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LE SENS DE L'HONNEUR CHEZ QUELQUES HOMMES D'AFFAIRES A ZADAR AU XIVe ET AU XVP SIECLE
Sabine Florence FABIJANEC Institute of History, Croatian Academy of Sciences and Arts, HR-IGOQO Zagreb, Strossmayerov trg 2
SYNTHESE
Dans celte étude, l'auteur s'est servi de trois actes de gouverneurs de Zadar, de plusieurs documents notariés, ainsi que de certains décrets du Statut de la ville. Ils contiennent le témoignage de quatre procès ayant eu Heu à la suite de délits de justice commis par des hommes d'affaires. ¡1 est possible de distinguer deux malversations de nature économique : un débiteur insolvable devant vendre tous ses biens aux enchères et qui s'en trouve ruiné, ainsi qu'un groupe de contrebandiers pris par ta justice et condamnés à l'exil ou aux galères. Les deux autres crimes concernent des cas de moeurs : un marchand ayant violé sa servante, devant payer une pension alimentaire jusqu'à la naissance de l'enfant à venir, et le cas de deux commerçants ayant commis un homicide sur un noble de Hvar, qui sont acquittés grâce à l'intervention de l'évêque de Nin. L'auteur en conclut que la justice zadaroise est plus soucieuse de sa sauvegarde économique que de la morale privée.
Key words: ethics, honour. merchants, tegal system, Zctdar, 14-I6'h centuries
"Tu dois être honorable, prude et honnête, et fait en sorte que ta famille apprenne plutôt la bonne vie à travers ta vie pratique que de tes leçons, car les actes sont plus formateurs que de longs discours". Tels sont les conseils que prodigue le marchand ragusain du XVe siècle, Beno Kotruljevic, dans son livre Délia mercatura et del mercanto perfetto (Kotruljevic, 1985, Livre IV, § 3. f° 87. 212). Cet ouvrage, rédigé en 1458. est un manuel pratique à l'usage des marchands. Il décrit et commente aussi bien les techniques du négoce et des finances que les valeurs morales dont doit être pourvu tout homme d'affaires. Sa publication et l'intérêt qu'il suscite vont de paire avec l'avènemenl aux XIVe-XVe siècles d'un nouveau courant socio-économique, qui
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confère aux hommes d'affaires un rôle décisif dans la société'.
En effet, entre 1275 et 1325 une révolution sociale et commerciale a lieu. Elie confirme la mise en place d'une population marchande sédentaire. Les échanges économiques établis dans les foires de Champagne au XIIIe siècle ont formé essentiellement des hommes d'affaires nomades qui se déplacent de leur ville d'origine vers les foires. Au XIVe siècle, ces entrepreneurs, en premier lieu des Italiens, se sédentarisent. Ils deviennent les responsables de grands centres économiques en dirigeant sur place leurs succursales extérieures permanentes; ils sont présents sur les places monétaires par l'intermédiaire de leurs partenaires étrangers. De sorte qu'aux XIVe-XVe siècles, le caractère capitaliste du grand commerce et de la finance s'est affirmé, et avec lui, la profession des hommes d'affaires.
Toutefois, cette évolution est en butte avec l'idéal de la Chrétienté occidentale. Parmi les techniques financières mises en place, le circuit des lettres de changes attire particulièrement l'opprobre de l'Eglise. Ces lettres sont en effet susceptibles de cacher une prise d'intérêts. Le temps étant un don inaliénable du Seigneur, i'Eglise condamne la pratique de l'usure (Bernard, 1979). La suspicion de cette institution à l'égard de certaines pratiques financières reste encore en vigueur au XVIe siècle2.
Dans ce contexte, les hommes d'affaires sont des individus dont l'éthique est souvent suspectée. Néanmoins, l'Eglise a elle-même besoin des services de ces nouveaux hornini mercatori. Aussi, durant \ts siècles évoqués, la pratique du commerce et de la finance devient progressivement une activité honorable. L'ouvrage du commerçant ragusain rend compte de cette évolution des mentalités. Qui plus est, afin de se dégager de tout aspect de mauvaise conscience, les hommes d'affaires investissent beaucoup dans les oeuvres de bienfaisance à des centres religieux. A ce titre, les commerçants de Zadar ne dérogent pas à la règle3.
L'étude a précisément pour objet d'observer, à partir d'un échantillon de cas, le caractère moral des hommes d'affaires travaillant à Zadar. Elle s'inscrit précisément dans ce climat de valorisation du marchand en tant qu'agent économique important. Or nos personnages, tous des entrepreneurs commerciaux, sont coupables, au contraire, de quatre types de délits qui blessent le sens moral. Deux activités concernent uniquement Je domaine de l'entreprise économique: l'escroquerie et la contrebande. Deux autres situations sont directement attachées aux questions de mœurs: le viol et
) Sur l'évolution du personnage d'homme d'affaires dans la société médiévale, voir en premier lieu Renouard, 1953, et Sapori, 1949. Ces auteurs insistent surtout sur le rôle économique joué par les entrepreneurs commerciaux dans Sa vie des cités italiennes el n'abordent qu'en second plan leur implication morale et leur influence sur les changements de mentalité.
2	En 1571, le pape Pie V émet la bulle in Eam qui condamne la possibilité de tirer un bénéfice sur une opération de crédit par la voie des changes secs el fictifs; Roover, J970.
3	II est fréquent qu'au moment de la rédaction de leur testament, ces hommes d'affaires lèguent une partie de leurs biens à des fins caritalives et pour la récitation de messes destinées à leur accorder les faveurs de l'au-delà. Fabijanec. 1992. § La piété devant la mort.
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Je meurtre. C'est pourquoi cette recherche a été réalisée à parlir du dépouillement de comptes-rendus de procès. Il s'agit des actes juridiques de trois comités et d'un acte notarial de Zadar. Ces manuscrits contiennent le plus souvent le chef d'accusation, l'appel à témoins, l'interrogatoire et la sentence, constituant ainsi une riche documentation
L'analyse est divisée en trois parties principales. En premier iieu, il est nécessaire de comprendre dans quel climat politico-juridique la vie urbaine zadaroise est organisée. A ces fins, je vais décrire l'organisation du système pénal qui régule les affaires de justice criminelle à Zadar durant les périodes concernées. On ne peut définir, en effet, la responsabilité morale d'un individu sans connaître les priorités éthiques de la société qui la juge. Qui plus est, l'honneur est un concept à double sens. Comme le souligne Frank Stewart dans ses travaux4, l'honneur est d'une part une prise de conscience individuelle, introvertie, et d'autre part un jugement de valeur social, extraverti. En second lieu seront présentées les quatre affaires : les marchands incriminés. !c contexte dans lequel s'inscrivent leurs griefs et leurs motivations, s'il y a lieu. Comme dans tous les cas, les affaires sont passées devant le tribunal, le dernier point de l'analyse, enfin, porte sur les condamnations finales. Ces dernières ont bien sûr des conséquences sur la responsabilité morale des inculpés, mais elles éclairent également sur les priorités politiques et sociales des jugements de la société zadaroise face aux expressions multiples du déshonneur.
Dans notre conception actuelle, il y aurait une hiérarchisation du crime qui dénoncerait, dans l'ordre croissant, l'escroquerie, la contrebande, le viol et le meurtre. Or les organes du pouvoir ont-ils bien la même vision que nous de ces délits? En effet, il peut advenir que la gravité du méfait est condamnée autrement à l'époque que d'après nos critères contemporains. Les justifications propres aux coupables et, surtout, les intérêts de la justice urbaine, peuvent être la cause de divergences de jugement.
1. Le système juridique à Zadar
Le Statut de Zadar de la fin du XIIIe siècle et les Reformationes5 rédigées au cours des XVe-XVIe siècles, sont à la base du système juridique de fa ville''. A la lecture de ces textes, on constate qu'il pourrait y avoir une justice "à deux vitesses". Les affaires de nature économique et fiscale, les questions de dettes, de contrefaçon chez les corps de métier, de ventes prohibées, sont soigneusement régulées en un
4	Pour avoir une notion plus claiie du sens (le ce mot. voir Stewart 1995 et l'article du même auteur, "Wh3t is honor?", publié dans ce numéro d'Acia Histriae.
5	Voir l'édition complète du Statut el des Réformes, statut
6	On trouve d'ailleurs ces Statuts c-t Réformes dans de nombreuses autres villes dalmates rattachées au territoire politique vénitien: Split. Trogir, Korcula, Sibemk, Poljica.
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nombre important de décrets1. Cette caractéristique est répandue en Dalmatie. A Split. par exemple, sur les 603 chapitres de son Statut, 26,58% d'entre-cux concernent les activités économiques (Raukar, L996). Ce type d'affaires en justice suppose des appels de la Cour en bonne et duc forme avec la présence des avocats et des témoins.
En revanche, les crimes de droit commun suivent une procédure plus sommaire. D'une part, il est permit à n'importe qui d'arrêter un brigand, un voleur de grand chemin, et tout autre criminel passible de la pendaison, sans mandat d'arrêt, pour le remettre à la Cour de justice de Zadar. Cette capture est considérée comme un acte légal d'appel à la Cour (Statut, Livre II, § 15, 137). D'autre part, il n'y a pas de sanctions préalablement prévues pour les délits de voie de faits. Les sentences contre des particuliers sont laissées au seul jugement du gouverneur de fa ville, le cornes* -ce dernier devant se référer à la coutume. Les procès mettant en scène des hommes d'affaires à Zadar s'inscrivent donc dans ce contexte différentiel.
Un dernier point important reste à souligner quant au décryptage de ces textes de loi. Le terme honor n'apparaît qu'une seule fois dans le Statut - en association avec le terme cives - au moment de la description des conditions nécessaires à l'obtention de la citoyenneté zadaroise (Statut, Reformationes, 494-495). En devenant citoyens de la ville, les individus bénéficient de la protection du gouvernement dans les affaires communales, juridiques et économiques et de l'obtention d'autres privilèges; ils jouissent de l'usage du terme d'honor. Ce titre, en promouvant un individu du rang d'étranger à celui de citoyen de la ville, permet d'obtenir des fonctions variées dans les services officiels de la cité. Mais il se réfère également aux obligations et devoirs des citoyens envers Ja commune et le gouvernement qui les protègent. Il sous-enfend le respect, dans la vie quolidienne, des lois statutaires de la commune, la fidélité et la loyauté envers l intérêt commun en temps de paix et de guerre9 On en est à supposer que le fait de commettre une infraction à ses devoirs retire au citoyen fautif le privilège d'être considéré comme quelqu'un d'honorable. Cette hypothèse n'est toutefois pas explicitement confirmée. De plus, on ne connaît pas le sort moral qui touche les étrangers inculpés dans une affaire judiciaire, puisque de toute façon ils sont dépossédés du titre d'honor.
7 La première partie du Uvre II! esc consacrée aux prêts e! aux divers type; de conclusion de contrats commerciaux; le livre IV rapporte presque exclusivement le règlement des affaires en mer. des navires, des relations entre commanditaires, patrons et marins,
fc Sur la base d'une accusation et après enquête, le cames a les pleins pouvoirs pour agir contre toute sorte de crimes réalisés à Zadar et sur son district, sans procédure et en dehors de l'ordre juridique conventionnel H peut condamner selon sa conscience en tenant compte de la nature du délit et du rang de l'accusé; Statut. Refonmitiane.i n° S0, 577. Aucun appel ne peut Sire fait après sa condamnation. Statut, Reformat tones n" 81, 577.
9 Ladic Z., "The notion of honour in the relationships between subjects and authorities on the example of Zadar in the first half of the fourteenth century", article public dans ce numéro d'Acta Histriae.
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II. Les quatre actions déshonorantes.
Avant d'observer les quatre situations, précisons que les inculpés n'ont pas été explicitement accusés dans les textes d'être des individus sans honneur. Le mot honore ne figure pas dans ces sources. Ce constat n'a pas pour surprendre, puisque le terme est invoqué une fois pour toutes dans l'attribution de la citoyenneté. Reste que ces hommes d'affaires - qu'ils soient citoyens de la ville ou des étrangers, à en juger par leurs réactions, ne se sentent pas déshonorés. En revanche, dans certains procès, on sent que le cotps juridique et l'opinion publique qui les entourent réprouvent leurs actions. 11 s'agit donc surtout d'un jugement venant de l'extérieur concernant leur honneur, et non d'une vision intrinsèque aux fautifs. On en revient à la notion de l'honneur sous ses deux aspects, suivant que l'on le considère en son nom propre, d'après sa vision personnelle du concept, ou dans le contexte social, suivant les observateurs extérieurs avec leur définition du terme10.
1") Le drapier Luc Leonis
Ce personnage apparaît pour la première fois dans un manuscrit de 135G en tant que modeste marchand. Il réalise une très rapide ascension sociale grâce à ses engagements en collégence'1 avec des patriciens aisés et en vue de la ville. Une fois établi, il conforte son négoce des draps, acquiert des salines, prête de l'argent, vend et achète des esclaves, devient fermier du Trentième royal en Dalmatie et possède son propre sceau (Fabijanec, 1999). Tout en lui donne l'image d'un commerçant bien intégré dans la société zadaroise et doué pour les activités économiques en vigueur à l'époque.
Cependant, Luc a un grave défaut : il ne paie pas ses dettes. A quatre reprises (en 1375 et en 1382), il est convoqué par la Cour sous le coup des accusations de ses partenaires économiques1Ainsi, qu'il soit le garant d'un tiers ou l'emprunteur, il doit des sommes importantes allant de 50 à 200 ducats (Fabijanec, 1999).
De prime abord, son comportement s'oppose à l'éthique commerciale. Beno Kotruljevic, en effet, prend à son compte un proverbe catalan selon lequel: "qui est
10 Ces dernières réflexions sont un complément rendu utile suite à une question de Frank Stewart sur la présence ou non du terme (l'honore dans les sources. Je l'en remercie vivement de sa remarque.
1 i La collégence, collegancùi, est une forme de société commerciale conclue sur contrat entre deux ou plusieurs individus. Quelques uns y investissent leur argent, tandis que les autres y engagent leur savoir faire et sont chargés du négoce.
12 Le principal requérant est. à deux reprises, le charpentier Biaise son associé. Dès 1375, il s'avère que Luc n'a pas prêté comme il faut le serment sur les reliques <le saint Chrysogon dans une affaire de remboursement de dette entre les deux associés Biaise réclame donc son dû. En 1382. Biaise accuse à nouveau Luc de ne pas lui avoir payé sa part de bénéfices dans une collégence de draps de soie; Fabijanec, 1999.
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bon payeur est bon pour le reste" (Kotruljevié, 1985, Livre 1, § 9, F 25. 146). Assurément, cet auteur reprouverait les retards prolongés de paiement de Luc Leonis. Reste à connaître les verdicts des procès, durant lesquels Luc a toujours bénéficié de l'appui d'un avocat. Qui plus est, dans la plupart des cas, c'est un conseil de marchands en vue de la ville qui a servi d'arbitrage.
2°) Les contrebandiers
En 1552, trois Italiens, Antoine, Gabriel et Christophe ont fait faire des armes blanches, 460 cimeterres, dans la bourgade italienne de Sacile. Ils embarquent à Venise avec leur marchandise sur le navire de Jean et de son apprenti Michel, en leur promettant une forte rétribution. Ils débarquent à Zadar puis à Sibenik, pour prendre des vivres et des chevaux. De là, ils se dirigent par voie de terre vers l'empire ottoman, à Vrana puis à KJjuc. dans l'intention d'y vendre leurs armes aux sujets ottomans. Antoine et Gabriel sont parvenus au bout de leur entreprise; l'un poursuit sa route jusqu'à Sarajevo et l'autre embarque sur une nef en partance vers Lezhë (Alessio) en Albanie Les trois autres hommes ont moins de chance. Ils sont arrêtés et emprisonnés.
Il s'ensuit une longue procédure. Les trois individus sont interrogés à plusieurs reprises. Ils sont même menacés d'être torturés (d'avoir à faire à la forza délia iusticia), car les deux transporteurs nient au départ avoir eu connaissance de la nature de la marchandise et clament leur innocence. Les agents de la justice criminelle doivent donc user de la terrible menace pour extirper les renseignements voulus. L'un des points significatifs de cette affaire est qu'aucun d'eux ne dispose d'avocat. Aucun moyen de défense ne leur est permis. On se rend donc mieux compte de la marche de cette justice à deux vitesses.
Mais ce qui est le plus symptomatique, eî qui concerne davantage notre propos sur l'honneur, est la justification énoncée par l'un des incriminés. En effet, au cours du second interrogatoire, les agents de l'Etat, offusques, demandent à l'apprenti du navire. Michel, comment se fait-il qu'il ait pu participer à une entreprise aussi blâmable, alors qu'il est bien connu que le transport des armes est interdit sans autorisation, et a fortiori la vente aux "Infidèles". Pour se justifier, Michel déclare "qualche volte anche le donne da bene deventano putane" (DAZd, Antonio Civran, fasc. 7, f° 71-87a.). Nécessité fait donc loi!
Ces deux histoires mettent en avant les infractions commises dans le cadre des activités économiques. Elles témoignent du peu de scrupule dont font preuve certains hommes d'affaires pour s'enrichir. Aussi, certains entrepreneurs ne reculent pas devant l'illégalité cl l'appât du gain peut faire fi des considérations éthiques. Cela nous amène à citer un proverbe bien connu: "L'argent n'a pas d'odeur", dans lequel odeur peut rimer avec honneur. Que cet adage soit mis en pratique à cette époque n'a rien pour surprendre
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Les deux affaires suivantes portent atteinte cette fois aux bonnes moeurs de la société.
3°) Le marchand Mathieu fils de Mirko.
En juillet 1528, la veuve Dobra Disié, une provinciale de l'Ile d'Iz, accuse devant la Cour le marchand Mathieu, dont elle est la servante, de l'avoir violée. A deux heures du matin, lorsqu'elle revenait du moulin à huile, il a usé d'elle charnellement dans sa boutique. Le crime eu lieu huit jours avant le procès. Ce n'était pas la première agression, car la femme de Mathieu, Madeleine, les a déjà surpris en flagrant délit auparavant. Mais ce qui a déclenché l'affaire en justice est que, lors d'un séjour de Mathieu à Venise, la servante annonce à l'épouse qu'elle est tombée enceinte des suites de ce dernier viol. Elle réclame 10 livres de dédommagement. Au cours du procès, elle est secondée par un avocat. De son côté, Mathieu veut se dégager de toute responsabilité (DAZd, Marc Antonio Contaimi, vol. I, F 45-47).
L'attitude de cc dernier n'est pas sans rappeler l'usage répandu du concubinage dans les sociétés italiennes et istrienne.s. Nombre d'hommes ayant pignon sur rue engageaient des servantes et en faisaient leur concubine. L'avenir de ces dernières était par la suite assuré, sous la forme d'une promesse de bon mariage1:1. Vu sous cette perspective, Mathieu se serait pris pour l'un de ces grands seigneurs et ne prenait que ce qu'il considérait comme son du. Or, la veuve Dobra veut faire éclater son honneur perdu afin de le reprendre, au dépend du déshonneur du principal coupable. Son état de grossesse permet de faire voir au grand jour une activité qui aurait été, autrement, plus difficile à faire réprouver, faute de preuve. On peut se demander, à ce titre, si toutes les servantes devenues concubines étaient toujours consentantes. Faute de moyens de défense, il est également possible qu'elles se soient résignées à leur sort. On a peut-être trop vite conclue dans certains cas, que le concubinage, pour être une pratique très répandue, était toujours consentant dès le départ. Mais ce n'est pas ici l'objet d'en juger. Le seul fait que Dobra se soit révoltée montre bien qu'il peut y avoir un malaise et que cette pratique ne va pas de soi.
4°) Les marchands Martin fils de feu Pierre Caravina et Gérôme Castiglioni.
Cette dernière affaire est plus obscure. En octobre 1559, ces deux personnages sont coupables d'homicide sur un certain Julien fils de Michel Pelegrini, noble de Hvar. On ne connaît malheureusement pas les circonstances du crime. En revanche, leur défense est prise par une haute notabilité de la ville, l'évêque de Nin, Marc Lauredan. L'ensemble du manuscrit est surtout un long plaidoyer de cet
13 Voir l'article de Povoto C., "Il concubinato ancillare: rillessioni cia un caso istriano" publié dans II
voi.
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ecclésiastique. Rendant compte de la haine qui divise les parents du défunt et les deux coupables, l'évêque cherche pourtant à concilier les Familles (DAZd, Johannes Morea, b. Iï, fasc. 1/4).
Prenant en considération l'aspect passionnel évoqué par ce membre du clergé, il est plausible que Julien ait ma) agit envers les deux marchands et qu'ils se soient venges sous le feu de l'action. L'autre possibilité est qu'il s'agit d'un accident survenu au cours d'une rixe fâcheuse. L'intervention de l'évêque laisse en tout cas supposer qu'il n'est pas question d'un meurtre avec préméditation réalisé de sang froid.
III. Les sentences.
Le verdict du cornes de Zadar est implacable envers les contrebandiers : les galères durant 18 mois pour l'un des commanditaires et pour le patron du navire, et l'exil pour l'apprenti. Avec une telle sentence, ces individus sont frappés des peines qui concernent îcs pires criminels, au môme litre que les pillards de grands chemins, les traîtres et les meurtriers.
Luc Leonis perd chaque procès cl doit rembourser ses débiteurs. Le dernier procès le ruine, après trente ans de carrière. Suite à un emprunt non restitué, la Cour l'oblige d'abord à donner ses biens en caution à son partenaire lésé jusqu'au délai du remboursement. Mais, faute d'avoir paye, il en est réduit, en octobre 1382, à vendre aux enchères toute sa propriété (avec maison, magasins, boutiques, au centre de la ville). Quatre ans plus tard, il meurt (Fabijanec, 1999) Le jugement est un classique de la procédure judiciaire. La remise de sa propriété en caution est une forme de séquestration, en conformité avec la clause 64 des Réformes du Statut zadarois (Statut, 1985, Livre II, § 64, 187) qui sanctionne les emprunteurs suspects. La vente aux enchères est ensuite décrétée dans les cas extrêmes. La justice zadaroise s'en est donc tenue aux textes de loi sur les affaires économiques minutieusement codifiées, dont on a porté l'attention auparavant.
Dans le cas de meurtre, le cornes décide que les inculpés peuvent librement rester vivre en ville. Ils ne sont donc pas condamnés à l'exil, ce qui est la peine la plus courante pour les meurtriers. De son côté, la famille de la victime pardonne aux deux commerçants. La caution morale de l'évêque a dû jouer pour une bonne part dans un verdict aussi clément.
Quant à Mathieu fils de Mirko, bien qu'il ait voulut se défier de tout engagement durant sa défense, îa Cour le condamne à verser une pension alimentaire à Dobra jusqu'à la naissance de l'enfant.
Tandis que notre sens moral et de l'honneur condamnerait davantage le meurtre14 et le viol, la Cour de Zadar est la plus sévère envers les contrebandiers. Ils ont, en
14 Sous réserve de distinguer le crime passionne! ou accidentel du meurtre réalisé de sang froid.
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effet, porté directement atteinte à la vie politique et économique de la ville - sans compter sur l'opprobre que peut susciter chez la population une telle entreprise avec les ennemis de l'Etat. Il est à craindre cependant que la condamnation ait des conséquences plus graves que la faute commise. Ces hommes entreprenants avaient pour but principal de s'enrichir, sans se préoccuper de l'avis d'une institution quelconque ou des individus. En étant condamnés aux galères et à l'exil, il est possible qu'ils viennent remplir les rangs des brigands dangereux. On constate effectivement, que nombre de ces réprouvés, exilés ou galériens, faute de pouvoir s'intégrer à nouveau dans une vie réglée, se tournent vers le crime crapuleux et le pillage et terrorisent la population15. La sentence sévère de la Cour de justice zadaroise, en voulant protéger les intérêts économiques de la Sérénissime, a pu ainsi contribuer à aggraver le sort de sa population. Qui plus est, ie banditisme crée un climat d'insécurité malsain pour le bon déroulement du trafic commercial, le monde des affaires étant très sensible aux questions de sécurité politique.
L'escroc s'est en quelque sorte condamné lui-même, en conséquence de ses multiples infractions au code de l'honneur des marchands de biens. Qui plus est, son intégration défectueuse dans la société du droit n'est pas sans conséquence sur sa progéniture. En 1394, son fils est condamné à l'évultion des yeux, échappant de peu à la pendaison, pour insoumission et soutien à la révolte de Pagois contre le gouvernement de Zadar16. En un sens, Luc n'a pas servi de bon exemple à son fils, confirmant le bien fondé des allégations de Beno Kotruijevic qu'il est nécessaire au commerçant de donner l'exemple aux autres membres de sa famille.
Mathieu est rappelé à ses devoirs moraux et doit se racheter envers l'enfant à venir. La Cour considère qu'il en a la responsabilité à même titre que tout autre père. Selon le Statut, en effet, la filiation est démontrée par l'opinion publique17. Puisque dans cette affaire, le doute n'est pas permis, la Cour s'en tient strictement aux décrets et rend justice à la future mère, la rétablissant dans ses droits, tandis que Mathieu est le réprouvé.
Quant à l'acquittement des meurtriers, il est justifié par l'imploration de la grâce du Christ. Aussi, on observe que le cornes estime le crime "accidentel", si c'est bien le cas, comme une circonstance atténuante. Il respecte également grandement l'opinion d'un homme d'Eglise, représentant par excellence de l'ordre moral.
15	Voir les réflexions générales de Bcrtosa. 1989.
16	II ne s'agit pas de faire du déterminisme dans ce cas familiial d'insubordination aux règles politica-écomimiques, pas plus que de juger dans un sens ou dans l'autre l'opposition du fils. Les similitudes restent cependant dignes d'être relevées.
17	"L'opinion publique démontre la paternité et les liens sanguins". Si elle lient un individu pour le fils ou la fille de quelqu'un, il n'est pas nécessaire d'exiger d'autres preuves. Cette clause est valable pour les autres liens sanguins, les petits enfants cl la parenté; Statut, 1985, Livre IL § 71. 193.
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Sabine Florence FAKIJANFX: LE SENS DF. L'HONNEUR CHEZ. QUELQUES HOMMES D'AFFAIRES A 7.ADAR . V9-I tO
Quatre délits, quatre jugements. Les sentences montrent tout d'abord que la population médiévale est davantage jugée sur ses actes politiques et économiques que sur ses méfaits d'ordre moral. La justice zadaroise est composée d'individus qui sont en premier lieu des hommes politiques, des personnages économiquement puissants, avant d'être des prud'hommes et des défenseurs de l'ordre moral. Ce constat explique la marche à deux vitesses des procédures juridiques suivant la nature du délit. On explique mieux à l'aide de ces jugements le terme d'konor cité dans le Statut. Il représente avant tout un acte de foi politique, avec une dimension sociale publique et non point privée. Car cette justice est surtout soucieuse du respect de l'ordre économique et du pouvoir en place; l'honneur politique de ses représentants y est en jeu. Tandis que dans les questions de mœurs, elle relègue les responsables à leurs devoirs de conscience. Moyennant finances, le Seigneur se chargera de laver les coupables de leur faule.
L'étude montre également que les hommes d'affaires présents à Zadar sont considérés d'abord comme des agents économiques, des représentants d'un ordre social soumis à la politique d'une puissance économique telle qu'est Venise. Leurs actes dans la vie courante, leur honneur ou leur immoraliîé sont relégués au second plan. Mais, loin d'être "parfaits ' comme le souhaite avcc force le marchand ragusain - l'un des rares professionnels dalmatcs à concevoir l'honneur comme une valeur individuelle, ces entrepreneurs n'en restent pas inoins des êtres humains de chaire et de sang livrés à leurs impulsions et à leur cupidité. La honte ou le déshonneur ne se cachent pas si la passion est leur arme. Contrairement à notre époque, l'honneur individuel n'est pas une affaire intime que l'on préserve du regard d'autrui lorsqu'il est perdu, mais il est extraverti. On le défend en appelant à grands bruits les témoins. 11 est possible que la moindre implication de la justice dans les affaires de moeurs ait permis la prise en main de son droit par soi-même. On en trouve déjà les traces dans les combats de chevaliers pour la défense de l'honneur d'une dame. Cette coutume connaît son prolongement dans la pratique des duels au XVIIe siècle. Quant aux "fautes" envers l'ordre politique, ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui des scandales politiques, le pouvoir en place en a depuis longtemps prévu la nature et les sanctionne sans hésitation.
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Sabine Uorcn« FAHUANEC: Lf; SLNS DE l.HONNEUR CHEZ QIIF.EQUES HOMMES D AFFAIRES A ZA O AR ... 99-HO
POJEM ČASTI PRI NEKATERIH POSLOVNEŽIH V ZADRU MED 14. iN 16. STOLETJEM
Sabine Florence FABUANEC Odsjek za povijesnc znanosti Hrvatske akademije ¿nanosti i nmjetnosti. HR-i0Q00 Zagreb.
Strossrnayerov trg 2
POVZETEK
Že v ¡4. stoletju so poslovneži postali glavni protagonosti v družbenih in političnih spremembah, ki so se takrat začele Širiti po Evropi. Čeprav je bila Cerkev vsaj začasno nezaupljiva do njihovih dejavnosti, pa je ta poklic sčasoma postal spoštljiv. Medtem ko je nekaj trgovcev bodisi s pisanjem bodisi z dejanji poskušalo dvigniti ta stan na raven najvišje vrednote časti, pa je bilo tudi nekaj takšnih, kijih je pravim birokracija posadila na zatožno klop. Avtor je odkril štiri sodne primere, v katere so bili vpleteni pripadniki tega stanu. Dva sodna procesa sta se začela zaradi poslovnik kaznivih dejanj: šlo je za nekega vplivnega trgovca, ki zaradi preža-dolienosti ni mogel več poravnali dolgov do svojih upnikov, in skupino mož, ki so sovražnikom drfave tihotapili orožje. V drugih dveh primerih pa je šla z.a moralne zadeve: trgovca, ki je posilil svojo služabnico, in dvojico trgovcev, ki sta umorila nekega livarskega plemiča. Avtor v prvem poglavju analizira pravni sistem v Jadru in tedanja pravna besedila, v drugem pa se posveča obdolženim, razvoju sodnih procesov, razsodbam in njihovim posledicam. Glede na primere iz različnih virov avtor meni, da je srednjeveška družba gledala na čast predvsem kot na politično in javno dejanje. Srednjeveška družba je ljudi obdolievaUt različno, glede na to pač, ali so bila dejanja ekonomskega značaja in povezana Z državljansko častjo ali pa so bila ta povsem zasebne narave. Tako so beneški in zadarski člani vlade ostreje obdožili vse tiste, ki so ogrozili gospodarski red Serenissime, medtem ko so občinska sodišča razsojala na osnovi Številnih pravnih besedil, ki so obravnavala Že najmanjše gospodarske prekrške. Pravna besedila, ki so imela opraviti z zadevami iz. zasebnega življenja, so bila po drugi strani neprimerno manj toga in preprostejša, sodniki pa bolj pragmatični. In ker se ti niso hoteli globlje vpletati v "zasebna" hudodelstva, so rajši apelirali na zavest obsojenih. Pravica se je delila z različno kompleksnostjo in odločenostjo, tako s strani statutov kot s strani sodnikov.
Na ravni posameznikov se nihče od obdolienih ni počutil osramočenega. Želja po zaslužku je bila očitno dovolj dober razlog za povzročitev delikta; spontani instinkti opravičujejo posilstvo in umor. Individualna z.asebna čast moralne integritete se v zadarski družbi pod beneškim režimom tako zdi obrobna v primerjavi s tem, kitko je na ta koncept gledala javnost.
Ključne besede: etika, čast, trgovci, pravni sistemi. Zadar, 14.-16. stoletje
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ACTA HISTR1AE • 8 • 2000 • 1 (IX.)
Sabine i-lorenc« KABIIANEC: LE SENS DE L HONNEUR CHEZ QUELQUES HOMMES D AFf-AJRES A ZADAR ... 59-t 10
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