41 Christophe Perrin HEIDEGGER, PHILOSOPHE DE LA LIBERTÉ ? Si chacun sait qu’en écrivant que « Heidegger ne sait pas ce qu’est la lib� erté »1, c’est certainement Karl Jaspers qui ne savait pas qu’il le savait, combien savent qu’en décrivant sa pensée comme étant restée « jusqu’à la fin une pensée de la liberté »2, c’est curieusement Günter Figal qui ne savait pas trancher « la question de savoir si l’on a raison de dire que la pensée heideggérienne est une pensée de la liberté »3 ? Car on l’a dit et bien dit : « la discussion peut être ré� sumée comme suit. Il s’agit d’abord de se demander, d’un point de vue que l’on pourrait qualifier d’interne, ce que Heidegger cherche explicitement, c’est�à� dire s’il s’adresse véritablement à une philosophie de la liberté lorsqu’il évoque littéralement ce concept et ses implications propres » ; ceci acquis, reste ensuite à « savoir, d’un point de vue cette fois externe, dans quelle mesure l’œuvre de Heidegger peut être considérée comme une philosophie de la liberté »4. Or, « c’est sans nul doute la deuxième question » que, traditionnellement, les com� mentateurs « développe[nt] dans [leurs] étude[s] et à laquelle il[s] répond[ent] de façon magistrale. Mais on ne peut cependant omettre le fait que [leur] ré� ponse à la seconde question s’opère aux dépens de la première, pourtant cru� 1 Karl Jaspers, Notizen zu Heidegger, Munich/Zürich, Piper, 1978, p. 77. 2 Günter Figal, Martin Heidegger. Phänomenologie der Freiheit, Francfort�sur�le�Main, Athenäum, 1988, p. 275. 3 Hans Ruin, « Le sort de la liberté chez Heidegger », Klēsis, 2008, n° 7, p. 60. 4 Ibid., p. 61. ciale elle aussi »5 et, a fortiori, primordiale. Pascal l’a montré en effet : à tort ou à raison, c’est la « substance » que nous croyons aimer, non ses « qualités »6, et c’est à celle�là que nous prêtons celles�ci, non l’inverse. Aussi n’est�ce pas à nos yeux parce qu’elle est une pensée de la méthode que la pensée de Descartes est la pensée de Descartes, mais parce qu’elle est la pensée de Descartes que la pensée de Descartes est une pensée de la méthode. Dès lors, l’essentiel n’est�il pas de savoir qui est Heidegger pour savoir quelle est sa pensée ? Autrement dit, ne faut�il pas, pour décider de tous les aspects que sa pensée revêt, deviner ce que rêvait de penser Heidegger ? Sans doute s’en soucierait�on si l’on avait l’impression de l’ignorer. Or, n’a�t�on pas entendu plus d’une fois Heidegger affirmer lui�même que la Seinsfrage s’est posée à lui dès 1907 et qu’elle a depuis « déterminé [son] chemin de pensée »7 ? Reste que si, de l’évidence qu’il était pour nous, l’être est bien devenu une ques� tion avec lui, la question de savoir si la question de l’être fut la question pour lui n’a rien d’une évidence pour nous. Et pour cause : la question de l’être n’est ni sa question à lui, ni la question de sa vie. Ni sa question à lui puisque, dans Sein und Zeit, Heidegger reconnaît d’emblée qu’« en tant que question thématique d’une enquête effective », l’être a « tenu en haleine la recherche de Platon et d’Aristote »8 bien avant la sienne. Ni la question de sa vie puisque, dans « Zeit und Sein », Heidegger admet volontiers que « si nous pensons proprement après l’être, alors la question elle�même nous mène d’une certaine manière loin de l’être », tant « le propre de l’être n’est rien du genre de l’être »9. Qu’on se le dise : non seulement 5 Nous mettons ici au pluriel ce qu’écrit Hans Ruin au singulier, puisque ce qu’il affirme de Günter Figal vaut pour lui aussi, qui n’entend pas faire autre chose qu’« apporter un complément à l’analyse » de celui�ci « en orientant l’attention plus spécifiquement vers la double question du quand et du comment le concept spécifique et le problème de la liberté émergent comme un souci explicite au sein de l’œuvre de Heidegger » – ibid. Et cela de valoir pour d’autres, ainsi Jean�Édouard André dans son triptyque Heidegger et la liberté. Le Projet politique de « Sein und Zeit », Heidegger et la liberté. Le Dasein face à la technique et Heidegger et la politique. L’épreuve de la liberté, Paris, L’Harmattan, coll. «La philosophie en commun», respectivement 2001, 2005 et 2006. 6 Cf. Pascal, Pensées, V, fragment 323, édition Brunschvicg. 7 Ein Vorwort. Brief an Pater William J. Richardson, dans GA 11, 145 (trad. mod.). Cf. Mein Weg in die Phänomenologie, dans GA 14, 93. 8 SZ, § 1, 2 (trad. mod.). 9 « Zeit und Sein », in Zur Sache des Denkens, GA 14, 14. 42 PHAINOMENA XXVI/100�101 Heidegger n’est pas le premier à penser l’être et sa question, mais l’être n’est pas le dernier mot de sa pensée, le penser sous ses différentes graphies pour en mieux saisir l’idée – l’être orthographié comme on le fait aujourd’hui (Sein) ou le faisait jadis (Seyn), barré ou non d’une croix décussée (Sein ou Seyn), voire écrit avec une majuscule et en français (Être)10 – et en discerner l’homonymie – «  l’être lui�même (das Sein selbst) », « l’être comme tel (das Sein als solches) » et « l’être de l’étant (Sein des Seienden) », « l’étantité (Seiendheit) »11 – faisant entrer dans une contrée où « il n’est plus de place pour le nom être »12 parce qu’il n’en est pas encore question. C’est que, si Heidegger n’en finit plus de penser l’être après avoir réveillé la question de son sens, l’être lui�même n’en relance pas moins sa ques� tion dans l’horizon de sa vérité, en sorte que la pensée de notre penseur reste ce qu’elle est : une pensée de l’être, à ceci près qu’elle n’a plus l’être pour objet mais pour origine. D’où la question que nous posions ailleurs13 et que d’aucuns nous ont repris depuis14, celle de savoir de quoi il est au fond question avec Heidegger. Or, une fois admis que cette question se pose bien, donc que la réponse qu’on lui offre d’ordinaire ne tient pas, n’avons�nous pas l’embarras du choix et, par là même, aucune option de prédilection ? Car si ce n’est l’être, ne serait�ce point le « temps (Zeit) » ? Non, puisque avec Heidegger « nous ne disons pas l’être est 10 Brief über den „Humanismus“, dans GA 9, 313 et 314. 11 Aussi Heidegger peut�il, sans se contredire, à la fois unir « l’estre et l’être » – Zum Ereignis-Denken, GA 73.1, 686 – et les séparer, écrire que « l’être est l’estre » –  Aus der Erfahrung des Denkens, dans Gedachtes, GA 81, 76 – et opposer « l’être » à « l’estre » comme « le plus ordinaire » au « plus étrange », « le plus courant » au « plus rare », « le plus général » au « plus unique », comme ce qui est « plat et long » à ce qui est « abrupte et court » – Die Grundbegriffe der Metaphysik, dans Leitgedanken zur Entstehung der Metaphysik, der neuzeitlichen Wissenschat und der modernen Technik, GA 76, 59. 12 Seminar in Le Thor 1969, dans Seminare, GA 15, 365 (trad. mod.). 13 « De quoi Heidegger est�il le penseur ? », voilà l’interrogation par laquelle, le 17 oc� tobre 2012, nous lancions notre deuxième séminaire sur Heidegger à Paris, au Collège international de philosophie. Cf. « De quoi Heidegger est�il le penseur ? », in Chris� tophe Perrin (éd.), Qu’appelle-t-on la pensée  ? Le philosopher heideggérien, Bucarest, Zeta Books, 2014, pp. 17�52. 14 Ainsi Th omas Sheehan, «  What, After All, Was Heidegger About?  », Continental Philosophy Review, 2014, vol. 47, n° 3�4, pp. 249�274, et Making Sense of Heidegger. A Paradigm Shift, Londres/New York, Rowman & Littlefield, 2014, pp. 3�28. 43 CHRISTOPHE PERRIN il, s t ire, à l f is ir ’ t t ’ t Shee a , ou le temps est, mais cela donne être et cela donne temps »15. Si ce n’est le temps, ne serait�ce point le « cela donne (Es gibt) » ? Non, puisque avec Heidegger « nous essayons de prendre en vue le cela et son donner et d’écrire le «Cela» en majus� cule »16. Si ce n’est le cela donne, ne serait�ce point le « Cela (Es) » qui donne ? Non, puisque avec Heidegger « nous nommons ce qui détermine ensemble le temps et l’être dans leur propre, c’est�à�dire dans leur coappartenance : l’appro- priement (Ereignis) »17. Si ce n’est le Cela qui donne, ne serait�ce point l’approprie� ment ? Non, puisque avec Heidegger « la tâche de la pensée » semble finalement avoir « pour titre «éclaircie et présence» au lieu d’«être et temps» »18. Si ce n’est l’appropriement, seraient�ce l’éclaircie et la présence (Lichtung und Anwesenheit) ? Non, puisqu’il nous faut nous demander « d’où et comment cela donne l’éclair� cie », soit, ultimement, « ce qui parle dans le Cela donne »19, à moins bien sûr qu’il ne s’agisse de cela même que donne « l’éclaircie qui rend libre (freigebende Lichtung) »20, soit la liberté elle�même. Mais qu’est�ce qu’une pensée de l’être, au sens d’une pensée qui trouve ses racines en lui ? De la philosophie. En effet, « la philosophie est de l’estre, elle lui appartient »21, vu qu’elle vient de lui qui vient à elle et auquel elle revient pour autant qu’elle en vienne à lui. Est�ce à dire qu’il ne retourne, chez Heidegger, que de cette seule question qu’est la question même de la philosophie ? Nous l’affirmons ici et le confirmerons cette fois avec un seul de ses textes, plutôt qu’avec plusieurs. *** Qu’il ne retourne, chez Heidegger, que de cette seule question qu’est la question même de la philosophie s’impose d’abord à la lecture d’un seul de ses enseignements, celui qu’il dispense, à raison de quatre heures par semaines, 15 « Zeit und Sein », dans GA 14, 9 (trad. mod.). 16 Ibid. (trad. mod.). 17 Ibid., 24 (trad. mod.). Inutile de rappeler qu’appropriement constitue la proposi� tion de Heidegger en personne pour rendre Ereignis, cet intraduisible, en français – cf. Seminar in Le Thor 1969, dans GA 15, 365. 18 Ibid., 90 (trad. mod.). 19 Ibid. 20 « Das Wesen der Sprache », dans Unterwegs zur Sprache, GA 12, 186. 21 Besinnung, GA 66, 53. 44 PHAINOMENA XXVI/100�101 durant le semestre d’été 1930 à Fribourg sous l’intitulé suivant  : Vom Wesen der menschlichen Freiheit. Einleitung in die Philosophie, et même à la lecture de sa seule première leçon, tenue le 29 avril et dévolue tout entière à une « consi� dération préliminaire »22. C’est que, si « [c]e cours a un titre », « il a aussi un sous�titre », si bien que « celui qui s’essaie justement à [le] lire ne se contentera point de déchiffrer l’un et l’autre sur la couverture d’un livre, mais s’interrogera sans cesse sur leur sens respectif, leur commune nécessité, leur lien vivant »23, en étroite collaboration d’ailleurs avec Heidegger lui�même, dont la réflexion débute précisément par la justification d’une telle appellation. Et à raison, car n’y a�t�il pas dès le départ « contradiction apparente (scheinbarer Widers- pruch) entre la question «particulière» („besondere“ Frage) de l’essence de la liberté humaine et la tâche «générale» („allgemeine“ Aufgabe) d’une introduc� tion à la philosophie »24 ? Certes, l’apparence n’étant pas la réalité, la première épithète dans ce libellé du premier paragraphe vend aussitôt la mèche. La faute à l’éditeur du cours. Mais cette contradiction sans doute illusoire, dont la dissipation surviendra tôt ou tard, n’en rendra pas moins malaisé pour l’heure de désamorcer la situation rendue explosive par les deux suivantes, la particularité étant redoublée et la généralité décuplée. Traiter de l’essence de la liberté humaine en effet, c’est traiter d’« une question particulière (la liberté) » sur « un étant particulier (l’homme) » ; introduire à la philosophie en revanche, c’est non seulement offrir « un aperçu » du « tout de son questionnement », si� non « une vue d’ensemble » de son « champ entier », mais encore fournir « une orientation sur le plus général (das Allgemeinste) en elle »25, sur l’universel. 22 Vom Wesen der menschlichen Freiheit. Einleitung in die Philosophie, GA 31, 1�15. 23 C’est par là qu’Emmanuel Martineau achève l’« Avertissement du traducteur » qui est le sien dans la version française de ce cours – De l’essence de la liberté humaine. Introduction à la philosophie, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de Philosophie», 1987, p. 10. 24 GA 31, 1. 25 Ibid., 2 (trad. mod.). Nous ne corrigeons la traduction d’Emmanuel Martineau, qui rend le superlatif allemand par «universel» en français, que pour mieux lui donner rai� son. Si allgemein peut se traduire aussi bien par «général» que par «universel», l’univer� sel, qui désigne tous les particuliers sans exception, n’est pas le général qui, de manière plus globale, renvoie à un ensemble de cas auxquels quelques�uns pourront toujours manquer. Porté au maximum néanmoins, le général n’est rien moins que l’universel. 45 CHRISTOPHE PERRIN i Que le problème qui se devine en soit un faux n’empêchera donc pas que les termes qui le dessinent soient de vraies sources d’interrogation, solidement unis et soigneusement choisis qu’ils sont par Heidegger. Solidement unis – en dépit d’un cours dont les deux parties eussent pu se prêter au partage des tâches, l’intention du professeur n’est surtout pas double, elle qui consiste en ce travail unique : « entreprendre une introduction à la philosophie en pre� nant la voie du traitement de la question de l’essence de la liberté humaine »26. Aussi n’aurons�nous pas affaire à une question puis à une introduction, mais à une introduction par une question, Heidegger ne s’interdisant rien en voulant penser les deux à deux, même si tout le lui interdit, à commencer par l’affaire en question (Sache selbst) qui, pour sûr ici, n’est pas la liberté. Quoique, dans le nom de ce cours, la forme précède le fond, dans le cours de ce cours, le quid du sous�titre prime le quomodo du titre, dans la mesure où c’est la matière à traiter qui décide de la manière à adopter pour le faire. S’ensuit la mise en abyme en laquelle consiste cette entrée en matière in medias res. De fait, dans ce qui sert d’introduction à ce cours d’introduction à la philosophie, Heideg� ger ne fait rien d’autre qu’introduire à introduire à la philosophie. Car n’est pas introduit ici à l’introduction, sous la forme d’une théorie qui se demanderait ce qu’introduire veut dire27, mais à la philosophie, sous la forme de cette pra� tique qui consiste à (s’)introduire (par) une aporie28  : s’« il peut bien y avoir, au sein même de la philosophie, des questions spéciales (Sonderfragen), une introduction à la philosophie se doit toutefois à chaque fois, pour commencer, de tenter de nous rapprocher du tout universel en tant que tel » ; or, « chercher une compréhension de l’universel de la philosophie mais, pour cela, glisser pour commencer vers une question spéciale  : voilà, à l’évidence, un projet impos� sible (unmögliches Vorhaben). Car le but poursuivi et le chemin choisi pour 26 Ibid., 2. 27 Ce que Heidegger fait en 1928/1929 et fera en 1944/1945, dans ses deux autres Introductions à la philosophie précisément – cf. Einleitung in die Philosophie, GA 27, § 2 : « Einleiten besagt: in Gang bringen des Philosophierens », 4�6 et Einleitung in die Philosophie – Denken und Dichten, GA 50, § 1 : « Die Unmöglichkeit einer Ein-leitung in die Philosophie », 90-91. 28 Par l’étonnement aussi certes, mais par l’aporie étonnante plus que par l’étonnement aporétique, ainsi que le suggère Aristote : « apercevoir une aporie et s’étonner » – Méta- physique, A, 2, 982 b 17. 46 PHAINOMENA XXVI/100�101 f e 194 / s de autr l’atteindre se contredisent »29. Telle est l’impasse, non pas strictement le cul�de�sac ici, la voie sans issue, mais l’obstacle qui se dresse sur la route et déroute qui la suit, au point de lui faire manquer le point qu’il souhaitait rallier pour peu qu’il ne veuille s’arrêter. Aussi paradoxal qu’il puisse sembler, face à une difficulté, stopper fait progres� ser car l’affronter, quand avancer fait digresser car la contourner. Ainsi, loin de renoncer ou à la philosophie, ou à la liberté, Heidegger entend montrer que celle�ci est le « moyen adéquat (angemessener Weg) » de parvenir à la « juste fin (rechtes Ziel) »30 qu’est celle�là. Soigneusement choisis – en dépit de son dé� terminant, article défini qui la présente comme connue, la philosophie reste d’emblée indéterminée, cependant que la liberté, elle, est spécifiée, puisque cir� conscrite à l’homme auquel elle est spécifique, de sorte que la particularité de l’un n’est pas sans lien avec la particularité de l’autre : l’homme a beau être « un étant parmi le reste de l’étant » et la liberté « une propriété »31 parmi d’autres propriétés, ni l’homme ni la liberté ne sont n’importe quels étant et propriété. La liberté étant l’apanage « non pas de l’animal, non pas de la plante, non pas des corps matériels, non pas des produits de l’artisanat et de la technique, non pas des œuvres d’art »32, mais de l’homme, le propre de cet étant est cette pro� priété que, pourtant, il « ne «possède» pas […] comme une propriété », tant « c’est l’inverse qui est vrai : la liberté, le Da-sein ek�sistant et désabritant, pos� sède l’homme, et ce si originellement que c’est seulement elle qui accorde à une humanité un rapport à l’étant en tant que tel et entier »33. Si ces lignes de 1926 font voir que Heidegger n’a pas tardé à concevoir la liberté comme éclaircie34, et ainsi comme ce qui éclaircit – au double sens de rendre moins sombre, donc 29 GA 31, 2�3 (trad. mod.). 30 Ibid., 17 (trad. mod.). 31 Ibid., respectivement 1 et 5. 32 Ibid., 1. 33 « Vom Wesen der Wahrheit », dans Wegmarken, GA 9, 190 (trad. mod.). 34 Ce sur quoi il reviendra en toutes lettres durant l’hiver 1966/1967 : « Dans la confé� rence « Vom Wesen der Wahrheit », là où je parle de «liberté», j’avais en vue l’éclaircie » – Heraklit, dans GA 15, 262 (trad. mod.). D’où l’expression « le libre de l’éclaircie (Freie der Lichtung) » en 1942/1943 – Parmenides, GA 54, 195, 225 et 226 –, 1959 – « Der Weg zur Sprache », dans GA 12, 246 et 247 – et 1964 – « Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens », dans Zur Sache des Denkens, GA 14, 82. 47 CHRISTOPHE PERRIN plus franc, et moins épais, donc plus léger – et ce qui « régit […] l’éclairci (Ge- lichtete), c’est�à�dire ce qui est désabrité (Entborgene) »35, que l’homme n’ait pas la liberté n’empêche pas qu’elle soit le Dasein en lui36. Qu’à cela ne tienne : c’est bien « le traitement de ce thème » qui « doit devenir une introduction à la philosophie »37. Le défi se mesure au risque encouru : « se perdre à l’excès » dans une partie, voire dans le détail, et « obstruer la vue »38 sur le tout, donc sur le principal. Mais Heidegger d’assumer sa témérité en cher� chant à la justifier. D’où son raisonnement : « le particulier est quelque chose d’autre que l’universel » – idée générale illustrée ici par plusieurs exemples sin� guliers, celui de «  la théorie des équations différentielles  » qui « n’est pas la mathématique » et celui de « l’interprétation de l’Antigone de Sophocle » qui « n’est pas la philologie classique » parmi d’autres – ; or, « nous commençons par le particulier, par le concret », non « pour nous y arrêter […], mais pour nous confronter bientôt à l’essentiel et à l’universel » – constat établi dans les domaines où il vient d’être emprunté, puisque « le calcul différentiel » mène à «  la théorie des équations différentielles » en mathématiques, comme «  la lecture et l’interprétation d’œuvres » à « la question du chef�d’œuvre » en phi� lologie – ; donc « gagner l’universel de la connaissance philosophique à travers le traitement de cette question spéciale – la liberté humaine –, voilà qui n’est pas une gageure impossible (unmögliches Unterfangen), mais l’unique chemin fécond et, de plus, scientifique d’une introduction à la philosophie »39. Cette conclusion aura de quoi conforter Heidegger et réconforter ses auditeurs, vu que deux cautions valent mieux qu’une : d’un côté celle de la philosophie dans sa dialectique de l’universel et du particulier40 – « le particulier est toujours le 35 « Die Frage nach der Technik », dans Vorträge und Aufsätze, GA 7, 26. 36 Ainsi, c’est la liberté qui libère ce qui est pour laisser être le libre qui relève de l’être, non l’inverse. Ou littéralement  : « la liberté n’est pas l’«essence» de l’estre pour ainsi dire, comme si l’estre pouvait être rangé dans et subordonné à la liberté, mais c’est dans l’estre et en tant qu’estre que s’essencifie la «liberté», pensée ici plus originellement que la liberté métaphysique et, bien plus encore, que la liberté morale » – GA 66, 101. 37 GA 31, 2 (trad. mod.). 38 Ibid. (trad. mod.). 39 Ibid., 3�4 (trad. mod.). 40 En pensant l’Histoire comme déploiement de l’Esprit dans la succession des peuples, Hegel y avait insisté, pour qui l’universel n’existe que dans le particulier, faute de quoi il n’est qu’un universel abstrait et vide. Or, inutile de rappeler combien la ré� 48 PHAINOMENA XXVI/100�101 l li i l l’ tr , pe s l’ ist ir com e déploiement de l’Esprit dans la succession des particulier d’un universel, mieux, de l’universel inclus en lui », et l’universel « l’universel du particulier déterminé à partir de lui » –, de l’autre celle de la science dans sa pratique du particulier en vue de l’universel – saisir celui� là comme « l’occasion vraie et véritable (echte und rechte Gelegenheit) »41 de trouver celui�ci, « c’est le chemin que toute science suit naturellement »42. C’est pourtant là que le bât blesse. « Il en va » ou en ira « ainsi, si l’on pré� suppose que la philosophie est aussi une science et, par là même, qu’elle reste liée aux principes qui régissent la procédure des sciences »43 – ce qui ne se peut car ne se doit. Si Heidegger n’entend pas faire la démonstration du caractère « erroné » et « illégitime »44 de cette option sur laquelle, avec ce manifeste de Husserl qu’est, en 1911, l’article « Philosophie als strenge Wissenschaft », s’ouvre, plus que la phénoménologie, toute la philosophie du XXe siècle, c’est qu’après avoir hésité dix ans durant – de 1919 à 1929 exactement – entre une conception de la philosophie qui fait d’elle une science incomparable et une conception de la philosophie qui la rend incomparable aux sciences45, à présent il a tranché. Pour lui, si la philosophie n’est plus une « science originaire (Urwissenschaft) », c’est�à�dire une « science pré�théorique (vor-theoretische Wissenschaft) »46, si elle n’est plus non plus une « science critique (kritische Wissenschaft) », autre� ment dit une «  science différenciante  (unterscheidende Wissenschaft »47, c’est qu’elle n’est pas une science du tout ou alors qu’elle est une science du tout. Ceci revient à cela et cela tient à ceci que, parce que « l’étant – le tout du monde et de Dieu – est divisé par la science en différents domaines » et que « ces domaines ainsi divisés sont répartis entre les sciences », chacune ayant choisi le sien his� férence à l’auteur des Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte est importante pour celui, le 22 mars 1930, de cette conférence donnée à Amsterdam sous le titre « Hegel und das Problem der Metaphysik ». 41 GA 31, 3�4 (trad. mod.). 42 Ibid. 43 Ibid., 4 (trad. mod.). 44 Ibid. 45 Cf. le titre du premier paragraphe de Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt – End- lichkeit – Einsamkeit, GA 29/30, 1 : « L’incomparabilité de la philosophie ». 46 Die Idee der Philosophie und das Weltanschauungsproblem, dans Zur Bestimmung der Philosophie, GA 56/57, 4 et 95. 47 Grundbegriffe der antiken Philosophie, GA 22, 6 et 7. 49 CHRISTOPHE PERRIN toriquement pour, en se spécialisant, s’émanciper de la philosophie48, «  il ne reste plus aucun domaine de la multiplicité de l’étant » pour celle�ci, qui « ne peut plus s’occuper que de tout l’étant (all dem Seienden) – justement en son tout (im Ganzen) »49. Du coup, « toute science ne se détermine essentiellement qu’à la mesure d’un domaine » et puisqu’aucun ne lui revient, la philosophie ne peut pas être une science, et il ne subsiste aucune raison de la nommer ainsi »50. Heidegger a beau dire par deux fois dans ce cours qu’il n’en dira pas plus sur le sujet51, n’en a�t�il déjà pas dit assez ? Certes, un point est acquis désormais : « il n’est pas si sûr qu’il y paraît que nous ayons le droit, en philosophie, de prendre pour modèle  la manière de procéder en science »52. Mais le problème de savoir si nous pouvons «  par� tir d’une question spéciale pour trouver à travers elle l’universel d’une orien� tation d’ensemble sur la philosophie auquel aspire notre «introduction» »53 reste entier, à ceci près que l’aborder ne semble plus exiger que du courage. La contradiction entre la fin visée et le moyen de la gagner peut être levée en effet à remarquer que, de même que tenir la méthode scientifique pour « salutaire et nécessaire (zuträglich und gefordert) »54 au développement philosophique, tenir la question de l’essence de la liberté humaine pour séparée et isolée n’est qu’un présupposé... infondé. Après avoir indiqué le piège – la déduction ma� 48 Ainsi, au IIIe siècle av. J.�C., l’astronomie avec les travaux d’Eudoxe de Cnide ou d’Aristarque de Samos, les mathématiques avec la géométrie d’Euclide et la mécanique avec l’invention de l’hydrostatique par Archimède, puis, aux XVIe et XVIIe siècles, la physique avec Galilée et Newton, avant que ce ne soit le tour de la chimie au XVIIIe siècle avec Lavoisier, de la biologie au XIXe siècle avec Lamarck et Bernard et des sci� ences humaines au tournant et dans la première moitié du XXe siècle – la psychologie avec Ribot et Binet, la sociologie avec Durkheim, la linguistique avec Saussure. 49 GA 31, 4 (trad. mod.). 50 Ibid. 51 « Dans quelle mesure la présupposition du caractère scientifi que de la philosophie est illégitime, cela n’a pas à être élucidé pour le moment », « cette réflexion ne prétend pas trancher la question de savoir si la philosophie est ou peut être absolument science, mais seulement rendre clair le fait que demeure la possibilité fondée de mettre à tout le moins en question et de contester ce caractère scientifique de la philosophie tel qu’on l’admet sans autre forme de procès » – ibid., 4�5 (trad. mod.). 52 Ibid., 5 (trad. mod.). 53 Ibid. (trad. mod.). 54 Ibid. 50 PHAINOMENA XXVI/100�101 t s i tifi e la philosophie chinale de la totale particularité de son statut à partir de la double particularité de son objet –, Heidegger s’attache à le déjouer. Comment ? En montrant « en quoi le problème de la liberté n’est pas une question spéciale »55. Comment  ? En montrant pourquoi il est « manifestement une question universelle »56. Or, sa démonstration est limpide  : partant de ce que l’on entend couramment par liberté, à savoir le fait d’«  être libre de…  (Freisein von) », l’«  indépen� dance (Unabhängigkeit) » ou la « non�dépendance (Nicht-Abhängigkeit) » par lesquels le « concept négatif de la liberté » se laisse déterminer, le maître fait observer que cette « liberté négative » se conçoit doublement, d’abord « vis�à� vis de la nature », c’est�à�dire « vis�à�vis du «monde» », puis « vis�à�vis de Dieu », si bien qu’en son sens plein, la liberté désigne le fait de n’avoir partie liée à aucun des deux, donc de n’avoir partie liée à rien, « monde et Dieu form[a]nt en leur unité le tout (das All) »57. Et de conclure, puisque la liberté, qui permet à l’homme de faire sans le monde et sans Dieu, ne peut être pensée sans eux, que la questionner revient à questionner « nécessairement dans la direction de la totalité (das Ganze) »58. Aussi Heidegger va�t�il pouvoir défendre l’« extrême importance (ausneh- mende Wichtigkeit) »59 de la question de l’essence de la liberté humaine. Extrême car, « non seulement [elle] ne borne (schränkt…ein) pas la considération à un domaine particulier », au sens où elle ne la restreint à rien de précis et donc ne la ferme pas, « mais c’est l’inverse qui est vrai : […] elle lui fixe des bornes (ent- schränkt) »60, au sens où elle l’ouvre à tout ce qui est et donc la déploie. Une telle interrogation n’est alors « ni question d’un particulier (Besondere), ni ques- tion d’un universel (Allgemeine) » mais, en tant qu’elle « renvoie dès le départ à la totalité de l’étant », « question spécifiquement philosophique »61. Une telle affirmation précise dès lors un peu l’essence de la philosophie et beaucoup l’im� puissance de la science. Au minimum, la philosophie est une activité où sont 55 Ibid. 56 Ibid., 7. 57 Ibid., 6�7. 58 Ibid., 7 (trad. mod.). 59 Ibid., 10. 60 Ibid., 7. 61 Ibid., 8. 51 CHRISTOPHE PERRIN posées des questions non régionales – oserait�on dire non catégoriales qu’il faudra réduire la philosophie à la philosophie première et en déduire que la philosophie est essentiellement ontologie, ce que fait Heidegger lui�même sans ambages62. À son maximum quant à elle, la science n’a pas encore les moyens de traiter de la liberté, non parce que le déterminisme que suppose le principe de causalité sur lequel elle repose pourrait ne pas faire bon ménage avec la liberté, mais parce qu’aucune « n’a comme telle, non pas seulement quantitati� vement mais qualitativement, essentiellement, la portée et l’ampleur d’horizon suffisantes pour embrasser dans son questionnement la totalité unitaire qui est visée d’emblée, bien qu’encore de manière indéterminée et non clarifiée, dans le questionnement qui s’enquiert de la liberté »63. Dit positivement, avec la li� berté, « nous nous trouvons dès le départ et de fond en comble (von vornherein und von Grund aus) ailleurs, dans un lieu qu’aucune science, ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais, n’est en mesure d’occuper »64. Bref, la liberté est, de la philosophie, la chasse gardée. Mais pour finir d’abolir notre contradiction liminaire, encore faudrait�il pouvoir ajouter, à l’idée selon laquelle la question de la liberté n’est pas une question particulière en général, cette autre selon laquelle la question de la lib� erté n’est pas davantage une question particulière en particulier – i.e. en phi� losophie. Or, s’il prévient l’objection voulant que la philosophie « ne s’épuise tout de même pas à traiter cet unique problème », force est à Heidegger de 62 Ce qu’a fait Heidegger en 1927 : « la philosophie n’est pas science de l’étant, mais de l’être, ou encore, pour parler grec, elle est ontologie » – Die Grundprobleme der Phäno- menologie, GA 24, 15. Même à aussitôt prévenir qu’il entend « cette expression dans sa plus grande extension possible, et non pas au sens limité qu’elle a reçu dans la scolas� tiques, ou même dans la philosophie moderne », la formule n’en est pas moins malheu� reuse, car l’affirmation de la scientificité de la philosophie et, corrélative, la distinction de « la philosophie scientifique (wissenschaftliche Philosophie) » avec les « sciences non philosophiques  (nichtphilosophische Wissenschaften) » ne sont alors faites que pour contester que la philosophie soit une vision du monde. Or, des trois possibilités qu’il interroge en 1928/1929  : la philosophie ou est « ou science, ou vision du monde », ou est « aussi bien science que vision du monde », ou n’est « ni science, ni vision du monde » – GA 27, 9 –, c’est la troisième qu’il retiendra avec les années 1930 pour ne plus jamais y revenir. 63 GA 31, 8 (trad. mod.). 64 Ibid. 52 PHAINOMENA XXVI/100�101 ’ reconnaître que les questions s’y diversifient et, partant, se particularisent – ainsi « la question de l’essence de la vérité », qui n’est pas celle « de l’essence de la connaissance humaine », qui n’est pas celle « de l’essence de la nature », qui n’est pas celle « de l’histoire », qui n’est pas celle « de l’art », en sorte que, comme chacune d’elles, la question de la liberté n’est qu’une question, autant dire pas grand�chose « en comparaison de la question plus universelle et même universellissime (allgemeinere und allgemeinste Frage) de l’essence de l’étant comme tel et en général »65. Mais plus que de défendre l’égalité de cette ques� tion avec telle ou telle autre, vu que « l’une comme l’autre questionnent dans et sur la totalité »66 ni plus ni moins, défendre sa dignité n’exigeait�il pas moins de défendre bien plus sa dignité de question (Fragwürdigkeit) ? Heidegger l’eût pu mais n’en fait rien ici. Question parmi d’autres en philosophie, la liberté n’est pourtant pas une question comme une autre. En effet, la liberté interroge la philosophie dans et sur sa possibilité – dans sa possibilité à elle, la philoso� phie, étant donné que la liberté de penser du philosophe bute sur le fait que nul n’a la liberté de ne pas la penser, comme sur sa possibilité à elle, la liberté, étant donné que la liberté est « la vraie pierre d’achoppement de la philosophie »67. Par conséquent, ce n’est pas seulement parce qu’il échappe à la science, mais encore parce que la philosophie n’y échappe pas que le « problème de la lib� erté (Freiheitsproblem) »68 peut constituer une introduction à la philosophie. Qu’étrangement, Heidegger ne le dise pas en dit long cependant sur l’idée qu’il se fait d’une introduction à la philosophie, sinon sur l’idéal qui est le sien en la matière. On l’aura compris : quoiqu’elle soit un problème en philosophie, la liberté n’est pas tout le problème de la philosophie, et on le comprendra : « s’il en est ainsi, c’est qu’il y a dans le problème de la liberté (Problem der Freiheit), en dépit du bornage de son champ (sachliche Entschränkung), un abornement 65 Ibid., 9. 66 Ibid. (trad. mod.). 67 Immanuel Kant, Kritik der reinen Vernunft, AK 3, 310 (A 448/B 476). Kant radica� lise ici l’affirmation de Leonard Euler : « L’Article sur la liberté est une pierre d’achoppe� ment en Philosophie » – Lettres à une princesse d’Allemagne sur divers sujets de physique et de philosophie, lettre du 13 décembre 1760, dans Leonhardi Euleri Opera Omnia, Leipzig/Berolini, Typis et in aedibus B. G. Teubneri, 1960, t. 1, p. 191. 68 GA 31, 5, 7, 8, 10, 14, 21, 26, 29, 30, 32, 34, 35, 37, 40, 54, 112, 117, 132, 134, 136, 137, 161, 191, 198, 199, 200, 202, 209, 226, 227, 238, 239, 244, 247 et 299. 53 CHRISTOPHE PERRIN de son thème (thematische Beschränkung) »69. Impossible de faire autrement. Certes, traiter de la liberté, c’est aussi bien traiter de l’étant que nous sommes que traiter du tout de l’étant dont nous nous affranchissons, le tout par néces� sité, non « par hasard (zufällig) et par surcroît (dazu) »70. Mais dans la mesure où jamais ce tout n’est pris pour « thème en tant que tel », toujours il « reste une question spéciale à l’intérieur de la philosophie », de sorte que l’« introduction projetée doit emprunter une direction partielle » la condamnant à demeurer, « en tant qu’introduction », « incomplète »71. En résulte, stricto sensu, une « si� tuation scandaleuse (Mißstand) »72 aux yeux d’un professeur désolé, s’excusant de ne pouvoir faire mieux en invoquant la disproportion entre la « connais� sance de la totalité » qu’est la philosophie et ce « faire humain justement frag� mentaire, fini et borné »73 qu’est le philosopher. Or, qu’est�ce qu’un scandale sinon la contradiction du droit par le fait ? Est�ce à dire qu’une introduction, une bonne, une vraie, requiert l’exhaustivité, quitte à ce qu’elle serve, en tant que plein et entier développement d’un sujet, à une conclusion sur lui  ? En somme, introduire à la philosophie signifierait�il tenter d’en finir avec elle ? On le croira volontiers à songer aussi bien à ce titre d’une conférence de Heideg� ger : « « Das Ende der Philosophie und die Aufgable des Denkens », qu’à cette expression de ses petits papiers : « nous nous devons de tirer la philosophie hors de la «philosophie» (aus der «Philosophie» herausphilosophieren) »74. 69 Ibid., 9 (trad. mod.). C’est la distinction architectonique établie par Kant entre les limites (Grenze) et les bornes (Schränke) dans sa première Critique – Kritik der reinen Vernunft AK 3, 300 (A 433/B 461) – qui nous a fait opter pour le champ lexical de la borne pour rendre en français les dérivés de Schranke. Or, pour dire l’action de borner, le français a deux mots : bornage et abornement. Le premier désigne la fixation de la limite, le second sa démarcation. Ainsi, le premier ouvre l’horizon, le second le ferme à l’aide de ces repères matériels que sont, précisément, les bornes. 70 Ibid., 7 (trad. mod.). 71 Ibid., 7 et 10 (trad. mod.). 72 Soulignons le fait que das Mißstand, en allemand, ne désigne pas seulement l’incon� vénient, mais la situation déplorable causée par une défaillance, un manquement, une anomalie. 73 GA 31, 10 (trad. mod.). 74 Überlegungen II-IV („Schwarze Hefte“ 1931-1938), GA 94, 20. C’est là une correc� tion de la phrase d’Ernst Mach, «  il ne faut pas tirer la philosophie de nous�mêmes (nicht aus uns herausphilosophieren) mais de l’expérience » – Die Mechanik  in ihrer 54 PHAINOMENA XXVI/100�101 Expression moins paradoxale qu’il n’y paraît mais abyssale à souhait, tant se voit replié en elle le cheminement de toute une pensée, à laquelle et de laquelle, en la ressaisissant à travers quelques grands mots clés, nous n’entendrons ni faire injure, ni faire la caricature. Son point de départ n’est donc pas tant la philosophie que le philosopher car, avec Heidegger, « «étudier la philosophie» doit être un authentique «philosopher» »75. « Il ne s’agit pas en effet d’apprendre de la philosophie, mais de pouvoir philosopher »76. Or, « philosopher signifie initialement (anfänglich) penser »77. La réciproque est vraie  : «  philosopher, c’est penser, et penser, c’est chaque fois déjà en quelque manière (irgendwie) philosopher »78 – ce qui, dans les deux cas, donne à penser à la fois que philoso� pher pourrait un jour ne plus l’être, penser, et que penser suppose toujours plus que philosopher. Philosopher pourrait un jour ne plus l’être, penser, car si « «la pensée», tout simplement comprise, est la philosophie, φιλοσοφία » et si cette pensée est celle de « ceux que l’on nomme «les penseurs» », dont l’« ancien nom est φιλόσοφοι, les philosophes », ceux�ci « accomplissent (vollbringen) »79 celle�là. S’ensuit que cette « pensée des penseurs » qu’est la philosophie consiste à achever, donc à parachever, à finir de finir ce qu’ils pensent, soit « ce qui est, l’être, en ce qu’il détermine l’étant »80. De ce point de vue, « cette pensée pense en entretenant elle�même un rapport à l’histoire »81 et la pratiquer, «faire de la philosophie» comme on dit, c’est tenter d’y mettre un terme, tenter de la faire aboutir pour en sortir et entrer de plein pied dans une autre pensée où Entwicklung. Historisch-kritisch dargestellt (1883) –, que commente Lénine dans Mate- rialismus und Empiriokritizismus. Kritische Bemerkungen über eine reaktionäre Phi� losophie (1908) – Sämtliche Werke, Vienne, Verlag für Literatur und Politik, 1927, t. 13, p. 140/Œuvres complètes, Éditions Sociales Internationales, 1928, t. 13, p. 122 – en citant la troisième édition du livre – Leipzig, Brockhaus, 1897, coll. «Internationale wissenschaftliche Bibliothek», p. 14. 75 Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenolo- gische Forschung, GA 61, 51. 76 GA 24, 1. 77 Die Grundbegriffe der Metaphysik, dans Leitgedanken zur Entstehung der Metaphy- sik, der neuzeitlichen Wissenschaft und der modernen Technik, GA 76, 54. 78 GA 50, 92. 79 Ibid., 136 (trad. mod.). 80 Ibid., 147. 81 Ibid., 149 (trad. mod.). 55 CHRISTOPHE PERRIN penser suppose plus que philosopher. D’où l’importance d’une introduction méticuleuse à la philosophie : « l’introduction (Einleitung) à la philosophie est l’invitation (Anleitung) de la pensée de prime abord maladroite (unbeholfenes Denken) à devenir une pensée précautionneuse (behutsames Denken) de ce qui est »82. Ainsi, méticuleuse, l’introduction à laquelle aspire ici Heidegger le sera si elle est généreuse et donc si elle sait être générale, globale, totale. Mais com� ment « décider, par rapport au problème de la liberté, s’il n’est qu’une ques� tion spéciale de la philosophie parmi d’autres questions ou si, finalement, le tout de la philosophie est quand même compris en lui »83 ? Il faudrait pour cela avoir pleinement circonscrit la liberté. Et Heidegger de s’exécuter : si la liberté est négation d’une dépendance, la liberté n’en est pas moins affirmation d’une relation. Dans ces conditions, la penser elle revient à penser ses membres comme tels. En clair, penser la liberté comme relation, c’est aussi bien penser la liberté que penser le libre et penser vis�à�vis de quoi le libre est libre, bref, s’enquérir de « l’essence de l’indépendance de l’homme […] aussi bien que de l’essence du monde et de Dieu »84. Vertigineuse est l’ampleur de la tâche, qui est celle de « toute question philosophique », la totalité de ces questions ques� tionnant « dans la totalité »85. Voilà désormais Heidegger rassuré, puisque nous tenons là la raison pour laquelle, « au fil directeur de la question de l’essence de la liberté humaine, nous avons le droit et même le devoir de risquer une réelle introduction à la philosophie comme totalité »86. Mais comment ne pas s’inquiéter encore du défaut qui subsiste dans la procédure ? « Bien que le pro� blème de la liberté nous mette sous les yeux la totalité de la philosophie, cela ne se produit que dans une perspective particulière, celle de la liberté justement, et non pas celle de la vérité par exemple »87 – autre perspective découlant de cet autre problème, la vérité, abordé dans cet autre cours, celui du semestre d’hiver 1928/1929. «  La réelle totalité de la philosophie ne serait donc saisie que si 82 Ibid. (trad. mod.). 83 GA 31, 10. 84 Ibid., 13. 85 Ibid., 14 (trad. mod.). 86 Ibid. (trad. mod.). 87 Ibid., 14. (trad. mod.). 56 PHAINOMENA XXVI/100�101 nous traitions et pouvions traiter la totalité possible de toutes les questions possibles et de leurs perspectives »88. Or, n’est�ce point là précisément ce que Heidegger a tenté – du moins l’impression qu’il ne cesse de donner ? C’est que nécessité fait loi. « Quel que soit le sens dans lequel nous tournons la chose, nous ne pouvons pas ne pas tomber sur celui où l’introduction à la philosophie au fil directeur du problème de la liberté prend une orientation particulière et isolée (besondere und vereinzelte Orientierung) »89. C’est pour� quoi Heidegger remet à chaque fois sur le métier la tâche qui est la sienne, variant certes toujours les questions, les textes ou les auteurs dont il entend traiter, mais ne variant jamais quant à sa finalité. Aussi peut�il faire ici contre mauvaise fortune bon cœur et renier le défaut de la philosophie qu’il avait com� mencé par pointer. C’est toute « la force et la vigueur (Stärke und Schlagkraft) du philosopher » en vérité de reposer sur le fait qu’« il ne rende manifeste la totalité qu’au sein du problème singulier réellement saisi »90. Pour Heidegger en ce sens, le philosophe n’est pas le « spécialiste des généralités »91 – le serait�il qu’il prendrait les traits de son ennemi juré depuis l’Antiquité, attendu que « le procédé qui consiste à plier à n’importe quel cadre tout ce qui existe en matière de questions philosophiques et à parler à partir de là de tout et de n’importe quoi sans questionner réellement est le contraire d’une introduction à la phi� losophie, autrement dit une apparence de philosophie, une sophistique »92. Le philosophe serait plutôt le penseur de «  l’universel singulier »93 – serait�il le penseur du contraire qu’il aurait le visage de celui dont il a fini de se distinguer 88 Ibid. (trad. mod.). 89 Ibid. (trad. mod.). 90 Ibid., 14�15 (trad. mod.). 91 Nous empruntons le mot non pas directement à Comte, mais à ses commentateurs lorsqu’ils présentent l’idée qui est la sienne en matière de « perfectionnement de la division du travail intellectuel », à savoir « faire de l’étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus » – Cours de philosophie positive, Paris, Bachelier, 1830, t. 1, p. 30. 92 GA 31, 15�16. Et Heidegger de renvoyer lui�même en note à Aristote, Métaphysique, Γ, 2, 1004 b 17 sq. et 26. 93 Nous reprenons à Sartre le nom de sa conférence de 1964 lors du colloque Kierke- gaard vivant à Paris. Sur les tenants et les aboutissants de l’expression, cf. Jean�François Louette, Silences de Sartre, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. «Cribles», 1995, pp. 239�292. 57 CHRISTOPHE PERRIN l e sa conférence de 1964 lors du col oque avec la modernité, attendu qu’« il n’en va pas ici comme dans les sciences : la philosophie vise dès le départ la totalité, quoique dans une perspective déter� minée »94. Il faut y insister. Si Heidegger s’évertue ici à « comprendre la philo- sophie positivement à partir d’elle-même, non point au travers d’une discussion creuse sur la philosophie en général, mais à partir du contenu du problème choisi »95 qu’est la liberté, c’est que la penser autrement serait forcément la pen� ser d’une manière indigne d’elle, car d’une manière non philosophique. *** Si Heidegger s’est plu à retracer « le mouvement fondamental de l’histoire de la question de la liberté dans la philosophie moderne, de Descartes jusqu’à l’idéalisme allemand »96, il découvre que « l’homme moderne est non seule� ment «libre» », mais que « son être�libre consiste à faire droit (Anspruch) à la liberté et à connaître ce droit comme la sentence (Ausspruch) de sa propre essence »97. La liberté d’être libre du sujet fait donc de la liberté son destin. À nous interroger sur Heidegger et la liberté, nous aurions pu aisément retracer cette histoire avec lui, dont l’oracle ne fait pas qu’annoncer le destin de (la) liberté, puisqu’il le décrit. Mais nous n’en avons rien fait, ayant préféré analyser comment cette « question «particulière» » de la philosophie qu’est la liberté peut servir la «  tâche «générale» »98 d’une introduction à la philosophie par le maître en 1930. Par où se voit confirmé que « la pensée de Heidegger peut être appelée à juste titre une philosophie de la liberté », mais « non pas dans le sens d’un génitif subjectif, comme une philosophie portant sur la liberté ; mais plutôt dans un sens objectif, comme une philosophie issue de la liberté, en tant que tentative de répondre à son difficile et évanescent appel »99… mais non pas tant l’appel de la liberté, qui appelle l’homme à penser, que l’appel de la philo� sophie elle�même, qui appelle l’homme et à en faire, et à s’en faire une idée. En 94 GA 31, 17 (trad. mod.). 95 Ibid., 19 (trad. mod.). 96 Schelling: Vom Wesen der menschlichen Freiheit (1809), GA 42, 103. 97 Aufzeichnungen zu Ernst Jünger, dans Zu Ernst Jünger, GA 90, 153. 98 GA 31, 1. 99 Hans Ruin, « Le sort de la liberté chez Heidegger », art. cit., p. 79. 58 PHAINOMENA XXVI/100�101 faire, de la philosophie, et s’en faire une idée, en faire pour s’en faire une idée et s’en faire une idée pour la parfaire jusqu’à ne plus en faire – « tirer la philosophie hors de la «philosophie» » –, nous l’affirmons : c’est l’objet même de la pensée heideggérienne. On l’a vu : au moment même où Heidegger semble accorder à la question de la liberté la primauté, c’est pour mieux donner la priorité à la question de la philosophie puisque traiter de celle�là revient à introduire à celle�ci. En ce sens, Heidegger est sans doute moins un philosophe de la liberté qu’un philosophe en liberté, autrement dit un philosophe dont la philosophie même constitue le philosophème. 59 CHRISTOPHE PERRIN