Filozofski vestnik V o l u m e / L e t n i k X X I V • Number/Številka 2 • 2003 • 205-222 D E L A M O N T A G N E D U DIABLE A L A V E R I T E D E L A L O I MICHAEL A. SOUBBOTNIK Sur la «montagne du diable» Hobbes place deux interlocuteurs anonymes, deux entendements curieux et obéissants: A, le «témoin» instruit en droit, en histoire, en philosophie; B, le plus jeune, versé en théologie. Nulle conversion, dans le Behemoth, de l'un des interlocuteurs à la puissance dé- monstrative de l'autre, comme c'est le cas dans le Dialogus Physicus, mais une coopération inquisitive, inégale, certes, en ce qui concerne le déroulement factuel, mais interprétativement substantielle: l'apport de B est décisif en ma- tière théologique et ses questions orientent le dialogue vers les motifs et les conséquences. S'offre donc le «spectacle»1 de vingt années de discorde fé- roce et de leurs origines. Toutefois, l'accent de l'incipit porte moins sur le spectacle lui-même que sur le désir de le contempler. Le «spectacle de tou- tes les sortes d'injustice et de toutes les formes de folie» n'est rien sans le dé- sir de l'observer et de le «considérer»2 . L'analyse historique du Behemoth est avant tout le fait d'esprits curieux. Véritable moteur du dialogue, la curiosité est cette passion qui sous-tend le comput de la raison et l'entreprise à la fois épistémologique et politique d'u- ne éducation à l'obéissance civile. Dans le chapitre VI du Leviathan, Hobbes définit la curiosité comme le désir intellectuel de «connaître le pourquoi et le comment», qui, avec la raison, distingue radicalement l 'homme des bêtes brutes. Cette «passion singulière» est «une concupiscence [lust] de l'esprit qui, par la perpétuation de la volupté dans l'inlassable et continuelle géné- 1 £ I, p. 165. Nous nous référons ici à la traduction française du Behemoth (B.) par Luc Borot, qui en fournit la meilleure édition critique à ce jour. Par commodité, la pagination est celle de l 'édition Molesworth, tome VI des English Works. Les références au Leviathan (L.) renvoient à l 'édition McPherson, Pelican Books 1968. EL désigne les Elements of Law, DC le De Cive, DCorp le De Corpore. 2 B. I, p. 165. 2 4 3 M I C H A E L A . S O U B B O T N I K ration du savoir, excède la brève véhémence de tout plaisir charnel »3. L'ex- cès de volupté mentale, lié à la perpétuation de l'objet, est distinctif de l'hu- main. La brute, enfermée dans le temps bref de l'appétit sensible et de la consommation destructrice de son objet, ignore «le souci de connaître les causes». La volupté incessante qui accompagne la curiosité et l'entretient naît, par contre, de l'attente «qui vient de ce qu'on voit par avance l'abou- tissement, la conséquence de certaines choses», qu'elles «procurent ou non un plaisir sensible». Hobbes employait déjà des termes semblables dans une lettre de 1646 au marquis de Newcastle4. Après avoir constaté que lorsque la curiosité animait un homme, cette passion ôtait proportionnellement autant de force à la convoitise, il concluait que le désir de connaissance et le désir des vaines richesses étaient mutuellement incompatibles. Or, il y a un lien évi- dent entre convoitise et discorde pour autant que «les hommes se disputant [les richesses], il déplaît à chacun que les autres les obtiennent»5. Hobbes in- diquait ainsi que la vocation du savoir préserve le curieux de toutes les for- mes que revêt cette «rapacité de bêtes farouches»6 qui conduit les hommes à la guerre civile. La curiosité que manifestent les deux interlocuteurs du Be- hemoth et qu'ils ne cessent d'éveiller mutuellement l'un en l'autre, n'est pas en elle-même raison, non plus qu'usage raisonné des signes. Mais elle les in- stalle «passionnellement» dans l'espace d'interlocution commun qui est ce- lui même du calcul de la paix et des causes et conséquences de la guerre, au- trement dit dans la quête renouvelée des raisons d'obéir à la parole souve- raine.7 À ce désir d'ordonner les «données» historiques pour les muer en au- tant de «signes» qui «fassent sens» en termes d'actes, de motifs et de consé- quences au regard de l'obéissance ou de la désobéissance à l'autorité, le Be- hemoth oppose d'emblée, avant même que ne débute l'analyse circonstanciée des composantes de la rébellion, la manifestation concrète de la «rapacité» à laquelle faisait allusion la lettre de 1646. A B qui s'étonne qu'il n'y ait pas eu «assez d'hommes [. . .] pour empêcher le peuple de s'unir en corps capa- ble de s'opposer au roi», A répond par la cupidité: le roi ne tenant pas les cordons de la bourse face à la City, il ne pouvait mobiliser « les gens du com- mun » qui, ne s'engageant ni pour une cause ni pour une autre, « eussent pris parti pour n'importe quel côté, pour une solde ou du butin». Toutefois, une autre sorte de cupidité, intellectuelle et solidaire de l'ignorance, constitue la 3 L. I. vi, p. 124. 4 EW„ VII, p. 467. 5 L. I. vi, p. 123. 6 DC„ Ep. Dedic. 7 Cf. fi. I, pp. 213-214. 2 4 4 D E LA MONTAGNE DU DIABLE À LA VÉRITÉ DE LA LOI trame du Behemoth C'est sur ces deux formes de corruption du peuple: dés- obéissance active et indifférence au devoir d'obéissance, que s'ouvre l'analy- se historique-politique proprement dite, où l'abus des mots et le mésusage du discours tiennent une place centrale. Ignorance (des principes de l'o- béissance à l'autorité souverain) et rhétorique perverse (religieuse et poli- tique) ne cessent d'être rapportées à leur arrière-plan passionnel. Ainsi cons- truit sur son soubassement anthropologique, l'artifice discursif du Behemoth, polarisé par l'artifice de l'autorité souveraine, peut à la fois donner à contem- pler le spectacle ordonné de la guerre civile en tant que système d'actes-si- gnes rapportés à leurs motifs et à leurs conséquences, rendre cet ordre co- activement évident et montrer, par la coopération dans le dialogue qui en constitue la forme d'exposition qu'il est à la fois obéissance et savoir du pour- quoi et du comment de celle-ci. L'on peut, sur de telles bases, aborder la liste initiale du premier dialo- gue. Elle répond à la question de B qui rattache la corruption du peuple à l'œuvre de «séducteurs». Elle s'achève sur un dernier item qui reprend cet- te thématique de la corruption en la rattachant à l'ignorance des devoirs des sujets. Prêtons bien attention à cette série: corruption - séduction - igno- rance. Elle permet d'établir un faisceau de relations entre l'anthropologie, la théologie et l'éthique, dont le lien est à chercher dans la puissance exercée par certains types de discours et d'usage des signes. La rhétorique captieuse des fauteurs de la rébellion corrompt les sujets en entretenant l'ignorance des raisons d'obéir aux lois civiles et en obscur- cissant leur fondement8. Ele touche aux questions cruciales où s'entrecroi- sent l'exercice du pouvoir politique et les conditions de production et de cir- culation des discours et des interprétations. Question du gouvernement de l'Eglise (ministres presbytériens d'une part, papistes de l'autre, unis dans leur même lutte contre l'Eglise d'Angleterre); question de l'interprétation privée de l'Ecriture (les sectes qui en détournent le principe, maintenu par Hobbes sous conditions9); question de la «tyrannie» dont le De Cive s'em- ploie à montrer qu'elle n'est pas une catégorie politique mais un «nom» ex- pressif de haine et d'outrage10 (les parlementaires humanistes nourris de textes antiques). Le intérêts économiques (marchands de la City et person- nages cherchant qui promotion sociale qui accroissement de fortune en ser- vant «sous ceux qui avaient le plus d'argent»), ne reçoivent finalement leur sens politique dans le Behemoth que rapportés aux vicissitudes des discours11. 8 Cf. B. I, p. 169. 9 B. I, p. 191. Cf. Le problème posé en B. I, 228 et la position affirmée p. 231. 10 DC., VII. iii. 11 Sur leur ambiguïté, cf. B. I, p. 231. 2 4 5 M I C H A E L A . S O U B B O T N I K La liste initiale du Behemoth montre donc toute une procédure de mise en or- dre des discours, des motifs, des conséquences déchiffrées comme des si- gnes. Le rôle de la séduction, par opposition à la contrainte de cette éviden- ce monstrative (plutôt que démonstrative) que Hobbes trouvait jadis chez Thucydide avec sa manière de mettre sous les yeux des hommes « the ways and events of good and evil counsels»12, témoigne de ce que le discours peut faire. Lorsqu'il est couplé aux passions «rapaces», à l 'opposé exact de la cu- riosité qui dévoile les ressorts de l'illusion, il y puise ses motifs, et participe de la corruption dont il provient et qu'il entretient, tout comme de l'igno- rance dont il témoigne et qu'il perpétue. Ainsi s'explique la structure même du Behemoth, telle que la dédicace l'expose. Les deux derniers dialogues, «court résumé de la guerre elle-même» n'ont de sens, ne sont proprement lisibles, que rapportés aux deux premiers, l'un qui «contient le germe» de cette guerre dans «certaines opinions de théologie et de politique», l'autre qui en rapporte la croissance «dans ces déclarations, remontrances et [ . . . ] autres écrits publiés entre le Roi et le Parlement». Les papistes, les presbytériens, les sectaires et une partie au moins des évêques, partagent l'idée selon laquelle des «autorités» spirituelles peuvent intervenir en politique dès lors qu'il est question de doctrine et que des su- jets sont «légitimés» à désobéir au pouvoir civil en vertu d'une clause de conscience. Le premier dialogue produit un long historique de cette opinion des premiers temps de l'Église jusqu'à la veille de la Guerre Civile. Le temps long révèle la continuité d'une prétention à «déterminer des points de foi, et d'être juges, au tribunal intérieur de la conscience, des devoirs moraux»13 que, lors de la Réforme anglaise, les évêques élèvent à l'encontre du pape pour être ensuite contestés à leur tout par les sectaires une fois la Bible offi- ciellement diffusée en langue vulgaire et l'interprétation de l'Écriture confiée à chaque individu privé14. L'enjeu est tout à la fois de vérité et de pouvoir; la question est essentiellement celle de l'autorité au nom de laquel- le opinions et prétentions sont avancées, donc de sa source supposée. Papis- tes, presbytériens, sectaires et évêques prétendent également être les déposi- taires d'un discours autorisé, par le pape, par une inspiration divine ou par un droit divin investissant la fonction. On retrouve une structure similaire lorsque le texte aborde le volet parlementaire de l'analyse15 Les Communes sont noyautées par «un grand nombre de messieurs qui ne désiraient pas moins un gouvernement populaire dans l'État que [les] ministres dans l'Égli- 12 Hobbes's Thucydides, ed. Richard Schlatter, Rutgers, 1975, p. 18. 13 B, I, p. 171. 14 S., I, p. 171 sqq. 15 B., I, p. 192 sqq. 2 4 6 D E LA MONTAGNE DU DIABLE À LA VÉRITÉ DE LA LOI se»16. Ces «gentlemen démocratiques» sont nourris de culture humaniste gréco-latine, d 'où ils tirent un certain emploi des mots « tyrannie », « liberté », «gouvernementjuste ou injuste», «régime conforme ou contraire à la natu- re»17. Outre ces «républicains» ou «démocrates» radicaux, nous trouvons aussi dans la même série les juristes de" ht common law préconisant le partage de la souveraineté entre le Roi, les Lords et les Communes avec pour résul- tat de désarmer le Roi au cours de la Guerre Civile18. Ici encore, l'opinion de chacun se couvre de l'autorité, soit des Anciens qui eux-mêmes s'autorisaient de la «nature», soit de la «coutume» comprise comme une sorte d'essence des «libertés des anglais». Toutes ces opinions convergent ainsi dans la pré- tention à disposer d 'une autorité soit divine, soit naturelle, pour se pronon- cer sur ce qui est «réellement» juste et injuste, bon et mauvais, légitime et illégitime. Dans tous ces cas, Hobbes s'emploie à montrer que l'autorité divine, na- turelle ou coutumière est toujours «enrôlée» dans le but de s'attribuer le pouvoir d'allocation des prédicats éthiques qui appartient au souverain. Ce- la passe par l'invention de nouveaux dogmes manifestant l'insolence des prê- tres qui se moquent «non seulement de la stupidité des gens du commun, mais aussi de celle des rois et de leurs conseillers»19. Ou encore par la pré- dication, qui ne vise pas « à enseigner aux hommes que croire mais qui croi- re. Car le pouvoir des puissants n'a de fondement que dans l'opinion et la croyance du peuple»20 . Les thèses des théologiens scolastiques sont égale- ment incompréhensibles «à tout homme et à eux-mêmes»21 mais cette in- compréhension provoque l'admiration aussi bien des partisans de la doctri- ne romaine que des négligents qui préfèrent «admirer avec les autres plutôt que de faire l'effort d'examiner»22. Pour résumer: (1) Le Behemoth rapporte systématiquement chaque opinion à une revendication d'autorité. (2) Cette revendication se réclame d'une instance telle que Dieu, la nature, la coutu- me, ou l'équité. (3) Elle est toujours de fait contestée. Il en résulte que (4) la contestation intellectuelle débouche sur l'épreuve de force. Ainsi, l'héré- sie, qui n'est à proprement parler qu'une «opinion» devient-elle un crime aux yeux de «celui qui veut conserver le pouvoir spirituel sur la conscience des hommes»2 3 et prétend que son opinion privée est vérité. Ce processus obéit 16 B., I, p. 192. 17 B„ I, pp. 193-194; 218. 18 B. III, pp. 309-310. 19 B. I, p. 183. 20 B. I, p. 184. 21 B. I, p. 185. 22 B. I, p. 186. 23 B., I, p. 175. 2 4 7 M I C H A E L A . S O U B B O T N I K a un double ressort, psychologique et pragmatique. Le ressort psychologique est amplement développé dans le Behemoth. Le ressort pragmatique deman- de à être déchiffré à partir de la science politique hobbesienne de la parole souveraine, qui justifie le type d'enquête critique et «curieuse» du Behemoth, témoigne de son caractère rationnellement obéissant et montre, à l'inverse, la nécessité d'une science politique rigoureuse. Les opinions qui s'affrontent ainsi pour s'assurer le concours du pouvoir civil et, à défaut, s'en emparer, s'expriment dans des discours obscurs ou tout simplement privés de signification. Comme le montre Robert Kraynak24, l'u- sage du discours équivoque ou dépourvu de signification est sous-tendu par la vaine-gloire intellectuelle, ce désir qu'ont les hommes de montrer leur supé- riorité en sagesse et en savoir et qui suscite en eux à la fois un sentiment de supériorité tiré de la conviction d'être élu par Dieu ou d'accéder à la nature des choses et un sentiment d'insécurité issu de la nécessité de voir confirmer cette supériorité par la reconnaissance d'autrui. Ainsi, Hobbes relève-t-il que les auteurs de la Pétition ofRight ou ceux des Nineteen Propositions « étaient tous des hommes ayant une haute opinion de leur compétence en politique, la- quelle n'était pas, selon eux, suffisamment prise en compte par le roi»25 Ain- si encore, les ministres veulent-ils « [attirer] à eux toute la gloire » de la lutte contre le papisme en s'en éloignant plus loin que les évêques26 dont ils ja- lousent l'autorité parce qu'ils les estiment «moins instruits qu'eux», tandis que les gens de qualité sont jaloux «du Privy Councilet des principaux cour- tisans, qu'ils [estiment] moins avisés qu'eux». Chacun, persuadé de son «élection», conteste à la loi sa force de commandement qui dit le vrai en matière d'éthique. La détermination passionnelle est donc aussitôt associée par Hob- bes à la structure institutionnelle qui l'entretient, tant il est vrai qu'il est «dif- ficile pour des hommes qui ont tous une haute idée de leur intellect» et qui sortent des universités «de se laisser convaincre qu'ils manquent des disposi- tions nécessaires au gouvernement d'une république»27. À l'inverse, la cu- riosité qui anime les interlocuteurs du Behemoth conjugue obéissance et usa- ge réglé des dénomination. Ainsi la science politique est-elle à la fois la pro- jection d'une résolution possible de la crise que décrit le Behemoth et le fondement de l'analyse qu'il en fournit, lajuste compréhension de ce qu'est une parole souveraine se situant au point de jonction de l'analyse historique et de la construction scientifique. 24 Cf. Richard P. Kraynak, «Hobbes's Behemoth and the Argument for Absolutism », The American Potitical Science Reuietu, vol. 76, n°4, 1982, pp. 837-47. 25 B„ I, p. 198. 26 B. I, p. 195. 27 B. I, p. 192. Cf. DC„ X. 9. 2 4 8 D E LA MONTAGNE DU DIABLE À LA VÉRITÉ DE LA LOI L'armature du Behemoth, sa manière d'ordonner les enjeux de l'autorité politique et religieuse, réside donc dans la mise en rapport du discours re- belle et d'une cupidité intellectuelle qui importe, pour ainsi dire, dans le do- maine du savoir l'appétit qui se porte sur les objets sensibles via le désir de faire prévaloir, dans le but d'acquérir la puissance, ses opinions sur le juste et l'injuste, le bon et le mauvais. Les hommes restent dans l'état nature ou sous la menace de la guerre civile tant que «l'appétit personnel est la mesu- re du bien et du mal» 28. Parallèllement, la «perversité» d'une réification des prédicats éthiques à des fins doctrinales et politiques est constamment as- sociée par Hobbes, d 'une part à l'ontologie traditionnelle, d'autre part à la tendance des sujets (ou de groupes de sujets) à procéder eux-mêmes à leur al- location29. La lecture combinée de Leviathan et de Behemoth montre que l'en- jeu est de vérité politique. Les prédicats éthiques doivent toujours s'entendre «par rapport à la per- sonne qui les emploie» car «il n'existe rien qui soit tel, simplement et abso- lument; ni aucune règle commune du bon et du mauvais qui puisse être em- pruntée à la nature des objets eux-mêmes: cette règle vient de la personne de chacun, là où il n'existe pas de république, et, dans une république, de la personne qui représente celle-ci»30, autrement dit du souverain31. Hobbes tient pour pervers, dans l'état civil, le fait de s'arroger, en tant que particulier ou que groupe, la connaissance de ce qui est bon ou mauvais, juste ou injuste puisque la loi-commandement est la condition nécessaire et suffisante de l'application correcte du prédicat éthique. C'est pourquoi le Behemoth rappelle que le «pouvoir [ . . . ] d'être juge des mœurs et de la doctrine» que revendi- quent aussi bien les ministres que les papistes «est une souveraineté aussi ab- 28 L., I. xv„ p. 216. 29 Cf.L., IV. xlvi, éd. latine, trad. française de François Tricaud, Sirey, 1971., pp. 699-700 qui reproduit le passage en note. 30 L., I. vi., p. 120. Le De Civeétend ce propos aux autres prédicats éthiques, DC, II. vi. 9,16. 31 « [ . . . ] ce que le législateur commande doit être tenu pour bon, et ce qu'il interdit pour mauvais. Et le législateur est toujours cette personne qui dispose du pouvoir suprême dans la république [ . . . ] . Puisque donc il appartient aux rois de discerner entre le bien et le mal, il est scélérat de dire comme on le fait habituellement que celui-là seulement est roi qui agit droitement, et qu'z'/ ne faut pas obéir aux rois à moins qu'ils ne nous commandent des choses justes [ . . . ] . Avant qu'il y eût des gouvernement, juste et injuste n'avaient pas d'existence, leur na- ture étant seulement relative à quelque commandement et chaque action étant de par sa nature propre indifférente; qu'une action devienne juste ou injuste procède du droit du magistrat. Les rois légitimes, par conséquent, rendent justes les choses qu'ils commandent en les commandant et injustes celles qu'ils interdisent en les interdisant. Or, les homes privés, pour autant qu'ils s'attribuent la connaissance de ce qui est bon et mauvais désirent être comme les rois; ce qui ne se peut sans que la république soit mise en péril. » Philo- sophical Rudiments concerning Government and Society, E.W., II, pp. 150-151. 2 4 9 M I C H A E L A . S O U B B O T N I K solue que possible »32. Reste que commander semble un acte radicalement différent de dire le vrai. Il nous faut donc comprendre comment l'allocation des prédicats éthique par le souverain peut relever d'une opération «per- formative» qui ne fasse pas sortir du champ d'application de la valeur de vé- rité. Car seule cette opération rend concevable d'enseigner «aux hommes leur devoir, c'est-à-dire la science du juste et de l'injuste, comme on a coutu- me d'enseigner d'autres sciences, à partir de principes véritables et de dé- monstrations évidentes»33 Rappelons que pour Hobbes: (1) La vérité est in dicto (2) Une vérité dé- montrable est solidaire de la validité d'une inférence dont la conclusion comporte un terme sujet dénotant une chose supposée. (3) « Les premières de toutes les vérités ont été faites par le libre-arbitre de ceux qui les premiers im- posèrent des noms aux choses, ou les reçurent tout faits des autres»34. Si donc une proposition est vraie, cela tient à «ce qu'il a plu aux hommes d'im- poser [ . . . ] deux noms à la même chose»35. Tout énoncé vrai est indexé à une énonciation antérieure. Les jugements éthiques des hommes dans l'usage privé ne sont que des «projections» de leurs désirs et de leurs appétits. Or, ils sont bien plutôt for- mulés comme des revendications de la forme «Xest légitimement mien» d 'où sont tirés des prétentions et des commandements immanquablement voués à l'échec. Il s'ensuit une discorde qui est moins la conséquence d'une erreur de jugement que de la prétention à faire reposer les jugements éthiques sur aut- re chose que sur la parole souveraine. Cette prétention fait de l'état de nature, dans le Leviathan, et des sociétés civiles historiquement existantes, dans le Be- hemoth, le terrain de la coexistence belliqueuse d'une multitude de petits maî- tres potentiels et vains du langage moral. Pour que les prédicats éthiques aient une signification commune, il est requis que pour un groupe d'hommes don- né, il existe un maître commun qui en détermine la dénotation en les allouant à des classes d'actions déterminées, tout effort pour contester ou modifier ces allocations menaçant du retour à l'état de guerre36. Ce «qui rend vicieuse une action, [c'est] le fait de ne pas se conformer aux lois»37 En effet, le souverain ne tranche pas entre des possibilités préalables. Ceux qui font les lois civiles «ne se bornent pas à dire la justice ou l'injustice des actions: ils la font»38. La 32 B. I, p. 173. 33 B. I, pp. 212-213. Cf. DC. XIII. ix. 34 De Corp., I. iii. 8. 35 De Corp., I. iii. 8. 36 Cf. L., II. xxix, p. 365. 37 B., I, p. 219. 38 L., III. xlii, t. f. p. 586. 2 5 0 D E LA MONTAGNE DU DIABLE À LA VÉRITÉ DE LA LOI prérogative dont jouit le souverain de «faire des règles communes à tous les hommes, et de les déclarer publiquement, par quoi chacun peut savoir ce qui peut être [. . .] appelé juste, et ce qui peut être [...] appelé injuste, bon ou mau- vais»39 fait qu'un sujet, qui prétendrait qu'un acte est injustement prescrit ou prohibé par la loi tomberait dans une contradiction. Pour ne pas rompre le lien politique qui lie la théorie politique de Hobbes à son épistémologie, force est d'admettre que la pragmatique de Hobbes associe performativité et vérité'10: si Hobbes distingue bien l'énonciation qui est un simple dire de celle qui est aus- si un faire ou qui vaut comme tel, il ne dit pas que les « performatifs » du souve- rain ne sont ni vrais ni faux. Il soutient seulement qu'ils ne peuvent pas être faux. Pour rendre raisons des analyses du Behemoth qui portent sur une guer- re civile, pour ainsi dire sur une société civile menacée du retour à l'état de nature, il faut distinguer deux types de considérations concernant l'usage des prédicats éthiques: celles qui se situent au terminus a quo de la recons- truction de l'usage de ces dénominations41 et en fournissent une définition capable d'expliquer leur emploi hors de la société civile; celles qui concer- nent leur maniement au sein d'une république42. Les premières concernent essentiellement la manière dont les hommes appellent les objets de leur désir ou de leur aversion. Les secondes concernent les jugements, les opinions et les prétentions qui leurs sont attachées. Hobbes établit une distinction cruciale entre l'acte consistant pour un locuteur à signifier quelque chose et la corré- lation arbitraire e t / o u conventionnelle entre les mots et les choses. La dis- tinction est aussi génétique. Un nom ou une appellation n'est d'abord rien d'autre qu'une marque arbitraire destinée à amener à l'esprit d'un homme «quelque conception concernant la chose à laquelle elle est imposée»43. Uti- lisé comme marque, le mot permet à l'individu une certaine maîtrise sur le flux de ses représentations44. Utilisé comme signe, le mot permet de déclarer à autrui les pensées notées au moyen des marques45. L'acte de signifier pour au- trui suppose en outre que le locuteur ait l'intention de communiquer à un au- ditoire ses passions, désirs ou pensées et que cette intention lui soit attribuée par inférence. L'intention peut être remplie inadéquatement (équivocité ou ambiguïté)46 ou bien adéquatement si la communication suscite une certai- 39 DC, I. vi. 9. 40 Comme le suggérait Martin Bertman, «Hobbes and Performatives», Critica, 10, 1978, pp. 41-53. 41 Cf. L., I. vi, p. 120 ou EL, I. vii. 3. 42 Cf. L., II. xxix, t. f. p. 365, III. xlii, DC., II. xii. 1. 43 EL, I. v. 2.; Critique du De Mundo, xxx. 14.; L., I. iv, p. 100; DCorp., I. ii. 1; DeHomine, x. 1. 44 DCorp., I. ii. 1.; L., I. iv., p. 101. 45 L., I. iv., p. 101. 46 Cf. EL, I. v. 14, L., I. iv, p. 102. 2 5 1 M I C H A E L A . S O U B B O T N I K ne «évidence» du discours47. Mais le remplissement repose toujours sur l'in- terprétation du destinataire. C'est pourquoi Hobbes affirme que seul le sou- verain peut fixer l'interprétation de la loi et de l'Ecriture. Les deux sont liées puisque le souverain étant «juge suprême de la rectitude de toutes les inter- prétations de l'Écriture, obéir aux lois du roi et aux édits publics n'est pas désobéir à Dieu mais lui obéir»48. Ici encore, la vaine gloire combinée à l'i- gnorance politique peut faire croire à un ministre, par exemple « que sa com- pétence dans les langues latine, grecque et hébraïque», ou une inspiration divine, «lui donne le privilège d'imposer à tous ceux qui sont sujets d'un mê- me souverain, le sens [...] qu'il prétend trouver» dans l'Écriture49. Il en va semblablement, et avec les mêmes effets destructeurs du recours des juristes aux «lois fondamentales» comme critère d'interprétation de la parole sou- veraine. Il devrait être tenu, dit Hobbes, pour incompréhensible «qu'une loi puisse être tenue pour plus fondamentale qu'une autre, hormis cette loi de nature qui nous oblige tous à obéir» au souverain. Aussi bien, l'appel aux «lois fondamentales» au cours de Yindictment de Strafford relève-t-il d'une rupture du pacte de parole, puisque le Parlement «dans sa façon de se servir des mots, ne regardait jamais leur signification, mais le poids qu'ils auraient [. . .] aux yeux de l'ignorante multitude»50 Pour que l'intention du locuteur de communiquer puisse être recon- nue, il faut que son acte de parole puisse signifier à l'auditeur que ses idées sont semblables à celle que l'institution commune des dénominations atta- che à celles que le discours proféré met en connexion. «Quand un homme, en entendant parler, a les pensées que les paroles prononcées et leur mise en relation avaient comme destination, comme tâche assignée de signifier, on dit alors qu'il comprend ces paroles. La compréhension n'est en effet rien d'au- tre que la conception causée par la parole»51. L'intention de communiquer ne peut être vraiment remplie que si l'auditeur infère du discours du locu- teur (et du contexte) les raisons de l'imposition des dénominations qui cons- tituent ce discours et qu'il puisse ainsi supposer que le locuteur, par l'ac- complissement de son acte de parole, réitère en quelque sorte ces raisons. Cela est possible parce qu'en vertu « de la similitude qui existe entre les pen- sées et les passions d'un homme et les pensées et les passions d'un autre », on peut, «se lisant soi-même», connaître «les pensées et les passions de tous les autres hommes en des occasions semblables»52. Quant à «la remémoration 47 Cf. EL, I. vi. 3. 48 B. I, p. 230. 49 & I, pp. 230-231. 50 B. I, p. 249. 51 L., I. iv„ pp. 108-109. 62 L., Introduction, p. 82. 2 5 2 D E LA MONTAGNE DU DIABLE À LA VÉRITÉ DE LA LOI des noms» elle est, «une remémoration des pactes et des covenants que les hommes ont fait entre eux, concernant la manière de se comprendre les uns les autres»53. L'exercice de la curiosité scientifique peut devenir une norme des relations sociales parce qu'elle est cet usage des signes qui répond très exactement à la nature computatrice de la raison et que «par nature tous les hommes raisonnent de même, et bien, s'ils ont de bons principes»54. Toute- fois, la raison s'atteint «par l'industrie» et, de fait, les hommes se gouvernent (plutôt mal) «selon la différence de leurs expériences, la promptitude de leur mémoire, et la façon dont ils sont inclinés vers des buts différents»53. De plus, le discours adressé à autrui peut avoir pour but la tromperie ou que l'auditeur ne comprenne pas les paroles prononcées mais croie les compren- dre alors qu'il ne peut que les répéter «à voix basse» ou les «repasser dans [son] esprit»56, ou encore l'éveil des passions comme dans la rhétorique des ministres et des parlementaires. C'est pourquoi «faire connaître à autrui» mes conceptions au sens de «lui communiquer celles-ci» exige comme condition nécessaire (mais non suffisante) l'intention d'employer le langage à cette fin et celle que cette intention puisse m'être attribuée. Revenons aux prédicats éthiques. Hobbes explique, négativement, que l 'emploi de la dénomination « b o n » renvoie à l'usager pour deux raisons: (1) rien n'est bon absolute ou simpliciter, (2) la nature des objets eux-mêmes ne fournit pas de règle commune du bon et du mauvais, (la) À l'encontre de la supposition d'un bien en soi vers lequel tous les hommes tendraient, rien ne sera jamais bon ou mauvais que pour une personne singulière, ( lb) «Bon» ou «mauvais» se donnent comme des dénominations relatives, imposées «aux fins de quelque comparaison »57: la sensation enveloppe une mémoire car el- le implique comparaison, sélection, association, discursivité minimale38. Elle est informée par un fonds d'expériences indexées de valeurs vitales négati- ves et positives39. (2) Qu'entendre par «règle du bon et du mauvais»? Règles d'action ou règles d'usage des dénominations ? Fausse alternative. La règle d'usage est en même temps une règle d'action car l'acte de langage est soli- daire d'une certaine intention et d'un certain purpose. C'est ainsi qu'il convient, semble-t-il, de comprendre l'évocation (négative) d'une règle com- mune, y compris dans le cas où, à l'état de nature, seule «la personne de l'hom- me » qui fait usage du terme fournit la règle. 53 EL, II. viii. 13. 54 L„ I. v„ 115. 55 L„ I.v., t. f. p. 43. 66 L., I. iv., t. f. p. 35. 57 Cf. DCorp., I. ii. 13. 58 Cf. DCorp., IV. xxv. 5. 59 Cf. DCorp., IV. xxv. 5. 2 5 3 M I C H A E L A . S O U B B O T N I K «Bon» est donc un terme indexical, mais la distinction entre « b o n » et «mauvais» est commune60 car expressive d'une polarité vitale qui fait partie de leur signification, c'est-à-dire des conceptions qu'ils évoquent. L'indexicalité essentielle61 des prédicats éthiques n'interdit pas d'attribuer une valeur de vérité aux énoncés dans lesquels ils figurent mais cette valeur de vérité est fonction de la personne. Le recours à la notion de «personne» est crucial. Hobbes la construit sur l'inclusion mutuelle de l'appartenance et de la re- présentation des paroles et des actions. L'espace d'interlocution et d'inte- raction, dans la «situation naturelle» comme dans la «situation civile», est un espace de représentation des individus et de leurs actes par eux-mêmes ou par autrui: (1) Dans l'état de nature ou dans les situations privées, les indivi- dus sont à eux-mêmes leur propre personnification. Qu'un même xsoit bon pour A et pour B conduit à une simple convergence et non à une communauté des usages. La distinction des vocables bon/mauvais est, elle, commune au sens strict, car conventionnelle. De même, dans un «langage bien fait», « b o n » désigne toujours «l 'objet du désir de la personne qui parle». (2) Il n'y a pas lieu de modifier l'analyse des prédicats éthiques dans le cadre des lois de na- ture mais simplement de spécifier quel type de règles ces théorèmes intro- duisent. (3) Les prédicats éthiques peuvent ne pas être indexés aux temps. Les phrases exprimant ce qui est jugé bon en fonction des lois de nature sont «éternelles» (au sens logique) mais demeurent relatives aux personnes (à toutes les personnes, distributivement). (4) Que la signification et les déno- tations de «bon» et «mauvais» puissent devenir communes dans l 'énoncé des lois civiles tient à ce que la personne-index est le résultat du mécanisme civil de personnification et d'autorisation. Passons aux lois de nature, que Hobbes, dans le Behemoth, objecte aux Parlementaires qui se réclament des «lois fondamentales». La loi est dite de nature au sens où le droit de nature est ainsi dénommé parce qu'il est «la li- berté qu'a chacun d'user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie »62. Le vivant humain est immédiatement confronté à la polarisation des sensibles selon les valeurs vitales de la conservation. Il n'est donc aucun de nous qui ne soit por- té à désirer ce qui lui semble bon et à éviter ce qui lui semble mauvais »63. Hob- bes note que nombreux sont ceux qui, dans les conditions «culturelles» et passionnelles qui sont les leurs, «aimeraient mieux perdre la vie» et afortio- 60 EL, I. vii. 3. 61 Selon l'expression de John Perry ( «The Problem of the Essential Indexical», Nous, 13, 1979, pp. 3 -21) . 62 L., I. xiv., p. 189. 63 DC., I. i. 7. Nous soulignons. 2 5 4 D E LA MONTAGNE DU DIABLE À LA VÉRITÉ DE LA LOI ri renoncer à la paix «qu'endurer un outrage», qui, «prenant plaisir à contempler leur propre puissance à l'œuvre dans les conquêtes, poursuivent celles-ci plus loin que leur sécurité ne le requiert»64 et rendent par la même dangereuse pour leur semblables plus paisibles la limitation de leurs ambi- tions. Le Behemoth applique un raisonnement semblable aux manifestations de la vaine gloire intellectuelle Si donc le contenu spécifique des comporte- ments varie aussi drastiquement selon les situations créées par des interac- tions individuelles au sein desquelles tous les hommes ne se conduisent pas raisonnablement, seule la science peut déduire la rationalité de la naturalité en posant que s'il est naturel de fuir la mort, alors «il n'est ni absurde ni re- prehensible ni contraire aux décrets de la raison véritable»65 de se protéger. Une nature, c'est ce que la raison recompose: la même chose que la vie, mais après tout le parcours de la connaissance des causes et des effets, qui est à son service. Est naturel à l 'homme ce qui rentre dans la composition de sa nature mais cela n'est pas seulement raison bien que seule la raison, qui est elle-même un composant66, y ait accès. Sa capacité opératoire et synthétique contribue à établir des contextes favorables à la préservation de la vie. Or, l'é- tat de nature et la guerre civile sont ces contextes-limites où toute manifes- tation spécifique du désir originaire de préservation est susceptible de se mettre elle-même en échec. Dire que le désir rationnel de se conserver est naturel, permet de le poser comme désir de tous en dépit des exceptions, car celles-ci relèvent de situations sociales, culturelles, contextuelles, que l'on peut expliquer et où se déploie une nature connaissable rigoureusement comme telle. Tel est le lien entre l'anthropologie du Leviathan et l'histoire politique du Behemoth. Il y a du rationnel «hors-contexte» mais l'irrationnel est toujours contextualisé, ce pourquoi contempler la folie humaine depuis la montagne du diable, revient à en ordonner l'histoire. La loi de nature est donc dite telle en tant qu'elle développe, en un cal- cul rationnel, la représentation de ce qui est propre à la conservation de la vie et que le droit naturel définit comme liberté de faire. Dans le contexte des lois de nature, tant la signification que la référence des dénominations éthiques sont en mesure d'acquérir une valeur pragmatique universelle, la même pour chacun puisqu'elle est indexée à la nature de l 'homme (du point de vue des agents à leur vie) et à une «droite raison» capable de délivrer des définitions nominales de ce qui est bon et mauvais dans le commerce des hommes. De telles définitions fournissent un corpus cohérent de règles de 64 L„ I. xiii., pp. 184-185. 65 DC„ I. i. 7. 66 DCorp., I. vi. 2. 2 5 5 M I C H A E L A . S O U B B O T N I K premier ordre, de type «régulatif»: (1) Les actes soumis à ces règles en sont logiquement indépendants. Les descriptions et qualifications qu'on peut en donner dépendent essentiellement de leurs relations causales. (2) La règle fournit une spécification supplémentaire ou un moyen permettant à l'acte de réussir ou d'avoir les conséquences souhaitées mais elle ne définit pas l'ac- te et ne permet pas de signifier quel il est. (3) La relation entre les conditions d'effectuation de l'acte et l'entrée en vigueur de la règle n'est pas logique mais empirique. Dans le cadre des lois civiles, il existe au contraire une rela- tion de nécessité logique entre la réalisation des conditions d'application des lois de nature et leur entrée en vigueur, relation s'exprimant sous forme de règles de second ordre, de type «constitutif», qui frappe d'inconséquence tout recours à une «loi fondamentale» contre la loi positive. Le problème est donc de comprendre comment la force impérative hypothétique des lois de nature se combine avec une interprétation commune d 'énoncés du type «x est bon» ou «x est mauvais» en l'absence de toute institution civile. Rappelons que tout ce qui est actuellement désiré ( « b o n » ) , suppose une sensation ou une conception actuelle supposant une mémoire et impliquant compréhension, sélection, association67. La sensation ainsi adossée à un fonds d'expérience est un «jugement que nous faisons des objets par leurs phantasmes»68. Processus intéressant la conservation, toute sensation est en même temps appétit et aversion69, si bien que la relation causale entre l 'ob- jet et le sentant présente une signification pratique pour ce dernier. La suc- cession des phantasmes requise pour qu'il y ait sensation «n'est pas sans cau- se» et ce n'est pas non plus sans cause «que les mêmes phantasmes amènent dans l'esprit d'autres phantasmes qui parfois leur sont semblables et qui par- fois leur sont extrêmement dissemblables»70. De fait, à peu près n'importe quelle pensée est susceptible d'en susciter à peu près n'importe quelle aut- re. Pour rendre raison de l'ordre des associations, il faut faire intervenir la dimension du «but», du désir: «la pensée ou phantasme de la fin désirée ra- mène tous les phantasmes qui sont les moyens conduisant à cette fin»71. Dans ce que Hobbes nomme l'enchaînement non réglé des pensées, «aucu- ne pensée marquée par la passion » ne peut « gouverner et diriger vers soi les pensées qui la suivent, comme feraient la fin et le but d'un désir»72. Le dis- cours mental réglé qui tire au contraire sa constance de la règle imposée par 67 Cf. DCorp., IV. xxv. 5. 68 DCorp., IV. xxv. 5. 69 De Homine, xi. 15. 70 DCorp., IV. xxv. 8. 71 DCorp., IV. xxv. 8. 72 L„ I. iii., pp. 95-96. 2 5 6 D E LA MONTAGNE DU DIABLE À LA VÉRITÉ DE LA LOI «quelque désir et quelque dessein» peut être de deux sortes. Soit il consiste en la recherche des causes ou des moyens produisant un effet imaginé et le discours mental est en cela commun à l 'homme et aux bêtes; soit il consiste, une chose étant imaginée, à «chercher tous les effets possibles qui peuvent être produits par celle-ci», c'est-à-dire à imaginer ce que l'on peut faire d'u- ne chose que l 'on possède'3. Nous avons alors un discours mental propre- ment humain où nos pensées sont les «éclaireurs» de nos désirs74. Toute dé- libération y trouve son soubassement s'il est vrai que dans le processus déli- bératif réglé, finalité, causalité efficiente et imprévisibilité se conjuguent dans la possibilité de créer artificiellement des contextes de prévisibilité op- timale. C'est que le concours de toutes les causes d'un événement ou d'une action comprend «un nombre incalculable de chaînes jointes ensemble»75 pour constituer la cause entière. Si donc «la dernière injonction du juge- ment, qui touche le bien ou le mal» pouvant résulter d'une action produit nécessairement son effet, ce n'est qu'à titre de dernière partie de la cause en- tière76. En outre, on peut délibérer sur l'impossible que l'on pense possible". L'action délibérée tient donc à l'ignorance dans laquelle nous sommes du maillage des chaînes causales multiples78 et l'incertitude dans la prévision des actions et réactions d'autrui est facteur de conflit et de guerre. La contrainte ou la violence exercées sur autrui sont en partie des tentatives de modification du contexte par imposition de régulations qui limitent la lati- tude de manœuvre de l'adversaire réel ou potentiel. D'une certaine maniè- re, ce que l'agression cherche à obtenir est du même ordre que ce que par- vient en principe à réaliser la loi en constituant le contexte propice à une co- opération qui régule le réseau des chaînes causales en tous les «nœuds» où il est au pouvoir des hommes de produire quelque effet souhaité. Tout cela permet de comprendre d'une part, comment l'allocation des prédicats mo- raux peut s'accompagner de tentatives de réorganisation (éventuellement violentes) du contexte de discours et d'action et, d'autre part, pourquoi les hommes peuvent si aisément s'imaginer que ces prédicats désignent des pro- 73 Ibid. 74 L„ I. viii., p. 139. 75 De la liberté et de la nécessité, Oeuvres de Thomas Hobbes, XI /1 , Paris, Vrin, 1993, p. 65 [nous soulignons]. 76 Cf. par exemple Ibid., p. 66. 77 Cf. L „ I. vi., t.f„ p. 55. 78 Dans la cause totale, les chaînes ne sont pas «jointes ensemble« dans toutes leurs par- ties, «mais seulement le premier maillon, le Dieu Tout Puissant». De la liberté et de la né- cessité, p. 65. La Toute Puissance, c'est la production d'un contexte de prévisibilité maxi- male. On pourrait dire de la puissance souveraine qu'elle est (ou devrait être) la produc- tion d 'un contexte de prévisibilité optimale. 2 5 7 M I C H A E L A . S O U B B O T N I K priétés objectives inscrites «dans la nature des choses» ou issues d'une «inspiration divine». Le Behemoth montre historiquement comment les opi- nions erronées ou insensées concernant l'autorité politique et religieuse pla- cent leurs tenants dans un contexte à la fois de prétention passionnelle (vai- ne gloire) à une forme ou une autre d'élection (divine ou naturelle) et d'in- certitude maximale dans leurs interactions. D'où le recours fatal à la violence. Par contre, «la cause finale, le but, le dessein, que poursuivirent les hom- mes [ . . . ] lorsqu'ils se sont imposés ces restriction au sein desquelles on les voit vivre dans les républiques, c'est le souci de pourvoir à leur propre pré- servation et de vivre plus heureusement par ce moyen >>79. Servante des pas- sions, la raison les «typifie» et les oriente. L'état de choses possible que les théorèmes de la raison représentent universellement doit imprimer une cer- taine force et une certaine direction aux désirs et aux passions. Déterminés causalement par notre expérience, les éléments de la délibération sont fina- lisés dans la représentation et par le langage, en un processus réglé. Du fait que la bonté d'un état de choses représenté comme possible s'étend aux moyens de le produire, on peut supposer que la paix, qui rend possible l 'ob- tention et la conservation d'une quantité optimale de biens, s'impose univer- sellement comme bonne, quelle que soit la chaîne délibérative de chacun, le désir dominant étant, par construction, celui de la conservation de la vie et de l'intégrité corporelle. Les lois de nature relèvent d'une opération complexe dont seul un cal- cul rigoureux sur des dénominations conventionnelles peut rendre compte. L'impératif exprime la règle qui a guidé le calcul, l'important étant que la proposition «la paix est bonne», convertible en «chacun doit s'efforcer à la paix», soit vraie et que cette vérité puisse être atteinte quelle que soit la série des biens synthétisés et quel que soit l'individu qui opère cette synthèse sur la base de son expérience. Les règles d'usage et d'action liées à la dénotation des termes moraux ne cessent pas pour autant d'être indexées aux différents lo- cuteurs de même que les référents ne cessent pas d'être différents d'une sé- rie à une autre. C'est pourquoi aucune situation n'est constituée au sein de la- quelle des biens pourraient être effectivement communs. Reste à compren- dre comment ces règles peuvent «obliger» au for interne. Il n'est pour Hobbes d'obligation qui ne naisse de l'acte propre de l'individu80. Au for interne, elle peut être conçue comme naissant d'un assentiment. Donner son assentiment à la première loi de nature (donc aux autres qui s'en dé- duisent), c'est instituer un rapport tel à ses propres actes de raisonnement 79 L„ II. xvii., p. 268. 80 Cf. L., II. xxi, p. 268. Voir aussi II. xxvi, pp. 331-334. 2 5 8 D E LA MONTAGNE DU DIABLE À LA VÉRITÉ DE LA LOI qu'on se soumette volontairement aux règles du calcul rationnel et à ses ré- sultats, et qu 'on décide, dans la mesure du possible (mesure extérieurement donnée par un contexte qui demeure totalement incertain en l'absence d'autorité contraignante commune) d'abandonner la liberté que l'on avait de se comporter au gré de ses passions quelles qu'en soient les conséquen- ces pour sa propre conservation. En ce sens, la règle est bien «impérative» tout en exprimant une vérité, sans que pour autant la nature soit source d'o- bligation. Au contraire, l'obligation (au for interne et sous des conditions qui ne la rendent effective qu'au sein du «jeu» constitué par les lois civiles) dé- coule de l'assentiment à l'ordre du calcul rationnel. Nous pouvons maintenant aborder l'examen de la performativité de la parole souveraine. Dans le De Corporem, Hobbes répartit les discours entre (1) ceux qui «signifient les désirs et les affections», (2) ceux qui sont «absurdes et dénués de signification» et (3) et ceux, propositions, qui «affirment ou nient et expriment la vérité ou la fausseté». Les discours absurdes de la mé- taphysique et les interprétations superstitieuses ou séditieuses des Écritures témoignent d'une «grammaire» fautive et du purpose de son emploi. De ce qu'on parle pour ne rien dire ne s'ensuit pas qu'on le fasse pour rien, ni que les conséquences de l 'incohérence soient incohérentes elles aussi. Il s'agit non seulement de ce que tel ou tel individu comprend ou croit comprendre mais encore de certains types de conventions sociales et discursives relevant de «formes de vie» et de leur histoire. Ainsi le Behemoth présente-t-il le ta- bleau de toute une société précipitée vers sa ruine par les modes de produc- tion et de circulation des discours qu'elle entretient: prédication, pamphlets et «gazettes» parlementaires, inns of court, universités, etc. Le mot vide induit un discours qui met en échec l'interprétation en lui offrant un nombre in- défini de possibilités toutes indécidables82. Il accroît ainsi l'incertitude, donc la crainte, avec pour issue la violence illégitime ou le recours à une autorité abusivement revendiquée, offerte à la contestation ou à l'obéissance fana- tiques. Le propos de la vacuité métaphysique ou «inspirée» peut ne pas être immédiatement de conquérir la souveraineté mais le devient tôt ou tard né- cessairement et c'est ici l'ensemble des formes traditionnelles de production et de transmission des discours que le Behemoth met en cause, «car si les hom- mes ne connaissent pas leurs devoirs, qu'est-ce qui peut les forcer à obéir aux lois? Une armée, direz-vous. Mais qu'est-ce qui y forcera l'armée?»83 Les discours incohérents se distinguent des discours signifiant les désirs car ils ne sont pas énoncés dans le but de signifier les passions qui les moti- 81 DCorp., I. iii. 1. - 82 Cf. B. I, p. 228. 83 B. I, p. 237. Cf. ibid., pp. 213-214, 217. 2 5 9 M I C H A E L A . S O U B B O T N I K vent, bien qu'ils en soient les symptômes, déchiffrables, comme Behemoth le montre, à partir de leurs conséquences pratiques. Le De Corpore range les dis- cours signifiant les désirs et les affections en trois grandes catégories: les interrogations qui «signifient le désir de savoir», les requêtes qui «signifient le désir d'avoir quelque chose» et toute une série d'autres actes (promesses, menaces, vœux, commandements etc.) dont Hobbes explique qu'ils sont les indicia d'autres affections.84 Ce qui caractérise le commandement c'est, les conditions de l'exercice réel ou présumé de l'autorité étant réunies, la volonté (ultime appétit d'une chaîne délibérative) qu'un acte A soit accompli (ou qu'un état de choses A ait lieu) et ce, dans une situation telle que, (1) le locuteur L ne puisse (pour une raison ou une autre) faire, en tant que simple locuteur, que A soit ac- compli; que (2) le destinataire D soit en mesure de faire qu'A soit le cas; et que (3) D se trouve (réellement ou de manière présumée) dans une situa- tion d'infériorité institutionnelle à l'égard de L. On peut dire que tout ce qui peut d'une manière ou d'une autre signifier la volonté de L en dénotant A «compte pour» un ordre. Si maintenant l 'on change certaines conditions portant sur le statut respectif des interlocuteurs, e t / ou la relation entre l'in- tention de L et A, il se peut que l'expression signifiant la volonté vaille pour une requête ou un conseil. La distinction pertinente repose sur la condition imposée au commandement: «l'interlocuteur est obligé de faire ou de s'ab- stenir»85. A suivre les Eléments86, le conseil devrait être rangé dans la catégo- rie des conditionnels. Or le Leviathan préfère les ranger avec les impératifs. Il s'agit d'une diversité de points de vue. Eléments II. x. opère un certain nom- bre de distinctions, importantes au regard de l'institution civile, entre loi et pacte, loi et conseil, loi divine, naturelle et civile, loi écrite et non écrite etc. Leviathan VI est antérieur à toute définition de la loi. Lorsque dans les Elé- ments Hobbes dit que la loi est impérative, il veut simplement rappeler qu'el- le est un commandement, la forme grammaticale jouant le rôle de glose. De même, l'expression conditionnelle du conseil permet de le distinguer plus nettement de l'acte législatif. La confusion de la loi et du conseil repose sur une erreur que deux textes des Eléments et du De Cive87, ainsi que divers pas- sages du Behemoth rapportent à des intentions politiques perverses sous-ten- dues par la vaine gloire intellectuelle. Si, note Hobbes, «les hommes don- nent habituellement au conseil le nom de gouvernement», c'est surtout par- ce qu'ils «envient souvent les hommes que l'on charge de donner des 84 L., I. vi„ pp. 128-129. 85 L., I. vi„ p. 128. 86 Cf. EL., II. x. 1. 87 EL., II. x. 4; DC., II. xiv. 1. 2 6 0 D E LA MONTAGNE DU DIABLE À LA VÉRITÉ DE LA LOI conseils et manifestent ainsi leur colère à l'encontre de ceux qu'ils conseillent»88. «Ceux-là confondent la loi et le conseil qui estiment qu'il est du devoir d'un monarque, non seulement d'écouter ses conseillers, mais de leur obéir»89. D'un texte à l'autre nous passons de ceux qui ne sont pas au conseil mais souhaiteraient l'être à ceux qui y sont et souhaiteraient de cette place usurper le pouvoir législatif et la manière dont le Behemoth retrace l'- histoire du Parlement anglais de manière à le réduire au rôle de simple conseil montre toute l'importance historique de ces analyses pragmatiques. Hobbes situe en fait son explication sur trois registres successifs. (1) Des- cription de la manière dont les sujets, dans un contexte politique déterminé attribuent certains types d'actes à certains énoncés. On rencontre ici les for- mes d'équivocation qu'il s'agit d'élucider: entre loi et conseil, loi et pacte, loi et droit. (2) Déchiffrement des passions et intérêts motivant ces diverses interprétations: Qui entend faire des conseillers les véritables législateurs confond loi et conseil; qui souhaite ôter toute force à la loi en la ramenant à des conventions vides et fragiles interprète l'énoncé législatif comme un pac- te; qui a intérêt à opposer aux prohibitions de la loi civile les permissions du droit divin interprète l 'énoncé de la lex comme celui d'un ius90. (3) Norme d'interprétation des énoncés, norme du contexte politique susceptible de promouvoir le maintien de la paix civile. L'enjeu est toujours d'isoler la loi- commandement quelle qu'en soit la forme grammaticale. L'axe de la «nature» et celui de l'artifice définissent l'espace politique. D'un côté, le constructivisme politique hobbien s'adosse à l'invariant d'une nature humaine que l'état civil ne transforme jamais. C'est pourquoi il était catastrophique de la part de Charles de laisser le débat théologique sur l'ar- minianisme infecter la reprise en mains institutionnelle de l'Eglise d'Angle- terre car si «un État peut contraindre à l'obéissance», il ne peut «changer l 'opinion de ceux qui croient avoir raison»91 puisqu'il ne s'agit pas de conte- nus mais de motivations passionnelles. De l'autre côté, la loi civile, parce qu'elle est langage «en acte», est un artifice. Tout discours concernant la puissance «thétique» de la parole souveraine, et son éventuelle impuissance historique, dépend du point de croisement des deux coordonnées, cette «origine» du «jeu civil» qu'est le pacte. La parole souveraine n'a pas besoin d'une «nature» ou d'une «surnature» qui la légitimerait, illusion partagée par toutes les forces en présence dont le Behemoth fait une des causes princi- pales de la guerre civile. Il n'y a pas lieu de chercher hors du pacte ce que 88 EL., II. x. 4. 89 DC., II. xiv. 1. 90 DC., II. xiv. 2. 91 B. II, p. 242. 2 6 1 MLCHAEL A . SOUBBOTNIK l'on souhaiterait être un rapport de dépendance de l'obéissance à l'équité; et il n'y a pas lieu non plus de disjoindre l'une de l'autre au point de ratta- cher la première à la force et la seconde à quelque transcendance: «c 'est dans l'acte où nous faisons notre soumission que résident à la fois nos obli- gations et notre liberté [ . . .] , nul ne supporte en effet aucune obligation qui n'émane d'un acte qu'il a lui-même posé, puisque par nature tous les hom- mes sont également libres [. . .] »92. Cela explique l'analyse du Behemoth selon laquelle l'appel au ban du Roi et le fait qu'il n'ait pas proclamé la dissolution du Parlement ne sont pas contradictoires, puisque, «selon la loi de l'équité, qui est l'inaltérable loi de nature, un homme qui détient le pouvoir souverain ne peut pas, même s'il le désirait, céder son droit à quoi que ce soit de nécessaire à la préservation du bon gouvernement de ses sujets, à moins qu'il le fasse en termes exprès dis- ant qu'il ne veut plus détenir le pouvoir souverain», l 'abandon d'une partie de ce qui constitue la souveraineté n'étant qu'une «erreur» politique «qui ne provoque rien d'autre que l'invalidité de la concession elle-même»93. Il ne s'agit pas là d'une argutie mais d'une conséquence directe de la théorie politique hobbesienne. L'équité est intimement liée au pacte comme struc- ture de réciprocité dans le consentement et comme artifice premier insti- tuant le jeu civil à partir de sa motivation «naturelle». Elle s'avère insépara- ble de la loi civile en tant que cette dernière est une parole produite et «re- cevable» par convention et consentement, parole présumée pouvoir se substituer à tous ces actes qu'elle engendre, qu'elle norme mais qu'elle n'est pas. Hobbes saisit pour ainsi dire « à bras le corps » le problème posé par le caractère absolu de la souveraineté, une fois dépouillé de tout fondement transcendant. Légiférer est aussi peu que dire et dire n'est pas matériellement agir. Que doit-il en être de la parole souveraine pour que la fragilité du sou- verain, dieu mortel, se retourne (en principe) en la puissance du dieu mortel ? Pour que ce que cette parole dise « b o n » ou «mauvais», «juste» ou «injuste» le soit sans que pour autant « b o n » ou «mauvais» perdent leur signification essentiellement indexicale? Bref, comment une parole peut-elle valoir un ac- te ? Les lois civiles, commandements et définitions tout ensemble, sont des liens forgés par convention qui sont «attachés d'un bout aux lèvres de l'- homme ou de l'assemblée à qui [les hommes] ont donné le pouvoir souve- rain, et de l'autre à leurs propres oreilles»94; or ces liens, dit Hobbes, «n 'ont aucune force» par leur propre nature. 92 L„ II. xxii., p. 268. 93 B. III, p. 311. 94 L., II. xxi, pp. 263-264. 2 6 2 D E LA MONTAGNE DU DIABLE À LA VÉRITÉ DE LA LOI Un commandement, chez Hobbes, asserte un certain état de choses qu'il dénote, disons, pour simplifier, le fait que le destinataire accomplit ou n'ac- complit pas un certain acte. Or, comme le commandement porte sur le fu- tur, l'état de choses en question n'est en réalité pas le cas. En même temps, le commandement signifie le désir du locuteur, auquel s'attache toujours une évaluation qui l'exprime ( « b o n » ou «mauvais», par exemple). Toutefois, en un certain sens, le commandement dénote bel et bien un désir, mais pas celui du locuteur: celui du destinataire et, plus exactement, le dernier désir du des- tinataire, le moment ultime d'une délibération. Bref, le commandement dé- note l'acte du destinataire et le désir ultime qui le porte en signifiant le désir du locuteur. En ce sens, il revient au même d'asserter que l'état de choses en question est le cas et d'asserter que cet état de choses est « b o n » (dans le cas d'une prescription). Mais, dira-t-on, quelle est la valeur de vérité de cette as- sertion? Après tout, d'abord le locuteur, pour une raison ou pour une autre, ne peut pas ce qu'il veut (le souverain n'est rien si on ne lui obéit), ensuite l'acte dénoté n'a pas encore eu lieu et enfin le désir ultime du destinataire demeure impénétrable (tant du moins qu'il n'a pas agi, mais là est précisé- ment tout le problème). En d'autres termes, «dire» n'est pas «faire» mais équivaut à « faire », ou se « substitue » à un faire sans jamais s'y identifier. L'ac- te auquel le dire se substitue est inféré, et le problème est de comprendre comment la description d'un acte ou du résultat d'un acte inexistants est te- nue pour vraie. C'est précisément l'écart entre la parole et l'acte qui sert de base (avec le contexte approprié) à l'inférence de la première au second. La parole efficace est une parole garantie institutionnellement et l'institution n'of- fre une telle garantie que parce que, d'une manière ou d'une autre, elle lie les destinataires à un certain type d'interprétation. D'où l'insistance de Hobbes à faire valoir que l'efficace de la parole souveraine doit s'allier à une maîtri- se sur l'interprétation de tout discours susceptible d'être constitué en auto- rité ou en garantie. Qu'en est-il de la vérité ? Comme « Veritas in dicto, non in re consistit »9:) et comme la proposition n'est rien en dehors de l'énoncé, la vérité doit être in- dexée à son énonciateur ou son locuteur. «Vrai» et «faux» sont à concevoir comme des relations entre des instances énonciatives96 et des énoncés. Dire d'un énoncé qu'il est «vrai» (faux), c'est dire qu'il peut (ne peut pas) être validé par ce qu'Alain Berrendonner appelle un «agent vérificateur»97. Ce peut être le locuteur, bien sûr, mais aussi n'importe quel ensemble d'indivi- 95 DCorp., III. 7. 96 BERRENDONNER Alain, Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit, 1982, pp. 38 sqq. 97 Ibid., pp. 58 sqq. 2 6 3 M I C H A E L A . S O U B B O T N I K dus parlant, autrement dit le « o n » doxastique98, ou encore cette «personne d'univers» ou ce «déictique de l'ordre des choses» exprimé linguistique- ment dans le «il» de «il pleut» ou de «il faut», par exemple, et que l 'on peut symbolises par l'ensemble vide. Les jugements de vérité comportent tou- jours, y compris dans le cas de la valeur classique «p est vrai (tout court) » (Vrai ( 0 , p)), un argument référant à un «participant» au procès d é n o n - ciation. On peut considérer que l'univers de référence du discours, est un «participant» actif de l'événement de communication en ce qu'il valide ou invalide des propositions99. Une propriété importante de l'agent doxastique ON, est de désigner s'importe quel ensemble d'êtres parlants, divisible d'au- tant de manières que l'on voudra. La «ON-vérité» est toujours susceptible de voisiner avec une «ON-fausseté». L'opinion est fondamentalement possibili- té du désaccord. Localement convergente, elle est globalement divergente. Ce constat forme l'armature des analyses de Behemoth, relayant historique- ment le discours du Leviathan sur la multitude. Et comme la «vérité tout court» est le cas particulier de la validation par une instance tierce ultime, el- le peut être le résultat de l'enrôlement de cet agent à la fois fantomatique et porteur d'universalité, enrôlement qui, dans le discours d'opinion, ne va ja- mais sans hypostase (en tant que «nature», ou «Dieu», par exemple). On doit en conclure que la question de la vérité est la question de la confronta- tion entre les discours. Une parole n'est validable que par une autre paro- le100. «L'agent vérificateur 0 » est épistémologiquement solidaire de notre «action d'organisation rationnelle du monde»1 0 1 . Linguistiquement indéter- miné, il est philosophiquement déterminé comme «raison naturelle», arri- mée à la conservation et à l'aménagement des conditions d'existence du vi- vant humain. La recherche de la paix peut donc être dite offrir une mesure naturelle de la bonté de l'artifice de la parole souveraine sans que, pour au- tant, celle-ci ne cesse de mesurer que ce qu'elle construit. Il est fondamen- tal, chez Hobbes, que la puissance humaine d'artifice exercée par le langage et le raisonnement s'accompagne d'une faiblesse ontologique insurmonta- ble sur laquelle s'appuie la curiosité obéissante mais qui inquiète la vaine gloire intellectuelle. Les définitions-commandements de la loi civile enrôlent la raison natu- relle, raison de tous distributivement, qui vient valider la «vérité tout court» (dans l'univers de discours du commonwealth) de la définition souveraine du 98 Ibid., p. 60. 99 Ibid., p. 61. Berrendonner y voit un fait de langue. 100 DCorp., III. 9. 101 BERTMAN Martin, «Sémantique et philosophie politique», in Zarka C.-Y. (éd.) , Hobbes, Philosophie Première, Théorie de la Science et Politique, Paris, PUF, 1990, p. 171. 2 6 4 D E LA MONTAGNE DU DIABLE À LA VÉRITÉ DE LA LOI bon et du mauvais, du juste et de l'injuste par le pacte. Quand, donc, Hob- bes écrit qu'il n'y a rien de plus dans l'expression de la loi civile, sinon la mention de la personne qui ordonne, qui est persona civitatis, la personne de la république, il livre la clef du procès de validation des énoncés du souve- rain. Or, les paroles de la personne publique sont celles de chacun (ont cha- cun pour auteur) et la validation de ces paroles «autorisées» renvoie aux énoncés de la raison naturelle dont la validité est formellement universelle. Pour autant que l'univers de discours est la république elle-même, dans la loi l'univers «parle». Cette «personne civile d'univers» est la preuve construc- tive des théorèmes de la loi de nature, la réalisation du désir de paix. C'est pourquoi il serait contradictoire de la part de chacun des sujets de refuser d'admettre la substitution de la parole souveraine aux actes non encore ac- complis que «constate» l 'énoncé du commandement et de récuser ou contester l'allocation des prédicats convenant légalement à ces actes, parce que chacun des sujets se définit précisément comme sujet en tant qu'il est un énonciateur validant son propre énoncé. Les performatifs du souverain sont les performatifs de chaque sujet. Il revient bien aux destinataires d'inférer des énoncés qui leurs sont adressés et du contexte de leur énonciation, la « force» qui doit leur être attribuée. La théorie politique définit les axiomes d'interprétation que des sujets rationnels doivent utiliser dans ces attribu- tions mais ne prédit pas qu'ils les utiliseront (elle prédit, par contre, les conséquences du fait qu'ils ne les utilisent pas). Elle montre par contre où se situe la garantie que les énoncés du souverain ont bien la force de comman- dements. La même instance de validation, arrimée aux appétits vitaux, conduit à la recherche de la paix, puis au pacte, et se voit mise à l'œuvre dans les inférences qui, dans la situation d'interlocution, conduisent de l'explici- te à l'implicite, de l'acte substituable aux paroles qui s'y substituent prenant alors force de «performatifs». La loi enveloppe l'artifice langagier parce que l'artifice civil qui est en grande partie langage et processus de légitimation symbolique, fournit la réponse rationnelle au problème que la nature hu- maine pose à la perpétuation de l'existence des individus. Le common- wealth, artifice par excellence, est le lieu où les coordonnées de la nature et de l'artifice s'ajointent dans l'artifice lui-même, inlassablement répété, de la loi. Et parce que ce «calcul des pactes» qu'est la science politique construit la possibilité de cet objet, elle est elle-même le lieu où le langage n'est plus l'exil des choses. Si le spectacle qui s'offre depuis la Montagne du Diable est une folie, l'institution civile de la paix est ce en quoi et en vue de quoi le lan- gage atteint le réel. 2 6 5