Filozofski vestnik Volume/Letnik XXVII • Number/Številka 2 • 2006 • 145-166 L'ETHIQUE STOiCIENNE ENTRE PULSION ET PERVERSION Jelica Šumič Riha J'ai pris comme fil conducteur de mon expose le rapport entre volonte et desir tel que nous laisse entrevoir Lacan dans son texte « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache ». Voici la citation que j'ai prise comme point de depart : « C'est comme objet a du desir, comme ce qu'il a ete pour l'Autre dans son erection de vivant, comme le wanted ou ['unwanted de sa venue au monde, que le sujet est appele a renaitre pour savoir s'il veut ce qu'il desire. Je vais essayer d'exposer les quelques remarques que j'ai formulees a partir de ce rapport qui implique le changement radical du statut du sujet puisque le sujet, comme le dit Lacan, est « appele a renaitre pour savoir s'il veut ce qu'il desire ». Dans cette perspective, une figure entre toutes s'est imposee a mon attention : celle du sage stoicien. Alors, pourquoi choisir ce cas particulier qui ne va pas de soi ? Dans quelle mesure l'examen de la position du sage, caracteri-see par une volonte inflexible, pourrait nous ouvrir de nouvelles perspectives quant au lien qu'entretiennent volonte et desir ? L'originalite du stoicisme, il est vrai, reside precisement dans une identification du sujet a sa volonte.2 En anticipant ce que je vais developper dans la suite, je dirai que la position subjective du sage stoicien s'est imposee a moi parce qu'il s'agit d'un sujet pour qui la question du desir est deja resolue, en cela qu'il considere le rapport entre volonte et desir en termes d'accord et non de disjonction. Ä cote de la clarification a operer sur ce cas que j'ai choisi comme repere, il y a - me semble-t-il - une question plus importante encore que je voudrais examiner ici. Ce que je vais avancer concernant le rapport entre desir et vo- 1 J. Lacan, « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache », Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p. 682. 2 Epictete, par exemple, declare explicitement : « Je suis moi la ou est ma proairesis. », Entretiens. Livres I a IV, texte etabli et traduit par J. Souilhe avec la collaboration d'A. Jagu, Les Belles Lettres, Paris, 1943-1965, III, 3, 8-9. lonte dans le cadre de la pensee stoicienne nous permettra en effet d'apporter quelques elements nouveaux a la comprehension de la question suivante : Quel statut du sujet correspond a la conciliation du desir et de la volonte ? Comme le suggere Lacan dans la « Remarque sur le Rapport ^ », ce moment ou le desir se transforme en un desir qui se veut ne peut etre atteinte que dans la perspective du Jugement dernier. Ce que je desire, est-ce que je le veux vraiment ? Cette question exige une reponse definitive, un jugement qui appo-se definitivement un sceau, si l'on peut dire, sur le sort du sujet. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Lacan evoque une renaissance du sujet. La question a poser - une question difficile - est de savoir a quel point la position stoicienne renvoie a une telle renaissance du sujet. La conception stoicienne de la volonte derive manifestement d'Aristote. Celui-ci definit en effet la volonte comme une raison desirante ou un desir rai-sonnant.3 La faculte desirante peut se soumettre a la raison et lui obeir, lors-qu'elle desire effectivement ce que la raison a juge qu'elle devait desirer. Et c'est precisement ce desir de la faculte desirante de se soumettre a la raison qu'Aris-tote appelle boulesis. L'obeissance du desir a la raison, qui definit la volonte, est donc congue par Aristote comme un rapport d'exteriorite entre deux fonctions distinctes. Dans la perspective des stoiciens, en revanche, la boulesis est, non pas desir se pliant a la raison, mais raison desirante. Cette precision nous amene a rejeter l'alternative « volonte ou desir », en nous montrant que le stoicisme ignore toute idee de desir si ce n'est sous les especes de son identification avec la volonte. Pour examiner cette conciliation dans la doctrine stoicienne de la volonte, je m'appuierai sur quelques indications de Lacan. Nous trouverons la premiere indication dans son texte « Subversion du sujet et dialectique du desir », ou Lacan propose d'aborder la question de la fin de l'analyse en termes, justement, de volonte. A la fin de ce texte, Lacan nous presente la fin de l'analyse, c'est-a-dire la phase terminale de la dialectique du desir, comme le moment ou au sujet « qui veut vraiment s'affronter a cet Autre, s'ouvre la voie d'eprouver non pas sa de-mande, mais sa volonte »4. Il propose alors deux issues « a qui veut vraiment s'affronter » a la volonte de l'Autre, qui sont l'une : « de se realiser comme objet, de se faire la momie de telle initiation bouddhique » et la seconde : « de satisfaire a la volonte de castration inscrite en l'Autre, ce qui aboutit au narcis-sisme supreme de la Cause perdue (c'est la voie du tragique grec, que Claudel 3 Cf. Aristote, Ethique de Nicomaque, 1139b4-5 ; trad. J. Voilquin, GF-Flammarion, Paris, 1992. 4 J. Lacan, »Subversion du sujet et dialectique du desir«, Ecrits, p. 826. retrouve dans un christianisme de desespoir ».5 Voila deux issues extremes que Lacan indique comme resolution de la question du desir a la fin de l'analyse : ou bien se faire momie, ou bien se sacrifier pour une cause perdu. Mais, fina-lement, repondre « oui » ou « non » a la volonte de l'Autre, qu'est-ce que ga veut dire ? Dans l'alternative que pose Lacan : la momie ou la cause perdue, s'affronter a la volonte de l'Autre semble se solder par une sujetion totale du sujet a l'Autre. Fiat voluntas tua! Or c'est precisement dans cette perspective que s'inscrit le fameux consen-tement au destin des stoiciens. C'est precisement parce qu'elle fait coincider la liberte avec l'affirmation du destin que la conception stoicienne de la volonte nous apparait presque inconcevable. Son originalite - en cela, elle diverge radi-calement de sa conception moderne - consiste a considerer l'acquiescement a la volonte du Destin comme la garantie directe de la liberte inalienable du sujet. Voila comment Epictete explique cet « attachement » de la volonte du sujet a la volonte de l'Autre : « J'ai soumis a Dieu la propension de ma volonte. Veut-il que j'aie la fie-vre ? Je le veux, moi aussi. Veut-il que mes propensions se portent vers tel objet ? Moi aussi, je le veux. Veut-il que j'aie tel desir ? Moi aussi, je le veux. Veut-il que je obtienne telle chose ? Moi aussi, je le desire. Il ne le veut pas ? Je ne le desire pas. Alors, c'est ma volonte de mourir, c'est ma volonte d'etre torture. ^ - Comment comprends-tu : 's'attacher a Dieu' ? - De telle sorte que tout ce que Dieu veut, cet homme, lui aussi, le veuille ; que ce que Dieu ne veut pas, cet homme ne le veuille pas non plus. »6 Voila l'aspect le plus paradoxal de la conception stoicienne de la volonte : considerer que la liberte du sujet se manifeste en disant « oui » a la volonte de l'Autre. En fondant la liberte sur le « fiat voluntas tua ! », les stoiciens - il faut le leur conceder - ont le merite d'avoir vraiment voulu s'affronter a l'Autre, d'avoir voulu eprouver sa volonte. Or cet affrontement a la volonte de l'Autre, dans la perspective du stoicisme, semble conduire a un ecrasement de la vo-lonte du sujet par la volonte de l'Autre. Curieusement, c'est exactement la solution que propose Sade lui-meme lorsqu'il s'affronte a la volonte de l'Autre et, plus precisement, a la volonte 5 Ibid., p. 826sq. 6 Epictete, Entretiens, IV, I, 89-90. de jouissance qu'il incarne. Affirmant le droit a la jouissance, Sade vise I'im-possible : maintenir a la fois la jouissance qui est, par definition, « egoiste », voire autiste, et l'Autre que le solipsisme de la jouissance exclue justement. La solution de Sade, quoique elegante dans les moyens employes pour atteindre la fin recherchee, n'est pas moins paradoxale : affirmer l'existence de l'Autre a travers la satisfaction de la volonte de jouissance, a travers la soumission du sujet a la volonte de jouissance. En fin du compte, il s'agit la d'une resurrection retroactive de l'Autre qui n'existe pas mais que la tentative de satisfaire la volonte de jouissance fait exister - ou tente de faire exister. En meme temps, la position du sujet change radicalement : confronte a l'imperatif de la jouissance le sujet s'instrumentalise, transforme en instrument pour satisfaire la volonte de jouissance. Sade, qui insiste fortement sur la stricte dissociation entre la volonte et la loi, ne peut « apparier » l'Autre et la jouissance, a cette instance acephale qui ne reconnait aucune norme, aucune loi, et demeure impermeable pour la domestication, qu'en assimilant la volonte de l'Autre au caprice. La maxime sadienne de la jouissance, telle que la reconstruit Lacan, exprime bien cette volonte dont la loi est precisement la negation de toute loi, le caprice: « J'ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je l'exercerai, sans qu'aucune limite m'arrete dans le caprice des exactions que j'aie le gout d'y assouvir. »7 La visee ultime de Sade, c'est d'atteindre « cette sorte d'apathie qui serait 'd'etre rentre au sein de la nature, a l'etat de veille, dans notre monde' »,8 pour reprendre Klossowski tel que le cite Lacan lui-meme dans « Kant avec Sade ». En choisissant de rentrer vivant, « a l'etat de veuille », dans l'inanime, en optant pour le me phynai, plutot ne pas etre ne, Sade veut se debarrasser du signi-fiant, ne plus en etre le jouet. Or le prix a payer pour ne plus faire tache dans l'univers du langage, pour y trouver enfin sa place, c'est de devenir un objet « momifie », un objet qui n'est plus trouble par la division subjective. Sade au Portique Voila qui nous mene a la deuxieme indication, tiree, justement, de « Kant avec Sade ». Celle-ci porte sur les stoiciens, mais dans un contexte tout a fait particulier, a savoir celui d'une rencontre manquee, si l'on peut dire, entre Sade et Epictete. Il est frappant et de nature a faire beaucoup progresser dans l'exa-men du rapport qu'entretiennent volonte et desir, que Lacan, dans ce texte, ne 7 J. Lacan, « Kant avec Sade », p. 768sq. 8 J. Lacan, « Kant avec Sade », Ecrits, p. 790. mette pas seulement en scene le couple fameux, Kant et Sade, mais - plus dis-cretement certes - un autre couple : Sade et Epictete. Si Sade, selon la these de Lacan, est celui qui revele la verite de Kant, on est alors tente de dire qu'Epic-tete est le revelateur de la verite de Sade. Ce que Sade et Epictete auraient en commun, selon Lacan, c'est de se faire l'objet de l'Autre, de se mettre au « service de l'Autre », de sa volonte. En effet, dans les deux cas, ce n'est pas le desir de l'Autre ce que definit la position du sujet, mais la volonte de l'Autre. J'ai donc trouve d'un tres grand interet le fait que Lacan mette en rapport la position stoicienne et celle de Sade, puisque cette mise en rapport me permet de revenir a une question dont j'ai deja signale qu'elle etait cruciale, et qui porte sur le statut du sujet tel qu'il emerge de la conciliation entre desir et volonte. De ce point de vue, il n'est donc pas sans interet que Lacan adresse la meme objection a Sade et aux stoiciens, a savoir d'avoir meconnu la vraie nature du rapport qu'entretiennent desir et loi. Voulant eradiquer tout ce qui n'est pas conforme a la loi, les stoiciens, nous dit Lacan, meconnaissent a quel point « leur ataraxie destitue leur sagesse. On ne leur tient aucun compte de ce qu'ils abaissent le desir ; car non seulement on ne tient pas la Loi pour re-montee d'autant, mais c'est par la qu'on le sache ou non, qu'on la sent jetee bas »9. Autrement dit, c'est parce que l'idee que la loi elle-meme appellerait sa transgression leur est inconcevable, que les stoiciens ne se rendent meme pas compte que la maniere dont ils divinisent la loi, au lieu de la rendre efficace, la destitue. En revanche, saint Paul, auquel Lacan fait reference a ce propos, est beaucoup plus lucide : tres sensible a la maniere dont le peche « se sert » de la Loi pour seduire et detruire le sujet, il demontre qu'il n'y a pas de plus grande jouissance pour l'homme que de transgresser la loi.10 Dans cette perspective, on peut certes soutenir que Sade, visant la transgression de la loi, est alle beaucoup plus loin que les stoiciens dans la mise au jour du naud entre le desir et la loi. Mais si, d'un autre cote, il « n'a pas ete plus loin »^1, comme insiste Lacan, c'est qu'il s'est, lui aussi, aveugle au parasi-tisme reciproque du desir et de la loi. A Sade Lacan reproche donc qu'il « s'est ^ arrete la, au point ou se noue le desir a la loi » et pour faire sentir ce point d'achoppement, il souligne que, pour soutenir le desir comme transgression, il 9 Ibid., p. 785. 10 « En effet nous savons que la loi est spirituelle, mais moi je suis un etre de chair, vendu au pouvoir du peche. Vraiment, ce que je fais, je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, d'accord avec la Loi, qu'elle est bonne ; en realite ce n'est plus moi qui accomplis l'action, mais le peche qui habite en moi. » Lettre de Saint Paul aux Romains, 7,14-17. 11 « Kant avec Sade », p. 789sq. faut bien la loi « pour y trouver l'occasion dont parle saint Paul, d'etre deme-surement pecheur. »12 Sade, il est vrai, est un sujet habite, non pas par un desir vacillant qui se cherche, mais par un « desir decide », comme le dit Lacan, un desir qui sait ou trouver ce qu'il veut, puisqu'il dit : « j'ai le droit de jouir de ton corps », un desir qui s'impose hors de tout consentement, comme l'enonce la maxime sa-dienne : « J'ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque et ce droit, je l'exercerai, sans qu'aucune limite m'arrete dans le caprice des exactions que j'aie le gout d'y assouvir. » L'enjeu de l'operation sadienne n'est donc pas du tout d'obtenir le consentement de la victime. La visee du bourreau sadien est plutot la contraindre a jouir, extraire de la victime la jouissance, faire surgir cette jouissance, qui, pour etre tiree de la victime, bien que sans son consentement, la divise necessairement. Plus precisement, si le consentement que la victime pourrait lui donner est tout a fait indifferent pour le bourreau sadien, c'est qu'il veut la contraindre a parler au niveau ou elle est, par definition, muette, a savoir, au niveau de la satisfaction pulsionnelle. Ce qu'il vise, en fin de compte, c'est a saisir le sujet a un point ou il emerge de la jouissance. C'est en ce sens qu'il faut entendre la these de Lacan selon laquelle ce que le bourreau sadien exige du sujet, en fin du compte, c'est de se reconnaitre comme l'objet toujours deja retrouve de la pulsion, si l'on peut dire. C'est precisement dans ce contexte que Lacan evoque l'echec qu'encourrait l'experience sadienne si le bourreau sadien essayait de soumettre a la volonte de jouissance le sage stoicien. Afin de mettre a l'epreuve la volonte de jouissance sadienne, Lacan imagine en effet la reponse d'Epictete a la torture a laquelle il se-rait soumis dans l'experience sadienne. Si le bourreau lui avait casse la jambe, il dirait en jetant un regard dedaigneux sur la jambe : « Tu vois, tu l'as cassee », le point essentiel etant ici que l'impassibilite du sage stoicien empeche tout inves-tissement libidinal de cette douleur que le bourreau vise a extraire de sa victime. En d'autres termes, si Lacan met en scene le face a face de Sade avec Epictete, c'est pour montrer que le mepris est le meilleur moyen de « demonter » l'experience sadienne: « L'artifice des Stoiciens » consiste, selon Lacan, a repondre a la volonte de l'Autre par le mepris : « Ce qu'elle vaut [a savoir la douleur] pour l'experience sadienne se verra mieux de l'approcher par ce qu'aurait de demontant l'artifice des Stoiciens a son endroit : le mepris. » 13 En repondant a la torture par le mepris, en montrant au bourreau qu'il est tout a fait indifferent a l'egard de son propre corps, le sage stoicien denoncerait ainsi ce qu'il y a de 12 Ibidem. Sur ce point, nous renvoyons au beau texte de Colette Soler, « Le desir eclaire ». 13 J. Lacan, « Kant avec Sade », p. 771. derisoire dans la mise en scene sadienne. « Rabattre la jouissance a la misere de tel effet ou trebuche sa recherche, n'est-ce pas la tourner en degout ? »14 Lacan reconnait ainsi aux stoiciens le merite d'avoir trouve le moyen efficace pour mettre en echec ce droit imprescriptible qu'aurait le maitre sur le corps de sa victime, pour neutraliser cette volonte a la jouissance inscrite dans l'Autre. Une premiere reponse provisoire a la question de savoir ce que rend Epictete « impermeable » a Sade, c'est donc de dire qu'en refusant de subjecti-ver la douleur, le sage stoicien trouve le moyen de parer a la division du sujet par la jouissance que Sade voulait lui imposer. Au fond, Sade ne peut pas toucher au vif le sage stoicien tant qu'il ne mobilise pas son consentement, son vouloir. Propre au sage stoicien, c'est de ne se soutenir que par sa volonte, sa proairesis, son pouvoir du choix et de laisser a l'Autre tout le reste, y compris son « pauvre corps », comme le temoigne le dialogue suivant entre un tyran et un sage que met en scene Epictete: « Dis-moi les secrets qu'il t'est interdit de reveler. - Je ne le ferai pas, car cela est en mon pouvoir. - Mais je te mettrais aux fers. - Que veux-tu dire ? Me mettre aux fers, moi ? C'est ma jambe que tu chargeras de chaines. Quant a ma proairesis, Zeus lui-meme ne peut la vaincre. »15 Si Zeus lui-meme n'a pas de prise sur la proairesis du sujet, son veritable soi, c'est que, d'emblee pose comme un point inatteignable, la proairesis, pour les stoiciens, est ce qui met le sujet hors de la portee de l'Autre. Le sujet stoicien laisse volontiers son corps, c'est precisement dans la mesure ou il n'est pas au pouvoir du tyran d'accaparer sa volonte. Sur cette volonte, le tyran, en effet, n'a pas de prise. Ou se situe donc la rencontre manquee entre Sade et Epictete ? Lacan montre bien qu'il ne s'agit pas simplement pour Sade d'assujettir le sujet a la contrainte, mais bien de s'emparer du siege du sujet, d'investir ce que les stoiciens appellent I'hegemonikon ou la proairesis. L'enjeu de la rencontre manquee entre Sade et Epictete - et ce n'est pas un hasard - c'est justement la volonte. D'une part, le fait que le sage supporte « stoiquement » la torture, qu'il reste parfaitement impassible, temoigne que l'Autre n'a pas de prise sur sa volonte. D'autre part, cependant, Lacan montre que, meme pour Sade, il ne s'agit simplement d'assujettir une victime a la contrainte. Parce que l'experience sadienne ne se resume pas a « accaparer une volonte », comme le dit Lacan, mais bien a « s'installer au plus intime du sujet »16. Or, selon l'hypothese lacanienne, l'operation sadienne, s'emparer du siege du sujet, d'investir ce que les stoiciens appellent l'hegemonikon ou la proairesis, de prendre le sujet au depourvu, la ou il est sans defense devant, cette operation, donc, n'aurait aucune chance de 14 Ibid. 15 Epictete, Entretiens, I, I, 23. 16 J. Lacan, « Kant avec Sade », p. 771. succes si, comme le precise Lacan, au plus intime du sujet, le sujet lui-meme, n'etait deja « a la place de l'Autre ».17 En d'autres termes, si le bourreau sadien arrive a « deloger » le sujet de sa place, c'est parce que le sujet lui-meme, dans son intimite meme, est en quelque sorte un « intrus » au lieu de l'Autre. Pour illustrer une telle intrusion dans les replis les plus intimes du sujet, Lacan prend pour exemple la pudeur, puisque le sujet se sent « viole » du fait meme qu'il a subi passivement l'impudence de l'Autre. Meme s'il n'a rien pu faire contre, il se sent coupable comme s'il avait donne son consentement a l'Autre. Des lors que le bourreau sadien se situe dans cette dimension, il semble qu'il n'y a plus d'abri pour le sujet, que le refuge de la proairesis n'existe pas, puisque - et l'exemple de la pudeur le montre bien - Sade est parfaitement capable de s'installer « au plus intime du sujet ». En revanche, si le sujet est sans defense devant les attentes de l'Autre meme la, en son for interieur, il faut que le sujet stoicien invente un autre type de rapport a l'Autre, un rapport qui lui permette, justement, de se mettre a l'abri des atteintes de l'Autre. Qu'est-ce qui permet donc au sage stoicien d'eviter le piege que lui tend Sade ? En fait, on peut considerer le stoicisme comme effort que fait le sujet pour s'absenter de ce lieu de l'Autre, de se placer hors d'atteinte. Pour proteger le siege de son soi, pour garder l'autonomie de sa volonte, de sa proairesis, le sujet stoicien est pret a payer n'importe quel prix, a se separer de tout, releguer sa propre conservation, l'integrite de son etre, au rang des choses indifferentes. Le sujet stoicien incarne donc une position d'impassibilite qui lui permet de dejouer la volonte de l'Autre, dans la mesure ou l'enjeu veritable de cette position n'est rien d'autre que de parvenir au non-rapport a l'Autre. Tout en tenant compte de l'accent mis par les stoiciens sur l'ataraxie qui conduit le sujet a mo-mifier son desir, on est tente de concevoir la position stoicienne en termes d'un paradoxe : le sujet stoicien est en mesure de se derober a la volonte de l'Autre la precisement ou, d'apparence, il lui est soumis entierement. C'est justement ce rapport ambigu a la volonte de l'Autre qui met le sage stoicien a l'abri de Sade. Maitre paradoxal Comment alors situer cette position paradoxale - et la plus exigeante, la plus rigoureuse qui soit - puisqu'elle demande au sujet de renoncer a tout plai-sir, a son corps, voire a sa vie meme ? Consentir a tout ce qui arrive plutot que de vouloir changer le monde, c'est, par definition, la position de l'esclave. Ce dernier fait ce qu'il est contraint, Ibid., p. 772. 17 alors que, pour le sage stoicien, accepter ce qui lui advient, c'est est une affaire de volonte. Son assentiment, loin de lui etre arrache, releve d'un acte volon-taire. En cela, l'assentiment au Destin n'a rien avoir avec la soumission passive a l'ordre des choses existant. Mieux, a s'appuyer sur seule proairesis, le sujet est en mesure de se soustraire a la tyrannie de l'ordre existant des choses. En d'autres termes, le sage stoicien rejette la position qui lui est imposee, celle d'un soumis, par un geste qui « detrone » le maitre, un geste qui est, par excellence, le geste du maitrise. Cette position a beau demander au sujet de consentir a chacun des malheurs qui surviennent sur sa route, il s'agit d'une position qui, eminemment, est celle du maitre. Ce qu'il y a d'inquietant, de troublant dans cette position, c'est donc la coincidence de la maitrise et de la soumission. Pour se convaincre a quel point il est delicat de situer l'attitude stoicienne dans les positions subjectives connues, il suffit de la considerer a la lumiere de la critique hegelienne. D'ailleurs, Hegel lui-meme a mis en evidence la conciliation de ces deux aspects en montrant dans la figure du sage stoicien la « synthese » paradoxale du maitre et de l'esclave. Pour acquerir l'independance et la liberte, le sage stoicien se pose comme « pure negation de sa modalite d'ob-jet », comme le dit Hegel, plus precisement, comme n'etant pas attache « a aucune existence determinee, absolument pas attache a la singularite universelle de l'existence, n'est pas attache a la vie ». Bien mieux, si, selon Hegel, « ^ c'est seulement par la mise en jeu de la vie qu'est ^ eprouvee et averee la liberte »,18 on ne pourra que constater que le sage stoicien, qui affirme sa liberte, selon l'expression de Hegel, en « abandonnant et laissant libre » la vie meme, parce que la vie a elle-meme, pure et simple, la vie comme preservation n'est rien pour lui, n'a rien d'un esclave qui, lui, veut, a tout prix, conserver sa vie. C'est precisement ce trait qui le rapproche et l'eloigne a la fois du maitre hegelien. Pour prouver qu'il est une conscience de soi, le maitre hegelien est pret a sacrifier tout ce qui definit sa propre animalite : son corps, voire sa vie. Mais il ne peut obtenir « la certitude de soi-meme »,19 dit Hegel, qu'en se combattant avec une autre conscience qui veut, elle aussi, prouver a l'autre et a elle-meme qu'elle est « conscience autonome de soi » qui peut se detacher de son animalite. Ainsi pris dans une relation reciproque, speculaire, le maitre hegelien ne peut pas etre reconnu comme tel que par une lutte. Il ne peut donc jouir de ce qu'il a gagne en risquant sa vie, qu'apres avoir eprouve « que la vie lui est aussi essentielle que la pure conscience de soi »20, nous dit Hegel. Pour acceder a sa 18 G.W.F. Hegel, La Phenomenologie de I'Esprit, (traduit par Jean-Pierre Lefebvre), Aubier, Paris, 1991, p. 154. 19 Ibid.. 20 Ibid. verite, a sa reconnaissance comme « conscience autonome de soi », le maitre a besoin de celui qui n'a pas voulu aller jusqu'au bout, qui est encore attache a la vie, a savoir l'esclave. Il en a besoin a deux egards : a titre de travailleur dont il s'appropriera les fruits de son labeur. Mais il a surtout besoin de l'esclave pour que celui-ci le reconnaisse comme son maitre. On ne peut pas etre maitre en soi. Il ne peut pas etre maitre meme pour soi-meme, s'il ne l'est pas pour l'esclave. C'est pourquoi Hegel peut enoncer : « ^ la verite de la conscience autonome, c'est la conscience servile du valet »,21 la verite du maitre, c'est l'esclave. C'est precisement sur ce point que la position du sage stoicien se separe irreductiblement de celle du maitre hegelien. Rien n'est plus eloigne de la pensee stoicienne que le desir de reconnaissance, alors qu'il est l'enjeu principal du combat a mort entre l'esclave et le maitre. Le sage stoicien, nous l'avons vu, n'a pas peur de mourir, mais ce n'est pas pour obtenir la reconnaissance. Le maitre hegelien, tout en se soumettant l'esclave, reste dependant de lui. Le sage stoicien, par contre, est maitre, alors meme qu'il donne son consentement, mais un maitre qui n'a pas besoin d'esclave pour le savoir. Maitre paradoxal, le sage stoicien n'a pas besoin de « s'accrocher » a l'autre pour savoir qu'il est le maitre. Il est un maitre sans esclave. Voila donc une forme subversive de la mai-trise, prete a sacrifier la maitrise meme. Paraphrasant Bataille on pourrait dire que la souverainete du sage stoicien est absolue au sens ou elle, non seulement ne se subordonne a rien, mais, en plus, d'elle-meme ne se subordonne rien.22 Cette souverainete absolue qui caracterise la volonte du sage et qui se manifeste comme une impassibilite, une ascese sans bornes, presque « inhumaine », se reproche peut-etre le plus de la position du saint, telle que la definie Lacan dans la Television. L'immortel La mise en jeu de la vie, tout en etant une condition necessaire pour l'ethi-que stoicienne, n'est pas sa condition suffisante pour autant. Si le sage stoicien, a l'instar du maitre hegelien, meprise la conservation de la vie « nue », c'est pour faire mieux ressortir, sur le fond du risque de la mort precisement, la vie digne d'etre vecu. C'est en cela que consiste l'essence de la maitrise : mettre en jeu l'existence biologique pour exalter ce qui, dans la vie, est plus que la vie, 21 Phänomenologie de l'Esprit, p. 156. 22 G. Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice », Deucalion 5 (Etudes hegeliennes), 40, Cahiers de philosophie, Neufchatel, oct. 1955, pp. 21-43. Sur ce theme, cf. J. Derrida, « De l'economie restreinte a l'economie generale » in L'ecriture et la difference, Seuil, Paris, 1967, pp. 369-407. a savoir la raison de vivre que la psychanalyse appelle la cause du desir. Il est vrai que le sage stoicien, a la difference du maitre hegelien, ne risque pas sa vie pour le pur prestige. Mais dans les deux cas, cette vie qui est plus que la vie, a aussi besoin de l'existence biologique meprisee comme sa base. C'est le geste meme de la mise en jeu de la vie qui implique, dans les termes de Bataille, la ruse permettant a la vie de rester en vie. L'ethique stoicienne, le mepris de l'existence biologique nonobstant, im-plique elle aussi une telle ruse de la vie. Tout en sacrifiant la vie, la position stoi-cienne l'eternise. Il ne saurait bien sur etre question ici de la vie biologique que le sujet stoicien est pret a sacrifier a tout instant, mais une vie qui excede cette vie « nue » : la proairesis. L'instance qui incarne l'eternite dans le sujet, chez les stoiciens, c'est donc la volonte. En tant qu'un Encore insatiable qui ne connait pas de repos, la proairesis represente donc ce qu'il y a d'eternel, d'immortel dans le sujet. Et dans la mesure ou la volonte represente cette instance qui, tout en etant immanente au sujet, le toujours deja excede, on pourrait dire qu'elle porte le stigmate, pour ainsi dire, de la pulsion freudienne. A premiere vue, rien n'est plus etranger au concept de pulsion freudienne que la volonte stoicienne : une volonte eminemment rationnelle, une volonte de la raison. L'obstacle insurmontable qui se dresse devant toute tentative de situer la position stoicienne dans le registre des pulsions semble resider preci-sement dans le fait que cette position ne permet pas de distinguer entre le moi et le sujet. En exposant plus haut la theorie stoicienne de l'assentiment, j'ai pris soin d'indiquer que, pour les stoiciens, le sujet, identifie au moi conscient, a I'hege-monikon, dispose librement de son corps et peut aller jusqu'au point ou il le livre a l'Autre, sans que cela ait le moindre impact sur son soi. La torture et la mort meme, n'entament en rien l'emprise de I'hegemonikon sur le sujet. Nous sommes ici confrontes a une volonte coupee de toute motivation et de la pertinence de toute opposition du genre plaisir-deplaisir, vie-mort, utile-pas utile et dont le caractere absolu la situe au-dela du principe du plaisir. C'est la raison pour laquelle nous pouvons legitimement inscrire l'ethique stoicienne dans le registre de l'ethique du maitre. Comment alors rapprocher l'ethique stoicienne du registre des pulsions, si l'axiome fondamental de la psychanalyse erige une barriere insurmontable entre les pulsions et le moi ? Certes, les stoiciens insistent, eux aussi, sur le chiasme entre le moi et les pulsions - ou les passions, pour reprendre leur terme - mais cela, ils le font afin de situer le vrai soi du sujet du cote du logos, du moi conscient comme instance appelee a brider, domestiquer les pulsions. La psychanalyse, en revanche, situe le soi dans une instance decentree par rapport au moi : le desir inconscient, les pulsions, l'objet a sont ainsi autant de manieres d'etre de ce reste ou le moi ne se trouve pas, ne se reconnait pas, ou il se cherche encore. A cet egard, la place centrale que les stoiciens donnent a l'hegemonikon, est l'exact inverse de la maniere dont la psychanalyse aborde la question du rapport entre volonte et desir. S'il y a, du point de vue de la psychanalyse, impasse entre desir et volonte, c'est parce que, comme le note Lacan, ce que le sujet « desire se presente a lui comme ce qu'il ne veut pas ».23 La question de son desir ne peut etre aborde par le sujet qu'a travers la question du desir de l'Autre, puisque, comme le souligne Lacan, « c'est en tant qu'Autre qu'il desire »24. Alors que le sage stoicien - a la difference du sujet auquel la psychanalyse a affaire, un sujet dont « le vrai mai-tre », le vrai soi, echappe au moi, et qui est donc oblige a chercher dans l'Autre la reponse a la question de savoir s'il veut ce qu'il desire - est cense savoir, des le depart, ce qu'il veut, il a deja trouve la reponse a la question du desir. Comment alors la pulsion s'installe-t-elle dans l'economie de la pensee stoi-cienne ? Mais avant meme de poser cette question il s'agit de justifier l'iden-tification de la volonte a la pulsion, et cela precisement dans la mesure ou la volonte stoicienne est la volonte de la raison, donc du moi, alors que la pulsion ne peut qu'entretenir une relation antinomique avec la conscience. Ou est donc l'element du pulsionnel dans la volonte stoicienne ? L'extimisation de la volonte A mon avis, il faut chercher la reponse a cette question dans la structure meme de l'hegemonikon. L'hegemonikon, nous l'avons vu, c'est le paradoxe de la maitrise du soi : en otant au corps toutes ses prerogatives, les stoiciens sont obliges de tout inclure dans l'hegemonikon, tout, y compris ce qui resiste a sa domination absolue, a savoir les passions ou la mauvaise volonte. Le paradoxe de la pensee stoicienne consiste donc en ceci qu'au moment meme ou elle affirme la domination de l'hegemonikon comme maitre absolu auquel rien n'echappe, elle est obligee de reconnaitre qu'un reste resiste a l'hegemonikon, et qui releve, non pas du corps, mais de l'hegemonikon lui-meme. C'est l'hegemonikon lui-meme qui se divise, se scinde en deux parties dont l'une fonctionne comme il faut, alors que l'autre, se soumettant au principe du plaisir, se pervertit. Ce reste, ce rebut qui resiste a l'hegemonikon, n'est rien d'autre que l'hegemonikon lui-meme, un hegemonikon qui « deraille », qui ne fonctionne plus comme il faut. Ou encore : la volonte qui est censee domestiquer les passions ou les pulsions devient elle-meme pulsion. Ce qui se fait entendre dans l'exigence infrangible de la volonte 23 J. Lacan, « Subversion du sujet ^ », p. 815. 24 Ibid., p. 814. perverse, selon les stoiciens, c'est I'exigence meme de la pulsion. C'est ici que nous rencontrons, et cela d'une maniere tout a fait inattendue, une ressemblan-ce entre la pulsion et I'hegemonikon. Lorsque les stoiciens cherchent la cause de la perversion de I'hegemonikon ils ne trouvent d'autre reponse que la chute de la tension dans I'hegemonikon. Si la tension demeure constante, la volonte est bonne, la chute de la tension, en revanche, conduit a la perversion de la volonte. A elucider les detours, les vicissitudes, les deviations de I'hegemonikon a partir de la tension, les stoiciens assignent a I'hegemonikon une structure qui est distinctive des pulsions freudiennes. Dans la mesure ou la volonte stoicienne est definie en termes energetiques ou economiques, on pourrait la considerer, de meme donc que la pulsion, comme une « konstante Kraft qui la soutient com-me une tension stationnaire ».25 Encore faut-il maintenant se demander : qu'en est-il de l'instance qui donne constance a cette oscillation de la tension dans V hegemonikon. Que la question de I'hegemonikon soit posee en termes de constance, cela implique, pour les stoiciens, qu'il faille lui assigner un objet tout a fait sin-gulier, un objet qui maintient sa « memete absolue » a travers le changement des cibles concretes que visent les diverses operations de I'hegemonikon. Une formule demeuree fameuse : «homologoumenos zen », vivre en accord,26 propo-see par Zenon, vise a concilier les deux exigences que doit satisfaire l'objet de l'hegemonikon. De cette fin ultime, souveraine, « vivre en accord », le telos, qui est la seule fin qu'il faille vouloir, desirer, pour elle-meme, il faut distinguer le skopos, c'est-a-dire une serie des « cibles » quelconques, qui ne sont desirables qu'au regard de la seule fin. En scindant l'objet de I'hegemonikon entre telos et skopos, les stoiciens ont anticipe en quelque sorte la solution freudienne au probleme de l'objet de la pulsion. Et c'est a ce titre que I'hegemonikon peut se satisfaire de « faux » objets, pour ainsi dire, tout en visant la vrai fin : « etre en accord ». Se satisfaire de « faux » objets, on reconnait bien la ce trait paradoxal qui caracterise la pulsion laquelle, selon Lacan, peut « atteindre sa satisfaction sans atteindre son but ». Ce qui assure, selon Lacan, la consistance de cette structure circulaire, n'est rien d'autre que l'objet, mais un objet d'un type particulier, puisqu'il est introduit «a titre de quelque chose qui doit etre contourne ».27 Initialement, l'objet de la pulsion n'est que « la presence d'un creux, d'un vide ^ occupable ^ par n'importe quel objet ».28 25 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de lapsychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 165. 26 Pour discussion de ce point, voir V. Goldschmidt, Le systeme stoicien et l'idee de temps, Vrin, Paris, 1998, p. 77. 27 Ibid., p. 165. 28 Ibid., p. 164. La pulsion, tout comme l'hegemonikon, vise un objet qui n'est pas comme les autres, qui ne ressemble a aucun objet, un objet qui est en un sens situe au-dela, hors de tout objet, un objet qui n'a, a proprement parler, rien d'objectal. Ce qui est un jeu ici, c'est un objet qui, tout en etant absent, constitue une instance de laquelle la pulsion ainsi que l'hegemonikon ne cessent de circuler. En verite, la constance de ce mouvement circulaire est le seul trait distinctif de cet objet dont la materialite varie constamment. On ne peut donc resoudre le probleme que pose cette conjonction paradoxale de la constance, a savoir celle de l'exigence implacable de satisfaction, en depit de tout, et de l'indifference a la materialite de l'objet de la satisfaction qu'en suivant la suggestion lacanienne selon laquelle le vrai objet de la pulsion n'est autre que sa satisfaction, ou, comme le dit Lacan lui-meme, « si la pulsion peut etre satisfaite sans avoir atteint ^ sa fin » c'est que « son but n'est point d'autre chose que ce retour en circuit ».29 Le fait qu'une satisfaction substitutive peut emerger nous conduit a saisir que la pulsion n'est que la poursuite de satisfaction par d'autres moyens. Dit autrement, la pulsion genere elle-meme ce qu'il faut pour atteindre sa satisfaction. La satisfaction comme objet, bien evidemment, n'est pas un objet donne, un objet qui serait deja la, mais un objet qui se produit par et dans ce retour en circuit de la pulsion. Wo Es war, soll Ich werden Comment maintenant introduire le sujet dans cette structure circulaire, plus precisement, dans ce systeme clos de l'oscillation de la tension, qui caracte-rise a la fois la pulsion et l'hegemonikon ? Cette question revet pour les stoiciens une importance d'autant plus cruciale qu'ils definissent l'hegemonikon comme siege exclusif du sujet, son veritable soi. Mais le probleme de l'articulation du sujet a la pulsion n'est pas moins delicat pour la psychanalyse elle-meme dans la mesure ou la pulsion constitue en quelque sorte le degre zero d'une structure dans laquelle, comme le dit Lacan, « le sujet n'est point encore place ». Cette articulation amene Lacan a faire « de la manifestation de la pulsion le mode d'un sujet acephale, car tout s'y articule en termes de tension ».30 Cette absence radicale de sujet est mise en valeur encore davantage lorsque Lacan affirme que la pulsion « n'a de rapport au sujet que de communaute topologique ».31 29 Ibid., p. 163. 30 Ibid., p. 165. 31 Ibid. Lacan ne se contente toute de meme pas de thematiser l'articulation du sujet et de la pulsion simplement en termes topologiques. Lisant le Freud de « Pulsions et destins des pulsions », Lacan en effet etablit que la pulsion ferme son circuit avec l'emergence du sujet. Le point absolument capital dans la realisation du destin de la pulsion, c'est l'apparition d'« ein neues Subjekt », dit Lacan, d'un nouveau sujet. Sur ce point, la rectification lacanienne de l'imperatif freudien, « Wo es war soll Ich werden », est cruciale et peut nous aider a saisir toute la signification de l'emergence du sujet dans la pulsion. Selon une idee regue, cet imperatif semble vouloir dire que la ou etait le ga freudien, c'est-a-dire, les pulsions, Je ou, plus precisement, le moi conscient, doit advenir. Or, c'est exactement l'interpreta-tion que Lacan rejette en precisant que, lorsqu'on parle de l'apparition d'un sujet nouveau, d'« ein neues Subjekt », il faut entendre « non pas qu'il y en aurait deja un, a savoir le sujet de la pulsion, mais qu'il est nouveau de voir apparaitre un sujet ».32 Ce que Lacan laisse entrevoir ici, c'est le devenir ga du Je plutot que le devenir Je du ga, des pulsions. D'ou surgit alors le sujet ? Le sujet, nous l'avons vu, n'est pas la au preala-ble. Bien au contraire, c'est un sujet en voie de realisation, un sujet produit par le mouvement meme de la pulsion, un sujet qui surgit de ses circuits, detours, vicissitudes, au point qu'on pourrait dire que le mouvement circulaire, c'est le sujet in statu nascendi. Cela n'est evidemment pas possible que dans la mesure ou, a la place de ce sujet, encore inexistant, il y a quelque chose d'autre, a savoir l'objet de la pulsion. D'ailleurs, Lacan le dit explicitement lorsqu'il place l'objet « au niveau de ce que j'ai appele metaphoriquement une subjectivation acephale, une subjectivation sans sujet ».33 Voici precisement ce que Lacan appelle la « subjectivation sans sujet » : une maniere d'exister avant d'exister. En designant la structure de la pulsion par la notion bataillienne d'acepha-le, Lacan met bien en valeur le rapport antinomique qu'il y a entre le sujet et la pulsion. Que la pulsion soit acephale, cela ne signifie toute de meme pas qu'il existe un royaume des pulsions hors du sujet et independamment de lui. La pulsion est plutot a envisager comme sujet avant qu'il ne devienne sujet. En cela, le sujet comme ce quelque chose de nouveau qui surgit de la pulsion n'abolit pas leur antinomie, mais, au contraire, la reaffirme. Il n'y a donc pas de sujet de la pulsion. Il n'y a que la subjectivation sans sujet ou le sujet qui s'ignore. Il aurait devenu sujet de la pulsion s'il avait assume cet element ob-jectal qu'est la jouissance, une jouissance dans laquelle il ne se voit pas, ne s'y reconnait pas. Or cela n'est justement pas possible. 32 Ibid., p. 162. 33 Ibid., p. 167. Au depart, la pulsion se presente comme un noyau obscur resistant a la subjectivation, un reste opaque inaccessible au sujet, cela qui, dans le sujet n'est pas encore sujet. Or, au moment ou le sujet arrive a se reconcilier avec la pulsion, c'est lui qui disparait. N'avoir d'autre rapport avec le sujet que celui d'une communaute topologique signale que le sujet ne peut pas devenir pulsion et en etre conscient. ou bien il est pulsion sans le savoir, ou bien il le sait, mais alors c'est lui en tant que sujet qui s'eteint. C'est pourquoi la conciliation ou, plutot, l'alliance nouvelle avec la pulsion a pour consequence la destitution subjective : quand le sujet se reconcilie avec la pulsion, c'est lui en tant que sujet qui disparait, qui est evacue, chasse de la scene. Rien ne correspond mieux a l'hegemonikon stoicien que ce que Lacan qua-lifie comme etant une « subjectivation sans sujet ». En effet, tout comme la pulsion freudienne, l'hegemonikon stoicien « n'a de rapport au sujet que de communaute topologique ». C'est que, pour les stoiciens, l'hegemonikon n'a pas sa place hors le sujet, ce sujet qui n'est present au depart que sous la forme du topos, d'une place donc ou s'installe l'hegemonikon. On voit bien a quel point l'identification stoicienne de l'hegemonikon avec le moi conscient pourrait etre problematique. En effet, le rapport qu'entretien-nent le sujet et l'hegemonikon n'est pas concevable en termes de rapport entre le corps et l'äme jouant le role du maitre qui dispose librement du corps. C'est plutot du cote de la destitution subjective qu'il faudrait situer, a mes yeux, la subjectivation selon les stoiciens. La position du sujet stoicien implique une operation de vidage : le sujet doit se vider, voire meme s'aneantir, pour laisser place a l'hegemonikon. Il doit disparaitre pour donner la parole a l'hegemonikon comme instance d'une alterite radicale dans le sujet. Il est donc d'une importance cruciale de situer correctement le siege du soi dans l'ethique stoicienne pour repondre a la question de savoir pourquoi le sage stoicien reste impassible aux manipulations sadiennes. Dans la perspective stoicienne, l'exercice de la volonte, comme nous avons montre, implique la transgression du principe du plaisir. La proairesis demande son du, sans pour autant tenir compte du bien-etre du sujet. Avec sa demande tyrannique de satisfaction, la volonte stoicienne implique la rupture avec le principe du plaisir. On remarquera ici que le trait distinctif de la volonte stoicienne, le forgage du principe du plaisir, est le meme que celui qui distingue la pulsion freudienne, puisque, comme le souligne Lacan, « le chemin de la pulsion est la seule forme de transgression qui soit permise au sujet par rapport au principe du plaisir ».34 Se pose alors la question de savoir si le forgage du principe du plaisir pratique par l'ethique stoicienne est, oui ou non, pervers. Ibid. 34 Dans le Seminaire XI, Lacan, en opposant la perversion et la pulsion, ap-porte un eclairage precieux sur ce point. Tout en situant la pulsion dans le registre de la transgression, il insiste que « la pulsion n'est pas la perversion ».35 Ceci nous conduit a un nouveau paradoxe : celui d'une transgression non-perverse du principe du plaisir. C'est la precisement la, dans la dimension ouverte par cette transgression non-perverse que se situe la position du sujet stoicien. En effet, la question de la transgression non-perverse du principe du plaisir, c'est la question de l'articulation du sujet a la pulsion. Alors que la pulsion est presentee comme « une structure radicale dans laquelle le sujet n'est point encore place », ce qui definit, en revanche, la perversion, « c'est justement la fagon dont le sujet s'y place ».36 Ce qui distingue la pulsion au plus propre, on a vu plus haut, c'est l'ab-sence radicale de sujet. En fait, au niveau de la pulsion, il ne pas possible de parler ni du sujet ni de l'objet : le sujet n'est pas encore « ne », alors que l'objet, toujours deja perdu, n'est present que sous la forme de sa propre absence, d'un creux autour duquel circule la pulsion. Car, au depart, il y a seulement une circulation ananyme de la pulsion et ce n'est que par et dans la circulation de la pulsion que se produit la satisfaction comme l'objet veritable de la pulsion, un objet tout a fait particulier puisqu'il est la maniere d'etre initiale du sujet, un sujet acephale qui s'ignore puisqu'il est sans tete et sans conscience. Ä cet egard, l'objet, non seulement precede le sujet, bien mieux, il le cree. Ce n'est pas le sujet qui cherche la satisfaction, au contraire, c'est la satisfaction qui cherche une instance a laquelle elle pourrait se « attacher ». Dans la perversion, la maniere d'etre du sujet est tout autre puisque le sujet est reduit au pur instrument de la volonte de l'Autre. Il s'effacer donc comme sujet. La perversion n'est pas l'emergence d'un sujet nouveau, au contraire, c'est le moment de l'aphanisis, de la disparition du sujet. Il y a donc une dissymetrie cruciale entre la structure de la pulsion et celle de la perversion : dans la pulsion, ce qui est donne d'abord, c'est un mouvement circulaire a travers lequel peut naitre quelque chose de nouveau, un sujet acephale, un sujet qui « nait » de l'objet de la pulsion ; dans la perversion, en revanche, le sujet est en quelque sorte deja la, seulement pour faire un pas en arriere : il redevient objet pour se proteger contre la volonte de jouissance qui l'agit a son insu. Dans la perversion est en auvre une volonte, que le sujet meconnait, mais que toute sa conduite realise, comme pour verifier son statut d'objet. En assignant a l'Autre la volonte de jouissance qui l'agit, le pervers paye de sa personne ou, mieux, de son statut du sujet puisqu'il se transforme en l'instrument d'une volonte de l'Autre. 35 Ibid., p. 165. 36 Ibid. Deux formes « objectales » du sujet Il est interessant de noter que, dans l'un et l'autre cas, le sujet se presente sous les especes de l'objet. La distinction entre les deux formes « objectales » du sujet est cependant capitale. Dans la pulsion, l'objet apparait comme moment initial du sujet puisqu'a ce niveau - repetons-le encore une fois - le sujet surgit comme quelque chose de nouveau, comme une instance acephale, l'objet a la recherche de son sujet. Dans la perversion, en revanche, le statut objectal du sujet constitue la phase terminale du sujet puisque, pour reprendre les ter-mes de Lacan, « le sujet se fait l'objet d'une volonte autre ». Le pervers « oc-cupe lui-meme la place de l'objet, mais sans le savoir, au benefice d'un autre, pour la jouissance duquel il exerce son action de pervers sadique ». 37 Et Lacan met bien en valeur le fait que la perversion ne se manifeste qu'au moment ou l'Autre entre en scene, pour ainsi dire. Autrement dit, alors que le pervers s'of-fre a vouloir completer l'Autre, la pulsion, en revanche, s'inscrit dans le defaut de l'Autre. Nous voila de nouveau face aux deux vois evoquees par Lacan dans « La Subversion du sujet et dialectique du desir », deux voies offertes a qui veut s'affronter a la volonte de l'Autre. Au premier abord, la position stoicienne ne se distingue pas vraiment de la position sadienne puisque, dans les deux cas, la volonte du sujet est la volonte de l'Autre, le sage stoicien comme le sadique se mettant au « service de l'Autre », instruments executant sa volonte. Neanmoins, la position du sujet stoicien n'a rien a voir avec l'instrumentalisation perverse du sujet. Pour pouvoir tirer une ligne de demarcation entre le pervers et le sage stoicien, il est donc necessaire de preciser la maniere dont le sujet stoicien se rapporte a l'Autre. Si le sadique, satisfaisant ses caprices les plus extravagants, a recours, pour les justifier, a la volonte de l'Autre, l'operation que mene le sage stoicien est inverse : faire en sorte que le sujet devienne responsable de la volonte de l'Autre. Le fait meme que le sujet soit malheureux, mecontent de ce qui lui arrive, qu'il se sente frustre dans ses desirs, constitue la preuve, pour les stoiciens, qu'il n'est pas a la hauteur de la volonte de l'Autre. Quel que soit le malheur que lui inflige l'Autre, le sage stoicien il est toujours en mesure de s'y soustraire en disant : « Je le veux ». C'est aussi une maniere de supprimer toute tentation de deculpabiliser le sujet : Aucun malheur ne lui est inflige de fagon immeritee ; au contraire - et pour reprendre la formule de J. Bousquet, c'est a lui de devenir digne de ses malheurs. L'assentiment au destin, a l'enchainement des evenements, loin de relever le sujet de la responsabilite de sa conduite, nous rappelle au contraire, pour 37 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 168 sq. reprendre la formule de Lacan, que « de notre position de sujet nous sommes toujours responsables ».38 On comprend maintenant pourquoi les stoiciens insistent si fortement sur le fait que I'hegemonikon est le seul coupable de ses perversions, que les passions sont en « notre pouvoir », que nous en sommes responsables.39 Ce rappel de la responsabilite de la position subjective, c'est-a-dire du choix, du dire que oui ou du dire que non, implique l'idee qu'aucun determinisme n'absout le sujet de sa responsabilite. Pour l'operation perverse, comme nous venons de le voir, il est indispensable que la jouissance soit releguee a l'Autre. C'est en tant qu'incomplet que l'Autre, dans la perspective perverse, fait appel au sujet pour le completer, lui rendre la jouissance qui lui manque, dont il a ete prive. C'est ce montage qui, en quelque sorte, donne ses lettres de noblesse a l'instrumentalisation du pervers lui-meme : etre pour l'Autre l'objet a. Il y a donc comme une competition entre le sage stoicien et le sadique pour savoir a qui reviendra la place de l'objet a. Le sage stoicien comme objet a sur-git de la conciliation du sujet avec la pulsion, comme resultat de la destitution subjective, alors que le pervers, qui veut etre l'objet a pour l'Autre, le devient pour eviter justement la conciliation avec cet Autre extime qui l'agite a son insu. Lorsque le pervers dit « je », c'est l'Autre qui parle, c'est sa propre jouissance - meconnue, bien sur - qui parle a travers cet Autre, une jouissance que le sujet ne peut ou ne veut pas assumer. En revanche, le sage stoicien qui n'a rien d'un sujet ou, pour mieux dire, qui est un « non-sujet », un « post-sujet », un sujet devenu, donne la parole a cet Autre extime qui l'habite. Le pervers sait des le depart comment produire la jouissance et ou la cher-cher. Mais il la trouve de telle fagon qu'il lui faut payer pour cela un prix exorbitant : sa propre instrumentalisation. Neanmoins, ce prix parait moindre a ses yeux que le prix a payer pour une vraie conciliation avec la pulsion qui, elle, exigerait une transformation radicale du sujet, la naissance d'un nouveau sujet ne cherchant plus d'alibi ni d'abri chez l'Autre. Dans ce dernier cas de figure, le sujet est en quelque sorte condamne a assumer une volonte qui l'habite et l'agit sans pour autant pouvoir l'attribuer a un Autre. La position stoicienne implique la conciliation avec cet « autre » inherent, extime, que la psychanalyse appelle la pulsion. Il s'agit d'une conciliation sans instrumentalisation du sujet. Au contraire, ce qui est demande au sujet, c'est sa transformation en automate. Pour les stoiciens, la fin ultime, est de devenir comme Dieu qui ne peut agir autrement qu'il n'agit. A ce titre on pourrait risquer l'hypothese selon la- 38 J. Lacan, « La science et la verite », Ecrits, p. 858. 39 Selon la formule de Lacan : « De notre position de sujet nous sommes toujours res, « ponsables. » Cf. J. Lacan, « La science et la verite », Ecrits, p. 858. quelle le Dieu des stoiciens est une incarnation des pulsions, d'un programme qui fait toujours la meme chose, d'une instance, donc, ou volonte et necessite coincident. Dans cette perspective, on pourrait dire que l'operation du pervers est « inclusive » puisque la perversion consiste justement en un effort pour introduire l'Autre dans le systeme clos, auto-erotique des pulsions, pour rendre l'Autre responsable de la jouissance qui travaille le sujet. En revanche, l'operation des stoiciens est « exclusive », c'est un effort pour expulser l'Autre, se separer de lui. Ainsi, ce dont il s'agit dans l'assentiment stoicien, c'est bien d'une separation radicale d'avec l'Autre, separation qui « immunise » le sujet contre les attaques de l'Autre en le neutralisant, et non pas d'une fusion de deux volon-tes, celle du sujet et celle de l'Autre. Le mot d'ordre de l'ethique stoicienne : ma volonte est la volonte de l'Autre, est donc a entendre, non pas au sens ou le sujet, brise par les malheurs qui l'affligent, se resigne et se plie a la volonte du Destin, mais plutot en ce sens qu'il est capable d'accueillir chacun de ses malheurs par un : « Je le veux ! » L'Autre ne peut me toucher au vif des lors que j'ai le pouvoir de saluer chaque evenement par un « Je le veux ! ». Le sage stoicien, a l'inverse du sadique, considere comme le pur executeur de la volonte de l'Autre, n'a pas besoin de s'en remettre a l'Autre pour justifier son compor-tement. Chez le sage, on le voit bien, il ne s'agit donc pas d'une simple soumis-sion a la volonte de l'Autre, mais bien plutot d'une paradoxale appropriation de la volonte de l'Autre. En consentant a ce qui lui arrive, le sage desapproprie en effet l'Autre de sa volonte. Si nous insistons sur l'analogie structurelle entre pulsion et hegemonikon, c'est precisement parce que cette perspective, quoiqu'a premiere vue etrangere aux stoiciens, demontre que l'ethique stoicienne est, foncierement, une ethique sans l' Autre. Tout comme la pulsion, l'hegemonikon degage une structure essen-tiellement auto-referentielle, etrangere a tout intersubjectivite : une structure, donc, dans laquelle l'Autre n'a pas sa place. Il me semble que l'enjeu ultime de l'ethique stoicienne est justement d'ap-prendre a « ne rien demander a personne ».40 Le paradoxe de l'ethique stoicienne, ethique tellement exigeante, rigoureuse, qu'elle nous en est inconcevable, ce paradoxe, donc, reside en cela qu'elle s'assigne un but qui apparait a premiere vue des plus minimalistes : etre satisfait de ce qu'on est, de ce qu'on a. La fin ultime n'est rien d'autre qu'un « vivre en accord », rien d'autre, finalement, qu'une conciliation avec soi-meme. Le paradoxe de cette position reside en cela que ce qui passe d'abord pour un programme « minimaliste » s'avere consti- 40 « ^ n'a a atteindre d'aide de personne », dit en fait Lacan. Seminaire VII. L'ethique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 351. tuer en fait une ambition « maximaliste », dans la mesure ou, comme nous l'enseigne la psychanalyse, le plus difficile pour le sujet est bien de se concilier avec soi-meme, ce soi-meme etant ce qui l'agit sans qu'il le sache. La question de savoir comment atteindre le point ou la volonte et le desir ne font qu'un est, pour les stoiciens comme pour la psychanalyse, d'importance capitale. Pour les stoiciens, tant qu'il y a division entre la volonte et le desir au sein de l'hegemonikon meme, il y a egalement « folie », « perversion » de l'hege-monikon. L'hegemonikon qui s'egare, qui s'embrouille, qui cherche son chemin, c'est l'hegemonikon en tant que desir, un desir aveugle qui ne sait pas ce qu'il veut. En revanche, un hegemonikon « a la hauteur de sa täche », si l'on peut dire, ne demande pas son chemin, mais, comme la pulsion, va droit au but. En ce sens, on pourrait dire que l'hegemonikon est un « programme » infaillible dans son execution, qui ne demande de permission a personne, serait-ce aux dieux. Ä ce moment la seulement l'hegemonikon fonctionne « comme il faut » ; a ce moment la seulement volonte et destin coincident. La distinction entre pulsion et perversion est donc d'une importance ca-pitale pour saisir la mutation definitive du sujet, son stade « terminal ». La pulsion permet de penser ce qu'on pourrait appeler la destitution subjective comme nouvelle naissance du sujet. On ne peut concevoir ce statut du sujet que sous la forme d'une instance qui emerge de la destitution subjective, une instance atteinte d'une verite « incurable », pour reprendre l'expression lacanienne, d'une verite definitive, terminale, qui ne permet plus de poser une question comme : « Est-ce que je veux ce que je desire ? » Le sujet etant radicalement transforme, les questions de ce genre deviennent absurdes puisque, dorena-vant, il n'est plus possible que le sujet s'egare. Il suit son « rail » comme un automate. Cet automate n'est rien d'autre que le sujet ayant subi la destitution subjective, le sujet devenu objet et qui agit desormais « a l'aveuglette », sans « tete », une tete dont il n'a plus besoin puisqu'il sait, a tout moment, ce qu'il a a faire. C'est une position qui permet au sujet de se debarrasser de l'Autre pour continuer a fonctionner de maniere acephale. Le sujet, en effet, ne cherche plus son chemin, il le connait puisque ce chemin est, en quelque sorte, inscrit dans sa chair. Ce stade terminal du sujet stoicien n'est rien d'autre qu'un « savoir dans le reel » : il n'y a plus de conscience, plus de sujet, il y a l'automate - semblable a la nature galileenne.41 41 E. Brehier a le merite de mettre en valeur cette capacite qu'a le sage stoicien de « disparaitre dans le reel ». Ainsi, souligne Brehier, « le sage stoicien, ^ ayant atteint la conformite a la nature, fin de sa conduite, s'evanouit en uneforce naturelle ». Cf. E. Brehier, Transformation de laphilosophie fran^aise, Paris, 1950, p. 131 (C'est nous qui soulignons.) Qu'en est-il de la position subjective du sage stoicien lorsqu'il travaille sur ce mode desubjective, sur ce mode acephale ? Je dirais que la figure qui s'en approche le plus est celle du « saint » lacanien. Si la position du sage ressemble a celle du saint, tel que l'evoque Lacan dans Television, c'est precisement dans la mesure ou ils partagent le statut de l'objet a, le statut du dechet, mais d'un de-chet qui derange, qui fait que les autres « deraillent », parce qu'ils commencent a se demander : Qu'est-ce que je veux en verite quand je desire ?