245 Filozofski vestnik | Volume XLII | Number 2 | 2021 | 245–258 | doi: 10.3986/fv.42.2.11 (i) Le livre de Rok Benčin1 opère rien moins qu’une révolution copernicienne dans la conception du concept de monde. Il laisse de côté l’approche phénoménolo- gique du « monde » comme monde de l’expérience, le Lebenswelt de Husserl, pour revenir à Leibniz et à la pluralité des mondes. Mais avec une différence essentielle  : non une pluralité de mondes possibles (telle que la philosophie analytique l’a développée – ou encore la théorie littéraire de Pavel à Eco, mais une multiplicité réelle : notre monde n’est pas le monde mais un monde, monde singulier qui coexiste et se recoupe avec une multiplicité d’autres mondes, tout aussi réels. Ce mouvement philosophique (de l’unicité du monde à la multipli- cité des mondes possibles et de leur possibilité à leur réalité) s’appuie sur deux thèses. Première thèse  : ces mondes réels qui coexistent et se recoupent ne sont pas des ensembles d’objets et de faits (comme était le monde pour le premier Wit- tgenstein) mais des cadres transcendantaux, des organisations spécifiques de l’espace et du temps, dans lesquels se déploie notre expérience. Benčin pratique ce qu’il appelle un « hyper-corrélationnisme » et son concept de « transcendan- tal » est un concept kantien relu à travers le Badiou de Logique des mondes. D’où l’apparent paradoxe : les mondes sont en excès sur l’être (multiplicité des cadres qui peuvent encadrer différemment les mêmes objets) et pourtant l’être est en excès sur les mondes (il n’y a jamais de totalisation du monde - chaque cadre laisse un reste ontologique). 1 Rok Benčin, Rethinking the Concept of World: Towards Transcendental Multiplicity, Edim- bourg, Edinburgh University Press, à paraître. See also, in this issue, Rok Benčin, “Worlds as Transcendental and Political Fictions”, Filozofski vestnik, 42 (2/2021), pp. 221–243. * Université Paris Nanterre, Paris, France Jean-Jacques Lecercle* Dispersed are we : roman des mondes et monde du roman dans Between the Acts, de Virginia Woolf 246 jean-jacques lecercle Deuxième thèse. Ces transcendantaux ont la structure de la fiction. C’est là la thèse la plus originale (et celle qui mérite le plus discussion). Dire qu’un cadre transcendantal a une structure de fiction, c’est dire (et ici on passe de Badiou à Rancière et apparaît le concept ranciérien de « partage du sensible ») que la construction du cadre spatio-temporel à l’intérieur duquel les sujets, les objets et les situations sont perçus comme appartenant au même monde, comme fai- sant monde, est de type fictionnel. Car la fonction de la fiction est précisément de décrire un partage du sensible, d’opérer un recadrage des coordonnées tem- porelles de notre monde quotidien et de faire percevoir un autre monde à l’in- térieur de celui-ci. C’est cette thèse, qui à ce stade est encore pour moi problématique, que j’en- tends explorer (assez librement) en lisant Between the Acts comme un roman, si j’ose l’expression, benčinien. (ii) Between the Acts2 est le dernier roman de Virginia Woolf. Elle en avait termi- né la rédaction mais n’avait pas encore opéré les dernières corrections lors- qu’elle est morte. L’intrigue est soumise à une stricte unité de temps et de lieu : vingt-quatre heures (« a June day in 1939 »3), dans un manoir au milieu de la campagne anglaise. Mais la ressemblance avec une intrigue traditionnelle, au sens d’Aristote (une histoire complète, avec un début, un milieu et une fin, avec tension téléologique vers la fin) s’arrête là. Ce que le roman met en scène c’est une situation, non une intrigue : un manoir, une famille (le premier tiers du roman se passe à l’intérieur) et une représentation théâtrale, un pageant (les deux autres tiers se passent sur la terrasse, où les villageois jouent une pièce, comme ils le font tous les ans lors de la fête du village). Un lieu donc, chargé d’histoire familiale, symbolisée par les portraits des ancêtres (même si cette histoire ne date que d’un seul siècle et qu’un des portraits a en réalité été acheté chez un antiquaire). Une famille (le frère et la sœur, veuf l’un comme l’autre ; le fils et son épouse, unis par les liens du mariage, les enfants et l’amour qu’ils se portent, et séparés par la haine qu’ils se portent également). Un pageant enfin, qui est l’équivalent laïque des mystery plays médiévales et l’équivalent contem- 2 Virginia Woolf, Between the Acts, Harmondsworth, Penguin, 1972. 3 Ibid., p. 57. 247 dispersed are we porain des mummers’ plays folkloriques : il se compose d’une série de scènes retraçant l’histoire, du village ou de la nation. Des écrivains ne dédaignaient pas, à l’occasion, de prêter leur concours aux villageois : E.M. Forster est censé en avoir écrit deux, et Virginia Woolf se fait plaisir en imaginant le pageant qu’elle aurait pu écrire. En l’occurrence, l’objet du pageant n’est rien moins qu’une histoire de l’Angleterre, depuis sa naissance, incarnée par une très jeune personne qui a du mal à se souvenir de son texte, jusqu’au moment pré- sent (« Ourselves ! ») - rappel et récapitulation de ce qui fait un monde commun aux villageois et aux habitants du manoir, cadre transcendantal ou partage du sensible que l’on nomme anglicité (the Englishness of English customs, comme, dans un titre célèbre, Gombrich parlait de The Englishness of English Art). Mais ce cadre transcendantal, avec sa prétention d’unicité (une même histoire pour tous) et d’unification (la communion dans la célébration des faits éclatants et des héros illustres), avec l’illusion de l’harmonie retrouvée d’une société com- mune qui unit, le temps d’une fête villageoise ou d’un partie de cricket sur le village green, les « deux nations », riches et pauvres, aristocratie et populace, exploiteurs et exploités, se présente en réalité sous la forme non d’un chaos mais d’une dispersion. Dispersion du monde narré (conflits intra-familiaux, distance entre les générations, oppositions de classe – maîtres et domestiques, gentry et villageois, mais aussi fragmentation non totalisable des scènes qui présentent une histoire de l’Angleterre pleine de trous) ; et dispersion de la nar- ration du monde, par multiplication des points de vue, pensées confiées par bribes au lecteur, ou fragments de conversation sans queue ni tête, bref tout ce qui est typique de la dernière manière de Virginia Woolf. La question que pose le roman, la question qu’il se pose, est alors celle de l’uni- fication de cette dispersion : comment faire de cette multiplicité de mondes un monde (ce qu’échouent à faire les moyens traditionnels comme le pageant lui- même) ? Comment faire surgir de ce roman des mondes un monde du roman ? La réponse que le texte suggère est que c’est en allant jusqu’au bout de la dis- persion que celle-ci se transmue, par retournement dialectique, en une forme d’unité. Car tel est le mouvement du roman. Il nous présente la multiplication des mondes par dispersion, chaque personnage construisant son monde propre dans un cadre transcendantal qui peine à se recouper avec celui de ses proches, dans une société qui peine à faire monde. Ainsi les propriétaires âgés du ma- 248 jean-jacques lecercle noir, le frère et la sœur, vivent chacun dans leur cadre mondain (« She belonged to the unifiers, he to the separatists »4) – non un monde individuel ou personnel mais un cadre, en recoupement partiel avec une multiplicité d’autres cadres (car tous les séparatistes ne se séparent pas à partir d’un même point de vue), y compris un recoupement interne au groupe familial, opéré par les souvenirs partagés. Il y a donc, au sein de cette dispersion un mouvement d’unification, unification familiale par l’affection et la mémoire, et tentative d’unification so- ciale par l’histoire et sa représentation théâtrale – car le canon de l’histoire na- tionale comme le canon de la grande littérature, nationale elle aussi, engagent des partages du sensible. Et ce mouvement, qui va de la dispersion à la tentative d’unification trouve son point culminant dans le passage d’une multiplicité de mondes représentés (par esquisses et instantanés) à un monde, le monde du roman, qui interpelle le lecteur à sa place et lui offre, le temps d’une lecture, le partage d’un sensible enfin unifié. Car la fiction est le mode privilégié de repré- sentation de la négociation d’un partage du sensible, par homologie de struc- ture. Et nous commençons à comprendre ce qu’est cette structure de fiction du cadre transcendantal, cette dialectique de la dispersion et de l’unification qui est la dialectique de la constitution des mondes. (iii) Cela commence donc par la dispersion. Le titre déjà l’annonce. Ce qui tout au long de la rédaction devait être le roman d’un lieu (le roman devait s’appe- ler Pointz Hall, le nom du manoir) devient, la rédaction achevée, le roman de l’entre-deux, le roman de l’entracte  : moment de suspension entre deux mo- ments d’action, moment de repli sur soi et de dissolution d’un public convoqué comme unité par l’action théâtrale, dont la fonction est de faire monde, ne se- rait-ce que le temps d’une représentation. Cette dispersion est explicitement nommée par le leitmotiv qui m’a fourni mon titre. A la fin du premier acte, un phonographe annonce l’entracte en répétant, avec une insistance lancinante, la formule : « Dispersed are we »,5 ce sur quoi le public se disperse physiquement en se dirigeant vers la grange et vers la tasse de thé qu’elle promet. Mais cette réunion autour de la boisson nationale ne re- 4 Ibid., p. 85. 5 Ibid., p. 70. 249 dispersed are we fait pas de cette dispersion une unité, elle ne fait que manifester la multiplicité et la séparation des intérêts, des préoccupations, des souvenirs - toutes bribes de partage du sensible qui ne font plus monde. Le roman insiste bien sur cette dispersion, car chacun des personnages, en route vers la grange, reprend le leitmotiv à son compte (« ‘Dispersed are we,’Isabel- la followed her, humming »6). Et l’on comprend que la formule persiste dans la semi-conscience des personnages, car sa forme linguistique même inscrit la dialectique dont elle exprime un des aspects : en inversant l’ordre attendu des mots (« We are dispersed »), elle fait du mot dispersed à la fois un thème (ce dont il est question, l’information déjà connue) et un focus (ce sur quoi on insiste) ; mais paradoxalement, en rejetant le thème attendu, we, elle en fait un nouveau focus, repassant par-là de la dispersion à l’unification. Et à plusieurs reprises le texte joue sur cette dialectique : « ‘We,’ said Giles, ‘We ? »7 ; ou encore, « Then the music petered out on the last word we »,8 où s’exprime clairement la difficulté à faire monde commun. Le phonographe, qui répète la formule, accompagne le mouvement du texte, d’entracte en entracte, jusqu’au dernier entracte, où il proclame l’unité enfin atteinte par  harmonie  : «  The gramophone was affirming in tones there was no denying, triumphant yet valedictory: Dispersed are we; who have come to- gether. But, the gramophone asserted, let us retain whatever made that harmo- ny. »9 Mais c’est pour reconnaître presque immédiatement l’échec de ces retrou- vailles : « The gramophone gurgled Unity – Dispersity. It gurgled Un…dis… And ceased. »10 La dispersion semble l’emporter. Cette atmosphère de dispersion, par multiplication des mondes et échec des tentatives d’unification se marque dans le texte par un autre leitmotiv, lexi- cal cette fois. A la lecture on ne peut qu’être frappé par la répétition de trois mots accolés, qui forment collocation : orts, scraps and fragments. La répétition d’une collocation rare, et sa redondance interne attirent l’attention : orts, mot rare, désigne des restes de nourriture ; scraps, des bribes, d’aliments, mais pas 6 Ibid. 7 Ibid., p. 80. 8 Ibid., p. 72. 9 Ibid., p. 137. 10 Ibid., p. 140. 250 jean-jacques lecercle seulement (un scrap book est un cahier dans lequel on conserve des bribes d’in- formation, articles découpés ou recettes de cuisine) ; fragments, étymologique- ment, désigne des brisures. Telle est l’incarnation linguistique de la dispersion des mondes : il n’y a pas un monde, il n’y a que des restes, des bribes et des brisures de monde. Et si l’on suit les occurrences de ces trois mots au fil du texte, on se rend compte que cette dispersion concerne tous les aspects de la situation. Ainsi, Isabella, bru du chatelain, voit Mrs Manresa, la non-invitée surprise qui s’est imposée, non comme une personne unifiée mais comme scraps and frag- ments : des bribes de corps ou de vêtements, comme les chapeaux et manteaux cartésiens, (« her hat, her rings, her finger nails »), mais pas une personne avec une histoire propre («  But not her life history  »).11 On ne perçoit l’autre, dans le commerce social, que comme bribes et fragments de personne, non comme unité. Ainsi, à la fin du premier entracte, Miss La Trobe, qui a écrit et mis en scène le pageant, écoute les réactions du public qui revient de la grange. Ce qu’elle perçoit, ce sont des « scraps and fragments » de conversation.12 L’interlocution sociale est faite de bribes de parole (le « bavardage » heidegerrien) : dispersion de la parole sans unité, et donc sans sens, digressions coqs à l’âne, clichés etc. Ainsi, à l’extrême fin de la représentation, tous les acteurs entrent en scène en même temps et récitent des bribes de leur rôle (« each declaimed some phrase or fragment from their parts… »13) : ils imitent et moquent ainsi le bavardage du public – la fonction de la représentation est de re-présenter la dispersion de la parole sociale. Ainsi, après la dernière scène, lorsque l’histoire nationale narrée est arrivée au présent, et que les acteurs, au lieu de jouer un rôle se contentent de présenter aux spectateurs des miroirs dans lesquels ils se voient par bribes (une tête ici, un bras là), une voix conclusive (une voix anonyme, qui parle à la cantonade par le biais d’un mégaphone) s’adresse au public pour lui rappeler son exis- tence par bribes et fragments : 11 Ibid., p. 32. 12 Ibid., p. 87. 13 Ibid., p. 129. 251 dispersed are we Look at ourselves, ladies and gentlemen! Then at the wall, and ask how’s this wall, the great wall, which we call, perhaps mistakenly, civilization, to be built by (here the mirrors flicked and flashed) orts, scraps and fragments like ourselves?14 Mais l’identité personnelle des membres du public est au dernier moment pré- servée par un incident de la technique (« A hitch occurred here. The records had been mixed »), et un voix humaine se fait entendre (« Anyway, thanks heaven, it was somebody speaking after the infernal bray of the anonymous megaphone »), et de ce chaos de paroles anonymes naît une unité harmonique (« Compelled from the end of the horizon; recalled from the edge of appalling crevasses; they crashed; solved; united. And some relaxed their fingers; and others uncrossed their legs »).15 Ce répit, toutefois, est de courte durée, car la dispersion a pénétré la subjectivité des spectateurs : ce ne sont plus seulement les paroles qui sont bribes et fragments, ce sont les personnes mêmes : « Was that voice ourselves ? Scraps, orts and fragments, are we also that ? ».16 Si bien qu’à l’extrême fin du roman, ce que retiennent de la pièce Lucy, la sœur du châtelain et Isa, sa bru, ce sont ces trois seuls mots (« ‘Orts, scraps and frag- ments’, [Isa] quoted what she remembered of the vanishing play »17). Car ces trois mots décrivent la constitution des mondes : mondes fragmentés de la parole, de la société en tant qu’elle est faite de paroles, mondes de la représentation idéologique de la société dans le sens commun, les idées reçues, mais aussi la littérature et son canon (et le pageant lui-même est fait de restes, bribes et brisures). En même temps, ils engagent la dialectique de la dispersion et de l’unité, qui fait le mouvement des mondes et leur tentative d’unification dans un monde, par distribution des places (séparatistes et unitaires) et encouragement au désir jamais satisfait d’unification, malgré les échecs répétés. Il nous faut maintenant regarder de plus près ce mouvement dialectique. (iv) 14 Ibid., p. 131. 15 Ibid., pp. 131–132. 16 Ibid., p. 132. 17 Ibid., p. 149. 252 jean-jacques lecercle Le sens de la dialectique de la dispersion et de l’unité est maintenant clair. Le partage du sensible vers lequel le besoin d’unité tend est un partage dans les deux sens du terme. Non seulement une distribution du sensible (ce qui est le sens du concept de Rancière), mais un partage de cette distribution, de ce par- tage, afin de constituer, par négociation constante (et, c’est le thème du roman, échec répété), un cadre transcendantal commun. Le roman met en scène trois types de négociation, à l’intérieur de trois institutions (dont une importante fonction, peut-être la plus importante, est précisément cette négociation). La première de ces institutions est la famille : les habitants du manoir. Ils in- carnent, par couple, le mouvement de la dialectique. Le frère et la sœur ne cessent de s’irriter : elle interrompt ses réminiscences de l’Inde, il se moque de ses convictions religieuses. Mais ils partagent et un lieu (la maison familiale) et des souvenirs d’enfance, d’où la tendresse de leur relation. Le jeune couple, au centre du roman (c’est sur leur rapport qu’il se clôt) ne se parlent pas, tout au long de cette journée : elle est amoureuse d’un fermier voisin, qu’elle connaît à peine, il finit par emmener Mrs Manresa, la non-invitée surprise, « visiter la serre ». Il y a donc entre eux de la haine, mais il y a aussi de l’amour (« le père de mes enfants », pense Isa, sombrant consciemment dans le cliché18), sur lequel nous reviendrons. Haine et amour : voilà le corrélat psychologique de la dialec- tique de la dispersion et de l’unité. La seconde de ces institutions est l’histoire, en tant qu’elle est histoire natio- nale, et donc histoire mythique : England as a green and pleasant land, ou le mythe de l’anglicité comme unité d’un peuple dans son histoire. Une histoire en miettes, réduite à quelques hauts faits, et donc chargée idéologiquement (dans les années trente le Parti Communiste britannique avait organisé à Londres son propre pageant, contre-histoire faite de scènes de luttes populaires  : les lud- dites et les chartistes plutôt que la conquête de l’Empire). Cette histoire est donc structurellement faite de restes, bribes et brisures, pour des raisons de temps (comme le comprend le public, il faut parfois sauter quelques siècles si on ne veut pas y passer la nuit), mais aussi pour des raisons de forme, puisque la nar- ration prend la forme de tableaux, séparés par des entractes (organisant ainsi, comme on l’a vu, le battement de l’unité et de la dispersion du public). Une histoire faite de pleins et de trous, donc, dans une représentation faite d’actes 18 Ibid., p. 14. 253 dispersed are we et d’entractes, et un public uni et dispersé, les trois mouvements se réunissant dans le dernière scène, censée représenter le présent, où comme on l’a vu les acteurs présentent au public des miroirs, les transformant ainsi en acteurs de l’histoire (de l’histoire narrée et de l’Histoire), mais réduits, comme cette his- toire, à l’état de fragments. Et ce présent est un réel qui insiste, et menace la construction idéologique de l’histoire nationale, car nous sommes en 1939 et la guerre s’annonce : le discours conclusif du pasteur sera interrompu par douze avions de combat qui survolent la scène en formation,19 et l’on comprend l’irri- tation de Giles, le mari, qui revient de Londres et a du mal à accepter la futilité, qu’il juge irresponsable, de la cérémonie, alors que l’apocalypse s’annonce. Une Histoire en trompe l’œil donc, dont l’unité est fragile et sans cesse fragilisée. La troisième de ces institutions est la littérature en son canon. Car cette His- toire n’est pas tant historique que littéraire. Les différents tableaux sont des moments obligés du canon de la grande littérature : les pèlerins de Canterbury de Chaucer, une comédie des erreurs shakespearienne, une comédie de la Res- tauration, un roman victorien. Virginia Woolf se fait plaisir et donne libre cours à son goût pour le pastiche. Cette pratique du pastiche engage un abyme : des pièces dans la pièce dans le roman ; mais elle engage surtout une dispersion : on a affaire non à une «  grande tradition  », pour reprendre le terme de F.R. Leavis, ni même à une tradition tout court, mais à une série de caricatures, les pastiches tournant volontiers à la parodie. La comédie de la Restauration, Where there’s a Will, there’s a Way (et il y est question, bien sûr, de testament) vire rapidement à la farce ; la comédie élisabéthaine pousse à l’extrême l’impro- babilité de la comédie des erreurs shakespearienne ; le roman victorien accu- mule les clichés du genre : la jeune héroïne rêve de partir vers l’Est convertir les indigènes, sa matrone de mère se demande si le nouveau curate est déjà marié. La forme même du pageant interdit l’unité d’une tradition, mais la distance pa- rodique augmente la dispersion. Et pourtant, dans cette dispersion, le public se reconnaît : réminiscences scolaires, lectures obligées d’une littérature qui a fait la langue (la langue de Shakespeare) et par là a contribué à la construction de la nation. Ce n’est pas un hasard si un des personnages, Isabella, s’exprime, dans ses pensées, en vers, et si le texte est criblé d’allusions poétiques : même troué, même réduit à la farce, le canon résiste, si grande est sa charge idéologique. 19 Ibid., p. 134. 254 jean-jacques lecercle Ce n’est pas un hasard si le roman inclut la littérature dans les institutions de négociation du partage du sensible. A ces institutions, il faut ajouter le roman lui-même. On attend bien sûr de lui qu’il constitue un cadre transcendantal, ce qu’il est  : unité de lieu, unité de temps, unité d’action donnée par la téléologie du déroulement de la cérémo- nie. Mais cette unité de structure est rongée par la tendance à la dispersion : derrière l’apparent déroulement cérémoniel, qui semble faire de l’intrigue une histoire complète selon Aristote, avec début milieu et fin, il y a la fragmentation du roman lui-même, qui est composé non de chapitres mais de « scènes », en gé- néral courtes, séparées par des astérisques, ce qui non seulement fragmente le déroulement historique, mais interdit un véritable déroulement diégétique. Et ces scènes sont elles-mêmes faites de bribes et brisures : fragments de pensées, bribes de conversation, par multiplication des sources énonciatives qui n’en constituent pas pour autant de véritables points de vue. On aura reconnu là la technique pointilliste caractéristique de Virginia Woolf. Non pas un monde du roman, mais un roman des mondes – mondes singuliers, en séparation se- mi-chaotique, qui ne parviennent pas à constituer un monde. (v) Et pourtant. Dans cette dispersion, dans ce semi-chaos, l’aspiration à l’unité, à la négociation d’un transcendantal partagé persiste : elle renaît après chaque échec, relançant sans arrêt la dialectique. Il me faut maintenant envisager ces tentatives et ces négociations. L’expression la plus claire de ces tentatives d’unification est le discours du pas- teur à la fin de la représentation. Miss La Trobe, l’auteure de la pièce, ayant refusé de prendre la parole pour expliquer le sens de sa création, c’est le pas- teur qui la prend et qui risque, avec toutes sortes de précautions de langage, une interprétation (il en profite pour lancer la quête pour la réfection du toit de l’église) - voix autorisée d’une institution dont la fonction est précisément d’interpréter et ce faisant d’unifier la communauté. Nous avons du mal à faire société en termes de famille et de nation mais nous sommes une communauté chrétienne, une paroisse. C’est donc le pasteur qui énonce la formule qui s’op- pose au « Dispersed are we » du phonographe, formule qui résume son inter- 255 dispersed are we prétation : « We are members of one another ».20 Loin d’être la représentation de bribes d’Histoire et d’une tradition lacunaire, la pièce est pour lui le lieu d’une fusion, et la représentation devient une sorte de communion. Là où les autres institutions sociales échouent, la religion, dont la fonction est étymologique- ment de faire lien, doit réussir. Mais cette ultime tentative échoue elle aussi, pour trois raisons. La première est que le public ne comprend pas ce que le pasteur essaie de lui dire (et il finit lui- même par interrompre son discours pour ouvrir sa blague à tabac, renonçant par là à son autorité religieuse). La seconde est que Miss La Trobe, l’auteure, se sont trahie par cette interprétation, comme elle se sent trahie par les réactions du public (« Reality too strong,’ she muttered. ‘Curse’em !’ »21). Et la troisième, qui est sans doute la plus importante, est que la formule est contradictoire : on peut être membre d’un groupe, pas d’une autre personne - la formule achoppe sur les difficultés de l’identité personnelle que la scène des miroirs a mis en lumière, dispersion de la personne autant que dispersion du groupe. Il n’y a donc pas de solution institutionnelle, les appareils idéologiques échouant à proposer un partage du sensible véritablement partagé. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de solution. Une autre solution se profile, toujours-déjà pré- sente, malgré son échec institutionnel sous la forme de la tradition et du ca- non. C’est bien entendu la littérature, la représentation, la fiction, cette fiction dont la structure est homologue à celle du transcendantal : le monde du roman construit sur le roman des mondes. C’est la fiction, les actes au sens théâtral du terme, qui font de ces toujours-déjà dispersés un public. Le seul monde unifié possible est le monde de la fiction. Et l’on comprend comment opère cette ho- mologie de structure : la dialectique de l’acte et de l’entracte est homologue à la dialectique de l’unité et de la dispersion. Cette unification par la littérature, qui par le jeu de l’abyme fait de nous lec- teurs et lectrices un public, reste bien sûr ambigüe et la dialectique est sans fin – sans terme définitif. Car la structure de la fiction est structure de distance, comme en témoigne la distance ironique du pastiche vis-à-vis d’une tradition que néanmoins elle célèbre. En témoigne également l’échec apparent de Miss 20 Ibid., p. 140. 21 Ibid., p. 125. 256 jean-jacques lecercle la Trobe, car le public n’a rien compris à ses ambitions esthétiques, et elle se prend à rêver d’une pièce sans public et finit par se rendre au pub, comme si la vie quotidienne venait dégonfler la prétention de monde de l’œuvre d’art. Et cette ambiguïté est celle du langage lui-même, qui est poésie (on se souvient que le personnage d’Isa se parle à elle-même en vers, réminiscents de la poé- sie d’Edward Thomas, le poète georgien),22 mais qui est aussi fait de clichés, expressions toutes faites, comptines, bref toutes formes de bavardage - du prêt à penser linguistique qui offre au locuteur le réconfort de la reconnaissance. Si bien que la littérature, art du langage, finit par apparaître comme la seule vraie relève des contradictions de la dialectique : la seule unification véritable est celle du monde du roman, qui malgré le choix narratif et stylistique de la dispersion (multiplication des scènes et des sources énonciatives), fait retour vers l’histoire complète aristotélicienne dans la figue de la boucle – cette figure qui relie l’incipit et l’explicit en sautant par-dessus le corps du texte. Voici en ef- fet comment commence le roman : « It was a summer’s night and they were talk- ing[.] »23 Et voici comment il finit : « Then the curtain rose. They spoke. »24 Il y a ici, dans l’opposition des deux verbes, speaking et talking, deux usages du lan- gage. Dans la première scène, la famille parle, dans une conversation banale et quotidienne : ils parlent, nous dit la suite du paragraphe, de fosse septique et d’adduction d’eau. Dans la dernière scène, Isa et Giles, qui se sont détesté et évi- té tout au long du roman, se retrouvent enfin seuls, dans ce mélange d’amour et de haine qui va les faire se quereller, puis se retrouver dans l’acte physique d’amour dont, nous dit le texte, jaillira peut-être une autre vie sous la forme d’un troisième enfant : une fois tombé le rideau de la représentation théâtrale se lève le rideau de la vie et ils se parlent, au-delà du bavardage quotidien. Mais cette parole pleine, parole de la vie, est aussi la parole du roman, qui permet le passage de talking, le bavardage quotidien, à speaking, la parole pleine : la dialectique de la dispersion et de l’unité se relève non seulement dans l’unité retrouvée du couple, mais aussi dans l’unité du style et du texte qui fait de nous, lecteurs pris dans son langage, une communauté unie par la lecture. Car au-de- là des tentatives ratées des institutions, de la famille à la religion, en passant par le canon littéraire et l’histoire nationale, la véritable unité entre les êtres 22 Julia Briggs, Virginia Woolf : an Inner Life, Londres, Allen Lane, 2005, pp. 376 sqq. 23 Ibid., p. 7. 24 Ibid., p. 152. 257 dispersed are we humains se trouve dans le langage, et l’histoire pseudo-aristotélicienne du ro- man est donnée par une suite de formules langagières : « they were talking », « dispersed are we », « we are members of one another », « they spoke ». (vi) Le roman de Virginia Woolf répond à sa façon à la question que pose Rok Benčin : qu’est-ce qui fait un monde ? Cette façon woolfienne peut se formuler en sept thèses. Thèse 1. Le chaos du sensible est organisé/harmonisé par un partage du sen- sible. Car le sensible est fait de orts, scraps and fragments, qui ne font pas spon- tanément monde. Thèse 2. Chaque personne fait monde, ou tente de faire monde, en construisant un transcendantal – d’où le danger de multiplication des mondes. Thèse 3. Ce danger est contenu par le fait qu’une telle construction n’est pas un processus individuel mais un processus social, dont l’opérateur est le langage : on fait monde en parlant le monde. Thèse 4. Puisque le processus est social, le partage du sensible est toujours issu d’un partage du partage, d’une négociation de la distribution du sensible opé- rée par le transcendantal. Ce partage au second degré est inscrit et sédimenté dans des mythes, traditions et superstitions, bref dans des phénomènes idéolo- giques, produits/reproduits par des appareils. On passe par là d’une multiplici- té de mondes à un monde commun. Thèse 5. La littérature, dans ce partage du partage, a un rôle spécifique. C’est en quelque sorte un transcendantal-abyme, qui non seulement fait monde en tant qu’institution (canon d’une littérature nationale, langue de Shakespeare, grande tradition) mais présente et représente le processus de négociation du partage du sensible. Vieux thème marxiste : l’œuvre d’art est à la fois prise dans l’idéologie et ce qui permet de prendre conscience du caractère idéologique de l’idéologie. La littérature parvient à cette fonction politique-critique en faisant passer le lecteur du roman des mondes au monde du roman. 258 jean-jacques lecercle Thèse 6. La construction d’un monde par partage du sensible est fragile et sans cesse renégociée : elle est exprimée par la dialectique, qui n’a pas de fin, de la dispersion et de l’unité retrouvée. Mais cette unité retrouvée reste temporaire, car il n’y a pas, dans cette dialectique, de relève définitive : le monde du roman unifie un groupe de lecteurs dans le temps, qui est temps de communion, de la lecture, mais ce groupe, la lecture finie, retombera dans la dispersion, comme l’ont fait les spectateurs du pageant. Thèse 7. Pourtant cette négociation a des résultats : un résultat social (construc- tion d’un monde commun soutenu par le mythe : England’s green and pleasant land), et un résultat individuel (construction d’une personne à partir des bribes et brisures d’individu, comme les images dans les miroirs que tendent au public les acteurs du pageant). Dans les termes d’une autre philosophie du langage : le sujet est la somme de ses interpellations, son autonomie se situe dans les interstices entre les interpellations diverses et contradictoires, donc dans le jeu des interpellations dans les deux sens du terme. La dialectique de la dispersion et de l’unité, qui est au cœur du roman de Virginia Woolf, est la dialectique de la subjectivité. Références Benčin, Rok, Rethinking the Concept of World: Towards Transcendental Multiplicity, Edi- mbourg, Edinburgh University Press, à paraître. Benčin, Rok, “Worlds as Transcendental and Political Fictions”, Filozofski vestnik, 42 (2/2021), pp. 221–243. Briggs, Julia, Virginia Woolf : an Inner Life, Londres, Allen Lane, 2005. Virginia Woolf, Between the Acts, Harmondsworth, Penguin, 1972.