Filozofski vestnik Letnik/Volume XXIII • Številka/Number 2 • 2002 • 255-269 FIGURES DE L'ALTÉRITÉ ET DE L'ÉCART DANS L'ŒUVRE DE MARIA KLONARIS ET KATERINA THOMADAKI MARIE-JOSÉ MONDZAIN Actuellement, l 'image est au cœur du souci que nous avons de la sauvegarde de notre liberté et de notre pensée. L'envahissement de la planète par un impérialisme visuel et audiovisuel réduit toute réflexion critique et toute prise de parole à un état de servile hébétude et de fascination acéphale. Il nous faut plutôt comprendre les éléments d 'une généalogie dont l'ultime progéni- ture est porteuse du meilleur comme du pire. Peut-être ne se prépare-t-il aucun désastre hormis celui, toujours menaçant, de la démission de la pensée. Mais l'image n 'en est pas responsable, elle attend qu'on la pense à la lumière de son histoire ainsi qu 'au cœur de sa présente et écrasante vitalité. C'est à cette tâche que se consacrent Maria Klonaris et Katerina Thomadaki. Leur relation aux médias visuels passe d'abord par le cinéma expérimen- tal, ce cinéma qui refuse de s'intégrer à la commercialité dans sa forme et sa diffusion. Depuis le milieu des années 80, elles se mettent à travailler de plus en plus sur la photographie, c'est à dire l'image fixe. Contrairement au pas- sage de la photographie à l 'image animée, que l'histoire nous a fait connaî- tre, elles passent du cinéma à la photographie. Mais elles ne quittent pas le cinéma. En fait, elles fondent leur œuvre sur les relations entre images fixes et images temporelles. Dans leur parcours pluridirectionnel elles abordent aussi la vidéo et l 'image numérique, travaillent en trois dimensions et réali- sent des installations. Leur expérience de l'image est couplée d 'une expé- rience de l'écriture. C'est une expérience militante, au vu de tous les combats qu'elles ont pu défendre, mais aussi internationale et interculturelle, déjà par leurs origines, puisque Maria vient de la diaspora grecque d'Egypte et Katerina d'Athènes. J 'ai découvert leur travail il y a vingt-cinq ans et depuis je l'ai toujours suivi en constatant à quel point il avançait, se déployait, se précisait, multi- pliait la maîtrise technique et maintenait sa force. C'est fascinant. La ques- tion de l'image et de l 'image du corps, est au centre de leurs préoccupations. Nous nous sommes d 'abord reconnues autour de la question du fémi- 271 MARIE-JOSÉ MONDZAIN nin. Dans leurs films elles soulèvent la question de la féminité de l 'image et de la femme dans l'image, une question majeure, lorsque l 'on considère le rôle des femmes dans l'histoire des images ou dans l'histoire de la peinture. Ceci dit, pour elles, il ne s'agit pas de construire une féminité arc-boutée contre une virilité ou une masculinité, mais de découvrir la simple altérité au cœur même du féminin. Partant même de thèmes considérés féministes, el- les aboutissent à une thématique plus large, qui est strictement et radicale- ment politique et qui est la question de l'Autre. Un des thèmes qui les a beaucoup préoccupées est l'ambivalence sexuelle, la bipolarité sexuelle. Cela traduit une découverte qui est au cœur de mes propres préoccupations, à savoir que, en dehors des combats civils, civiques et politiques que pose le rapport des hommes et des femmes, il y a la question de la division interne au sujet créateur: T Autre en moi. Et j 'a i l 'impression que tout leur travail est la quête de ce qui dans un sujet se maintient comme tension, comme altérité interne dans son articulation au désir. Plus récemment nous nous sommes retrouvées autour de la question de l'ange, parce qu'elles étaient elles mêmes très sensibles à tout ce qui me tour- mentait du côté grec byzantin et du côté grec classique, du passage de la grande mythologie grecque et du grand paganisme de l'image du corps à la philosophie byzantine chrétienne de l'image invisible.1 Elles posaient alors, sur leur propre terrain, la question qui me travaillait: qu'est-ce que l'image? Qu'est-ce que l'image en tant qu'objet critique? Quelle est l'image qui met le regard en crise? I. Requiem pour le XXe siècle Concrètement, ma rencontre avec Maria Klonaris et Katerina Thomadaki eu lieu en 1977 lors d 'un colloque que j'avais organisé sur le visage à la gale- rie Annick Lemoine à Paris. Elles travaillaient à l 'époque sur et avec leurs corps de femmes, leurs visages de femmes se regardant de façon non spécu- laire.2 Elles posaient la question de l'Autre à l 'intérieur d 'une relation de femme à femme, usant de toutes les techniques de figuration, de prise de vue, d'aventure chromatique, photographique, cinématographique. Elles se ser- vaient aussi des mythes. ' Voir Mariejosé Mondzain, Image, icône, économie, Paris, Seuil, L 'ordre philosophique, 1996. 2 Voir Klonaris/Thomadaki, La Tétralogie corporelle (1976-1979), quatre films et perfor- mances de projection: Double Labyrinthe, L'Enfant qui a pissé des paillettes, Soma, ArteriaMagna in dolore laterali. 272 FIGURES DE L'ALTÉRITÉ ET DE L'ÉCART DANS L'ŒUVRE DE M . KLONARIS ET K . THOMADAKI Quand l 'hermaphrodi te est arrivé dans leur travail avec l'installation autour de la statue hellénistique du Louvre,3 ce qui m'a frappée c'est que loin de lui donner un statut fantasmatique (fantasme de complétude et de tota- lité) , d 'unité retrouvée, elles ont mis en œuvre une double figure de l'incom- plétude en elle-même. Leur figure de l 'hermaphrodite n'est pas habitée par l'idée d 'une sexualité totalitaire, totalisante, où le féminin et le masculin, enfin à l 'ombre des grands mythes fondateurs, permettraient de restaurer une unité perdue de type paradisiaque, mais au contraire, de redoubler l'in- complétude. Ce redoublement du manque, dans toute leur œuvre me semble maintenu et prend sa dimension politique dans la mesure où il reste figure du désir de l'Autre. L'hermaphrodite du Louvre est précisément un hermaphrodite endormi parce que son unité n'est qu 'un songe. Non seulement l 'hermaphrodite est endormi, mais l 'hermaphrodite est notre rêve. C'est à dire qu'il y a là une mise en abyme de son caractère totalement onirique et halluciné. Avec Le Cycle de f Ange4 Maria Klonaris et Katerina Thomadaki ont opéré le passage du sommeil aux yeux bandés. Elles ont lentement déplacé l'axe du sommeil à celui que j 'appelle "de la vigilance les yeux bandés." Maria Klonaris a découvert dans les archives de son propre père, gynécologue en Alexandrie, une image, la photographie d 'un(e) hermaphrodite, aux yeux bandés, ainsi qu'il est d'usage dans l'imagerie médicale. Les deux artistes se sont approprié cette image qui a pris la place de la saga sur leur propre visage et qui est venue occuper tout l'espace de leur interface. Elle est devenue la figure de l'Ange, anghelos, mes- sager, et du martyre, témoin, martyras en grec voulant dire aussi témoin. Dans leur œuvre vidéographique Requiem pour le XXe siècle,5 l 'hermaphrodite, mis en rapport avec des actualités de la seconde guerre mondiale, a cessé d'être une simple figure mythologique pour se dresser comme un authentique ma- nifeste de la vigilance et de la mélancolie propres au siècle. L'ange hermaphrodite de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki a les yeux bandés. Son bandeau concerne violemment la question du regard. Il y a derrière ce bandeau un regard qui suspend la vision pour mieux voir. La vision est ici opposée au regard. Et si l'ange est capable de la puissance suffi- sante pour se couper du visible, c'est qu'il a accès au regard et nous, specta- teurs, sommes mis face à face à cet ange qui ne nous voit pas. Contrairement 3 Mystère I : Hermaphrodite endormi/e, installation /environnement de projection, Musée d'Art Moderne, Biennale de Paris, 1982. 4 Le Cycle de F Ange (1985-2002), photographies, installations, vidéos, textes, œuvres ra- diophoniques. 5 Requiem pour le XXe siècle, vidéo, 14min, 1994. Musique original: Spiros Faros. 273 MARIE-JOSÉ MONDZAIN aux icônes qui mettent en scène l'imaginaire, la fiction, ou le fantasme d 'un objet qui nous regarde, là il y aurait la mise en scène de quelque chose qui ne nous regarde pas. Un regard qui nous renvoie sur un intérieur, un regard derrière le voile, ou en tous les cas une figure de l'aveuglement, où il n'y a plus d'échange de regards. Il y a quelque chose qui relève d 'un ventre ou d 'un lieu où les yeux sont fermés, ou bien au contraire, d 'une image qui ne nous regarde pas et qui nous renvoie à notre propre aveuglement ou qui nous tourne le dos. J'ai été très sensible au face à face de ce Requiem pour le face-à-face. Tout d 'un coup les yeux bandés sont devenus beaucoup plus im- portants pour moi que le thème de l 'hermaphrodite; il s'agit d 'un monde auquel on ne peut plus faire face. L'Ange apporte aussi le thème apocalyptique du feu et de la brûlure. Les artistes ont travaillé, tour à tour, sur la tâche, sur la macula, sur la combus- tion, sur la lumière, sur les images stellaires, sur ce corps de feu, sur cet ange qui, les yeux bandés, ne regarde pas ce siècle mais lui rend témoignage. Dans Requiem pour le XXe siècle il est dans une situation de maintien, "main-tenant." Et cette main qui tient le maintenant, c'est à dire notre présence au monde, est une main tenant précisément l'image du siècle. L'Ange se tient debout, face au présent, sans fuir, témoin de la catastrophe. Ce maintien résonne dans la double sonorité de la présence et du courage de qui ne défaille pas. Ainsi les deux artistes, deux femmes qui ont combattu pour la dignité de leur sexe, ont porté la question bien au delà du sexuel pour affronter le siècle, pour dire leur violence. Leurs images mettent le visible à feu et à sang, mais elles le font du côté de l'ange, sans répandre la mort, car l 'art est toujours don de liberté donc don de vie. II. Angélophanies La photographie, étymologiquement écriture de lumière, produi t une étrange éclipse de la conscience. L'impression lumineuse devient une ins- cription de l'ombre. Les tirages photographiques qui composent AngélophaniesP sont très émouvants parce qu'ils sont célestes. Le fait de vivre ou d 'aborder le corps dans le vocabulaire plastique de la constellation, lui donne une sorte d'affinité astronomique, de tissu fait de matière divinatoire, de visibilité noc- turne. J 'ai toujours été troublée par le fait qu 'on ne voit pas les étoiles briller le jour, alors qu'elles sont là. Ici ce sont aussi des étoiles négatives, lumière et 6 Angélophanies, séquences de photographies noir et blanc, 200 tirages originaux 24 X 33cm, 1987-88. 274 FIGURES DE L'ALTÉRITÉ ET DE L'ÉCART DANS L'ŒUVRE DE M . KLONARIS ET K . THOMADAKI ténèbres brillent ensemble tout le temps. La photographie est mise au service de l 'irreprésentable, pour devenir le révélateur de l'invisible. Il y aurait un lien à faire avec l'icône, car lorsqu'on parle d'angélophanie, le vocabulaire grec fait immédiatement penser au vocabulaire théophanique, à celui de la mani- festation, de l 'apparition et de la transfiguration. Donc, dans une apparition, ce qui se manifeste est de l 'ordre de la pure lumière, c'est-à-dire de l'invisibi- lité, de l 'aveuglement. Je pense être très sensible à cette série là, parce qu'elle a aussi alimenté le Requiem pour le XXe siècle. Le requiem est assumé par une image "angélique," l 'image d 'un messager, d 'un annonceur aveugle, sorte d'hermaphrodite-Cassandre qui brille dans la catastrophe, comme un brasier du malheur. C'est aussi un brasier d'espoir, parce qu'une œuvre d'art par sa seule présence, transforme le brasier du malheur en brasier d'espoir. Tant que les artistes produisent des œuvres comme celle-là, la catastrophe recule. Dans leur travail, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki partent toujours de quelque chose qui a existé. Elles ne partent pas d 'une fiction, mais elles haussent l 'expérience la plus sensible, la plus sensuelle, la plus immédiate, et la tirent vers le haut pour lui donner une sorte de sens universel, cosmique, qui enlève tout effet d 'anecdote, tout voyeurisme. Ce n'est pas parce que l 'œuvre se nomme Angélophanies qu'elle tire sa noblesse de son titre, elle la tire plutôt du traitement formel lui-même, de l'absence du regard qui rap- proche cette image à la fois de l 'ange de la Synagogue mais aussi du bandeau que l 'on met sur les yeux des condamnés. Quelque chose d'angélique et de condamné a lieu en rapport à la loi. Et par cette "tenue" debout qui brille, il y a une stature, une architecture du corps, il y a une noblesse. On est en présence d 'une figure emblématique. D'un autre coté, la tentation serait d'en faire une allégorie. J'utilise le mot allégorie dans le sens de la rhétorique. On peut, par des images, mettre en place un discours, comment on fait dire un "ailleurs" à des choses ou à des corps, on les fait parler pour autre chose, personnifier autre chose. Dans ces photographies, il y a une telle dignité dans la stature, que la tentation allégorisante est là. Mais elle se défait aussitôt par le travail sur la matière, sur le corps, le grain, les tirages, l'envahissement du corps par des trames, des constellations, des éléments hétérogènes à ce corps. Et peu à peu (c'est pour cela que le caractère sériel de cette œuvre photogra- phique est important), la tentation de faire de ce corps l'emblème de tout un discours disparaît et le travail s'oriente vers la pulsation, même s'il s'agit d'ima- ges fixes. Je ressens ce travail formel comme temps de la pensée. Les artistes interviennent sur le plan formel, elles coupent, elles cadrent et recadrent, elles laissent dévorer le corps par les acides, par les gris, les noirs, les blancs. Toutes ces stratégies empêchent le spectateur de donner une unité triom- phante et solennelle à ce corps qui malgré tout pourrait souffrir. Elles empê- 275 MARIE-JOSÉ MONDZAIN chent de l'ériger en Archange de la Révélation. Les artistes déjouent la tenta- tion archangélique. Elles optent au contraire pour une labilité, une fugacité, une instabilité totale de l'image qui est dûe au temps des constellations elles- mêmes. Là encore Maria Klonaris et Katerina Thomadaki retrouvent l 'émer- gence du temporel dans l'image fixe. Les Angélophanies sont infiniment proches dans la genèse de ce qui va donner plus tard Pulsar, alors que la gémellité de Désastres sublimes creuse un autre sillon. III. Désastres sublimes Par ce travail sur la gémellité siamoise,7 nous entrons beaucoup plus dans la question du double et de la moitié. Très souvent dans les réflexions sur le miroir c'est à dire, le double et la spécularité, nous nous intéressons sponta- nément à ce qui fait deux et à l 'unité du deux, à l 'identité des deux, aux effets de répétition, de duplication, de mimétisme. Or une des façons de réfléchir au miroir c'est de réfléchir à l'asymétrie - au fait que la duplication est loin d'être symétrique. En effet: quel est le statut de la moitié dans la question du double? Car nous nous interrogeons beaucoup plus souvent sur l 'identité du double et sur la duplication, sur la complémentarité. En somme nous nous posons beaucoup plus la question du un, du rapport du deux à l 'un, que de celui du un sur deux, c'est-à-dire du demi. Sachant l'intérêt que Maria Klonaris Katerina Thomadaki ont eu pour le miroir, le spéculaire, la question du reflet, nous pourrions être tenté de dire que le travail sur les siamois rejoint par une apparente symétrie la question du miroir . Un plan vertical et séquent à l 'image qu'elles présentent, permet- trait, en l'absence d 'une partie, de savoir de quoi l 'autre est composée. C'est à dire que l'on pourrait substituer un miroir à l 'autre partie pour savoir ce qui se passe de l'autre côté. Or il n 'en est rien. Cette image là et la façon dont les artistes ont traité la question du deux ne cesse de faire basculer, de déranger, de déliter le carac- tère mimétique. Les images de la nature provenant de Haeckel8 j ouen t elles- mêmes très souvent sur les effets de symétrie: chaque organisme se laisse voir dans la régularité du dispositif, mais les planches, au contraire, ne sontjamais symétriques. Elles déploient un certain nombre d'exemplaires tous différents les uns des autres, d 'une partie sur l 'autre. Les artistes utilisent les planches à 7 Dœastres sublimes. Les Jumeaux, 43 photographies numériques, installation in situ, Galerie Donguy, Paris, 2000. 8 Ernst Haeckel, Formes artistiques de la nature, 1899. 276 FIGURES DE L'ALTÉRITÉ ET DE L'ÉCART DANS L'ŒUVRE DE M . KLONARIS ET K . THOMADAKI la fois comme fond et dans la cohabitation avec le corps siamois. La coalescence donc des microorganismes marins avec ces deux corps, qui devait spontané- ment poser la question de l 'unité du deux, tout d 'un coup, pose au contraire la non viabilité de la moitié. Qu'est-ce qu 'une moitié ? Cela me paraît beaucoup plus intéressant de savoir ce qu'est la moitié de ces corps ou de ces images, qui font que l'unité est impossible. En effet, ce n'est pas par le lieu d 'une jointure où ils ne font plus qu 'un qu'il y a une unité. Au contraire, là où il y a une unité, il n'y a aucune vie et aucune fonc- tionnalité. J'invoquerais presque à titre de symptôme, le fait qu 'en réalité, ces siamois n 'on t jamais pu marcher. Même s'ils disposaient de deux jambes, ils n'arrivaient pas à coordonner leurs mouvements dans un pas. Après tout, qu'est-ce que l 'unité de deux jambes, si elles sont incapables de mettre l 'un pied devant l 'autre ? C'est donc que ces deux jambes ne constituent pas du tout une unité, qu'elles sont elles-mêmes dans la séparation, qu'elles sont incapables d'avoir un geste commun. Par conséquent de part en part, ces corps pourtant organiquement réu- nis à la taille, et séparés par le haut, sont étrangement et fondamentalement dissymétriques et séparés. Il y a donc altérité. Nous ne sommes pas du tout dans un phénomène spéculaire de duplication, de mise en miroir, mais de- vant une énigme, un mystère apparemment tératologique. Maria Klonaris et Katerina Thomadaki ont d'ailleurs donné à cet événement "monstrueux" qui est le fait d 'être siamois, une sorte de statut métaphysique, à savoir que dans la nature, l'idéal spéculaire n'existe pas. Nous sommes au cœur même de ce qui apparaît le plus surprenant, le plus naturel du monstre, devant quelque chose qui est d 'être comme l 'ensemble du règne naturel: disparate, disjoint, différent et non confondu. Cela est présenté comme un rébus dans lequel la non répétition dans la nature va de ce qu'il y a de plus naturel, des organismes vivants les plus élé- mentaires aux organismes les plus compliqués, à la monstruosité ou l'anoma- lie des corps. L'identique n'est donc pas dans la nature. Plus encore, à partir du moment où les artistes ont fait intervenir leurs propres images, intégrées au corps des siamois, elles envoient un signal au spectateur. Ce signal dit que face à un couple de femmes on pourrait croire qu 'entre deux personnes, la fascination est celle de Vhomoios, du même pour le même, mais il n ' en est rien. La fascination, l'intérêt ou le désir n'existent que pour l'Autre, donc ici c'est de l'Autre qu'il est question. Evidemment, au delà du j eu qu'implique la conjonction d 'un corps étrange avec des organismes naturels, quelque chose de grave se dit sur la nature. Il est rare que les artistes aujourd'hui assument, j e ne dirais pas une 277 MARIE-JOSÉ MONDZAIN vision naturaliste, avec tout ce que le terme implique sur le plan esthétique, surtout que ces artistes se sont toujours opposées au "réalisme" et au "natura- lisme" en tant que systèmes de figuration, mais une pensée naturaliste, au sens d 'une véritable pensée de la nature. La nature ne les intéresse qu 'en tant qu'elles en font un produit de l'art, un objet du désir, donc un horizon ima- ginaire et non une donnée biologique ou un héritage culturel. Elles partici- pent à la construction d 'un monde. J 'ai l'impression que dans leur travail, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki l 'ont toujours fait, parce que pour elles la nature n'est pas un fantasme ni un thème idéologique, elle est comme un "éprouvé " de leur solidarité avec le monde. Je trouve qu'il est rare qu 'un travail aussi élaboré, un artefact aussi com- plexe, qu'il s'agisse des planches de Haeckel ou de leur propre travail numé- rique (cette rencontre de surimpositions, de raffinements et de sophistica- tions) , mette en scène quelque chose qui a à voir avec l 'ordre naturel jus- qu'au cœur de son désordre. Le désordre est nature. C'est-à-dire que le désordre est dans la nature. Parce que si la notion d 'ordre était dans la nature on pourrait croire que tout ce qui est de l 'ordre de la raison, de la symétrie, de la répétition et de la rationalité ferait partie de la nature telle que nous en avons hérité à partir du siècle des Lumières. Alors qu'ici, les artistes inscrivent leur propre idée de la nature dans ce siècle de ténèbres qui est le nôtre, pour dire que quelque chose du désordre a à voir avec la vérité de la nature. Il est vrai que les siamois constituent un désordre dans le déroulement habituel de la reproduction des humains. Pourquoi appelons nous cela un désordre? Parce que c'est une complication difficilement viable sans aides particulières. C'est une perte totale d 'autonomie. Ce n'est pas un désordre parce que ce n'est pas la norme, mais parce que cela menace la vie et la li- berté - il suffisait de peu de chose pour que ces deux êtres n 'aient pas pu survivre. La chance a fait que les organes vitaux leur ont permis de survivre. C'est de l 'ordre du hasard. Donc, c'est un désordre parce que la vie est mena- cée à tout instant. C'est aussi un désordre parce que la liberté est entamée. Ce sont deux organismes qui ont dû lutter pour vivre en inscrivant leur propre liberté subjective, en la construisant, sur un mode qui n 'a plus rien à voir avec l 'autonomie des corps et avec la séparation. Nous pensons toujours la liberté dans un écart. Nous pensons l 'autonomie dans un écart, dans une distance, jamais dans la fusion. La fusion est ce qu'il y a de plus mortifère et de plus menaçant pour la liberté. Là, une figure lumineuse, au seuil de la fusion, a dû constituer pour vivre son écart, c'est-à-dire son rapport à la vie donc à l'alté- rité. A voir la façon dont les artistes ont intégré les images de Haeckel pour 278 FIGURES DE L'ALTÉRITÉ ET DE L'ÉCART DANS L'ŒUVRE DE M . KLONARIS ET K . THOMADAKI dire à la fois l 'ordre et le désordre de la nature et l'intimité de ces corps avec les beautés de la nature, nous sommes tentés d'y reconnaître la vie comme celle d 'un étrange coquillage, comme celle d 'une plante à deux branches, comme celle d 'une tige avec deux fleurs. Il y a une sorte d'étrangeté botani- que dans la situation corporelle qui est la leur, arborescence à partir d 'un tronc commun, comme les arbres font des feuilles et des fleurs qui ne sont pas substituables et qu 'on ne peut jamais confondre. Dans cette mise en scène très extrême d'organismes microscopiques, quelque chose éblouit car nous n 'aurons jamais l'occasion de les contempler à l'œil nu. Jamaisje ne pourrais savoir, sauf au microscope et dans des condi- tions particulières, de quoi sont faits le corps et la transparence d 'une mé- duse, d 'un radiolaire. Il y a dans tous ces organismes des effets de splendeur, de symétrie et d'asymétrie, d 'ordre et de désordre qui font apparaître quel- que chose d 'une liberté dans la nature, c'est à dire des écarts. La nature n'ar- rête pas de s'écarter de la nature et de fabriquer de l'altérité. Dans le cheminement même militant de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, et dans leur position de femmes, le fait de reprendre depuis cette arborescence humaine jusqu'à ces radiolaires somptueux, a à voir avec le cons- tat des écarts. Elles assument, elles décrètent et elles posent que quelque chose dans le monde de la nature, du cosmos, de la matière et de la vie, ne fait que fabriquer des écarts. L'ordre de la liberté est intimement lié à ce que nous appellerions le désordre de la nature. Je ressens au sein de leur travail un lien politique dans l'interrogation sur la nature et sur le corps. Il y a une emprise ou un enjeu politique dans ce que j 'appellerai, entre guillemets "un naturalisme " (une réflexion sur l 'ordre du monde), dans la mesure où elles y inscrivent une liberté dès le protozoaire, et y préservent une liberté, une altérité jusque dans les formes les plus inatten- dues que l 'on peut considérer comme le non viable ou le fusionne]. Il se trouve que cette figure n'est pas une fiction. Cette arborescence humaine a existé, elle a vécu, dans l 'étrangeté de ses choix, dans cette vitalité singulière qui devient pour les artistes une figure de la liberté. C'est d'autant plus étonnant, qu'il n'y a pas plus entravé que ces deux êtres. En même temps, la pire entrave est là où il n'y a plus qu'un. Ce qui les a rendus viables, c'est leur écart. C'est ce qui leur a permis d'avoir aussi une mort singulière. Il reste évidemment l'organisation esthétique de cette présentation. Ce que l 'on retrouve dans le travail proprement plastique, dans la sophistication et la célébration des figures, dans les variations numériques de la lumière, de l'usage des positifs, des négatifs, des changements de couleur... On ne peut pas en faire simplement le déploiement d 'une théorie, d 'une pensée ou d'une spéculation sur ce qu'est la moitié du monde. Il est très virtuose de nous faire 279 MARIE-JOSÉ MONDZAIN découvrir tout d 'un coup chez Haeckel ce qui peut donner à ce travail con- temporain à la fois son poids politique, son poids spéculatif ou son poids biographique, mais en même temps sa splendeur. Dans le dispositif d'exposition de Désastres sublimes, les miroirs que les artistes intègrent entre les photographies visent à inclure le spectateur. C'est le reflet du spectateur, soit dans les vitres, soit dans les miroirs qui sont entre les images, qui font qu 'un nouvel écart posant la question du semblable et du dissemblable met en scène tout l 'espace de l'exposition. Celui qui passe peut lui- même se sentir problématique en tant que plante humaine à deux têtes. Nous sommes tous des plantes à deux têtes. De surcroît les miroirs utilisés sont déformants. Cela fait rentrer, non pas le monde dans un effet de reflet, mais plutôt le miroir comme élément de désordre supplémentaire, comme un élément de perturbation supplémentaire dans ce qui pourrait être la pure fascination pour des objets dédoublés. Ce qui fait que le spectateur participe de l'espace d'exposition. Je suis alors moi même partie prise et prenante dans le système. Quelque chose m'interroge sur la moitié pour toujours manquante de moi en moi. Quant aux visions contemporaines de la nature qui considèrent l'hybri- dation de la nature avec les systèmes technologiques, j e crois que quel que soit le régime technologique qui agit sur ce que l 'on appelle des organismes naturels, des organismes vivants, nous ne pouvons toujours pas passer de l'ina- nimé à l'animé. Car la vie n'est pas une invention récente. Je ne fais pas de l'avancée technologique une sorte d 'utopie qui participerait d 'une nouvelle idée du progrès. Il est vrai qu 'on pensait qu'il n'y avait que la nature qui pouvait faire de la vie avec de la vie. Maintenant, on sait que nous aussi, la vie étant donnée, nous pouvons faire de la vie avec cette vie. Mais la vie nous est donnée. Etant donnée la vie, on fait avec ce que l 'on peut et le maximum que l'on peut, le meilleur et le pire. Donc, le pouvoir est de plus en plus grand sur la vie, sur la mort. Nous savons tuer, nous l'avons toujours su. Mais donner la vie reste toujours quelque chose de totalement singulier, car on est obligé de partir du vivant pour faire du vivant. La robotique c'est de l'animé, de l ' inanimé animé et le clonage part de cellules souches qui ne sont plus sexuées. On ne part plus d 'un spermato- zoïde et d'un ovule mais d 'un organisme cellulaire qui est doué d 'un certain nombre de mouvements et de capacités de reproduction et de spécialisation. Mais l 'ordre de la nature ne se réduit pas à la maîtrise de plus en plus grande que nous avons de ce qui se passe entre un spermatozoïde et un ovule, entre une cellule souche et un clone. L'ordre de la nature, c'est, comme le montre Haeckel, la façon dont les coquillages se mettent en place, ou c'est, comme Maria Klonaris et Katerina Thomadaki l 'évoquent, la façon dont les étoiles 280 FIGURES DE L'ALTÉRITÉ ET DE L'ÉCART DANS L'ŒUVRE DE M . KLONARIS ET K . THOMADAKI renvoient aux cellules humaines ou encore la façon dont les cristaux s'orga- nisent, dont les volcans explosent, dont la planète évolue et les continents se séparent . L'avenir du m o n d e est loin d 'ê t re dans les seules mains des technologues. Ce qui est en train de se développer, c'est un discours de maî- trise, un discours de pouvoir, articulé à un pouvoir économique et financier sur la planète, qui se résume à la façon dont on peut tirer profit de cette maîtrise et non pas mieux comprendre le monde, faire un monde à partir de la planète. IV. Pulsar J'ai été saisie lorsque j 'a i vu Pulsar.9 Je ne l'attendais pas et ce qui m'a frappée dans ces images c'est le temps. Peut-être parce qu'en ce moment je réfléchis beaucoup à la question du temps dans les images et de ce qui se passe entre les images. J 'ai été saisie dans mon temps physique, dans ma temporalité propre, non pas par un arrêt de ma respiration, qui aurait été une sorte d'apnée, de suspens, mais comme si j'avais été entraînée massivement et dès les premières secondes dans une temporalité autre. Autre que n'importe laquelle de celles qui me sont coutumières, dans le réel aussi bien que dans mes rêves. Ce n'était pas une temporalité onirique, non, c'était une temporalité autre. Je pense que cela tient au statut de la lumière: le fait que les artistes ont mis en scène, en image, quelque chose comme un absolu théologique, celui de l'équivalence de l 'ombre et de la lumière. Le blanc, le noir et le bleu... J'ai du mal à dire " le blanc, le noir et le bleu," car je semblerais colorer ce qui est montré. Or il y a manifestement une lumière sans spectre, une lumière dans laquelle il y a une équivalence de l 'être de la lumière et du néant de la lu- mière. J 'ai pensé à Pseudo-Denys, à la théologie apophatique, lorsque Denys au Ve siècle s'interroge sur l'impuissance du discours à parler de Dieu. Il pro- pose donc une théologie négative qui dit l'Etre en tant qu'il n'est pas. Dire que Dieu est, est totalement équivalent et ne vaut pas davantage, que de dire que Dieu n'est pas. Cette absolue équivalence de l'affirmation et de la néga- tion, dans Pulsar je l'ai ressentie dans la présence violente de la lumière et des ténèbres. Cela est visible dans le dispositif figuratif lui-même, à savoir celui de l'explosion étincelante et nocturne à la fois, de la présence malgré tout d 'un visage humain qui se tend vers moi, qui à la fois m'appelle et me repousse. 9 Pulsar, vidéo, 14 min. Performance : Maria Klonaris. Musique originale: Spiros Faros. 2 8 1 MARIE-JOSÉ MONDZAIN Pulsar c'est en même temps pulsion, répulsion et impulsion. Il y a une dyna- mique très puissante du corps et du visage de Maria Klonaris à l 'égard du spectateur qui se trouve sans arrêt au plus loin et au plus près, pris dans une sorte de battement, dans une circulation pulsatile et lumineuse. Cela produit le renversement é tonnant d 'un autre dispositif : celui de la création peinte par Michel-Ange. Nous voyons dans la rhétorique de l'épo- que, tout le génie de Michel-Ange, qui situe un homme, un créateur, dans la puissance musculaire de son geste et tenant au bout de son doigt quelque chose comme une vanité, à la fois dans l 'éloignement et la proximité.10 Dans Pulsarune toute autre rhétorique déplace l 'ordre classique, admis, religieuse- ment et esthétiquement reconnu. Tout d 'un coup là, se met en place une nouvelle scène de la genèse où un corps de ténèbres et de lumière, quelque chose d 'une présence biologique, à laquelle j 'a i été sensible d'emblée, me repousse, me fait naître, m'attire et me tient sous sa puissance m'offrant une in f in ie s imi l i tude dans u n e d i s s e m b l a n c e abso lue ; ce t t e p r é s e n c e cosmogonique est féminine. Il y a là quelque chose qui porte et qui renverse la mémoire d 'une scène primitive, celle des récits communément admis en Occident et en Orient chrétien, sur la naissance de la vie, de l 'humanité, sur la naissance de chacun de nous. Ainsi, nous nous trouvons pris tout d 'un coup dans le vocabulaire de la théogonie et en même temps dans son basculement. Cela m'a remplie de stupeur, d 'effroi et de plaisir parce que la vie se donne, se retire, se redonne et se retire sans arrêt. Nous sommes dans une temporalité mythique, celle d 'un premier souffle, et nous avons l'impression de quelque chose qui pourrait accompagner une biographie: accueillir une vie et l'accompagner. Un don de la vie et de la mort s 'yjouerait dans les gestes de Maria. Un autre champ de sensibilités et de mots peut venir : il concerne la danse, la transe, la liturgie. Il s'agirait d 'une sorte de vision chamanique qui, quittant l'inversion du scénario biblique que j'évoquais plus haut, retrouve des situa- tions chamaniques dans lesquelles la bande son est la forme d 'un contact avec les morts, avec les dieux. La bande son prend alors un caractère oraculaire. Pulsar m'a rappelé des images de transes chamaniques de femmes sibé- riennes qui m'ont beaucoup impressionnée. Récemmentj 'ai vu des films d'eth- nologie sur la Sibérie, qui n'avaient pas de qualités cinématographiques particulières, mais qui rendaient compte de la façon dont une "medicine woman" entrait en contact avec les dieux et les morts pour guérir les vivants. 10 Voir Marie-José Mondzain, La Chapelle Sixtine, Paris, ed. Mazenod, Citadelles, 1990, 2 volumes. 2 8 2 FIGURES DE L'ALTÉRITÉ ET DE L'ÉCART DANS L'ŒUVRE DE M . KLONARIS ET K . THOMADAKI Elle entonnait, tournait, tournoyait et tout d 'un coup modifiait totalement son corps et la situation de tous les corps autour d'elle pour créer un contact et un lien autres. La chevelure de Maria, la chevelure d'étoiles, me faitjuste- ment penser à celle des chamanes quand elles tournent, quand elles dansent ou au mouvement des algues. Il y a là quelque chose d 'un monde sous marin et solaire à la fois; le subaquatique et le sublunaire se rejoignent. Et tout d 'un coup, mon existence terrestre y est prise sans pouvoir résister car il s'agit des deux sources de notre paléohistoire. Il est clair pour moi que ces dispositifs, ces liturgies ou ces transes, met- tent en scène une puissance du féminin tout à fait singulière. En effet, le corps des femmes devient le pont entre les vivants et les morts. Il devient cet arc dans lequel il faut passer pour que les vivants obtiennent la faveur des morts. C'est pour cela que j 'a i évoqué ce paganisme chamanique qui fait par- tie du renversement des dispositifs classiques de scénographie de la création de l 'homme. Il y a ici une adresse forte. C'est ce que j 'appelle le risque pris par l 'image elle-même face au spectateur. Dans un cas comme celui-ci, nous ne sommes pas dans du spéculaire. Je n'ai pas senti ici la Méduse, car la Méduse évoque tout de suite un pouvoir du miroir. Dans Pulsar il n'y a pas de spéculaire, il y a de l'altérité vivante. Chez Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, qu'il s'agisse de la gémel- lité ou de l'ange, le spéculaire est le chantier où se constitue l'altérité. Cepen- dant ici, le chantier est celui de la mémoire et du temps. Au début du film il y a le visage et l'œil. Il y a œil, paupière, iris et regard mais aussi lunettes noires, lunettes blanches. Je sens que je vais basculer dans cet œil. Dans l'histoire du cinéma, qu'il s'agisse du Chien andalou, de Bunuel où de L'Homme à la caméra de Dziga Vertov, il y a une façon de faire de l'œil l 'organe qui va lier la totalité du corps à l'histoire de son image. Ici, iris et pupille, paupières et lunettes font basculer de l'éblouissement aux ténèbres de la genèse. C'est l'œil du cinéaste. Mais aussi de celle qui va agir car Maria est dans les deux places et va en donner une au spectateur. C'est cela qui m'intéresse: la place que nous pouvons avoir, celle où l'artiste me met face à elle et face à moi : nous entrons en relation. C'est pour cela que je pensais à la façon dont Dziga Vertov filme son corps derrière la caméra. Il faut demander : qu'allons nous voir ensemble? Y en a-t-il l 'une d 'un côté et l'autre de l'autre? Que va-t- il se passer? Pour moi c'est l 'énigme. Ensuite, vient la façon de composer et d'utiliser le feu d'artifice (les lu- mières, les explosions), quelque chose qui renvoie à une sorte d'iridologie du monde, une cosmologie du regard. Le temps passant, ce qui arrive devant moi, ce sont les séquences de frag- 285 MARIE-JOSÉ MONDZAIN mentations numériques et de tremblements de l'image. Par rapport à la toute puissance des évocations de départ, théogoniques ou chamaniques, le corps qui se montre et la main qui agit déploient une puissance, et en même temps ne prennent pas le pouvoir, parce que viennent s'articuler ces autres images auxquelles j 'a i été aussi suspendue, celles où ce corps se met lui-même en danger, se laisse lui-même imploser, exploser, fragmenter, déplacer, couper en morceaux, perdre son unité, son centre, sa fïgurabilité, sa figure, sa frontalité. A ce moment-là c'est comme si en rapport à un dispositif de toute puis- sance, développé au départ dans son apparition oraculaire, et maîtresse de la vie et de la mort, le spectateur devenait à son tour partie prenante d 'une recomposition. C'est donc comme si l 'image avait besoin de moi pour retrou- ver son unité, que je n'étais pas seulement le sujet assujetti à ce pouvoir mys- térieux, mais que j'étais aussi dans ma propre vie douée d 'une puissance de donner à cette image sa composition, son unité, son sens, enfin, qu'elle avait besoin de moi aussi. Ainsi, il se noue avec le spectateur quelque chose qui n'est pas que spec- taculaire, mais aussi liturgique, au sens d 'une profusion de forces contrôlées ou incontrôlables, qui viennent le submerger. Lorsque Pulsar s'est arrêté, j e n'étais pas défaite et me sentais partie prenante de cette donation. J'étais donc moi aussi dans cette histoire de corps de lumière et d 'ombre, de corps de femmes qui sont peut-être les seuls dans lesquels l 'ombre et la lumière sont égalisés. Et les seuls dans lesquels, quelque chose de l 'ordre de la dona- tion de la vie, de la composition, de la décomposition se joue dans une litur- gie qui peut emprunter ses figures et ses citations, ses allusions à plusieurs cultures à la fois, mais qui est en même temps toi et moi. Maria dans Pulsar me fait ainsi découvrir quelque chose d 'un mode in- terne de la temporalité du corps, dans lequel la puissance de mon visage, celle de mes mains et les risques que l 'on prend de perdre son unité, sont là. C'est une belle chose... Il est vrai que les artistes ont appelé ce film Pulsar en s'inspirant d 'un certain état des étoiles, d 'une question d'énergie et d 'une dissémination de cette énergie dans l'événement d'un effondrement et d'une disparition. Je trouve cela très émouvant parce qu'il coïncide avec ce que j 'appelle le risque pris par la mise scène de l'image, et par la femme qui se met là dans l'image : celui de répondre jusqu'au bout de son geste de transe, jusqu'à l 'effondrement. Y a-t-il là de l'orgiaque, de l'orgasmique? Je reconnais les articulations sexuelles ou les significations en tous les cas libidinales du dispositif. Ce qui ne signifie pas nécessairement qu'il y ait de lajouissance, la question n'est pas là, car lajouissance est inassignable. Elle est entre ce que j e vois et moi, elle 2 8 4 FIGURES DE L'ALTÉRITÉ ET DE L'ÉCART DANS L'ŒUVRE DE M . KLONARIS ET K . THOMADAKI n'est ni en moi ni dans ce que je vois. Elle est dans la production du temps. La question est donc de savoir ce qui se joue de lajouissance dans la relation que Maria entretient avec le spectateur. Je crois que ce qu'elle touche là avec ces images, plus qu 'une figuration orgastique ou orgiaque des signifiants, c'est une mise en scène de quelque chose de l 'ordre du temps de lajouissance. Il s'agit de cette étrange situation du sujet dans le temps de sa jouissance où, précisément, l 'effondrement, l'éblouissement, l'être et le non être sont dans cette sorte d'égalité. C'est exactement comme la mystique qui a à voir avec lajouissance que l 'on tire de Dieu, du fait de ne jamais pouvoir le connaître. J 'entends par mystique l 'expérience interne du désir de Dieu, brûlante au cœur de sa frus- tration. Ni possessive ni dogmatique, la mystique s'oppose à la théologie. Elle est une expérience du corps qui confie à la lettre la sonorité vivante de son manque. Les poèmes de Saint Jean de La Croix ou Sainte Thérèse d'Avila, nous disent q u e j e meurs du désir, et j e meurs de jouir dans la relation à l 'aimé qui à la fois me saisit et q u e j e ne saisirai jamais. Il y a là dans la tradi- tion mystique toute une façon d'essayer de dire ce que les images ne pour- ront jamais dire parce que la mystique est une façon de parler et jamais de montrer. Donc Maria ne montre pas de lajouissance. Mais au niveau de la bande son et de la création d 'une temporalité, quelque chose touche, effecti- vement, à la temporalité sonore de ce que le poème mystique peut essayer de transmettre. Ce n'est ainsi pas dans les images mais entre les images. Ce n'est pas visible mais éprouvé et c'est aussi audible parce que l'image a donné et imposé à la bande sonore son tempo, ses pulsations. Pulsar, c'est sans doute un état du ciel, mais le mot est temporel. C'est un mot du temps et non de l'espace. Je pense qu 'aujourd 'hui , malgré la profusion visuelle, il n'y a pas beau- coup d'images, car une image n'est pas ce qu 'on donne à voir, c'est ce que l 'on donne à désirer. Images puissantes et figures du désir sont celles que créent Maria Klonaris et Katerina Thomadaki en s'inscrivant à contre-cou- rant de l 'asthénie contemporaine de l'image. Leur œuvre est présente, elle est forte, elle est belle, dans sa vivante violence. Remerciements à Eisa Ayache. 285