Filozofski vestnik | Letnik XXXVII | Številka 1 | 2016 | 7-34 Guillaume Sibertin-Blanc* « Psychanalyse, differences anthropologiques et formes politiques : pour introduire la difference intensive » « On est toujours stupefait par la repetition de la meme histoire : la modestie des reven-dications de minorites, au debut, jointe a I'impuissance de I'axiomatique a resoudre le moindre probleme correspondant. »' Le titre de ce texte ne designe qu'approximativement son contenu, en reliant son point de depart a ce qui reste pour l'instant l'horizon d'une recherche2. Ce point de depart, c'est une interrogation sur les « differences anthropologiques », sur la fagon dont les formations discursives de la politique moderne, « bourgeoise » et « revolutionnaire » a la fois, en ont change le statut et les enjeux, et sur la force de destabilisation critique que la psychanalyse a eu, peut avoir, pourrait rega-gner (tout depend du diagnostic que l'on en fait aujourd'hui), dans les inves-tissements politiques des differences anthropologiques. De cette interrogation, j'emprunterai les grandes lignes de problematisation a celle proposee depuis la fin des annees 1980 par Etienne Balibar, pour des raisons qui apparaitront rapi-dement3. Mais l'hypothese vers laquelle je voudrais cheminer - quitte a la lancer au devant de cette esquisse qui n'en posera finalement que quelques bornes -est que la pensee psychanalytique ne peut prendre une efficacite critique qu'a la condition de se laisser travailler par des anthropologies autres, ou pour le dire autrement, a la condition que la pensee psychanalytique mene jusqu'au bout ce qui fait son tranchant - tirer toutes les consequences de l'heteronomie de 1 G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 588. 2 Ce texte est tire d'une communication prononcee lors du VIIIe colloque de la Societe Internationale de Psychanalyse et de Philosophie : « Psychoanalysis and the Forms of the Political », a l'USP de Sao Paulo, le 23 novembre 2015. 3 Ses premieres formulations remontent a l'analyse de ce qu'il a appele « la proposition d'egaliberte », occasionnee en 1989 par le bicentenaire de la revolution frangaise, et re-editee il y a quelques annees dans La Proposition d'egaliberte (Paris, PUF, 2010) ; on en suivra des jalons ulterieurs au fil des textes regroupes plus recemment dans Citoyen-sujet et autres essais d'anthropologie philosophique (Paris, PUF, 2011). * Universite de Toulouse II-Le Mirail 7 la pensee en s'enseignant a des pensees non moins etrangeres que celles du desir inconscient. Ce serait done se referer ici a une deuxieme problematisation des differences anthropologiques, celle dont temoignent certaines recherches (sur la meme sequence des dernieres decennies que celles de Balibar - bien que les unes et les autres ne se croisent pas) en anthropologie disciplinaire, comme celles initiees par Marylin Strathern dans sa vaste entreprise de repotentialisa-tion reciproque de la lutte feministe et de la contre-anthropologie melanesienne de nos categories de personne, de chose et d'echange, et celles developpees par Viveiros de Castro depuis son ethnographie des Arawete. Le fait que Balibar d'un cote, Viveiros de Castro de l'autre, puissent etre lus aujourd'hui sur le plan philosophique comme les continuateurs de deux des critiques les plus radicales de « l'humanisme theorique » des annees 1960-1970 - celle d'Althusser, celle de Deleuze et Guattari -, ne rend que d'autant plus interessante la fagon dont, ä travers cet anti-humanisme, s'est trouvee desormais reposee la question an-thropologique, aussi bien du point de vue d'une logique de l'inconscient que du point de vue des langages dans lesquels nous pensons et affrontons des pro-blemes « politiques ». Mais ce serait la plutot l'horizon de ce que je proposerai ici en prenant un autre point d'entree, afin de reviser une tentative entreprise il y a quelques annees4 : celle d'une topique du sujet de la politique, ou d'une forme d'ecriture de la poli-tique « moderne » et des apories typiques qui travaillent ses regimes discursifs, qui permettrait de correler la question de la subjectivation politique a celle de l'inconscient, mais qui permettrait de le faire, non pas au niveau d'une « psychanalyse appliquee », ni au niveau d'une « psychologie politique », mais sur le plan d'une problematisation de ce qui se repete dans la politique, et de ce qui fait « symptome » dans cette repetition. Sans doute il y a bien des manieres differentes de concevoir la modernite politique, de la definir, et donc d'en mettre en question non seulement l'ouverture mais du meme coup, fut-ce hypotheti- G. Sibertin-Blanc, « Genealogie, topique, symptomatologie de la subjectivation politique : questions-programme pour un concept politique de minorite », Dissensus. Revue de philosophie politique de l'Universite de Liege, n° 5, mai 2013, p. 102-122 ; Causes mineures. Essai sur le sujet politique, These d'habilitation, Universite Toulouse-Jean Jaures, juillet 2013 ; « Le peuple qui manque, des symptomes au sujet : pour une ecriture topologique des "trois concepts de la politique" de Balibar », conference a l'Institut de Philosophie et de Theorie Sociale de Belgrade, 23 octobre 2013, URL : https://www.youtube.com/ watch?v=JbwGs9YrD9E. 8 4 quement, la cloture. Celle que je proposerai consisterait a la relier a trois compo-santes : a/ la modernite politique se caracterise par l'instauration d'un ordre de repetition, dont il faut comprendre la logique pour en saisir le jeu contraignant ; b/ elle se caracterise par I'equivocite de son sujet, ou l'equivocite des figures de la subjectivation politique, qui n'est pas seulement l'envers de cette repetition mais surtout la seule maniere de la rendre productive subjectivement et politi-quement ; c/ elle se caracterise enfin par un rapport contradictoire entre l'uni-versalite de son discours et sa limite, ou encore, par la contradiction entre une formation discursive dans laquelle « tout est politique » au moins virtuellement (ou au sein de laquelle aucune exclusion du champ politique n'est a l'abri d'etre politisee a son tour), et une limite qu'elle affronte moins comme la frontiere qui la separe « extensivement » de son autre (comme « non-politique »), que sous la forme intensive de son abolition interne (comme « impolitique »). Ce sont les trois points que j'aborderai successivement, en tachant de pointer simplement au fil du propos les deplacements du probleme des differences anthropologiques. 1. Une repetition sans essence : la declaration revolutionnaire de la politique, son universalite intensive, sa contradiction anthropologi-co-politique Si la « modernite politique » se caracterise par la repetition, c'est en un sens dont la singularite peut s'approcher d'abord negativement. C'est une repetition qui n'est pas le resultat d'une conception preexistante de l'histoire, par exemple celle qui, courbant le temps sur un mouvement cyclique, rendrait compte du retour du meme. Mais ce n'est pas non plus une repetition resultant du seul carac-tere structurel de certains types de rapports de pouvoir, de domination ou d'ex-ploitation, qui fonderait la valeur objective des analogies que l'on peut etablir par la comparaison des situations, des formes et institutions de la conflictualite sociale, des « styles » de lutte, des logiques de mobilisation et d'organisation etc., et qui renverraient en derniere analyse a la reproduction historique de ces structures dans la longue duree. C'est au contraire la repetition d'une singulari-te, qui est d'abord la singularite d'un evenement de discours, un enonce correle a un acte d'enonciation inventant un type de position subjective elle-meme ine-dite. Balibar en a analyse la structure en revenant a la Declaration des droits de l'homme et du citoyen proclamee au debut de la revolution frangaise en 1789. Le site historico-politique en question est, non sans importance evidemment, mais secondaire, precisement parce que cette Declaration, dans la materialite 9 meme de son enonce, fut immediatement en exces par rapport aux acteurs qui I'inventaient. Ce pour quoi elle put etre aussitot reprise par d'autres agents qui, au moins dans l'esprit de certains de ses redacteurs, n'y etaient pas comptes. Ä commencer par les femmes, et par les esclaves hai'tiens. L'interpretation balibarienne de la Declaration de 1789 se distingue de deux autres plus usuelles : l'interpretation qui y voit la premiere institutionnalisation de l'idee moderne de droit naturel, qu'elle realiserait sous sa forme radicale en fondant la citoyennete dans les droits imprescriptibles d'une nature humaine ; l'interpretation critique dont Marx a fixe dans La Question juive la structure argumentative, demasquant sous la distinction des deux termes, « l'homme » et le « citoyen », la mystification juridico-politique universalisant sous les traits autonomes d'une citoyennete « formelle » les rapports « ego'istes » et alienants de la societe civile ou s'affaire, sous le masque idealise de « l'homme », l'indi-vidu « reel », c'est-a-dire le bourgeois. Ce sur quoi Balibar attire l'attention, au contraire, c'est le fait qu'il est impossible, dans les 17 articles originaux de la Declaration, de tracer la moindre distinction entre le contenu des « droits de l'homme » et celui les « droits du citoyen ». Impossible, en particulier, de repar-tir les principes de liberte et d'egalite dans un ordre de primaute, de fondement ou de hierarchie de normes. De cette observation simple, les consequences sont extremes, dans tous les sens du terme : radicales et excessives. Elle implique d'abord que les concepts d'egalite et de liberte enoncent moins des principes distincts ou meme des va-leurs complementaires, que des qualificatifs immediatement reciproques : ce qui est egal, c'est la liberte de tous (contre l'inegale liberte des privileges de la noblesse) ; ce qui est libre, c'est l'affirmation d'egalite par ceux qui se recon-naissent reciproquement tels (contre l'egalite dans un commun assujettisse-ment au pouvoir monarchique). D'ou le mot-valise forge par Balibar sur la base de la formule latine aequa libertas : une declaration d'egaliberte, dont aucun des deux elements ne peut etre retranche sans detruire l'autre. Elle implique aussi que les droits de l'homme et les droits du citoyen sont rigoureusement coextensifs, et, partant, que leurs sujets respectifs (« l'homme », « le citoyen ») sont indiscernables. Ce n'est pas une identite stricte, mais presque ; c'est donc une contigu'ite-limite, c'est-a-dire une identification intensive, en degä de tout seuil d'une difference minimale assignable. Et cette identification intensive suffit ä bouleverser ä la fois l'ontologie du sujet politique (ou ce que signifie 10 exister politiquement) et le type d'universalite politique instituee par la Declaration revolutionnaire. Elle a pour effet de produire un universel que Balibar qualifie a son tour d'intensif, cette fois au sens d'une universalite qui ne definit aucun ensemble en extension, qui ni ne quantifie un « genre » ni ne s'attribue en vertu d'une essence positive aux individus qui le composent : son sujet est moins un « tous » ou un « tout le monde », qu'un « quiconque » ou n'importe qui. D'ou la coupure qu'elle opere par rapport aux institutions de la citoyennete de l'Antiquite, de la Renaissance, ou de la ville libre de l'age classique europeen. Ces dernieres faisaient de la citoyennete le correlat d'une appurtenance (polis ou civitas) prealablement determinee par un titre, un statut, une capacite ou une condition. L'universalite « civique-bourgeoise » ne definit ni ne se refere a aucune appartenance determinee. Elle definit au contraire un droit a la politique dont aucun etre humain ne peut etre legitimement exclu quel que soit son statut ou sa condition. Son idealite a ceci de singulier de ne definir theoriquement aucun ensemble extensif, et pour consequence d'ouvrir pratiquement un champ indefini de contestation de toute frontiere delimitant une communaute politique dont certains pourraient etre exclus5. Concluons ces brefs rappels en retenant encore de l'analyse de Balibar deux implications, l'une concernant le registre de repetition logee au creur de la « mo-dernite » politique, l'autre touchant a la question des differences anthropolo-giques evoquee pour commencer. i) S'eclaire d'abord le lien entre la materialite de l'enonce de la Declaration re-volutionnaire et la structure contraignante de sa repetition. Balibar souligne lui-meme que ce qu'il appelle l'universalite intensive de la declaration d'ega-liberte, est a l'evidence le pendant de « son indetermination absolue »6. L'effet de structure de la repetition, c'est d'abord l'ecart entre la fagon dont cette indetermination marque l'enonce revolutionnaire, et la fagon dont elle affecte le plan de son enonciation, et donc son eventuelle incidence performative. D'un cote, sur le plan de l'enonce, son indetermination est precisement ce qui fait toute sa force : elle lui assure son ouverture indefinie, ou s'inscriront aussi bien, et ce des la periode revolutionnaire, « la revendication de droit des salaries ou des dependants que celle des femmes ou celle des esclaves, 5 Voir E. Balibar, La Proposition d'egalite, op. cit., p. 60-63. 6 Ibid., p. 72. 11 plus tard celle des colonises Mais sur I'autre face, cette indetermination fait aussi toute « la faiblesse pratique de l'enonciation » ; ou elle laisse ses consequences entierement sous la dependance « de rapports de forces, et de leur evolution dans la conjoncture, ou il faudra bien construire pratiquement des referents individuels et collectifs pour l'egaliberte, avec plus ou moins de prudence et de justesse, mais aussi d'audace et d'insolence contre les pouvoirs etablis. Il y aura tension permanente entre les conditions qui de-terminent historiquement la construction d'institutions conformes a la proposition d'egaliberte, et l'universalite excessive, hyperbolique de l'enonce. Pourtant, il faudra toujours que celle-ci soit repetee, et repetee a I'identique, sans changement, pour que se reproduise l'effet de verite sans lequel il n'y a pas de politique revolutionnaire »8. 2) Avant de tirer une nouvelle serie de consequences de cet ecart et de cette tension entre la materialite de cet enonce hyperbolique, et l'indetermination du sujet et du referent de son enonciation, soulignons la contradiction qui se trouve immediatement logee dans cette forme discursive. Pour en resu-mer sechement le noyau, il suffit de remarquer ceci : l'universalite civique ne peut manquer de rencontrer la question des « differences anthropolo-giques »9, et cette rencontre ne peut manquer de se repeter incessamment du fait que cette universalite civique n'a pu etre definie dans sa radicalite revolutionnaire qu'en etant immediatement une universalite anthropolo-gico-politique. Cela veut dire d'un cote que la ou citoyennete et humanite, existence politiquement affirmee et existence anthropologiquement quali-fiee, deviennent rigoureusement coextensives en droit, l'universel egalitaire devient lui-meme appropriable par tout mouvement d'emancipation luttant contre des inegalites quelle que soit la « difference », ou la « categorie », au nom de laquelle ou depuis laquelle on s'approprie la declaration politique. Mais en fusionnant ainsi l'anthropologique et le politique, cette universalite a pour revers que toute exclusion du champ politique devra necessairement Ibid. Ibid., p. 72-73. Voir E. Balibar, Citoyen sujet et autres essais d'anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2012, p. 466-515, « Fermeture : Maletre du sujet : universalite bourgeoise et differences anthropologiques » ; repris modifiee dans « L'introuvable humanite du sujet moderne : l'universalite "civique-bourgeoise" et la question des differences anthropologiques », L'Homme, n° 203-204, 2012, p. 19-50. 12 8 se justifier d'une exclusion du champ meme de I'humain (introduisant une contradiction dans I'universel anthropologique), et inversement, que toute difference anthropologique invoquee comme une inegalite interne a I'hu-main se prolongera dans, et justifiera un deni de « droit aux droits », c'est-a-dire d'acces a la politique (introduisant une contradiction dans l'universel egalitaire). Les differences anthropologiques, quelles qu'elles soient (et elles sont par definition aussi variables que non denombrables a priori), entre les sexes, entre les generations, entre le corporel et le spirituel, ou entre le manuel et l'intellectuel, entre le normal et le pathologique, entre le vivant et le mort, etc., ne pourront etre pensees comme des possibilites alternatives, complementaires ou antithetiques de l'humain, sans etre aussi inscrites, au moins potentiellement, non seulement dans des rapports d'inegalite et de servitude, mais dans des productions de sous-humanites, ou d'« humani-te "defective" en race, en sexe, en deviance, en pathologie etc. ». Le terme meme de difference, conclut Balibar, n'etant alors bien souvent que « l'eu-phemisme de cette exclusion et de ces discriminations, avant de devenir aussi, par un "renversement performatif", le mot d'ordre d'une revendication de droits, de dignite ou de reconnaissance dont la modalite politique demeure par definition problematique »^0. Ce qui revient a dire que la repetition de la declaration d'egaliberte est inextricablement liee a la repetition de cette contradiction anthropologico-politique elle-meme, qui en est l'envers. 2. Divisions du concept de la politique, equivocite de son sujet, to-pique de sa cause J'en viens a mon second moment, touchant a l'equivocite du sujet de la politique qui decoule de cette construction. Je n'entends pas par la une equivocite empi-rique, qui va de soi au regard de la diversite des sites sociohistoriques, mais une equivocite conceptuelle, necessaire, et irreductible tant que la politique se prati-quera et s'enoncera sous l'idealite de l'universalite intensive et de la declaration d'egaliberte. Elle doit en ce sens pouvoir faire l'objet d'une deduction, qui part de la « tension permanente » dont il vient d'etre question entre la materialite hy-perbolique de son enonce (en exces sur ses appropriations particulieres) et l'in-determination de son enonciation (en defaut par rapport aux conditions parti-culieres de son efficacite historique), et qui en suit les consequences theoriques 13 E. Balibar, Citoyen sujet et autres essais d'anthropologie philosophique, op. cit, p. 467. 10 14 pour le concept de la politique elle-meme, et pour I'ecriture des problemes de la subjectivation politique que ce concept commande. Il me semble que cette tension ne peut etre transcrite conceptuellement, a minima, qu'au prix d'une division entre plusieurs concepts de la politique, et entre plusieurs figures de la subjectivation politique, entre lesquels il n'est pas question de « choisir » dans l'abstrait, mais qu'il ne s'agit pas davantage de proje-ter dans une complementarite reconciliante ou une harmonie finale. Donc ni refouler la tension de la declaration politique, ni lui chercher une resolution intellectuellement satisfaisante peut-etre, mais perdant aussi la problematicite meme du champ politique. Autrement dit encore, et je me refererai a present a un autre pan du travail de Balibar, celui initie par un texte de 1995 intitule « Trois concepts de la politique : emancipation, transformation, civilite »11, si la politique est d'abord un champ problematique, et non un espace d'« application » d'une theorie, ou meme de « verification d'une supposition » (Ranciere), ou de validation d'une « hypothese » (Badiou), c'est en raison de l'incompletude de chacun de ses concepts, et donc de l'impossibilite de tenir pour autosuffi-sante la subjectivation politique que chacun permet de definir. Aucun ne peut se definir sans une reference differentielle ou negative aux autres, de sorte que les apories propres a chacun ne peuvent etre reperees et analysees qu'en etant deplacees dans le systeme d'inscription d'un autre concept, qui les problema-tise theoriquement et pratiquement sous ses presupposes propres. Cela signifie en somme que la tension interne de la Declaration revolutionnaire ne peut etre analysee dans ses effets qu'au moyen de ce qu'il faut bien appeler en termes freudiens - mais ils sont en l'occurrence aussi althusseriens - une topique de la subjectivite politique, servant d'analyseur de ces apories et de ces deplacements. On pourrait y voir en ce sens le dispositif minimal d'une psychanalyse politique, a la condition d'entendre par la, non pas une psychanalyse de la politique (du type Massenpsychologie des identifications collectives et des ressorts de la sou-mission a l'autorite), ni une psychanalyse interpretative de la politique (du type psychanalyse « appliquee »), mais un abord de la politique qui, en prenant en compte la materialite de ses enonces et les effets de subjectivation de ses si-gnifiants, puisse soutenir le probleme d'un maniement transferentiel de leur repetition. Ou encore : rendant possible un transfert des problemes pris en impasse dans une ecriture determinee de la politique, par une translation ou une Repris deux ans plus tard en ouverture de La Crainte des masses, Paris, Galilee, 1997. 11 traduction vers une autre surface d'ecriture qui les reformule - done qui repete ses problemes autrement, en repetant differemment leur repetition -, et partant qui les rende affrontables, politiquement et subjectivement. Une deduction, donc^ i) Un premier concept de la politique serait determinable par « l'universalite excessive [et] hyperbolique » de la declaration d'egaliberte, et par la question de savoir comment cette universalite peut en tant que telle etre subjecti-vee. Donc comment construire le sujet d'enonciation capable de se soutenir de son idealite specifique. Ce qui suppose une figure subjective determinee par l'autonomie. Ou plus exactement, la politique se definit comme pratique d'« emancipation », des lors qu'elle mobilise l'axiome d'un rapport circu-laire, de presupposition reciproque, entre l'autonomie de la politique et l'autonomie de son sujet, dans la figure generique du demos comme multiple d'egale liberte. Le contenu de ce premier concept de la politique comme emancipation, c'est la repetition de la declaration egalitaire pour elle-meme : c'est sa reiteration par celles et ceux qui, chaque fois, se declarent egaux, et qui ce faisant demontrent l'effet de verite de cette declaration. L'autonomie du sujet cense se subjectiver dans cette repetition a des lors un statut logique ambivalent : cette autonomie doit etre a la fois postulee comme un donne, ou du moins comme une disponibilite toujours reactivable, et performati-vement produite par les actes qui la demontrent a travers les luttes qui se font en son nom12. Les deux enonces canoniques de l'emancipation en de-coulent : pas d'emancipation possible qui serait octroyee par un tiers ; pas d'emancipation possible qui ne se fasse au detriment d'un tiers, par l'ins-tauration d'un nouvel asservissement13. De la aussi le caractere circulaire de la sortie de l'etat de minorite, qui doit toujours se presupposer elle-meme : elle ne peut demontrer sa propre possibilite que par son effectuation meme, mais ne peut s'effectuer sans faire de son effectuation la demonstration par recurrence de sa possibilite supposee (il ne dependait donc, il n'aura depen- D'ou la these de Balibar suivant laquelle toute politique d'emancipation, meme inscrite dans une constitution et un ordre sociopolitique de pouvoirs constitues, renvoie toujours a une dimension insurrectionnelle, meme symbolique, mais qui doit aussi s'actualiser pe-riodiquement, marquant un moment d'anarchie au cffiur de l'ordre institue de la loi, et que celle-ci doit refouler en permanence par un supplement de pouvoir et de violence. J. Ranciere, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, p. 66-67. 15 12 du que de nous...'4). Ce cercle est precisement le tour logique de la subjectiva-tion d'un universel intensif, sous la figure d'une « communaute des egaux », comme dit Ranciere, qui « ne saurait prendre consistance sous forme d'insti-tution sociale », dont le trait egalitaire ne fonde ni n'organise aucune extension communautaire, et qui reste comme telle « suspendue a l'acte toujours a refaire de sa verification »'5. 16 2) Mais en second lieu, la tache pratique de reconstruire en permanence, a tra-vers la lutte et le conflit, des referents pour la declaration d'egaliberte, ou pour l'inscrire materiellement dans la transformation des institutions et des rapports sociaux, renvoie a une tout autre figure de la subjectivation politique, en meme temps qu'a un autre concept de la politique. Celui que Balibar designe du terme de « politique de transformation » fait fonds, en effet, sur le presuppose materialiste que la politique ne consiste en rien d'autre qu'en ses rapports contradictoires avec ses propres conditions. Conditions qui lui sont toujours heteronomes, « donnees » ou imposees par l'histoire, et qu'elle vise a transformer, mais sans lesquelles elle n'existerait tout simplement pas. Autre cercle, donc. Ce second concept fait ainsi appel a une autre conception de la subjectivation politique. Il ne s'oppose pas a la politique d'emancipation ; mais il rapporte l'autonomie que cette derniere postule et affirme performati-vement aux conditions conflictuelles qui la rendent possible ou impossible, selon les pratiques et organisations materielles de ses agents, selon les rapports de pouvoir, de dependance et de solidarite dans lesquels ils sont pris, et selon les regimes d'enonces et les registres symbolico-imaginaires dans lesquels ils se construisent des identites, mais qu'ils ne « choisissent » pas, et dont les dynamiques determinent les limites qui conferent a leur politique son effectivite. Le concept de la politique comme transformation implique ainsi une conception du sujet divise par les conditions heteronomes qui le constituent comme effet et support des luttes a travers lesquels il se construit et se deconstruit ; mais il implique correlativement une dialectique de l'universel intensif de la declaration et de l'extension que lui conferent materiellement C'est la raison pour laquelle Kant disait de la sortie de l'etat de minorite qu'elle est une question de courage et de lachete. Nous ne sommes pas responsables d'etre ou de ne pas etre autonomes, mais nous sommes necessairement responsables de ce devenir-actif de l'autonomie, qui ne peut nous advenir d'un autre. Chez Ranciere, c'est le role de l'affect democratique par excellence qu'est la confiance. J. Ranciere, La Mesentente, Galilee, 1995, p. 119. 14 des rapports sociaux, auxquels les signifiants de liberte et d'egalite a present s'attribuent comme des qualites ou des privations dans des etats de choses plus ou moins inadequats a leurs « principes ». 3) Enfin un troisieme concept, celui que Balibar denomme une politique de « civilite », et qu'il refere a une « heteronomie de l'heteronomie », tente d'en-registrer dans ce redoublement le fait que « les conditions auxquelles se rapporte une politique ne sont jamais une derniere instance : au contraire, ce qui les rend determinantes est la fagon dont elles portent des sujets ou sont portees par eux. Or les sujets agissent conformement a l'identite qui leur est imposee, ou qu'ils se creent. L'imaginaire des identites, des appartenances et des ruptures, est donc la condition des conditions, il est comme l'autre scene sur laquelle se machinent les effets de l'autonomie et de l'heteronomie de la politique. Ä quoi correspond aussi une politique, irreductible a l'emancipa-tion autant qu'a la transformation, et dont je caracteriserai l'horizon ethique comme civilite »16. Evidemment le registre imaginaire dans lequel les indivi-dus sont « interpelles en sujet », traverse deja de part en part la subjectivite emancipatrice non moins que les conditions heteronomes dans lesquelles se subjective une politique de transformation. Si se distingue cependant ici un « lieu » specifique de la pratique politique, si donc se pose le probleme de son articulation aux deux autres, c'est en fonction de l'idee que les dialectisa-tions de l'emancipation et de la transformation, les modes de subjectivation qui y operent, enveloppent egalement des lignes d'ascension aux extremes ou les circuits des identifications et des desidentifications collectives cessent d'etre « maniables », tendent plutot a devenir intraitables, comme si faisait intrusion dans le champ des pratiques politiques une « autre scene » imposant de faire place a de l'impolitisable. S'y indiquerait ä la limite quelque chose de l'ordre d'une causalite en rupture par rapport aux dialectiques de l'heteronomie et de l'autonomie, de l'institutionnalisation et de la desinsti-tutionnalisation des rapports de forces, sinon en rupture par rapport a toute representation d'une causalite historique17. C'est eminemment le cas de situations d'« extreme-violence », ou de violence « ultra-objective », lorsque fusionnent l'oppression, la surexploitation, l'expropriation des conditions 17 16 E. Balibar, La Crainte des masses, op. cit., p. 19. 17 Cf. F. Guattari, « La causalite, la subjectivite, l'histoire » (1966/1968), Paris, Frangois Mas-pero, 1972. 18 d'existence jusqu'a la destruction des ressources symboliques et imaginaires qui permettraient de maintenir ne serait-ce que les semblants d'un monde. Mais aussi de violence « ultra-subjective », lorsque l'on parait confronte « au sein de la subjectivite (^) a un point ou l'intentionnalite [qui] devient si equivoque qu'il est impossible de decider si nous avons affaire a une volonte, meme perverse, maligne, ou bien au surgissement, dans le "soi" lui-meme, de cet element pulsionnel obscur que Lacan apres Freud appelait "la Chose" (das Ding), Virrepresentable qui, au sein du sujet, est plus "reel" que la reali-te des objets eux-memes (c'est-a-dire moins disponible, plus intraitable) »18. Ce qui parait alors s'effondrer, resume Balibar, [c']est la possibilite pour des sujets collectifs d'imaginer leurs objectifs histo-riques autrement que comme un aneantissement de l'autre, et de construire des strategies institutionnelles, des representations du temps, des solidarites, pour transformer les conditions d'existence des individus. C'est donc aussi, correlati-vement, la possibilite pour ceux-ci de s'inscrire par conviction ou par condition sociale dans l'horizon d'une lutte organisee qui fait a chaque instant la difference entre les objectifs immediats et ultimes, les contradictions principales et secondaires, les allies potentiels et les adversaires. Ne semblent plus subsister que les absolus vertigineux de l'identite et de l'environnement hostile, les ob-jets de l'angoisse ou de la menace^19 Ce troisieme concept de la politique de democratisation semble bien sous-tendre les deux autres, mais au sens seulement ou il leur ouvre un espace de possibles, qu'il ne determine pas lui-meme, mais dont il empeche simplement la cloture ou la destruction. Et lui correspond une figure subjective specifique, mais des plus paradoxales, puisqu'elle est ici situee au point aveugle ou un sujet collectif se trouve forclos du champ de ses propres actions possibles, est detruit ou se detruit lui-meme en meme temps que ce champ. Soulignons que la reprise de l'expression freudienne d'autre scene, le terme bataillien de cruaute choisi pour nommer l'instance ou le moment de cette « heteronomie de l'heterono-mie », ne vont pas sans ambigui'te, puisqu'ils semblent vouloir indiquer quelque chose comme un inconscient de la politique tout en le referant a des situations de destitution subjective radicale, et meme de destruction de toute elaboration 18 E. Balibar, Violence et civilite, Paris, Galilee, 2010, p. 92-93. 19 Ibid., p. 145-146. de Symptome, de fantasme ou de desir capable de soutenir tant bien que mal la position d'un sujet. Peut-etre peut-on interpreter cette torsion en y indexant a la fois le lieu politique ou l'inconscient psychanalytique est eminemment concer-ne, et le lieu impolitique ou est mis a nu l'absence de fondement de la politique, c'est-a-dire la politique elle-meme comme institution sans fondement. C'est pourquoi, soit dit en passant, il n'y aucun motif a demander a la psychanalyse de lui en fournir un, en l'espece d'une anthropologie meta-politique. Bien plus, c'est precisement parce qu'il n'y a d'anthropologie que toujours-deja supportee par une politique, et que la politique est une institution sans fondement, qu'elle est constamment traversee par l'insu des sujets qui y operent. Mais c'est aussi la raison pour laquelle rien de ce qui soutient les sujets dans l'ordre du symptome, de leur etayage pulsionnel et fantasmatique, bref de la singularite de leur montage desirant, n'est jamais a l'abri du champ sociopolitique (schizoanalyse). Mais cette these a immediatement pour correlat pratique que rien sauf la politique - ou une certaine pratique politique, ou un certain moment de cette pratique dont il faudrait parvenir a definir a la fois l'objet et les strategies - ne peut affronter cette limite « impolitique », sous une modalite une fois encore circulaire : la politique n'a de lieu, ou simplement n'a lieu, que si elle parvient a produire ce lieu, et par la se presuppose elle-meme. Seulement que ce lieu et ce presuppose soient infondables, signifie que ce lieu est non seulement contingent, mais precaire : rendu precaire par les pratiques politiques elles-memes, et ce diversement selon les concepts de la politique sous lesquels elles se pensent. Ce qu'il faudrait alors faire, idealement, c'est reparcourir ces trois figures du sujet de la politique et s'arreter sur les points d'impasse ou se manifestent les limites de chacun des trois concepts correspondants, la la ou s'aiguise le probleme - la tache - du transfert de l'un vers l'autre. Je n'en retiendrai pour le moment que certaines butees qui peuvent apparaitre lorsqu'on repart de la declaration d'ega-liberte et de la contradiction anthropologico-politique evoquee precedemment. Ce sont chaque fois des points auquel la surdetermination politique des differences anthropologiques donne un relief et une urgence politique particuliere. 3. Formes politiques, extensions de I'universalite intensive, diagramme de transformation Repartons donc du noyau de la contradiction : la ou l'humain et le politique sont coextensifs en droit, aucun humain ne peut etre legitimement exclu, non 19 seulement de tel ou tel droit, mais de la politique elle-meme comme droit de revendiquer des droits ; mais alors aucune exclusion politique « en fait » ne peut s'exercer sans mettre en reuvre des figures de sous-humanite, d'humanite defective, et sans se justifier par la representation de « deficiences », « inferiorites » ou « incapacites » anthropologiquement caracterisees. De la vient que la mo-dernite s'ouvre par une declaration politique qui des-essentialise radicalement, dans leur principe meme, toutes les representations de la nature humaine et de ses differences internes, et qu'elle ouvre en meme temps un espace de production inedit de « savoirs-pouvoirs » reconstruisant des figures de l'humain (essentialisees en « nature » ou en « culture », qu'importe), et une proliferation sans precedent des categorisations differentielles permettant de les inegaliser. 1l est clair ici que cette contradiction n'a jamais cesse de faire elle-meme l'ob-jet de developpements historiques et politiques heterogenes. Ce sur quoi il faut alors insister au prealable, c'est que l'espace ideologico-politique dans lequel s'est inscrite la declaration d'egaliberte, les mediations discursives et institu-tionnelles dans lesquelles elle s'est elle-meme materialisee, loin de resoudre la contradiction anthropologico-politique, n'ont cesse de la complexifier, et de la reconflictualiser en en multipliant a la fois les effets « pervers » et les possibili-tes de resistance et de renversement antagonique. Balibar propose ici un diagramme suggestif, visant d'abord a montrer que la puissance d'insurrection de la declaration d'egaliberte est en meme temps ce qui la rend comme telle impossible a institutionnaliser. Sauf a la faire entrer dans des disjonctions exclusives qui en ont aussitot divise l'enonce, donc qui ont re-disjoint « egalite » et « liberte » en deux signifiants distincts de fagon a les mediatiser, en les reduisant a deux « expressions » derivees d'un principe premier qui les fonderait tout en permettant de les rapporter l'un a l'autre, de les mesurer l'un a l'autre, le cas echeant de les hierarchiser en faisant de la liberte le prealable de l'egalite, ou inversement en faisant de l'egalite la condition de la liberte. Cherchant a diagrammatiser les grandes lignes de forces ideologi-co-politiques des deux derniers siecles, on peut alors identifier dans la com-munaute d'une part, dans la propriete d'autre part, les deux signifiants-maitres organisant cette dialectique historico-conceptuelle, ou ils fonctionnent a la fois comme des categories politiques (ideologiques, juridiques, morales, anthro-pologiques etc.), comme des operateurs symboliques, et comme des systemes materiels de pratiques et d'institutions. Ce diagramme permet ainsi de situer 20 Diagramme ideologico-politique (mediations categorielles-institutionnelles de la Declaration d'egaliberte) Axe paradigmatique : formes de l'universalite (anthropologie juridico-politique de la citoyennete) COMMUNAUTE commu ALLIANCE socialis. nattonalisme FILIATION liberalisme Axe syntagma-tique : Formes de la distinctivite (anthropologie socio-cosmolo-gique de la rela-tionnalite) propriEtE la double antithese entre traditions socialistes et liberales (s'opposant sur la question de la propriete, sa repartition et sa circulation, et en derniere instance sa privatisation ou sa collectivisation, suivant la difference conditionnant l'ap-plication de la norme juridique entre sphere privee et sphere publique), et entre traditions communistes et nationalistes (s'opposant sur le Nom et la forme d'in-dividuation historique de la communaute, la Classe ou la Nation), - double antithese recoupee par la question de savoir ce qui est « premier » entre la liberte (liberalisme, nationalisme) ou l'egalite (socialisme, communisme). On peut tirer de ce schema plusieurs consequences, quitte a lui apporter des complements qui en inflechiront progressivement la lecture : 1/ Un mot d'abord sur la raison du schema lui-meme, son operation de figuration graphique et spatialisee. J'ai parle de diagramme : precisement au sens ou un diagramme est un mode de spatialisation de processus intensifs, de dy-namismes de potentialisation et de depotentialisation20. Non seulement un es-pace d'inscription, mais un espace d'extension, qui retient encore la trace des 20 Cf. le beau livre de Gilles Chatelet, Les Enjeux du mobile, Paris, Seuil, 1993. 21 tenseurs, gestes ou valeurs intensifs qui ont preside a son engendrement tout a s'y effagant. Il n'y a pas de schematisation possible de la declaration revolu-tionnaire consideree en elle-meme ; il n'y a pas de diagrammatisation possible de la repetition de son universalite intensive pour elle-meme ; mais sa materialisation dans le corps de rapports sociaux, ideologiques, politiques, econo-miques, discursivo-institutionnels, consiste precisement en une extensivisa-tion de cette universalite intensive dans des relations qu'il faut dire a leur tour extensives pour autant qu'elles discernabilisent des individus et des groupes tout en les mettant en rapport, et qu'elles rendent signifiables et qualifiables leurs rapports comme l'espace d'ensemble des proces d'institutionnalisation et de materialisation conflictuelle de la declaration politique. Le diagramme des formes politiques se lit donc d'abord en ce sens : la liberte et l'egalite deviennent les signifiants litigieux animant les conflits ideologico-politiques qui se deve-loppent dans les quatre formes de la relationnalite extensive ouvertes par (et recouvrant) la declaration revolutionnaire : dans les relations de communaute, les relations de propriete, les relations d'alliance, les relations de filiation. 2/ Quelques precisions alors, en second lieu, sur le principal element que ce diagramme adjoint au graphe de Balibar. Il me semble en effet que le systeme de mediations categorielles permettant de cartographier les modes d'institu-tionnalisation de la declaration d'egaliberte (sous le concept de la politique comme emancipation) et correlativement les lignes de forces des affrontements politiques et ideologiques (sous le concept de la politique comme transformation), doit ici completer l'axe Communaute-Propriete par un autre : un axe Alliance-Filiation. Pourquoi ? Ce complement fait bien sur reference au grand couple categoriel des institutions de la parente manie par l'anthropologie cultu-relle depuis Lewis Morgan, et dont la reinterpretation constituera l'un des fils conducteurs des Structures elementaires de la parente de Levi-Strauss. Ajoutons que, au moment ou ces categories d'alliance et de filiation tendent a devenir de simples outils conventionnels de l'anthropologie disciplinaire, c'est leur repo-tentialisation conceptuelle qui s'observe dans les travaux des amazonistes (bre-siliens notamment, Viveiros de Castro au premier chef), a travers la formation d'un concept d'« affinite potentielle », marquant l'extraversion de la theorie de l'alliance hors du cadre des sociologies de la parente primitive, et determinant simultanement l'un des points d'articulations decisifs de l'anthropologie vivei-rosienne sur le concept guattaro-deleuzien d'une « alliance contre-nature », alliance intensive par « synthese disjonctive » ou par « devenirs » developpee 22 dans Mille plateaux (renversant le schema qui predominait dans L'Anti-^dipe, qui cherchait au contraire, en croisant la clinique des delires et la mythologie Dogon, a definir une filiation intensive ou un maniement intensif, disjonctif-in-clusif, des signifiants genealogiques). Je ne peux developper davantage maintenant les implications de ce point : no-tons simplement qu'il permet de reporter sur cet axe le contraste intensif-exten-sif utilise par Balibar au niveau de la caracterisation de l'universalite politique « moderne » ou post-revolutionnaire. L'universalite intensive, comme universa-lite hyperbolique, inconditionnee, et negative par rapport a toute appartenance ou a toute identification a un tout de la communaute, a de ce point de vue son pendant anthropologique dans la singularite intensive de ce que Viveiros de Castro (precipitant de nombreux travaux d'americanistes des trente dernieres annees consacres a la fagon dont l'axe traditionnel de la sociologie de la parente filiation-alliance se trouve surdetermine en contexte amerindien par la polarite consanguinite/affinite) a appele « l'affinite potentielle » (ou « virtuelle ») : soit la dimension d'une alliance qui ne decoule pas « analytiquement » des schemas prescriptifs ou preferentiels de l'alliance matrimoniale et plus generalement de l'echange social (suivant le modele systematise par Levi-Strauss dans les Structures elementaires), mais qui au contraire produit une synthese disjonctive -une « relation qui separe », comme le dit Strathern pour un autre contexte -entre un sujet et un etre avec lequel il ne se mariera jamais, avec lequel il n'echangera jamais de femme et de sreur, avec lequel il ne se « conjuguera » ou ne se « conjugalisera » jamais. L'affin potentiel est ainsi le terme d'une alliance improductive et anti-reproductive, anti-parentelique et socialement inactuali-sable, intensive ou perspectiviste et non representationnelle et identificatoire. Ce pourquoi cette alliance-limite trouve son schematisme caracteristique dans des relations predatoires extra-groupales et transspecifiques (de chasse, guer-riere, et cannibale), comme scheme d'alterite relationnelle irreductible aux co-dages symboliques, sociologiques et psychologiques de la famille, et tout aussi irreductibles aux codages de la communaute (l'affin potentiel ne peut etre col-lectivise, et dans la scene prototypique du rituel anthropophage tupinamba, le meurtrier, s'identifiant intensivement a la victime, est retranche du socius : il ne participe pas au festin) et de la propriete (il n'y a pas d'echange de bien ou de signe entre des sujets habilites a se les approprier, mais echange de « points de 23 24 vue » les incluant l'un dans l'autre, incorporation de l'Autre en tant que point de vue sur soi inappropriable)21. Mais la filiation morganienne importe autant que l'alliance post-structuraliste et « contre-nature » de l'heritage levi-straussien et de la schizoanalyse guat-taro-deleuzienne. Elle permet a tout le moins d'inscrire, en superposition du diagramme des tensions ideologico-politiques majeures de la « modernite » (communisme/nationalisme-socialisme/liberalisme), le triptique engelsien des formes politiques de la propriete, de la famille (ou des transformations des rapports entre institutions d'alliance et de filiation), et de l'Etat (ou de l'etatisation de la communaute). Le probleme n'est pas simplement de coupler la question de la communaute et de la propriete a la polarite post-morganienne de l'anthro-pologie de la parente : il s'agit plutot d'accepter les glissements homonymiques que subissent les concepts anthropologiques de filiation et d'alliance du fait d'etre toujours deja rapportables a l'axe communaute-propriete, c'est-a-dire a l'axe anthropologico-politique de la citoyennete « revolutionnaire » ou « bour-geoise ». Du cote de la communaute, le communisme est indissociable de la question des alliances de classe, et des classes comme effets de construction et de disruption d'alliances. On pourrait objecter que ce qu'un anthropologue appelle alliance, et ce qu'un communiste appelle du meme mot, n'ont rien a voir. Pourtant on peut dire aussi qu'une condition historique sine qua non d'une ideologie communiste a ete precisement de soustraire l'alliance au langage de la parente, d'une genealogie partagee ou d'une descendance commune (cf. Manifeste du parti communiste : les proletaires sont « sans famille » ; mais c'est surtout le freudo-marxisme qui a ete sensible a ce point, en particulier Wilhelm Reich, precisement parce qu'il avait la plus vive conscience de l'usage que son adversaire, la « mystique nationaliste », faisait du langage de la filiation et de la famille22). Ils sont si peu dissociables qu'on pourrait meme identifier la crise theorique du communisme avec celle de sa conception et de sa pratique des alliances (hommage a Ernesto Laclau). Tandis que le nationalisme est quant a lui inseparable de sa mobilisation du langage de la filiation ; et l'on ne trouve-ra guere d'exemple historique d'ideologie nationale qui, meme lorsqu'elle pri- Eduardo Viveiros de Castro et Carlos Fausto, « La puissance et l'acte. La parente dans les basses terres d'Amerique du Sud », L'Homme, 1993, tome 33 n°126-128. Cf. G. Sibertin-Blanc, « Une scientia sexualis face a la mystique fasciste », Actuel Marx, n° 59 : Psychanalyse, l'autre materialisme, 2016/1, p. 53 -67. 21 vilegie les symboles d'une culture, d'une langue ou d'une histoire commune, n'ait du se supplementer par le recours a la symbolique de l'ancestralite et de la descendance commune, de la continuite genealogique et de la transmission de « l'appartenance nationale » comme « sur-famille » (qu'elle se formule dans le code socio-juridique de l'heritage, dans l'imaginaire bio-psycho-social de l'he-redite, ou les deux a la fois). (Avec toutes les « contaminations » entre ces deux poles, par exemple l'effet en retour du nationalisme dans le communisme, dans l'idee d'« origine de classe », d'une appartenance de classe par la naissance). 3/ Tirons de notre diagramme une troisieme observation : la communaute, la propriete, la parente, y figurent les formes extensives de la politique, les formes qui developpent en extension l'universalite intensive de sa declaration (donc qui la « des-intensifie », ou qui « depotentialise » sa double identification intensive homme-citoyen/liberte-egalite). Mais de meme que les valeurs de l'intensif et de l'extensif peuvent etre repartis differemment sur l'axe de la filiation et de l'alliance, « l'extension » peut etre conferee principalement a la communaute ou a la propriete : selon que l'on confere a la communaute elle-meme la capacite collective de definir les relations extensives dans lesquelles individus et groupes s'individualisent et se socialisent, s'autonomisent et se solidarisent les uns des autres ; ou selon que l'on confere a la propriete la fonction d'« extensiviser » les relations communautaires, en faisant reposer les divisions et relations dans lesquelles se discernabilisent des individus et des groupes sur la forme generale de la propriete, sur les divisions de cette forme - a commencer par la division entre propriete de soi comme « personne » et propriete d'une chose, entre proprietes privees ou publiques, entre proprietes alienables ou inalienables etc. -, et sur les mouvements de son partage, de sa circulation, de sa repartition et de son attribution. Mais cela a pour consequence que le concept de la politique comme emancipation, c'est-a-dire la subjectivation de la declaration d'egaliberte pour elle-meme, impliquera necessairement la reintroduction d'un usage intensif des categories de communaute et de propriete elles-memes. On peut le voir exemplairement dans les paradoxes logiques que Ranciere a place au creur du langage de l'emancipation. Car ce qu'il appelle la logique de la « police » (l'autre de la politique emancipatrice), n'est rien d'autre que la communaute extensive, definissant cette extension par la continuite et la consistance imaginaire du jeu des identifications individuelles et collectives, conformement a la double mediation communaute/propriete. Dans les deux cas 25 26 cette logique repose sur la production d'un continuum - la continuite imagi-naire d'un corps communautaire, et la continuite imaginaire des proprietes et des echanges entre proprietaires -, tel « un etat de saturation de la communaute par le decompte integral de ses parties et le rapport speculaire ou chaque partie est engagee avec le tout »23. De la l'idee que la subjectivation de l'universel egalitaire ne peut s'operer ici qu'en interrompant la continuite imaginaire des identites communautaires et proprietaires, et des fonctions ou capacites que ces identites reflechissent, au moyen d'un operateur symbolique capable d'y rein-troduire des figures de la division, de l'ecart et de la difference a soi du propre et du commun. Ce que Ranciere, detournant le « trait unaire » lacanien, appelle le « trait egalitaire », est precisement cet operateur supplementaire (un « un-en plus », mesure paradoxale d'un compte des incomptes) qui fait chuter, par son exces meme, cette completude imaginaire, la de-sature en y introduisant la breche d'un mecompte, qui rend litigieux le compte des parts appropriables et des parties de la communaute. Des lors l'efficacite inconsistante de ce trait unaire doit s'inscrire aussi bien dans le langage de la propriete que dans celui de la communaute : la pratique de l'emancipation est d'abord celle qui rend homophonique les titres du propre ou du propriable, et les noms du commun. Ou plutot, elle fait d'une propriete le « mot a sens opposes » (Gegensinn) poten-tialisant l'ecart entre ce qui est reconnu a tous tout en etant denie a certains, et qui fait d'un nom propre a quelques uns, precisement parce qu'ils sont inclusi-vement exclus comme incomptes, le nom commun de la communaute divisee, l'exposant de son inconsistance ou de sa difference a soi. Bien entendu, cette logique de la subjectivation politique ne dit rien - ne doit et ne peut rien dire - des conditions heteronomes qui la rendent materielle-ment possible ou impossible. C'est-a-dire que ses propres limites ne peuvent etre interrogees qu'a la condition d'etre elles-memes deplacees dans l'ecriture d'un autre concept de la politique (comme « transformation », ou bien comme « civilite »). Surtout, elle suppose aux sujets politiques une capacite de desiden-tification elle-meme hyperbolique, ou de suspension radicale des differences anthropologiques dans lesquelles les individus sont toujours-deja subjectives. 4/ Ce probleme prend tout son relief si l'on reparcourt notre diagramme par une quatrieme serie d'observations, de maniere a reinscrire ici la contradiction an- J. Ranciere, La Mesentente, op. cit., p. 157. thropologico-politique dont nous sommes partis. Car les differences anthropolo-giques, telles qu'elles sont radicalement resemantisees a l'interieur du langage de la modernite politique, qui les fait entrer dans les dialectiques politiques d'inclusion et d'exclusion de l'universalite civique, ne peuvent le faire qu'en tra-duisant ces exclusions dans le langage de I'inaptitude a la communaute, et de I'inaptitude a la propriete, par defaut (par l'incapacite a etre en possession de soi-meme, c'est-a-dire a etre une « personne ») ou par exces (par l'incapacite a renoncer a une propriete, c'est-a-dire a entrer dans l'echange). On pourrait mon-trer que cette double traduction « anthropologique » de l'exclusion du champ politique a trouve son unite dans une matrice centrale de l'anthropologie euro-peenne du XIXe siecle, a savoir le concept de narcissisme, permettant de loger dans un meme continuum d'alterite et de minorite les enfants, les « sauvages », et les « fous », comme les variantes d'une seule et meme deficience - deficit d'Autre ou exces d'« autoplastie » -, tant face a l'universel de la communaute et de sa loi, que face a l'universel de la propriete et de son echange. Et cela implique correlativement, en retour, que ce que les formations ideolo-giques majeures de la modernite ont projete en position de principe - la com-munaute, la propriete - sera necessairement marque par les differences anthro-pologiques qu'il exploite autant qu'il les refoule. Pour le dire autrement, cela implique que la communaute, tout autant que la propriete, seront toujours-deja supplementees par certaines differences anthropologiques (de sexe, de generation, entre vie et mort, entre manuel et intellectuel, entre normal et patholo-gique^), permettant de renaturaliser, ou de re-essentialiser leurs propres distinctions internes. La difference des sexes est evidemment ici exemplaire (mais la difference manuel/intellectuel ne le serait pas moins, la difference normal/ pathologique non plus), des lors que la communaute ne peut se poser comme la mediation extensive de l'universel qu'en se virilisant, et en refoulant le feminin soit dans la forme d'une sous-communaute subordonnee (privee, fami-liale, domestique), soit dans un lieu hors-communautaire (de nature, de cor-poreite pre- ou infra-sociale etc.). C'est tout autant le cas lorsque l'autre axe du diagramme est mobilise pour distribuer, au sein meme de la communaute, le pole « d'alliance » communautaire (le langage, la culture, la reciprocite) du cote des hommes, et le pole de la « filiation » communautaire du cote des femmes24. 27 24 Le travail d'inspiration foucaldienne d'Elsa Dorlin, sur la transformation du statut du corps feminin dans le savoir medical de l'age classique au XIXe siecle, serait de ce point de 28 Et il n'en va pas autrement encore, a l'autre extremite du diagramme, des lors que la propriete ne peut se poser comme materialisation extensive de l'universel sans se sexualiser, ou sans exploiter la difference sexuelle pour anthropologi-ser ses propres contrastes categoriels entre ce qui peut etre propriete (chose) et proprietaire (personne). On pourrait montrer par exemple dans l'Anthropologie de Kant (1790), et plus significativement encore dans sa doctrine du droit conjugal et domestique (1796) que cette distinction ne va pas sans le supplement de la difference sexuelle, qui feminise la propriete et masculinise le proprietaire25 (pour ne rien dire de la feminisation des marchandises dans le 1er chapitre du Capital, identifiant les proprietaires-echangistes a des proxenetes26). Notons enfin que toutes ces differenciations combinant partages categoriels et discriminations institutionnelles, pour conferer leurs formes extensives a la communaute et a la propriete, ne peuvent exploiter continument les differences anthropologiques qu'en renforgant leur usage lui-meme extensif, c'est-a-dire en les traitant comme des disjonctions exclusives, dans lesquelles l'un des termes incarne l'universalite (les rapports communautaires, les relations d'echange, comme liaisons materialisant la liberte, l'egalite, leur privation ou leur conquete, les conflits qu'elles suscitent etc.) a la condition de deleguer la valeur differentielle elle-meme sur l'autre pole tout en neutralisant sa capacite a « faire une difference » dans l'universel lui-meme27. Or cela se repercute di-rectement sur les limites du concept de la politique comme « transformation », bien que deux formulations antinomiques en soient possibles. Cela pose a ce concept le probleme, non seulement d'une transformation des formes et normes vue eclairant (La Matrice de la race. Genealogie sexuelle et coloniale de la nation frangaise, Paris, La Decouverte). La section de la Doctrine du droit sur le droit conjugal, matrimonial et domestique, consti-tue en effet un cas typique de mise en crise de ce jeu disjonctif-exclusif precisement au niveau de ce qui peut entrer dans la differentielle du propriable (chose/personne), et correla-tivement de mise en crise des formes de la communaute (conjugale, familiale, domestique), contaminee par un element extime (en l'occurrence animal, suivant le brouillage d'une autre difference « quasi-anthropologique », entre le « sauvage » et le « domestique »), qui suture la metaphore feminine de la propriete domestique. Voir G. Sibertin-Blanc, « D'un alea sexuel de la normativite juridique chez Kant : notes sur la perversion comme condition quasi-transcendantale du droit », Filozofski vestnik, Volume XXXVI, n° 2, Ljubljana, 2015, p. 153-177. Cf. Luce Irigaray, Ce sexe qui n'en est pas un, Paris, Minuit, 1977, chap. « Le marche des femmes ». Voir M. David-Menard, Les Constructions de l'universel, PUF, Paris 2009. 25 26 27 des relations communautaires, et des formes et normes de l'appropriation, de l'expropriation et de l'echange des proprietes (l'espace ideologico-politique de la lutte des classes, en somme), mais d'une transformation des differences an-thropologiques elles-memes qui y sont incluses. Suivant l'exemple precedent : comment non seulement transformer les rapports de communaute et de pro-priete, mais de-viriliser la communaute, et de-feminiser la propriete, sans que cela revienne pourtant ä projeter l'abstraction vide d'une forme-communaute ou d'une forme-propriete purement et simplement desexualisees ? Dans la me-sure ou ces differences dites « anthropologiques » - en fait toujours-dejä anthro-pologico-politiques - combinent toujours des aspects psychiques, voire biolo-giques, et des aspects sociaux historiques, dans la mesure ou elles indiquent toujours « une double articulation de l'individualite au corps et au langage, un aspect reel et un aspect imaginaire » (« ce sont par excellence des differences qui denotent la realite de l'imaginaire dans l'experience humaine »), elles adressent aussi bien au concept de la politique comme transformation, comme le souligne Balibar, le probleme de ses limites internes, au niveau « d'une transformation de la politique [elle-meme] qui engloberait non seulement l'homme-citoyen, mais l'homme sujet de fantasmes ou de desir »28. Une transformation du concept de transformation, donc, telle qu'on pourrait la voir ä l'ffiuvre par exemple dans les travaux du philosophe et psychanalyste indien Ashis Nandy, et dejä dans les travaux de Franz Fanon sur une clinique de la subjectivite decoloniale aux prises avec l'incorporation, dans la structure narcissique meme des colonises, des imagos ä la fois raciales et archi-sexualisees que leur impose le pouvoir colonial29. Mais rien n'empeche de porter le probleme dans le concept de difference lui-meme, et dans la fagon dont on congoit la polarite de l'intensif et de l'extensif dans le jeu de la difference ; et se serait alors le lieu d'annexer ä cette reflexion sur les limites de l'universalite politique moderne, l'elaboration du concept de « disjonction inclusive » dont le fil court de la schizoanalyse de Deleuze et Guattari jusqu'ä la contre-anthropologie anti-narcissique de Viveiros de Castro (ou que Monique David-Menard a retravaille ces dernieres annees au niveau d'une nouvelle conception analytique du transfert). 28 E. Balibar, La Proposition d'egalite, op. cit., p. 8i (j.s.). 29 Cf. G. Sibertin-Blanc, « Decolonisation du sujet et resistance du symptome : clinique et politique dans Les Damnes de la terre », Cahiers philosophiques, n° 138 : Franz Fanon, 3e semestre 2014, p. 45-67. 29 30 5/ Mais j'en viens plutot a une cinquieme et derniere serie de remarques, qui concerne cette fois directement le concept de politique comme « civilite », et done le probleme que Balibar a cherche a poser dans une description topolo-gique de l'extreme-violence : quand toutes possibilites emancipatrices sont detruites, mais aussi quand tout horizon d'une transformation quelconque est aneanti comme sous le roc d'une irremissible ananke, ou encore, la ou ne s'im-pose plus que l'injonction implacable d'une identite « cryptique » soustraite a toute dialectique de la demande et du desir, et ou les conditions materielles d'existence deviennent aussi intangibles qu'une fatalite interminable, alors ne subsistent plus que la violence « ultra-objective » d'un Reel hors sens, et la violence « ultra-subjective » d'un Imaginaire intraitable. Et non seulement les facteurs de l'une et l'autre de ces deux voies d'ascension a l'extreme-violence sont multiples, mais toutes deux ne peuvent que se potentialiser l'une l'autre et a la limite (c'est le point ou la notion d'extreme violence excede son apprehension phenomenologique) s'enchainent l'une l'autre et ne cessent de passer l'une dans l'autre. Soit dans son illustration topologique : la ou nulle agrafe suppletive n'intervient pour les relier, les deux boucles du Reel et de l'Imaginaire ne forment justement plus deux instances distinctes mais deux faces pleines glis-sant l'une dans l'autre, sans point d'alterite ou d'alteration, dans un continuum moebiusien sans fin30. Il est clair cependant que ces extremes sont toujours-deja inclus virtuellement dans la contradiction anthropologico-politique de l'universel, avant que cette virtualite trouve les conditions contextuelles de s'actualiser dans des procedures de deshumanisation plus ou moins radicales. Mais une derniere fois ces tendances doivent etre reportees dans le diagramme des formes politiques qui les mediatisent. Ainsi lorsque la « Chose » de la violence ultra-subjective devient la Communaute elle-meme, erigee en un corps plein qui detruit d'autant plus les rapports d'echange, de reciprocite et de conflits, que ce sont les individus qui doivent etre appropries par le corps plein communautaire, et a la limite ne sont plus que les organes d'une communaute livree a la pure jouissance d'elle-meme. Ce qui ne peut avoir pour pendant que l'absolutisation impolitisable de l'autre imaginaire, l'alterite radicale du mauvais organe relegue comme dechet, moins objet qu'abject, un moins-que-rien qui est encore en trop, sur lequel l'idealisa-tion du corps communautaire se retourne en « idealisation de la haine ». 30 E. Balibar, Violence et civilite, op. cit., p. 112-117. Mais les problemes ne se posent pas moins dramatiquement du cote de l'autre mediation : non plus la communaute (et son auto-appropriation absolue), mais la propriete elle-meme, comme forme politique donnant leur materialite aux conflits pour sa reproduction et sa transformation, et leur extension aux luttes transformatrices des libertes et des egalites instituees. Et l'on pourrait suggerer ici que les seuils extremes se rapprochent lorsque la propriete cesse de fonc-tionner comme une forme politique pour des conflits d'appropriation et d'ex-propriation, mais n'est plus que le lieu evanouissant ou fusionnent l'imperatif tyrannique d'une appropriation absolu du propre, et l'incapacite a supporter la depossession, c'est-a-dire une incapacite a nouer la capacite politique a un savoir de la perte. Nous le savons, le travail meme de ce savoir impossible, lors-qu'il rencontre la question des differences anthropologiques, touche directe-ment la question analytique du deuil, et singulierement le probleme de la difference existentielle, ou le travail interminable de re-differenciation de la vie et de la mort. Mais le probleme de la « civilite » - ou d'une micropolitique de la subjectivite - se poserait ici justement lorsque ce travail de disjonction inclusive passe directement sous condition de la politique, et lorsque celle-ci, a la limite, detruit la possibilite meme du travail du deuil, privant les vivants des moyens de se lier disjonctivement a leurs morts (mais quels sont les « leurs », justement ?), donc les coupant des moyens de s'identifier comme vivants, et partant de determiner ce qui donne sens et valeur a leur vie, ce qui en fait ou en ferait, et a quelles conditions, une vie vivable, ou digne d'etre vecue, ce qui veut dire aussi le cas echeant, une vie digne que l'on lutte pour en ameliorer ou en transformer les conditions. Bref en detruisant le travail meme de la disjonction inclusive, en traitant les vivants comme s'ils etaient deja morts, ou en tout cas deja plus tout a fait vivants, et en traitant les morts comme s'ils ne l'etaient pas completement, ou pas encore suffisamment, appelant un surcroit de cruaute pour arracher ce qu'il reste de vie (de sauf, for, dirait Derrida) dans tout mort. Nous ne pouvons pas ne pas songer ici aux perspectives developpees par Judith Butler, ces quinze dernieres annees31, a partir d'une reflexion psychanalyti- En particulier dans ses textes post-septembre 2001, ceux repris en premier lieu dans Vie precaire : pouvoirs du deuil et de la violence depuis le 11 septembre 2001 (Paris, Amsterdam, 2004), et dans la serie d'interventions rassemblees en 2008 dans Ce qui fait une vie. Je reprends ici une analyse developpee avec Armelle Talbot, in G. Sibertin-Blanc et A. Talbot, « Scenes du deuil : le theatre entre la vie et la mort », colloque international « Theatre, performance, philosophie. Croisements et transferts dans la philosophie an- 31 32 co-anthropologique sur les dispositifs normatifs qui instituent publiquement la perte, donc qui selectionnent et hierarchisent les morts en les incluant inegale-ment dans un espace public de reconnaissance (quels morts sont « comptes » comme morts, c'est-a-dire comme des vies qui ont ete detruites ?) et dans un champ d'experience possible (quelles morts sont « vecues » comme des dispari-tions, c'est-a-dire comme des vies perdues qui nous endeuillent ?), et l'eclairage que cela projette sur les mecanismes de derealisation qui potentialisent les vir-tualites exterministes de l'exclusion. Mais je soulignerai surtout, pour conclure, l'autre face de son interrogation (dont elle a pu rappeler elle-meme il y a peu l'insistante actualite a l'occasion de la riposte de l'Etat frangais aux attentats du 13 novembre 2015), articulant les effets en retour de l'incapacite a supporter l'ex-position a l'autre, la dependance a l'autre, l'ambivalence de cette dependance qui nous rend vulnerable aussi bien a sa violence potentielle qu'a sa disparition possible, avec une problematisation de l'economie globale de la violence circu-lant des echelles les plus locales aux plus internationales. La reflexion entreprise dans Precarious Life porte precisement sur l'articulation de ces deux dimensions dans les ressorts de l'ascension a l'extreme violence dont les minorites sont les cibles electives. D'un cote, il s'agit d'analyser le lien de cet effet de derealisation de certaines vies que produit recursivement le re-fus d'en reconnaitre publiquement la perte, avec la violence tendanciellement « exterministe » qui s'exerce contre ces vies qui ne peuvent etre pleurees, donc dont la perte n'en est pas une, ou dont la mort indiffere autant que la vie32. Mais d'un autre cote, il s'agit simultanement de penser le lien entre l'exploitation de cette violence contre ces vies qui n'en sont pas, et la denegation par ceux qui exercent cette violence de leur propre vulnerabilite. Lorsque Butler souligne le « changement de l'horizon de l'experience » qui s'est brutalement opere pour les Nord-Americains avec les attentats de 2001, la question du deuil n'est plus seule-ment posee en rapport a un autre, humanise ou deshumanise. Elle se trouve sur-determinee par une autre perte portant directement sur l'imaginaire de l'identifi-cation politique et sur les mecanismes d'idealisation qui soutiennent cet imagi-naire : perte du sentiment de securite a l'interieur des frontieres du pays, perte de glo-americaine contemporaine », organise par F. Garcin-Marrou, L. Kharoubi, A. Street et J. Alliot, Universite Paris-Sorbonne, 26-28 juin 2014, consultable en ligne, URL : https:// www.academia.edu/12436893/Sc%C3%A8nes_de_deuil_le_th%C3%A9%C3%A2tre_ entre_la_vie_et_la_mort J. Butler, Vie precaire, op. cit., p. 181. cette singuliere prerogative des Etats-Unis « d'etre encore et toujours les seuls a violer les frontieres souveraines des autres Etats, sans jamais se retrouver en position de subir eux-memes cette violation »33, perte enfin de la representation de leur puissance et de l'identification collective a cette representation. Le probleme ainsi souleve est de savoir comment leur propre vulnerabilite, au moment ou elle leur etait violemment rappelee, pouvait se voir aussitot annulee dans un infernal circuit melancolico-paranoiaque, retournant la violence subie en une violence vengeresse d'autant plus intraitable. Soit ce circuit d'un double deni analyse par Butler : deni du deuil, distribue inegalement par les normes incluant certaines vies de l'experience de la perte, en refoulant d'autres, civils irakiens et afghans decimes par la guerre, mais aussi victimes des attentats du 11 septembre qui, parce que gays ou musulmans, parce que lesbiennes ou sans-abri, furent exclus des necrologies publiques, « morts sans nom et sans visage qui tissent la toile de fond melancolique de [notre] monde social ; mais de surcroit deni de la me-lancolie elle-meme, qui conjure la blessure narcissique causee par l'experience de la perte au moyen de la projection d'un fantasme de maitrise et de souverainete absolues, fantasme d'un soi immunise charge de renverser « impossiblement » le sentiment d'impuissance en sentiment de toute-puissance. Si la melancolie est l'issue sans issue d'un travail du deuil denie, la paranoia est l'issue sans issue d'une melancolie deniee, comme celle que Butler illustre par l'injonction de G.W. Bush, dix jours a peine apres les attentats, a remplacer le deuil par « l'action resolue ^>35, a mettre fin au temps du pathos pour entrer dans celui de represailles energiques, comme si cette injonction ne pouvait faire autre chose que recon-duire interminablement ce fantasme conjuratoire de toute-puissance mission-nant les Etats-Unis a « reparer l'ordre du monde » - « avec ou contre » lui. Aux marges de cette scene circulaire, Butler en esquisse une autre qui montre bien les implications directement politiques de sa pensee du deuil, mais dont il y a tout lieu de considerer qu'elle concerne tous les pays dits « developpes ». J. Butler, Vie precaire, op. cit., p. 66. Voir egalement p. 67-68 : « Pour cela, il faut accepter que le pays tout entier «perde» quelque chose : l'idee que les Etats-Unis ont sur le monde lui-meme un droit souverain. Cette idee doit etre abandonnee, oubliee ; nous devons en faire notre deuil comme on doit faire son deuil de tout fantasme narcissique de grandeur. Faire l'experience de la perte et de la fragilite ouvre la possibilite de construire des liens d'une autre nature ». Ibid., p. 75. Ibid., p. 56. 33 33 34 34 Une scene ou l'on aurait a « gagner » de la perte, de l'endurer, de supporter de de-meurer dans son epreuve, en somme de parvenir a l'agir (au sens ou le deuil fait l'objet d'un « travail ») : deuil de l'imaginaire des identifications geopolitiques, deuil du sentiment de securite que procuraient les inegalites du systeme-monde a ceux qui en beneficiaient, deuil sans lequel on ne saurait envisager enfin, ni la possibilite de relations internationales moins asymetriques, ni une economie mondiale de la violence moins brutalement exacerbee par le trouble des frontieres entre ceux qui croient avoir tout et refusent de ne rien perdre, et ceux qui n'auraient rien a perdre parce qu'ils n'auraient jamais rien eu, pas meme une vie humaine. Ce que l'on pourrait appeler ici, en deformant une expression de Spi-vak, un tel melancolisme strategique, entendrait ainsi faire face, en meme temps qu'a l'exigence de desidentification, a la question de ce que l'on est pret a perdre dans cette desidentification : a commencer par ce que l'on est pret a perdre de soi-meme. Mais « soi-meme », ici, ne se reduit pas a des idees que nous « avons », ou a des representations dans lesquelles nous nous reconnaissons. Ce sont aussi des conditions materielles d'existence, des manieres de vivre, d'habiter, d'echan-ger, de produire et de consommer qui ne font qu'un avec le systeme des identites dans lesquelles on se reconnaissait jusqu'a present. Non seulement les transformations de l'economie-monde et du « nomos de la terre » mettent a l'ordre du jour l'inscription pratique (institutionnelle autant que subjective, puisque le probleme est necessairement collectif, ou « transindividuel ») d'un tel travail du deuil en prise sur les mecanismes d'idealisation inherents a la constitution des identites historico-mondiales, pour certaines d'entre elles aussi longues que l'histoire coloniale elle-meme ; mais l'horizon eschatologique que trace desor-mais pour l'ensemble de l'humanite la crise ecologique suffit a donner a cette question toute son urgence, tout en exacerbant les contradictions dont elle est porteuse au « Nord » comme au « Sud », entre le « sous-developpement » et des modeles de « developpement » que l'on sait etre, a moyen et meme a court termes, deleteres tant socialement qu'environnementalement (voire qui reproduisent ce que Andre Gunder Frank appelait naguere le « developpement du sous-develop-pement ; ou entre les luttes contre la desindustrialisation et la delocalisation des appareils productifs qui precipitent des regions entieres du « Nord » dans la pauvrete, et l'urgence d'inventer des paradigmes socio-economiques alternatifs a l'imperatif productiviste et consumeriste de la « croissance ». 36 A. Gunder Frank, Le Developpement du sous-developpement: Amerique Latine, Paris, Edition Maspero, 1970.