tour de Roland : cette expression aura circulé, le peuple des environs et de Pola l'aura entendue, elle se sera enracinée, et l'habitude aura fait le reste.
Quelques ruines, auxquelles le peuple donne aussi le nom de palais de Julie, présentent également une obscurité difficile à percer quand on veut connoître à quelle Julie ce palais peut avoir appartenu. On ne peut l'appliquer à Julie sœur de Jules-César et aïeule maternelle d'Auguste , ni à Julie fille de ce même César et femme de Pompée. L'histoire nous apprend que l'une et l'autre sont mortes à Rome dont elles n'étoient jamais sorties* Cela ne peut regarder non plus les deux Julie fille et petite-^fille d'Auguste. Quoique la première ait été mariée en troisièmes noces à Tibère et que ce prince ait fait un long séjour dans I'Istrie et dans la Dalmatie, on sait qu'il n'ambitionna sur-tout le commandement de ces provinces que pour s'éloigner de sa femme, dont les déportements le faisoient rougir; et par conséquent elle ne l'y suivit pas. Quant à la seconde, elle n'étoit jamais sortie de Rome quand elle fut condamnée à l'exil; et, quoique le lieu de son bannissement fût une petite isle de la mer que depuis l'on nomma Adriatique, il n'est pas présumable qu'elle en soit sortie pour habiter Pola, ni qu'elle etït pu avoir les moyens de s'y faire construire un palais. Deux autres Julie ont été également fameuses; l'une, sœur de Caligula, qui fut reléguée dans l'isle Ponce; l'autre, nièce de Domitien, qui se prostitua à ce monstre, et mourut dans le palais impérial à Rome, à la suite d'un breuvage qu'elle avoit pris pour dérober au public la connoissance d'une grossesse fruit de ses débauches.
Si donc il est une Julie qui ait pu habiter quelque temps dans ces contrées et y avoir eu un palais, ce ne peut être que JuliaDomna, seconde femme de lem* pereur Septime Sévère. Il étoit depuis long-temps gouverneur d'Illyrie quand il parvint à l'empire. On sait qu'il fut chercher cette Julia Domna en Syrie, pareequ'un oracle lui avoit prédit que l'empire étoit attaché à l'homme qu'elle épouseroit. Il la ramena avec lui ; et ce fut quelque temps après que les légions d'Illyrie le proclamèrent, et que toute cette partie de l'Europe depuis le Danube
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jusqu'au golfe le reconnut. Il partît avec son armée pour marcher à Rome cou Ire D i d i u s Ju 1 i a n us. Il est assez p rés u m ab le que, dans l'i n cer ti tu d e d u su ccès dune entreprise semblable, totalement militaire, et dans laquelle il affecta, pour gagner plus que jamais l'amour du soldat, de marcher à pîed et d'éloigner de lui tout le faste de la souveraine puissance, il ne se fit point suivre par sa femme, et qu'il la laissa en Illyrie. Il est simple encore de penser quelle choisit Pola pour- le lieu de son séjour pendant l'absence de son mari, comme l'endroit le plus commode pour en recevoir promptement des nouvelles, et qui, par le voisinage de la mer, lui présentait plus de facilités pour la fuite, dans la supposition que le sort lui fût contraire. Il paroît d'ailleurs, par le piédestal d'une statue de Sévère, que l'on a trouvée à Pola et dont nous avons parlé précédemment, que cet empereur avoit quelque prédilection pour cette ville, ou qu'il l'habita, ou qu'au moins les habitants avoient quelque atta= chement pour lui; toutes raisons qui purent déterminer Julia Domna à y séjourner : et en confrontant les différents traits de l'histoire, s'il est vrai qu'une Julie ait eu un palais à Pola, il n'est vraiment que celle-ci à laquelle on puisse raisonnablement faire l'application de cette tradition qui semble s'être conservée parmi le peuple.
Quoi qu'il en soit, il ne reste plus de ce palais que quelques pierres éparses, auxquelles on feroit peu d'attention si le nom que l'on donne au lieu qu'elles occupent n'éveilloit pas la curiosité; et comme l'on n'apperçoit plus rien de l'architecture, il n'est pas possible de pouvoir asseoir aucun jugement sur l'époque; le style se trouvant totalement effacé.
II n'en est pas de même de l'arc de triomphe, dont la conservation est parfaite, et que l'on compte aujourd'hui parmi l'une des portes de la ville sous le nom de Porta -Aurea. Ce beau monument, à une seule arcade à plein ceintre, orné de colonnes corinthiennes qui supportent l'entablement, n'est point un de ces hommages rendus aux dépens du trésor' public à un grand homme de ces siècles reculés ; c'est tout simplement un témoignage d'amour donné par une femme à son époux. L'inscription annonce que c'est une Salvia Postuma, qui à ses frais le fit ériger à Sergius Lépidus , édile, et tribun militaire de la vingt-neuvième légion. L'on voit au couronnement trois socles qui ont servi à porter trois statues ou trois bustes. A en juger par leurs inscriptions, sur celui du milieu devoit être celle du Romain à qui le monument étoit consacré. A droite étoit celle de son pere Lucîus Sergius, édile et duumvir; à gauche celle de son oncle Gnéius Sergius, également édile et duumvir pour cinq ans. Gest sur la façade intérieure par rapport à la ville que ces inscriptions se lisent, et de ce côté l'architecture est entièrement dé= couverte, et l'on peut en juger parfaitement. La façade extérieure, c'est-à-dire celle du côté de la campagne, devoit être également riche, mais elle est ob= struée par les vieilles murailles de l'enceinte quî a été faite depuis, en sorte que l'on n'apperçoit que les chapiteaux des colonnes et une partie du ceintre de l'arcade. Quel beau vestige de la puissance d'un peuple où de simples particuliers pouvoient élever des monuments aussi riches à la mémoire de leurs proches!
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L'église de Pola, que, suivant l'usage italien, on appelle le dôme, il Duomo occupe, selon toute apparence, la place de quelque temple antique. On trouve à chaque pas dans ses environs des débris de colonnes , de chapiteaux, de frises, de socles, de tombeaux et d'inscriptions. Spon a rendu ces dernières avec une telle exactitude, qu'il est inutile de les rapporter ici et que nous y renvoyons le lecteur avec confiance.
Ce ne fut pas dans ce premier séjour à Pola que le citoyen Cassas dessina les vues de ces divers monuments. Ses compagnons de voyage, plus jaloux de voir que d'examiner, les parcoururent avec lui avec cette curiosité qui se lasse bientôt quand l'étude n'est pas de moitié avec elle, et le pressèrent de partir.
Ils se rembarquèrent donc; et retournant sur leurs pas, ils repassèrent devant Rovigno, où ils ne s'arrêtèrent qu'un moment, long-temps contrariés par le vent que dans la Méditerranée l'on appelle le sirocco. Lorsqu'il vint à cesser, ils se trouvèrent en plein calme en face de la petite ville de Pirano. Elle est bâtie sur une presqu'isle formée par le golfe Lagone et celui de Trieste. L'aspect en est très pittoresque; une assez longue façade de maisons élégamment bâties borde la plage que baignent les flots de la mer, tandis que sur un monticule placé presque au centre de la ville se dessine avec assez de majesté l'église, accompagnée d'une tour ou clocher fort élevé qui se termine en flèche et qui est détaché du corps de l'édifice. A gauche, sur la cirnc d'une montagne plus élevée, dont la pente très escarpée vient mourir à l'extrémité même de la ville, on apperçoit les murailles gothiques d'un vieux château dont les courtines et les tours crénelées font un effet piquant dans le paysage. La croupe de cette montagne est agréablement mélangée d'arbres d'un beau verd, et de décombres de roches. Un grand cordon de montagnes beaucoup plus élevées, arides et d'un ton grisâtre, termine l'ho=î rizon , et par leur âpreté prêtent plus de fraîcheur encore aux plans du devant.
Le vent s'étant élevé, nos voyageurs continuèrent leur route et vinrent débarquer à Capo d'Istria, où ils ne passèrent que quelques heures. Cette ville fut connue dans la plus haute antiquité, sous le nom cXAEgicla. On suppose qu'elle fut fondée par les Colehes aussi bien que Pola. Pallas étoit la divinité protectrice de cette ville. Elle quitta dans la suite des temps le nom d'AEgida pour prendre celui de Justinopolis, pareeque, dit-on, l'empe= reur Justin l'embellît; cependant j'avoue que j'ai de la peine à concevoir parN quelle prédilection Justin auroit répandu des bienfaits sur cette ville. Lorsque Justin régnoit en Orient, l'empire d'Occident s'étoit éteint dans la personne d'Augustule. Les successeurs d'Odoacre régnoient en Italie. Ce ne fut que sous l'empire de Justinien, neveu de Justin , que Narsès et Bélisaire reconquirent l'Italie et ses isles; alors il me sembleroit beaucoup plus naturel de penser que ce fut plutôt à l'empereur Justinien qu'AEgida dut ses embellissements, qu'à l'empereur Justin. Né, dans les champs de laThrace, d'un simple paysan, Justin n'avoit aucun motif pour embellir une ville très éloignée du lieu de sa naissance, et à laquelle il ne pouvoit donner son nom puisqu'elle ne lui
apparie n oit pas ; tandis que Justinien au contraire pouvoit mettre de l'orgueil à embellir ses conquêtes; et l'histoire nous apprend qu'ayant rendu par la puissance de ses armes une splendeur momentanée à l'empire, il se plut à décorer beaucoup de villes d'Europe et d'Asie. D'ailleurs Justinien étoit né dans la Darda nie. Sait-on bien précisément si c'étoit dans la Dardanie qui faisoit partie de l'Asie mineure, ou dans la Dardanie d'Europe qui faisoit partie de la Moesie supérieure ? ou enfin ne seroit-ce pas dans une autre Dardanie qui faisoit partie de la Dalmatie ? ce qui conséquent ment nous rapprocheroit beaucoup de l'AEgida de I'Istrie. Procope, dans le chapitre premier du quatrième livre de son traité des Edifices, nous apprend que dans la Dardanie européenne Justinien fit réparer une ville nommée Ijlpiana, et qu'il fonda une ville voisine, qu'il nomma Justinopolis du nom de Justin son oncle : ce qui pourroit s'entendre de la Justinopolis dont il est question ici; et à cet égard le témoignage de Procope doit être d'un grand poids, puisqu'il écrivoit sous le règne de Justinien, qu'il fut honoré de l'amitié particulière de ce prince, et qu'il étoit secrétaire de Bélisaire. Cluvier est le seul au reste qui ait prétendu que cette ville devoit ce nom à l'empereur Justin, et il s'appuie sur une inscription que d'autres que lui n'ont pas connue, et qui selon lui sembleroit l'indiquer.
Quoi qu'il en soit, ce nom de Justinopolis a été totalement oublié pour celui de Capo distria, qui indique d'une manière très précise la situation de cette tille, et elle est encore à la place même où fut l'ancienne AEgida. Elle est une des plus considérables de la partie de I'Istrie ci-devant vénitienne. Elle repose sur une isle que l'on a jointe à la terre-ferme par une chaussée d'un demi-mille de long. Les Vénitiens la prirent d'assaut en g32 : mais dans le quatorzième siècle les Génois la leur enlevèrent. Enfin en 1478 elle retourna à la république de Saint-Marc, et depuis elle n'en a pas été séparée; c'est un évêché suffragant de l'archevêché d'Udiue. Malgré son peu d'étendue on y compte quarante églises ou chapelles, non compris la cathédrale, et elle a trente couvents. Ses salines et ses vins forment la plus considérable branche de son commerce. L'air que l'on y respire, sans être très sain , est cependant moins dangereux que celui des autres villes maritimes de I'Istrie.
L'impatience que le citoyen Cassas et ses compagnons éprouvoient d'arriver à Trieste ne leur permit pas de faire un long séjour à Capo distria; et quoique la traversée de l'une à l'autre soit peu considérable, le calme, ou la bonace, comme disent les marins de ces parages, les retint long-temps, et ils ne purent entrer dans le port de Trieste qu'à deux heures du matin le premier de juillet. Us ne débarquèrent qu'à sept heures, lorsque le bureau de santé fut ouvert et que leurs papiers eurent été visités. Le citoyen Cassas se rendit en arrivant chez le baron de Pilloni, lieutenant général de police : il lui remit les lettres de recommandation qu'il avoit pour lui, et par lesquelles il étoit invité à lui procurer toutes les facilités pour pouvoir dessiner dans le port sans être inquiété. Ce magistrat lui fit l'accueil le plus distingué ; et depuis ce moment il ne cessa de lui prodiguer les égards et les politesses qu'un homme instruit
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ET DE LA DALMATIE. 73
accorde avec tant de plaisir aux artistes; et en lui rendant ici ce témoignage public d'estime, le citoyen Cassas se plaît à rendre hommage autant à la vérité qu'à satisfaire à sa reconnoissance particulière.
Ce fut à Trieste que ses premiers compagnons de voyage le quittèrent; leurs affaires les rappeloient à Venise. Mais lui, toujours convaincu de l'uti= lité dont il pourroit être aux arts en visitant la Dalmatie, il chercha à se procurer une société nouvelle, et la trouva facilement. Il remit en consé= quenec à s'occuper à son retour des dessins de Trieste. Il détermina donc le citoyen Bertrand, alors consul de France, le fils du prince de Pars, admi= nistrateur général des postes, et M. Grappin, avocat et homme de lettres, à entreprendre avec lui ce voyage; et après trois jours de repos à terre il se rembarqua. Mais, pour ne point revenir inutilement deux fois sur la même matière, nous allons rendre compte ici des observations dont notre voya= gciir ne s'occupa que dans la suite, ainsi que nous en avons usé pour Pola, dont il ne composa les dessins que lors du second séjour qu'il y fit.
La maison d'Autriche, comme nous l'avons observé au commencement de cet ouvrage, possédoit une partie de I'Istrie, tandis que la république de Venise tenoit sous sa puissance la majeure partie de la cote maritime. Trieste est la ville la plus considérable de cette partie autrichienne que l'on appelle plus particulièrement le Littoral. Elle a succédé à l'ancienne Tergeste, ou plutôt les édifices se renouvelant avec la marche des siècles, ont insensé blement remplacé ceux de l'ancienne ville : ainsi donc ce n'est point une ville moderne que l'on ait rebâtie sur l'emplacement d'une cité ancienne qu'auroit détruite quelque révolution du globe ou quelque événement po= litique. Elle s'élève en amphithéâtre sur la croupe d'une montagne dont la mer mouille le pied. Une citadelle a été construite au sommet de cette montagne, et par sa position commande ainsi toute la cité, divisée en haute et basse ville.
Trieste, située au fond du golfe qui porte son nom, ne fut long-temps qu'une simple rade. La cour de Vienne, au nombre des vœux que sa politique forma constamment pour son agrandissement, plaça toujours celui detre comptée pour quelque chose parmi les puissances maritimes, et de posséder en conséquence un port militaire. L'impératrice Marie-Thérese, embrassant avec plus de chaleur encore un projet dont ses prédécesseurs n'avoient fait que pressentir l'utilité sans le mettre à exécution, résolut de tirer parti de la situation favorable de Trieste, et d'en faire une place importante où les avantages du commerce se trouvassent réunis à ceux d'une marine impériale. Dès lySo les plans furent arrêtés et les travaux commencés : Ton choisit les emplacements convenables à la construction des vaisseaux et l'on y établit des chantiers ; on jeta les fondements des magasins nécessaires aux agrès, aux vivres et aux approvisionnements. Successivement une corderie, des forges, des fours, des hôpitaux furent construits. Enfin Marie-Thérese ne négligea rien de tout ce qui pouvoit assurer rapidement à ce nouvel établissement la splendeur qu'elle lui des tin oit; et peu de temps après le pavillon autrichien,
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£n flottant pour la première fois sur les mers, apprit à l'Europe l'existence de Trieste.
Mais l'impératrice n'auroit qu'imparfaitement rempli le but qu'elle se pro= posoit si elle n'eût également dirigé vers cette place les canaux du commerce. Elle eut donc soin de la combler de privilèges, et sur-tout elle s'empressa de déclarer ce port franc de tous droits. Pour lui faciliter les relations avec le Levant, dix-neuf ans après elle fit bâtir un vaste et commode lazaret où les équipages des vaisseaux pussent être en quarantaine. Insensiblement elle y appela et encouragea tous les genres d'industrie dont les rapports se trouvent par leur nature plus intimement liés avec l'art de la navigation. Il se forma dans Trieste des manufactures de cables, de toiles à voiles, d'armes de toute espèce, des fonderies de canons , de boulets, d'ancres, etc. Des fabriques d'objets purement commerciaux s'y établirent, tels que velours, cierges, savons : les liqueurs entre autres devinrent une branche importante de son commerce, et l'on évalue à six cent mille le nombre de bouteilles de liqueurs que l'on en exporte annuellement. En 1767 il s'y forma une compagnie d'as= surance dont on estime les capitaux à trois cent mille florins; et en 1770 on y comptoit déjà plus de trente maisons capitales de commerce en gros.
Quant à ses productions territoriales, Trieste ne peut guère s'enorgueillir que de ses vins blancs, dont la qualité est estimée et le débit facile : mais cet article, ainsi que celui des fruits, tels que les noix , les marrons, les oranges, les limons, les grenades , les figues, que son territoire produit en abondance, n'en= trent que pour une foiblepârt dans sonnégoce, qui repose plus essentiellement sur son industrie ou sur les marchandises étrangères dont elle est l'entrepôt.
Ce fut ainsi que Trieste sortit de l'obscurité où elle avoit été plongée, surtout pendant le temps 011 elle avoit spécialement appartenu à ses évêques, dont la liste remonte au sixième siècle. Ils étoient suffragants d'Aquilée lorsque I'Istrie appartenoit en entier au patriarche de cette métropole. Cependant Lothaire, roi d'Italie, démembra Trieste du patriarchat, et la donna avec son territoire en toute souveraineté à son évêque particulier, avec le droit de battre mon noie. Dans la suite les évêques vendirent aux habitants la jurisdiction moyennant cinq cents marcs d'argent. Après avoir* fait pendant quelque temps partie de la Carniole, elle en fut détachée; et maintenant ses évêques, qui prennent le titre de comtes, sont suffragants de l'archevêque de Goertz.
Les habitants du territoire de Trieste n'ont pas en général le même pen= chant a. la paresse que ceux de la partie de I'Istrie vénitienne. Moins Italiens, ils tiennent plus des mœurs et de la constitution physique des peuples de la Carniole, parmi lesquels même plusieurs géographes les placent, en consi= dérant I'Istrie autrichienne comme la cinquième division du duché de Car= niole. Ils ont la robusticité et les habitudes des peuples montagnards; et en effet toute cette partie est couverte de montagnes énormes dont les sommets sont couronnés de neiges pendant toute l'année. Ces hommes, forts et vigou= reux, formés à une nourriture grossière et frugale, habitués à coucher sur
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la terre, passent sans aucun inconvénient du froid excessif qui règne sur le haut des montagnes à la chaleur étouffante qui circule dans les vallées. La poitrine découverte, les pieds nus, ils bravent les glaces et les aspérités des ro= chers. Les montagnes sont ou couvertes de bois magnifiques, ou entièrement pelées, selon les diverses expositions: mais les vallées sont constamment d'une fertilité telle qu'elles accordent deux moissons dans l'année; en sorte qu'après la récolte du froment, du seigle et de l'orge, on sème le sarrasin, qui mûrit avant l'hiver, aussi bien que le millet, que l'on cultive communément sur les terres où l'on a recueilli le lin et le chanvre. Outre cette culture, qui fournit abondamment à la consommation de Trieste , elle tire encore un grand nombre de bestiaux des excellents pâturages de ses vallées ; et son territoire procure de plus à sa marine des aciers, du fer, du mercure, du plomb, du cuivre; à la pharmacie, du miel, des vipères, des scorpions; et aux cargaisons, des huiles, des résines, des fromages, etc.
Ce pays, hérissé de montagnes escarpées et coupé de vallées profondes et délicieuses, cette union de la nature sauvage brillante de toute son horreur, et de la nature civilisée resplendissante d'agriculture, présentèrent à chaque pas à notre voyageur des sites infiniment pittoresques. Sans les vues dont il a enrichi ce volume, il seroit difficile de s'en former une idée; car, pour conce= voir la majesté de ces spectacles divers, pour éprouver le sentiment involon= taire detonnement, de terreur, d'admiration et de plaisir dont on est saisi quand on les aborde, il faut avoir mesuré de l'œil l'immensité de ces monts sourcilleux, contemplé leurs coupes hardies, leurs masses gigantesques, leurs énormes saillies, dont les pointes recourbées et suspendues dans les airsm e= nacent à chaque instant de s'écrouler dans les abymes, et cependant bravent les siècles dans l'immobilité de leur épouvantable équilibre; il faut avoir pénétré dans ces grottes profondes, dans ces cavernes inconnues aux rayons du soleil, et promené la clarté des flambeaux sur les limpides brillants des innombrables stalactites dont leurs parois et leurs voûtes sont tapissées; il faut avoir entendu le formidable fracas de ces torrents, de ces rivières, de ces fleuves, qui s'élancent du haut des monts, et, roulant comme la foudre sur les flancs déchirés des rochers inégaux, tombent, se relèvent, jaillissent, se détournent, s'amoneelent, s'échappent, se pressent, se précipitent, s'abyment enfin dans les gouffres qui les dévorent; il faut avoir vu ce précipice où la! Ruccca ensevelit son oncle écumante, et permis à sa pensée de naviger sur ce canal perpendiculaire de six cents pieds, qu'elle parcourt en descendant dans les cavités du globe.
Que l'on ajoute à ces tableaux, qui, tantôt plus riants, permettent à la vue de filtrer pour ainsi dire à travers les grands déchirements des rochers pour s'enfoncer dans le lointain vaporeux des vallons de la Goricie ou sous I'ho= rizon d'azur des flots adriatiques, tantôt plus graves, la retiennent captive devant ces vastes et sombres rideaux de pins et de chênes toujours verds que la main des âges étendit sur les croupes des montagnes; que l'on ajoute, dis= je, à la richesse de ces aspects le contraste bizarre des tours décrépites de
quelques châteaux teutoniques dont la cime féodale se prolonge dans les nues, avec les bastides du commerçant paisible dont l'élégante architecture semble au fond des vallées ne dominer que sur les fleurs; que l'on y joigne l'étonnante alliance d'un printemps éternel dont le souffle caresse les coteaux émaillés , avec les âpres hivers dont le sceptre de glace pesé sur la téte des monts; que l'on y suppose les accords inouïs du rossignol que l'oranger attire avec l'accent aigu de l'aigle qui fend avec orgueil les campagnes de l'air; que l'on s'y figure la monotone complaisance des échos qui se renvoient les bêle= ments de la chèvre appendue aux rochers, et les mugissements sourds des taureaux que l'amour égare sur le bord des ruisseaux argentés : et, pour peu que l'on ait une ame sensible aux beautés de la nature, pour peu que des mœurs pures permettent encore au cœur d'aborder sans indifférence la majesté du Dieu qui se révèle dans ces grands accidents, on sentira l'infortune de l'homme assez aveugle pour confiner ses jouissances dans le cercle étroit et puéril de ses palais, tandis que la terre le convoque à des plaisirs dignes de la grandeur de son être sur les théâtres pompeux de ses désordres sublimes.
En général l'activité des habitants de Trieste n'est point partagée par les habitants de la campagne de I'Istrie vénitienne : ceux-ci sont d'une paresse excessive. Le sol ne demande qu'à produire; et l'on ne peut s'empêcher de gémir sur l'insouciance des habitants quand on les voit se refuser aux tou= chantes invitations de la nature. La mer, dont la fécondité ne semblerait devoir être réservée qu'aux peuples maltraités par une terre marâtre, trompe ici le vœu de l'agriculture par une abondance désastreuse, en fournissant à la nonchalance une nourriture aisée, et qu'elle obtient sans fatigue puisque les pêcheurs n'ont presque pas besoin de s'éloigner du rivage. L'huile et le vin sont donc les seules denrées que l'homme demande au sol dans ces cantons, \et il les lui accorde avec prodigalité. L'un et l'autre sont estimés: les vins sont sur-tout d'une excellente qualité, d'un goût agréable et d'une force peu commune : la modicité de leur prix permet à toutes les classes de la société d'en user, et le peuple profite souvent de cette facilité avec excès. L'abus de ces vins capiteux joint à la répugnance des Istriens italiens pour toute espèce d'exercice les rendent goutteux de bonne heure ; et si l'on remarque parmi eux beaucoup de boiteux, la cause en est simplement dans l'usage immodéré des liqueurs spi ri tueuses, et non, comme quelques personnes l'ont pensé, dans un vice de conformation qui soit propre à ce peuple.
L'un des plus grands avantages de I'Istrie est la beauté de ses forêts. Gest de là que la république de Venise tiroit la majeure partie des bois de con= struction qu'elle employoità sa marine; mais cette ceinture de forêts contribue peut-être à entretenir l'insalubrité générale de toute cette contrée, sur-tout de la partie vénitienne. Il est possible que cette espèce de mur arrête les courants d'air de l'est-nord-est, et du nord-nord-est, et les empêche de dis= perser et de dissiper les exhalaisons mal-saines qui s'élèvent des terrains marécageux semés le long des rivages de la mer et encore assez avant dans les terres. Ces exhalaisons ou vapeurs dont la chaleur du climat développent
les miasmes et la malignité, en supposant même que les vents de sud et de sud-ouest les agitent, et les refoulent vers l'intérieur du continent, ne s élevant pas infiniment au-dessus du sol ne peuvent franchir les barrières que leur opposent les forêts, et deviennent stagnantes sur les vallées, où elles répan= dent, il est vrai, la fertilité, mais où elles portent en même temps les maladies. Pour assainir ce pays intéressant sous tant de rapports, il suffîroit peut-être de diriger l'exploitation des forêts avec des principes raisonnes d'humanité et de philosophie; au lieu d'y couper les arbres au hasard comme on l'a fait jusqu'à ce jour, l'on pourroity faire des percées, et donner par-là passage aux courants d'air qui chasscroient les exhalaisons marécageuses vers le golfe Adriatique. Il est présumable que ce pays se trouveroit bien de cette prévoyance, que d'habiles physiciens par des observations soignées pourroient améliorer encore. On a remarqué que dans différentes parties de l'Europe où l'on se plaignoit de l'insalubrité du climat, elle diminuoit à mesure que les coupes des bois environnants devenoient plus considérables, ou lorsque des circonstances forcoient à les abattre en entier.
Le climat de I'Istrie n'est cependant pas aussi funeste aux indigènes qu'aux étrangers; on y rencontre fréquemment des vieillards; et si un penchant presque invincible à l'oisiveté n'étoit pas le partage de ce peuple, principalement de celui qui réside dans les villes, si le travail secondoit et développoit la vigueur de corps assez bien constitués, si l'agriculture plus en honneur leur procuroit une nourriture plus saine, si, à l'instar de tous les peuples paresseux, ils ne s'adonnoient pas à l'usage des liqueurs fortes, si la police enfin, par des règlements conservateurs, écartoit d'eux cette mal-pro= prêté, principe éternel et caché d'une foule d'infirmités, il n'est pas douteux que l'on verroit insensiblement disparoître leurs maladies endémiques, que l'on ne ses! accoutumé à regarder comme incurables que par le peu d'attention que jusqu'à ce jour l'on a donnée aux moyens de les extirper'.
Le citoyen Cassas partit donc de Trieste, comme je l'ai dit plus haut, avec le consul deFranceBertrand, le fils du prince de Pars, et M. Grappin, homme de lettres. Ce dernier fut le seul dont la constance ne se démentit point, et qui l'accompagna jusqu'en Dalmatie: les deux premiers, que la mer fatiguoit, ayant été obligés de renoncer dans la suite à leur entreprise, se séparèrent de lui à Fiume, et reprirent la route de Trieste par terre.
En quittant Trieste notre voyageur prit une seconde fois sa direction vers Pola, que ses nouveaux compagnons desiroient aussi visiter, et longeant la côte de I'Istrie, servi par un vent excellent, il arriva en peu de temps à Cilta-Nuova, petite ville de la partie vénitienne, peu considérable, extrême= ment mal-saine et peu peuplée : c'est un évêché suffragant d'Aquilée. Il ne s'y arrêta que quelques instants pour voir levêquo dont il étoit ami, et qui s'empressa de lui donner des recommandations pour quelques savants de Dalmatie, et entre autres pour son oncle qui demeuroit à Zara. Lèvent conti= nuant à être favorable, il se rembarqua précipitamment, repassa devant Rovigno, où se trouvoient alors quatre galères de la sérénissime république;
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et enfin à six heures du soir il se retrouva à Pola après avoir parcouru en moins de dix-sept heures les quatre-vingt-dix milles d'Italie que l'on compte entre cette ville et Trieste.
L'avocat Barbota, pour lequel il avoit des lettres de recommandation, le reçut avec un empressement qui fait également honneur à sa politesse et à son amour pour les arts. Le citoyen Cassas profita du reste de la journée pour montrer à ses compagnons les antiquités de Pola ; et le lendemain à quatre heures du matin, après avoir pris quelque repos à terre, il se rembarqua. En débouquant de la rade, le pilote lui fit remarquer les débris d'un vaisseau vénitien qui peu de jours avant avoit fait naufrage sur les écueils dont cette cote est hérissée, triste exemple du danger que ces parages présentent aux navigateurs.
Le ventqui jusques-là l'avoit si bien servi cessa de lui être fidèle. Il fallut lou= voyer long-temps avant de réussir à doubler le promontoire, et ce ne fut qu'avec infiniment de fatigue que nos voyageurs parvinrent à entrer dans le dangereux golfe de Carnero ou de Fiume ; quelques géographes l'écrivent Quarnero : c'est celui que Pline nomme Sinus Flanaticus. Mais à peine eurent-ils doublé le promontoire qu'ils se virent assaillis par un orage furieux, dont les rafales les surprirent avec tant de rapidité, qu'ils coururent le danger imminent de sombrer sous voiles, n'ayant pas eu le temps d'amener, et qu'il leur fut impossible de gagner les petites anses qu'ils avoient sur leur gauche, et où ils auroient pu se mettre à l'abri. Ils furent donc forcés de s'abandonner à mats et à cordes à toute la furie de la mer, sous la conduite d'un capitaine dont l'ignorance et les frayeurs rendirent encore leur situation plus critique; et ce ne fut qu'après avoir passé la journée dans de semblables angoisses qu'ils réussirent enfin à se réfugier dans le petit port de Sainte-Marie, où ils se trouvèrent très heureux de pouvoir passer la nuit dans quelques misérables cabanes de pêcheurs.
Ces sortes d'orages ou tempêtes sont extrêmement fréquents dans ce golfe de Carnero. Les montagnes du Frioul, prenant en écharpe la presqu'isle de I'Istrie, viennent aboutir au promontoire qui se trouve à l'entrée du golfe; elles opposent ainsi une barrière aux vents de nord , qui, venant à les frapper diagonalemcnt, acquièrent par la résistance une force de réfraction plus eon= sidérablc, et glissant de la sorte jusqu'au golfe de Carnero, où ils ne trouvent plus rien qui s'oppose à leur passage, y développent toute leur violence.
La fréquence de ces tourmentes a rendu cette mer si redoutable aux marins delacôte, et les habitants des contrées voisines ont été si souvent témoins de leurs funestes effets, que la crédulité s'est emparée de ces intempéries physi= ques, et qu'il n'est point de contes absurdes que l'on ne fasse sur leurs causes. A en croire le peuple, ce sont des sorciers qui suscitent ces ouragans, et chacun a sa version à cet égard. La plus généralement répandue, c'est que les sorciers quand ils sont en colère, ce qui leur arrive souvent à ce qu'il paroît, allument de grands feux dans des cavernes qu'eux seuls connoissent dans les montagnes, et que la terre, par le dépit que lui cause la douleur que
lui font ces feux, s'agite, et par le mouvement quelle fait occasionne ce grand trouble dans l'air, et fait submerger ceux à qui les sorciers en veulent. Comme il n'y a pas de preuves très certaines que les sorciers en voulussent au citoyen Cassas, je crois que l'on peut se dispenser de croire à cette explication des tempêtes du Carnero, bien qu'Amelot de la Houssaye n'ait pas dédaigné d'en enrichir son histoire de Venise.
Le mauvais temps retint nos voyageurs dans le port Sainte-Marie, non seulement toute la nuit, mais encore toute la journée du lendemain. Les gardes d'un petit fort voisin leur firent éprouver beaucoup de difficultés pour leur per= mettre de descendre à terre, sous prétexte qu'ils n'avoient point de lettres de santé : mais ce n'étoit qu'une ruse dont ils usoicnt pour obtenir d'eux de l'argent ; quelques sequins les eurent bientôt adoucis, et ils s'empressèrent encore à aller leur chercher dans les chaumières des paysans des environs quelques provisions dont ils manquoient, et que, sans le secours de ces hommes, il leur eût été impossible de se procurer dans un pays aride et presque désert.
Le surlendemain, la tempête s'étant un peu calmée, ils se rembarquèrent; mais ils furent obligés de louvoyer toute la journée, ayant toujours en vue le monte Mayor ou mont Majeur. Après avoir côtoyé long-temps les côtes des isles d'Ossuero et de Cherso qui leur restaient à stribord, ils entrèrent dans un petit golfe qui dépend de cette dernière isle, et mouillèrent dans l'anse de Fortina. Ils y passèrent à l'ancre une partie du lendemain ; et ce ne fut qu'avec infiniment de peine qu'ils obtinrent, à force d'argent, un peu de vin de la charité d'un couvent de franciscains, la seule maison habitable de ces cantons, dont les habitants sont presque sauvages. Le vent s'étant adouci, ils eurent enfin le bonheur de sortir de ce canal où ils avoient tant souffert depuis leur entrée dans le golfe de Carnero, et ils débarquèrent à six heures du soir à Fiume.
L'isle de Cherso, où ils firent si peu de séjour, appartient aux Vénitiens: elle donne son nom à sa ville capitale. Elle est remarquable par l'extrême petitesse de ses chevaux; ils n'en sont pas moins vifs ni moins vigoureux, et ils réunissent la grâce à la délicatesse des formes. C'est une des plus grandes isles de cet archipel qui couvre les côtes de la Dalmatie jusqu'à Raguse. Elle a cent cinquante milles d'Italie de circuit : son climat est sain. Le sol, quoi= qu'extraordinairement pierreux, est très fertile, et au défaut de rivières est arrosé par de nombreux ruisseaux. Elle ne produit point de froment, mais ses bestiaux, ses vins, son miel et ses huiles sont estimés, et sous ces rapports elle étoit très importante pour la république de Venise. On voit dans cette isle un lac assez considérable; il a environ sept milles de tour, et les habitants assurèrent à nos voyageurs qu'il étoit très poissonneux, et qu'il contenoit entre autres certaines familles de poissons qui semblent appartenir plus particu= lièrement à la mer, ce qui donneroit à croire qu'il peut avoir quelques com= mumcations souterraines avec elle.
Fiume, dont le gouverneur accueillit parfaitement le citoyen Cassas, appartient à la maison d'Autriche. Une grande route que l'empereur Charles VI fit faire de Carlstadt à cette ville l'a rendue extrêmement florissante, en lui
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assurant l'entrepôt de toutes les denrées de la Hongrie (juc Ion exporte par nier. Elle faisoit partie du duché de Carniole; niais au milieu du dix-septième siècle elle en fut démembrée, et elle devint un gouvernement particulier. Elle est située à l'embouchure de la Fiumara, et le vallon assez étroit dont elle occupe l'ouverture est sur-tout fertile en vins et en fruits excellents, parmi lesquels ses figues tiennent le premier rang. Elle est agréablement bâtie; sa population est nombreuse; ses églises sont magnifiques, et son port est très fréquenté. Sa raffinerie de sucre fournit cette denrée à tous les états autri= chiens. Sa blancbcrie de cire est également remarquable, et ces deux établissements importants occupent beaucoup de bras. Elle possède plusieurs mai= sons considérables de commerce, et elle est si précieuse à la cour de Vienne que celle-ci lui a prodigué les exemptions en tout genre.
Ce fut là que le consul Bertrand et le fils du prince de Pars se séparèrent du citoyen Cassas pour retourner par terre à Trieste. L'épreuve du Carnero les avoit dégoûtés des voyages maritimes. Quant à lui, en qui l'amour des arts remportoit sur la crainte des dangers, il s'assura d'une barque armée de trois vigoureux nageurs; et avec M. Grappin, qui lui resta fidèle, il partit le 11 juillet de Fiume, et en cinq heures ils vinrent dîner à un couvent de l'isle de Veglia ou Vcggia. Le citoyen Cassas ne trouva pas que cette isle répondit à l'éloge que différents géographes et notamment l'Encyclopédie en font. Loin d'être aussi riche qu'ils la représentent, le territoire lui en parut sec, rocailleux, mal cultivé, semé de quelques arbustes épars çà et là. Si elle produit des vins et de la soie, ce n'est point en aussi grande quantité qu'on l'assure. La seule ville qu'elle possède porte le même nom que l'isle. Son port est assez commode, et les galères de Venise y relàchoient volontiers. Ce fut là que le citoyen Cassas entendit pour la première fois parler le dialecte ïllyrien, et il observa que les bréviaires des prêtres sont écrits en cette langue. Rar est le nom que les Esclavons donnent à cette isle, et les auteurs de l'Encyclopédie soupçonnent qu'elle peut être la Curica de Ptoloniée et de Pline. Il me semble, sans me permettre cependant de critiquer ces auteurs estimables, que c'est Curicta qu'il faut écrire et non pas Curica. C'est la même isle que Strabon a nommée Cyractica. Cette isle a cela de remarquable quelle a formé pendant très long-temps un état à part. Le comte Jean Frangipani la céda dans le quinzième siècle à la république de Venise.
Nos deux voyageurs repartirent de Veglia après avoir laissé passer la cha= leur du jour. Ils avoient à droite les isles d'Urbo, deSelva, deMclado, autre= ment Zapunlello, etd'Ugliau, et à gauche l'isle de Pago, la Punta Dura, etc. Ces isles, selon Constantin Porphiroginete, étoient autrefois inhabitées : au= jourd'hui elles sont peuplées; mais, malgré les soins de la culture que l'on y exerce avec intelligence, elles produisent peu. Le terrain est si pierreux , l'eau y est si rare, que le blé ne peut y prospérer, qu'à peine les oliviers peuvent y jeter des racines, et que les grappes sont rares et maigres sur la vigne. Ou y retrouve en abondance le même marbre que contiennent les hautes inon= tagnesde l'Italie, principalement àTerracina, àPiperna, et dans les environs
de Caserta. Il est dur, blanchâtre, calcaire; il éclate sous le marteau comme les pierres à feu : les acides artificiels ne l'attaquent que foiblcment. Quand il a été poli, l'impression de l'air n'agit que très lentement sur sa superficie, et ce n'est qu'après de longs siècles qu'elle devient rude et que l'on distingue les grains dont il est composé. Le savant Fortis croit que les isles Dahna= tiques sont les tristes restes d'un pays anciennement tourmenté et déchiré par les grandes commotions du globe; et il croit reconnoître dans des ostra= cites qu'il a observées, et qui n'appartenant point aux mers actuelles de ces parages n'ont pu être déposées que par le séjour d'un océan étranger, la matière qui compose ces couches si étendues de pierres calcaires qu'il regarde comme le fondement de toutes les isles de la Dalmatie.
La plus fertile d'entre elles est sans contredit celle d'Uglian ou Isola Grossa. Elle produiroit de tout en abondance, si, comme ses sœurs, elle n'étoit pas privée d'eau. Ses habitants ne s'abreuvent que d'eau de citerne, et les partis culiers plus riches ou plus délicats qui ne peuvent pas s'en accommoder sont obligés d'en faire venir de la terre ferme. Les Uglianitcs se distinguent des autres insulaires par leur douceur, leur amabilité, leur candeur, leur caractère hospitalier. Les mœurs italiennes, à ce qu'il paroît, ont jeté moins de racines dans les isles que sur les cotes du continent. Le costume même a peu de ressemblance avec celui usité dans les autres parties vénitiennes; celui des femmes a quelque chose d'analogue à celui des femmes Morlaques dont j'ai parlé ailleurs.
Malgré la sécheresse du sol les insectes ailés y sont aussi nombreux qu'in= supportables, et il est difficile de garantir les fruits et les autres productions de la terre de leurs outrages. C'est ici que l'on trouve en très grande abon= dance ces escargots illyriques dont Pline fait mention, et que les Romains plaçoient au nombre des mets délicats dont s'h on o roi t le luxe de leurs tables. On sait qu'un Fulvius Herpinus avoit ménagé dans sa maison de Tarquinie des réservoirs où il nourrissoit de ces espèces d'escargots.
En général toutes les approches de ces différentes isles sont semées d ecueils. Ils rendent la navigation aussi difficile que périlleuse : mais ce seroit peu de chose encore si ces écucils mêmes ne servoient pas de refuge et d'embuscade aux bandits dont ces mers fourmillent, et qui, s'y cachant pendant le jour et s'y dérobant à la recherche des galères vénitiennes, attendent la nuit pour se jeter sur les barques qui se hasardent à naviguer dans le canal sans être armées. Nos voyageurs pensèrent faire la triste expérience de l'audace de ces brigands. Nous avons vu que pour être moins exposés à la chaleur du jour ils n'avoient quitté Veglia qu'à sept heures du soir. Quiconque n'a point connu la beauté des soirées de l'Italie ne se fait point d'idée du spectacle de la nature dans ces climats lorsque le soleil abandonne l'horizon. La chaleur s'enfuit avec lui; les nuages enflammés s'évaporent dans l'espace; les ondes, les montagnes et I'oc= cident se dépouillent de la pourpre qui les embrase: il ne reste plus que la pureté des cieux, leur vaste et paisible enveloppe d'azur que la main du soir parsemé d'innombrables saphirs, le silence majestueux de la nuit qui
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lentement s'avance embaumé de 1 encens des fleurs qu'humecte la rosée, et le zéphyr dont le char rapide glisse sur la glace des mers. Dans ces délicieux moments tout est fraîcheur, tout est amour, tout est volupté; la force, le plaisir et le bonheur pénétrent dans tous les pores ; et lame épanouie s'élance et nage dans la magnificence de l'univers. Est-il donc possible que de sembla* bles moments soient le signal du crime, et que les méchants attendent l'heure île la pompe des Dieux pour exercer leurs forfaits ? Ainsi le veut la corrup*= tion du cœur humain; et cette réflexion douloureuse vint suspendre l'en=: chantement où un soir semblable plongeoit nos voyageurs. Au sein du spec= iacle le plus sublime de la toute-puissance du Créateur, ils furent obligés de se rappeler qu'il étoit des hommes, et de songer à leur sûreté. Ils se glissèrent dans une petite anse formée par des rochers, mirent pied à terre, arrachèrent des branches à quelques arbres qui se trouvoient dans les envi* rons, en couvrirent leur barque pour épaissir encore davantage l'ombre des rochers qui se prolongcoit sur elle. Libres de ce soin, ils s'éloignèrent eux-mêmes de quelques pas, et se blottirent dans des buissons pour échapper aux regards. Il étoit onze heures, et la clarté de la lune avoit succédé à cette douce obscurité du soir qui si lentement se déroule sur l'occident argenté par le long crépuscule : tout se taisoit dans la nature; tout sembloit écouter la marche de la nuit : l'océan même qui jamais ne repose ne rouloit qu'à de longs intervalles quelques flots nonchalants dans le creux des rochers, et la monotone et sourde harmonie de ses vagues paresseuses ail oit se perdre dans le silence de l'immensité. Tout-à-coup un bruit léger se fait entendre au loin. L'inquiétude est vigilante : nos voyageurs écoutent; bientôt ils n'en peuvent douter; c'est la rame qui fend à coups égaux l'onde qui gémit en écumant. Sont-ce des amis ? sont-ce des ennemis ? Le bruit approche. On distingue les voix ; ce sont des bandits. Quelle alarme! Ils passeront peut-être : vain espoir. Ils abordent; leur barque touche presque à celle des voyageurs. Ils ne I'appercoivent pas: ils descendent; ils furètent; leurs habits, leurs armes froissent le buisson hospitalier. Quel moment ! le plus léger mou= venient, un soupir, un souffle, peuvent tout perdre; il y va de la vie. Ils en= tendent les malédictions des brigands déçus. Ce n'est pas ici qu'ils se seront arrêtés; ils auront été plus loin, disent-ils, nous les avons manques. Ils re= grettent leurs dépouilles ; ils regrettent leur sang dont ils n'ont pu s'assouvir. Ils s'accusent de lenteur, de négligence; ils se rejettent les uns aux autres la perle d'une si belle occasion: peu s'en faut que la guerre ne s'allume entre eux pareequ'un crime leur échappe : et les infortunés étoient là ! ils les touchoient presque. Enfin les brigands se décident; ils s'encouragent à voler après leur proie; ils se flattent de la rejoindre; ils jurent de se venger sur elle de la fatigue qu'ils éprouvent; ils s'éloignent, ils se rembarquent, ils partent; et la rame protectrice entraîne leurs vœux, leurs projets, et les craintes de nos malheureux voyageurs.
Cette épreuve avoit été assez cruelle pour les dégoûter de naviguer la nuit, et de la passer loin des lieux habités. Ils attendirent donc le jour avec
impatience, et, dès qu'il parut, ils s'empressèrent de s'éloigner d'un rocher qui avoit pensé leur être si funeste. Rien de plus agreste, de plus abandonné, de plus sauvage que l'aspect des côtes qu'ils longèrent toute la journée avant d'arriver à Zara. Des rochers jetés çà et là, des buissons âpres et informes, des sables, point de terre, point de culture; la morne verdure des plantes aromatiques, des lentisqucs, des caroubiers, du fenouil, de la ciguë, de la rue ; un soleil brûlant , une chaleur insupportable , et le souvenir des dangers de la nuit: tels furent les objets et les pensées qui, pendant une traversée de quatorze heures, fatiguèrent également leurs yeux, leurs sens, et leur imagination. Ils arrivèrent enfin à Zara, où les attendoient le docteur Stratico, savant éclairé, et le capitaine Gerousi, homme instruit et aimable, qui s'empressèrent à leur faire oublier, par la réception la plus affable, et les tempêtes du Carnero, et les forbans de la Punta Dura.
Zara est la place la plus considérable que les Vénitiens possédoient sur le continent. C'est un boulevard contre lequel les Turcs ont souvent fait de puissants et inutiles efforts. A mesure que l'on approche de cette ville, les isles qui bordent la côte semblent s'en éloigner davantage; le canal s'élargit, et la navigation devient moins périlleuse, sur-tout pour les grands bâtiments. Elle fut connue par les Romains sous le nom de Jadera. C'étoit, selon Pline etPtolomée, une colonie romaine, et la capitale de la Liburnie, c'est-à-dire de cet espace de pays compris entre les rivières de Zermagne et de Kerka, nommées par eux le Tedanius et le Titius. Dans le moyen âge elle porta le nom de Diadora. Elle est la seule ville de la Liburnie qui ait survécu soit aux siècles, soit aux guerres qui désolèrent si long-temps ces malheureuses contrées, comme nous l'avons fait voir. Le citoyen Cassas ne partage point l'opinion deFortis, qui avance que dans le cours des siècles elle a fait plus de chemin en prospérité qu'en décadence. Tout annonce au contraire qu'elle fut beaucoup plus considérable qu'elle ne l'est aujourd'hui, puisque des débris de certains monuments publics, qui par leur nature dévoient être dans son intérieur, se trouvent portés à d'assez grandes distances hors de ses murailles, qui actuellement n'ont pas plus de deux milles de circonférence, et qui contiennent à peine quatre à cinq mille habitants.
Quoi qu'il en soit, Zara par sa situation est une ville d'une importance majeure. Elle est bâtie sur une langue de terre ou péninsule qui n'étoit attachée au continent que par un isthme de trente pas à-peu-près de largeur, aujourd'hui coupé par des fossés, en sorte que Zara ne communique plus avec la terre-ferme que par des ponts-levis, et que l'eau de la mer l'entoure dans son entier. A la tète de ces ponts se trouve un fort qui en rend l'approche difficile. Sa citadelle, dont les fossés sont taillés dans le roc, est excellente. L'on y a ajouté trois bastions contre-ininés , revêtus de pierres de taille, cou= verts de contrescarpes. Les courtines sont défendues par d'excellents ravelins ou demi-lunes, et le tout entouré de chemins couverts et de glacis. C'étoit le séjour du provéditeur général de la Dalmatie.
Les Vénitiens acquirent cette ville au commencement du quinzième siècle,
lors du marché frauduleux que fit avec eux ce Ladislas, roi de Naples, qui se prétendoit roi de Hongrie, comme je l'ai remarqué ailleurs. En 1498, Ba= jazet, empereur des Turcs, l'attaqua avec succès; mais les Vénitiens Iarecou= vrerent, et depuis elle ne fut plus séparée de leur puissance.
Dès 1154 son évêché fut érigé en archevêché. Ses suffragants sont les évêques d'Arbe, de Vegia et d'Osuero. L'on est sans doute étonné de trouver des évêques dans ces isles que nous venons de parcourir tout-à-l'heure à la suite du citoyen Cassas; mais personne n'ignore combien les dignités de ce genre étoient prodiguées en Italie.
En général tous les bâtiments publics sont magnifiques à Zara. Tels sont les arsenaux de terre et de mer, les magasins du port, les hôpitaux civils et militaires, les casernes, les palais du provéditeur, car il en avoit deux, un dans la ville, et l'autre dans la citadelle ; c'étoit ordinairement ce dernier qu'il habitoit. Le port est assez vaste, commode pour les vaisseaux, et défendu par de fortes batteries.
Parmi un assez grand nombre d'églises que renferme Zara, le dôme ou cathédrale est la seule à-peu-près qui mérite quelque attention, mais il en est peu d'entre elles que les plus célèbres peintres de l'école vénitienne ne se soient empressés de décorer de leurs chefs-d'œuvre. La cathédrale possède deux tableaux, l'un du Tintoret, et l'autre du Vieux Palme. L'on en voit un encore du même maître à S. Dominique. Les orgues de cette église ont été peintes par le Schiavonc. L'église de Sainte-Marie est plus riche encore. Outre un tableau de ce même Vieux Palme, elle a une Vierge, du Diamantini; un S. François, du Tintoret; et un S. Antoine, du Padouan. Mais c'est sur-tout • à Sainte-Catherine que l'on admire un magnifique tableau du Titien, le peintre par excellence.
Il est aussi pour les dévots un grand objet d'admiration dans cette ville. C'est le corps entier d'un saint juif, et non pas d'un saint catholique, car enfin c'est le corps du vieillard Siméon, qui chanta si bien le Nunc dimittis en latin dans le temple de Jérusalem où l'on ne chanta jamais qu'en hébreu. On ne dit point qui l'apporta de la Judée à Zara; mais c'est une chose sûre qu'il en vient, car les prêtres et Je peuple le disent. Pourquoi pas? Si un connoisseur en reliques de saint a bien pu reconnoitre le corps du vieillard Siméon sous les décombres d'une ville que Vespasien et Titus ruinèrent de fond en comble, je ne vois pas pourquoi il ne lui auroit pas fait faire un voyage en Dalmatie; l'un n'est pas plus difficile à croire que l'autre. Au reste, ce squelette, quel qu'il soit, est renfermé dans une belle chasse dont les pan= neaux sont de crystal pour ceux qui ne connoissent pas le crystal, et de glace de Venise pour ceux qui ont de bons yeux. Ces panneaux sont encadrés dans des bordures de vermeil. On expose ce corps à la dévotion de la multitude certains jours de l'année; le reste du temps on le tient soigneusement ren= fermé. On ne le découvroit que pour les magistrats suprêmes de Venise ou pour les princes souverains qui passoient à Zara. Etoit-ce pour faire
ET DE LA DALMATIE. 85 valoir les princes , ou pour faire valoir le saint? l'un et l'autre peut-être; mais à coup sûr cela mettoit en valeur l'emploi du sacristain et les prébendes des chanoines.
Les environs de Zara sont passablement cultivés. Autrefois on ne permcttoit point de planter des arbres à une lieue de rayon au moins 5 mais, depuis que les excursions des Turcs sont devenues plus rares, et que les alarmes de la république de Venise se sont calmées à cet?égard, cette défense est tombée en désuétude, et plusieurs habitants ont des mai= sons de campagne et des jardins très agréables. La société s'y règle sur le ton des sociétés de Venise ; ce sont les mêmes moeurs, krmême étiquette, le même luxe. Les lettres ne sont point étrangères à cette ville; elle possède une académie , et compte plusieurs hommes qui se sont distingués dans les sciences. On doit rendre cette justice à ces savants que la plupart d'entre eux ont eu le bon esprit de s'attacher sur-tout à connoître leur pays , tandis que presque par-tout ailleurs les savants connoissent tout, excepté leur patrie. MM. Stratico et Balio honoroient, il y a peu d'années encore • celle ville par leur savoir.
Les antiquités romaines n'ont pas été aussi respectées à Zara qu'à Pola; et quoiqu'elle fût, comme tout l'annonce, aussi riche en monuments que cette dernière ville, il en reste beaucoup moins de vestiges. On n'apperçoit plus aucunes traces de son amphithéâtre; on a totalement achevé de le détruire , lorsque l'on a élevé les fortifications. La place en est aujourd'hui occupée par une demi - lune. Le monument antique , le plus passablement conservé est l'arc de triomphe., qui forme maintenant la porte dite Saint-Chrysogone. Ainsi que la Porta Aurca de Pola , il fut un hommage rendu par une femme à la mémoire de son époux; l'inscription apprend que cette femme se nommoit Melia Anniana, et son époux Lœpicius Bassus : Je mot emporium, qui se trouve dans cette ihscrips tion , semblerait annoncer que cet arc décoroit une place publique ou marché. On voit encore près de l'église de Sainte-Hélie deux magnifiques colonnes cannelées, d'ordre corinthien , dont l'architrave , les chapiteaux, la plinthe et la base sont du meilleur style : une inscription trouvée non loin de là , et que l'on a transportée dans l'église de Saint-Donat , fait soupçonner que ces colonnes sont un reste d'un temple de Junon ; cette inscription est une dédicace faite à l'auguste Junon , Jiinoni augustœ , par une femme nommée Apulela Quinta , fille de Marcus, en son nom et en celui de son fils Lucius Turpdius Brocchus Licinius.
Ce ne sont pas les seules inscriptions que les savants de Zara, qui accueillirent si bien le citoyen Cassas, lui aient fait remarquer : on lui en fit voir une qui semblerait indiquer que le culte d'Lsis et de Sérapis étoit en honneur à Jadera ou Zara; ce qui seroit conforme à ['histoire , qui veut que lorsque les Romains pénétrèrent pour la première fois en Illyrie, ils y trouvèrent le culte d'Isis établi. Dans une autre inscription César Auguste est désigné comme le pere de la colonie de Jadera, et
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comme ayant fait construire les murailles, dont par la suite un certain
Viberius Jidius Optatusût relever à ses frais quelques tours. On en voit
aussi dans une maison particulière une également consacrée à l'empe=
reur Tibère par la onzième légion, et par les soins de Publius Cornélius
Dolabella.
Il est douloureux que les divers monuments auxquels ces inscriptions étoient annexées aient disparu ; ils pouvoient jeter quelques lumières sur certaines obscurités de l'histoire. Si, par exemple, l'on voyoit encore celui dont dépendoit l'inscription relative à Isis et Sérapis , soit temple, autels, ou statues, il est présumable que, grâce aux progrès que l'on a faits dans la scie tue des antiquités , on auroit pu peut-être en tirer quelques clartés sur l'origine des Dalmates. Il en est de même de celles qui concernent Auguste et Tibère, qui ne peuvent être que postérieures à la fameuse guerre de Dalmatie ; si ces monuments étoient debout encore, il pourrait en résulter quelques inductions sur ce grand évène= ment, dont l'histoire paroît avoir négligé beaucoup de détails importants.
Il est douteux que par les fouilles on put parvenir à réparer cette perte ; car il seroit possible qu'une partie au moins des monuments détruits fût en avant de Zara, et que la mer, qui gagne infiniment sur cette côte, les eût couverts. Fortis a vérifié que les anciens pavés de la place sont maintenant beaucoup au-dessous du niveau actuel de l'eau ; et il y a peu de temps qu'en nettoyant une partie du port , ou découvrit des ruines d'édifices considérables. Si cette observation est vraie , il y auroit alors d'autant moins d'espoir de rien recouvrer des monuments de Zara, que l'on sait que les Romains, à l'imitation des Grecs, ai= moient en général à construire dans leurs villes maritimes les plus beaux édifices sur le rivage de la mer, et que s'il est prouvé que chaque jour la mer envahisse la plage où cette ville exista , en conséquence ceux de Zara sont pour jamais ensevelis sous les eaux , et ravis à la curiosité comme à l'étude des savants.
L'une des plus grandes privations que l'on éprouve à Zara c'est celle de l'eau. Elle y est d'ufte rareté extrême. Quelques vestiges d'un aqueduc, que le citoyen Cassas fut visiter dans les environs, prouvent que dans l'antiquité même l'on fut dans la nécessité pour lui en pro= curer de recourir à des moyens extraordinaires. On attribue cet aqueduc à Trajan ; cependant il est douteux qu'il n'ait pas existé avant lui, et quelques personnes pensent qu'on ne lui en dut que la restauration : on s'accorde beaucoup moins encore sur l'étendue de cet aqueduc et sur le véritable lieu d'où il recevoit les eaux pour les transmettre à Zara. Plusieurs écrivains ont pensé que c'étoient celles de la rivière Kerka , entre autres Simon Glinbavaz , et Giovanni Lucio , cités par l'abbé Fortis ; mais ce savant démontre clairement qu'ils sont dans l'erreur. Quoi qu'il en soit, les restes de cet aqueduc se remarquent encore non loin de Zara, et, par la direction des arches , il paroît qu'il
ET DE LA DALMATIE. 87 longeoît pendant quelques temps le rivage de la mer ; on le retrouve ensuite dans les bois de Tustiza, et on le suit jusqu'à Torcetta ; là, il sert aujourd'hui de sentier aux gens de pied et aux bêtes de somme. On en revoit encore des fragments près de San-Filippo et Giacomo, et à Zara-Vecchia, et au-delà les traces s'en perdent entièrement. Au= jourd'hui, et depuis nombre de siècles sans doute, les habitants de Zara, privés de cet aqueduc , sont réduits à ne boire que de l'eau de citerne, et l'usage que l'on est obligé d'en faire ajoute son insalubrité à celle de l'air, dont on se plaint assez généralement dans tout le comté de Zara , sur-tout en été. Il est présumable quecesdeux circonstances ont concouru, avec l'extinction de l'empire romain , les ravages des Barbares , les guerres contre les Turcs , et la diminution du commerce que l'accrois'* sèment de Venise a englouti , aussi bien que celui des autres villes de l'Adriatique ses voisines , à dépeupler Zara , où l'on ne compte plus aujourd'hui que cinq mille habitants ; nombre qui n'approche pas de celui qu'elle renfermoit jadis dans ses murs.
Parmi les hommes distingués par leurs connoissances et leur urbanité qui s'empressèrent d'accueillir le citoyen Cassas dans cette ville , il n'a point oublié le docteur Antonio Danicli , professeur en médecine et antiquaire estimé , l'un des hommes de ces contrées qui possède le cabinet le plus curieux , et que son honnêteté l'engagea à montrer dans le plus grand détail à notre voyageur. Les ornements de sa maison suffisent pour attester son goût pour les arts : entouré , pour ainsi dire , des débris de la grandeur romaine , il les a mis à contribution avec autant de zele que de goût , pour en offrir les richesses à l'admiration comme à l'étude des curieux. C'est surtout dans les ruines de Nona, peu distante de Zara, qu'il a fait une abondante récolte. Cette ville entièrement détruite, qui dans l'antiquité s'appeloit AEnona ou AEnonum , n'est plus aujourd'hui qu'un misérable village, à peine habité par cinq ou six cents personnes, où la terre retient ensevelis tous les vestiges de son ancienne splendeur. Elle est située sur une petite isle, au milieu d'un port, fréquenté jadis par de nombreuses flottes ; mais les atterrissements formés par la vase qu'à la longue a roulée dans cette partie un ruisseau qui vient s'y perdre en ont totalement bouché l'entrée, en sorte que ce port n'est plus maintenant qu'un marais infect. C'est là cependant qu'habitèrent non seulement cesRomains si fiers des dépouilles du monde, niais encore, après eux, ces rois des Esclavons, si superbes dans leur faste sauvage. Que reste-t-il de tant de grandeur? des pierres , des reptiles , et de la fange.
Cette ville ruinée a répondu aux dépenses considérables que les fouilles ont occasionnées au docteur Danieli en lui procurant plusieurs morceaux très rares : de ce nombre sont quatre statues antiques, de grandeur colossale, de marbre salin, qui font partie des ornements de la maison habitée par ce savant. Il possède une très belle collection de
médailles romaines , trois tables grecques, qu'il a tirées de l'isle de Lissa ) que Fortis a également vues, et qu'il considère comme ayant fait partie de quelque décret et être les fragments des signatures des sénateurs. On voit encore chez lui une belle suite de pierres qui ont appartenu à divers monuments antiques, et qui lui ont été apportées de différentes parties de la Dalmatie, et entre autres une inscription, que Spon avoit vue chez M. Tommasoni, et dont sans doute M. Danieli a depuis acquis la propriété : c'est celle qui fut consacrée à Tibère parla onzième légion, et par les soins de Publius Cornélius Dolabclla , lieutenant du préteur.
Le citoyen Cassas vit encore à Zara un cinéraire, également trouvé dans les ruines de Nona, et qu'il a dessiné. Il paroît de même qu'une des plus belles portes de Zara , que l'on appelle porte de San-Gringona ou Saint-Chrysogone , et qui conduit au port , a été construite des débris d'un arc de triomphe de cette même ville de Noua : la corniche de cette porte n'est point supportée par deux colonnes, comme Spon l'a repré= sentée , mais par deux pilastres d'ordre corinthien ; la partie inférieure de ces deux pilastres manque absolument, et ils se trouvent tronqués à-peu-près à l'origine de l'arc delà porte , en sorte que non seulement il en manque environ les deux tiers, mais encore les soubassements en totalité, et qu'il ne reste plus que les chapiteaux assez intacts, et une partie du fût.
Quoique le pays oit Zara se trouve située ne soit connu des Vénitiens et en général des Italiens que sous le nom de comté de Zara, les indi= gènes lui ont conservé son ancien nom de Kotar. Cependant le comté de Zara proprement dit est plus resserré que ne l'étoit l'ancien Kotar, qui s'étendait jusques aux bords du fleuveCcttina , ainsi que le montre une strophe d'une ancienne chanson illyrique, rapportée par Fortis. Ce fragment de chanson prouve que ces anciens peuples ont eu leurs poêles ou leurs bardes ; et il seroit à souhaiter qu'on en recueillit quelques unes , et que l'on parvînt à les traduire ; on auroit alors une idée du génie poétique de ces peuples. Peut-être y trouveroit-on quelque analogie avec ces poésies d'Ossian , dont nos poètes actuels sont encore si oc= cupés, et arriveroit-on par là, sinon à quelques découvertes, du moins à quelques conjectures sur les origines des peuples. Il paroît que la chanson illyrique, dont Fortis a traduit un fragment , avoit rapport aux infortunes de quelque roi. Voici ce fragment tel qu'il l'écrit :
Ustanise , Kragliu Radoslave , Zloga Legga, i Zoriczu Zaspà ; Odbixete Liika, i Karbava Ramii Kotar do voda Cettina.
Il le traduit ainsi , « Reveille-loi, ô roi Radoslas : le sort te poursuivoit « lorsque tu te couchois pour dormir jusqu'au retour de l'aurore; Korbavia «et Licka se sont révoltés contre loi, et les plaines du Kotar jusqu'aux
« eaux de Cettinay). Quoique ces deux phrases présentent peu d'idées sans doute, on ne peut s'empêcher cependant de remarquer une sorte de mélancolie , caractère particulier à ces mêmes chants d'Ossian dont je parlois tout à l'heure : mais ce n'est pas sur quelques mots que l'on peut établir le moindre parallèle.
Ce pays de Kotar ou comté de Zara est assez bien cultivé , mais il est extrêmement mal-sain , sur-tout pendant l'été : cette saison s'y fait sentir par de vives chaleurs , alors les exhalaisons de la vase et des marais y répandent une odeur insupportable, et occasionnent des fièvres chaudes, qui terminent en peu de jours la vie du malade , ou dégénèrent en fièvres intermittentes et toujours opiniâtres.
On s'étonne quelquefois, en parcourant la Dalmatie, et principalement ce comté de Zara , de voir non seulement cette quantité de villes , jadis célèbres et maintenant ruinées, mais de reconnoître qu'il n'en est aucune^ pour ainsi dire, où la population ait survécu à la destruction des 1110= numents. C'est une espèce de phénomène que les ravages du temps et la fureur de la guerre n'expliquent point parfaitement ici. Telle est cependant Noua , dont nous parlions tout à l'heure ; telles sont encore Biograd, ouAlba Maritima, Urana, Asseria, et quelques autres. Une cir= constance particulière , non pas précisément à cette contrée, mais aux puissances dont elle fut la conquête, peut avoir donné lieu à cette dépo= pulation : elle paroitroit extraordinaire, si l'on considéroit que l'intérêt des conquérants est de renverser les murailles, d'abattre les autorités, de lacé= rer les lois, mais de conserver les peuples , dont l'esclavage et l'industrie leur sont utiles ; mais elle cessera de surprendre quand on examinera quelles furent les puissances qui se disputèrent la possession de ces lieux et , laissant de coté les barbares , dont les incursions ne contri= buerent certainement pas à la conservation des hommes , il suffit simplc= ment de voir les Vénitiens et les Turcs s'en disputer la jouissance. Quand la victoire assuroit cette contrée aux Turcs 5 placée trop loin du centre de leur empire pour leur offrir l'espoir delà conserver long-temps, leur unique soin étoit de la dépouiller de toutes ses richesses ; les trésors étoient en= valus , les troupeaux enlevés , la majeure partie des hommes traînés en esclavage; alors, au milieu de champs, dépourvus de charrues, de secours et de bras , sur des rivages désertés par les vaisseaux et le commerce , la misère ouvroit bientôt la tombe au foible reste que la guerre ou la chiourme avoit épargné : si le succès, au contraire, couronnoit les Vénitiens , cette puissance nouvelle , alors bornée, pour ainsi dire, aux seuls murs d'une capitale déjà florissante , mais encore sans états , éprouvoit la manie de tous les peuples commerçants, c'est-à-dire de juger d'abord de leur prospé= rite plus par la vue que par l'emploi de leurs richesses. Le peuple de Ve= nise, au commencement de sa grandeur, peut se comparer au marchand, qui s'occupe d'abord à remplir ses magasins et à contempler" les ballots qu'il y rassemble, avant de songer réellement que la puissance de son com= merce est bien moins dans les marchandises qui l'entourent que dans les
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relations lointaines que leur circulation future lui procurera. Ainsi le peuple vénitien, dans sa jeunesse, n'accordoit d'importance à ses conquêtes que par le plus ou le moins de dépouilles qu'il voyoit refluer dans ses murs. De la sorte la Dalmatie , soit qu'elle passât au pouvoir des Turcs, ou soit qu'elle tombât aux mains des Vénitiens , étoit également dévastée ,* dépouillée , dépeuplée , parceque l'empire des uns étoit trop étendu pour se flatter de conserver, et celui des autres trop resserré pour se hasar= dcr à protéger. Dans l'une ou dans l'autre hypothèse, les infortunés débris de la population, que l'absence de la guerre laissoit dans la Dalmatie , s'ils demeuroient sans oppresseurs , demeuroient aussi sans ressources ; et quelques bandits , tantôt reste impur des armées , tantôt écume de l'espèce humaine vomie par les forêts , mais toujours étrangers , soit aux Turcs, soit aux Vénitiens, soit aux autres nations voisines , venoient fondre sur les villes et les villages déserts , massacroient le peu d'habitants qui y restoient, ou les forçoicnt à s'unir avec eux, etappeloient par leurs atten= tats , ou la vengeance des Ottomans, ou celle de Saint-Mare ; alors, la flamme, le fer, les supplices en faisoient raison à la nature outragée, et la dépopulation se consommoit, parcequ'il falloit traiter en brigands ceux que l'on n'avoit pas eu la politique de traiter, sinon en sujets , du moins en esclaves.
Le citoyen Cassas , dans l'impossibilité de prolonger son voyage au= delà du terme qu'il s'étoit prescrit lui-même , ne donna qu'un coup-d'oeil àNona, aussi-bien qu'à Zara Vecchia. Cette ville, entièrement ruinée, fut jadis une cité considérable , nommée Blandona, que l'itinéraire d'An= tonin place entre Jadera et Arauna, autre ville que, du temps des Romains, on trouvoit aussi sur le bord de la mer avant d'arriver à Salone. Dans la suite des temps Blandona devint le séjour de quelques rois croates, et cette circonstance lui valut le nom de Biograd ou Belgrad ; dénomination spé= ciale que tous les peuples esclavons donnoient aux villes habitées par les rois. Elle fut, à ce que l'on prétend , ruinée , comme plusieurs autres villes de cette côte , par Attila ; mais, ce qui est plus certain, c'est qu'elle le fut de fond en comble par le doge Ordelafb Faliero , lors de la fameuse guerre des Vénitiens contre les Hongrois ; et, comme nous l'ob= servions tout à l'heure , en cherchant les motifs de la dépopulation de ces contrées , quelques brigands vinrent se confondre avec le très petit nombre d'habitants qui avoient survécu à la guerre : bientôt ils leur inculquèrent leur esprit et leur mœurs; et, pour réprimer leurs excès, la république fit massacrer et les brigands et les anciens habitants qui se trouvoient confondus avec eux. Si quelquefois Biograd est appelée Alba Maritima , c'est qu'effectivement ces deux mots sont la traduction latine du mot esclavon Biograd, qui veut dire ville blanche , auquel on ajouta lepithete de maritime , pour la distinguer des autres Belgrad. Si les Italiens lui ont encore donné le nom de Zara Vecchia , cela doit être venu de la fausse opinion que quelques savants ont eue que c'étoit l'ancienne Jadera ; mais aujourd'hui il n'est plus douteux que Jadera existoit où
ET DE LA DALMATIE. 91 est maintenant Zara , dont nous avons donné la description. C'est à quelques incriptions trouvées dans cet endroit que l'on doit de connoître que Zara Vecchia fut l'ancienne Blandona.
Vrana ou Urana , qui n'est pas très éloignée de Zara Vecchia , estdc même une ville entièrement ruinée , un vaste amas de murs et d'édifices renversés; et c'est encore un monument des ravages de la guerre et de la fureur des Vénitiens que l'on peut ajouter à ceux déjà cités. Mais ici il n'est point question d'une ville de l'antiquité, et rien n'indique qu'elle ait existé du temps des Romains ; ce fut une possession assez considérable des infortunés Templiers, et la résidence d'un grand=prieur de cet ordre. Il paroît que lesTurcs l'ont aussi possédée assez long-temps pour s'y plaire, et pour qu'elle parut digne à des hommes puissants de cette nation d'y fixer leur séjour. On y voit encore les vestiges des jardins d'un Turc , que ses richesses rendirent apparemment assez célèbre pour que les historiens aient décrit ces mêmes jardins : il se nommoit Hali-Bcgh , ou Ali-bey ; et la chaumière où loge aujourd'hui le curé de quelques malheureux, qui végètent plutôt qu'ils n'habitent parmi ces ruines , est bâtie sur le terrain qui porte encore dans le pays le nom de Jardins d'Ali-bey. Mais c'est en vain que les historiens célèbrent l'étendue de ces jardins, la ma= gnificence de leurs cascades , de leurs jets d'eaux, de leurs bassins, la fraîcheur de leurs bosquets, et la beauté de ces cyprès dont la sombre verdure a tant de charmes pour les Orientaux; il est impossible mainte= nant de se faire une seule idée de tant de splendeur; tout est confondu, bouleversé , détruit ; les ronces ont tout couvert ; les eaux, sorties des canaux brisés, se sont épanchées sur les terres et croupissent dans les bas-fonds ; les pavillons et les arbres ont disparu , et la tristesse et la misère régnent où jadis habitèrent les voluptés et la richesse.
Le caravansérail , quoique déserté depuis longues années , est cependant mieux conservé ; on en reconnoît du moins la forme et la grandeur, et il seroit encore entier si l'on n'avoit pas souffert que les Morlaques voisins en démolissent quelques parties pour en employer les matériaux à bâtir leurs informes maisons. Peu de personnes ignorent à quel usage servent ces sortes de bâtiments qui déposent en orient et de la magnificence des princes , et de l'hospitalité , qui , parmi les Turcs , est non seulement une vertu de lame, mais encore un précepte religieux rigoureusement observé autant envers les hommes qu'envers les animaux. On confond assez communément les caravansérails avec les hans ou khans , quoique le nom de caravansérail semble indiquer plus directement la destination des premiers ; et en effet les caravansérails ont été , sur-tout dans l'origine , bâtis dans des lieux dont l'aridité , ou l'éloignement des grandes villes présentoit des incommodités , et des privations d'abri aux voyageurs et aux car a van nés, tandis que les khans , plus fréquem= ment construits dans les villes, servent aux marchands étrangers que leur commerce y attire , et sont assez vastes pour leur offrir, non seulement
un logement pour eux, niais encore des magasins pour leurs marchandises î c'est ainsi ,par exemple, que,par une convention particulière avec la Porte ottomane , les Français avoient des khans particuliers , que seuls ils avoient le droit d'occuper à Alep , à Seydc, et à Smirne, D'après ce que Ton vient de dire et la situation des bâtiments dont il est question ici, il est permis de croire que c'étoit plutôt un khan qu'un caravansérail , puisqu'il étoit dans une ville voisine de la mer, et non pas sur une route fréquentée par les car a vannes. Au reste il se pourroit encore que caravan= seraiI fût le nom spécialement affecté dans l'Asie à ces sortes d'édifices , puisqu'on le trouve non seulement en Turquie , mais encore en Perse et dans le Mogol , tandis que le nom de khan pourroit être plus parti= culièrernent usité en Turquie. Dans ce dernier empire il n'étoit pas permis à tout le monde de bâtir un caravansérail , et pouvoir le faire étoit une marque de distinction ; cet honneur n'appartenoit qu'aux mères et aux sœurs des sultans , aux visirs et aux hachas qui avoient gagné trois batailles , encore falloit-il que ce fut sur des chrétiens.
Quoi qu'il en soit des éloges que l'on a pu donner à l'hospitalité des Turcs, elle se borne, du moins quant aux caravansérails , à mettre le voyageur à l'abri des injures du temps , car on n'y trouve ni lits , ni cuisine , ni provisions pour la table , et il faut tout apporter avec soi , ou se le procurer au-dehors. La forme , l'architecture et la distribution des caravansérails et deshans ou khans sont à-pen-près les mêmes. Les uns comme les autres sont communément de grands bâtiments carrés, d'un ou de deux étages , non compris le rez-de-chaussée : les façades intérieures qui renferment la cour ressemblent assez aux cloîtres des couvents ; c'est au rez-de-chaussée que sont placés les magasins : les chambres où logent les voyageurs sont au-dessus ; au milieu de la cour est une fontaine où les chameaux et autres bêtes de somme s'abreuvent. Les khans de Constantinople sont renommés i celui dont on remarque les ruines , auprès de Vrana, devoit être considérable ; sa façade a cent= cinquante pieds de longueur ; il étoit entièrement construit d'un fort beau marbre d'un grain extrêmement serré et susceptible d'un poli précieux. L'abbé Fortis soupçonne que ces blocs de marbre ont été dé=* membres de quelque ancien édifice des Romains.
Mais si , parmi ces villes ruinées que je viensde citeret que l'on trouve dans le comté de Zara , il en est une qui inspire tout à la fois des regrets et une forte curiosité, c'est sans contredit Asseria, aujourd'hui Podgrage. Ici la ceinture de cette ville , citée par Pline et par Ptolomée , est encore entière et en partie debout. Fortis, que je citois tout à l'heure, observe que l'iti= néraire de Peutinger place ici Asseria, qui est la même que l'Assessia de Ptolomée , et l'Assessia ou Aseria de Pline. Je remarquerai en passant que la géographie ancienne , consignée dans l'encyclopédie par ordre de matières, ne fait nulle mention d'Assessia, mais parle des Assesiates, qu'elle croit les mêmes que les Asseriatcs , peuples d'Italie , que, selon
ET DE LA DALMATIE. 93 elle, Pline place dans les Alpes : mais l'on sait que les Alpes se terminent au Carnero, à moins que Ion ne suppose que les montagnes de la Mor= îaquie en soient un prolongement ; et alors il seroit étonnant que Pline eût confondu l'illyrie avec l'Italie. Quoi qu'il en soit, à en juger par la magnificence de ses murailles, ce doit être ici un riche dépôt d'antiquités en tous genres, et peut-être ne faudroit-il que fouiller à peu de profondeur pour offrir une vaste moisson aux archéologues : on estime que le circuit de ses murs, qui présentent une sorte de parallélogramme irré= gulier, a trois mille six cents pieds romains; ils ont presque par-tout huit pieds d'épaisseur, si ce n'est à la face la plus étroite, où ils en ont jusqu'à onze ; ils sont revêtus en-dedans et en-dehors de grandes pièces, ou tables de marbre dalmatique, artistenient taillées , et, comme disent les Italiens, Lavorati a bugno travaillées en ruche : toutes ces tables ou pièces sont d'une grandeur considérable, et plusieurs ont jusqu'à dix pieds de pro= portion. Il reste encore de ces pans de murs debout qui ont huit pieds d'élévation, mais il est présumable qu'ils sont enterrés en grande partie, puisque l'on n'apperçoit plus que l'arc de la seule porte que l'on puisse reconnoître. Il n'est pas douteux que ces murs n'aient été des fortifica= tions ; mais ce qui a droit d'étonner , c'est de reconnoître , à l'un des angles nord, la forme d'un bastion, avec ses faces et ses flancs, tels que les construisent aujourd'hui les ingénieurs modernes. Mille indices prouvent que, si l'on faisoit des recherches, on trouveroit une foule d'objets précieux dans cet endroit. Les environs sont parsemés de maçonneries, couvertes de ronces , de pièces de marbre soigneusement taillées , de débris qui paroissent avoir appartenu à de grands édifices. Une église solitaire est au milieu de toutes ces ruines ; elle-même a été bâtie de fragments d'architecture antique : on y remarque des morceaux de corniche d'un excellent style, et des débris d'inscriptions , ou trop effacées pour pouvoir les lire , ou tellement brisées que l'on ne peut plus en réunir les mots.
Quand on parcourt ces ruines, c'est peut-être alors qu'il est permis de souhaiter les richesses pour être de quelque utilité aux arts. Il est in= dubitable qu'au moyen de fouilles, peu dispendieuses peut-être, on trouveroit, ainsi qu'on l'a précédemment remarqué, beaucoup d'objets importants, non seulement pour l'étude des artistes, mais encore sans doute pour la connoissance de l'histoire de ce même pays , enveloppée de ténèbres jusqu'à ce jour. Le faste que l'on remarque encore sur les murailles d'Asseria est un indice du luxe et de la puissance de ses anciens habitants , et l'on sait que dans l'antiquité ce luxe s'appliquoit sur-tout aux édifices publics , et que c'est spécialement ceux-ci dont la découverte importe pour obtenir des notions sur les peuples. On sait quel rang tenoient dans l'estime du peuple romain ceux auxquels il permettoit de jouir sous sa protection des immunités , ou , si l'on veut, des droits de cité : la république n'accordoit cette faveur qu'aux
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services rendus, ou à la fidélité constante, ou à la sagesse de la conduite. Le nombre de ces peuples privilégiés n'étoit pas considérable; et les Asseriates faisoient partie de ces peuples. Ils nommoient leurs magistrats, se gouvernoient par leurs propres lois, et exereoient enfin toutes lespréro= gatives despeuples libres.Tout démontre donc l'importance dont il seroit de ne pas négliger les lumières que l'on pourroit recueillir ici de quelques recherches dirigées par des hommes instruits. Adoptons l'espoir que nous donne Fortis dans ses remarques sur le comté de Zara de son retour dans cette ville d'Asseria, et du succès de ses soins pour vaincre la ré= pugnance manifestée par les Morlaques d'aider aux recherches que l'on pourroit faire. Elle a pour cause l'indiscrétion et la coupable avarice de quelques hommes qui dans l'origine les forcèrent à traîner jusqu'au rivage de la mer quelques fragments d'antiquité , sans leur donner le plus léger salaire. Il est arrivé ici que ces Morlaques, dans la crainte que ces corvées infructueuses pour eux ne se rcnouvellassent encore , toutes les fois qu'ils ont en remuant la terre découvert quelques colonnes, quelques inscriptions, ou quelques autres objets de ce genre, se sont empressés, ou de les briser à coup de hache, ou de les enfouir plus profondément ; tandis que, pour l'intérêt des arts, il falloit au contraire les stimuler à faire ces recherches par des récompenses proportionnées à leurs travaux, et les déterminer à les respecter et à en ménager la conservation, dans l'espoir d'en tirer un meilleur parti.
Ce fut après avoir jeté ce coup-d'œil rapide sur les environs et le pays de Zara que le citoyen Cassas et son compagnon de voyage se rembar= querent pour continuer leur route vers Spalatro. Ils furent bien servis par un vent du nord qui leur fit faire en quatre heures la traversée jusqu'à Sebcnico. On suit constamment dans ce passage un canal assez étroit, appelé canal de Zara : l'on a à gauche la terre ferme et la haute montagne de Morlaquie, et à droite une isle longue et très étroite , appelée l'isle de Pasman. Quoique ce soit une traversée maritime, la multitude d'islcs dont la côte est couverte empêche de voir la pleine mer, et ce n'est qu'à l'ouvert entre la pointe Est de l'isle de Pasman et un grand rocher, appeléMorter, que l'on apperçoit dans le sud sud-ouest l'isle de Coronata, et dans le sud la mer à travers les écueils de Pougliana ; et en général ce fut toujours, comme nous l'avons déjà remarqué, à travers les isles dont toute cette côte est couverte depuis Fiume jusqu'au golfe de Narenta, et même au-delà jusqu'à Raguse , que navigua le citoyen Cassas. A son retour de Spalatro à Trieste il n'en fut pas ainsi ; et alors, n'ayant plusaucunobjet qui intéres= sâtsa curiosité sur la côte , il prit en dehors de toutes les isles, et se dé= harassa alors de cette foule d eeueils qui rendent ce voyage si dangereux. A cela près cette espèce de navigation, qu'à la rigueur on pourroit appeler intérieure, est pleine de charmes par la variété des aspects, et souvent la singularité des paysages : d'un côté cette multitude bizarre de rochers de toutes les formes, dont les pointes menaçantes , tantôt s élèvent à quarante,
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ET DE LA DALMATIE. 95 cinquante, et jusqu'à cent pieds au-dessus de l'eau , tantôt se montrent à peine à sa surface : cette foule d'isles, les unes incultes, stériles, sablonneuses, calcinées par un soleil brûlant, et parfaite image des déserts de l'Afrique; les autres parées de la plus brillante végétation, ombragées d'arbres magnifiques , émaillées de fleurs et de verdure , arrosées de sources argentées , romanesque asyle des Naïades et des Sylvains , dont le site rappelle à l'imagination toutes les fables des bosquets de Tempe: de l'autre les vastes montagnes du continent prolongeant leurs énormes bases jusqu'au rivage de la mer, ou quelquefois repoussées dans le loin= tain par des plaines fécondes , et dessinant sur l'horizon les bleuâtres sommets de leurs têtes aiguës ; là, parmi des huttes sauvages , quelques colonnes , orgueilleuses et solitaires orphelines de la majestueuse anti= quité ; ici, de larges étangs , immobiles au milieu de leurs touffes de glaïeuls , répétant sur la sombre glace de leurs eaux croupissantes les masses obscures des profondes forêts : la mer, la terre, les cieux peuplés d'oiseaux de toutes les espèces, les uns naviguant sur les ondes, les autres sillonnant la surface des lacs ; ceux-ci, dans leur vol incertain , rasant les sommités des algues; ceux-là, balancés par les vents dans les plaines de l'air : de loin en loin quelques troupeaux, peu de laboureurs, des moines, des sbirres, rarement des hommes, et cependant un sibeau ciel !Tel est le fidèle tableau du paysage constamment mobileet toujours piquant que don= nent à l'œil du voyageur ces côtes de la Dalmatie, et cet archipel immense que nous avons vu le citoyen Cassas parcourir depuis Pola jusqu'à Zara, et dont il eut encore à suivre les détours depuis Zara jusqu'à Spalatro.
Le premier endroit où nos voyageurs relâchèrent fut Sebenico. Pour arriver à cette forteresse on cesse de côtoyer le rivage, et l'on entre dans un canal fort étroit, que l'on suit pendant quelque temps, entre une montagne assez élevée que l'on a sur la gauche, et qui forme une espèce de promontoire à l'entrée du canal , et une basse terre qui se trouve à droite et s'étend jusqu'à Vergolia. A l'extrémité intérieure de ce canal, et dans le fond d'un petit golfe qui s'enfonce à droite dans les terres, et qui à gauche reçoit les eaux de la Kerka , se trouve Sebenico.
Cette ville est la plus forte place de la Dalmatie: elle a quatre citadelles, et toutes excellentes; l'une porte le nom de Saint-Nicolas, et est située sur une isle qui en a pris le nom de San-Nicolo di Sebenico. Cette isle est la plus considérable du comté de ce nom ; on l'a jointe à la terre ferme par le moyen d'une chaussée ou jetée. Spon, en parlant de Sebenico, entend également par citadelle les ouvrages qui forment la ceinture de la ville proprement dite , et c'est ce que nous appellerions aujourd'hui le corps de la place ; enfin les deux dernières sont placées sur des éminences voisines , et commandent la ville et le port : ces deux-là se nomment Saint-André et le Baron. D'après les calculs de Spon , la population de Sebenico ne s'élève guère qu'à sept ou huit mille ames ; mais il avance qu'avant qu'elle eût été désolée par la peste, le nombre de
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ses habitants étoit d'environ vingt mille : autant que le citoyen Cassas en
put juger, pendant le très court séjour qu'il fit dans cette ville , sa
population ne s'est pas augmentée depuis l'époque où Spon en a fait
mention.
On varie extrêmement sur l'origine de Sebenico. Ceux qui, par enthou= siasme pour les Romains, sont toujours disposés à les supposer les fonda= teurs.des villes de l'antiquité, et dont l'erreur dans le fait peut paroître excusable à l'aspect de cette grande quantité de villes que dans cette partie de l'Europe ils habitèrent ou embellirent, prétendent encore leur faire honneur de la fondation de celle-ci , et veulent qu'elle ait dû sa naissance à une colonie de vétérans que l'empereur Claude y envoya : ils s'appuient sur un passage de Pline l'ancien : Tmgurium, civium Bomanorum mar-rnore notum ; Sicum, in quem locuni divus Claudius Keteranos misit. Ce rapprochement entre Trogurium et Sicum les a séduits; et comme il est indubilableque ce Trigurium, renommé par son marbre chez les Romains, est Trau, dont nous parlerons ailleurs, ils en ont conclu que Sicum devoit en être voisin, et n'ont vu que Sebenico à qui ils pussent appliquer cet ancien nometee que dit Pline des vétérans envoyés par Claude. Cependant il est certain, comme le remarque très bien Fortis, que la table de Peu= tinger relativement à la Dalmatie ne cite aucun endroit dont le nom ressemble à Sicum, si ce n'est Siclis, qu'elle place entre Trau , dont nous parlions tout à l'heure , et Salone, où dans la suite nous conduira le ci= toyen Cassas , et qui se trouve au-delà de Spalatro. (i)
Des écrivains plus modernes veulent que Sebenico ait été bâtie par les Croates lors de la décadence de l'empire romain ; mais le sentiment le plus raisonnable est celui que Fortis donne à J. B. Giustiniano, qui écria voit cent ans avant ceux-là , et qui, par cette raison même , se rappro=
(i) Tous les savants connoissent la table de Peutinger ; mais comme j'ai déjà eu occasion do le citer, il est bon peut-être d'en dire un mot pour les lecteurs moins versés dans les connois-sances géographiques. Conrad Peutinger fut un savant du quinzième siècle ; il naquit à Ausbourg eu 14^5 , et fut non moins célèbre par ses vertus doua stiques que par ses talents : il étudia dans les plus célèbres universités d'Italie, fut ensuite secrétaire du sénat d1 Ausbourg, et parvint à obtenir l;i confiance intime de l'empereur Maxiiuilien. Cette table dont il est question ici ne porte son nom que parcequ'il Ta publia : c'est une espèce d'itinéraire des armées romaines, ou, pour mieux dire, une sorte de carte des routes militaires de l'empire, dressée sous l'empereur Théodose le Ci and. Un certain Conrad Celtes la déterra dans les archives d'un monastère en Allemagne , et la donna à Peutinger qui la mit au jour. L'œil le moins exercé reconnoît au premier abord que ce n'est point l'ouvrage d'un géographe : la bizarre configuration des terres et des rivages a quelquefois amusé la superstition et fait croire à quelques personnes que ces irrégularités ca-choient quelque mystère; la vérité est que ce fut l'ouvrage de quelque officier peu instruit, ou peut-être même de quelque soldat, qui s'amusa à marquer avec exactitude quelques noms., mais sans précision quant aux positions, des différents lieux où il passa, séjourna, ou cnmpa dans l'empire. Sous le premier rapport c'est un ouvrage utile en ce qu'il sert à éclaircir des doutes que font naître quelques contradictions entre les auteurs anciens ; niais sous le second c'est un ouvrage informe. On en a fait une magnifique édition à Vienne, en 1753, par les soins de François-Christophe de Scheib , enrichie de notes et de dissertations très savantes.
ET DE LA DALMATIE. 97 cîieroit davantage de la vérité, parcequ'il eut vécu plus près du temps où parurent les hommes qu'il considère comme les véritables fondateurs de Sebenico. On se rappelle ce que j'ai dit des Uscoques dans la première partie de ce voyage; c'est à ceux-ci que Giustîniano attribue la fondation de cette ville; et voici le passage de cet auteur que je trouve transcrit par Fortis :
« Cette ville, dit-il, fut bâtie par des brigands, nommés Uscoques en « esclavon, qui, avant de bâtir, demeuroient sur le rocher où est actuelle^ «ment la citadelle : quand de cette élévation ils appercevoient des vais= « seaux , ils descendoient de leur repaire , et alloient dans des barques , «Cachées auparavant au pied du rocher à la laveur des bois, attaquer et « piller ces vaisseaux. Avec le temps ils commencèrent à ériger quelques « cabanes , entourées de perches appelées Sibice , mot d'où la ville tira son « nom de Sebenico. Par la réunion de ces corsaires la ville augmenta « peu à peu. On croit encore qu'après la destruction de Scardona « beaucoup de ses habitants se retirèrent à Sebenico, qui, ayanl acquis le « titre de ville, se forma en république, sans reconnoître un autre sou= « verain. Sa liberté cependant ne fut pas de longue durée: le roi de « Hongrie, maître alors de la Dalmatie, s'en empara^ et la gouverna dune « manière tyrannique. Les citoyens de Sebenico, ne pouvant plus supporter «l'insolence des Hongrois , prirent la résolution de s'en délivrer, et de se « soumettre à cet effet à la république de Venise : ils exécutèrent celle « résolution le 12 juillet 1412, sous le dogat de Michel StenO. »
Quand bien même l'absence totale des vestiges quelconques de Vanli= quité ne seroit pas déjà une preuve assez forte que Sebenico est une ville moderne, il faudroil convenir au moins que de toutes les opinions sûr ses fondateurs celle de Giustiniano est celle qui répugne le moins à la raison : le choix du lieu est convenable aux mœurs des peuples qu'il y place ; sa situation est analogue à leurs besoins et à leurs manières de les satisfaire ; son accroissement est conforme aux événements de l'histoire. Le nom de la ville se rattache à un mot familier de leur langue ; et l'on peut dire que, pourse ranger à son sentiment, l'esprit n'éprouve aucune des fatigues qu'exigent trop souvent de lui la science des origines et les conjectures des étymologies.
Au reste Sebenico, telle qu'on la voit aujourd'hui, est bâtie en amphi= théâtre sur le penchant d'une colline, derrière laquelle s'élève une chaîne de montagnes appelées les Tartari.Les marbres, en général très communs dans toute cette partie de la Dalmatie , entrent encore dans la composition de ces montagnes ; maisceux-ei sont peu précieux, c'est une brechedoîitles couleurs sont fausses et ternes, extrêmement graveleuse, et parconséquent indocile au ciseau, et comme étrangère au poli. Sebenico est après Zara la ville lapins agréable de la Dalmatie : elle est habitée» par un assez grand nombre de familles nobles dont les palais sont riches et élégants. Un architecte ou ingénieur , nommé Sammicheli, célèbre en Italie par plu=
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sieurs beaux ouvrages, a dirigé la construction de la citadelle ou forteresse qui défend l'entrée du port; et l'on y remarque, entre autres choses, une porte construite sur le plan de celle du même auteur, que l'on admire a. Vérone. Le dôme ou cathédrale , est un monument curieux pour sa hardiesse et sa gothicité ; c'est moins sa richesse intérieure dontlaprofu= sion étalée sans ordre et sans goût la rend recommandable , que ce ne sont quelques parties de l'architecture ; le toit est d'un travail vraiment extraordinaire; il est formé de grandes tables de marbre , jointes ensem= ble avec tant d'art et de précision , qu'à peine apperçoit-on les lignes de séparation.
Quelques hommes, dans le seizième siècle, ont honoré Sebenico parleurs talents dans les sciences et dans les arts. Antoine Veranzio, archevêque de Gran , puis cardinal, et Michel son frère, méritent d'être cités. Le premier se distingua dans la politique, et fut successivement ambassadeur en Pologne, en France, en Angleterre, et auprès de quelques papes. Ces fonctions, pour l'ordinaire si opposées aux lettres et à l'amour des sciences, ne le détournèrent point du goût qu'il avoit pour les unes et les autres; on lui doit la découverte de quelques inscriptions précieuses, et la con= noissance de plusieurs monuments ignorés jusqu'à lui ; il a écrit la vie de quelques hommes illustres de son temps ; une histoire des faits et gestes de Jean, roi de Hongrie; des détails géographiques sur la Moldavie; des lettres sur la mort de ce même roi Jean ; quelques poésies sous le titre Loisirs, et quelques autres ouvrages latins.
Michel son frère fut moins fécond et sur-tout moins heureux, si toutefois il est vrai que les hauts emplois donnent le bonheur. On croit qu'il composa un ouvrage sur les événements historiques de la cour de Hongrie ; mais cet ouvrage est perdu au moins en grande partie, puisque Fortis ne parle que d'un fragment. Un des fils de ce Michel obtint aussi une sorte de célébrité dans les lettres.
Quelques autres hommes ont encore illustré Sebenico par leurs poésies illyriennes et latines : les plus recommandables sont Guarin Tranquillus , Jacques Armolusich, Pierre Difnico, Jean Nardino , George Sirgorco, et quelques autres. Les arts ont aussi quelque obligation à cette ville; ils lui doivent deux peintres d'une haute réputation , Martin Rota , et André Schiavone.
Martin Rota, quoique le moins recommandable des deux , fut pourtant un habile homme. Il ne faut pas le confondre avec un Bernadino Rota , poète napolitain, à-peu-près son contemporain , dont les vers , presque oubliés aujourd'hui , causèrent tant d'enthousiasme pendant sa vie , que sa mort, arrivée en iSvS, fut regardée comme une calamité publique. Le Martin Rota de Sebenico fut tout à la fois peintre et graveur. Il reste peu de ses tableaux, et il paroît que ce fut à la gravure qu'il s'adonna davantage : en Italie , et sur-tout en Dalmatie on possède encore beaucoup d'estampes de lui : les descendants de ce cardinal Veranzio, dont on a
fait mention plus haut, conservent trois portraits de ce savant gravés par Rota. Comme alors on n'avoit point encore établi des genres distincts dans le même art, cet artiste ne dédaigna point de graver aussi des cartes géographiques ; il en est plusieurs de sa main : elles passent pour être peu exactes , mais ce n'est pas sur lui que doit tomber le reproche , c'est sur le géographe qui l'aura dirigé.
Sebenico fut encore la patrie d'un homme qui tient un des premiers rangs dans la peinture. André Schiavone, plus communément dit le Schiavone, y naquit en i582, et fut l'un des plus habiles maîtres de l'école vénitienne. Né de parents pauvres, la nécessité lui fit dans sa jeunesse négliger quelques parties du bel art auquel il se livra , et le bessoin de composer vite pour se procurer le moyen d'exister ne lui permit pas d'atteindre à la perfection du dessin ; mais il compensa ce défaut par tant d'autres belles qualités , que c'est encore un des grands peintres dans ce siècle, si fécond en hommes célèbres dans cet art :1e Titien , le Giora gion, et sur - tout le Parmesan , furent les maîtres qu'il étudia le plus: il réussissoit parfaitement à peindre les femmes ; on cite aussi ses têtes de vieillards. Sa touche est facile, spirituelle et gracieuse ; toutes ses attitudes bien choisies et bien contrastées , ses draperies bien jetées et d'un excellent effet. A tant de belles parties il joignoit un don, que la nature n'accorde pas à tous les peintres , et qu'elle refuse , quelquefois même aux plus grands maîtres, don que l'on n'acquiert jamais par l'étude, et auquel rien ne peutsuppléer ; le Schiavone étoit excellent coloriste : on assure que le Tintoret en faisoit tant de cas qu'il ne travailloit jamais sans avoir sous les yeux un tableau du Schiavone. Spirituel , instruit, et d'un commerce agréable, il compta parmi ses amis le fameux Arétin , et il dut à cette liaison une infinité d'idées ingénieuses qu'il a mises dans ses compositions.
Si l'on aime à retrouver une sorte d'analogie entre les vertus des hommes ou des nations séparées par de grandes distances, il n'est pas moins curieux pour l'observateur de surprendre quelquefois une espèce de ressemblance entreleurs folies. Ceux qui connoissentl'histoire des cathédrales gallicanes, et quelquefois ont souri aux détails de ces fêtes ridicules que l'ignorance et la licence des siècles de barbarie mêlèrent à la gravité des cérémonies religieuses , ceux enfui qui savent que long-temps en France on célébra dans diverses églises la fête et l'élection, tantôt du roi et de l'évêque des fous, tantôt de l'abbé du clergé , et dans quelques endroits même la fête de l'âne, saisiront avec une sorte de curiosité dans Sebenico un des anneaux de cette chaîne de grossières fol ies forgée par nos crédules ancêtres , et le seul peut-être qui jusqu'à ce jour ait échappé aux regards de la sagesse. C'étoit ordinairement depuis Noèl jusqu'à l'Epiphanie qu'on se livroit en France à ces indécentes bacchanales ; les cathédrales de Dijon, d'Autun, de Viviers, et de vingt autres lieux en étoient les théâtres.Eh bien, c'est encore à Noël que l'on élit tous les ans le roi de Sebenico, dont le règne dure quinze jours. Long-temps ce roi de théâtre fut choisi parmi les
nobles ; mais aujourd'hui ils regardent au-dessous d'eux de se porter à cette bouffonnerie, et cette couronne chimérique est dévolue, à leur dés faut , à ce que l'on appelle en Italie un homme de la lie du peuple. Le citoyen Cassas , qui ne s est trouvé à Sebenico que pendant l'été, n'a pu par- conséquent être témoin de cette cérémonie. Mais Fortis rapporte que ce roi, dont l'autorité dure quinze jours, jouit en effet de plusieurs préro= gatives de la souveraineté, telles, par exemple , que celle de garder chez lui les clefs de la ville, d'avoir une place distinguée dans la cathédrale, de juger toutes les difficultés qui s'élèvent entre ceux qui composent sa coin*. La ville est obligée de lui fournir un hôtel convenable à la dignité de son rôle pendant le temps qu'il en est chargé. Quand il sort de sa maison il est constamment obligé de potier une couronne d'épis ; il ne peut paroître en public que couvert de la pourpre ou d'une étoffe en écarlate, et sans être entouré d'un grand nombre d officiers. Le gouver= neur , lévèquc et les différents notables sont obligés de lui donner un repas, et quiconque le rencontre est tenu de le saluer avec respect. Quand les quinze jours sont finis le roi sort de son palais, dépouillé de sa cou= ronne et de sa pourpre, délaissé de sa cour, et s'en retourne à sa chau= miere. A l'envisager sous un certain point de vue, cette folie auroit un but assez philosophique ; elle seroit chaque année le simulacre de l'instar bililé des grandeurs humaines ; mais il est douteux que ceux qui l'ont instituée aient eu une semblable idée.
Une chose assez bizarre , et qui prouve que l'orgueil se glisse jusque dans les folies, c'est que deux fauxbourgs de Sebenico, l'un appelé di Terra'ferma, et l'autre di Marina, ont aussi dans le même temps chacun leur roi particulier ; mais, comme roisrdefauxbourgs, ilssont apparemment rois du second ordre, et n'osent entrer dans la ville sans la permission du roi citadin.
Les poètes ont chanté cet usage et quelques autres encore non moins bizarres, mais aujourd'hui tombés en désuétude. Fortis rapporte à ce sujet des vers latins d'un certain Jean Nardino , évêque de Zagrat : ils font mention non seulement de l'élection annuelle de ce roi éphémère , mais encore d'une autre coutume pratiquée sans doute de son temps : monument de la grossièreté des peuples de ces contrées , et qui ne mérite aucune réflexion écrite. Voici ces vers.
Sic, trino dicata Deo dum festa refulgent ,
Civis in hac sçeptïurn nobilis urbo tenet. Hic prias osienso célébrât, nova nupta, Priapo
Gonnubium y et socias porrigit incle niaiius.
L'espèce de golfe , ou,pour mieux dire, le lac sur lequel se trouveSebe=; nico, est, si j'ose m'exprimer ainsi, l'entrepôt des eaux qui forment le lac de Scardomij avant qu'elles se rendent h la mer : trois rivières versent leurs ondes dans ce lac de Scardona ; la Kerka , laGoduchia, et la Jujora Ce lac se dégorge dans celui de Sebenico par un canal de trois lieues de
cours à-peu-près , et ensuite celui de Sebenico communique à la mer par un second canal que l'on appelle le canal de Saint-Antonio : c'est celui-là que le citoyen Cassas remonta pour se rendre à Sebenico, avant de gagner Scardona, pour visiter la cascade de la Kerka. Ces lacs et en général ces trois rivières abondent en poissons, principalement en anguilles et en truites singulièrement estimées. On y pêche aussi une grande espèce d'écrevisse dont les naturels du pays font infiniment de cas , et dont la chair est en effet extrêmement délicate. Les individus de cette espèce sont longs d'une palme, et les Dalmatiens les appellent schilloni. Les thons s'y rendent aussi chaque année à une certaine époque. Cependant les habi= tants de la côte sont si peu industrieux ou tellement paresseux qu'ils ne tirent aucun parti de ces richesses que leur prodigue la nature, et tout Je produit de la pêche se borne à entretenir la table de quelques nobles.
L'agriculture est également négligée , quoique les deux lacs soient cn= tourés de collines qui n'attendent que la charrue. Cette paresse vraiment déplorable laisse de même sans les exploiter les nombreuses carrières de marbre qu'on rencontre à chaque pas, et dont tireroient un parti avantageux des peuples plus intelligents. Mais nousnepousserons pas plus loin nos observations à cet égard , l'histoire naturelle n'entrant nullement dans l'objet de cet ouvrage ; on peut sur ce sujet consulter avec fruit Tintée ressant ouvrage de Fortis : et je me contenterai seulement de dire que l'une des grandes richesses de ce pays , si les habitants savoient l'appré= cicr, sont deux espèces de mannes; l'une que l'on tire du frêne au moyen des incisions , ainsi que cela se pratique en Toscane , en Calabre, et dans la Pouille ; l'autre , qui n'est autre chose qu'une sorte de graine farineuse, que l'on cueille sur une espèce de gramen qui croît également dans les environs de Cracovie, dans la Pologne.
Avant d'arriver à Scardona on trouve sur le rivage, entre les deux ri= vieres de Goducchia et de Jujossa, des vestiges de quelques monuments romains : on y remarque encore quelques restes d'un pavé en mosaïque , et les ruines d'un ancien temple. On appercevroit sans doute de plus grands fragments d'antiquités s'ils ne s'étoient pas à la longue ensevelis sous les eaux qui se sont indubitablement élevées dans cette partie; ce qui le prouve, c'est que la digue qui joignoit jadis la langue de terre qui sépare l'embouchure des deux rivières à un rocher, que l'on nomme Sus= tipanaz, et sur lequel étoit le temple dont nous parlions tout à l'heure, c'est que, dis-je, cette digue, entièrement couverte par les eaux, ne s'ap-perçoit plus maintenant, quoique la sonde apprenne qu'elle existe encore dans son entier*
Le citoyen Cassas s'arrêta peu de temps à Sebenico : ayant résolu de voir et de dessiner la fameuse cascade de la Kerka , il falloit qu'il pénétrât plus avant dans l'intérieur du pays. Il se rembarqua donc, remonta le canal qui sépare le lac de Sebenico du lac de Scardona, et arriva en peu de temps à cette dernière ville.
Scardona , appelée par les Turcs Skardin , étoit comptée dans la Tur= quie d'Europe , et se trouve à-peu-près à l'embouchure de la Kerka , non pas précisément dans le golfe Adriatique , mais dans le lac qui prend le nom de cette ville; célèbre autrefois, peu considérable aujourd'hui, elle est cependant ceinte de murailles, et défendue par deux forts de peu d'importance. En 1120 on y transféra levêché de Jadera , et de= puis elle à toujours joui des honneurs de l'épiscopat ; il est suffragant de Spalatro. Les Jures et les Vénitiens se sont constamment disputés la possession de cette place : les derniers la prirent en i$52 , et la gar= derent pendant cent soixante-dix ans. En i522 les Turcs la leur enleve= rent à leur tour ; mais quelque temps après les Vénitiens les en chassèrent , et ainsi réciproquement. Elle doit à ces différents événements militaires autant qu'à la barbarie , et l'ignorance dans laquelle ses habia tants ont été plongés pendant nombre de siècles , l'espèce d'abjection dans laquelle elle est tombée : sa population est extrêmement médiocre. Les beaux monuments que l'antiquité lui avoit confiés sont entièrement détruits , et l'on ne soupçonneroit pas aujourd'hui que ce fut jadis la plus belle ville de la Liburnie , et celle où s'assembloient les états de cette province ; il ne faudroit cependant qu'un gouvernement éclairé pour y ramener en peu de temps la prospérité : son territoire est excellent : il est renommé pour la bonté de ses figues, la délicatesse de ses vins, et l'abondance de ses pâturages.
Cette rivière, dont le citoyen Cassas vouloit examiner la magnifique cascade qui se trouve non loin de Scardona , est celle nommée le Titius par les anciens, et qui séparoit jadis la Liburnie de la Dalmatie : les habitants du pays la nomment maintenant Kerka ou Karka. Le savant Fortis, que nulles fatigues |n'arrêtoient dans ses recherches , est remonté jusqu'aux sources de ce fleuve , et a observé que non seulement elles ne sont pas si reculées dans les terres que le supposent toutes les descrip= tions, mais encore que les meilleurs géographes ont presque toujours confondu ce fleuve avec un torrent qui descend des montagnes Hersowaz, et n'est alimenté que par les eaux des orages : et voici ce qui a donné lieu à l'erreur des géographes ; le lit supérieur du torrent est à plus de cent pieds au-dessus de la grotte où la Kerka prend sa source ; alors,quand il est gonflé par les eaux des orages ou les fontes des neiges , il se précipite avec violence de cette haute élévation, et tombe pour ainsi dire à la place même où la Kerka prend sa source : il sembleroit que le lit de cette rivière n'est que la continuation du lit du torrent, ou, pour mieux me faire entendre, que le torrent n'est que l'origine de la Kerka elle même ; mais cela n'est pas , et il est facile de s'en convaincre , lorsque l'été dessèche le torrent et laisse à découvert son lit, qui a trente pieds de largeur, car alors il n'y a plus de cascade en cet endroit, et l'on apperçoit la Kerka sortir belle et majestueuse de sa grotte.
Cependant , il n'est pas certain que l'on puisse donner le nom de
ET DE LA DALMATIE. io3 sources aux eaux qui sortent de cette grotte ; et peut-être seroit-il plus vrai de dire que c'est là où le fleuve souterrain commence à voir la lumière ; du moins est-il assuré que le cours en est déjà large et pro= fond , puisque Fortis a tenté de le remonter pendant un assez long espace à la faveur des flambeaux : s'il eût été dans une barque moins frêle , et s'il eût pris les précautions convenables pour garantir les lu= mieres des gouttes d'eau qui filtrent en abondance à travers le rocher , il croit qu'il eût poussé cette navigation beaucoup plus loin, malgré la résistance que lui opposoit la rapidité du courant, et l'embarras qu'oc= casionnoient souvent à sa marche les stalactiques ou morceaux d'une espèce de tuf, extrêmement communs dans ces cantons. Quoiqu'on l'aps pelle communément tuf de la Kerka , ce ne sont cependant pas ses eaux qui contribuent à ces sortes de lapidifications , mais les eaux supérieures, entre autres celles du torrent dont je parlois plus haut. On se sert avec succès dans ce pays de ce tuf pour la construction des bâtiments ; les pierres de ce genre sont faciles à tailler , extrêine= ment légères , et par conséquent très précieuses pour les voûtes.
Le temps ne permit pas au citoyen Cassas de remonter jusqu'aux sources de la Kerka ; mais , avant de parler de la belle cascade de Scardona , nous avons cru nécessaire de donner une idée de la rivière qui la forme , et de consulter à cet égard les voyageurs les plus mo= dernes qui en aient parlé.
La cascade de Scardona , la seule que Cassas ait vue , et par consé= quent dessinée , est la cinquième et la dernière que forme cette rivière dans son cours ; c'est aussi la plus considérable et la plus majestueuse: cependant, celle de Rochislap , qui la précède de quelques milles, mc--rite aussi d'être remarquée , et il est à regretter que le temps n'ait pas permis à notre voyageur de remonter jusques-là ; non seulement nous devrions à ses crayons une connoissance exacte de cette chute de Ro= chislap , mais encore quelques notions sur les ruines de l'ancienne Bur= num ou Liburna des Romains, car les écrivains varient sur le nom de cette ville. Ces ruines consistent en pierres éparses le long du chemin qui côtoie la Kerka ; on les trouve fréquemment pendant l'espace d'un mille: plusieurs portent encore des inscriptions, mais extrêmement dé= gradées. Il n'est plus sur une aussi grande surface de terrain qu'un seul débris d'édifice qui soit resté debout : il est composé de trois arches ; l'une d'entre elles est beaucoup plus élevée et plus large que les deux autres, et sa voûte a vingt-un pieds de diamètre; toutes trois sont à plein ceintre. Comme la plus élevée de ces arches ne sépare4 point les plus petites, il est facile de voir que de l'autre côté il devoit y en avoir de semblables aux deux plus petites qui existent encore; et ce qui le prouve , c'est que l'on appercoit l'origine de l'aie à la façade extérieure de l'un des massifs de la grande arche : mais, ce qu'il n'est pas aussi facile de déterminer , c'est si ces arcades dépassoient le nombre de cinq , et si elles se
prolongeraient pins loin des deux cotés de la plus grande; de là l'incertitude où l'on est sur la véritable destination de l'édifice. Son épaisseur ne permet pas de le considérer comme un pont ; sa forme ne convient point à un aqueduc , car il faudrait supposer que des massifs considérables eussent été exhaussés au-dessus des petites arches pour conserver le niveau avec la plus grande. Etoit-ce donc l'entrée de quelque temple ? le portique de quelque place ? c'est ce qu'il est assez difficile de con= jecturer ; et si quelques inscriptions , que l'on pourroit trouver dans les fouilles, n'éclaircissent ces obscurités, il est présumable qu'on ne le saura jamais.
C'est à quelques milles au-dessous de ces ruines , entre le couvent de Saint-Archangelo et Rochislap , que l'on voit la cascade qui porte ce dernier nom. Si sa chute est moins considérable que celle de Scardona son spectacle , quoique d'un caractère différent, n'en est pas moins pi= quant. Ici la rivière est d'une largeur considérable. Un pont de soixante arches, ancien ouvrage des Turcs, des moulins, quelques chaumières, sont les fabriques pittoresques dont l'art s/einble s'être plu à enrichir le paysage. Un assez grand nombre de petites isles divise en plusieurs canaux le lit de la rivière ; elles sont ombragées d'arbres élevés et de la plus vigoureuse végétation. La cascade n'a point la monotonie des grandes cataractes ; ce n'est point une énorme masse d'eaux qui se précipite tout entière dans l'abyme ; ce sont vingt ruisseaux, variés dans leurs formes , dans leur largeur , dans la rapidité de leur chute : les uns s'é= lancent avec fierté au-dessus de la cime des rocs et les dérobent à la vue sous la parabole que leur onde décrit ; les autres glissent avec légèreté sur les parois de la roche , que le frottement de leurs eaux a polis en s'écoulant avec les siècles : ceux-ci heurtent avec fracas les aspérités, les blanchissent d'écume, les abandonnent en grondant, bondissent d'écueils en écueils , se précipitent, se relèvent, retombent, jaillissent encore, et s'engloutissent enfin dans la cuve commune; ceux-là, plus modestes dans leur marche , plus obscurs dans leur course fugitive , se sont frayé un passage dans les vastes entrailles de la montagne, arrivent lentement dans le lit inférieur du fleuve, et mêlent la molle langueur de leurs flots à l'impétuosité des cascades supérieures. Mais si cette cataracte , par l'agréable variété de ses nombreux accidents , frappe vivement les voyageurs , il faut convenir que le charme de ce spectacle s'efface à l'imposant et majestueux aspect de celle de Scardona, et qu'il n'est peut-être sur le globe que le saut du Niagara qui le lui dispute en magnificence.
Cet inimitable tableau fit une impression si profonde sur notre voya= geur et le pénétra d'une telle admiration , qu'il ne balança point à le dessiner sous deux aspects différents. Nous allons tenter de décrire , s'il se peut, cette scène magnifique; et si, dans la suite, lorsque nous l'accompagnerons au-delà de Trieste , au pied de la chute formidable de la Rueca , le lecteur conserve quelque souvenir de la description que
ET DE LA DALMATIE. io5 nous allons essayer de faire , il ne verra pas sans étonuement sans doute combien la nature est différente d'elle-même alors qu'elle semble pour ainsi dire se répéter.
Le citoyen Cassas, voulant faire passer dans lame de ceux qui ver= raient ses dessins sans pouvoir les confronter avec la nature toutes les sensations qu'il avoit éprouvées lui-même, après avoir admiré de près le sublime déchirement de ce fleuve sauvage , se recule, si j'ose m'ex= primer ainsi, pour mieux saisir l'ensemble de cette scène, et connoître si les beautés de la masse répondent à la beauté des détails. Reculons avec lui ; descendons le fleuve ; mettons entre la cascade et nous cinq ou six cents toises : plaçons en idée , s'il nous est possible, le lecteur en face de cette superbe cataracte, et considérons avec le citoyen Cassas l'un des plus beaux spectacles du monde.
A la place où je suppose notre nacelle arrêtée la Kerka est large ; son onde calme et limpide glisse plutôt qu'elle ne roule sur un fond de vase, et réfléchit dans sa glace a peine vacillante les glaïeuls dont se tapissent ses rives. L'encaissement presque insensible du fleuve permet à l'œil de s'é= tendre au loin sur les prairies, et d'errer sur leur tapis jaspé de fleurs et de verdure, dont le brillant éclat rend plus agreste et plus sauvage encore l'aspect grisâtre des rochers et des monts nus et décharnés dont les flancs inégaux forment l'escarpement de la vallée. La voile triangulaire, resplendissante de blancheur sous les feux du soleil , à peine enflée par le souffle du zéphyr , promené nonchalamment sur le crystal des eaux la barque frêle , alongée, aux bords applatis, à la pouppe arrondie, à la proue relevée , où le Dalmate s'étend sans énergie , et, silencieux, navige , énervé par la chaleur : l'onde paresseuse rarement gémit sous la rame auxiliaire. Là règne la douce , la touchante mélancolie. L'ac= cent du pâtre , qui dans le creux des rocs soupire l'illyrique chanson dont sa mémoire hérita de la mémoire de ses pères , se prolonge plain= tif dans les gorges des montagnes. Le bruit imposant de la cataracte , toujours le même , toujours monotone , affoibli par la distance , mais constamment égal , constamment sans nuances , ne semble point troù= hier le calme de cette solitude: c'est encore le silence qu'un bruit qui ne finit jamais.
Comme l'étroite vallée dans laquelle coule la Kerka s'enfonce dia= gonalement à droite , les montagnes qui bordent les deux rives paraissent se rejoindre derrière la cascade , et s'arrondir en demi-cercle pour servir de fonds au vaste théâtre de cette scène hydraulique. Les ar= bres touffus, les saules, les peupliers, qui garnissent le devant de la scène , et s'élèvent sur des digues ou terrasses parallèles aux degrés que descendent les eaux de la cascade ne permettent pas à l'oeil d'appercevoir le cours du fleuve avant qu'il arrive à sa chute, mais il le devine aisément à une nuance blanchâtre , ou plutôt à une espèce de vapeur lumineuse
que la limpidité de l'eau , frappée par l'azur céleste , reflète horizontal lement sur la racine des montagnes. Au-dessus de l'éclatante verdure de ces arbres, grouppés avec élégance , semés avec profusion sur le large et raboteux glacis qui traverse la vallée dans toute sa largeur , s'amonce= lent d'énormes monts , dont l'aprêté , la sécheresse , la bleuâtre nudité , contrastent avec la vigoureuse et brillante verdure dont l'avant-scene est parée. A l'extrémité gauche de ce glacis , dans sa partie la plus élevée , la dévotion ingénue a placé le toit solitaire d'un petit et modeste oratoire. Je l'avouerai , l'aspect de cette petite chapelle fait naître un sen= timent doux dans le cœur du sage. Oui, sans doute , c'est bien là la place où l'homme doit adorer l'Eternel : les grands accidents de la na; ture sont les premiers apôtres de la divinité. Non, ce ne fut point la main des hommes qui força ce fleuve à surmonter les rocs conjurés contre son cours : l'art sans doute peut assembler dans un jardin les flots captifs de quelques naïades timides , et confier au marbre obéissant le soin de les épancher dans des cuves d'albâtre ; mais un dieu seul apprit à ce fleuve à s'élancer à travers les masses vertes et touffues de ces arbres, dont le front majestueux ombrage et cache aux yeux cette longue chaîne de rochers qui lui disputent le passage. Quelle inconcevable magie! il semble que c'est en effet du sommet de ces bocages que jaillit cette immensité de ruisseaux ; ils paroissent rouler leur légère écume sur le dôme de cette foret , et déroulant leurs flots embrasés de lumière sur le rideau foncé des bois mystérieux, tout-à-coup se perdre, oubliés dans les sombres profondeurs de cette Dodone agreste. Mais que dis-je? jetez les yeux sur la gauche de cette scène sublime , c'est là que le fleuve tout entier , pour ainsi dire , dédaignant de rallier autour de lui ces milliers de ruisseaux déserteurs qui, dans l'immense largeur de la vallée, semblent sillonner l'oblique tapis de verdure qui le traverse, c'est là, dis-je, que le fleuve, réunissant sa force et sa majesté, descend dans tout l'appareil de sa gloire les larges et vastes degrés de son sauvage capitole : de ce perron rustiquement auguste la première marche est franchie , puis la seconde, puis la troisième. La mobile surface des flots, qui reçoit de la vélocité même de sa chute un poli, rival du crystal le plus pur , s'arrom dit sur les angles des longs degrés taillés par la nature : l'on croiroit de loin que ce sont d'énormes cylindres qui tour à tour se prêtent et se rendent la gaze d'argent dont leurs flancs sont couverts. Au pied de ces trois premiers degrés les cimes réunies de quelques arbres , dont les tiges sont cachées par des masses d'objets plus rapprochés de l'avant= scène , coupent d'une ligne de verdure la cascade dans toute sa lar= geur. Mais déjà le fleuve s'approche ; la nappe des eaux s'élargit davantage : une terrasse en fer-à-cheval arrondie , prolonge sa colossale saillie sur l'abyme qu'elle domine : alors plus de frein à la fierté du fleuve, plus de digue à sa course impétueuse. Du volume immense de son onde déchaînée il embrasse le noble contour de la longue et massive terrasse:
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la terre tressaille au loin sous le poids de sa chute ; l'air siffle et gémit déplacé par les eaux : formidable déplacement! écroulement auguste! fracas épouvantable! l'oreille ne suffit pas pour l'entendre, l'œil pour le voir , le cœur pour le craindre, lame pour l'admirer.
Mais si l'on se rapproche de la Cascade , si l'homme , toujours avide de dangers , de spectacles, et je dirais presque de craintes , veut contempler de plus près ce grand travail de la nature ; alors tous ces acci= dents , à qui la distance donnoit une sorte d'harmonie , et prêtoit cet espèce d'ordre , d'arrangement, et d'accord, qui naît de l'absence des dé= tails, que l'éloignement efface; alors, dis=je , tout change. Qu'elle confu= sion ! quel chaos ! quel horrible déchirement ! ce ne sont plus cette uni= forinité de masses , cette grâce dans les grouppes , cette majesté dans l'union ; ce sont des milliers de rochers rompus , brisés , écroulés , dispersés ; ce sont d'affreuses aiguilles qui s'élèvent menaçantes à travers les eaux , les arbres et les airs : ce n'est plus un fleuve, c'est un océan qui gronde, qui mugit, qui heurte en fureur ces informes géants dont les blocs impassibles le combattent à son passage : toujours attaqués , toujours opiniâtres ; toujours sapés , toujours debout; toujours combattus , et toujours invincibles ; leur lutte naquit avec le monde ; leurs jours de bataille sont les siècles; et leur vainqueur, toujours terrible, toujours fugitif , les frappe , les domte , les fuit , s'enfonce dans les mers , va de ses vapeurs épaissir les nuages, forme les orages qui le ren=s dent à la terre , s'élabore de nouveau dans les entrailles du globe , reparoît enfin, et les retrouve après mille ans encore infatigués.
Quelle que soit la magnificence d'un semblable spectacle, il est cependant des circonstances et des temps où sa pompe varie : et , par exemple , c'est lorsque le retour du printemps venant à dissoudre les neiges , elles gonflent les eaux du fleuve , ou lorsque , dans le cours de l'été , elles sont accrues par quelque orage accidentel. Alors la cascade change entier rement de caractère ; elle ne présente plus ce nombre incalculable de varié= tés dont les divers aspects lui procuroient tant de grâces et de charmes • mais elle devient plus grave , si j'ose le dire, sur=tout plus immense , et par cela même peut-être plus noble, mais moins attrayante; alors, sous l'énorme épaisseur des eaux amoncelées, les rochers dont se compose la bare, les arbres mêmes , qui semblent se jouer à travers leurs masses aiguës , disparaissent en partie, et quelquefois même en entier. Le fleuve occupe toute la largeur de la vallée; il ne souffre plus que ses ondes se divisent ; il se roule sur les rocs, et les ensevelit dans ses entrailles ; le poids est centuplé , la chute terrible , le tonnerre des eaux infatiga= ble ; les flots entraînent avec eux des arbres déracinés, des débris de chaumières , des dépouilles d'animaux que surprit leur fureur impré= vue ; le plaisir du spectateur est moins vif et la terreur plus grande; la tristesse s'accroît de la monotonie du tableau , et l'idée de la destruction
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achevé d'empoisonner le sentiment que réclame encore ce grand mou=
vement de la nature.
Le citoyen Cassas, après avoir, autant que le temps pouvoit le lui permettre , satisfait sa curiosité, redescendit la Kerka pour rejoindre sa barque, qu'il avoit laissée mouillée à Sebenico, et dans laquelle il devoit continuer sa route jusqu'à Spalatro : avant de se rembarquer, cependant, il donna un coup-d'œil sur la vallée et le bourg de Slosella , que l'on appercoit sur la droite lorsque l'on est près de rentrer dans le canal et la baie de Sebenico. La vallée de Slosella est une presqu'isle ou longue langue de terre qui s'avance entre le canal de Zara et le lac de Vrana , et vient s'attacher par un isthme extrêmement étroit à la haute montagne qui do= mine à droite de la baie de Sebenico. Le paysage de celte vallée est affreux par l'aridité des montagnes, leurs profondes gersures , et l'irifer= tilité du peu de terre , ou, pour mieux dire, de la poussière qui se ré= fugie dans leurs crevasses. Dans ce petit coin du monde végète la pcu= plade la plus sauvage , ou plutôt la plus abrutie et la plus imbécille dé toute la Dalmatie , et peut-être même de tout le continent : cette race, vraiment dégradée, n'a d'autre instinct que celui de la destruction. On ne voit dans ces cantons ni grains, ni plantes utiles, ni arbres, ni fruits ; ces hommes arrachent, sans raison comme sans prévoyance, tout ce que la terre essaie d'enfanter pour venir à leur secours ; et, pour peindre d'un trait leur inconcevable imbécillité, tandis qu'ils arrachent les arbres-, les grains , l'herbe même , ils respectent les ronces , les genêts , les épines: devenus pour ainsi dire indignes , par cette démence, de trouver de quoi soutenir leur déplorable existence , ils ne se nourrissent que d'insectes , de poissons ou de coquilles , que la mer dépose sur ses bords, ou de ce que la pitié de quelques pêcheurs des contrées voisines accorde à leur degoû= tante indigence : sans travaux, sans soins, sans énergie, sans idées même peut-être , ils restent assis tout le jour à la porte de leurs misérables hu= tes ou sur les rochers qui les entourent : leur face est have , basanée par le soleil, noircie par la misère: leur regard est effaré ; leurs cheveux sont noirs et négligés; l'habitude de leur corps est maigre; leurs mem= bres sont grêles ; leur taille est mal proportionnée : ils sont plus timides que méchants, plus brutes que féroces : les idées les plus simples n'arrivent point jusqu'à leur esprit ; ils sont également inhabiles à conte prendre , inhabiles à retenir, inhabiles à imiter, et ils n'ont pas l'air d'imaginer que rien dans le monde puisse être ou utile, ou commode , ou même agréable. Ce seroit outrager l'espèce humaine que de les prendre pour des sauvages; ils n'en ont ni la candeur, ni la simplicité touchante, ni l'indépendance , ni la fierté : les sauvages sont le premier chaînon de l'espèce ; ceux-ci semblent en être le dernier. Leur origine est perdue; on prétend que jadis ils furent redoutables aux Turcs. Peut-être , s'il étoit permis de s'arrêter à quelques conjectures, que cette circonstance qui
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ET DE LA DALMATIE. 119 s'unir aux fortifications de la ville, et semblent elles-mêmes un immense et formidable rempart, dont on auroit prétendu couvrir Spalatro clans cette partie : en face et sur les bords du quai qui longe le port renfermé entre le grand et le petit mole se développent, avec une majesté que l'on ne peut vraiment décrire, les augustes débris de la longue et vaste colonnade qui décoroit la façade maritime du palais de Dioclétien, et d'avance donne une idée de ce colosse d'architecture, sur-tout à ceux qui savent que cette colonnade occupe une des faces étroites du parallélogramme que forme ce palais. Au-dessus de cette colonnade on apperçoit à peine les toits des bâtiments modernes construits clans l'enceinte de ce palais; mais l'œil se plait à voir s'élancer du sein de ce prodigieux amas de colonnes une tour carrée et à cinq étages, décorés de différents ordres: c'est celle de la cathédrale ou del Duomo, qui se trouve également renfermée dans les murs de ce palais; tandis que sur l'un des angles de ces mêmes murs dominent les épaisses murailles d'une tour sombre et crénelée, dont l'aspect gothique vient mêler les souvenirs de ces puissances barbares dont le vandalisme effaça de la terre le peuple souverain du monde, à ceux de l'orgueil de ces Césars si superbes, qui pouvoient encore au sein de la disgrâce fonder des monuments que des empires éleveroient à peine au milieu de leur splendeur. A gauche , la ville, plus découverte, s'enfonce dans la perspective, et l'aspect des toits plus modestes des simples citoyens vient consoler l'aine, un peu triste déjà du spectacle des ruines impériales, du lazaret, et des tours féodales, ces dénonciateurs muets des fléaux les plus funestes à l'homme, et la peste, et la guerre, et l'orgueil. Cependant, tandis que par les arbres dont les remparts sont ombragés on devine les murs qui veillent à la défense de Spalatro, et dont les deux extrémités viennent aboutir au rivage, la vue, qui franchit cette ceinture guerrière, se promené délicieusement à travers les maisons irrégulièrement semées, dont se composent, d'un côté le fauxbourg de Lucio, de l'autre Borgo-Grande; c'est là que, dans les arbres cjui les couronnent, dans la riante opulence des ver= gers, dans la verdure des jardins, elle se complaît à rappeler la fraîcheur de la nature sur un tableau d'où les arts de tous les âges sembleroient pré= tendre à la bannir; mais c'est en vain. Ici comme ailleurs la nature estgrancle encore à côté de tout ce que les hommes enfantèrent de plus grand. Que sont en effet ces ruines gigantesques de Spalatro auprès de ce mont de Ma= rigliano, dont les racines semblent refouler les ondes de la baie, et la cime défier les orages? Que devient Spalatro lui-même au pied de cette énorme montagne au sommet de laquelle la défiance et la fureur de l'homme ont bâti les murailles de la guerre , et déposé l'attirail et la foudre des combats? Que paroit-elle cette pyramide que les forces humaines amoncelèrent à grands frais pour décorer le temple des dieux , quand on la voit se dessiner sur ce rideau prodigieux de rochers escarpés, de monts en= tassés sur des monts , qui borne l'horison, et forme la charpente de cet incommensurable colisée, au centre duquel Spalatro, malgré sa splendeur,
disparoît pour ainsi dire? Ainsi donc, en entrant dans la baie, la haute montagne de Marigliano ou Margliano , d'une part, de l'autre le pro= montoire et son escarpement; plus loin, le rocher qui supporte le fort de la Grippe; dans le fond, Spalatro, son lazaret, ses ruines, et ses clo= chers; à l'horizon, un rameau des montagnes de la Morlachie : telles sont les masses qui frappent les premiers regards, et parlent à la fois à l'homme et de sa périssable puissance, et de l'infatigable conjuration du temps, et de l'audace de la nature sauvage.
Spalatro est une des clefs de la Dalmatie vénitienne. Dans les monu= ments historiques qui peuvent remonter à cinq ou six cents ans de date elle est appelée Spalatum, Spaletum, et Aspalatum. Je viens de dire que ces monuments remontent à cinq ou six cents ans ; et en cela je parois trois en contradiction avec l'Encyclopédie par ordre de matières, qui ne leur donne que quatre cents ans d'ancienneté : mais j'observerai qu'à cet égard l'Encyclopédie m'a paru avoir copié ce que dit Spon lui-même. Or Spon écrivoit ou voyageoit en 1674; l'Encyclopédie n'a paru que cent ans après lui: par conséquent la date devoit être pour elle de cinq cents ans. Si cette petite inexactitude étoit imitée, et que dans quelques centaines d'années, par exemple, en écrivant sur Spalatro, on copiât ce que disent l'Encyclopédie et Spon sans les citer, il arriveroit que le lecteur, ou iuatlentif ou moins instruit, attribueroit la date de ces .monuments au temps même où écrivoient ceux pour qui ils étoient déjà vieux de quatre cents ans; et peut-être, soit dit en passant, l'incertitude qui règne en gé= néral dans les dates de l'histoire vient-elle de ces sortes de négligences, et que les historiens, en copiant les chroniques ou les mémoires anté= rieurs de plusieurs siècles à leur travail, oubliant dans leurs calculs de se placer eux-mêmes à l'époque où ils écrivoient, se sont mis, sans s'en ap= percevoir, à celle où écrivoient ceux dont ils consultoient les matériaux. Ainsi ce qui aux regards de Spon composoit une période de quatre cents ans, eu formoit une de cinq cents pour l'Encyclopédie, et doit en for= mer une de cinq à six cents pour moi : car si je m'arrêtois au texte de l'Encyclopédie, il arriveroit que mes lecteurs ne donneroient que quatre cents ans d'ancienneté à ces monuments , et compteraient précisément comme comptoient les lecteurs de Spon il y a cent vingt-six ans.
D'après ces diverses dénominations Spon préférerait le nom de Spalato, comme plus conforme à l'origine, à celui de Spalatro, qui cependant a prévalu; il présume.que ces noms divers, Spaletum, Spalatum, Aspalatum, dont l'italien a fait depuis Spalato ou Spalatro, dérivent du latin palatium, spécialement donné à ce lieu à cause du palais de Dioclétien , qui, comme l'apprennent les traditions locales, et ce qu'en a écrit Gon= stantin Porphyrogénete, n étoit éloigné que d'une lieue de Salone , ville natale de cet empereur; opinion qui se justifie par l'exactitude de la distance, qui peut se vérifier encore aujourd'hui: il réfute l'erreur des sa= vants qui ont prétendu que Spalatro étoit l'ancienne Epetium , et prouve
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ET DE LA DALMATIE. 121 que les ruines de celle-ci en sont éloignées de sept milles , et se voient à l'embouchure de la petite rivière de Zarnovissa.
Sous le rapport du commerce Spalatro étoit une ville très importante pour la république de Venise; elle étoit l'entrepôt de celui qu'elle faisoit par terre avec les Turcs. C'est là que se rendoient toutes les caravannes qui venoient de la Turquie : elles y déposoient leurs marchandises, d'où elles étoient transportées par mer à Venise, qui, de son côté, les répandoit dans toute l'Europe. Ces caravannes ne lui assuroient pas simplement le com= merce et les communications par terre, mais encore la bonté, la sûreté, et la profondeur du port, permetloient aux plus gros vaisseaux marchands de s'y rendre et d'y séjourner, et lui juocuroit les débouchés les plus àvan= tageux avec les isles de la Grèce, l'Archipel, l'Egypte, et tout le Levant : ainsi ce fut cette fréquentation perpétuelle des orientaux avec Spalatro qui détermina la construction du lazaret, l'un des plus beaux assurément de ceux qui se voient dans les villes maritimes de l'Europe, et dont la grandeur dépose du concours d'étrangers (pie le négoce attirait dans cette ville, et de la quantité d'équipages que l'on étoit obligé souvent de sou= mettre ensemble à la précaution de la quarantaine.
Son commerce de commission ou d'entrepôt roule principalement sur une foule d'objets qu'elle tire de la Turquie, comme je l'ai déjà dit, de la Bosnie, de la Croatie, et de l'Herzégovine; ce sont, entre autres, des fers , des ustensiles de cuivre, des couvertures grossièrement manufacturées, des laines écrues, des cuirs, du coton, du froment, de la soie, de l'orpû ment, de la cire, des fruits secs, et quelques légumes. Pendant long-temps non seulement Venise, niais encore les autres républiques et états d'Italie, les Barbaresques, et même les Espagnols et les Français vinrent dans ce port former leurs cargaisons de ces diverses denrées, et, jusqu'au milieu du 1 r siècle, on y vit aborder en foule les vaisseaux génois, toscans, messinois, tunisiens, candiots, marseillois, etc. ; mais la découverte du nouveau monde, et la navigation de l'Inde ouverte par le cap de Bonne-Espérance ayant insensiblement agrandi les idées commerciales, et donné une di= rection nouvelle aux voyages d'outre-mer, le commerce de Spalatro s'en ressentit. Mais il diminua sans être entièrement détruit, et elle est, si l'on en excepte Trieste, de toutes les villes maritimes de cette côte celle où l'ac= tivité est encore la plus vive.
Les mœurs se ressentent de l'opulence que le négoce y répand. L'ur= banité, la politesse et le luxe y régnent. Les hommes sont prévenants, affables, hospitaliers pour les étrangers : ils paroissent attacher beaucoup de prix aux fatigues que les curieux, les voyageurs instruits, et les artistes, veulent bien prendre pour venir admirer les monuments qu'ils possèdent; ils aiment à en relever la magnificence, ils cherchent à en faire valoir les moindres détails; ils en parlent en hommes qui en connoissent parfai= tement l'histoire. On pourroit dire qu'ils ont un peu de ce bavardage qui distingue les Cicero d'Italie; mais la justice veut aussi que l'on affirme
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qu'ils n'en ont pas l'ignorance : il est peu de questions auxquelles ils ne satis= fassent, de doutes qu'ils n'éclaircissent, d'objections qu'ils ne discutent en érudits. On sent bien que je n'entends parler que de cette classe d'hommes formés par une éducation soignée; car le peuple, plus laborieux ici qu'en aucun lieu de la Dalmatie, se livre entièrement aux métiers, à l'industrie, aux travaux du port, et renferme son intelligence dans ce cercle unique, mais absolument nécessaire à son existence. Au reste cette politesse des habitants de Spalatro est due encore en grande partie à leur fréquentation précoce avec les peuples étrangers. Le plus grand nombre des gens riches envoient leurs enfants étudier à Venise , à Rome, à Padoue, à Vienne, à Gottingen même, et jusqu'en Hollande: ainsi ils reçoivent de bonne heure non seulement les premiers éléments des connoissances humaines sous des professeurs distingués, mais encore des notions sur les mœurs des autres nations; notions qu'il est toujours utile à tous les hommes de reee= voir dès leur jeunesse, parcequ'elles brisent en eux les préjugés nationaux, les enrichissent de ce qu'il est bon d'acquérir chez les autres, et leur apprennent par les objets de comparaison à n'estimer que ce qui est bien dans leur patrie.
Il est cependant, si j'ose m'exprimer ainsi, une sorte de vernis vénitien étendu sur ces diverses qualités, qui nuit à leur franchise, et leur prête une espèce de clinquant, d'afféterie et d'uniformité qui les déparent, sur-tout aux yeux d'un français. Le cérémonial est extrême, l'étiquette fatigante, les révérences interminables ; et l'on sait assez que le propre des modes des capitales est de dégénérer par l'imitation en ridicules dans les pro= vinces. A l'exception de ce léger inconvénient, notre voyageur retrouva ici toute la sagesse, toute la fermeté qui signaloient l'antique gouvernement de la république de Venise; l'heureuse et continuelle vigilance de sa police, peut-être trop superficiellement jugée par des publicistes de nos jours, qui, n'en étudiant pas assez les motifs ni les résultats, vouloient n'y voir qu'une inquisition d'état, mais police la plus parfaite de l'Europe, la plus rassurante pour l'homme de bien, puisqu'elle n'étoit terrible et redou= table que pour les crimes, et que, pénétrant pour ainsi dire jusque dans les pensées, elle étoit alors la sauve-garde la plus sure de l'innocence, et le meilleur moyen non seulement de tranquilliser la vertu, mais encore d'arracher au profit de l'état le mérite à son obscurité habituelle; la plus convenable aux principes des républiques, pareeque, dans ses recherches, dans ses poursuites, dans ses châtiments, ne faisant acception de per= sonne, elle étoit fondée siir cette base protectrice de l'égalité devant la loi, et que, grouppant sans cesse sous son œil toutes les classes de la société depuis le doge jusqu'au dernier des sujets, elle garantissoit le corps social des atteintes de l'ambition, des conjurations si souvent enfantées par les rivalités, des factions communément alimentées par l'amour des nouveautés, du désordre des grands, de la turbulence des petits, de l'abus des richesses dans les uns, et de la tendance à la vénalité dans les autres;
ET DE LA DALMATIE. i<*3 la plus protectrice enfin de la liberté des plaisirs, et la plus favorable même à la tolérance religieuse au centre d'un pays où le culte catholique possède la plus grande latitude dans son empire, et où le pape cepen= dant, en affaires politiques et temporelles, n'avoit pas plus de crédit qu'un prince protestant ou un rabin juif.
Les femmes de Spalatro sont en général jolies: elles paroissent à-peu-près asservies aux mêmes usages qui maîtrisent les femmes de l'Italie, mais avec un peu plus de liberté peut-être, sur-tout comparativement aux femmes siciliennes; elles ont un goût aussi vif pour les plaisirs, pour la danse, pour la musique, et pour la galanterie : leur luxe est porté à un très haut degré; la parure est pour elles la chose première, la chose essentielle: mais à ces penchants, qu'elles partagent avec leur sexe en général, elles joignent les vertus qui l'honorent; elles sont bonnes mères, amies constantes, épouses fidèles; et Spalatro est rarement le théâtre de ces anecdotes scandaleuses qui naissent du penchant à la dissipation.
Ce fut au commencement du douzième siècle que Spalatro passa sous la domination de Venise. Déjà depuis une longue suite de siècles la re= ligion catholique y étoit établie, et dès l'an 65o l'apôtre qui dirigeoit son église avoit été décoré de l'archiépiscopat. Ses archevêques prennent le titre de primat de la Dalmatie et de la Croatie ; malgré ce titre fastueux ils n'en sont pas moins dans la dépendance du prima); de Venise.
Le chapitre de la cathédrale est assez considérable, et composé d'ecclésiastiques qui ne sont point étrangers aux sciences ni à la littérature. Ils conservent dans leur bibliothèque ou archives plusieurs manuscrits précieux pour l'histoire de ces contrées. Le savant Lucio ou Lucius, dont nous avons déjà parlé, et un autre savant, nommé Beni, en ont fait des extraits. Ces deux érudits netoienl point de Spalatro ; j'ai dit que Lucio étoit de Trau: quant à Paul Beni, il étoit de l'isle de Candie. Elevé à Gubio, dans le duché d'Urbin, jésuite d'abord, mais bientôt brouillé avec cet ordre, dont les supérieurs s'opposèrent à la publication de son commentaire sur le festin de Platon, professeur de belles-lettres à l'université de Padoue; cet homme, d'un caractère inquiet et fantasque, se distingua par son enthousiasme poussé jusqu'au ridicule pour l'Arioste et le Tasse, qu'il ne balan= çoit point à mettre au-dessus de Virgile et d'Homère : le meilleur de ses volumineux écrits est un traité en latin sur l'histoire, imprimé à Venise en 1611, et dont l'abbé Langlet fait cas. • Ij'archidiacre Tommaso, Michel Spalatinus, Marc Marcello, sont des
écrivains qui ont honoré Spalatro, mais dont les écrits ne sont connus que des bibliographes et d'un petit nombre d'érudits. Il n'en est pas ainsi du célèbre Marc Antoine de Dominis, qui a illustré la chaire pontificale de cette ville. Né à Arbe, et parent du pape Grégoire X, il resta vingt ans dans l'ordre des jésuites, où son profond savoir le fit passer par toutes les dignités. L'empereur Rodolphe lui fit obtenir Févêché de Segni: la jalousie lui suscita des désagréments; et pour s'en affranchir il sollicita far-
chevêche de Spalatro, et l'obtint: la paix qu'il y trouva ne fut pas de longue durée. On sait les divisions qui éclatèrent entre le pape Paul V et la république de Venise. Dominis avoit reçu des bienfaits des Vénitiens; la générosité de son ame le porta à embrasser leur défense, et il écrivit en leur faveur. L'inquisition condamna cet écrit. Cette révoltante partialité l'indigna ; il passa en Angleterre: sa célébrité et ses talents l'y suivirent; l'estime de la nation anglaise, la faveur de Jacques Ier, l'amitié de tous les hommes distingués alors par leur savoir ou les honneurs en furent la ré= compense, et il devint doyen de Windsor. La défection d'un homme de ce mérite alarma la cour de Rome. Grégoire XV, qu'il avoit eu pour ami, le fit solliciter par l'ambassadeur d'Espagne de revenir à Rome : il céda ; mais nulles des promesses qu'on lui avoit faites ne furent tenues. Gré= goire XV mourut; et Urbain VIII, son successeur, lit enfermer le trop crédule Dominis au château Saint-Ange, où il mourut empoisonné. Queb ques écrivains l'ont taxé d'inconstance et d'avarice, ont avancé que ces défauts lui avoient fait perdre la confiance de Jacques Ier autant que l'im= prudence prétendue d'avoir rétracté en pleine chaire à Londres tout ce qu'il avoit écrit contre l'église catholique, et qu'enfin, après son retour à Rome, des lettres interceptées avoient prouvé qu'il se repentoit de sa con= version: mais aucunes de ces assertions ne sont prouvées, et l'on sait assez combien les gens sages doivent être en garde contre les reproches et les jugements que l'esprit de parti, des opinions régnantes et des intérêts de corps ou particuliers suggèrent quelquefois aux historiens; et l'on est toujours disposé à croire innocent celui qui meurt d'une mort violente dans la prison où ses antagonistes le retiennent, et dont l'inquisition fit brûler le corps et les ouvrages sur le même bûcher.
Quoi qu'il en soit de mon jugement, qui lui-même peut être contesté, mais qui du moins, s'il repose sur une erreur, ne fera pas de tort à ma mé= moire, pareequ'il est puisé dans ce sentiment d'humanité qui parle au coeur de tous les hommes que le fanatisme n'aveugle pas, les ennemis même de Dominis n'ont pu lui refuser le titre de savant du premier ordre. Homme d'un génie extraordinaire, son ouvrage de Hadiis visas et huis in vit ris perspectifs et Iride traetatus, et un autre sur lé flux et le reflux de la mer, lui assureront à jamais un rang distingué parmi les physiciens. Il fut le précurseur de notre grand Descartes; et ce ne fut pas un homme ordinaire que celui à qui Newton, d'après son propre aveu, a dû les prc= mieres idées de sa Théorie de la lumière.
Spalatro est divisé en deux parties : la première est contenue dans l'enceinte des murs du palais de Dioclétien; la seconde est au nord-ouest de ce même palais, et enfermée dans les murailles des anciennes fortificâ» tions , qui commencent à la porte San-Rainerio, et viennent aboutir entre le petit môle et 1 a grande tour, en face du bureau de santé. La guerre a voulu que depuis on ajoutât une plus grande enceinte à ces fortifications; mais elle n'est elle-même qu'une simple chemise, composée de trois bas=
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ET DE LA DALMATIE. ia5 tions , et de deux demi-bastions, sans fossés, sans ouvrages extérieurs, et sans glacis. Au-delà de ces remparts sont les fauxbourgs dans l'ordre suivant; en partant de l'église de Saint - François, qui se trouve sur le rivage de la baie, à l'une des extrémités de la ville, le fauxbourg de Borgo-Grande, celui de Pozzo, celui deMarcusio, et enfin celui de Lucio, que l'on rencontre à l'autre extrémité, et dont les maisons se prolongent jus= qu'à la Punta délie Botieelle : c'est ce dernier fauxbourg que l'on traverse pour aller à l'ancien fort dette Botieelle y dont j'ai déjà parlé, et pour mon= ter, par un chemin pratiqué en rampes avec assez d'art, à la citadelle, nommée le fort la Grippe. Cette citadelle, ainsi que la ville, n'a point d'ouvrages extérieurs ; elle consiste dans une muraille flanquée de cinq bastions irréguliers: dans l'intérieur on trouve une seconde enceinte, ou plutôt une espèce de rcdari, dont la gorge est ouverte; son angle méri= dional est défendu par un petit bastion, et les branches de ses courtines aboutissent à deux tours carrées, mais inégales: on voit que cette cita= délie n'est pas redoutable, et qu'elle n'a pour elle que sa situation; quant à la ville, elle est dominée dans presque tous ses points, et à peine seroit= elle à l'abri d'un coup de main. Ces diverses fortifications modernes sont du chevalier Vernede.
Si en général la plus grande partie des négociants habitent dans la se= coude moitié de la ville, les plus beaux édifices sont réunis dans celle bâtie dans l'intérieur du palais de Dioclétien ; c'est là que l'on trouve la cathé= drale, le palais de l'archevêque, ceux des nobles vénitiens et spalatins , celui du baile, la place de l'archevêché, et plusieurs autres édifices consi= dérables : le marché, l'hôpital, et plusieurs couvents, se voient dans l'autre partie de la ville. Le gouvernement de Venise n'entretenoit ici qu'une foible garnison, tout au plus composée de quelques compagnies de cava= lerie et d'infanterie, et seulement pour la police de la place: c'est à la forteresse de Clissa que les Vénitiens tenoierit communément les forces qu'ils avoient dans cette partie de la Dalmatie, parcequ'elle défend les gorges, que les Turcs, seuls ennemis qu'ils eurent long-temps à craindre dans cette contrée, seroient obligés de passer pour arriver à Spalatro.
Quoiqu'il subsiste encore dans cette ville une foule prodigieuse de ves~ tiges de ce magnifique palais de Dioclétien, l'un des plus grands fragments de l'antiquité que possède l'Europe, il est impossible de ne pas regretter que l'on se soit permis de construire des bâtiments modernes dans l'inté= rieur de ce palais : outre que cela nuit infiniment aux recherches qui con= duiroient à déterminer d'une manière exacte son ancienne et première distribution, c'est encore que l'on ne peut se dissimuler que de superbes matériaux ont été dénaturés pour servir à ces bâtisses récentes, et qu'il n'est pas douteux alors que l'avarice, l'ignorance, et la commodité, n'aient hâté la ruine de monuments qui pendant plusieurs siècles encore au= roient pu captiver l'admiration des voyageurs, et servir à l'étude des hiss toriens et des antiquaires. Mais qui pourroit croire que les habitants de
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Spalatro ne se sont pas contentés de dépouiller ce palais de Dioclétien , mais qu'ils ont encore été ravir ce que les ruines de Salone possédoient de plus beau, bien moins pour décorer que pour construire des clochers, des maisons, et de simples murs même de clôture?
Peu d'heures avant d'arriver à Spalatro, le citoyen Cassas avoit ren= contré quatre superbes galères vénitiennes. La république expédioit sou= vent de ces sortes de bâtiments de guerre vers ces pays, où ils restoient en croisière pour protéger le commerce contre les pirates, que j'ai dit ailleurs être dans l'usage de fréquenter ces mors, et qui les infesteroient bien plus encore sans cette prévoyance du gouvernement. Ces quatre galères relâchèrent à Spalatro presque au même instant que notre voya= geur y arrivait, En débarquant;, son goût autant que l'objet de son voyage guida ses premiers pas vers la partie de la ville enfermée dans les murailles du palais de Dioclétien, et il prit un logement dans une auberge qui se trouve entre les colonnes du grand vestibule. Il consacra cette première soirée au repos, que les fatigues qu'il avoit éprouvées pour visiter la cascade de Scardona, et dans la traversée de Sebenico à Spalatro lui rendoient né= cessai re. Le lendemain il fut remet lie les lettres de recommandation ('ont il étoit porteur pour différents habitants de Spalatro; et elles lui valurent la connoissance du provéditeur, son excellence le comte Peruta , de l'ar= chevêque Garaguini, du comte Cambi, chancelier, de Fia Borguetlichi, savant antiquaire, et de plusieurs personnes recommandablcs : il ne s'oc= cupa plus ensuite qu'à visiter les ruines. Mais, avant de le suivre dans ses courses diverses, nous allons essayer' de donner une idée de ce magnifique palais tel qu'il étoit lorsque Dioclétien lhabitoit.
J'ai déjà dit que sa figure offroit un parallélogramme; il avoit six cents trente pieds de longueur sur cinq cents dix de largeur : on peut considérer comme sa façade principale celle qui regardoit la mer; c'est celle-là que décoroit cette superbe colonnade qui est encore presque entièrement cou- -servée : elle étoit composée de cinquante colonnes; il n'en subsiste plus que quarante-deux : cette colonnade formoit une galerie de vingt-cinq pieds de large, qui dans sa longueur- occupoit cette façade tout entière; et c'étoit dans le double de cette galerie que se trouvoient les appartements spécialement habités par l'empereur. On pénétroit et l'on pénètre encore dans ce palais par trois portes principales : la première est à la façade nord, et s'appelle porta aurea, porte dorée; les deux autres sont aux façades est et ouest; leur dénomination particulière, si elles en ont eue, n'est point arrivée jusqu'à nous : chacune de ces portes étoit accompagnée de deux tours octogones dont l'élévation ne dépassoit pas celle de l'édifice en général. Il y avoit à chaque angle du palais une tour carrée; chacune de ces tours étoit de dix-huit pieds plus haute que les murailles; deux de ces tours étoient à quatre étages, tandis que les deux autres n'en avoient que trois : cette différence venoit de ce que la façade de la colonnade ayant soixante-quatorze pieds d'élévation, tandis que les trois autres n'en
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ET DE LA DALMATIE. i27 avoient que cinquante-cinq, les deux tours qui correspond oient aux deux bouts de la colonnade étoient nécessairement plus élevées que celles qui se trouvoient aux angles opposés; enfin, dans l'intervalle entre les tours octogones des portes et les tours des angles , il y avoit encore une tour carrée dont l'élévation ne dépassoit point celle de la muraille : le nombre total de ces diverses tours étoit de seize, parceque la façade de la colon= nade n'en avoit point d'autres que celles qui correspondoient à ses deux extrémités.
Un large portique régnoit dans l'intérieur le long des murailles des façades est, nord, et ouest, et n'étoit interrompu que par les massifs des trois portes, aux revers desquels étoient adossés des escaliers qui com= muniquoient aux logements supérieurs. En entrant par la porte dorée, l'on avoit en face une large rue, formée par un vaste portique, et qui alloit aboutir au péristyle du palais proprement dit, ou de la partie du palais habitée par Dioclétien: cette rue étoit coupée en angle choit, et à-peu-près dans le centre de l'édifice entier, par une rue semblable en largeur, et également décorée d'un portique qui répondoit de la porte de l'est à la porte de l'ouest. Ainsi donc en entrant, par exemple, par la porte dorée, l'on avoit à droite et à gauche deux grands corps de bâtiments égaux en proportion, mais non pas en distribution intérieure; ils étoient entourés sur deux de leurs faces par le portique dont nous parlions tout-à-l'heure , tandis que les deux autres faces, qui regardoient les murs exté= rieurs de l'édifice, en étoient séparées par de larges cours qui régnoient entre ces bâtiments et le portique général. De ces deux bâtiments, celui qui se présentoit à droite étoit destiné pour les femmes; celui que l'on trouvoit à gauche étoit occupé par les principaux officiers attachés au service de l'empereur.
Lorsqu'après ces bâtiments l'on avoit franchi la rue transversale, on se trouvoit dans une superbe colonnade terminée par le perron et la façade du péristyle. A travers les colonnes l'on appercevoit d'un côté le temple d'Esculape, et de l'autre le temple de Jupiter: comme l'un et l'autre sont encore entiers, nous en parlerons plus bas. Pour entrer dans le bâtiment ou la partie du palais habitée par l'empereur, on montoit au péristyle dont je viens de parler par un perron de sept degrés; quatre colonnes sup= portaient le fronton de ce péristyle, qui précédoit un magnifique vestibule de forme circulaire, d'une belle proportion, qui tiroit son jour de sa coupole, et étoit décoré de quatre niches où des statues étoient placées. En face de la porte d'entrée de ce vestibule étoit celle par où l'on entroit dans la principale salle du palais : cette salle avoit quatre-vingt-quinze pieds de long sur soixante-quinze de large ; à droite et à gauche six colonnes d'une élévation prodigieuse soutenoient la voûte ou plafond de cette salle, et laissoient entre elles et la muraille deux espèces de bas-côtés moins longs que la salle, et au bout desquels on trouvoit deux escaliers en spi raies, qui descendoient dans les souterrains et à la fausse porte du palais
qui donnoit sur le bord de la mer. Cette grande salle avoit une porte large et majestueuse par laquelle on entrait dans la grande galerie dont j'ai déjà parlé ; cette salle se nommoit atrium.
Tous les palais des Romains avoient des salles de ce genre et de ce nom. Les interprètes varient sur la nature de ces salles: ils sont tous d'accord que Vatrium se trouvoit à l'entrée des palais et des maisons des Romains ; mais les uns veulent que ce fût une place, ou espèce de cour qui précédai le vestibule; d'autres l'entendent du vestibule même, et enfin plusieurs, de la salle qui succédoit au vestibule, comme ici par exemple. Martial, en parlant de Vatrium du fameux palais de Néron, semblerait indiquer qu'il étoit placé comme on l'indique ici pour le palais de Dioclétien. C'é=. toit dans Vatrium, dit-il, (pie l'on voyoil le colosse de Néron, et les ma= chines qui servoient au théâtre, pegmata : il le désigne par atria régis; tandis que Suétone semble jeter quelque incertitude sur cette définition en appelant vestibulum ce que Martial appelle atrium. Il n'est pas douteux cependant qu'ils entendent l'un et l'autre parler du même lieu, puisque Suétone dit, Vestibulum ejusfuit in quo tolossus, etc.
Il est certain toutefois que Vatrium difïeroit des cours en ce qu'il étoit couvert, et qu'il se trouvoit toujours à l'entrée des maisons. Quand les vertus étoient encore en honneur clans la république, les mères de fa= mille, les clames romaines, se tenoient fréquemment dans cette salle; elles venoient y travailler au milieu de leurs nombreux domestiques, et veil= loient de là sur leurs enfants et les soins de leur ménage. Pendant l'hiver on échauffent Vatrium avec des brasiers et des feux placés sur des trépieds. Dans la suite, et lorsque le luxe eut fait ces progrès effrayants qui conduisirent Rome à l'esclavage, et enfin à sa perte, Vatrium fut abandonné aux escl aves, et ils s y tenoient pour attendre les ordres de leurs maîtres. C'é= toit là que cette cour de clients, qui dans les rues servoit de cortège aux consuls, aux sénateurs, aux magistrats, aux tribuns, se rassembloit pour attendre leur sortie : les empereurs venoient y donner audience aux am= bassadeurs des rois et des princes étrangers; les fiers patriciens le décos roient des images de leurs ancêtres; les généraux , des trophées de leurs victoires; les proconsuls, des dépouilles des provinces et des fruits de leurs rapines. Communément les plafonds en étoient tapissés de pourpre, et les colonnes qui soutenoient les voûtes étoient ou de porphyre, ou de granit, ou d'autres marbres plus précieux encore : enfin la pompe ou la simpli= cité de Vatrium étoit un symptôme assuré des vices ou des vertus du maître du palais, et, en y pénétrant, on pouvoit se faire d'avance une idée assez juste ou de son orgueil ou de sa simplicité. On peut juger, par exemple, par la proportion gigantesque de celui du palais que nous décrivons des souvenirs que Dioclétien conservoit de la puissance colossale dont il avoit joui, et encore de ce goût invincible qu'il avoit eu toute sa vie pour la grandeur et la majesté des monuments, et dont nous admirons ici les derniers prodiges.
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ET DE LA DALMATIE. 129 Les deux parties du palais qui se trouvoient à droite et à gauche de Xatrium étoient d'une distribution entièrement pareille; et l'on pourroit penser d'après cela que l'empereur les habitoit tour à tour l'un et l'autre, soit peut-être d'après quelque étiquette relative aux saisons, ou soit par queb que préjugé de l'hygienne de ces temps reculés, ou peut-être enfin d'après quelque pratique religieuse relative au culte des dieux, et dont le cérémo= niai ne sera point parvenu jusqu'à nous ; motif qu'il seroit permis de suppoe ser, puisque l'on voit que chacune de ces deux parties avoit dans son en= ceinte, l'une le temple d'Esculape, l'autre celui de Jupiter, et que des appartements intérieurs 011 communiquoit de plain-pied, pour ainsi dire, à cha= cun de ces temples. Ne pourroit-on pas donner encore pour raison de cette parité extraordinaire clans la distribution de ces deux parties que Dioclétien aura pu présumer que Maximien Hercules , son collègue à l'empire, et dont l'abdication, sollicitée par Galérius, étoit de la même date que la sienne, pourroit venir le visiter dans sa retraite ; qu'il n'aura pas voulu que dans le logement qu'il occuperait dans son palais il pût remarquer la moindre différence avec le sien, et que son intention aura été qu'il régnât encore entre eux dans la vie privée cette amicale égalité que n'avoit jamais altérée le partage du pouvoir souverain?
Il suffira donc de donner la description de l'une de ces deux parties, puisque l'autre étoit en tout semblable, et que l'unique différence consis= toit dans les noms donnés aux salles,suivant l'usage sans doute auquel elles étoient destinées. Il paraîtrait, par la distribution de ce palais, que les architectes de ces temps reculés n'attachoient point le même mérite que nous à ces communications majestueuses entre les grandes pièces d'un édi= fiée, et que nous désignons aujourd'hui par l'expression vulgaire d'enfilades; il est certain cependant que, si l'on fût entré de Yatriut?iy>L\r de belles portes latérales clans les salles qui se trouvoient de chaque coté, le coup-d'oeil et la magnificence y eussent gagné : au contraire4, pour arriver à ces salles, on passoit de Vatrium dans deux corridors très étroits, et encore si bizarrement placés, epre, des trois portes par lesquelles ils dégageaient chacun dans trois salles magnifiques, soit à droite de Vatrium, soit à gauche, deux de ces portes se trouvoient dans les angles de ces salles.
Des deux pièces qui de chaque côté de Vatrium étoient parallèles à la grande galerie, la première étoit destinée aux concerts et aux représen= talions théâtrales; la seconde, aux festins de cérémonie : elles avoient quatre-vingt-cinq pieds de long sur* cinquante-huit de large; dix-huit co= lonnes supportaient leurs plafonds. La distance entre ces colonnes et les murailles étoit de dix pieds clans tout le pourtour; en sorte que l'on pou= voit circuler aisément tout autour de la salle, ou y placer au besoin des gradins pour les spectateurs, en sorte que le milieu restât entièrement libre pour le service. Celle des deux qui étoit destinée aux festins n'étoil cependant pas la seule qui servit à cet usage : dans le double même de ces deux premières salles il en étoit deux autres moins vastes, quoiqu'elles
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fussent encore d'une très grande proportion, qui ne servoient qu'aux re= pas, et que l'on distinguoit par les épithetes de corinthienne et de cizi= céenne, soit qu'elles tirassent ces noms du genre de leurs décorations, ou de la nature des repas mêmes que l'on y faisoit. Mais cela ne suffisoit pas ; il étoit encore à coté de celles-ci deux autres salles tétrastyles, où l'on mangeoit également; et comme elles étoient les plus proches des deux temples, elles servoient sans doute aux repas qui succédoient aux sacrifices.
Au-delà des salles dont je viens de parler on trouvoit les bains chauds. Ils étoient larges et commodes: on y descendoit par des gradins ménagés dans les quatre angles. Trois salles accompagnoient ces bains: l'une étoit Xapodyterion. L'usage, aussi-bien que le nom, en venoit des Grecs : c'étoit le lieu soit des thermes, soit de la palestre, où ils se déshabilloient ou pour les bains, ou pour les exercices gymnastiques : les Romains l'appeloient fréquemment du mot générique apoditerium, quelquefois aussi spoliarium, tepidarium, aërium, etc. Mais ces noms mêmes avoient aussi d'autres ac= ceptions; ainsi, par exemple, quand ils donnoient le nom de tepidarium à X apoditerium, c'étoit prendre une partie pour le tout: car tepidarium signi-fioit la qualité tiede du bain, ou généralement bain liede; de même spo-liarium étoit le nom générique de tous les lieux où l'on se déshabilloit pour un motif quelconque; ainsi, par exemple, si spoliarium s'appliquoit aux bains, on nommoit de même le lieu oii les gladiateurs se déshabil= loient pour combattre; celui oii l'on dépouilloit les citoyens qui, hors de chez eux, avoient été tués par quelque accident; la place malheureuse où l'on avoit été dépouillé par des voleurs, ainsi du reste. Au reste nous di= rons en passant que le plus bel apoditerium connu dans l'antiquité, les arts le durent à ce même Dioclétien : il appartenoit aux thermes qu'il fit construire à Rome, et qui portent encore son nom. C'étoit un immense salon de forme oblonguc, à huit pans ; mais chacun de ces pans ou faces étoient eux-mêmes d'une forme demi-circulaire; des colonnes d'une hauteur prodigieuse soutenaient les voûtes de ce salon, dont les murailles étoient revêtues des plus beaux marbres et des plus riches ornements.
Mais celui-ci étoit un monument public; et par conséquent Xapodyterion de Spalatro, qui ne servoit qu'à l'empereur ou à la domesticité, n'avoit et ne devoit rien avoir de commun avec cette magnificence : c'étoit une salle toute simple, à côté de laquelle étoit le sphaeristerium ou lieu des exer= cices; selon Pline, le jeu de paume. On ne sera point étonné de trouver cette salle rapprochée des bains; on sait que les Romains se livroient à ces exercices de corps assez communément avant de se baigner. Ces bains ne se prenoient qu'à la fin du jour ; et c'est aussi par cette raison que l'on trouve ici à côté des diverses salles dont nous venons de parler celles spé= cialement destinées aux repas du soir. Ces repas du soir, depuis que les mœurs de la république s'étoient corrompues, n'étoient autre chose que les orgies de la débauche : car ils n'étoient point ce que les Romains ap=s peloient le souper. Leur souper étoit ordinairement à la neuvième heure
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ET DE LA DALMATIE. i5i du jour, qui répond pour nous à trois heures après-midi; tandis que leur dîner étoit à la cinquième heure, c'est-à-dire à onze heures du matin; mais ce dîner n'éloit à vrai dire qu'un déjeûner léger, et de si peu d'importance que c'eût été blesser la politesse que d'y inviter ses amis. Bien différents de nous qui regardons comme dangereux de fréquenter les bains en sortant de table, les Romains y couraient au contraire lors= qu'ils s'étoient abandonnés à l'intempérance; et c'est un reproche que Ju= vénal leur fait. Alors, si c'étoit pour eux un moyen de faciliter et de hâter la digestion , il n'est pas étonnant que la nécessité des repas du soir se soit fait sentir à l'issue du bain; et nous ajouterons, à la honte de ce peuple si superbe, qu'il est assez naturel de penser que les désirs éveillés par la confu= sion des sexes, si long-temps tolérée dans les bains publics, aient en peu de temps fait dégénérer ces repas nocturnes, sollicités d'abord par le besoin, en voluptés et en débauches. Les empereurs Adrien, Marc-Aurele , et Alexandre Severe voulurent que les deux sexes eussent des bains à part: mais l'amour de la licence sut constamment éluder leurs ordonnances, et ce désordre ne disparut entièrement qu'après Constantin, mais peut= être pour faire place à une corruption d'un autre genre, et pour satisfaire aux passions jalouses, mais non moins libertines de quelques novateurs.
Dans l'étage supérieur aux bains chauds du palais de Spalatro et aux salles relatives à leur usage on trouvoit deux autres sortes de bains; les bains froids et les bains de vapeur. Ces derniers servoient à faciliter la transpiration : on en sortait pour entrer dans une salle où l'on entretenoit la température dans un état de chaleur toujours égale et modérée , pour préparer le corps à passer sans danger dans la température extérieure. Enfin c'étoit à cet étage que l'on voyoit la chambre où couchoit Fempea rcur, formée de trois parties semi-circulaires, dans l'une desquelles étoit son lit, et où l'on entrait par un portique formé par deux colonnes et trois arcades, que fermoient des portières ou rideaux de pourpre qui sépa= raient la chambre de la galerie, où se tenoient les gardes qui veilloient à sa sûreté.
Tel étoit ce magnifique palais de Spalatro, dont nous avons essayé de donner une idée, sans pouvoir éviter l'obscurité inséparable de ces espèces de descriptions ; mais dont le lecteur saisira mieux l'ensemble et les détails en suivant ce que nous venons de dire sur le plan général de ce palais, planche 35. Ce fut là que pendant neuf ans vécut, oublié pour ainsi dire par les hommes, mais non pas par les infirmités et les souffrances, com= pagnes ordinaires de la vieillesse, unique prix souvent des travaux et des fatigues attachés à la grandeur, et quelquefois aussi trop juste récom= pense des plaisirs immodérés, un homme, misérable fils d'un esclave , que sa valeur, son audace, ses talents et son grand génie élevèrent à l'empire; qui, fortuné dans les armes, sage dans la politique, habile dans l'admis nistration, fut grand aussi dans les arts, couvrit le monde de monuments dont les ruines orgueilleuses commandent encore au bout de quinze cents
ans l'admiration et le respect; qui prit Auguste pour modèle, et ne l'imita que dans ses vertus; dont la mémoire ne jouit pas de l'entière vénération que la postérité lui devrait , parceque des intérêts nouveaux, pour s'entourer d'une grande protection, curent besoin de prêter à des princes qui ne le valaient pas une renommée de vertus supposées, mais dont l'éclat effaçât les siennes; qui, pour le ravaler au-dessous de ceux dont l'appui leur étoit nécessaire, l'accusèrent d'un esprit de persécution, bien opposé cependant à son caractère magnanime et généreux ; un empereur enfin que l'on peut considérer comme l'un des plus grands princes de l'antiquité: mémorable exemple, par son élévation, de ces jeux extraordinaires et rares de la fortune; par son règne, de la puissance que peut avoir le génie d'un seul homme sur son siècle; par sa retraite, de la nullité où la mal== heureuse condition de la vieillesse peut réduire une ame supérieure ; et par sa mort enfin, des alarmes que peut inspirer encore le fantôme d'un grand homme aux tyrans qui lui succèdent : mort seule capable de ternir la mémoire de Constantin, si l'assassinat de son fils, de sa femme , et de son beau-frerc , ne la rendoit pas exécrable ; mort dont par une lettre bar= bare il hâta le moment en osant, du faîte de la prospérité, faire à un déplorable vieillard privé de sa raison un crime des amitiés qu'il avoit contractées pendant le long cours d'une honorable vie.
La majeure partie des bâtiments intérieurs de ce superbe palais de Spa= latro est aujourd'hui effacée et détruite. En entrant par la porte dorée il n'existe plus rien du grand corps de logis que l'on trouvoit à droite, où étoit le gynœcium ou appartement des femmes ; il est entièrement remplacé par un massif d'habitations nouvelles : de celui à gauche, qu'ha= bitoient les grands officiers de la domesticité, on ne voit plus que quelques murailles, auxquelles sont appuyées des maisons modernes. Le vestibule du palais, la colonnade qui le précède, et le temple de Jupiter, sont encore debout ; mais tout le reste des bâtiments occupés par l'empereur n'existe plus ; et des maisons, des rues, des places même, ont remplacé ces vastes salles dont nous avons parlé, si ce n'est à l'une des extrémités, où quelques murs rappellent encore les appartements voisins des bains. Le temple d'Es-culape est entier; mais des boutiques, des magasins, des auberges, encom= brent maintenant la grande place, qu'il falloit traverser pour arriver à son péristyle. II n'y a donc vraiment que la cage extérieure de ce grand édifice que la barbarie et l'ignorance ont respectée, et qui n'a reçu d'au= très outrages que ceux du temps; et encore les tours latérales, aussi-bien (pie celles qui accompagnoient les trois portes principales, sont-elles to= totalement détruites, et ne reste-t-il plus que les tours des angles. Il est présumablc cependant que la guerre a contribué pour sa part à cette des= traction : il est facile de reconnoître que les habitants de Spalatro auront usé dans quelques occasions de ces murs extérieurs du palais comme moyens de défense ; le haut de ces murailles, qu'une corniche couronnoit jadis, est maintenant crénelé dans beaucoup de parties; des meurtrières
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ET DE LA DALMATIE. i55 rjnt été pratiquées au-dessus des fenêtres cintrées qui occupoieht les diffëî rentes faces ; plusieurs de ces fenêtres sont bouchées, et n'ont pu L'être que par des motifs de précaution; enfin les éboulements , qui dans quelques parties ont élevé le sol et enterré l'édifice, ont plus l'air d'appartenir à des attaques préméditées qu'aux effets de la vétusté.
On appelle aujourd'hui piazza delDuomo, place du Dôme, la magnifique colonnade qui précède le péristyle du grand vestibule du palais : les co= lonnes corinthiennes , les arcades à plein cintre qu'elles supportent, feula blement, l'architrave, les frises, les corniches, le fronton du péristyle, les trois portes du vestibule, la coupole dont il étoit surmonté, tous ces ob= jets sont encore parfaitement entiers; les douze colonnes qui occupent les parties latérales de cette place, ainsi que les quatre colonnes beaucoup plus élevées qui soutiennent la façade du péristyle, sont de granit. Si l'on se rappelle la description générale du palais tel qu'il devoit être, que j'ai précédemment faite, on reconnoîtra aisément que cette place du Dotne , que l'on trouve désignée dans la gravure 41 sous le nom de grand vestibule, n'est que la prolongation de la rue ou colonnade qui couduisoit de la porte dorée au péristyle du palais, et se trouvoit traversée par une çtk lonnade pareille, qui aboutissoit aux deux portes est et ouest ; et alors ou peut se faire une idée de la majesté qui devoit régner dans de semblables communications. A droite et à gauche du péristyle, mais en dehors des quatre colonnes qui le forment, et dans l'intervalle entre le perron et ces colonnes, étoient placés sur des socles deux sphinx de grandeur colossale : il n'en reste plus qu'un en place ; l'autre a été enlevé, mais on le voit encore dans Spalatro. Celui-ci, d'après l'opinion du citoyen Visconti de Rome, l'un des plus célèbres antiquaires de l'Europe, aujourd'hui conservateur du musée des antiques de Paris, qui a bien voulu m'bonorer de ses conseils et m'aider de ses lumières dans l'examen de quelques tn= scriptions, figures, et bas-reliefs de ce palais; celui-ci, dis-jc, est d'un tra= vail égyptien assez ancien : sa poitrine et sa plinthe sont couvertes de ca= racteres hiéroglyphiques; il est mutilé; la tète manque : il est présumable que Dioclétien l'avoit fait transporter, soit de Rome, soit d'Egypte même à Spalatro. L'autre sphinx n'est point égyptien : il est également de granit, mais c'est un travail d'imitation; sa plinthe, au lieu d'hiéroglyphes, n'est décorée que d'une espèce de godron: il est cependant curieux, en ce qu'au lieu de pattes de lion il a des bras et des mains d'homme; il a cela de commun avec le sphinx gravé au sommet de l'obélisque placé jadis par Au= truste au centre du Campas Mutins à Rome, et maintenant érigé sur la place du Monte Citono.
Jadis à travers les entre-colonnements on voyoit jouer les belles colonnes du portique octogone qui circule autour du temple de Jupiter; mais ce temple ayant été converti en cathédrale, la grande tour ou clocher que l'on a construit en face de ce temple nuit à cette riche perspective. Cependant cette tour d'une haute élévation, n'est pas elle-même sans dignité. J'ai
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déjà dit que les matériaux en avoient été tirés de Salone : elle est com= posée de quatre ordres d'architecture , non compris son soubassement ; elle c\st carrée et d'une assez belle proportion , et les colonnes et les frises antiques dont on s'est servi ne sont point détériorées , et ont été appro= priées à l'édifice avec assez de goût et d'intelligence.
Après cette tour on entre dans ce temple de Jupiter, aujourd'hui il Duomo. Le citoyen Visconti s'étonne avec raison que l'on suppose que ce temple périptere ait été dédié à Jupiter; en effet on ne voit pas sur quoi cette opinion est fondée. Le surnom de Jovius que prenoit Dioclétien, de même que son collègue Maximien prenoit celui iïHerculius , a pu peut-être y donner lieu : cependant les bas-reliefs dont la frise intérieure est ornée, qui représentent des génies chasseurs, ainsi que les bustes en mo= dillons qui paraissent au milieu d'eux, feraient bien plutôt soupçonner que ce temple corinthien étoit dédié à Diane.
Au reste les proportions de ce monument sont grandes; son élévation, extérieure, à partir du pavé de la galerie qui l'entoure jusqu'à l'origine du toit, est de cinquante-trois pieds et demi, et de soixante-trois, en y com= prenant le soubassement de la colonnade de cette même galerie ; chaque pan de l'octogone est de vingt-cinq pieds et demi pour le corps intérieur de l'édifice, et de trente-cinq pieds et demi pour la galerie extérieure; la hauteur des colonnes, y compris leur base et leur chapiteau, est de dix-neuf pieds sur deux d'épaisseur; leur socle est de deux pieds, et l'entablement de sept pieds: il étoit lui-même couronné de statues plus grandes que nature, mais elles ont disparu. L'élévation du toit octogone qui recouvrait la voûte ou dôme intérieur étoit de vingt-deux pieds ; ce qui donnoit à l'édifice total, depuis le sol jusqu'au sommet du comble, une élévation de quatre-vingt-cinq pieds.
La forme intérieure de ce monument est circulaire, et présente une belle rotonde, dont le diamètre est de quarante-deux pieds: son élévation, depuis le sol jusqu'à l'origine de la voûte, est de quarante-cinq, non com= pris l'élévation de la coupole: huit colonnes corinthiennes de vingt-quatre pieds de proportion soutiennent un entablement, dont l'architrave, les frises, les corniches sont extrêmement riches en sculpture, et couronné lui-même d'un second ordre composite en retrait, sur lequel s'appuie le cintre de la voûte. Ces colonnes composites ont vingt-deux pieds de pro= portion, y compris leur chapiteau. La voûte, toute de briques, est bien conservée, et l'on apperçoit encore à quelques places le mastic ou stuc dont elle étoit recouverte, et sur lequel sans doute dévoient être des peintures ou des fresques : huit niches, dont quatre carrées et quatre demi-circu= 1 aires, surmontées d'arcades avec des impostes, sont pratiquées dans l'é= paisseur des murs autour de cette rotonde. Quoique l'on ne puisse refuser de la dignité à ce monument, et que son intérieur ait quelque chose de grandiose, d'imposant, et de magnifique, il faut convenir cependant que le style n'en est pas pur : les ressauts que présentent les corniches des
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savantes des diverses parties de cet édifice. Les dégradations ont mis à découvert le dessous même du temple, et les fondations décharnées lais= sent appercevoir les souterrains. Quoi qu'il en soit, ces dégradations mê= mes permettent de se former une idée de la solidité que les anciens met-toient dans leurs constructions : les pierres de taille vraiment énormes qui sont employées à ces fondations sont placées de champ, circonstance qui se rencontre rarement.
Tels sont à-peu-près les débris encore subsistants de ce beau palais de Dioclétien, qui surpassoit en magnificence tout ce que le faste des cités de l'Europe moderne peut étaler, si l'on en excepte notre colonnade du Louvre qui rivalise avec tout ce que pouvoit offrir de plus beau la splendeur de Palmyre et de Balbeck. Il ne nous reste plus qu'à dire un mot de la prin= cipale porte extérieure, appelée porta aurea, et de quelques bas-reliefs, in= scriptions, et sarcophages, trouvés à Spalatro, et que les voyageurs précé= dents ou n'ont point expliqués, ou ont mal interprétés.
Cette porte n'a rien qui lui puisse mériter ce nom de porta aurea, et elle est loin d'avoir quelque chose de commun pour la beauté de l'archi= tecture avec celle qui porte le même titre à Pola, et dont nos lecteurs se rappelleront sans doute. Une chose assez remarquable ici, c'est que les pierres sous l'arc sont entées les unes dans les autres en mortaise; genre de construction que l'on retrouve quelquefois dans les anciens monu= ments, et que les architectes employoient comme plus solide, sur-tout pour les voûtes. Soit que l'on considère cette porte de l'intérieur du palais, soit qu'on la voie à l'extérieur, elle n'a rien de bien remarquable que l'épaisseur des murailles. Deux niches d'un assez mauvais goût accompa= gnent l'arcade, et sans doute étoient destinées à recevoir des statues; au= dessus l'on voit encore, en dedans comme en dehors, quelques unes des fenêtres cintrées, qui supposent, comme déjà nous l'avons remarqué ail= leurs, qu'un étage supérieur régnoit tout autour des murailles. Du côté de la campagne le terrain s'est élevé, et la porte n'est plus en proportion; en dedans cet atterrissement est moins sensible. A côté de cette porte on a établi un corps-de-garde; il est précédé d'un petit parvis carré, formé par des colonnes qui pamissent avoir été extraites de quelque appartement de l'intérieur du palais, parcequ'clles sont dune élévation médiocre: en face de ce corps-de-garde est un grand mât, en tout semblable à ceux que l'on voit sur la place Saint-Marc à Venise, et qui est destiné sans doute à recevoir le pavillon vénitien que l'on hisse à son extrémité ; il est enté dans un piédestal rond ; le lion de Venise est représenté grim= pant le long de ce piédestal, et embrassant de ses pattes de devant le pied du mât.
Je ne rapporterai point ici les inscriptions que Spon a recueillies; elles sont suffisamment connues. 11 en est deux qui se trouvent dans le marbre du clocher, et sont assez bien conservées : elles se rapportent l'une et Jautre à l'empereur Tibère, et sont des gages de reconnoissance publique
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pour la réparation de quelques chemins qu'il avoit ordonnée : elles prou= vent dune manière irréfragable que les matériaux employés à la construc= don de ce clocher ou tour de la cathédrale n'ont pas été tirés des ruines du palais de Spalatro, dont la construction fut bien postérieure au règne de Tibère, et que ces inscriptions entre autres auront été apportées de Salone, puisqu'elles ont rapport aux chemins qui aboutissoient à cette ville. Au reste, quand bien même la flatterie n'auroit pas introduit l'u= sage dans l'empire romain de célébrer par des inscriptions fastueuses les actes des empereurs, même ceux d'une importance aussi foible que ceux-ci, puisqu'il s'agit de l'un des actes les plus communs d'une admis nistration ordinaire, il ne faudroit pas s'étonner de les trouver en Dal= matif. L'on n'aura point oublié la grande autorité que Tibère y exerça, qu'elle fut l'un des principaux théâtres de ses exploits militaires, et qu'il y fit un séjour de plusieurs années; et l'on sait assez combien les pcu= pies vaincus , et peut-être plus encore ceux qui subissent le joug après une révolte éclatante, comme fut celle des Dalmates, sont puérils dans leurs hommages, et la minutieuse attention qu'ils apportent à immor= taliser les moindres bienfaits du vainqueur et du conquérant pour se le rendre favorable. Il est bien rare que les peuples ne s'abusent sur les moyens d'effacer les souvenirs d'une insurrection malheureuse, et que la bassesse n'obtienne pas la préférence sur tous les autres.
Les autres inscriptions rapportées par Spon appartiennent à des fa= milles particulières; mais il en est quelques autres, trouvées à Spala= tro, que Spon n'a point vues sans doute, puisqu'il n'en parle pas, et que quelques circonstances historiques, ou relatives aux mœurs des Ro= mains, rendent dignes d'attention. Le citoyen Cassas a dessiné avec soin et exactitude les monuments auxquels elles appartiennent ; et en rédigeant ce voyage j'ai consulté sur ces inscriptions le savant Visconti, et c'est à son opinion que je vais m'arrêter. Je vais parler d'abord de trois cippes sépulcraux, rapportés à la planche Si,
Le premier appartient à un vétéran : des trophées en ornent la frise ; au-dessous les gueules de lion, qui portent des anneaux entre leurs lèvres, indiquent la porte de la chambre sépulcrale : cet ornement se rencontre fréquemment sur les cippes antiques. Le buste du guerrier est représenté en habit civil, c'est-à-dire qu'il est couvert de la toge; il tient entre ses mains un volume. Voici l'inscription :
L. CAESIVS. L. F.
CAM. BASSVS DOMO PISAVRI VET. LEG. VII. C. P. F. AN. LUI. STIP. XXXII
H. S. E. T. F. I. H. P. IN. F. P. VI. IN. A. P. X.
ET DE LA DALMATIE. i39
Il faut lire ainsi cette intéressante inscription :
Lucius Caesius Lucii filius Camilla (tribu) Bassus Domo Pisauri Veteranus Legionis VII Claudiae Piae fidelis Annorum LUI Stipendiorum XXXII heic srtus est. Titulum fieri ïussit hseres posuit in fronte pedes VI, in agro pedes X.
Ce monument sert à expliquer un point d'histoire. La tribu Cam. Camilla ou Camillia est rare. Cette inscription prouve qu'elle n'étoit pas au nombre de ces tribus formées par les Italiens lorsqu'ils se soulevèrent du temps de la guerre sociale , et qui disparurent au rétablissement de la paix ; c'est cependant ce que l'on a cru jusqu'ici de la tribu Camilla. Le marbre dont il est question ici annonce une époque bien postérieure, et par le titre de Claudia donné à la septième légion, et par la barbe que l'on voit au menton du portrait, et qui indique le deuxième siècle de l'ère vulgaire, c'est-à-dire des temps qui ne sont pas antérieurs au règne d'Adrien : quant au titre de Claudia appliqué à la lettre C, il est confirmé à la septième légion par des médailles impériales.
Le second monument représente les images de quatre personnes, dont il contenoit sans doute les dépouilles mortelles; mais les inscriptions trop effacées sont illisibles.
Le troisième est curieux ; il appartient à deux femmes. Voici l'inscription:
PROSTINIA. C. F. PROCVLA. V. F. SIBI. ET. FAVENTINAE DELI CATAE DEFVNCTAE ANNORVM XXI.
Il faut lire ainsi cette inscription :
Prostinia Caii filia Procula vivens fecît sibi, et Faventinae deli catae defunctae annorum XXI.
On donnoit à Rome ces titres de delicad et delicatœ, ou deliciœ ou de-licia, à des esclaves ou des affranchis de l'un et de l'autre sexe à qui leur beauté ou leurs talents avoient mérité l'affection de leurs maîtres; ils étoient leurs favoris , et lepithete qu'on leur donnoit prouve que ces maîtres en faisoient leurs délices. En général leur éducation étoit plus soignée que celle des autres esclaves, et on leur donnoit tous les talents
agréables qui pouvoient ajouter aux charmes de la société. On n'en trouve point d'exemple dans les beaux jours des vertus républicaines ; la cor= ruption introduisit seule l'usage de cette espèce de domestiques, et il faut en rapporter l'institution aux temps du luxe et de la voluptueuse mollesse des mœurs romaines.
Le citoyen Cassas, qui dans tout le cours de son voyage a montré beau= coup de sagacité dans le choix des monuments que son crayon nous a transmis, n'a trouvé dans le grand nombre de cippes, de tombeaux, de pierres sépulcrales , chargés d'inscriptions qui ont passé sous ses yeux à Spalatro, que les trois dont nous venons de parler qui lui parussent dignes d'intéresser les savants, et qui, par conséquent, méritassent de s'y arrêter; il a été moins avare de bas-reliefs, et les sujets remarquables autant que la belle conservation de ceux qu'il a dessinés nous engagent à eu faire un examen rapide : le lecteur pourra, s'il le veut, consulter les planches 38 et 60, où ces divers bas-reliefs sont consignés.
J'ai déjà dit un mot de ceux que l'on voit à la planche 45, qui appartiennent à la frise du temple de Jupiter, et dont les figures et les attri= buts déterminent, comme je l'ai observé, le savant Visconti à penser que ce temple étoit dédié à Diane, et non pas au maître des dieux; j'ajouterai que la table de Peutinger semble confirmer cette opinion; et je ne vois pas trop pourquoi l'on veut appliquer l'emplacement qu'elle indique par ces mots ad Dlanam à une église de Saint-George, qui se trouve à lextré= mité occidentale de Spalatro, vers le port, et où rien ne prouve l'existence d'un temple antique, tandis qu'à quatre pas de là l'on trouve celui dont il est question ici, et dont les figures allégoriques, que l'on y apperçoit encore, ont toutes un rapport direct au culte de cette déesse. N'est-il pas plus raisonnable, et sur-tout plus vraisemblable de dire que c'est du pré= tendu temple de Jupiter que veut parler la table de Peutinger par ces mots ad Dianam, plutôt que de l'église de Saint-George; et l'extrême proximité de l'un à l'autre lieu ne l'indique-t-il pas assez?
Je ne reviendrai donc pas davantage sur ces bas-reliefs du temple de Spalatro, pareeque tout se réduit à cette explication qu'ils ne peuvent appartenir à un temple de Jupiter, et que les anciens n'étoient pas sujets à des contre-sens ou anachronismes de cette espèce. Je vais simplement occuper un moment le lecteur des autres bas-reliefs que le citoyen Cassas nous fait connoître, en commençant par ceux représentés à la planche 38. Le plus grand des trois est susceptible d'une double interprétation , sous le rapport qu'il ait appartenu à un sarcophage, ou qu'il ait fait partie de la décoration d'un monument d'un autre genre. Si l'on sarrêtoit au pre= mier sentiment, c'est-à-dire s'il a fait partie d'un sarcophage, sentiment vers lequel le savant Visconti m'a paru incliner, alors on pourroit dire que ce bas-relief seroit consacré à rappeler la mémoire des exploits de quelque gouverneur d'une province frontière de l'empire romain ; il y se= roit représenté lui-même sur son char, accompagné de cavaliers armés ,
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ET DE IV DALMATIE. 141 ri repoussant une incursion de barbares; des citoyens romains en toge, accompagnes de leurs enfants, de jeunes filles qui jouent d'une espèce de tambour de basque, et de jeunes hommes qui jouent aussi d'une es= pece de cor de chasse, sortent de la ville au-devant du vainqueur. Les diverses circonstances réunies dans ce bas-relief ne peuvent avoir trait qu'a quelque expédition militaire. Après l'époque des Antonins, les dé-bordements des Barbares devinrent si fréquents, et les événements malheureux qui les suivirent se multiplièrent à tel point, que les sculpteurs préparaient d'avance des bas-reliefs de ce genre pour les ajuster aux tom= beaux, et les tenoient tout prêts pour la mort des gouverneurs des pro= vinces romaines : ils étoient toujours suis de s'en défaire, parecque, dans l'état où les choses étoient parvenues, il étoit bien rare que la reeon-noissance publique n'eût pas quelque hommage de cette espèce à rendre à la mémoire de ces gouverneurs; ou bien, dans le cas contraire, la bassesse étoit si générale , que la flatterie trouvoit toujours des prétextes pour consacrer des monuments à la mémoire des hommes en place qui méri= toient le moins cet honneur.
Mais en supposant que le bas-relief dont il est question ici n'ait point fait partie d'un sarcophage, et que, découvert à Spalatro, il ait servi à la décoration du palais de Dioclétien, comme le titre de la planche paroît l'indiquer, alors le personnage principal seroit l'empereur lui-même, reçu triomphalement dans quelque ville de l'empire après quelque expédition heureuse contre les Barbares, qu'il eut souvent occasion de combattre et de vaincre pendant le cours de son règne. L'habit oriental que porte le héros, loin de nuire à cette explication, y ajouterait au contraire quelque vraisemblance, puisque, comme je l'ai déjà remarqué, et comme tous les biographes s'accordent à le dire, Dioclétien avoit abandonné le cos= turne romain pour prendre celui des rois de l'orient: alors aussi les petites figures couchées, que l'on apperçoit au bas du bas-relief à travers les jambes des chevaux attelés au char du héros et de ceux des guerriers qui le suivent, seroient facilement expliquées ; elles représenteroient les nymphes ou génies des fleuves, des forêts, et des montagnes qui auroient été le théâtre des travaux dont l'artiste aura voulu conserver le souvenir à la postérité, et Ion pourroit les entendre, soit delà sanglante expédition de Dioclétien contre Acbilléc en Egypte, soit de ses victoires en Rbétie et en Pannonie sur les Allemans, les Sarmathes, les Juthonges, les Qua= des, les Caspiens , et les Goths.
Deux autres bas-reliefs se voient encore dans la même planche. Dans le premier le sculpteur s'est livré à un sujet purement poétique, et qui n'a nul trait à l'histoire de Dioclétien : il représente un combat des Cen= taures contre les Lapithes, peuple belliqueux de la Thessalie, et célèbre dans les fables et les poèmes de l'antiquité , dont les sujets étoient les travaux de Thésée. Selon toute apparence ce bas-relief, purement de dé= cotation, rentrait dans le caractère de quelque salle du palais, dont
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VOYAGE DE L'ISTRIE chacune, comme nous l'avons vu, avoit une destination particulière Le second paroît représenter quelques divinités, et pourroit bien avoir quelque rapport avec le règne de Dioclétien ; mais, soit que les figures trop frustes ne laissent plus appercevoir leurs traits distinctifs, soit que placées à une trop grande distance du dessinateur, il n'ait pu les saisir parfaitement, elles ne sont pas suffisamment déterminées par leurs atti= tudes ou leurs attributs pour qu'il soit possible de leur donner des dé= nominations bien fondées; tout ce qu'il est permis de présumer c'est que les deux figures principales, couronnées par la victoire, sont Her= cule et Jupiter, divinités tulélaires de Dioclétien, qui avoit pris le sur= nom de Jovius, et de Maximien, son ami et son collègue, qui se faisoit appeler Herculius. Alors ne pourroit-on pas penser (pie les deux autres figurés d'hommes qui se voient dans le bas-relief seroient celles des deux Césars associés à l'empire, et celles des deux femmes l'allégorie des deux parties du monde, l'orient et l'occident, sur lesquelles leur puissance s'é= tendoit?
Ceux qui nous sont présentés à la planche 60 n'offrent pas moins d'inté* rêt que ceux dont je viens de parler : il n'est question ici que des bas-reliefs, ayant déjà parlé des sphinx , que l'on voit également dans celte planche. Les quatre premiers ont sans contredit appartenu au même monument, et, selon toute apparence, ce monument étoit un sarcophage : le person= nage dont il contenoit les restes est représenté en héros chasseur. Cet usage étoit fort ancien , et s'étoit introduit dans la sculpture grecque bien des siècles avant l'époque de Dioclétien : Lysippe avoit représenté les amis d'Alexandre en chasseurs; Philostrate, dans la vie du célèbre sophiste Hérode Atticus, nous apprend que cet homme extraordinaire avoit fait exécuter en sculpture sous ce même costume presque tous ses amis. Cet usage de représenter en chasseurs les personnages les plus diss t ingués entre les Romains s'est propagé jusqu'au temps de la décadence des arts. Non seulement le chasseur du Capitole à Rome , que l'on sait être une statue de portrait romain du troisième siècle de 1ère vulgaire, nous en fournit un exemple; mais on en trouve un autre non moins recommandable dans le célèbre saphir gravé, du cabinet Rinuccini à Florence, qui représente l'empereur Constance, fils de l'empereur Con= stantin surnommé le grand, au moment où il affronte un énorme san= glier dans les forêts de la Cappadoce; et il n'est pas permis de révoquer en doute la véritable intention du graveur de ce saphir : l'inscription grecque que l'on lit sur ce précieux bijou la prouve jusqu'à l'évidence.
Le personnage pour qui le sarcophage dont nous parlons ici a été exé= cuté étoit sans contredit un Romain; si l'on en doutoit, les figures revêtues de la toge, qui, dans le bas-relief que l'on voit à gauche, accompagnent le héros, serviroient à le prouver : dans celui qui, selon toute apparence, étoit à la façade principale du sarcophage, le sculpteur a représenté la chasse du sanglier; l'artiste a donné à ses figures le costume héroïque;
ET DE LA DALMATIE. 143 les trois autres bas-reliefs, qui servoient à décorer les autres faces du sai-eophage, retracent les préparatifs de la chasse.
Le cinquième marbre, que Ion voit au bas de la même planche, est un fragment de bas-relief qui décoroit, selon toute apparence, quelque salle du palais destinée aux festins ou aux plaisirs ; il est relatif aux vendanges: des nymphes et des génies de Bacchus chargent un àne des raisins dont ils s'empressent à dépouiller une treille.
Le sixième et dernier de la même planche est également un bas-relief, mais beaucoup plus rare : les nymphes des eaux y sont représentées au nombre de trois, comme dans presque tous les monuments dédiés aux naïades; chacune de ces divinités porte pour emblème un roseau, plante (pu* se plait au voisinage des rivières et des fontaines ; on voit à leur coté le dieu Pan sous sa figure ordinaire : il porte son bâton de berger, et tient une chèvre par les cornes; un chien de chasse est couché à ses pieds. On ne doit point s'étonner de trouver Pan dans ce bas-relief ; ce dieu rustique est souvent représenté dans les monuments avec les déesses des bois et des fontaines; et je dois cette remarque au savant Visconti, que j'ai déjà cité, et dont les lumières m'ont guidé dans l'examen de ces divers bas-reliefs. Dans les Monumenta Peloponnesinea l'on voit un bas= relief qui a beaucoup de ressemblance avec celui que nous décrivons; mais celui-là est décoré d'une inscription grecque : le nôtre en avoit une latine, dont il ne reste que les lettres CA. L. PO S. Cette in= scription n'est qu'un fragment : le nom de la femme qui avoit consacré cette sculpture étoit probablement gravé sur la frise supérieure qui n'e= xistc plus ; il n'en reste que la dernière syllabe CA, laquelle avoit débordé sur le fond du bas-relief: les exemples en sont très fréquents; quant aux lettres suivantes L. POS., elles signifient la formule libère posait, en usage dans tous les monuments ou objets consacrés aux dieux.
Le citoyen Cassas, après avoir employé le temps nécessaire à examiner, admirer, et dessiner les magnifiques vestiges du palais de Dioclétien, ne voulut pas dire un éternel adieu à ces contrées lointaines, sans avoir visité les restes de Salone, où cet empereur vit le jour, la forteresse de Clissa, jadis Andetrium, si célèbre par son fameux siège sous Auguste lors de la révolte de la Dalmatie, et enfui l'admirable chute du fleuve Cettina, anciennement nommé Titurus, l'un des plus superbes spectacles que la nature, presque sauvage encore dans ces climats, présente parmi les nombreux phénomènes qu'elle rassemble dans les montagnes dont ils sont hérissés.
On voit encore entre Spalatro et Salone plusieurs arches de l'aqueduc qui conduisoit l'eau à cette première ville : il est présumable que ce fut encore un ouvrage de Ja magnificence de Dioclétien, puisqu'il n'y avoit point d'habitation connue à Spalatro avant qu'il y eût fait construire un palais. On sait qu'après la cérémonie de son abdication à Nicomédie il se mit en route sur-le-champ pour Salone, sa patrie; il habita cette ville
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pendant le temps que l'on employa à construire son palais. Sans doute rien de ce qui pouvoit lui en rendre le séjour agréable ne fût oublié: le besoin d'eau dut être un des premiers dont s'occupèrent les architectes, et tout annonce que la construction de l'aqueduc dut marcher de front avec celle du palais. Il ne reste de cet aqueduc que des fragments, niais ils sont assez considérables, et dans plusieurs endroits présentent encore de longues suites d'arcades assez bien conservées. L'irrégularité du terrain en a mis beaucoup dans l'élévation des piles. Toutes les arcades sont à plein cintre; aujourd'hui elles sont entièrement nues et décharnées: non seulement les canaux ou conduits supérieurs ont disparu, mais encore les massifs qui les soutenoient ou supportoient; en sorte que la crête des arcades est entièrement découverte, et que les pierres qui forment les voûtes sont totalement exposées à l'action de l'air et de la température, ce qui ne peut que hâter les progrès de la destruction de ce beau monument. Le chemin de Spalatro à Salone le traverse, et dans cette partie il donne un aspect très imposant au paysage : à gauche il semble sortir d'une mon= tagne fort élevée, tandis qu'à droite, s'enfonçant dans la vallée, il traverse un bois épais que ses arcades élancées bien au-dessus de la cime des arbres dominent avec autant de grâce que de majesté.
Salone, ou, pour mieux dire, la place qu'occupa cette ville célèbre, n'est qu'à quatre milles de Spalatro. Si l'on s'en rapporte à une inscription re= cueillie par Grutcr, elle fut appelée Colonia martîa, Julia Salona. Spon a dit avec raison qu'elle oecupoit une belle plaine; c'est un bassin formé par les hautes montagnes, dont, quatre milles plus loin, la forteresse de Clissa défend les gorges, et qui s'enfoncent ensuite dans l'Herzégovine et la Bosnie. Salone étoit une ville maritime, située sur le lac ou canal qui porte son nom, et dont l'ouverture ou embouchure ; assez difficile à trou= ver pour les marins, est placée, comme je l'ai remarqué ailleurs, à l'un des angles du golfe de Spalatro, ou, pour parler plus exactement encore, à l'un des angles de l'espèce de poche que fait le canal de Braza entre l'isle de Bua, le continent, et la cote de Spalatro, et que l'on ne peut appërcè; voir en abordant à cette dernière ville; il faut donc le chercher à quelques lieues à l'ouest de Spalatro pour y pénétrer: mais ces indications maritimes ont bien peu d'importance aujourd'hui que la ruine entière de Salone a pour jamais éloigné le commerce de ces bords jadis si florissants*
Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que de tous les êtres l'homme est le seul qui retienne après la mort quelque chose de la majesté de l'existence. Sur l'animal expiré la mort me paroit tout entière; sur le front de l'homme, au contraire, la dignité suivit aux injures du trépas : la mort est absolue pour le premier; dans le second on dirait qu'elle n'est que conditionnelle. Non, le niveau de l'égalité n'est point entre les animaux qui ne sont plus et l'homme qui cessa d'être. Jetez les yeux sur les champs (le bataille: la destruction éternelle est pour le coursier; l'homme éteint menace encore; son sang s'est glacé, et son courage respire sur ses même
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ET DE LA DALMATIE. i/p bres immobiles. Le dégoût seul nous éloigne de la dépouille des animaux: mais si nous rencontrons celle de l'homme, sa fierté vit ; elle nous commande d'arrêter, et la vénération nous retient auprès de son cercueil. Le culte des tombeaux, si général, si invétéré parmi tous les peuples du monde, doit bien moins son origine peut-être à la mémoire des aïeux, à notre condescendance pour nos propies affections, au noble sentiment de gratitude pour nos devanciers, qu'au respect pour les traces ineffaçables de vie qui suivent l'homme dans la tombe. Dans l'animal, la mort dit qu'il est mort; dans l'homme, elle n'a signalé que son départ, Ce sentiment n'entreroit-il pas pour quelque chose dans l'involontaire mélancolie qui nous saisit à l'aspect des vastes débris des œuvres de son génie? A leur vue la première pensée n'est point pour les arts, elle est pour les morts. Les âges sont aux monuments ce que les volcans sont à la terre: en voyant les montagnes bouleversées, l'on ne se dit pas, Dieu n'est plus; et quand on s'égare au milieu des villes détruites, l'homme à son tour s'empare, dans l'imagination du voyageur, delà place qu'il donne au créateur, quand il contemple les accidents de la nature. Hélas! entre l'erreur qui cède les ruines aux spectres et aux esprits, et la science qui les anime du souvenir des peuples qui les habitèrent, la source est la même; et, tandis que l'ignos rance peuple ces ruines de fantômes, si l'homme instruit y ramené en idée les nations effacées par les siècles, c'est que l'une ainsi que l'autre rendent a. leur insu témoignage à ce caractère inexplicable de vie que l'homme retient encore après que le trépas l'a terrassé.
Quel spectacle que celui de la place où resplendissoit Salone î Elle don= na des maîtres a. l'univers, et maintenant à peine a-l-elle de la mousse à donner aux reptiles; une superficie de deux milles d'étendue couverte de colonnes brisées, de chapiteaux, de pierres sépulcrales, jetées, dispersées au hasard : tel est le déplorable vestige de l'une des plus belles villes de l'antiquité. Une petite rivière coule à travers ces ruines, et va se perdre dans le golfe: elle fourmille encore de ces truites excellentes que la déli= catesse des Romains recherchoit à grands frais. Quand la calomnie se choisit une victime, elle varie ses idiomes selon les intelligences aux= quelles elle s'adresse : ainsi tandis qu'elle empruntoit, par exemple, le lan= gage de l'humanité pour faire croire aux persécutions dont elle accusoit Dioclétien, celui de la pudeur pour lui imputer des débauches révoltantes, et qu'elle usoit enfin de mille autres subterfuges semblables pour désho= norer sa mémoire dans la postérité, elle prenoit encore le ton de la so= briété pour lui reprocher de n'avoir fixé sa retraite à Spalatro , et abdiqué l'empire, que pour se rassasier plus à son aise de ces truites de Sa= lone.
Si l'on compare l'état actuel où sont maintenant les ruines de Salone , et même celui où le voyageur Spon les a vues il y a cent vingt-sept ans, au tableau qu'en fait le sénateur Jean-Baptiste Giustiniani dans un manuscrit précieux, dont Fortis a eu connoissance, écrit vers l'an i55o, il est
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i46 VOYAGE DE LIST II LE
incontestable que leur destruction a fait dix fois plus de progrès en deux siècles, qu'elle n'en avoit fait dans l'espace de quatorze cents ans. Voici ce que dit cette relation :
ce Ou reconnoît la grandeur et la magnificence de l'ancienne ville de ce Salona par les restes que Ton y voit aujourd'hui ; savoir par les voûtes ce et les arcades d'un théâtre merveilleux; par de grands blocs du plus ce beau marbre qui sont dispersés dans les champs; par une belle co= cc [onne4 Composée de trois morceaux de marbre, qui est encore sur pied ce dans un endroit vers la mer, où, à ce qu'on prétend, étoit situé l'ar= ce senal; par plusieurs arcs admirables, soutenus par des colonnes de ce marbre de la hauteur d'un jet de pierre, sur lesquels passe un aque= ce duc destiné à conduire les eaux de Salona à Spalatro: ou y voit des ce ruines de grands palais, et des épitaphes anciennes sur beaucoup do ce belles pierres; mais le terrain, qui s'accroît et s'élève peu-à-peu, a enterré ce les choses les plus anciennes et les plus précieuses. »
Si cette relation est fidèle, ce dont il n'est guère permis de douter, puisqu'elle est écrite par un témoin oculaire, et par un homme à qui sa naissance et ses emplois rendoient cette contrée familière, il faut prés su mer que l'envahissement du terrain dont il se plaint s'est furieusement accru depuis lors : non seulement les voûtes et les arcades de ce théâtre merveilleux n'existent plus , mais il seroit impossible de déterminer au^ jourd'hui remplacement qu'il occupoit; quelques uns des grands blocs de marbre dont parle la relation sont encore gisants sur la terre, mais cette belle colonne qui indiquoit l'arsenal a entièrement disparu. J'ai parlé des ruines de l'aqueduc; mais les voûtes en sont totalement découvertes, les pierres de taille qui composent les massifs ou piles sont à nu, et il ne reste pas un seul vestige de ces belles colonnes de marbré qui les dé-coroient : aucunes murailles encore debout ne donnent l'idée de irrancis palais, de temples, de portiques, et les nombreux matériaux dont le sol est encombré sont confondus pêle-mêle, et quiconque voudroit leur assi= gner le rang qu'ils ont occupé se livreroit à l'explication d'une énigme inextricable. Quant aux inscriptions que Giustiniani y avoit vues , le savant Fortis annonce bien qu'un citoyen laborieux de Spalatro en avoit fait une collection extrêmement curieuse; mais cet érudit, ou jaloux de son travail , ou sujet à quelque bizarrerie dont les savants ne sont pas toujours exempts, se refuse constamment à communiquer ses découvertes, et c'est une richesse absolument perdue pour les connoissances jusqu'à ce que quelque événement fortuit la leur rende : Fortis lui-même n'a point publié celles qu'il a transcrites sur les lieux, et annonce qu'il les réserve pour un de ses amis, le comte Jérôme Silvestri de Rovigo.
Ce ne seroit donc que par des fouilles que l'on parviendroit à recou^ vrer encore quelques beaux fragments de cette ville; et les arts y rctrou= veroient sans doute quelques portions importantes d'architecture, quel* quCfS statues précieuses, des vases, des bas-reliefs; peut-être aussi des
VCE DK QUFXOlES SARCOPHAGES, AUTELS ET INSCRIPTIONS
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ET DE LA DALMATIE. i55 bâtiment que l'on rencontre, quand on cherche un sentier pour monter au château, est un moulin construit en planches, que fait tourner un ruisseau qui sort de la montagne; c'est derrière ce moulin que l'on trouve le sentier, que l'on ne découvriroit peut-être pas sans le secours des guides: ce sentier, étroit et escarpé, circule péniblement à travers les anfractuo= sites de la roche, et conduit à un pont de bois, que l'on peut lever ou baisser à volonté, et que la défiance a construit à-peu-près à moitié de la course. Ce pont a son extrémité extérieure appuyée sur un massif de maçonnerie, et l'extrémité intérieure sur le rocher: là, se présentent une vingtaine de degrés taillés dans le roc, qu'il faut gravir pour arriver à une porte défendue par deux tours; cette porte introduit dans une grotte formée par la nature, mais moins large, et sur-tout moins élevée que la grande grotte supérieure à l'entrée de laquelle est le château. Après avoir, à l'aide des (lambeaux, parcouru cette grotte inférieure, on retrouve à peu de distance le; sentier, qui, tantôt taillé en degrés, tantôt coupé en talus, conduit enfin au pied du château même; assez informe assemblage de différents corps de bâtiments fort élevés, mais accollés ensemble presque sans ordre et toujours sans goût, et qui paraissent n'avoir été ajustés les uns aux autres qu'à mesure que le besoin l'aura indiqué. U règne cependant dans l'intérieur assez de magnificence et de majesté, mais de cette majesté gothique, qui doit bien plus à la fierté qu'à la grandeur, et parle aux souvenirs bien moins de puissance que de tyrannie. Quelques jardins, que, dans des temps plus rapprochés, des moeurs plus douces cultivèrent autour de ces murailles, ne tempèrent point l'horreur que leur aspect inspire. Cette épouvantable caverne, cette grotte formidable par ses ténèbres, sa profondeur, et son silence, accusent la férocité des fondateurs de ce château , image du Cerbère qui veille à la porte du Tar= tare. On ne s'accoutume point à voir les hommes ériger leur demeure à la gueule des antres destinés aux tigres et aux léopards ; quand ils l'osent, c'est qu'ils se ménagent un gouffre pour engloutir et dévorer leurs victimes, et que d'avance ils s'assurent pour retraite les entrailles de la terre, où ils prévoient qu'un jour il leur faudra s'ensevelir eux-mêmes pour se dérober à la vengeance conjurée contre leur despotisme.
Si le citoyen Cassas, comme dessinateur, trouva quelques charmes au château de Luegg, comme homme, comme philanthrope, il s'en éloigna sans regret; il revint à Rcsiderta; et là, au lieu de reprendre le chemin de Trieste, il suivit celui de Senoscquia, où il prit des guides pour gagner les bords de la Ruecca. Dans ces cantons la belle culture a disparu, le sol est graveleux , aride, et stérile, et depuis Senoscquia jusqu'à la vallée de la Ruecca la tristesse et l'ennui accompagnent le voyageur. Cette rivière coule entre des rochers d'une extrême élévation et d'une raideur insur= montable pour le pâtre même le plus téméraire : au-dessus de ces rochers dominent les tours antiques et démantelées du vieux château de Novo= scoglio; par-tout la féodalité sauvage au sein de la sauvage nature. Non
loin de là est le village de S.-Cansiano ou Sanet Kosian, assis de même sur la cime des rochers. C'est au pied de ce village que la Ruecca présente au curieux des phénomènes de la nature un spectacle dont il rctrou-veroit bien peu d'images sur le globe; dans cette partie la coupe des rocs est tellement verticale, qu'ils paraissent avoir été véritablement taillés exprès, et cet escarpement est le même par-tout, quelles que soient les lignes diverses qu'ils suivent dans leur superposition; mais ce qui ajoute encore à leur singularité, c'est que leurs sommets, découpés avec une sorte de syinmélrie , figurent autant de tours carrées qui dominent et semblent défendre ces gigantesques murailles, ou que, pour mieux dire, on en prendrait pour les crenaux. C'est entre elles, c'est à leur pied, c'est dans l'abymc presque incommensurable que forment ces remparts na= turels, que la Ruecca serpente et coule avec une sorte de majesté lente, et semble dédaigner de se courroucer contre les blocs dont son lit est par-tout hérissé ; lorsque tout-à-coup elle arrive sous une arcade immense, effrayant et sombre péristyle d'une galerie souterraine, dont l'imagination épouvantée n'ose ni prévoir ni sonder la profondeur. Mais que dis-je, ga= lerie? c'est un gouffre, un précipice énorme, inconcevable, que jamais nul mortel ne connaîtra sans doute, où les (lots de la Ruecca, devenus alors étrangers à la clarté du jour, s'enfoncent avec un horrible fracas : où tombent-ils? de quelle hauteur? combien de temps? des milliers de générations ont passé sur la terre cl ne l'ont pas su, et les siècles s'éteindront peut-être sans que ce mystère soit dévoilé. Mais qui peut se figurer l'épouvantable mugissement qui sans cesse roule avec les vagues dans les pro= fondes cavités de cette impénétrable caverne? Qui jamais concevrait la terreur dont le spectateur est tout-à-coup pétrifié à l'aspect de ce gouffre, dont l'ouverture attire , engloutit, et dévore un fleuve tout entier , et, seul comptable envers la nature du joug qu'il impose à ce fleuve le retranche sous l'épaisseur de ses voûtes contre les regards et la curiosité de l'homme? C'est bien là que, dans son humiliation imprévue, l'esprit humain est forcé de reconnoître des limites, et qu'orgueilleux par-tout ailleurs de penser et d'agir en dieu, il apprend pour la première fois que l'intelli= gence qui l'anime n'est que celle d'un homme. Mais c'est peu ; l'on n'aurait qu'une idée incomplète des singulières destinées de la Ruecca, si le voya= geur bornoit là sa course; il faut franchir, s'il est possible, cette montagne, ou plutôt cette muraille gigantesque, dont les flancs entrouverts absorbent cette rivière. Le revers offre un spectacle non moins extraordinaire : là, le site peut-être est plus sauvage encore; même âpreté, même nudité dans les rochers, mais plus d'aspérités, plus de désordre, plus de confusion : les masses , également verticales , se heurtent, se contrarient, se croisent dans leurs alignements divers; les sommets se touchent ou s'éloignent sans nécessité comme sans motif: tout est chaos, tout est sombre, tout est affreux. C'est au sein de ces blocs amoncelés sans ordre comme sans har= monie, que d'une gersurc étroite et profonde la Ruecca, après avoir erré
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ET DE LA DALMATIE. i57 dans les entrailles de la montagne, ressort et jaillit en courroux, et se dc= gorge dans une large cuve creusée à six cents pieds au-dessous du niveau de San-Gosiano , tellement ombragéepar l'élévation des rochers, qu'elle est constamment inaccessible aux rayons du soleil. On prétend que la sonde n'a pu réussir encore à en déterminer l'étonnante profondeur. C'est là, si j'ose le dire, le tombeau de cette rivière si remarquable par ses accidents ; les filets d'eau qui débordent de la cuve, après avoir coulé quelque temps à travers les rochers qui se trouvent dispersés au-dessous de cette espèce de cratère, foiblissent, diminuent, se perdent insensiblement, et la Ruecca disparoît pour jamais.
Ce fut aussi là le terme du voyage du citoyen Cassas, à qui les arts dc= vront une reconnaissance éternelle, pour avoir, par amour pour cuxj triomphé des fatigues et des dangers inséparables d'une course de cinq à six cents lieues. Peu d'hommes en effet eussent été en état de saisir avec un crayon plus habile, et mieux dirigé par le goût, les somptueux débris des monuments dont les Romains avoient enrichi ces contrées; et nul peut-être n'auroit rendu avec plus de grâce et de vérité les sites, ou singu= liers, ou enchanteurs, ou surprenants, que la nature, toujours plus riche, toujours plus variée dans ses conceptions que l'imagination de l'homme, a prodigués à ces bords si peu décrits, si peu connus jusqu'à ce jour. Il est heureux pour ma patrie que les circonstances aient voulu qu'un voyage, dont l'idée fut due à l'empereur Joseph II, et dont les résultats dévoient lui appartenir, ait entièrement tourné au bénéfice de la république fran= eaise. C'est ainsi que la pensée d'un prince philosophe, quel que soit le cours que prennent les événements, n'est jamais perdue pour l'humanité. Il eût été à souhaiter peut-être que le citoyen Cassas eût joint aux qualités si recommandables de l'artiste l'esprit d'observation et des connoissances politiques : le lecteur, à la satisfaction d'apprendre en quel état se trouvent en ces lieux les vestiges de l'antiquité, eût ajouté le plaisir de connoître plus à fond les mœurs, les habitudes, les lois, et l'origine des peuples divers qui vivent sous ces climats. Mais ce ne toit point là le projet ni Je but de Cassas : il lui a suffi de remplir celui qu'il s'étoit proposé, et l'on a vu qu'il s'en est acquitté.
Il partit de Trieste à la fin d'août pour revenir à Venise, et de là à Rome, où il séjourna quelque temps pour revoir et mettre en ordre les dessins qu'il avoit rapportés de son voyage, et dont il livre ici la riche collection au public.
F I N.
40
DESCRIPTION
DES PLANCHES
DU VOYAGE
DE L'ISTRIE ET DE LA DALMATIE.
N° i.
Cette vue du château de Luegg, qu Predjama, est prise en arrivant par le chemin de Residerta. On apperçoit dans le fond les montagnes de la Carniole; sur un plan plus rapproché, une chaîne de rochers à pic, ombragés d'arbres sauvages : à l'extrémité de cette chaîne, et dans la partie la plus escarpée, Ton découvre, à travers quelques arbres plus élevés, le château de Luegg, ou Predjama, bâti à l'entrée d'une grande et profonde caverne.
Cette planche représente la même chaîne de rochers dont il est question dans la précédente, mais vue de plus près, ainsi que le château; sur le devant un moulin construit en planches, que fait tourner une petite rivière qui sort du pied de la montagne, et va se répandre ensuite dans des vallées délicieuses.
N° 3.
En arrivant par le chemin de Senoscquia on apperçoit ici le vieux château de Novoscoglip ou Nevkossell; il étoit construit sur ]a cime des rochers qui bordent la vallée où coule la Ruecca. Cette vue est prise des bords mêmes de la rivière, à quelque distance des ruines du château : quelques grouppes d'arbres mêlent leur verdure à l'âpreté des rochers, qui presque tous sont taillés verticalement.
N° 4.
Cette vue a été dessinée au pied des grands rochers, au sommet desquels on apperçoit quelques maisons du village de San-Cosiano ou Sanct-Kozian. L'objet principal de ce dessin est l'immense grotte dans laquelle se précipite la Ruecca, que l'on voit sur le devant.
N° 5.
Cette vue représente l'énorme gersure par laquelle la Ruecca ressort de la mon-
i6o DESCRIPTION
tagne; clic se précipite dans un abyme ou vaste cuve, que l'on estime être à plus de six cents pieds au-dessous du niveau de San-Cosiano : on la voit sur le devant s'échapper encore de cette cuve pour couler à travers des rochers, au milieu desquels elle se perd tout-à-fait bientôt après; ces rochers, dominés par d'autres beaucoup plus élevés , et représentés ici avec une extrême exactitude, rendent le site aussi sauvage qu'effrayant.
N° 6.
Vue générale du développement du port et de la ville de Trieste, ainsi que de la citadelle qui les domine: on découvre la ville, le golfe de Capo dTstria, ainsi que toutes les côtes de I'Istrie jusqu'à Pirano, que l'on apperçoit dans l'éloigne-ment, à l'extrémité du promontoire; cette vue est prise d'un point au-dessus de Trieste, non loin du chemin de Vienne.
Partie du port, et d'un quartier de la ville de Trieste qui s'élève en amphithéâtre jusqu'au château, considérés de l'extrémité du môle neuf.
N° 8.
Vue prise en mer, précisément en face du grand canal de Trieste; l'église que l'on apperçoit dans le fond détermine la profondeur de ce canal.
N« 9-
Cette planche représente le fond du grand canal et du golfe de Trieste ; cette vue a été prise à-peu près au même point que celle du n° 6; mais en regardant ici le côté d'Àquilée et les montagnes du Frioul.
N° 10.
Cette vue a été dessinée en mer , à peu de distance de S.-Salvori ; la montagne dont on voit dans le fond du tableau le sommet s'élever au-dessus des autres est la montagne de Lanos.
N° 11.
Aspect général de la ville de Pola, de son amphithéâtre, et de ses deux temples antiques > tels qu'on les apperçoit de l'isle des Oliviers : la seconde partie offre des détails en grand des corniches et de l'arc de triomphe appelé Porta aurea.
A. Entablement de l'arc.
B. Corniche de l'attique.
C. Ornements des pieds droits, ou pilastres de l'arc dans sa largeur.
D. Moitié de l'ornement sous l'archivolte.
E. Milieu de l'ornement sous l'archivolte, et qui se trouve placé immé-
diatement sous les lignes marquées h—h h—k
DES PLANCHES. 161
F. Partie de la frise.
G. Renommée au-dessus de l'archivolte.
H. Chapiteau et ornement du pilastre, ou pied-droit de l'arc.
N° 12.
Ici le spectateur est placé près de l'amphithéâtre : de là il apperçoit une partie de la ville de Pola, et découvre dans le fond du tableau les différentes petites isles qui embarrassent l'entrée du port, et au-delà de ces isles les deux caps qui sont à l'ouverture du golfe.
N° i3.
Amphithéâtre de Pola, et château qui domine la ville, considérés de la mer* L'on n'apperçoit point Pola; cette ville est ici cachée par un promontoire qui s'avance dans la mer, et forme un des cotés de l'entrée du golfe: on apperçoit sur le devant une galère de la république de Venise.
N° 14.
Vue de la tour vulgairement dite de Roland ; dans le fond la ville de Pola se développe avec grâce, dominée par le château et par l'amphithéâtre : on apperçoit également le temple d'Auguste, et la porte maritime de la ville.
N° i5.
Cette planche n'a pas besoin d'explication ; il faut simplement observer que les barreaux des arcades des avant-corps, et les ouvertures variées des quatre fenêtres qui sont au-dessus, sont antiques, et de la même pierre d'IsTRiE dont est construit le reste de F édifice. Cet amphithéâtre, voisin de la mer, est sur le penchant d'une colline: voilà pourquoi de ce côté, qui regarde la terre, le premier rang d'arcades est supprimé; en sorte qu'il est présumable que, dans cette partie, la pente du terrain a servi à former les gradins sur lesquels se plaçoient les spectateurs.
W 16.
Cette vue est prise de la mer, dans un jour de calme et à peu de distance de l'amphithéâtre. Ce monument étoit et est encore dans une situation délicieuse ; on l'apperçoit en entier de l'entrée du golfe , et il décore le port de Pola d'une manière admirable. De quelque point qu'on le considère, il produit l'effet le plus pittoresque et le plus magique : tantôt il répète sa superbe masse dans la limpidité des eaux; tantôt, réfléchissant les feux du soleil sur sa pierre argentée, il tranche avec majesté sur la verdure des arbres dont se couronnent les collines charmantes qui l'entourent; par-tout enfin il présente le contraste le plus piquant et le plus auguste avec la nature, qui prodigue ici sa richesse sur la terre et sur la mer.
N° 17.
Vue de l'intérieur de l'amphithéâtre , prise à mi-côte de la colline où étoient
4i
i6a DESCRIPTION
places les gradins : à travers les arcades on apperçoit la mer et l'entrée du port ; sur le devant on distingue une partie de l'enceinte et du canal qui régnoient autour de l'arène.
N° 18.
Le plan et l'élévation de ce théâtre, presque entièrement détruit lorsque l'on a bâti la forteresse, et dont on retrouve les débris dans toutes les murailles j ont été donnés et publiés par Serlio ; il étoit, ainsi que l'amphithéâtre, et comme presque tous les édifices de ce genre, construit sur le penchant d'une montagne. Les anciens, dans le choix constant de ces emplacements, étoient déterminés d'abord par la salubrité de l'air, toujours si importante pour les bâtiments destinés à de grandes réunions, et ensuite pour ajouter au plaisir des spectateurs par le rapprochement des grands spectacles de la nature, et de ceux inventés par les arts.
N° 19.
Ici l'arc de triomphe est apperçu du milieu de la rue qui y conduit; il est vu presque de face , accompagné des anciennes murailles dont il faisoit partie.
Nos 20, 21, et 2.2,. Ces trois planches ne sont pas susceptibles d'explication.
n° as.
Anciennes murailles de la ville de Pola, et nouvel aspect de l'arc de triomphe, de l'amphithéâtre, et du commencement de la forteresse : cette vue est prise d'un lieu élevé , où l'on présume qu'étoit situé le palais de Julie, fille d'Auguste.
N° 24.
Plans des deux temples de Pola, et leur distance de l'un à l'autre. Il paroît que leurs proportions et les détails de l'architecture étoient absolument semblables; au milieu est l'élévation du portique, et au-dessous, d'un côté, est l'angle de l'entablement, et le stylobate vu sur la partie latérale , et coupé presque au droit de la colonne pour en montrer le profil.
N° 25.
Les colonnes de cet édifice sont, autant qu'on peut en juger, d'une espèce de
brocatelle, approchante de la brèche d'Egypte ; le reste du temple est de marbre
blanc: à la face du temple, de chaque côté de l'inscription, il y a une victoire,
ou figure ailée, tenant une couronne. Palladio , le Roy, etc., ont omis cette
circonstance. #
N° 26.
Cette planche n'a pas besoin d'explication.
\
DES PLANCHES. i63 N° 27.
Ces deux faces des temples attestent que leur architecture étoit absolument semblable ; de l'un des deux il ne reste absolument que la partie de derrière ? le reste ayant été détruit pour construire le palais du podestat.
N° 28,
Cette porte est celle par laquelle on arrive à Zara du côté du port : elle a été construite en partie des débris d'un arc de triomphe trouvé à Nona, près de Zara; au-dessous se voient l'entablement, et un cinéraire trouvé dans les ruines de Nona.
N° 29.
Cette cascade est au-dessus de Scardona : dans le temps des pluies, les eaux couvrent entièrement le plateau, et forment alors une cataracte moins pittoresque, mais plus majestueuse. La principale cascade se voit vers le milieu du tableau; à travers des bouquets d'arbres, on apperçoit des filets d'eau et de petites cascades 7 dont l'effet est enchanteur : on voit dans le bas quelques moulins. Cette vue est prise du milieu de la rivière, mais à une assez grande distance.
N° 3o.
Cette planche représente la grande cascade vue de très près et de face sur une petite isle.
N° Si.
Cette planche n'a pas besoin d'explication.
N° 32.
L'explication est inutile.
N° 33.
Cette vue présente le développement de la ville et des environs, avec les grandes montagnes qui séparent la Turquie de la Dalmatie ; on voit vers le milieu la forteresse de Clissa.
N° 34,
On voit sur le devant tous les bâtiments du lazaret et le palais de Dioclétien qui se présente dans l'angle. L'on distingue dans le fond les hautes montagnes des Morlaques.
N° 35.
Plan général restauré du palais de Dioclétien.
A. Temple de Jupiter.
B. Temple d'Esculape.
iC4 DESCRIPTION
C. . Colonnade servant d'avant-cour aux deux temples.
D. Vestibule en rotonde.
E. Atrium, ou principale salle du palais.
F. Salle destinée aux concerts et aux représentations dramatiques.
G. Grande salle égyptienne pour les festins.
H. Bains chauds. Au-dessus de cette salle, à gauche, sont quatre pièces,
dont l'une, parfaitement carrée, servoit pour les bains froids, et la seconde pour les bains de vapeurs: la suivante étoit tenue à une température moyenne, qui disposoit le corps à recevoir celle de l'extérieur; enfin la dernière, formée de trois parties semi-circulaires, étoit la chambre à coucher de l'empereur.
Des trois pièces immédiatement à coté de celle H, la première étoit VApoditeriurri) ou salle de vestiaire; la seconde, un Sphœ-risterium, ou lieu destiné aux exercices, particulièrement à celui de la paume ; la troisième, une salle destinée aux repas du soir.
L L Oecos, ou grandes salles à manger, dont l'une dite Corinthienne, et l'autre Cizicéenne, probablement à cause de leur genre de décoration , ou de la manière dont le servîcc s'y faisoit. K. K. Salles à manger tétrastyles , c'est-à-dire ornées de quatre colonnes.
L. Gynœciuni, ou appartement intérieur pour les femmes.
M. Appartements destinés aux principaux officiers de l'empereur.
N. Porte principale du palais , dite Porte Dorée.
O. Porte de l'est.
P.P. Grande galerie formant la façade du palais du côté de la mer. Q. Quai en face du palais.
N° 36.
Trois élévations générales: celle d'en haut est prise du côté de l'ouest; celle du milieu, du côté du midi, et celle d'en-bas, du côté du nord.
N° 37.
Coupe générale prise sur la ligne E. F. — en haut.
Coupe générale prise sur la ligne A. B. en bas —.
Vue des côtes de Dalmatie, dans le canal de Zara à Spalatro.
N° 38.
C'est par cette porte que l'on entre dans le palais; elle conduit al duomo : à gauche sont un corps-de-garde, et un grand mât semblable à l'un des trois que l'on voit sur la place Saint-Marc, à Venise : en bas sont représentés quelques bas-reliefs, trouvés parmi les ruines du palais.
N° 39.
On voit sur le devant un grand et beau sphinx égyptien de granit oriental, que Dioclétien avoit probablement fait apporter d'Egypte ou de Rome pour la décoration de son palais.
DES PLANCHES.
i65
N° 40.
Cette vue n'a pas besoin d'explication.
N° 41.
Les douze colonnes dont est compose ce vestibule sont de granit, ainsi que les quatre plus grandes qui soutiennent le portique qui se présente en face.
N° 42.
Cette porte est celle de la face du palais qui regarde le nord, et qu'on appelle Porta aurea ; c'étoit la plus magnifique.
N° 43.
Le haut de cette planche représente le géométral de la Porta aurea, et au-dessous le développement des différents ornements dont cette porte est enrichie.
0 ■ N° 44.
Cette planche n'a pas besoin d'explication.
• N° 45:
Il y a au second ordre une frise dont on voit ici une partie des ornements: au-dessus de cet ordre commence la voûte; elle est construite de briques artis-tement et solidement arrangées : elles étoient autrefois recouvertes d'un mastic sur lequel étoient des peintures.
N° 46.
Au haut de la planche, à gauche, est représenté l'entablement du premier ordre intérieur, et, à droite, celui du second ordre : au-dessous, une partie de la porte extérieure, l'imposte et l'archivolte des niches, et l'entablement extérieur du corps de l'édifice.
Nos 47 et 48. Ces deux planches n'ont pas besoin d'explication.
Nos 49 et 5o. Elles n'ont pas besoin d'explication.
N° Si.
En haut, sur la gauche, se voit une partie extérieure de la porte, avec le soflitc du larmier et les ornements des modillons; à côté, c'est-à-dire à droite, est
i66 DESCRIPTION
P entablement extérieur du temple; au-dessous, sur la gauche, se voit Fentablc ment intérieur avec son sofïïtc, différents ornements trouvés dans le palais, et une moitié des caissons qui ornent l'intérieur de la voûte du temple.
N° S2.
Cette planche n'a pas besoin d'explication.
N° 53.
On voit par cette planche que ce temple a été converti en une petite église ; on n'a rien touché à l'intérieur, qui est parfaitement bien conservé et bien appareillé.
' . N° 54.
Cette planche représente l'état actuel de ces monuments avec la plus grande exactitude : on voit entre les colonnes un grand nombre de sarcophages antiques, qu'on a placés autour du temple, et qui ont servi de sépultures aux chrétiens du Bas - Empire.
N° 55.
Cette planche représente une partie des ruines qui couvrent un immense terrain, et qu'on dit être les restes de la ville de Salone: il ne reste aucun édifice debout ; la plus grande partie des matériaux ont été enlevés, pour bâtir le Spalatro moderne. Voyez Spon et Whcller.
N° 56. •
Cette planche ou ces deux planches représentent, l'une, la face du palais du coté de la marine, et l'autre, du coté du nord, etc.
N° 57.
Cette planche n'a pas besoin d'explication.
N° 58.
La Cettina forme en beaucoup d endroits des cascades très considérables dans des vallées profondes et resserrées; mais celle-ci est la plus belle de toutes.
N° 59.
Cette planche n'a pas besoin d'explication.
N° 60.
En haut se voient les deux cotés d'un beau sarcophage placé devant le temple d'Escnlape ( voyez les planches 5a et 53), et au-dessous se voient les deux faces principales, assez bien conservées et d'une bonne sculpture; au-dessous, des bas-reliefs et des sphinx, trouvés à Spalatro.
DES PLANCHES.
N° 27 bis.
Réunion de différents fragments et inscriptions trouvés à Pola, et dans le territoire de Trieste.
La porte est celle de l'église de Pola: le monument élevé où est représenté un guerrier a été trouvé à Capo dTstria; celui qui est au-dessous a été trouvé à Lissa, et les autres dans différents endroits de I'Istrie*
N° 9 bis,
Fragments trouvés à Pirenzo et San - Cansiano ; le principal monument qui représente un trophée a été trouvé aux environs de Trieste.
Les fragments représentés dans cette planche et la précédente sont décrits dans l'ouvrage ( délie Antichità Italiche ) publié par le comte Carli à Milan.
N° 54 bis.
Plan exact de ce qui existe du palais de Dioclétien à Spalatro, d'après les mesures prises sur les lieux par Clérisseau, architecte et peintre : les teintes noires indiquent ce qui reste debout, les pâles ce qui est détruit, mais dont il reste des traces : tout le reste a été restauré sur de nouvelles recherches et les autorités des auteurs anciens.
Le frontispice représente sur la gauche une portion de l'amphithéâtre, avec plusieurs sarcophages et autres ornements réunis et placés les uns sur les autres ; à droite, le portique du temple d'Auguste, à travers duquel on voit la grande galerie du palais de Dioclétien, et au milieu du tableau est représenté, dans l'éloi-gnement et de face, l'arc de Pola : sur le devant se trouvent épars différents fragments, et au-dessus du titre de l'ouvrage se voit entièrement développée une belle frise, sculptée sur la partie latérale de l'arc qui regarde l'amphithéâtre.
Le petit frontispice représente également des fragments trouvés à Trieste, le temple d'Esculape dans le fond, et plusieurs autres fragments trouvés à Sebenico , et à Trau en Dalmatie.
TABLE GÉNÉRALE DES MATIERES
CONTENUES
DANS LE VOYAGE HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE L'ISTRIE ET DE LA DALMATIE.
Nota. La prodigieuse quantité de faits et d'objets rassemblés dans cet ouvrage , et le grand nombre de personnages et de peuples divers qui figurent dans I'Histoire , jusqu'à ce jour ignorée, de I'Istrie et de la Dalmatie, nous déterminent à classer tout ce que contient ce volume dans l'ordre alphabétique.
Une foule d'époques, de faits et d'événements, étant communs à plusieurs peuples, ou personnages, que nous avons indiqués séparément, nous avons été forcés, pour éviter les répétitions, de renvoyer dans cette table le lecteur d'une lettre à l'autre.
Enfin nous avons conservé la division de l'ouvrage : elle nous a semblé trop naturelle, trop précieuse , pour bien classer les objets , et trop bien prononcée pour pouvoir être abandonnée, même dans la table des matières.
PREMIERE PARTIE.
VOYAGE HISTORIQUE.
A.
AUGUSTE partage les provinces de l'empire romain avec le sénat. La Dalmatie échoit au sénat. Page 10
L'excès des impôts, la barbarie de leur perception, la fierté 7 l'avarice et l'iniquité des gouverneurs excitent quelques mouvements. —Auguste, l'an 74* de la fondation de Rome , fait marcher en Dalmatie des troupes sous le commandement de Tibère, et prend cette province sous son administration. 11
Effrayé de l'insurrection générale "des Pannoniens et des Dalmates, il déclare solennellement au sénat que, si l'on n'y prend garde, l'ennemi sera, dans l'espace assée au fil de l'épée. —Le sort tYslrduba, l'autre place dans laquelle s'étoient retirés les Dalmates, présente des circonstances différentes. — Les habitants sont partagés d'opinion. —Les uns veulent se rendre, et les autres se défendre jusqu'à la dernière extrémité,—L'on
en vient aux mains, et les premiers ouvrent les portes de la ville aux Romains. —Mais les femmes mettent le feu à leurs asyles, se précipitent dans les flammes avec leurs enfants, et s'ensevelissent sous les débris fumants de leurs maisons incendiées. —Un grand nombre d'entre elles se lance avec leur famille dans la rivière qui coule sous les murs de la ville; elles y périssent. —Les Dalmates montrèrent plus de grandeur d'ame que les Pannoniens.—Ils furent accablés, tués, détruits, mais non pas vaincus. t$ et 1G
La permanence de la tyrannie avoit amène- chez les v Romains la fréquence des conjurations. —La Dalmatii: devient le théâtre d'une de ces conspirations célèbres. —Ce fut là que les légions s'essayèrent, pour la première fois, à briser un empereur pour vendre leur suffrage à son successeur. 17
Dans les premiers jours de la révolte de l'armée romaine en Dalmatie contre Camilius, le soldat s'abandonne au pillage et aux excès. (Voyez Camillus, lettre C.) — Des troupes marchent pour ramener dans le devoir les troupes égarées; et la Dalmatie se voit également victime et de l'indiscipline des révoltés- et de la vengeance du parti triomphant.—-Depuis lors, l'histoire parcourt une longue suite de Césars, sans que I'Istrie et la Dalmatie reparoissent sur le théâtre des événements politiques. Ce n'est qu'à l'avènement de Dece à la pourpre impériale, que l'illyrie sort, de cette obscurité où l'histoire la laisse plongée pendant tant d'années. 18
Les Goths s'étant tout-à-eoup débordés dans l'illyrie, sous l'empire de Gallien, s'étoient principalement emparé de l'illyrie et de toute la Dalmatie. —Ingenuus, Regillien et Auréole avoient chacun été proclamés empereurs par leurs armées; et, quoique divisés entre eux* quoiqu'armés contre Gallien, qui se prétendoit seul légitime souverain, ils avoient un intérêt égal à ne point se laisser dépouiller par les Goths. — Ils les chassent de la Dalmatie , et les forcent à repasser le Danube. —Il est difficile de se faire une idée de l'oppression sous laquelle dévoient gémir les infortunés habitants de I'Istrie et de la Dalmatie, pressés tour-à-tour par des généraux avides qui se disputoient la souveraineté.'—Peut-être f abjection dans laquelle ces peuples semblent se traîner encore aujourd'hui prend - elle son origine dans ces temps désastreux. 19
Dioclétien, natif de Diocléa ou Docléa, ville de la Dalmatie, qui n'existe plus aujourd'hui, mais qui n'étoit pas loin de Narona, maintenant appelée Narenla, 20
Son indifférence pour sa patrie. —Il la traite même en ennemie, en la classant dans le département de Galérius César, le plus méchant des hommes. Il ne se souvient de la Dalmatie que dans sa vieillesse. 22
Il se retire à Salones. —11 édifie le palais de Spalatro, le dernier de'ses ouvrages, dans lequel il se laisse mourir de faim pour échapper aux poignards de ses successeurs. 2 3 (Voyez au mot Dioclétien -)
*
Après îa mort de Galérius, la Dalmatie tombe au pouvoir de Licinius, et n'en est pas plus heureuse. — Elle devient, ainsi que I'Istrie, le théâtre de la guerre, après l'avoir été du plus exécrable esclavage. —Constantin, vainqueur de Licinius, le contraint de se donner la mort, et réunit l'universelle puissance. 21\
Ici se termine le peu d'événements relatifs à la Dalmatie. a 5 (Voyez la lettre 1 au mot Istrie. )
Idée de la part que les grandes puissances, dont I'Istrie et la Dalmatie*se sont constamment trouvé entourées, les ont forcées «le prendre aux événements écoulés depuis Constantin jusqu'aux siècles derniers. Ibid.
On ne reconnoît point dans les Dalmates actuels les descendants et les héritiers de ces Dalmates qui firent trembler ces Romains vainqueurs de Cartilage, des Gaulois, de Milhïidate , et des Cimbres. —-On croit trouver l'origine ne cette dégradation dans le commencement du croisement des races. —Caractère national des Dalmates. — L'illyrie fournit à la pourpre des Césars une foule d'empereurs.— Elle est à cet égard d'une fécondité dont n'approchent point les autres provinces de l'empire romain.— En parlant de l'illyrie on parle de la Dalmatie, puisque c'étoit le même peuple, les mêmes lois-, la même religion, les mêmes opinions.-—Dans l'origine, l'illyrie n'étoit elle-même qu'une petite partie de la Dalmatie. Elle devint néanmoins le nom générique de ces contrées. (Voyez lettre I au mot Illyrie. ) —Suite des causes de la dégradation des Dalmates. 26
Dioclétien transporte sur leurs terres la nation entière des Carpiens. ■—Constantin , à son exemple, y transplante la nation entière des Sarmates.—On avoit joint, sous Auguste, la Liburnie à la Dalmatie, pour ne former qu'une seule province sous le nom de Dalmatie. 27
L'illyrie ou 1) u,:\i \tie, réunie par Dioclétien à un certain nombre de provinces qui n'en avoient jamais fait partie. (Voyez lettre I au mot Illyrie. ) —La Dalmatie, dans le partage de l'empire de Constantin entre ses trois fils, échoit à Constant. —Il meurt, et sa portion retourne à Constance. — La Dalmatie est rattachée au trône de l'orient. —Depuis Constance jusqu'à Théodose elle fait partie, tantôt de l'empire d'orient, tantôt de celui d'occident. 28
Honorius, fils de Théodose, a l'occident ,et avec lui la Dalmatie.— Dans un période de quatre-vingts ans, cet empire croule entièrement.— Le royaume d'Italie commence.—Odoacze en est le premier monarque.—Les empereurs d'orient lui envient la Dalmatie, à cette époque livrée à toutes les horreurs de la guerre civile. — Marcel-lianus, avoit armé les Dalmates contre les Goths, qui l'a-voient enfin emporté.—-Après avoir ruiné toutes les campagnes, incendié les villes, massacré la majeure partie des habitants, ils s'étoient emparé de Salones.—A cette époque de l'alïoiblissement des deux partis Justinien, empereur d'orient, croit l'instant propice, pour soustraire la Dalmatie à l'empire d'occident ; et la Dalmatie, plus infor-
tunée que jamais , se voit inondée du sang des étrangers qui veulent la conserver et de ses prétendus protecteurs qui veulent la conquérir.— Les Grecs l'emportent, les Goths sont chassés et la Dalmatie est réunie au trône d'orient.—• Cet état de paix ne dure pas long-temps.— Tous les gouverneurs envoyés en Dalmatie affectent la souveraineté. Il falloit des armées pour les réduire et chaque promotion étoit le signal d'une guerre nouvelle. 29
Acumc, Hun de nation , est un de ceux qui se distin» guent le plus dans cet esprit d'usurpation. ■—Après sa mort, la Dalmatie, ouverte de toutes parts, devient la proie des Avares et des Huns, qui portent le dernier coup aux Dalmates, dont les races dispamissent presque en entier. — Honorius, trop foible pour délivrer la Dalmatie, l'abandonne aux Croates et aux Serviens, à condition qu ils en expulseront les Tfuns. —Il ne se réserve que quelques places, qui formèrent ce qu'on appella le thème t>e la dalmatie. Sa partie que les Croates occupèrent s'étendit le long des côtes de I'Istrie, de la Liburnie, et de la Dalmatie, jusqu'à la rivière Cetina et eut en profondeur jusqu'à la Save et IL nu. Ils laissèrent aux empereurs grecs Trau, Spalatro, et quelques isles. —Bans de Croatie et Dalmatie, labyrinthe inextricable, — Les Serviens ou Esclavons fondent une monarchie, qui s'étend depuis les côtes de la Dalmatie, jusqu'à la Save et au Danube. -—Leurs premiers rois inconnus. Ils portent, selon le caprice des écrivains, tantôt le titre de Servie, tantôt celui de rois de Dalmatie. 3o
Basile II, tyran féroce et conquérant barbare, fait la conquête de la Bulgarie, la Bosnie, la Raseie et toute la Dalmatie. —Atrocité de sa part, dont l'histoire n'offre point d'exemples. —Venise s'étoit fondée. ■—Cette puissance étoit trop voisine de la Dalmatie et de I'Istrie, pour ne pas se préparer une place dans leur histoire. —La première fois que les Vénitiens figurent dans les annales de la Dalmatie, se rapporte au temps de Cres-cimir II, surnommé le Grand. —Basile, avant sa cruelle victoire, appela les Vénitiens à son secours. ;—-Ils mirent à prix le service qu'on réelamoit d'eux, en exigeant qu'on leur livrât en otage les places mêmes qu'ils se chargeoient de défendre. 3i
Efforts des Vénitiens pour s'assurer la souveraineté du golfe Adriatique, par la propriété d'une grande partie des côtes qui le forment et notament de la Dalmatie. 32 ( Voyez lettre V.. au mot Venise )«
La Dalmatie , prise et reprise , demeure partagée entre les Vénitiens et les rois de Hongrie. —Elle passe de ces derniers, sous la puissance de Hadic ou Stepcon, particulier ambitieux qui soulevé le peuple , chasse les Hongrois et seconde une puissance héréditaire , dont ses deux fils conservent la jouissance, enlevée à Mladin son petit fils. 34
Les Vénitiens achètent pour cent mille ducats Zara et son territoire, de Ladislas, se disant roi de Hongrie. 35
Cette acquisition d'un bien qu'ils savoient ne point appartenir à celui qui le leur vendoit est l'époque de leur
domination sur la Dalmatie, dont ils n'ont pu être dépos- mille ans, une reine superbe insulta le sénat romain, ~~
sédés depuis. —Un mot sur cette longue suite de rois, Réflexions philosophiques sur les différents peuples habi'
pour la plupart obscurs , appelés , tantôt rois de Servie , tants actuels de la Dalmatie. Go et 61 tantôt rois de DalmaTie, tantôt réunissant les deux titres.
— Ce mot a pour but de présenter avec plus de clarté les DEMETRIUS de Pharos est nommé par le sénat ro«
motifs qui attirèrent les Turcs dans ces climats , et firent main à la tutele de Pinée, roi d'Illyrie. Pendant que
tomber entre leurs mains la partie de la Dalmatie qu'ils Rome est aux prises avec les Gaulois , Démétrius levé de9
possèdent encore aujourd'hui. 36 troupes, pénètre dans les pays que les traités de pail
La Bosnie fut la porte par laquelle les Turcs s'introdui- avoient mis sous la puissance de Rome , en chasse les gar-
sirent dans la Dalmatie. —Thuerton les appelle à sou rusons, ravage les villes et les campagnes, et porte le fer
secours contre deux seigneurs qui s'étoient fait couronner et la flamme jusque sur les terres de la république. — Ro-
rois de Bosnie, dont ils tenoient la couronne d'Etienne me dissimule. —A peine délivrée des Gaulois, elle porte,
Misées le dernier roi, dont il étoit le bâtard. — Il paie toutes ses forces contre Démétrius. —Battu partout , il
aux Turcs un tribut annuel de vingt mille ducats, et cet se renferme dans Dimale, la plus forte place d'Illyrie, —»
appât les rend avides de conquêtes dans un pays où ils La place est prise, et Démétrius se sauve à Pharos sa pa-
n'avoient pas encore pénétré. ^7 trie.—Pharos, emportée d'assaut, est livrée au pillage
La veuve de Thomase , son successeur , appelle Maho- et rasée. —Démétrius a le bonheur d'échapper encore
met II pour venger la mort de son époux, assassiné par son et se sauve auprès de Philippe , roi de Macédoine. 8 frère et son fils. —Mahomet s'empare de toute la Bosnie
et la Dalmatie , et fait lui-même sauter d'un coup de sabre DIOCLÉTIEN', son premier nom fut Dioelès, —il
la tête du parricide. —Les Vénitiens transportent à Bagua- le liroit de Dioeléa , ou Doeléa, dans la Dalmatie , lieu de
luch sur la Cettina le siège de leur domination sur la son berceau. —Les écrivains d'accord sur l'obscurité de
Dalmatie. 38 sa naissance, varient sur la profession de' ses parents. —«
Le Dalmate, par-tout opprimé, troque à chaque instant II commença sa carrière par les armes. —'Une femme
l'infortune de son séjour, contre l'infortune d'un nouvel Gauloise lui prédit qu'il sera empereur, mais Lorsqu'il
asyle. —L'émigration d'une ville à l'autre devient fré- aura tué un Sanglier. Cette prédiction le rend le chasseur
quente. —Les transfuges se multiplient à tel point, Je plus déterminé. —C'est surtout aux Sangliers qu'il dé-
qu'ils commencent à faire une classe distincte dans la na- claie la guerre. 20
tion Dalmatienne, sous la dénomination d'Uscoques , du Son mérite l'élevé par degrés. Il commandoit la garde
mot S coco transfuges. % impériale intérieure, lorsque Numérien , fils de Carus ,
( Voyez lettre U, au mot Uscoques. ) parvint au trône. —Numérien est empoisonné secrè*
Les Turcs, inquiétés parles Uscoques, en possession de tentent par Arrius Aper, son beau-pere, préfet du pré-
C hissa , se rendent maîtres de cette place après un an de toire. —.Dioclétien est proclamé empereur. —Il monte
siège qui leur coûte cher. —Ils rentrent dans la Dalmatie, sur le tribunal de gazon qu'on lui avoit élevé selon l'usage,
se répandent dans le canton de Zara, s'emparent du ehà- et prend le soleil à témoin qu'il n'a point de part à ia mort;
teau de Nardin, menacent d'une invasion prochaine, non de Numérien. ■—Le nom tYAper, qui clans la langue la*
seulement toute la côte, mais encore la Croatie, et répan- line signifie un Sanglier, lui rappelle la prédiction à lui
dent de justes alarmes dans l'esprit de Ferdinand. 4° faite dans sa jeunesse. —Appercevant donc Aper , Je Jure i
Le malheureux état de choses qui désoloit I'Istrie et la dit-il, quevoilàlauteurducrime, et, descendant précipi-
Dalmatie, pendant les brigandages des Uscoques , dura tamment du tribunal, il lui plonge son épée dans le corps,
depuis l53o à-peu-près, jusqu'au traité de Madrid, en —Il est un des Césars sur lequel les opinions ont été le
1G18. 44 plus partagées. ai
Les Morlaques répandus dans la Dalmatie. /|> L'impartialité doit le juger tel qu'il fut. Tl est très dou-
( Voyez lettre M, au mot Morlaques. ) teux que les persécutions tant reprochées à Dioclétien
Les Tlayducks réclament pour leur compte une grande lui appartiennent plutôt qu'à son collègue à l'empire,
partie des vols commis dans les montagnes de la Morla- Maximilien - Hercule. —Son indifférence pour sa pa-
quie. —Leur nom est dans la Dalmatie une injure. /17 trie*'—Il la traite presque en ennemie, en la classant dans
( Voyez, lettre II , au mot 11 ayducks. ) le département de Galcrius-César, le plus méchant des
Les autres habitants de I'Istrie et de la Dalmatie, quoi- hommes. —Il ne se souvint de la Dalmatie que dans sa
que confondus avec les Morlaques, n'ont pas avec eux la vieillesse. 22
moindre analogie. —Les Dalmatiens, proprement dits, Il abdique l'empire et se retire à Saîones en Dalm \ 111.
sont Italiens et sur-tout Vénitiens dans toute l'acception du —11 y porte le goût des monuments qu'il avoit pendant
terme. —Italiens dans les villes et les bourgades de la son règne satisfait avec tant de faste. — 11 édifie ce palais
côte ; Morlaques dans quelques isles et dans les vallées; de Spalatro, dont les murs, debout après tant de sieeles,
Hayducks dans les montagnes et dans les déserts ; tels sont sont de nos jours une ceinture trop vaste pour la ville qu'ils
aujourd'hui les habitants d'un empire dont, il y a deux .renferment. -—Ce fut dans ce palais, le dernier de ses
44
ouvrages, qu'il se laissa mourir de faim à soixante huit ans, pour échapper aux poignards de ses successeurs dont il avoit lui-même élevé la fortune. 2 3
E.
ETIENNE. L'histoire n'indique ni son origine, ni comment il sut gagner l'affection de Charles, roi de Hongrie, qui, maître de la Bosnie et de la Dalmatie, lui donna la première de ces deux provinces, avec le titre de ban, que l'histoire ne définit pas non plus.—Les descendants de cet Etienne usurpent la souveraineté , prennent le titre de rois de Bosnie, dont ils sont dépouillés par les Turcs, appelés par la veuve d'Etienne Thomase pour venger le meurtre de son mari, que Mathias Corvin, roi de Hongrie, avoit fait assassiner par le frère et le fils même de Thomase. 37 et 38
F.
F.ÀUSTA , seconde femme de Constantin, devient jalouse de Crispus-César, fils de Constantin et de Minervine sa première femme, —Doué des grâces de la figure , des qualités du cœur , et des charmes de l'esprit, Crispus excite la haine de sa belle-mere, comme fils d'un premier lit, ou peut-être même en refusant d'écouter la passion criminelle qu'il lui avoit inspirée. —Mere de trois fils que l'aînesse de Crispus éloignoit du trône, l'inquiétude de l'ambition maternelle suffisoit pour enhardir au crime une femme telle que Fausta. —L'amour fut au moins le prétexte de la haine. —Phèdre nouvelle, Fausta court aux pieds de son époux accuser son beau-fils d'avoir voulu la corrompre, et demander vengeance de l'outrage fait à sa vertu et à la couche paternelle. —L'inconséquent empereur , sans examiner l'accusation , sans se défier des préventions d'une belle-mere, fait charger son fils de chaînes, et conduire à Pola. —Peu de temps après, il lui fait présenter le poison, que Crispus avale sans pâlir et sans murmurer. —Tandis que le peuple de Pola lui fait de magnifiques funérailles, les remords déchirent Constantin. — Hélène, sa mere, est furieuse de la mort de son petit-fils, qu'elle avoit toujours beaucoup aimé. il\ Elle porte des regards plus pénétrants et plus attentifs sur la conduite de sa belle-fille, devenue désormais l'objet de son irréconciliable haine. —Elle découvre aisément que tandis que l'impératrice affectoit une vertu si rigide contre un inceste prétendu, elle s'abandonnoit à la plus honteuse débauche et souilloit chaque jour le lit de l'empereur par de nouveaux adultères avec les plus vils esclaves. —Fausta sévit donc à son tour accusée par Hélène auprès de son époux qui, moins imprudent et plus scrupuleux envers la coupable qu'il ne l'avoit été pour l'innocent, voulut se convaincre avant de condamner. — Bientôt assuré de la vérité et moins furieux encore des affronts qu'il reeevoit, qu'épouvanté de l'attentat que lui avoit fait commettre sa confiance en* elle , il la fil plonger dails un bain d'eau bouillante, dont la vapeur l'eut bientôt étouffée. —Fille, femme et sœur d'empereurs, elle
TABLE GENER Y LE
fut encore mere de trois empereurs.
G.
GALERIUS César, associé par Dioclétien à l'empire. —Le plus méchant des hommes. —La Dalmatie classée dans son département par Dioclétien. a3
LTstrie et la Dalmatie ont cruellement à souffrir de ses exactions. —Détails de ses cruautés. —Une maladie épouvantable, fruit de ses débauches, termine ses jours par un supplice trop doux encore , si on le compare à ses crimes. a3 et 24
GALLIEN, à Rome, couché sur des fleurs, entouré d'histrions et de courtisanes , ne connoissant d'autre pompe impériale que les voluptés et les vices, se consolant par une épigramme de la perte de dix provinces, ne combattant les nombreux ennemis de l'empire que par des bons mots, voulut, mais trop tard, sortir de son inertie, et, prince sans vertus, n'opposa qu'une volonté sans énergie, et qu'une tète sans conceptions, aux Goths, qui tout-à-coup s'étoient débordés dans l'Italie, et qui principalement s'étoient emparés de l'illyrie et de toute la Dalmatie. ig
H.
HAYDUCKS, Ne doivent point être regardés comme une nation particulière. —Le mot Hayduck, qui signi-fioit originairement chef ou capitaine départi, et dont on se sert encore aujourd'hui dans la Transilvanie pour désigner un chef de famille, est une injure en Dalmatie, et le nom que l'on donne aux assassins et voleurs de grand chemin , et sous lequel on comprend en général tous les criminels et les transfuges. — Il est probable que parmi ces Hayducks, qui se sont mêlés avec les Morlaques , il se trouve un grand nombre de descendants des Uscoques. — La vie des Hayducks est plus misérable que celle des Morlaques. 47
Leur manière de vivre. — Leurs mœurs prouvent qu'il n'y a rien de commun (mire eux et les Morlaques. 1$ (Voyez letlre M au mot Morlaques, et lettre U au mot Uscoques. )
I.
I LLYRIE, royaume dont I'Istrie et la Dalmatie faisoient partie. 5
II est déclaré tributaire de la république romaine, et démembré. 7
Les isles de Corcyre , de Pharos, et dlssa , la ville de Dyrrachium, et le pays des Attintates-, passent au pouvoir «les Romains. S
Dans l'origine , l'illyrie n'étoit elle-même qu'une petite partie de la Dai.yi vtie.—Les rois d'Illyrie, prédécesseurs de Teuta, s'assujettirent la Dalmatie entière et la I .i burnie , et donnèrent au pays qu'ils avoient conquis le nom de la province qu'ils régissoie'nt avant la conquête. — La monarchie illyrienne, long-temps tributaire de la
république romaine, fui enfin détruite par Paul-Emile ou ses lieutenants. 26 Dioclétien réunit à l'illyrie un certain nombre de provinces, qui n'en avoient jamais fait partie, et la rangea au nombre des grands gouvernements , qu'il fit régir par des préfets du prétoire. —L'illyrie, ainsi organisée, comprit dix-sept provinces, dont la Dalmatie, qui n'éprouva d'autre changement que d'être appelée les Dalmaties , au lieu de la Dalmatie. 28
Nota Le surplus de l'histoire île l'ancien royaume d'Illyrie se confond avec celle de la Dalmatie. (Voyez lettre D au mot Dalmatie.)
INTRODUCTION, tenant lieu de préface à cet ouvrage. 1 et 2
ISIS. Les Romains trouvèrent son culte en honneur dans I'Istrie, lorsqu'ils en firent la conquête entre la première et la seconde guerre puniques. 4
ISTRIE (T) et la Dalmatie mêritoient une attention marquée de la part des amis des arts et du philosophe. —Les écrivains qui se sont occupés d'elles ne sont maintenant connus que M'un très petit nombre de personnes. — Motifs de cette indifférence. 3
Sa position géographique. — Elle se trouve saillante entre le golfe de Trieste et le golfe de Carnero. Dans les temps les plus rapprochés de nous , elle étoit divisée en deux parties : l'une vénitienne , à l'ouest ; l'autre autrichienne , à l'est. La première a été réunie à la seconde par le traité de Campo-Formio. —Division d'opinions des anciens géographes sur ses anciennes limites. 4
Ses anciennes destinées ne commencent à s'éclaircir dans l'histoire que vers l'an du monde 3776, et de la fondation de Rome 5)2 j . 5
Elle eut à souffrir cruellement sous le gouvernement de Galérius. ' 23
Après la mort de Galérius elle passe au pouvoir de Licinius, et n'en est pas plus heureuse. —'Constantin, après avoir vaincu Licinius, réunit dans sa main l'universelle puissance. 24
Ici se termine le peu d'événements relatifs à I'Istrie et la Dalmatie , qui précédèrent la translation de l'empire à Bysance par Constantin. Il règne moins d'ordre encore dans les historiens du bas-empire. —Il semble que plus les destinées de I'Istrie et de la Dalmatie se rapprochent de nous, plus la connoissance en devient incertaine, et que plus on descend les Ages, plus se multiplient les difficultés d'éclaircir leur histoire. a5
L.
LICINIUS, après la mort de Galérius, devient maître des provinces de I'Istrie et de la Dalmatie. —Ces provinces n'en sont pas moins vexées. —Les longs démêlés de Licinius avec Constantin, son rival, ne font que changer les calamités de ces climats. —Licinius, vaincu par Constantin, est contraint de se donner la mort. u\
M.
MAROBODUUS, chef de la nation des Marcomans, dont les talents, le génie et l'ambition sembloient promettre à Rome un rival redoutable. —Il décida sa nation à une émigration générale, s'enfonça dans la Bohème, s'en rendit maître , y fonda son nouvel empire, s'entoura d'une armée de quatre-vingt mille hommes, et se mit sur un pied assez respectable pour traiter avec les Romains d'égal à égal par ses ambassadeurs. —-Tibère se propose; de l'humilier assez pour que son ambition soit contenue. n
Quand tout se disposoit pour la perte de Maroboduus, Tibère est arrêté tout-à-coup dans sa marche contre lui par l'insurrection générale de la Pannonie et de la Dalmatie. — II se hâte de conclure un traité avec Maroboduus, qui, dans cette occasion, manqua de politique, puisqu'en secondant les efforts des Pannoniens et des Dalmates, il pouvoit mettre Tibère entre deux feux, et lui préparer une défaite presque inévitable. 1 a
Les Romains renversent la puissance de Maroboduus. — Les Dalmates n'ont d'autre part à cet événement que d'avoir sur leurs terres l'armée de Drusus , comme armée d'observation. 17
MORLAQUES. Espèce d'hommes sauvages répandus dans les contrées de I'Istrie et de la Dalmatie. —11 fut heureux qu'ils ne s'associassent point aux Uscoques. — Dans l'histoire des Uscoques on ne voit qu'un seul Morlaque , nommé Dannisich, qui ait uni son sort au leur ; encore son ressentiment personnel contre les lîagusains, auteurs de la mort de son pere, l'avoit-il déterminé à se joindre à des hommes qui désoloient alors Raguse. —Quoique plusieurs historiens aient pense que les Morlaqucs sont une émigration de l'Albanie, il est cependant permis , d'après d'autres autorités, d'en douter, de leur trouver, par leur dialecte, plus d'affinité avec les bulgares qu'avec les Albanois. — Il est impossible de se fixer sur leur véritable origine. —Quoiqu'une contrée de la Croatie porte spécialement le nom de Morlaquic, il ne; faut pas croire qu'elle soit l'unique séjour des Morlaques, répandus généralement dans toute la Dalmatie, et principalement dans les montagnes de la Dalmatie intérieure. /(5
Quoiqu'ils habitent la Dalmatie, leurs traits, leurs mœurs, et leur langage, en font une nation très distincte des naturels du pays. —Il existe entre les Dalmatiens italiens et les Morlaques une sorte de haine, un mépris réciproque, qui prouvent qu'ils ne sortent point d'une tige commune.—Les Morlaques ont entre eux différentes modifications dans leurs traits individuels, comme dans leur caractère national. —Ceux des plaines de Scign, de Kitin et des délicieuses vallées de Kotar, sont affables , hospitaliers, doux > humains, et dociles à la discipline législative. Ils sont robustes ; leur taille est peu élevée, ils ont les yeux bleus , les cheveux blonds , le nez écrasé la face
large , et généralement le teint plus blanc et plus animé que celui des autres Dalmatiens. —('.eux de Donaré et dcs-montagnes de Vergoras , au contraire, sont ardents , féroces, fiers, téméraires, et actifs ; leur taille est élancée, leurs membres sont nerveux, leurs cheveux et leurs yeux châtains et bruns : ils ont le visage long, le teint jaunâtre et bilieux , et le regard altier. Ils ont une passion violente pour la rapine. Ils s'adressent dans leurs brigandages aux Turcs plutôt qu'aux chrétiens. Ils sont fidèles dans leurs promesses, sensibles à la confiance qu'on leur marque, incapables de dépouiller le voyageur qui se met sous leur protection. —Ils préfèrent l'adresse à la force ouverte, lis ont une répugnance marquée à répandre le sang. 46 Le sang-froid de leurs réponses, et leur fermeté dans le mensonge, sont étonnants. — Exemples.—On seroit tenté de croire qu'ils ont sur la propriété des notions différentes des nôtres ; que l'action du vol participe en eux de ce désintéressement , qui leur fait regarder tout entre eux comme à-peu-près commun , et que leur finesse et leur imperturbable effronterie provient de leur longue fréquentation avec les Italiens , et de la mauvaise foi, dont ils ont été si souvent les victimes. l\n .On retrouve chez eux de profondes traces de la candeur des mœurs antiques, et cette innocente liberté, partage des peuples pasteurs. — Leur fraternité sur-tout remarquable. — Comment commencent leurs amours. — Quand une fille fait un choix, elle indique à son amant favorise: l'heure et le lieu où elle consent à se laisser enlever par lui. 4 8
Ces enlèvements toujours suivis du mariage. — Ils poussent à l'excès la vertu de l'hospitalité. —Détails à cet égard. —Ils semblent ne connoître l'économie que pour leurs vêtements. — Loyauté , fidélité dans leurs promesses et leurs engagements. <—Fidèles avec enthousiasme en amitié, ce sentiment si noble et si doux a chez eux quelque chose de religieux. —Comment le culte le consacre par des cérémonies particulières. 49 Ce que signifient les mots , —Poseslrime et Pobratimi. — Si les amitiés des Morlaques offrent un si grand caractère de constance et de dévouement, leurs inimitiés sont éternelles. —Jamais ils n'ont pardonné. —La famille sur laquelle un Morlaque s'est vengé ne perpétue point la haine en voulant à son tour venger celui dont la mort sembloit être due au ressentiment de celui qui l'a atteint. 5o De quelle manière le meurtrier se réconcilie dans quelques cantons avec la famille de celui qu'il a tué. .— Une partie des Morlaques suit le rite grec , l'autre le cidte romain. — Les prêtres de l'une et l'autre église entretiennent ce peuple simple dans son penchant à la superstition. —• On remarque parmi les Morlaques trois classes bien distinctes de magiciens. —Prétentions , charlatanisme et mensonges particuliers de chacune d'elles. — Les Morlaqucs ont encore la folie de croire qu'il existe des vampires. —Précautions extravagantes qu'ils prennent lorsqu'un homme soupçonné de vampirisme vient
à mourir. 5i
Manière de contracter les mariages, indépendamment de celle citée plus haut, où la fille permet à son amant de l'enlever. —Détails de quelques cérémonies bizarres des noces. 5a , 53, et 54
Les femmes morlaques , peu de temps après leur mariage, s'abandonnent à une mal-propreté sans exemple. — Leurs maris poussent le mépris pour elles à un point inconnu chez les autres nations. —A peine une Morlaque est-elle accouchée, elle se levé, prend son enfant, le lave dans la première fontaine qu'elle rencontre, le porte à la maison , et le lendemain recommence ses travaux. — On ne prend aucun soin de l'enfant : la mere lui donne à tetter tant qu'elle ne redevient point enceinte , et souvent jusqu'à un âge assez avancé. —Malgré l'état d'avilissement des femmes, on remarque encore une sorte de coquetterie dans leur parure. —Cette coquetterie, plus sensible dans les filles que dans les femmes. —Costumes et parures des unes et des autres. 55 et 56
Habillement des hommes. 56
Leurs maisons ou plutôt leurs chaumières ou huttes. —-Leurs aliments. —Leurs jeux ; leurs exercices. 5^
Ils ont peu de maladies et ne connaissent point de médecins. —Les fièvres et les inflammations, seules maladies aiguës auxquelles ils soient sujets. —Les rhumatismes, seules maladies chroniques connues d'eux. — Leurs médicaments et remèdes. —Cérémonies de leurs funérailles. 58 et 59
Le génie de la poésie ne leur est point étranger. — Ils ont nécessairement eu leurs bardes. —Point de fête chez eux sans un chanteur. —Leur poésie n'est pas sans énergie, et, sans avoir le sauvage éclat d'Ossian, elle en a quelquefois cette auguste simplicité dont le sentiment pénètre jusqu'à l'âme.. 5o,
Les Morlaques sont tels aujourd'hui que furent les Slaves. . Go
Ils se sont conservés vierges, au milieu de la grande confusion occasionnée par le mélange du sang des Romains mêmes avec le sang de cette foule de nations émigrantes qui ont concouru à les détruire. 61
Les Morlaques n'ont que des usages et des traditions. Ib.
N.
NUMÉRIEN, fils de Carus, parvient au trône impérial. — Il est empoisonné secrètement par Arrius-Aper, son beau-pere. Dioclétien , qui commandoit la garde impériale intérieure, lui succède. 11 prend le soleil à témoin qu'il n'a point de part à la mort de son prédécesseur , et plonge son épée dans le corps du meurtrier Aper. 1
O.
ODOACRE. Le royaume d'Italie commence. Odoacre en est le premier monarque. —Les empereurs d'orient lui envient la Dalmatie, alors livrée à toutes les horreurs de la guerre civile. 39
P.
PANNONIENS, secouent le joug des Romains, sous la conduite de Raton , pour ainsi dire le même jour que les Dalmates se soulèvent aussi contre Rome, ayant à leur tête un chef du même nom. ia
Cecina-Severus les force de lever le siège de Sirmich.
i3
Cecina-Severus et Plautius-Sylvanus, revenant de la Mésie, où ces généraux s'étoient rendus pour réprimer les mouvements des Daces et des Sarmates, marchoient sans précaution avec le corps de troupes qu'ils commun-doient : les Pannoniens les attendent dans un défilé, les surprennent, et les enveloppent. ■—La victoire ne se décide pour aucun des deux partis ; mais ce combat peut être considéré comme un des plus sanglants de cette guerre.—-Fidèle à son plan de se tenir sur la défensive, daffoiblir ses ennemis par des pertes de détail , et de les réduire enfin en leur ôtant tout espoir de subsistance, Tibère, sans en venir à une affaire décisive, parvint, dans la troisième campagne, à soumettre les Pannoniens , qui, les premiers , se lassèrent de celte guerre. il[
PINEE régnoit, sous la tutele de Teuta sa mere, sur l'étendue de pays aujourd'hui connu sous le nom des cotes de I'Istrie et de la Dalmatie, et qui, s'enfonçant dans les terres jusqu'à la Mésie et la Macédoine, formoit ce qu'on appeloit l'illyrie. 5
Les Romains exigent que Teuta renonce à la régence de son fils, et la confient à Démétrius de Pharos, dont ils ont bientôt à se plaindre. —Ils tirent vengeance de Démétrius, laissent le trône à Pinée, et rétablissent les choses sur le pied où elles étoient lors du traité avec Teuta.—Pinée manque aussi de reconnoissance envers les Romains , et ne leur envoie point de secours pendant la seconde guerre punique, à l'exemple de leurs alliés. 8
Les Romains, quoiqu'ils eussent Annibal à leurs portes, envoient commander à Pinée d'acquitter sans délai le tribut qu'il leur devoit, et Pinée obéit sur-le-champ. o,
R.
RADIC, simple particulier, que d'autres nommenl Stepcon. —Tourmenté depuis long-temps par une sourde ambition, il profite du mécontentement général excité par l'insolence et la dureté des neveux de Bela , qu'il avoit envoyés successivement en Dalmatie sous les noms de Bans d'Esclavonie. —Il excite à la révolte le peuple, qui lui défère les rênes de l'état.—Ayant employé ses richesses à se procurer secrètement des armes, des magasins , des munitions, et des créatures capables de commander en sous-ordre, il arme en peu de temps tout le peuple, forme des bataillons , distribue les postes , assigne les plans d'attaque aux différents corps, presse, enveloppe , frappe de toutes parts les Hongrois, au moment où ils s'y attendent le moins, et les oblige à lui céder le terrain. —Il s'empare d'abord de tout ce qu'ils pos-
sèdent au midi de la Save, et bientôt après leur enlevé la Croatie , la Dalmatie jusqu'à la rivière de Narenta , le pays de Chelen , et la Bosnie. —Il se forme une puis* sance, qu'il déclare héréditaire dans sa famille.—Paul et Grégoire, ses deux fils, en jouissent sans obstacle ; mais Mladin, son petit-fils, et fils de Paul, ne peut la conserver. 34
S.
SPON et WelLer, l'abbé Tords et Norris, sont à-peti-près les seuls écrivains qui soient entrés dans quelques détails sur I'Istrie et la Dalmatie. 3
T.
TEUTA, mere et tutrice de Pinée, gouvernoit, sous le nom de son fils, retendue de pays connu aujourd'hui sous le nom des côtes de IMstiuk et de la Dalmatie, et qui formoit ce qu'on appeloit VlUjrie. 5
Les peuples gouvernés par elle exereoient le métier de pirates. —Sur les plaintes que des marchands romains avoient fait retentir contre eux dans le sénat , le gouvernement de Rome se prétendant insulté par une expéj dition de Teuta contre la petite isle d'Issa, qu'il prenoit sous sa protection, des ambassadeurs sont envoyés vers Teuta pour lui demander satisfaction. —Teuta répond aux plaintes des ambassadeurs avec un mépris plus insultant que les refus. —> Lucius-Ceruncanius , envoyé de Rome, relevé sa réponse avec hauteur. —Teuta dissimule , congédie les ambassadeurs avec une feinte modération, et les fait massacrer hors de son palais. —Le sénat se dispose à tirer une vengeance éclatante de ce grand outrage.—La guerre est déclarée aux Illyriens avec une solennité jusqu'alors sans exemple. -—On fait marcher contre eux une armée de terre et une armée navale. G
Les deux consuls se partagent le commandement de ces forces. —Engagée dans une guerre contre les Grecs, Teuta cherche à fléchir le courroux des Romains. — Sur ces entrefaites, un avantage considérable des lllyriens sur les Grecs réveille les espérances et la vanité de Teuta, qui, sans prétexte plausible, rompt les conférences, et rappelle ses ministres. —Rome ne songe plus qu'à réduire cette reine perfide. — La première campagne est heureuse pour les Romains.—L'hiver en suspend les opérations. — Inquiète des suites de sa conduite imprudente, Teuta fait demander grâce aux Romains par ses ambassadeurs, et finit par inviter le sénat à fixer lui-même les conditions de la paix. —Le royaume d'Illyrie est déclaré tributaire de la république romaine , et démembré. 7
Le sénat de Rome consent à replacer le jeune Pinée sur le trône ; mais il exige que Tenta renonce à la régence, ^
TIBERE, envoyé par Auguste dans la Dalmatie pour réprimer des mouvements occasionnés par l'excès de»
45
impôts, la barbarie de leur perception, et les vexations des gouverneurs. — En 7^7, huit ans avant la mort d'Auguste , voulant abaisser la puissance nouvelle de Maroboduus, Tibère fait faire des levées nombreuses dans la Dalmatie. i i
Une insurrection générale éclate dans la Pannonie et dans la Dalmatie. —Bientôt les révoltés sont en armes, au nombre de deux cents mille hommes d'infanterie, et de huit mille de cavalerie. —Tout ce qui se trouve de citoyens , de négociants et de voyageurs romains dans ces contrées est massacré. —Toutes les garnisons sont surprises, égorgées, taillées en pièce, ou réduites en esclavage. — Cette nouvelle ralentit la marche de Tibère.—Il se hâte de conclure un traité avec Maroboduus. 11 Il marche contre les Dalmates avec quinze légions, auxquelles est joint un nombre égal de troupes auxiliaires. ■—Il prend le commandement général. —Il suit, un système d'observation , de lenteur et d'indécision, dont il ne se départit jamais toutes les fois qu'il dirigea une guerre en chef. i3 Il se contentoit d'enlever aux ennemis des postes, de leur surprendre des convois, et de ravager leurs terres. — Fidèle à son plan , il parvint, dans le cours de trois campagnes, à soumettre les Pannoniens , sans en venir avec eux à une affaire décisive. —Il partage son armée en trois corps. i4 Il entre dans la Dalmatie par trois points, et réduit les Dalmates, dans l'excès de leur désespoir, à se renfermer dans deux de leurs places les plus importantes, résolus de s'ensevelir sous leurs ruines. i5 Il descend à traiter avec Bâton le Dalmate , un des auteurs de la révolte. —Cette expédition terminée , quelques troubles le conduisant en Dalmatie , son voyage est interrompu par la mort d'Auguste, qui le rappeloit à Rome, et l'élevoit à l'empire. 16
U.
USCOQUES, peuple de brigands qui se formant tout-à-coup, ne descendant d'aucune nation, n'étant autre chose qu'un rassemblement de pirates et de malfaiteurs, fut néanmoins pendant seize lustres le plus redoutable et le plus implacable ennemi des Vénitiens. — Il réunit sur sa tête tous les genres d'oppression , d'infortunes , de calamités, et de supplices que la vindicte vénitienne et la barbarie mahométane purent inventer ; et, plutôt détruit que vaincu , plutôt massacré que soumis , disparut de la terre aussi rapidement qu'il s'y étoit montré. 37
Les Uscoques , transfuges d'une ville à l'autre , tirent leur dénomination du mot Scoco, dont la véritable signification est transfuge. —La composition spontanée de cette classe de transfuges, accident moral, maladie nationale, qui s'attachoit au corps politique de la Dalmatie. 3o,
On les considéra pendant long-temps comme des martyrs qui fuyoient les inahomélans armés contre le catho-
licisme. — Ils sentent le besoin d'une place pour mettre à couvert eux et leur butin. —Clissa leur paroît la plus convenable à leurs projets par l'importance de sa situation. — Crusich leur en ouvre les portes , croyant accroître sa puissance et se ménager une part dans le pillage. —Les Uscoques, en possession de Clissa, font avec une audace plus marquée des excursions plus fréquentes , plus hardies , mieux combinées , et toujours heureuses. —Les Turcs font le siège de Clissa, qui leur conte cher et dure plus d'un an. — La résistance des Uscoques ne fait qu'en retarder la chute. ~— Leurs pertes diminuent leur nombre, sans abattre leur audace. — Ceux qui survivent, au siège de Clissa ne se dispersent point : —ils transportent à Segna leur ardeur guerrière cl leurs espérances futures. 4° Les Turcs ne dissimulent point leurs prétentions sur Segna.—L'empereur Ferdinand en dépouille la famille des Frangipani , à laquelle cette ville appartenoit, la réunit à sa couronne impériale , l'assigne spécialement aux Uscoques, et joint une solde considérable à cette première marque de sa protection. — Toutes les puissances , que cette espèce de forbans commençoient à ne pas ménager plus que les Turcs, s'en alarment. —Ferdinand se fait une foule d'ennemis, couverts ou déclarés, en maintenant ceux que la justice et l'humanité le con-vioient à regarder comme les ennemis du genre humain.
— Le nombre des Uscoques ne s'éleva jamais au-dessus de deux mille. —Ils étoient à peine six cents au moment où Ferdinand faisoit en leur faveur tant de dispositions. —On remarquoit en eux trois classes distinctes : les casalins, nés dans la ville de pères y possédant un domicile , une propriété ; les stipendiâmes, ceux en état de porter les armes, qui recevoient une solde ; et les aventuriers ou vagabonds, gens sans aveu ou sans ressources , ou criminels échappés aux lois. Les chefs des Uscoques les recrutoient, en armoient des barques , dans lesquelles ils en mettoient une trentaine, attaquoient les vaisseaux , les pilloient, les brûloient souvent, et se sau-voient à la faveur des nombreuses isles, la plupart inhabitées , répandues le long des côtes de la Dalmatie. 4 r
Leurs premières courses n'avoient pour objet que les Turcs et les Juifs, dont le bénéfice intéressoit la nation musulmane. —Ils sentoient la nécessité de se conserver l'amitié des habitants de la Dalmatie et des isles.'—Ils leur payoient exactement ce qu'ils leur prenoient.—Les Vénitiens , sans égard pour cette conduite , pendoient sans quartier les Uscoques toutes les fois qu'il leur en tomboit dans les mains.—Cette injustice détermine enfin les Uscoques à rendre aux Vénitiens barbarie pour barbarie. — Les Turcs s'habituent, à la longue, à prendre des précautions contre leurs surprises. — En conséquence de leurs mesures, les courses des Uscoques deviennent plus périlleuses et moins lucratives. —Ils se contentent d'abord de ravager les isles, et d'en enlever les troupeaux.
— Ils tournent ensuite leurs vues du côté de la mer. —■ Ils attaquent les vaisseaux de commerce.—L'alarme se
s
répand parmi les commerçants de Venise, de Naples, de la Romagne, et de la Marche d'Aucune. Le sénat de Saint-Marc , la cour de Rome, les cabinets de Sicile et d'Espagne, retentissent de plaintes; ils font armer des vaisseaux de guerre pour escorter les vaisseaux marchands.
4a
Les Turcs feignent de croire que Venise protège les Uscoques, et la menacent d'une rupture.—Toutes les cours d'Italie s'entremettent auprès de l'empereur poulie déterminer à retirer sa protection aux Uscoques. Des promesses vagues , des réponses astucieuses, des satisfactions apparentes et sans effet, sont tout ce qu'elles peuvent tirer de Ferdinand. — Les Vénitiens usent d'une excessive barbarie contre les Uscoques qui tombent entre leurs mains, pour imposer silence aux Turcs.— Les Uscoques , indignés de la cruauté vénitienne , et sûrs de l'impunité, d'après le système de l'empereur, renchérissent sur les atrocités de leurs ennemis, et se livrent envers eux à des excès dont le récit fait hor-
/,3
reur.
Les Vénitiens les aigrissent : l'église romaine préfère de les persécuter, au devoir de les éclairer ; la maison d'Autriche en fait les instruments de sa politique ; les grands partagent avec eux ; et quand le philosophe examine leur histoire, il ne voit pas que les Uscoques soient les seuls criminels. —Leur portrait. —Les armes dont ils se servoient. — Leur manière lâche de combattre.— Ils abhorroient les Turcs et les Vénitiens, et jamais ils ne se sont présentés en face pour repousser leurs troupes. 44
Par suite du traité conclu à Madrid en 1G18 entre l'empereur Matthias , le roi d'Espagne Philippe lit, et la république de Venise, les Uscoques sont contraints d'évacuer Segna ; les barques dont ils se servoient pour leurs courses sont brûlées ; on assigne différents lieux de résidence à chaque famille en les dispersant: on atténue leurs forces; les brigandages cessent; la tranquillité reparoît. 4$
V.
VENISE étoit fondée. —Soixante-douze isles cmfer-mées dans des lagunes dépendantes des Padouans avoient offert une retraite à quelques malheureux échappés aux fureurs d'Attila. —Dabord chaque isle forma une petite tribu particulière , gouvernée par un tribun , sous la protection des Padouans. —En 709, les tribuns des douze isles principales s'assemblèrent, et résolurent de former un tout de soixante-dix parties, et de s'ériger en république sous le gouvernement d'un doge. —La démocratie céda à l'autorité du doge, qui gouverna souverainement jusqu'en 1177, que le gouvernement démocratique reprit l'empire, qu'il garda jusqu'en ia8o. — Alors le doge , Pierre Gradenigo, fonda le gouvernement aristocratique, qui a duré jusqu'en 1797. — Cette puissance, sortie, pour ainsi dire, du sein des mers, étoit trop voisine de I'Istrie et de la Dalmatie pour ne
pas se préparer une place dans leur histoire. — Les Vénitiens mirent à prix le service qu'Honorius réclama d'eu \ , en exigeant qu'on leur livrât en otages les places de ces contrées , qu'ils se chargèrent de défendre. 31
Ces places , occupées par les Vénitiens, jouirent, pendant un certain nombre d'années, de la paix.—Carlo-man, neveu de Ladislas, roi de Hongrie, ayant fait valoir des droits qu'il prétendoit avoir par sa mere sur la Croatie et la Dalmatie , y entra à main armée, chassa les Grecs de toutes les garnisons, s'empara des places fortes, se fit couronner roi de ces deux royaumes. —> Carloman n'avoit point de marine à opposer aux Normands qui désoloient ses cotes.—Les Vénitiens étoient déjà consommés dans la science maritime. —Loin de leur retirer les places qu'ils tenoient en otage des empereurs grecs, Carloman , heureux de s'allier avec eux, les confirma dans leur jouissance précaire , et leur ouvrit les portes de toutes les places maritimes, où ils n'avoient point encore pénétré.—L'esprit de révolte fermenta dans toutes les villes où les Vénitiens purent avoir accès. —» Spalatro et Zara donnèrent l'exemple , et se jetèrent dans leurs bras. —Carloman accourut avec des forces nombreuses , tira des révoltés une vengeance éclatante, recouvra Zara, Spalatro, et les autres villes qui s'étoient données aux Vénitiens , et expulsa ces perfides alliés.
— Les Vénitiens commençoient à sentir de quelle importance étoit à leur commerce la souveraineté du golfe Adriatique, et, pour la consolider, de posséder, au moins en grande partie , les deux côtes qui le forment. —N'ayant plus rien à espérer de Carloman , ils firent revivre auprès d'Alexis-Comnene, empereur d'orient, les droits que ses prédécesseurs avoient eus sur la Croatie et la Dalmatie.
— Ils réveillèrent ses prétentions, et firent briller l'or à ses yeux. —Alexis trouva très commode de vendre cher des possessions qui n'étoient plus en son pouvoir , et qu'il n'avoit ni les moyens ni la volonté peut-être de revendiquer. 3a
Le doge Vital * Falieri, qui gouvernoit alors la république de Venise, reçut l'investiture des provinces de Croatie et de Dalmatie des mains d'Alexis-Comnene. Il joignit à ses titres celui de duc de ces deux provinces.
— Un doge de là même famille, Ordelafe - Falieri, entama , pour s'en mettre en possession , une des plus longues guerres que les Vénitiens aient eu à soutenir, et celle qui leur coûta le plus de sang et d'argent. Ses premiers exploits furent brillants; mais il fut atteint d'un coup de lance dans un combat qu'il livra près de Zara, et mourut de sa blessure en peu de temps. —Après sa mort, la guerre devint plus opiniâtre, et plus inconstante dans les succès. —Un certain Néeman, roi d'une autre partie de la Dalmatie, prétendit que les Hongrois n'avoient aucun droit sur les parties qu'ils se disputoient.
— Il vint combattre l'une et l'autre puissance. -—Béla, frère d'Etienne, roi de Hongrie, avoit épousé la fille de l'empereur Manuel, et s'étoit mis eu tète d'obtenir la Dalmatie pour apanage. —Manuel, pour soutenir son
180
TABLE GENERALE DES MATIERES.
gendre, entre lui-même en Dalmatie à la tète d'une armée , attaque indifféremment et les Vénitiens, et les Hongrois, et les troupes de Néeman ou de ses successeurs , ravit aux uns comme aux autres Scardone , Sebenico, Salonnes, Spalatro, Trau, et cinquante antres places. —La même ville se voyoit prise et reprise tour-à-tour par différens vainqueurs , et dans quelques mois changeoit cinq à six fois de maître et de régime. — Les choses durèrent ainsi jusqu'à la mort de Manuel. — Son gendre étant peu après monté sur le trône de Hongrie , la guerre se ralentit un peu.—Les Grecs retournèrent à Constanlinople ; le roi de Dalmatie retira ses troupes, et les Vénitiens n'eurent plus affaire qu'aux Hongrois. — Les papes s'entre-mêlerent pour accommoder les Vénitiens avec Béla. 33
La lassitude lit plus que les négociations. —Chacun de son côté conserva ce qu'il avoit usurpé. — Les doges de Venise continuèrent à s'arroger le titre de duc de la Dalmatie, cl les enfants de Béla joignirent à ce même litre celui de duc d'Esclavonie. —Telle fut la situation polit iquè de la D a lm atie depuis 1131 jusqu'en 1251. 34
Les Vénitiens, qui ne renonçoient point à l'espoir de s'approprier une partie de la Dalmatie, harcelèrent
Mladin, petit-fils de Stepcon qui, en ayant chassé les enfants de Béla, s'étoit fondé une puissance héréditaire dans sa famille. —Charles ouCharobert, roi de Hongrie, dont Mladin va demander l'assistance, viole à son égard le droit des gens et l'hospitalité , le fait charger de chaînes, et s'empare de ses étals. —Louis, fils de Charles, ne veut souffrir aucun partage. — Il fait, en i38i , une guerre si vigoureuse aux Vénitiens , qu'il force leurs doges à signer un traité par lequel ils s'obligeoient non seulement à évacuer le peu de places qu'ils possédoient alors sur la côte , mais encore à renoncer pour jamais aux titres de dues de la Dalmatie et de la Croatie. —Les Vénitiens achètent de Ladislas, se prétendant roi de Hongrie, la ville et le territoire de Zara pour la somme de cent mille ducats. 35
C'est à cette seule époque que les Vénitiens peuvent rapporter leur domination en Dalmatie, dont ils n'ont pu être dépossédés depuis. 36
Les Vénitiens ayant, après un siège de quelques années, détruit Jaieza , ville capitale de la Bosnie, se transportèrent à Bagnaluch sur la Cettina , et firent de cette ville le siège de leur domination sur la Dalmatie. 38
FIN DE LA TABLE DE LA PREMIERE PARTIE.
f
TABLE GÉNÉRALE DES MATIERES.
SECONDE PARTIE.
VOYAGE PITTORESQUE.
Nota. Une société d'amateurs des beaux-arts, des magnifiques tableaux de la nature, et des débris de l'antiquité, conçoit le projet de faire dessiner des sites piquants que présentent les environs de Trieste. Ces dessins dévoient même être gravés à Vienne par les ordres de l'empereur Joseph II. Cette société jette, en 1782, pour l'exécution de son projet, les yeux sur le citoyen Cassas , peintre et arcliitecte, alors à Rome.
A.
AEc ida , l'une des plus considérables villes de I'Istrie. ( Voyez Capo d'Istria. )
AENONA ou AEnonum, ville peu distante de Zara. ( Voyez Nona. )
ALGIDE, ville de la plus haute antiquité. ( Voyez Capo d'Istria. )
ASSERIA, aujourd'hui Podgrage —C'est une des villes du comté de Zara, qui inspire tout à la fois des regrets et une forte curiosité. La ceinture de cette ville, citée par Pline et par Ptolomée, est encore entière et en partie debout. Page 92
A juger par la magnificence de ses murailles, Asseria doit être un riche dépôt d'antiques en tous genres et peut-être ne faudroit-il que fouiller à peu de profondeur pour offrir une vaste moisson aux archéologues. — Description de ses murs. —Une église solitaire est au milieu de toutes ces ruines. —Cette église a été bâtie de fragments d'architecture antique; on y remarque des morceaux de corniche d'un excellent style. Le faste que l'on remarque encore sur les murailles d'Asseria est un indice du luxe et de la puissance de ses anciens habitants. 93
B.
BLANDONA, jadis une cité considérable. ( Voyez Zara-Vecchia. )
BUA (Isle de), voisine de l'isle de Trau, dans la Dalmatie. —Les maisons dont sa côte est garnie forment le fauxbourg de la ville de Trau. —L'isle de Bua, sous le bas empire, portoit le nom de Boas. — Elle fournit ce baume précieux connu des naturalistes sous le nom d'asphalte. Page 116
( Voyez Trau. )
BUCENTAURE ou cérémonie des noces du doge de Venise avec la mer. 63
C.
CAPO D'ISTRIA, ville connue dans la plus haute antiquité sous le nom d'Algide. ■—'Détails historiques sur celte ville. 71
Le nom de Capo d'Istria indique d'une manière très précise la situation de cette ville, encore à la place où fut AEgida. — Cette ville, une des plus considérables de la partie de I'Istrie ci-devant vénitienne, repose sur unp isle jointe à la terre ferme par une chaussée d'un demi-mille de long.— On y compte, malgré son peu d'étendue, quarante églises ou chapelles, non compris la cathédrale, et trente couvents. —Ses salines et ses vins forment la partie la plus considérable de son commerce. — L'air qu'on respire, sans être très sain, est moins dangereux que celui des autres villes maritimes de I'Istrie. 72
CASSAS. Une société d'amateurs jette, en 1782, les Veux sur cet artiste français, alors à Rome, pour faire de quelques uns des sites piquants que présentent les
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environs de Trieste des dessins qui dévoient être gravés à Vienne par les ordres de l'empereur Joseph II. Le
10 mai de la même année il part de Home pour se rendre à Trieste. —Le i5 il arrive à Aneône.—Le 16 il s'embarque à Pezaro. —Un vent favorable le fait toucher à Venise le lendemain 17. —Contraint de rester à Venise pour faire les préparatifs de son voyage, il i.st témoin de la cérémonie du bucentaure. 63
De simples vues de paysage lui paraissant d'une bien foible importance en comparaison des fruits qu'il peut retirer de son voyage, il forme le plan d'un ouvrage. —
11 s'embarque à la Plazctta dans une petite falouqne, le 17 mai 1782. Le lendemain, à la pointe du jour, il reconnoît les cotes d'LsTiur. —Le soir il entre dans le port de Trevigno, ou Rovigno. 64
line s'arrête «pie quelques heures, et se rembarque pour gagner Pola en longeant les cotes d'Jsnur. 65
Ce ne fut point dans ce premier séjour à Pola qn il dessina les vues de ces divers monuments; ses compagnons le pressèrent de partir. —Ils se rembarquèrent, retournèrent sur leurs pas , repassèrent devant Rovigno. — Long-temps ils furent contrariés par le vent que l'on appelle dans la Méditerranée le sirocco. —Lorsque ce vent vint à cesser ils se trouvèrent en plein calme en face de la petite ville de Pirano. —Le vent s'étant élevé , Les voyageurs continuèrent leur route, vinrent débarquer à Capo d'Istria , mais n'y passèrent que quelques heures. 71
Leur impatience d'arriver à Trieste ne leur permit pas de faire un long séjour à Capo d'Istria. —Quoique la traversée de l'une à l'autre de ces deux villes soit peu considérable , le calme ou la bonace , comme disent les marins de ces parages, les retint long-temps. —Ils ne purent entrer dans le port de Trieste que le premier juillet à deux heures du matin, et ne débarquèrent qu'à sept heures, lorsque le bureau de santé fut ouvert et que leurs papiers eurent été visités. 72
Les compagnons du citoyen Cassas le quittent pour retourner à Venise. —Le citoyen Cassas, convaincu de l'utilité dont il pouvoit être pour les arts en visitant la Dalmatif. , forme une société nouvelle. —Après trois jours de repos à terre il se rembarque. 73
Il prend une seconde fois sa direction vers Pola. 77
A six heures du soir il se retrouve à Pola, après avoir parcouru en moins de dix-sept heures les quatre-vingts milles d'Italie que l'on compte entre cette ville et Trieste. — Le lendemain à quatre heures du matin il se rembarque avec ses compagnons. —Ils sont assaillis dans le golfe de Carnero par un de ces orages furieux, dont la fréquence a rendu cette mer si redoutable aux marins de la cote, qu'il n'est point de contes absurdes qu'ils ne fassent sur les causes de ces ouragans. 78
Après avoir côtoyé long-temps les côtes des isles d'Ossuero de Cherso , ils entrent dans un petit golfe dépendant de la dernière de ces isles, et mouillent dans l'anse de Fortina. Ils y passent une partie du lendemain; et le
vent s'étant adouci ils ont enfin le bonheur)-de sortir de ce canal où ils avoient tant souffert depuis leur entrée dans le golfe de Carnero , et ils débarquent à six heures du soir à Fiume. 79 Deux des compagnons du citoyen Cassas, incommodés par la mer, sont obligés de le quitter et de prendre la route de terre pour retourner à Trieste.—Il s'assure d'une barque armée de trois vigoureux nageurs , et part le 1 1 juillet de Fiume avec son fidèle compagnon. — Ils viennent en cinq heures dîner à un couvent de l'isle de Veglia ou Veggia. — Us eu repartent après avoir laissé passer la chaleur du jour. — Isles qu'ils laissent à gauche et à droite de leur passage.—Description de ces isles. — On y retrouve en abondance les marbres que contiennent les hautes montagnes d'Italie.
80
Qualités de ces marbres.—Dissertations de Fortis à leur égard. .81
Voyageant de nuit, la crainte des]bandits les force de s'arrêter. Ils se glissent dans une petite anse formée par des rochers.—Précautions que leur suggère la crainte d'y être découverts. —Danger imminent qu'ils y courent. Ils attendent le retour du jour pour reprendre leur navigation. * 82
Dès que le jour paroît ils s'empressent de s'éloigner du rocher qui leur avoit pensé devenir funeste. — Us longent toute la journée des côtes agrestes, abandon-
nées, et sauvages. —Ils arrivent enfin à Zara.
83
Le citoyen Cassas, dans l'impossibilité de prolonger son voyage au-delà du terme qu'il s'étoit prescrit lui-même, ne donne qu'un coup-d'ceil à Nona aussi-bien qu'à Zara-Vecchia. 90
Après avoir jeté ce coup-d'œil rapide sur les environs et le pays de Zara, le citoyen Cassas se rembarque avec son compagnon de voyage, et ils continuent leur route vers Spalatro. — Il navigua toujours à travers les isles dont toute cette côte est couverte, depuis Fiume jusqu'au golfe de Narenta. — Mais à son retour de Spalatro, n'ayant plus aucun objet capable d'intéresser sa curiosité, il prit en dehors des isles.—Cette navigation intérieure pleine de charmes par la variété des aspects, et souvent par la singularité des paysages. 94
Description de ce site qui rappelle toutes les fables des bosquets de Tempe. — Le premier endroit où nos voyageurs relâchèrent fut Sebenico. 95
Us se rembarquent, remontent le lac qui sépare le lac de Sebenico du lac de Scardona. —Us arrivent en peu de temps à cette dernière ville. toi
Le citoyen Cassas redescend la Kerka , et donne un coup-d'œil sur la vallée et le bourg de Flosella. 108
Il se rembarque à Sebenico pour chercher Spalatro. — Il laisse sur sa droite, en sortant du canal, plusieurs petites isles cultivées. —Description et productions de ces isles. — Réflexions et conjectures historiques. 1 ia
à 114
Il laisse sur la droite l'isle de Zuri, se dirige à l'est
pour chercher le grand canal de Braza sur lequel est situé Spalatro. —Il passe entre les deux petites isles de Sau-Marco et de Pianca, laisse au sud l'isle de Zivana, et vient longer la pointe occidentale de Trau, ayant au sud-est l'isle de Sol ta. 114
Après avoir examiné rapidement les isles de Trau et de Bua, il vient doubler la pointe la plus orientale de cette dernière ; et son pilote ayant mis le cap au nord, il est bientôt en vue de Spalatro. —Baie à laquelle elle a donné son nom. —Description de cette baie, de ses environs , et de la vue imposante de son entrée , où l'on découvre Spalatro. ji8, 119 et lao
Peu d'heures avant d'arriver à Spalatro, le citoyen Cassas avoit rencontré quatre superbes galères vénitiennes qui dévoient rester en croisière pour protéger le commerce contre les pirates. — Ces galères relâchent à Spalatro presque à l'instant de son arrivée. — Il prend un logement dans une auberge située entre les colonnes du grand vestibule du palais de Dioclétien. — Il consacre au repos s^i première soirée. — Le lendemain il fait remettre ses lettres de recommandation.—Il ne s'occupe plus ensuite qu'à visiter les ruines du palais de Dioclétien. . 126
Il emploie le temps nécessaire à examiner, admirer, et dessiner les magnifiques vestiges qu'il a sous les yeux. — Il visite les restes de Salone , où Dioclétien commença de voir le jour ; la forteresse de Clissa, jadis Andetrium; enfin l'admirable chute du fleuve Cettina, anciennement nommé Titurus'. *43
Il dirigé ses pas vers la grande cascade de la Cettina, fameuse dans ces contrées , et qui mériteroit de l'être par-tout ailleurs. i5o
Il revient à Spalatro. i52
Il s'embarque le it\ juillet pour revenir à Trieste. .—Il y arrive le 10 août 1788. — 11 avoit parcouru dans son premier voyage tous les bâtiments qui décorent l'intérieur de cette ville. — Il ne lui restoit plus qu'à en examiner les environs, où quelques sites extraordinaires, tels que ceux du château de Luegg, de la chute de la Ruecca, du château de Novoscoglio, de San-Canciano, appeloient son attention et ses crayons. —Il se met en marche pour visiter le château de Luegg. 153
Si, comme dessinateur, il trouva quelques charmes au château de Luegg, comme homme et comme philanthrope il s'en éloigna sans regret. —Il revint à Resi-derta ; et là , au lieu de reprendre le chemin de Trieste, il suivit celui de Senosequia, où il prit des guides pour gagner les bords de la Ruecca. 155
Ce fut le terme de son voyage : il partit de Trieste à la fin d'août pour revenir à Venise , et de là à Rome , où il séjourna quelque temps pour revoir et mettre en ordre les dessins qu'il avoit apportés de son voyage.
que dans aucun autre pays on ne poussa plus loin l'art.
11G
i57
CASTELLl, belle plage, vantée par tous les auteurs qui ont traité de l'illyrie , et qui s'étend depuis Trau jusqu'aux ruines de l'ancienne Salone.— On peut dire
de cultiver la vigne et l'olivier
CHEBSO. Isle appartenant ci-devant aux Vénitiens.
— Elle donne son nom à sa ville capitale.-—Cette isle est remarquable par la petitesse de ses chevaux, qui n'en sont pas moins vifs et moins vigoureux , et qui joignent la grâce à la délicatesse des formes. C'est une des plus grandes isles de cet Archipel, qui couvre les côtes de la £>ALMAT1E jusqu'à Raguse. — Son étendue, son climat.
— Productions de son sol. — Lac d'environ sept milles de tour. —'Poissons qu'il renferme. 79
CiTTA-NUOVA. — Petite ville de la partie de I'Istrie vénitienne, peu considérable, extrêmement saine, et peu peuplée. C'est un évêché suffragant d'Aquilée. 77
CLISSA. —Forteresse de l'extrême frontière de l'état vénitien. Sa distance de Salone est égale à celle de Salone à Spalatro. Noms que lui donnent les anciens auteurs latins. <—■ Détails topographiques et historiques sur cette forteresse. i/jo,eli5o
COLENTUM. —Ville dont parle Pline, située non loin de la vallée de Slosella. —On nomme aujourd'hui isle de Morter, l'isle sur laquelle on suppose que cette ville étoit bâtie. —Les vestiges qui en restent sont de peu d'importance 109
Quelques fragments de murs, de corniches d'un bon style, de vases antiques, de pierres sculptées, mais aujourd'hui extrêmement frustes, voilà seulement ce qu'on y rencontre. —* Quelques médailles, quelques inscriptions y ont été trouvées ; mais les curieux s'en sont emparés. —Réflexions sur l'utilité pour la géographie et l'histoire des fouilles qu'on pourroit faire dans cette terre et les obstacles qui les rendent impraticables.
— L'isle de Morter , dont les bords sont peu escarpés, s'élèvent vers son centre. —-On assure que c'est au sommet de cette colline que l'on voyoit jadis les restes les plus considérables de l'ancienne ville; mais la barbarie les a moins encore respectés que le temps. — Elle les a détruits pour en construire les murs d'une cha* pelle ou église consacrée à la Madona dl gradin a, tandis que l'isle entière , comme tout le reste de cette cote , n'est qu'une • carrière non interrompue d'un marbre communément beau et toujours excellent, qui dispen-soit de détruire les monuments des arts. —-Si la curiosité du voyageur est peu satisfaite pour l'étude de l'antiquité, il est dédommagé par la richesse et la magie du paysage. ho
Description du site de Colentum , de ses habitants, de leur industrie , de la manière dont ils tirent du genêt, du fil, dont ils fabriquent une toile propre à former des sacs, et servir pour' l'emballage des marchandises,
i1o , 111 et 112
C'est non loin de Morter, mais sur le continent et
dans les environs d'un bourg nommé Vodizze , que l'on recueille les cerises dites Marasques, dont on se sert à Zara et à Sebinico pour faire la liqueur si recherchée en Europe et connue sous le nom de Marasquin. 112
D.
DANIELI ( Antonio ) , professeur de médecine et antiquaire estimé ; l'un des hommes de Zara distingués par leurs connoissances et leur urbanité, qui s'empressèrent d'accueillir le citoyen Cassas à Zara. —C'est aussi l'un des hommes de ces contrées qui possède le cabinet le plus curieux. —■ Détails sur ce cabinet. 87
DIOCLÉTIEN ( palais de ) à Spalatro. —Idée de ce qu'étoit ce palais lorsque Dioclétien l'habiloit. i32 Description de ce qu'il en reste aujourd'hui. i32 ,
i33, 134, i35 , i3G et 137 Description de sa principale porte extérieure , appelée porta-aurea, de quelques bas-reliefs, inscriptions et sarcophages trouvés à Spalatro. 13^, i38 , 139, 140 , 141, i4^ et i/|3 ( Voyez Spalatro. )
F.
FIUME. —VilJe appartenant à la maison d'Autriche.
79
Elle est devenue l'entrepôt de toutes les denrées de Ta Hongrie que l'on exporte par mer. Elle est située à l'embouchure de la Fiumara ; et le vallon assez étroit dont elle occupe l'ouverture est fertile sur-tout en vins et fruits excellents, parmi lesquels ses fruits tiennent le premier rang. —Elle est agréablement bâtie; sa population est nombreuse ; ses églises sont magnifiques, et son port est très fréquenté. —Sa raffinerie de sucre fournit celle denrée à tous les états autrichiens. —Sa blanchisserie de cire est remarquable. 80
G.
GODUCCIUA et JUJOSSA. —Rivières entre lesquelles on trouve sur le rivage , avant d'arriver à Scardona, des vestiges de quelques monuments romains. — On y remarque encore des restes d'un pavé en mosaïque , et les ruines d'un ancien temple. On appercevroit de plus grands fragments d'antiquité, s'ils ne s'étoient pas à la longue ensevelis sous les eaux qui se sont indubitablement élevées dans cette partie, 101
I.
ISOLA-GROSSA, la plus fertile des isles de la Dalmatie qu'on laisse sur la droite en sortant de Veggia. ( Voyez Uglian. )
JUJOSSA. —Rivière.
( Voyez ci-dessus Goducciiia. )
KOTAR, ancien nom de la ville de Zara que les iu-2jenes lui conservent. ( Voyez Zara. )
LA KERKA ou KARRA, le Titius des anciens.
— Fleuve non éloigné de Scardona. —Toutes les descriptions et les meilleurs géographes l'ont confondu avec un torrent qui descend des montagnes Hersowaz, et n'est alimenté que par les eaux des orages. —Le lit supérieur du torrent est à plus de cent pieds au-dessus de la grotte où la Kerka prend sa source. >—Il sembleroit que le lit de la Kerka n'est que la continuation du lit du torrent, ou que le torrent est l'origine de la Kerka ; mais lorsque l'été dessèche le torrent et laisse à découvert son lit, qui a trente pieds de largeur, il n'y a plus de cascade en cet endroit, et l'on voit la Kerka sortir belle et majestueuse de sa grotte. 102
Détails sur la source de la Kerka. io3
LA CETTINA, fleuve. —C'est le Titurus des anciens.
— Ses sources sont voisines d'un village nommé Zare-biza. —1 Description de ces sources, de la cascade appelée Velika-Gubovîsa , et de la Mala-Gubowisa ou petite cascade. i5o, i5i et i52
LA RUECCA. ■—Rivière qui coule entre des rochers d'une extrême élévation et d'une roideur insurmontable pour le pâtre même le plus téméraire. -—-Au-dessus de ces rochers dominent les tours antiques et démantelées du vieux château de Novoscoglio. 155
Non loin de là est le village de San-Cansiano ou Sanct-Kosian. — C'est au pied de ce village que la Ruecca présente aux curieux des phénomènes de la nature un spectacle dont ils retrouveroient bien peu d'images sur le globe. — Description. i56 et 157
L.
LUCIUS, natif de Trau, s'attira par ses connoissances l'estime des savants qui florissoient en Italie dans le commencement du dix-huitieme siècle. —Notice de quelques uns de ses ouvrages. 114
LUEGG ( autrement Prewama ) château antique. — Chemin que l'on prend pour y arriver en venant de Residerba. Description du château , de son site , et de ses environs. 154
M.
MORTER. ( Isle de) ( Voyez Colentum. )
N.
NEVKOSSEL, vieux château fort. ( Voyez Novoscoglio. )
NON A. —Ville peu distante de Zara. —Cette ville, entièrement détruite, qui dans l'antiquité s'appelle Ae~ noua ou Aenonum , n'est aujourd'hui qu'un misérable village, contenant à peine cinq ou six cents habitants, où la terre retient ensevelis les vestiges de son ancienne splendeur. —Elle est située sur une petite isle, au milieu d'un port fréquenté jadis par de nombreuses flottes; mais qui n'est plus maintenant qu'un marais infect. — Les fouilles qu'on y a faites ont procuré plusieurs morceaux très rares. — De ce nombre sont quatre statues antiques de grandeur colossale , de marbre Salin. 87
lie citoyen Cassas fit à Zara le dessin d'un cinéraire trouvé dans les ruines de Zara. —Il paroît même qu'une des plus belles portes de Zara , que l'on appelle porte de San-Gringona ou Saint Chrysogone, et qui conduit au ])ort, a été construite des débris d'un arc de triomphe de cette même ville de Nona, 88
NOVOSCOGLIO ou Nfwkossel. Château dont les tours antiques et démantelées dominent au-dessus des rochers entre lesquels coule la rivière de la Ruecca.
i55
(Voyez la Ruecca.)
p.
PIRANO. Cette ville est bâtie sur une presqu'isle formée par le golfe Lagone et celui de Trieste. —L'aspect en est très pittoresque. — Sur un monticule placé presque au centre de la ville se dessine avec assez de majesté l'église, accompagnée d'une tour ou clocher fort élevé, qui se termine en flèche, et détaché du corps de l'édifice.—A gauche, sur la cime d'une montagne très élevée on apperçoit les murailles gothiques d'un vieux château à courtines et tours cannelées. 71
PODGRAGE. (Voyez Asseria.)
POLA. Ville, une des plus considérables de I'Istrie. Le sol aride et inculte donne un aspect sauvage aux côtes de I'Istrie, sur-tout en approchant de Pola. Les approches de Pola s'annoncent par des écueils et des pointes de rochers qui couvrent entièrement la rade, dans le fond de laquelle se trouve cette ville. — Rade de Pola , spacieuse et commode. —Les vaisseaux s'y trouvent à l'abri des plus gros temps et de tous les vents. — En y entrant, l'œil est surpris par le spectacle imposant d'un magnifique amphithéâtre.—A mesure qu'on avance dans la rade, et lorsqu'on a doublé une pointe ou petit caj) qui empêche d'en appercevoir entièrement le fond, lorsqu'on est à l'ouest, 011 découvre enfin les murailles de Pola, et la citadelle qui la commande. — Avant qu'il soit permis aux voyageurs de mettre pied à terre, on s'assure, par l'examen de leurs papiers, qu'ils ne viennent point du levant. L'extrême sévérité que l'on met dans cette visite n'empêche pas que la peste n'exerce quelque-
fois des ravages considérables. —* Qui l'on doit en accuser. 65
Après AEgida ou Capo distria , la ville de Pola fut la plus considérable de I'istrie. —Quelques détails histo* riques sur cette ville. —A peine reste-t-il aujourd'hui six à sept cents habitants épars dans les murs d'une ville * j>rès de laquelle on admire encore un amphithéâtre capable de contenir quelques milliers de spectateurs. —~ Elle n'a pour défense qu'une mauvaise citadelle à quatre bastions, commencés par les Vénitiens, et qu'ils ont laissés imparfaits. >— Les murailles de l'amphithéâtre encore entières, — Sa forme semblable à celle de tous les monuments de ce genre. — On le croit généralement construit en pierres tirées des carrières de I'Istrie. Cependant, quoique ces pierres soient fort belles, et encore très saines, elles ne paroissent pas du genre de celles qu'on appelle, dans les arts, pierre distrie; espèce de marbre ou pierre graniteuse extrêmement rare, et dont le muséum central des arts de la république française ne possède que quelques colonnes. 66
Cet amphithéâtre a trois étages , percés chacun de soixante-douze arcades, en tout, deux cents seize. —11 n'en reste que la cage. —Quatre contre-forts, placés aux quatre angles d'un quarré supposé, le distinguent des autres édifices destinés au même usage , et jettent de l'incertitude sur l'époque de sa construction et les mains qui l'ont édifié. —Une partie des gradins a dû être taillée dans le roc même ; le reste de ces gradins étoit en bois. — Réflexions philosoiihiques. — La ville de Pola possède un temple dédié à Rome et à Auguste , comme l'indique son inscription. — Réflexions historiques sur la dédicace de ce temple. 6^
L'architecture, du plus beau temps et du meilleur style, est de l'ordre corinthien. —Quatre colonnes en soutien-1 nent le fronton , et forment, avec deux colonnes latérales , un portique ouvert qui précède l'intérieur du temple. — Quatre pilastres corinthiens et cannelés forment les angles des massifs de pierres qui font la cage de l'édifice. •— C'est à la façade du portique, sur la frise plate, entre l'architrave et la corniche, que se trouve l'inscription rapportée par Spon. — Elle est encore très lisible. — Dans le pourtour de l'édifice, la frise, sculptée en feuillage, et la corniche, sont dégradées en quelques endroits : sur la partie latérale à droite , elles ont presque entièrement disparu. — La façade a beaucoup moins souffert ; cependant les stylobates des colonnes sont presque enterrés, et l'on n'apperçoit pas de vestiges du perron qui, selon toute apparence, a dû exister pour monter au portique. —Opinions sur le culte auquel ser-voit ce temple. — Dissertation sur le nom d'orlandina , ou maison de Roland, donné à l'amphithéâtre.—Di' gression et anecdote sur l'Arioste. 68
Ruines auxquelles le peuple donne le nom de palais de Julie. —Difficulté de cormoître à quelle Julie ce palais pouvoit appartenir. 69
47
I
11 ne reste plus de ce palais que quelques pierres éparses, auxquelles on feroit peu d'attention si le nom que l'on donne au lieu qu'elles occupent n'éveilloit point la curiosité ; et comme on n'apperçoit plus rien de l'architecture, il n'est pas possible d'asseoir aucun jugement sur l'époque de la construction, le style se trouvant même totalement effacé. —Arc de triomphe, que l'on compte aujourd'hui parmi l'une des portes de la ville, sous le nom de Porta aurea. —Ce monument, dont la conservation est parfaite, est d'une seule arcade à plein ceintre , orné de colonnes corinthiennes qui supportent l'entablement.—C'est un témoignage d'amour, donné par une femme à son époux. —L'on voit au couronnement trois socles qui ont servi à porter trois statues ou trois bustes. — À en juger par leurs inscriptions, sur celui du milieu devoit être celle de Sergius - Lepidus, édile et tribun militaire de la vingt - neuvième légion; à droite, celle de son pere, Lucius - Sergius , édile et duumvir; à gauche, celle de son oncle, Cnéius-Sergius, également édile et duumvir pour cinq ans. —C'est sur la façade intérieure, par rapport à la ville, que ces in-scriptions se lisent, et de ce côté l'architecture est entièrement découverte, et l'on peut en juger parfaitement. —-La façade extérieure, c'est-à-dire celle du côté de La campagne, devoit être également riche ; mais elle est obstruée par les vieilles murailles de l'enceinte qui a été faite depuis : en sorte que l'on n'apperçoit que des chapilaux des colonnes, et une partie du ceintre de l'arcade. 70 L'église, que l'on appelle le Dôme , il Duomo , semble occuper la place de quelque temple antique : on trouve, à chaque pas dans ses environs, des débris de chapiteaux , de frises, de socles , de tombeaux, et d'inscriptions. 7r
PREDJAMA, château. (Voyez Luegg.)
R.
ROGIIISLAP, cascade. —Elle précède de quelques milles celle de Scardona. —Elle mérite d'être remarquée. — Il est à regretter que le temps n'ait pas permis au .citoyen Cassas de remonter jusque-là.—Nous lui devrions une connoissance exacte de cette chute , et quelques notions sur les ruines de l'ancienne Burnum ou Liburna des Romains. —Etat de ces ruines. —Il n'est qu'un seul débris d'édifice qui soit resté debout. — Détails sur ce débris. io3etio4
Description de la cascade de Rochislap. 104
ROV1GNO, ville située dans une presqu'isle de la côte occidentale de I'Istrie. (Voyez Trevigno.)
s.
SALONE. Ville dans laquelle Dioclétien prit naissance, et qu'il vint habiter aussitôt après son abdication de l'em-
pire, jusqu'à ce que les travaux du palais qu'il fit bâtir à Spalatro fussent terminés. —Cette ville, ou plutôt la place; qu'elle occupe, n'est qu'à quatre milles de Spalatro.— Observations historiques, morales, politiques, littéraires, et dictées par l'amour des arts, sur l'anti quité de Salone et ses diverses dénominations; sur ce qu'ayant donné des maîtres à l'univers elle a maintenant à peine de la mousse à donner aux reptiles ; sur les déplorables vestiges de cette ville, l'une des plus belles de l'antiquité ; sur l'utilité des fouilles qu'on y pourroit faire , et le peu d'obstacles qu'y rencontreroient ceux des gouvernements de l'Europe qui voudraient s'en occuper; sur l'égalité de droits de toutes les nations par rapport aux monuments de l'antiquité que le temps a respectés , après avoir entièrement détruit les peuples qui les avoient élevés ; enfin sur ce que cette égalité de droits se réduit, pour les monuments encore debout, au droit de conserver , commun à tous les peuples existants ou à naître. j43, i44» *4$ » J4b*, *4f > r48 et 149
SAN-CANSIANO ou Sanct-Rosian. Village situé sur le sommet de rochers très élevés, au pied duquel la rivière de la Ruecca présente un spectacle dont on trouveroit bien peu d'images sur le globe. 156
SCARDONA, ville appelée par les Turcs Skardin, étoit comptée dans la Turquie d'Europe , et se trouve à-peu-près à l'embouchure de la Kerka, non pas précisément dans le golfe Adriatique, mais dans le lac qui prend le nom de cette ville. — Célèbre autrefois, peu considérable aujourd'hui ; elle est cependant enceinte de murailles, et défendue par deux forts de peu d'importance. — Quelques détails historiques. — Scardona doit aux événements militaires, autant qu'à la barbarie et l'ignorance dans lesquelles ses habitants ont été plongés pendant nombre de siècles, l'espèce d'abjection dans laquelle elle est tombée. — Sa population est extrêmement médiocre. — Les beaux monuments sont entièrement détruits, et l'on ne soupçonnerait pas aujourd'hui que ce fût la plus belle ville de la Liburnie , où s'assembloient les états de cette province. —Son territoire est excellent, et renommé pour la bonté de ses figues, la délicatesse de ses vins, et l'abondance de ses pâturages. 10a
SCARDONA ( cascade de). Cette cascade, la seule que le citoyen Cassas ait vue, et conséquemment dessinée, est la cinquième et la dernière que forme la rivière de la Kerka dans son cours. — C'est aussi la plus considérable et la plus majestueuse. io3
Description. 104 , to5 , 106, 107 et 108
SKARDIN, nom que les Turcs donnent à la ville de Scardona. (Voyez Scardona.)
SEBENICO. Cette ville est la plus forte place de la
1
f
Dalmatie.—Elle a quatre citadelles, et toutes excellentes. — L'une porte le nom de Saint-Nicolas, et est située sur une isle qui en a pris le nom. Cette isle est la plus considérable du comté de ce nom : on l'a jointe à la terre-ferme par une jetée. —-Une autre est ce que l'on appellerait aujourd'hui le corps de la place. —Enfin les deux dernières, placées sur des éminences voisines, commandent la ville et le port, et se nomment Saint-André et le Baron. — D'après les calculs de Spon la population de Sebenico ne s'élève guère qu'à sept ou huit mille ames. o,5
Détails historiques sur l'origine de Sebenico. Note sur la table de Peutinger. 96 et 97
Sebenico, telle qu'on la voit aujourd'hui, est bâtie en amphithéâtre sur le penchant dune colline, derrière laquelle s'élève une chaîne de montagnes appelées les Tartan.—Les marbres, très communs dans cette partie de la Dalmatie, sont peu précieux*—Sebenico est habitée par un grand nombre de familles nobles, dont les palais sont riches et élégants. 97
La construction de la citadelle ou forteresse qui défend l'entrée du fort fJLit dirigée par Sammicheli , architecte ou ingénieur, connu par plusieurs beaux ouvrages. — On y remarque une porte construite sur le plan de celle du même auteur qu'on admire à Vérone. — Le dôme ou cathédrale est un monument curieux pour sa hardiesse et sa gothicitè. —1 Le toit est d'un travail vraiment extraordinaire ; il est formé de grandes tables, de marbre jointes ensemble avec tant d'art et de précision qu'à peine apperçoit-on les lignes de séparation. —Grands hommes qui dans le seizième siècle ont honoré Sebenico par leurs ' talents dans les sciences et dans les arts 98 (,t 99
Roi de Sebenico. —Nommé à Noël. —Son règne dure quinze jours. —Prérogatives dont il jouit pendant ces
quinze jours. 99 et 100
L'espèce de golfe, ou , pour mieux dire, le lac sur lequel se trouve Sebenico, est l'entrepôt des eaux qui forment le lac de Scardona avant qu'elles se rendent à la
mer. 100 Ces eaux abondent en poissons, principalement en anguilles et en truites, singulièrement estimées. -—On y pèche aussi une grande espèce d'écrevisse , dont les naturels du pays font infiniment de cas , et dont la chair est extrêmement délicate. — Les thons s'y rendent aussi chaque année à une certaine époque. —L'une des grandes richesses de ce pays , si les habitants savoient l'apprécier, sont deux espèces de manne que l'on tire du frêne ; l'autre n'est qu'une sorte de graine farineuse que l'on cueille sur une espèce de gramen. 101
SLOSELLA. On apperçoit la vallée et le bourg de Slosella sur la droite lorsqu'on est près de rentrer dans le canal et la baie de Sebenico. — La vallée est une pres-qu'isle ou longue langue de terre qui s'avance entre le
canal de Zara et le canal de Vrana, et vient s'attacher, par un isthme extrêmement étroit, à la haute montagne qui domine à droite de la baie de Sebenico. — Le paysage de cette vallée est affreux.—Dans ce petit coin du monde végète la peuplade la plus sauvage, ou plutôt la plus abrutie et la plus imbécille de toute la Dalmatie , et peut-être même de tout le continent.—Faits et réflexions sur cette peuplade. 108 et 109
SOIRÉES D'ITALIE. Tableau de ces soirées délicieuses. 81 et 8 a
SPALATRO (la ville de) est une des clefs de la Dalmatie vénitienne. — Dans les monuments historiques elle est appelée Spalatum , Spaletum , et slspalatum.
— Dissertation à ce sujet. — Spalatro considérée sous le rapport du commerce. —Avantages que lui procurait à cet égard la bonté de son port. — Son commerce de commission ou d'entrepôt. — Les mœurs de ses habitants se ressentent de l'opulence que le négoce y répand. — Les habitants de Spalatro , formés par une éducation soignée, se plaisent à relever la magnificence de leurs monuments ; ils cherchent à en faire valoir les moindres détails; ils en parlent en hommes qui en connoissent parfaitement l'histoire. 121
A quoi est due la politesse des habitants de Spalatro.
— Le plus grand nombre des gens riches envoient leurs enfants étudier à Venise, à Rome, à Padoue, à Vienne. —Réflexions. 122
Les femmes de Spalatro sont en général jolies: elles paraissent asservies aux usages qui maîtrisent les femmes d'Italie, mais avec un peu plus de liberté peut-être; elles ont un goût aussi vif pour les plaisirs, la danse, la musique, et la galanterie. —Leur luxe est porté à un très haut degré.—La parure est pour elles la chose première, la chose essentielle; mais elles sont bonnes mères, amies constantes, épouses fidèles. — Ce fut au commencement du douzième siècle que Spalatro passa sous la domination vénitienne. —Déjà, depuis une longue suite de siècles, la religion catholique y étoit établie, et, dès l'an six cent cinquante, l'apôtre qui dirigeoit son église avoit été décoré de l'archiépiscopat.—Ses archevêques prennent le titre de primat de la Dalmatie et de la Croatie ; mais ils n'en sont pas moins dépendants du primat de Venise. — Le chapitre de la cathédrale est assez nombreux, et compost1 d'ecclésiastiques non étrangers aux sciences et à la littérature. — Manuscrit précieux pour l'histoire de leurs contrées, qu'ils possèdent dans leur bibliothèque ou leurs archives. — Savants et écrivains qui ont honoré Spalatro. 123 et \ if\
La ville de Spalatro divisée en deux parties. — La première, contenue dans l'enceinte des murs du palais de Dioclétien; la seconde, enfermée dans les murailles des anciennes fortifications.
Fortifications et citadelle de Spalatro. —La plus grande
partie des négociants habitent dans la seconde moitié de la ville.—Les plus beaux édifices sont réunis dans l'intérieur du palais de Dioclétien. — Dénomination de ces édifices. — Le marché , l'hôpital et plusieurs couvents se voient dans l'autre partie de la ville. —Regrets sur ce que Ton s'est permis d'élever des bâtiments modernes dans l'intérieur du palais de Dioclétien.—Motifs de ces regrets. 125 et 116
On voit encore entre Spalatro et Salone plusieurs arches de l'aqueduc qui conduisoit l'eau à cette première ville.
— Il est présumable que ce fut encore un ouvrage de la magnificence de Dioclétien , puisqu'il n'y avoit point d'habitations connues à Spalatro avant qu'il y eût fait construire un palais. i/|3
T.
TERGESTE, ville ancienne. (Voyez Trieste. )
TITIUS, fleuve ainsi nommé par les anciens, et qui séparoit jadis la Liburnie de la Dalmatie. Les habitants du pays le nomment maintenant Kerka ou Karka.— Erreur des géographes sur la source de ce fleuve. (Voyez la Kerka. )
TITURUS , fleuve appelé de ce nom par les anciens. ( Voyez la Cettina. )
TRAU (l'isle de). Quoique cette isle de la Dalmatie ne soit séparée du continent que par un canal artificiel, au jugement des savants, il faut que cet ouvrage , si on le doit à la main des hommes, remonte à une haute antiquité. —Dissertation à ce sujet. —Un pont de bois assure la communication entre la terre-ferme et l'isle de Trau, qui paroît avoir également été séparée de l'isle de Bua par un canal pratiqué exprès, revêtu d'une muraille solide, et coupé par deux ponts de pierres, sur lesquels on a construit des ponts -levis pour favoriser la libre circulation des barques. 114
TRAU (ville de). Les maisons qui bordent le rivage de Bua semblent être et sont en effet le faubourg de la ville de Trau , qui se trouve bâtie sur l'autre bord du canal. Ce canal a trois cents cinquante pieds de largeur.
— On attribue aux Grecs les premiers établissements fondés sur cette terre. — Pline a célébré le marbre de Trau. —Opinions de quelques naturalistes, combattues par d'excellentes raisons de douter. —11 ne reste que bien peu de fragments de l'antiquité à Trau et à Rua.
— Trau rendue célèbre dans les siècles derniers par une querelle littéraire qui s'éleva dans l'Europe sur la prétendue découverte d'un fragment d'un manuscrit de Pétrone. —■ Motifs de la querelle. — Le manuscrit qui en étoit l'objet est déposé dans la bibliothèque nationale de France. n5 et 11G
Trau donne son nom à un comté qui comprend une
assez grande portion de continent en face de la ville. — Il sort chaque année fie ce comté treize mille barils d'un vin très estimé. ■—Les figues et les amandes sont au nombre de ses richesses. —11 ne fournit pas de froment à proportion. 116 Insectes qui ravagent le territoire de Trau. — Les hommes eux-mêmes ne sont point à l'abri de leurs atteintes funestes. — Effets pernicieux de la morsure de ces insectes. — Remède qu'on y doit ajiporter avec la plus grande promptitude. 117 et 118
TREVIGNO ou Rovigno. Jolie ville située sur un rocher, dans une presqu'isle de la côte occidentale de I'Istrie. Cette ville, bien bâtie, contient à-peu-près dix mille habitants. 64
On extrait des carrières qu'elle possède toutes les pierres nécessaires aux constructions de Venise , ce qui forme pour cette ville une source constante d'opulence , y rappelle les architectes les plus recommandables de, la capitale , et fait que ses bâtiments se ressentent de leur séjour. — Sa cathédrale, vaste, et d'un beau gothique , remarquable par la hauteur et la beauté de son clocher, bâti sur le dessin de celui de Saint-Marc de Venise. 65
TRIESTE. La ville la plus considérable de la partie autrichienne de I'Istrie, appelée plus particulièrement le Littoral. — Elle a succédé à l'ancienne Tergeste , ou plutôt ses édifices renouvelés ont remplacé ceux de l'ancienne ville. —Elle s'élève en amphithéâtre sur la croupe d'une montagne, dont la mer mouille le pied. Une citadelle , construite au sommet de cette montagne, commande toute la cité, divisée en haute et basse ville. — Située au fond du golfe qui porte son nom , elle n'offrit long-temps aux vaisseaux qu'une simple rade. —'Travaux ordonnés par la cour de Vienne, arrêtés par l'impératrice Marie-Thérese. 73 et 74
Son lazaret vaste et commode. —Ses manufactures de cables, de toiles à voiles, d'armes de toute espèce, ses fonderies de canons, de boulets, d'ancres, etc.; ses fabriques de velours , de cierges , de savon ; ses liqueurs , dont l'exportation annuelle est évaluée à six cents mille bouteilles; ses productions territoriales. —Ses évêques , dont la liste remonte au sixième siècle, en étoient anciennement propriétaires. —Caractère et vigueur de ses habitants. 74
Ses bois. —Fertilité des vallées qui l'environnent.— Produits de leur culture et de leur sol. —Ce pays, hérissé de montagnes escarpées, et coupé de vallées profondes et délicieuses, présente à chaque pas des sites infiniment pittoresques. — Les vues dont ce volume est enrichi nécessaires pour en donner une idée. — Description d'une partie de ces sites. 75
Un des plus grands avantages de I'Istrie est la beauté de ses forêts. — Il est possible qu'elles arrêtent les cou-
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rants d'air de l'est-nord-est et dti nord-nord-est, et les empêchent de disperser et dissiper les exhalaisons malsaines qui s'élèvent le long des terrains marécageux semés sur les rivages de la mer, et encore assez avant dans les terres. Page 76
Observations à ce sujet. 77
v.
VENISE. Cérémonie du bucentaure. 63 Eloge de la police vénitienne. 111
VEGGIA, isle. ( Voyez ci-après Veglia. )
VEGLIA ou Veggia, isle dont le territoire paroît sec , rocailleux , mal cultivé, semé de quelques arbustes épars çjà et là. — Si ce territoire produit des vins et de la soie, ce n'est point en aussi grande quantité qu'on l'assure. — Il ne répond point à l'éloge que différents géographes , et notamment l'Encyclopédie en font. — Il ne renferme qu'une seule ville qui porte le même nom que l'isle. — Son port est assez commode. 80
UGLIAN ou Isola-Grossa , la plus fertile d'entre les isles de la Dalmatie , que l'auteur des dessins de cet ouvrage laissa sur sa droite en sortant de Veggia. —Cette isle produirait de tout en abondance, si, comme ses sœurs, elle netoit pas privée d'eau. — Ses habitants ne boivent que de l'eau de citerne, et les particuliers les plus riches et les plus délicats qui ne peuvent s'en accommoder en font venir de la terre ferme. — Les Uglianistes se distinguent des autres insulaires par leur douceur , leur amabilité, leur candeur, leur caractère hospitalier. —Le costume même a peu de ressemblance avec celui usité dans les autres parties vénitiennes. — Celui des femmes a quelque chose d'analogue à celui des femmes morlaques. —Malgré la sécheresse du sol, les insectes ailés y sont aussi nombreux qu'insupportables , et il est difficile de garantir les fruits et les autres productions de leurs outrages. On y trouve en très grande abondance les escargots illyriques dont Pline fait mention , et que les Romains plaçoient au nombre des mets délicats. 81
TJRANA. ( Voyez Vrana. )
VRANA ou Urana , qui n'est pas très éloigné de Zara-Vecchia, est de même une ville entièrement ruinée, un vaste amas de murs et d'édifices renversés. — Ce fut une possession assez considérable des templiers. — Il paroît que les Turcs l'ont possédée assez long-temps pour s'y plaire. —'On y voit encore les vestiges des jardins d'un Turc nommé Hali-Beg ou Alibay. — Détails sur ces jardins et leurs dépendances. 0,1.
N
z
ZARA. La place la plus considérable que les Vénitiens possédoient sur le continent. — Houlevard contre lequel 1rs Turcs ont sou vent lait rie puissants et inutiles efforts. — Ses différents noms dans les âges et suivant l'histoire. — Des débris de certains monuments publics, qui dévoient être dans son enceinte et se trouvent à de grandes distances hors de ses murailles, annoncent qu'elle fut beaucoup plus considérable qu'elle ne l'est aujourd'hui. Ses murailles n'ont pas actuellement plus de deux milles de circonférence, et contiennent à peine quatre à cinq mille habitants. —Elle est cependant par sa situation une ville d'une importance majeure. —Elle est bâtie sur une péninsule qui 11'étoit attachée au continent que par un isthme de trente pas à-peu-près de largeur , coupé par des fossés; en sorte que Zara ne communique plus avec la terre ferme que par des ponts-levis, et que l'eau de la mer l'entoure dans son entier. —A la tète de ces ponts se trouve un fort qui en rend l'approche difficile. —La citadelle, dont les fossés sont taillés dans le roc, est excellente. — On y a ajouté trois bastions contre-minés, revêtus de pierres de taille, couverts de contr'escarpes.. — Les courtines sont défendues par d'excellents rave-lins ou demi-lunes, et le tout est entouré de chemins couverts et de glacis. Page 83
Quelques détails historiques sur Zara. —En général tous ses bâtiments publics sont magnifiques. — Tels sont les arsenaux de terre et de mer, les magasins du port, les hôpitaux civils et militaires, les casernes, les palais du provéditëur. —Le port est assez vaste, commode pour les vaisseaux, et défendu par de fortes batteries. — Parmi le grand nombre de ses églises le dôme ou la cathédrale est la seule à-peu-près qui mérite quelque attention. —. lien est cependant qui renferment des chefs-d'œuvre des plus célèbres peintres de l'école vénitienne.—Indication des principaux tableaux qui décorent la cathédrale, —Cette ville possède un grand objet d'admiration pour les dévots, le corps de saint Siméon, dont l'église catholique a conservé le cantique Nunc dimittis.
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Les environs de Zara sont passablement cultivés. — La société de cette ville se règle sur le ton des sociétés de Venise. —Mêmes mœurs, même étiquette, même luxe. —Les lettres ne sont point étrangères à Zara.— Cette ville possède une académie, et compte plusieurs hommes qui se sont distingués dans les sciences.—Ses antiquités romaines n'ont pas été aussi respectées que celles de Pola; et quoique Zara fut, comme tout l'annonce, aussi riche en monuments que cette dernière ville, il en reste beaucoup moins de vestiges. —Détails sur les fragments précieux de Zara. 85
L'une des plus grandes privations que l'on y éprouve est celle de l'eau. — Quelques vestiges d'un ancien aque» duc prouvent que, dans l'antiquité même, on fut dans
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TABLE GENERALE DES MATIERES.
la nécessité de recourir à des moyens extraordinaires pont- lui en procurer. —Dissertation sur cet ancien aqueduc et ce qu'il en reste. L'agi; 86
Quoique le pays où Zara se trouve situé ne soit connu des Italiens et Vénitiens que sous le nom de comté de Zara, les indigènes lui ont conservé son ancien nom de Kotar. — Fragment d'une chanson illyrienne qui prouve que ces anciens peuples ont eu leurs poètes ét leurs bardes. 88
Le pays de Kotar ou comté de Zara est assez bien
cultivé ; mais il est extrêmement mal-sain, sur-tout pendant l'été. —Réflexions philosophiques sur le comté de Zara. Pages 89 et90
ZARÀ-VECCIÏIÀ. —Cette ville, entièrement ruinée, fut jadis une cité considérable, nommée Blandona , que l'itinéraire d'Àntonin place entre Jadera et Àrauna, autre ville que du temps des Romains on trouvoit aussi sur le bord de la mer avant d'arriver à Salone. — Détails historiques. 90
FIN DE LA TABLE DE LA SECONDE PARTIE.
ERRATA.
Page 160 de la Description des Planches, N° II. —Les explications A. B. C. D. E. appartiennent à la Planche numérotée ( 18 bis ), intitulée , Entablement, Frise , et Ornements de VArc de Triomphe à Pola , qui se trouve à la suite des Planches dudit Arc.
Explication du cu-de-lampe et du frontispice ; — lisez, Explication du frontispice et du cu-de-lampe.
Il faut supprimer ( le Temple d'Esculape dans le fond ) , et ajouter des urnes cinéraires dans le fond.
Page 64, 21* ligne , Barthc; lisez Baert. Page 72, 40e ligne, Pilloni; lisez Pittoni.
Au titre gravé ( de ITstrie et Dalmatie. ) lisez, de I'Istrie et de la Dalmatie.
OMISSIONS,
DESCRIPTION DES PLANCHES.
i°. On n'y cite qu'un n° 9; on ne parle pas du n° 9 bis. 20. Idem pour le n° 18 bis. 5°. Idem pour le n". 54 bis. 4°. Idem pour le n° 55 bis.
Explication des vignettes employées dans le texte et qui ont été omises
a la Description des Planches.
La iere représente un Sarcophage que l'on voit sous le vestibule du Temple de Jupiter à Spalatro.
La 2nme représente une Frise trouvée à Pola, et de chaque côté deux petits Cipes , que l'on voit près du temple d'Auguste, aussi à Pola.
La o,me un autre Sarcophage qui se voit avec beaucoup d'autres de différents temps et rangés autour de l'enceinte du Temple de Jupiter à Spalatro.
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