ACTA NEOPHILOLOGICA UDK: 821.133.1.09-22Moliere DOI: 10.4312/an.51.1-2.71-90 Le colbertisme et les grandes comédies de Moliere Boštjan Marko Turk Synopsis La présente étude vise a répondre a la question du substrat que le colbertisme, l’ idéologie dominante du regne de Louis XIV, aurait pu présenter dans les grandes comédies de Mo-liere. Le mercantilisme « a la Roi-Soleil » faisait notamment appel a la classe bourgeoise qui « tambour battant » entrait sur les tréteaux de l’histoire. L’attitude de Moliere versus « la gent épiciere » fut ambigüe, dans le sens plénier du terme. Si on prend comme critere du comique les theses d’Henri Bergson, exposées dans son essai Le Rire, on constate certains points faibles dans ce qui devrait etre le persiflage intégral du bourgeois entre­pris dans les grandes comédies. Comme explication, on donne l’hypothese suivante : par un réflexe de défense le dramaturge n’aurait pu accepter la classe qui montait et dont il faisait partie. La raison en serait que le statut du comédien l’empecha de faire la meme manouvre qu’eux : de monter a  l’échelle sociale. Les gens que côtoyait Moliere furent aux yeux de « l’honnete homme » – des parias. Moliere faisait des gorges chaudes des bourgeois sans s’appercevoir que le temps de la noblesse – laquelle il n’osait pas critiquer – n’était plus. Les événements du 1789 l’ont démontré. Mots-clefs : Moliere, comédie, colbertisme, bourgeois, comique, Henri Bergson, mono-manie, mécanique, vivant, souplesse, figure rhétorique. Les grandes comédies de caractere que Jean Baptiste Poquelin-Moliere a réaliséesentre 1662 et 1673 (l’École des femmes (Moliere 1956, 443, 1),1 1662 ; l’Avare (Moliere 1956, 341, 2), 1668 ; le Tartuffe (Moliere, 1956, 681, 1), 1670 ; Le Bourgeois gentil­homme (Moliere, 1956, 514, 2), 1670 et le Malade imaginaire (Moliere, 1956, 825, 2),1673) pourraient se réduire a un dénominateur commun qui, au premier point devue, présente une équivocité. La période ou ces ouvres ont été créées coincide avecle regne du Roi-Soleil qui unissait le royaume afin de mieux assoir son autorité. Ilmet en place un vaste systeme qu’on appelle le colbertisme, mouvement indissociable de l’acmé de la monarchie absolue. Comme la définition du vocable « colbertisme » pourrait exclure des éléments qu’elle ne saurait intégrer, il vaudrait mieux déceler sesoptions fondamentales au lieu de mettre au point la proposition énonçant une simpleéquivalence entre l’idée et l’ensemble des termes connus qui l’expliciteraient, puisque le colbertisme est avant tout la grande analogie reflétant l’esprit du siecle : Les uns appellent colbertisme la ferme application des regles économiques de l’ancien régime en général désignées sous le nom de mercantilisme. On ne peut affirmer qu’ils se trompent : ils usent plutôt du pléonasme et pratiquent l’art des lapalissades. D’autres nomment colbertisme le primat de l’État sur la finance,l’industrie et la marchandise ; voire le dirigisme étatique ; mais ils oublient que Jean-Baptiste Colbert eut une doctrine plus ouverte et une pratique plus souple que ne le voudrait leur définition. En fait si nous devions coute que coute donner droit de cité au terme de colbertisme,2 il devrait surtout servir a désigner ce qui fut la méthode originale et la gloire du collaborateur de Louis XIV (...)  Cette tournure d’esprit s’accommodait exactement avec celle du Roi et renforçait la solidarité de l’équipe dirigeante (Bluche 1986, 207). Le point de départ du colbertisme est notamment l’idée que Le prince, dont la puissance repose sur l’or et sa collecte par l’impôt, doit s’ap­puyer sur la classe des marchands et favoriser l’essor industriel et commercial de la Nation afin qu’un excédent commercial permette l’entrée des métaux précieux.3 Le négoce fut le premier souci du nouveau systeme mercantiliste : « Car rien, pas meme la religion, ne touchait Colbert autant que le commerce du royaume » (Boulenger 1911, 348). Comme le centre du royaume est la cour, Louis XIV « pour parvenir a ce but, veille a l’élimination des contre-pouvoirs qui lui font ombrage : il prive ainsi 1 L’Ecole des femmes est indissociable de La critique de l’Ecole des femmes, une glose qui se propose d’expliquer les «  pour » et les «  contre «  quant a l’acceptation de la premiere. 2 L’adjectif relationnel, dérivé du nom propre est »colbertien« et non »colbertise« : a comparer: » Le fer de lance de la politique maritime colbertienne » (Bluche 1986, 203). 3 Cf. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mercantilisme (consulté le 3 juillet, 2018). la noblesse des responsabilités gouvernementales qu’il confie a la bourgeoisie » (Horville 1994, 142). Cela ne fut pas sans lien avec une norme qui se mettait en place : Durant la premiere partie du 17e siecle, les extravagances de comportement et la fantaisie étaient acceptées et meme parfois appréciées, il s’établit progressi­vement des regles de plus en plus rigides. Chacun doit se situer a l’intérieur des cadres bien déterminés. La singularité n’est plus admise ; elle est dénoncée comme étant anormale (Horville 1994, 143). Le classicisme, famille d’esprit a laquelle appartenait Moliere, ne pourrait pour-tant etre appréhendé qu’en relation a la monarchie absolue dont il incarnait de grands principes. Ses auteurs, parmi lesquels Moliere, furent meme titulaires de fonctions a la cour : ils adressaient fréquemment les dédicaces de leurs ouvres au souverain de la France et de Navarre. Participer « aux stratégies de la gloire » (Burke 1995, 1), c’était pour chacun d’entre eux contribuer a former « l’esprit dans le siecle le plus éclairé qui fut jamais » (Voltaire 1948, 15). Ils ne furent pas les seuls : chacun,de « la gent épiciere a la haute noblesse », qui tendait a remplir les postulats de « l’honnete homme », travaillait dans le meme sens. Pourtant, la notion-clef du classicisme « l’honnete homme », est un terme que le grand modele des dramaturges fixait comme la cible préférée dans ses pieces. Le bourgeois qui incarnerait les valeurs de « l’honnete homme » est un des points de mire le plus souvent exploités chez lui. Moliere représente des scélérats ou des vicieux de grande envergure, et jette leridicule sur les honnetes gens : ainsi Tartuffe a de l’allure, et c’est Orgon qui est unsot : Célimene se tire de l’affaire par le mensonge et des révérences, et Alceste estdupé, etc. Moliere a ridiculisé les honnetes gens (Des Granges 1923, 537). En fait, les grandes comédies mettent en relief la singuliere déconstruction des valeurs que le regne de Louis XIV imposait. Moliere n’osa presque pas critiquer la haute noblesse. Il n’y a que deux exceptions : « Dorante (Le Bourgeois gentilhomme) et Don Juan sont grands seigneurs corrompus et corrupteurs » (Abry 1946, 233). Au contraire, ses cibles sont principalement des bourgeois, surtout quand ils veulent adopter des manieres aristocratiques. Dans certaines pieces cette orientation est moins prononcée (Dom Juan) dans d’autres (l’École des femmes, George Dandin, le Bourgeois gentilhomme, l’Avare) elle a tendance a s’exprimer a plein régime. Afin de mieux comprendre l’enjeu en question, la définition du terme bour­geois, notamment dans l’aire sémantique de l’époque, s’impose au préalable : Essayons de nous représenter clairement ce qu’est un bourgeois au dix-septiemesiecle français. Certains bourgeois apparaissent dans les comédies de Moliere. Gorgibus dans les Précieuses ridicules, Monsieur Jourdain, George Dandin,Chrysale dans Les Femmes savantes sont des bourgeois ; de meme la maison deL’Avare et celle du Malade imaginaire sont des maisons bourgeoises. Il s’agit tou­jours de vieilles familles bourgeoises ayant pignon sur rue (Auerbach 1998, 138). Moliere visait a faire des gorges chaudes des bourgeois. Dans ce but il recou­rait a l’individualisation des figures qu’il prenait du quotidien. Ce qui ne fut pas sans risques : il visait notamment la couche sociale a laquelle la premiere autorité du plus grand empire que l’Hexagonale ait jamais connu, commençait a conférer d’importantes prérogatives dans l’administration. Dans les yeux de Louis XIV il s’agissait de niveler la pyramide de l’ensemble des sujets de la cour compartimen­tée en classes sociales : Dans le jeu du monarque nous retrouvons le rôle trifonctionnel du pouvoir : fé­dérateur, diviseur, niveleur. (…) Niveleur Louis devait l’etre aussi, nécessairement,instinctivement. Saint-Simon qui avait bu du petit lait lors de l’incident de Mme de Torcy,4 ne cesse au fil de ses Mémoires de dénoncer avec rage et véhémence l’implacable volonté du roi d’abaisser les Grands, particulierement les ducs etpairs, d’élever a leur place les bâtards, les bourgeois (Petitfils 1995, 439). Le ridicule est le ressort du comique. Pour comprendre les intrications de cephénomene l’essai Le Rire d’Henri Bergson (Bergson 1970) pourrait offrir lesclefs de lecture. En fait, il présente une des meilleures sources de l’herméneu­tique du risible. Le point du départ méthodologique est basé sur les défauts d’une figure dra­matique qui est sujette a la contradiction provenant du conflit entre ce qu’on ap­pelle la légereté ou la souplesse de la vie d’un côté et la rigueur mécanique de l’autre. C’est un décalage qui présente l’infraction a la regle générale, puisque le classicisme accorde la plus grande attention a l’équilibre par lequel il incite a re-chercher dans la perfection de l’ouvre d’art les éléments constants d’une beauté pérenne : celle qui survivra au naufrage des siecles. Chaque désynchronisation entraine donc une tare quant a l’état de la stabilité : Recherche d’un équilibre intérieur et profond, sérénité de l’artiste patiemment appliqué a atteindre, dans le fini, le plus de perfection possible, tels sont les deux traits auxquels une tentative d’élucidation du classicisme nous contraint a revenir le plus fréquemment (Peyre 1983, 165). Le conflit du mécanique et du vivant vise l’équilibre organique, i. e. la dis­position naturelle reposant sur la souplesse de l’existence. Et : « C’est injustice de Cf. : Saint-Simon, 1965, 53. corrompre ses regles » (Montaigne 1870, 323). Le raidissement est donc a l’origine de l’incompatibilité qui est la source de tout malentendu – et du comique : D’abord, cette vision du mécanique et du vivant insérés l’un dans l’autre nous fait obliquer vers l’image plus vague d’une raideur (…) appliquée sur la mobilité de la vie, s’essayant maladroitement a en suivre les lignes et a en contrefaire la souplesse (Bergson 1970, 405). La nature du conflit ne peut etre quelconque : elle est inconsciente : le person-nage comique se meut dans les limbes indécis, sans connaître ni l’origine de son mouvement ni la phénoménologie de ce qu’il est censé faire. Il est comme exempt de tout ce qui se passe avec lui et de ce qui le concerne.  Le comique est inconscient. Comme s’il usait a rebours de l’anneau de Gyges,il se rend invisible a lui-meme en devenant visible a tout le monde. Un person-nage de tragédie ne changera rien a sa conduite parce qu’il saura comment nous la jugeons ; il y pourra persévérer, meme avec la pleine conscience de ce qu’il est, meme avec le sentiment tres net de l’horreur qu’il nous inspire. Mais un défaut ridicule, des qu’il se sent ridicule, cherche a se modifier, au moins exté­rieurement. Si Harpagon nous voyait rire de son avarice, je ne dis pas qu’il s’en corrigerait, mais il nous la montrerait moins, ou il nous la montrerait autrement (Bergson 1970, 394). Le personnage comique s’identifie au vice qu’il incarne – en le partageant avec la nieme liste de personnes sous la typologie desquelles il se range in ultima ana­lysi. Toute comédie dépend in nuce de la profondeur de l’effet que le dramaturge tire des généralités psychologiques d’une figure. C’est pour cette raison que le titre de la comédie ne saurait etre que le nom commun. En ce qui concerne la tragédie, c’est différent. Le personnage tragique affronte son vice en toute conscience de la fatalité. Lors du revirement tragique qui, inévitablement résulte en chute, le pro-tagoniste confirme son statut exemplaire. Le nom de la tragédie ne pourrait donc etre qu’un nom de personne. Le héros peut meme affirmer sa propre valeur qu’il rajoute au systeme des valeurs générales bien qu’entre la premiere et le deuxieme il y ait décalage que lui-meme reconnaît comme l’essor du mécanisme théâtral. L’exemple en est Phedre (Racine 1950, 817). Héritiere d’un sang familial a prioricoupable, elle lutte afin de dépasser les contingences humaines. Elle affirme sa si­tuation tragique en dénonçant les dieux qui l’ont poussée a effectuer des actes répré­hensibles. Si Phedre lutte contre une finalité supérieure et imprévisible, Othello deShakespeare (Shakespeare 1957, 943) mene une action énergique contre un préjugéqui paraît aux yeux du lectorat du 21e siecle, superflu.5 Henri Bergson constate : 5 Il s’agit de la race d’Othello. Beaucoup de comédies portent un nom commun : l’Avare, le Joueur, etc. Si je vous demande d’imaginer une piece qui puisse s’appeler le jaloux, par exemple,vous verrez que Sganarelle vous viendra a l’esprit, ou George Dandin, mais non pas Othello ; le Jaloux ne peut etre qu’un titre de comédie. C’est que le vice comique a beau s’unir aussi intimement qu’on voudra aux personnes, il n’en conserve pas moins son existence indépendante et simple ; il reste le personnage central, invisible et présent, auquel les personnages de chair et d’os sont suspen­dus sur la scene (Bergson 1970, 394). Moliere a pris un grand nombre de libertés – compte tenu de l’environnement dans lequel il vécut depuis son retour des provinces a Paris6 – afin de mettre a jour de mauvais penchants qui se sont rassemblés de façon cohérente et systématique dans les types caractéristiques de son théâtre, notamment dans les bourgeois qui apparaissent sous la forme des « honnetes hommes ». Les grandes comédies ne peuvent donc etre comprises sans tenir compte du vice que l’auteur a fait incar­ner dans un personnage. Celui-ci s’identifie avec son défaut jusqu’a ce qu’il n’en devienne completement obnubilé. A un certain moment, il n’est plus lui-meme ;il commence a apparaître sous la forme dont les dénominateurs communs ne se réduisent qu’a la complaisance du mal que le vice a occasionnée: celle-ci s’empare,en instance finale, de l’intégralité de son caractere. La typologie de l’écart devient ainsi la supreme force morale de sa dramaturgie. Moliere a été un des trois ou quatre hommes, dans toute l’histoire de la litté­rature, dans toute l’histoire de l’humanité, qui aient réussi le plus pleinement a dresser en pleine vie les types humains (Faguet 1914, 179). Moliere est – in fine – le maître du sursaut métonymique7 au cours duquel il transforme une figure humaine, existant concretement et portant son nom propre qui la distingue des autres a l’intérieur d’un groupe social – en type, en en donnant l’exemplaire infrangible. Il ne se présente désormais que par le nom commun, sé­paré a jamais du modele qui l’a inspiré une fois. Le degré nec plus ultra de la typologie du théâtre de Moliere est la monoma­nie : le personnage réduit a un vice et inconscient des séquelles que celui-ci effec­tue sur lui et sur l’ensemble de sa famille s’appelle monomane. Pourtant, la mono-manie n’est autre chose que la singularité d’un type social (le plus souvent le pater familias) poussée jusqu’a la noirceur. In nuce, le retour aux données immédiates de la conscience, aux structures transcendantes de celle-ci et a l’essence des etres que le dramaturge a fait, lui a permis – en ce qui concerne les traits distinctifs d’un 6 C’était en 1658. 7 Dans ce cas-la on parle du procédé pars pro toto. bourgeois respectable avec pignon sur rue, par exemple, d’effacer la distance, l’écart qui sépare celui-ci du monomane, compte tenant de la désignation que dénote ce terme dans son théâtre. Ce qui differe, c’est le niveau de l’articulation : c’est-a-dire a quel point le lectorat (et les spectateurs) sont prets a saisir la différence qu’il y a entre un type virtuel et la gamme de ses incarnations concretes. Comme le 17e siecle tendait a pousser l’individu a disparaître derriere le type général, les hommes durent agir en conformité avec le modele, posé au préalable. Pour les peres de familles (pater familias), alors « couronnes » du microcosme sociétal, cette regle semble presque inévitable. On rappelle : « Chacun doit se situer a l’intérieur des cadres bien déterminés. La singularité n’est plus admise ; elle est dénoncée comme étant anormale » (Horville 1994, 143). Il y a la un paradoxe ouvert, – notamment,comment faire concilier la monomanie et la pratique des normes imposées par l’ « aurea aetas » d’un Roi-Soleil – ainsi qu’un danger résultant de l’analyse dra­maturgique d’une telle antinomie : l’École des femmes et le Tartuffe en témoignent. Considérant l’École des femmes qui « est la premiere des grandes comédies de Mo-liere tant par l’importance du sujet que par l’extreme habileté de l’intrigue » (Faguet 1914, 32), on s’aperçoit aisément que son objectif primordial consiste en la mise en suspens d’une des valeurs de base de la classe bourgeoise. La portée de la cri­tique par laquelle Moliere tympanisait le noyau qui fait la force des sociétés, fut aisément reconnue et replacée dans le contexte : L’École des femmes (1662) réagit contre les sévérités de l’organisation familiale traditionnelle et le prosaisme bourgeois » ( Jasinski 1947, 427). Et : » En effet,Moliere par l’École des femmes portait la hache, et avec quelle vigueur, dans une des institutions les plus cheres a cette société, la doctrine sociale de l’édu-cation des femmes et du mariage. Que cette doctrine eut ses étroitesses, ce n’est pas lieu de l’examiner et ce n’est peut-etre pas sur le théâtre qu’il eut convenu d’en discuter ; ce qui est certain c’est que cette doctrine était par la bourgeoisie française considérée comme sacrée (Danrey 1996, 870). Afin de miner cette doctrine il ne fallait au dramaturge qu’axer la singularité d’une forme abstraite sur un exemple concret : des Arnolphe existaient partout pendant le grand siecle. L’autorité paternelle garantissait notamment la stabilité du modele social : La jeune fille fut élevée au couvent, dans la piété, loin de tout contact avec le monde, et tenue avec soin a l’écart des réalités de la vie ; a l’âge de 18 ans, a 20 ans, elle sortait du couvent pour etre mariée a celui que ces parents avaient choisi pour elle ; elle devenait alors épouse obéissante, mere dévouée, gardienne du foyer, cloîtrée dans son intérieur, comme elle l’aurait été si elle était entrée en religion. Cela faisait des mariages heureux et des maisons solides (Ibidem). Arnolphe est un des peres de l’époque qui n’en manquait pas. Moliere le garnit d’une « accidence » qui est pour le protagoniste de l’École des femmes pourtant de valeur substantielle : non seulement qu’il veuille se revigorer en mariant la fille qui pourrait bien etre son enfant8 mais il apparaît au tout début de la comédie sous un nom qui n’était pas le nom de sa famille. Il a choisit – afin de paraître plus aristocratique l’appellation d’un noble, i. e. de M. de la Souche. C’est un nouveau pars pro toto par lequel le dramaturge indique la volonté du protagoniste de vouloir oblitérer ses origines pour etre mieux acceptable a l’intérieur de la couche sociale dont il est en train de franchir le seuil. Ceci faisant il réaffirme la définition du comique, proposée par Henri Bergson, c’est-a-dire, le conflit entre la rigidité mo-nomaniaque et la souplesse de l’existence : Du mécanique plaqué sur du vivant, voila encore notre point de départ. D’ou venait ici le comique ? De ce que le corps vivant se raidissait en machine. Le corps vivant nous semblait donc devoir etre la souplesse parfaite, l’activité tou­jours en éveil d’un principe toujours en travail (Bergson 1970, 410). En plus : Arnolphe concentre sa personnalité autour d’un seul objectif. Il fait élever Agnes comme s’il s’agissait de sa fille : elle appartient donc a une autre génération : a celle qui n’est pas la sienne. Comme il y avait l’habitude, pendant le regne de Louis XIV, que les parents choisissent soigneusement celui que leur fille mariera lors qu’elle aura quitté le couvent, le comportement d’Arnolphe n’est qu’une antinomie : il voudrait etre le pere et le fiancé en une meme personne. Il se propose comme celui qui a la prérogative de choisir et en meme temps comme l’objet de ce choix. C’est-a-dire qu’il tend a posséder sa femme (Agnes) comme on possede un enfant ou un immeuble, a l’époque. Ce qui est nettement du méca­nique plaqué sur du vivant. Son fond, c’est l’instinct despotique, l’amour féroce de la propriété, le proprié­tisme furieux. Il est le bourgeois qui prétend que sa femme soit son bien comme la maison est son bien (Faguet 1914, 180). L’imagination de l’auteur représente Arnolphe comme absorbé par ce qu’il fait et comme incapable d’appréhender dans quelle mesure son comportement in­fluence sur sa peur primordiale qui est de n’etre pas exproprié. On entend par la la possibilité d’etre privé (dérobé) de ce qui lui tient le plus a cour, c’est-a-dire de sa pupille. Moliere pousse la manie d’Arnolphe jusqu’a ce qu’elle ne rejoigne le fond de son anxiété psychasthénique : rempli d’obsession et en proie a un nombre 8 C’était un reproche qu’on adressait souvent a Jean Baptiste Poquelin: elle concernait sa relation avec les dames Béjart, mere et fille. d’inhibitions, la chose qu’il craint le plus est l’imposture : c’est pour cette raison que ses manouvres vont dans le sens de la seule solution possible, au moins en ce qui concerne son point de vue, c’est de pousser a l’extrémité les regles de la « bienséance » citadine : d’en profiter en pleine licence en installant dans son logis une ingénue. Depuis l’apparition de la classe bourgeoise l’unique élément, que celle-ci put utiliser afin de concurrencer la noblesse, était la devise du colbertisme, c’est-a-dire l’argent et la propriété. Dans le calcul qu’Arnolphe fait, la perte de la dignité que représente l’imposture est équivalente a la perte de la propriété, dans ce cas-la de son orpheline qui est sous sa tutelle. Ce sera un objet qui dans le langage d’Ar-nolphe lui sera dérobé, sans récompense. En tant que monomane il ne voit pas que la seule chose qu’il puisse faire, afin de ne pas devenir cocu, est d’éviter le chemin qu’il est en train de prendre. La femme ne devrait jamais etre traitée comme une propriété. Enfin, la déception d’Arnolphe est le produit du mécanisme théâtral qui débuta par l’idée fixe du premier. Il est confronté au fait que sa fiancé appartient maintenant a un autre,cette fois-ci par la décision souveraine de son libre arbitre. Par la volonté de son pere biologique qui – pour le besoin de la cause – vient d’etre identifié au bon moment,9 Agnes voit le chemin ouvert vers le mariage avec celui qu’elle aime. La « manouvre «  d’Arnolphe ne conteste pas seulement le comportement dans l’af­faire mais pose la question qui a été évoquée en premier lieu, celle de » l’instinct despotique qui n’a pas de limites « (Ibidem). Pour comprendre l’enjeu de Moliere en face des péripéties décrites précé­demment, la citation suivante pourrait présenter une certaine « clef de lecture » : « Moliere est subversif a double titre, en tant qu’ennemi de bien des valeurs établies et aussi des idées reçues » (Cairncross 1988, 11). C’est une appréhension qu’on pourrait corroborer par les griffes que sortaient les adversaires lors de la premiere représen­tation de la Critique de l’École des femmes (Moliere 1956, 521, 1) : Ils disaient bien d’autres choses encore, et plus dangereuses. Ils dénonçaient le caractere scandaleux du sermon et des Maximes. Ils déclaraient que Moliere avait blessé le respect que l’on doit a « nos mysteres ». Ils découvraient dans les Maximes une parodie des Dix Commandement. Moliere commençait-on a dire, était un impie et bon pour le bucher (Adam 1962, 288, 2). L’attitude d’Arnolphe envers Agnes, prise dans l’optique que l’on voit dans l’École des femmes, remit en question ce qui a été habituel et considéré convenable par la classe bourgeoise qui, sous la férule du Roi-Soleil, allait devenir le ferment du royaume : C’est Enrique, beau-frere de Chrysalde et pere d’Agnes. Moliere conquiert le théâtre dans le meme temps que la bourgeoisie s’enrichit et s’éleve au pouvoir. Tout en admirant la bonne santé de sa classe originelle, il insiste sur ses ridicules. Il contribue a codifier et a publier sa morale toute neuve et, au meme moment, il la discrédite par les bons tours qu’il joue a ses représen­tants (Simon 1953, 25). La réaction des honnetes gens qui – visés dans l’intimité de leurs foyers – pré­senterent le sujet du persiflage, fut une chose logique. Créer un barbon qui, poursuivant les normes de l’époque, se propose de marier celle qu’il a faite élever proprement pour les besoins de sa cause, fut une folâtrerie qui criait au scandale, surtout parce que le birbe sortait du quotidien, ayant été pris sur le vif. En meme temps, c’était un exemple « plus que parfait » du mécanique plaqué sur du vivant. C’est miner le paradigme d’apres lequel la classe des hon-netes hommes est ce qu’elle est. C’est mettre en question leur principe vital. La réaction qui ne saurait tarder, ne peut pas surprendre : C’est alors que toutes les rancunes se déchaînent. Nombre de gens se crurent visésquelques-uns avec raisons, dans ce portraits, gravés a la pointe seche, de poete­raux envieux, de critiques aigres, d’amateurs prétentieux et ignorants (Lafenestre,1909, 49). 10 Si Moliere dans l’École des femmes visait comme cible la question de l’éducation des jeunes filles, il change de champ de bataille avec le Tartuffe. Le conflit drama-tique du premier drame se poursuit : Moliere cette fois-ci porte la hache sur la re­ligion : dans la dialectique des enjeux sur le ridicule, on constate que c’est un sujet prenant. Orgon est la figure centrale qui dans les yeux du critique passe pour un honnete homme. C’est lui qui est directement associé a la noblesse (de la Fronde),mettant par ceci en relief les choses substantielles a la cour de Louis XIV. Orgon fut un soldat dans les rangs de la Fronde ce que le roi n’oublia pas : Moliere, il est vrai, a pris soin d’indiquer que son héros n’est pas toujours et partout un imbécile. Dorine nous rappelle que, dans cette guerre de la Fronde que Louis XIV n’oubliera jamais, Orgon a pris parti, et que, dans l’exercice de sa charge, car tout riche bourgeois a sa charge, il a » en homme sage » montré sa fidélité au monarque (Cairncross ; Butler 1988, 73). Pourtant, l’antinomie qui se révele sous la forme du mécanique plaqué sur du vivant apparaît lorsqu’on juxtapose le statut social d’Orgon, qui est pater familias 10 En fait, il étaitquestion d’une des plus grandes cabales dans la littérature nationale, comparable a celle dont l’instigateur secret fut Richelieu (Le Cid (Corneille 1963, 215) : » Il n’est pas possible de parler avec équité de la querelle du Cid sans évoquer en contrepartie celle de l’Ecole des femmes « (Adam 1962, 472,1). en meme temps qu’un honnete homme, au dévouement que celui-ci cultive pour un inconnu, accidentellement rencontré au cours d’une liturgie. Il s’agit la d’un événement qui n’a pas de racine évolutive mais d’un « coup de foudre » pareil a celui qu’éprouvent les amoureux, incapables d’expliquer d’ou provient l’émotion et quelles en sont les causes. De prime abord, cela paraît de la folie. Cet enthousiasme exubérant qui passe la mesure est également contraire a toute forme de la causalité matérielle, qui don-nait a Orgon la primauté sur la famille. La propriété et l’honneur de la position so-ciale entrent ici en antinomie avec les principes indémontrables de l’enseignement évangélique, a tel point que le spectateur soit pret a prendre Orgon pour un fou ou pour un bete. La « bonne nouvelle », pour laquelle l’Orgon s’échauffe sur Tartuffe,exige l’abnégation intégrale en ce qui concerne les choses d’ici-bas : « illum oportet crescere, me autem minui « ( Jean, 3, 30). La seule clé qui pourrait fournir une expli­cation logique a l’aberration d’Orgon, serait qu’a travers la pratique spasmodique de la charité focalisée a l’unique objet, celui du nouvel hôte de la famille, Orgon voudrait faire des actes qui amadoueraient sa mauvaise conscience : celle d’un bourgeois riche, bien établi et dont le quotidien est une négation incontestable de l’austérité qu’exige l’évangile, pris a la lettre. Le dénouement du drame qui remet les choses a la place ou elles étaient lors de l’exposition – en donnant raison au feu bienfaiteur de la figure éponyme de la piece – empeche de pouvoir considérer une telle solution comme probable. Il n’y a donc qu’une interprétation du comporte­ment d’Orgon : On dit : » Orgon est bete. « Ce que nous appelons la betise n’est plus souvent qu’une forme d’intransigeance. C’est du moins cette intransigeance qui constitueles trois quarts de la betise d’Orgon. Orgon est »bete« comme un amoureux, unprosélyte, un totalitaire ou un »mordu« sont betes. A d’autres époques cette betiseeut été traitée sous la forme d’un enthousiasme exaltant (Guicharnaud 1963, 39). L’intransigeance dans la betise est ce qui s’appelle l’aveuglement. C’est un dé-lire caractérisé par la préoccupation unique. Orgon possede sa famille : la question sur la nature de cette possession ne fut jamais posée puisque c’est un fait accom­pli appartenant a la meme catégorie des faits, a priori, que celui d’Arnolphe qui prend possession d’Agnes. En plus : Orgon transmet, saisi par un spasme, dont il n’est lui-meme pas conscient, la possession de sa famille aux mains de Tartuffe.Sans savoir qu’il en est, par ce biais-la, arrivé aux mains avec lui-meme. Il est ravi de voir la générosité de ce qu’il vient d’accomplir. Orgon a tout transmis a son nouvel ami : sa fille, les richesses, la maison et sa femme aussi. Dans les séquences des phrases itérées « Et Tartuffe? » (Moliere 1956, 700, 1) on voit les actes de la remise volontaire de ce qui, pour un mari, devrait présenter une chose inaliénable. Ces actes sont l’exemple de la monomanie basée sur du mécanique plaqué sur du vivant. « C’est que la vie bien vivante ne devrait pas se répéter. La ou il y a la répétition,similitude complete, nous soupçonnons du mécanique fonctionnant derriere du vivant » (Bergson, 1970, 403). Orgon confere sa femme a Tartuffe d’autant plus facilement que celui-ci, par une métonymie fondée en pars pro toto, prend la place de l’épouse de son bienfai­teur, comme suit du dialogue entre Orgon et Dorine.11 C’est a Tartuffe qu’Orgon voue les expressions tendres de l’affection au lieu de les destiner a son épouse : « Et Tartuffe ? » (Moliere, 1956, 700, 1). Elle est pour lui comme inexistante : mieux :elle paraît effacée dans la marée des états affectifs a laquelle Orgon est sans cesse en proie.Tartuffe est une obsession qui domine le cerveau de son mari : dans l’uni­vers mental de celui-ci le centre et la circonférence sont présentés a la perspective de l’unique objet, celui de l’Hypocrite. Bref, il s’agit d’un univers ou Élmire n’est nulle part. Poursuivant son aveuglement jusqu’a la fin il confie a l’imposteur – dans le dernier exces de sa crédulité – la cassette qui pourrait le compromettre grave-ment. C’est Tartuffe qui alors devient maître de la maison. Grâce a un Deus ex machina Orgon est sauvé de l’étripage ainsi que de sa folie. En fait, il réussit a sur­vivre la phase monomaniaque sans qu’il dut en subir des conséquences durables. Il reprend le train de vie qu’il menait avant la rencontre fatale. Dans la série des pieces qui s’attaquent a la bourgeoisie, la suivante est celle qui contient le persiflage du tiers état en titre : le Bourgeois gentilhomme. Moliere se servait d’épithetes qualificatives quant aux titres de ses comédies. Pour rappel : Beaucoup de comédies portent un nom commun : l’Avare, le Joueur, etc. Si je vous demande d’imaginer une piece qui puisse s’appeler le jaloux, par exemple,vous verrez que Sganarelle vous viendra a l’esprit, ou George Dandin, mais non pas Othello ; le Jaloux ne peut etre qu’un titre de comédie. C’est que le vice comique a beau s’unir aussi intimement qu’on voudra aux personnes, il n’en conserve pas moins son existence indépendante et simple ; il reste le personnage central, invisible et présent, auquel les personnages de chair et d’os sont suspen­dus sur la scene (Bergson 1970, 394). Le Bourgeois gentilhomme est l’unique comédie ou le persiflage est inclus dans le titre meme de la piece. En fait il s’agit de l’oxymore : la bourgeoisie et la no­blesse sont deux strates, a l’époque nettement séparées l’une de l’autre. Moliere vise l’indigence de l’esprit de la « gent épiciere » en la mettant dans une situation inférieure – au préalable – quant a la noblesse. C’est son intention. Pourtant la chose est plus délicate et scabreuse qu’elle ne paraît au premier point de vue. Le mot »gentilhomme« s’applique a ceux qui possedent une noblesse 11 Voir supra. légale, apriori. La bourgeoisie est aux antipodes de cela. Si un noble prend la pos­session des privileges des sa naissance et en jouit par la suite, le bourgeois présente son contraire. Il ne peut compter que sur lui-meme. Il doit tout a ses facultés de comprendre, de connaître et d’appréhender ; a ses aptitudes, et a ses compétences qui lui permettent de se débrouiller et de réussir, du point de vue des affaires et des finances, bref du point de vue du mercantilisme dans sa variante a la Louis XIV. M.Jourdain dut, en principe, remplir toutes les conditions requises pour unbourgeois qui a réussi a accomplir ce qu’on demandait a l’époque de quelqu’un a sa place : M. Jourdain est un homme a succes. En plus, c’est un « colbertien » par excel­lence. Tel est l’état des choses au préalable avant que le rideau ne soit levé. Voyant ledécor de sa maison, on sait qu’il s’agit d’un individu au statut social prestigieux. Enoutre, le protagoniste de la piece n’est pas seulement aisé, il est riche. « Il prete incons­idérément de l’argent, mais il sait exactement combien il a preté. Ce n’est pas un homme qui a perdu la tete » (D’Hermies 1935, 8) Bref, M. Jourdain vit « dans la maison ayant le pignon sur rue » (Auerbach 1998, 138). Recruter des maîtres et des musiciens ;constituer un groupe d’instrumentistes pour interpréter des ouvres musicales detoutes sortes ; organiser des réceptions, des dîners, des ballets ; donner des cadeaux ;inviter les gens et les servir, rien ne paraît exagéré quant a ses ressources. De plus : M. Jourdain n’est pas une exception a la regle, c’est une regle. Sa maisonnée est une maisonnée standard quant aux normes qui régirent la vie de la bourgeoisie fortunée dont l’existence se déroulait dans l’aisance et le confort. Au 17e siecle la capacité financiere des familles bourgeoises permettait notamment de faire appel a une large domesticité pour réaliser la totalité des tâches de la vie courante : serviteurs, gouvernantes, précepteurs, maîtres et enseignants se char-geaient de l’entretien de la cellule familiale ainsi que de l’éducation des membres de la famille. Leur objectif fut de leur apprendre l’élégance d’esprit et des manieres,selon un strict respect des mours du temps. En se faisant instruire, M. Jourdain ne fait autre chose que suivre la pratique de l’époque. Il prend a tâche d’atteindre le niveau de « kalos kai akagathos «,12 la perfection de l’honnete homme : La cour royale et les nombreux salons mondains qui s’organisent a Paris éla­borent un modele, celui de l’honnete homme », auquel il convient de se confor­mer. Personnage universel, l’honnete homme se distingue par sa faculté d’adap­tation : il doit pouvoir faire bonne figure en toute circonstance. Pour atteindre ce résultat, il lui faut (…) avoir des connaissances sur tous les sujets. Voila qui lui permettra (…) de briller au cours des conversations, dont la pratique devient un véritable art (Horville 1994, 144). M. 12 En grec, « beau et bon ». Jourdain veut devenir membre de la communauté des gens vertueux, bienséants et honorables pour lesquels écrivent les auteurs contemporains, notamment Mo-liere. In fine le « bourgeois gentilhomme » « témoigne de l’émergence et de l’affirma­tion croissante de la bourgeoisie a l’intérieur de la société de ce siecle, face a la noblesse qui occupe tout l’espace de la conscience sociale ».13 Et il a les moyens pour parvenir a son but. Les maîtres, les professeurs et les mu-siciens que M. Jourdain invite dans sa maison ne sont qu’un cout insignifiant pourson budget : il est un disciple fervent et concentré qui s’applique a atteindre l’idéal de l’époque. Il n’y a rien d’irrationnel dans ce qu’il fait. Il comprend les choses avec pé­nétration : il s’avere etre perspicace et clairvoyant, soucieux quant au but qu’il pour-suit. Il agit comme un bourgeois lorsque celui-ci monte en franchissant les obstacles.Au bout du compte : M. Jourdain est un « porte-parole » remarquable de sa classe.De ce point de vue la désignation du « monomane » s’appliquerait difficilement alui. Il suffit de prendre en considération les preuves subséquentes de son aptitude a priori, données supra, dans les paragraphes qui précedent. Contrairement a l’exposition de l’École des femmes et celle du Tartuffe qui présentel’action (dramatique) dans laquelle sont pris Arnolphe et Orgon comme l’action syn-thétique, celle de M. Jourdain est en fait analytique : elle tire son origine des mo­ments qui sont ante litteram, c’est-a-dire qui se sont passés avant que le rideau ne soitlevé. Le choix du titre pourrait s’expliquer donc par un certain embarras de l’auteurconcernant la vraisemblance du protagoniste. Afin de renforcer l’intentionnalité de l’intrigue, c’est-a-dire, garantir que celle-ci soit en intégralité orientée vers un seul ob-jet – et c’est la monomanie de M. Jourdain – il a du choisir un titre qui dit un mot de trop de ce qu’il fallait. Le titre a de la vigueur : il sous-entend une offense univoque a l’égard de la classe bourgeoise. Par la métonymie qu’il contient, il communique lemessage qui crée une situation embarrassante et meme des risques d’erreur.14 Considérant la maxime de Nicolas Boileau : « Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable : Le vrai peut quelques fois n’etre pas vraisemblable » (Boileau 1961, 172) on pourrait se demander si l’oxymore que le titre évoque implique le caractere de ce qui semble vrai, juste, aux yeux du sens commun et qui comme tel est la maxime principale du classicisme. Et en conséquence, si la figure de M. Jourdain, considé­rée dans l’entiereté de sa personne, i. e. diachroniquement, répond aux normes de la vraisemblance, celle-ci étant une des regles de l’identité de l’art classique sans laquelle le théâtre classiciste15 ne serait pas. 13 Cf. : http://jack-martial.chevalier.over-blog.com/article-mon-ideal-l-honnete-homme-du-xvii­ siecle-105067950.html (consulté le 8 juillet 2018). 14 On pourrait se servir d’une formule plus explicite : c’est que M. Jourdain serait un niquedouille puisque il vient de la strate sociale ou prévaudraient des nigauds. 15 Y compris le théâtre de Moliere. En plus : l’analyse de la piece ne peut passer outre le fait que les maîtres, les musiciens et les autres « invités » dans la maison de M. Jourdain paraissent eux­memes comiques, a leur tour : c’est-a-dire qu’ils satisfont a la perfection au critere de la souplesse naturelle s’opposant a la rigueur. Ils pourraient bien assumer le rôle inverse de ce qu’on pourrait attendre de leur part. L’ouverture de la piece révele notamment du mécanique plaqué sur du vivant : il s’agit de la maniere par laquelle les maîtres présentent leurs disciplines et insistent sur leurs importance et avan­tages. Ce n’est pourtant qu’une introduction aux passages ou ils s’écartent le plus du dynamisme et de la souplesse que constituent le rythme naturel de l’existence humaine. C’est la scene de la contestation sur les soi-disant primautés de leurs branches. Leur dispute qui amene des échanges de paroles, puis d’actes hostiles est un des passages du Bourgeois gentilhomme ou on constate la prévalence des élé­ments de farce par rapport a ceux de la haute comédie.16 Les échanges de violence que les « maîtres » entreprennent est un indice exquis dénotant l’inanité de leurs disciplines et d’eux-memes, mutatis mutandis. Ainsi : Monsieur Jourdain.— Monsieur le philosophe. Maître de philosophie.— In-fâmes! Coquins! Insolents! Monsieur Jourdain.— Monsieur le philosophe.Maître d’armes.— La peste l’animal! Monsieur Jourdain.— Messieurs. Maîtrede philosophie.— Impudents! Monsieur Jourdain.— Monsieur le philosophe.Maître a danser.— Diantre soit de l’âne bâté! Monsieur Jourdain.— Mes­sieurs. Maître de philosophie.— Scélérats! Monsieur Jourdain.— Monsieurle philosophe (Moliere, 1956, 527, 2). La réaction de M. Jourdain est significative : » Comment ? Marauds que vous etes ... Le philosophe se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups, et sortent en se battant » (Ibidem). M. Jourdain prend le rôle qui est le contraire exact de celui qu’il assume dans la comédie : il se moque de ceux qu’il a lui-meme désignés afin qu’ils operent la transsubstantiation de son etre du « bourgeois » au « gentilhomme » : « Monsieur le Philosophe, Messieurs. Oh ! Battez-vous tant qu’il vous plaira, je n’y sau­rais que faire, et je n’irai pas gâter ma robe pour vous séparer » (Moliere, 1956, 528, 2).Le procédé auquel on assiste s’appelle le dérangement, le renversement de l’ordre habituel. Il arrive comme une sorte du revirement : les rôles changent : les piégeurs deviennent eux-memes piégés. Ainsi : La littérature moderne a exécuté bien d’autres variations sur le theme du voleur volé. Il s’agit toujours, au fond, d’une interversion de rôles, et d’unesituation qui se retourne contre celui qui la crée. Ici se vérifierait une loi dontnous avons déja signalé plus d’une application. Quand une scene comique a 16 La piece originairement appartient au genre des comédies de caractere, ce qui est le plus haut nive­au de la comédie. été souvent reproduite, elle passe a l’état de « catégorie » ou de modele. Elledevient amusante par elle-meme, indépendamment des causes qui font qu’ellenous a amusés (Bergson 1970, 432). Finalement, M. Jourdain prend le rôle qui a été destiné a ses enseignants :ceux-ci se retrouvent la ou ils voudraient voir leur « éleve », c’est-a-dire, audébut du « pont aux ânes ». En tant que figure rhétorique il s’agit d’un quipro-quo, d’une interférence de deux séries que constituent d’un côté les enjeux des« maîtres » et les réactions de M. Jourdain de l’autre. Le lecteur comprend que c’est celui-ci qui est généralement dupé dans la piece. De l’autre côté il voit quele sujet dupé a réussi a jouer une duperie a ses dupeurs, ce qui redouble sonintéret. Bergson dit : Une situation est toujours comique quand elle appartient en meme temps a deux séries d’événements absolument indépendantes, et qu’elle peut s’interpré­ter a la fois dans deux sens tout différents. On pensera aussitôt au quiproquo (Bergson 1970, 433). C’est un quiproquo référentiel dont l›effet est de jeter la lumiere du doute sur le comportement des enseignants et sur leurs doctrines. C’est un cas tres particulier que Moliere – afin de sauvegarder son effet – ne reprendra plus dans la piece : Et il nous fait rire parce qu’il rend manifeste a nos yeux l’interférence de deux séries indépendantes, source véritable de l’effet comique. Aussi le quiproquo ne peut-il etre qu’un cas particulier. C’est un des moyens (le plus artificiel peut­etre) de rendre sensible l’interférence des séries ; mais ce n’est pas le seul. Au lieu de deux séries contemporaines, on pourrait aussi bien prendre une série d’événements anciens et une autre actuelle : si les deux séries arrivent a interfé­rer dans notre imagination, il n’y aura plus quiproquo, et pourtant le meme effet comique continuera a se produire (Bergson 1970, 434). Pourtant : une lecture attentive démontre que la dégradation que Moliere en-treprend a propos des bourgeois tend a modifier la classification typologique de l’ouvre meme : il y a des passages qui sont notamment plus proches du drame que de la comédie de caractere. Dans son théâtre, ce n’est pas inusuel. Le Misanthrope connaît le mélange des genres : George Dandin de meme. Pourtant, considérant Le Bourgeois gentilhomme du point de vue du colbertisme, on voit que les élé­ments par lesquels M. Jourdain voulait s’anoblir appartiennent au passé et figurent comme superflus : M Jourdain, « le philosophe sans le savoir » , arriverait a com-prendre que l’ere de la noblesse n’est plus. Ce qui compte c’est l’adresse, l’aisance et la dextérité qui permettent de profiter des situations avantageuses et de gagner. Le 17e siecle fut une période propice. C’est le « bourgeois gentilhomme « qui s’en rend compte (le premier) puisque dans le dialogue qu’il échange avec le maître de philosophie, il conclut : Monsieur Jourdain. Mais de toutes ces façons-la, laquelle est la meilleure ? Maître de philosophie. Celle que vous avez dite : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Monsieur Jourdain. Cependant je n’ai point étu­dié, et j’ai fait cela tout du premier coup (Moliere, 1956, 533, 2). M.Jourdain, « le bourgeois gentilhomme » s’avere etre plus sage et plus in­telligent17 que son maître qui devrait lui apprendre la sagesse (en commençant par l’alphabet, la phonétique et les « regles » que l’ordre des mots devrait suivre dans une phrase banale en français). Le terme « la philosophie » est composé de « philein » et « sophia », l’amour du savoir ou de la sagesse. Celle-ci préfererait le protagoniste de la piece a ces maîtres. Par ce biais on est revenu au point de départ, avant que le rideau ne soit levé :le bourgeois est la figure la plus apte : elle a plus de capacités et plus d’intelligence que les autres membres du réseau social : comme le bourgeois ne pouvait compter que sur lui-meme il a acquis des aptitudes qui au temps du Louis XIV lui per-mirent de faire son entrée sur les tréteaux de l’histoire. La leçon que Moliere a déduit des trois pieces dont l’analyse forme l’essentiel du présent écrit, se confirme a propos des comédies qu’on n’a pas pris en considé-ration : l’Avare contient une critique peut-etre encore plus sévere de la bourgeoi­sie : Moliere concentre son attention sur le point précis qui fait toute l’ontologie d’un de sa classe : sur l’argent. La, on voit qu’Harpagon est la face cachée d’Ar-nolphe : les deux  patres familias sont consommés par le souci unique, c’est-a-dire par le fait qu’ils sont incapables d’appréhender a quelle mesure leur comportement influence sur la peur primordiale qui est de n’etre pas exproprié. On entend par la la possibilité d’etre privé (dérobé) de ce qui leur tient le plus a cour, c’est-a-dire de l’argent en tant que garantie du statut social. Argan du Malade imaginaire présente de ce point de vue le dernier pas en avant : C’est en fait un drame dont le sujet est l’illusion que la santé puisse s’acquérir par l’argent. Que la santé soit la chose la plus précieuse, Moliere le savait bien : jouer Argan était son dernier rôle :il est mort lorsqu’il s’efforçait de rendre l’illusion plausible. Il ne lui restait que la rancune, contre l’argent et la santé en premier lieu. La contradiction que le dramaturge « de la Cour » faisait des gorges chaudes de la classe sociale qui avançait « le tambour battant », pourrait s’expliquer par le suivant : Moliere aurait méprisé les bourgeois par une sorte de réflexe de défense : 17 On prend le mot « intelligence » dans le sens étymologique du mot: « inter » et « lego », i. e. etre ca­ pable de lire « le dedans » des choses, leur quiddité. M. Jourdain est dans ce domaine plus universel que ses maîtres. bien qu’il soit sorti de leur rang, il n’a jamais pu devenir égal a eux en termes de la rentabilité de leurs revenus qui (seule) permettait la montée a l’échelle sociale de l’idéologie prédominante du moment, i. e. du colbertisme. Bien que ses ouvres aient été acceptées et admirées par la cour, il ne pouvait évidemment se soustraire a l’image que les comédiens et les dramaturges a l’époque, porterent comme un signe marqué au fer rouge sur la peau, durable, voire définitif. Cette empreinte fut celle des individus hors caste, des parias. Ce qui séparait l’auteur de grandes comédies des normes de la classe naissante,marchant vers ascension, pourrait se formuler de la sorte : « Les hommes de théâtre sont a cette époque en marge de la société ; la foule les aime parce qu’ils l’amusent, mais la société les méprise et l’Église les excommunie » (Danrey 1996, 864). Il y a la une question rhétorique : que pourrait-il etre pire pour les adhérents d’une nouvelle strate sociale qui avance infailliblement que le miroir tenu par l’un d’entre eux ? L’image reflétée par la glace viserait leur comportement et leur montrerait a quel point l’arrivisme convulsif est en contradiction avec les postulats ayant permis a leur état d’effectuer la longue marche a travers l’histoire. Oui ou non ? En plus : ce serait leur rappeler les origines qu’ils voudraient surtout oblitérer ? De ce point de vue, le conflit entre Moliere et les bourgeois ne semble plus inexplicable. BIBLIOGRAPHIE Abry, Emile. Histoire illustrée de la littérature française. Paris : Didier, 1946. Adam, Antoine. Histoire de la littérature française. Paris : Editions mondiales, 1962. 1–2. Auerbach, Erich. Le culte des passions. Paris : Macula, 1998. Bluche, François. Louis XIV. Paris : Fayard, 1986. Burke, Peter. Louis XIV. Paris : Seuil, 1995.Butler, J. B. « Orgon le dirigé ». In L’Humanité de Moliere, édité par John Cairn- cross, Paris : Nizet, 1988.Cairncross, John (éd.). L’Humanité de Moliere. Paris : Nizet, 1988. Boileau, Nicolas.: Ouvres. Garnier, Paris, 1961. 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Mešèanski razred je v razmerah tedanjega politiènega sistema osnovanega na merkantilizmu namreè napredoval na mesto,s katerega še danes obvladuje veèino sveta. Veliki dramaturg je izšel iz njihovih vrst, a se zaradi splošnega odnosa do njegovega stanu, z njimi ni mogel identificirati. Èe so imeli mešèani narašèajoè ugled in prevladujoè finanèni položaj, se je Moliere boril za svoj ob-stoj. Pozorno branje njegovih kljuènih komedij to odkrije. Kljuène besede: Moliere, komedija, kolbertizem, mešèan, komièno, Henri Bergson, mon­omanija, mehanièno, živo, mehkoba, retorièna figura. The colbertism in the comedies of Moliere The article deals with the role of the bourgeois in the great comedies of J. B. Moliere. It shows the artist’s dichotomy regarding the class which was – in the time of Louis XIV – getting the decisive influence over the “state affairs”. The article tries to find the answer why. Key words: Moliere, comedy, mercantilism, bourgeois, comical, Henri Bergson, monoma­nia, mechanic, living creature’s organic movement, rhetorical figure.