Habent sua fata Guy Lardreau »Les symptômes aussi ont leur destin.« Charcot Cet énoncé de Charcot toujours m'a fait songer; l'avoir remâché m'a en tout cas suggéré qu'il n'y avait nulle raison pour qu'il n'en aille pas des philosophèmes, des arrangements de notions qu'ils ménagent, des questions mêmes qu'ils rendent accessibles, comme il en va du symptôme: juste retour, somme toute, puisque Charcot concluait du sort des livres à celui du symptôme, et que je conjecture à rebours, de l'historicité du symptôme, l'évanescence des pensées publiées. Car le problème dont s'oriente le recueil ne me paraît en rien éternel, mais proprement situable, au contraire, en sorte qu'il ne se saurait réclamer de la seule histoire de la pensée (à supposer qu'il en soit une qui se puisse raisonnablement articuler), mais convoque encore l'histoire empirique, en sa positivité: celle en l'occasion qui voulut, de façon probablement contingente, qu'il y ait un Etat moderne. Pour que la rencontre de l'éthique et de la politique, en effet, devienne déjà simplement problématique, deux axiomes au moins devront être reçus dont, loin qu'ils s'imposent à la pensée quelconque, c'est le propre de la pensée qualifiée comme moderne de les avoir clairement et distinctement affirmés, de les avoir, davantage, ensemble énoncés, inventions qui me semblent inséparables de l'émergence d'un exercice nouveau des rapports de pouvoir, d'une nouvelle »technologie« politique, comme eût dit Foucault. On formulera ainsi ces deux axiomes: 1— l'intérêt théorique et l'intérêt pratique de la raison sont absolument dis- joints; 2 - au sein même du second, éthique et politique désignent des domaines d'application, et des régimes, essentiellement hétérogènes. Et l'on avancera alors quatre thèses qui, des axiomes, se laissent assez aisément atteindre: Fil. vest. /Acta Phil., XVI (2/1995), 125-133. 126 Guy Lardreau 1 - puisque le problème n'a sens qu'à reconnaître la raison divisée selon des intérêts, non pas nécessairement conflictuels mais du moins autonomes, il ne saurait en avoir aucun pour Platon; 2 - s'il est, chez Aristote qui produit la division, de quelque façon formulable, il n'y trouve cependant de réponse qu'instable; 3 - le premier axiome n'a pas rencontré, avant Kant, sa frappe finale; 4 - le second, en revanche, dés Machiavel, Bodin, Botéro - voire Dante - reçoit une expression adéquate (et la chicane n'est pas indifférente, qui veut qu'ait été longtemps différée la perfection du premier, en droit préjudiciel, précoce en fait, sinon prématuré, l'achèvement du second, quand même il ne pouvait pas, bien sûr, ne pas se trouver alors refondu; désordre que nous devrions rendre, dans la suite, mieux explicable). Mais aucune de ces propositions, que j'estime triviales, ne va de soi absolument, j 'en conviens. En sorte qu'il importe sans doute de les défendre, de les illustrer au moins, avant de prétendre offrir l'esquisse même d'une réponse au problème demandé. C'est un grief majeur d'Aristote à l'endroit de Platon, que d'avoir confondu les intérêts. Même, je penserais volontiers que la ritournelle où généralement on précipite leur opposition: »il a séparé les idées« n'est au vrai qu'une formulation possible de ce grief plus décisif, et que c'est de lui, en tout cas, qu'elle tire sa nécessité. Car si l'on résorbe l'intérêt pratique, qui commande ce qu'il faut faire pour vivre heureux, dans l'intérêt théorique, qui veut savoir d'où vient, et à quelles marques s'assure la connaissance1, on ne peut que manquer la dimension spécifique de la pratique, tout en contaminant la théorie, où ni l'une ni l'autre des facultés en quoi la raison se sépare ne saurait trouver son content, atteindre sa forme pure. Qu'on épouse ou non la conclusion à laquelle le constat mena Aristote, qu'on juge Platon en pouvoir ou non triompher, la critique, comme telle, n'en sera pas moins irrécusable. Il est vrai que Platon, en effet, suspend le bien-agir à la connaissance du bien, ainsi qu'exige la nature séparée de l'idée (où l'on retrouve la ritournelle, et ce qui la noue à la reconnaissance d'intérêts sui generis: on ne sépare les idées qu'à mélanger les intérêts, ne divise les intérêts qu'à engager les idées). Vrai encore qu'il ne peut a fortiori accorder à l'éthique un régime propre, à la politique un mode spécial d'usage de la pensée. Pour quoi, à la fin des fins, il n 'y a, chez Platon, ni éthique ni politique, mais une proposition seulement touchant la possibilité même d'une connaissance en général, ce qu'elle implique de la nature de l'âme, qui davantage l'apparenterait peut-être aux exigences du discours spirituel qu'aux réquisits normaux d'un discours de savoir2. Et qu'en est-il chez Aristote lui-même qui, disions-nous, fit sur Platon point d'attaque de l'invention des intérêts, et sut en effet rigoureusement séparer Habent sua fata 127 théoria, praxis, poïesis, (inscrivant en outre, au sein de cette dernière, la différence que commande le concept de mimésis, entre beaux-arts et fabrica- tions)? D'une part, il est douteux qu'il parvienne à isoler de la théoria la praxis, sauf à rendre celle-ci dangereusement voisine de la poïesis - en dépit du statut, immanent ou transcendant, qu'il accorde à l'objet que respectivement elles travaillent - , à couper de la poïesis, sinon au péril d'une excessive accointance de la praxis à la théoria, comme en témoigne le livre X de VEthique à Nicomaque qui, à la fin des fins, suspend le succès de celle-là à l'actualité de celle-ci, en faisant impératif de vivre en immortel, en retrouve ainsi la leçon du platonisme. D'autre part, on voit mal qu'il puisse soutenir la fonction architectonique de la politique pour l'éthique, comme d'ailleurs qu'on entende l'expression, qui se peut dire en plusieurs sens et n'assure pas de la préséance de l'un sur l'autre discours3, sans en tout cas refuser d'envisager la possibilité d'un conflit entre ces régimes distincts de l'intérêt pratique. Bref, l'on soutient que la problématisation du rapport entre éthique et politique devait attendre que ces termes apparussent évidemment disjoints, c'est-à-dire le moment où la politique acquiert sa stricte autonomie. Instant qu'on s'accorde classiquement à épingler du nom de Machiavel. Affirmation certainement disputable, aussi bien pour le nom dont elle fait ainsi emblème, que pour la chronologie que par là elle impose4. Quoi qu'il en soit, de quelque nom qu'on la marque, à quelque date exacte qu'on la situe, une rupture moderne sera reconnue. Si celle-ci, cependant, emporte les conditions suffisantes de notre problème, elle ne le rend nullement nécessaire: bien au contraire, exigeant l'indépendance de la politique au regard de toute valeur qui la prétendrait surplomber, elle l'annule aussitôt qu'elle le rend accessible. C'est qu'il fallait, pour qu'il devienne proprement un problème, soit un conflit où la raison s'intéresse parce qu'elle s'y éprouve partagée, qu'elle connût à la fois, comme d'emblée nous disions, la différence des intérêts qui l'animent, spéculatif et pratique, et la division de celui-ci, selon qu'une Loi absoment y commande ou qu'une régie conditionnellement s'en suppose. Noeud pour quoi l'on dût attendre Kant. Car il est tout à fait possible d'avoir conçu la différence des intérêts, d'avoir même rapporté l'ordre qui l'engendre à l'hétérogénéité de deux facultés, entendement et volonté, d'avoir enfin connu ce qui sépare la politique de l'éthique, et de n'avoir su entrelacer ces découvertes, comme il fit en effet. La distinction nécessaire, que les grecs ont ignoré, de la volonté et de l'entendement, n 'y suffit pas; il faut un troisième terme, qui des deux se contre-distingue, la raison. Trois questions, du coup, non pas deux5. Dés lors, cependant, c'est de morale qu'il s'agit, non plus d'éthique, et il conviendra de dire qu'il n'y a que pour la morale que la politique devient 128 Guy Lardreau réellement problématique, quant au rapport qu'elle entretient à la vocation suprasensible du vivant mortel appelé à vivre en immortel6. Car au regard de la morale, il est bien clair que la politique ne saurait jamais commander absolument, mais toujours seulement »en vue de«, qu'elle ne connaît d'impératifs qu'hypothétiques, conseils de la prudence, voire régies de l'habileté, qu'elle a toujours de quelque façon affaire à Vespoir. Il faut alors qu'elle s'inscrive du côté de la troisième question, quand même celle-ci n 'y trouverait que sa réponse la plus faible, en retour de l'expression dégradée qu'elle y revêt7, et se situe à l'improbable jointure des deux premières; que la politique, bref, puisse indiquer un certain savoir qui me dicterait ce que je dois faire: demande paradoxale, qui explique que l'autonomie du politique par rapport à la morale ait été gagnée avant qu'ait été pensée la distinction rigoureuse des intérêts: davantage, et contre l'étonnement qu'au départ nous feignions, sans doute cette autonomie voulait-elle, en fin de compte, que la distinction restât incertaine. Kant seul, d'avoir inventé la morale, put donc énoncer en rigueur le problème qui nous occupe, s'il est vrai du moins qu'on n'entend pas généralement demander par lui, autant que réellement il nous habite, quel lien se tisse de la politique au bonheur d'un individu déterminé, mais quelle relation des impératifs hypothétiques, qui ne valent que d'une fin particulière, et requièrent ainsi le savoir spécial qui permet de l'atteindre en sa particularité, peuvent entretenir à l'impératif catégorique qui, de n'espérer aucun effet s'il ordonne sans condi- tion, n'exige aucun savoir. La solution kantienne me semble donc indépassable, puisque je juge qu'aucun philosophie ne sut modeler le problème avant lui, et qu'aucun n'eût à s'y affronter après lui. Certainement pas Hegel, qui le dissout en faisant de l'Etat, c'est-à-dire de la figure la plus haute que la philosophie se soit donnée du politique, la réalisation de l'idée éthique, ni Marx, a fortiori, que sa pensée oblige à n'envisager le problème moral que comme un accident du politique. Je sais qu'il y eut, dit-on, des philosophes depuis ceux que j 'ai nommés: mais il faudra me montrer qu'ils n'aient ni épousé la solution kantienne, bien sûr souvent en lui apportant quelque modification (où irait, sans cela, le narcisse se nicher?), ni choisi le parti de Hegel et de Marx, le parti qui refuse qu'il y ait, l'être au devoir être, du réel au rationnel, quelque béance que ce soit8. Cette solution, on la peut estimer suffisamment connue pour la ramasser en quelques mots. La politique n'existe à la pratique qu'autant qu'elle se propose des fins si déterminées que leurs moyens requièrent, comme déjà l'on a dit, des savoirs spéciaux. Suivent deux conséquences, également obligées: - il y a une autonomie du politique, qui se fonde sur la possibilité d'énoncer Habent sua fata 129 des régies qui, communes à la nature humaine, empiriquement constatables, permettent aussi bien de comprendre pourquoi l'espèce humaine non seulement tolère, mais exige encore de se plier à des régies communes, historiquement attestables. Ce que cette autonomie alors suppose, c'est précisément qu'on ne puisse relever, en aucun des sujets où la nature humaine se distribue, l'autonomie par où il se séparerait de la règle pour se donner à soi-même la Loi. Il n'y a, bref, de liberté que celle de tournebroche, et le savoir politique est un mode sui generis de la mécanique. - Soutenir, inversement, l'autonomie du sujet, la possibilité qui le fonde de reconnaître sa volonté sujette à une Loi que sa raison seule, hors tout mobile empirique, lui dicte, ce qui est une même chose avec la conscience de son caractère suprasensible, implique qu'une limite soit à la politique prescrite, que la gestion raisonnée des intérêts sensibles tolère de se subordonner à un impératif raisonnable, à une Loi que la sensibilité jamais ne saurait rencontrer. Bref, l'autonomie du politique et l'autonomie du sujet ne se peuvent dire qu'en sens hostiles, et si c'est pour la seconde qu'on décide, il faut qu'on suspende de quelque façon la première. Si l'on tient, en outre, que ce choix n'est pas accidentel, mais consubstantiel à la philosophie pour autant qu'elle se résume à convoquer chaque homme à son immortalité ou, si l'on préfère, à avoir souci de soi, il ne saurait y avoir de philosophie politique, mais seulement une politique philosophique, c'est-à-dire telle qu'elle accepte la négation que la philosophie représentera auprès d'elle. Kant ne dit rien d'autre lorsqu'il op- pose l'insanité d'une morale politique à la légitimité d'une politique morale. Affirmer le caractère indépassable de la solution kantienne ne signifie pas, cependant, qu'on l'épuisé sans réserve, et qu'on ne puisse aucunement y toucher. - D'une part, je crois qu'on la peut déployer, renforcer, épurer de ce qu'elle offre parfois encore de positif, pour en manifester plus évidement la simple négativité. C'est, en tout cas, ce à quoi je me suis efforcé dans l'une des sections de La Véracité. - D'autre part, et surtout, il va de soi qu'elle n'est indépassable que sous la condition qu'il y ait un problème auquel il faille nécessairement répondre. Or, si le problème, comme on a dit, est né, si d'ailleurs, comme Goethe donnait à penser, tout ce qui est né mérite de périr, il se pourrait qu'il ne soit pas davantage sempiternel qu'éternel. Qu'il soit clair, alors, que c'est par simple »provision« que j 'ai dit la solution »définitive«. A la vérité, je ne suis pas du tout certain que le problème mérite encore d'être posé, ni qu'il puisse admettre aujourd'hui, tel quel, d'autres réponses que fournit la doxa: journalistes, médecins humanistes, essayistes de tréteaux. Je suis même convaincu que, si la philosophie n'a pas de réponse neuve à lui 130 Guy Lardreau apporter (et peut-être était-ce déjà une mauvaise chose, pour son destin, qu'elle d'y fiât un jour intéressée, en sorte qu'on puisse invoquer ses anciennes réponses), il est en tout cas, de son côté, incapable de lui fournir une matière neuve. La philosophie n'a rien à espérer de ce problème passé, si elle doit, comme je crois, subsister quelques temps encore à figurer l'amour de la vérité. Si, comme toujours je crois, elle doit pour cela persévérer à entretenir un lien, énigmatique, paradoxal, mais fondateur, à la politique, il lui faudra méditer de tout autres objets que ceux, médiocrement humains, que lui réservait l'assemblage problématique des termes éthique et politique. Alors elle ne ferrait que revenir à sa source, et l'heure peut-être viendrait-elle, pour parler avec Nietzsche, de la Grande Politique. NOTES 1. La question grecque touchant la connaissance, celle où l ' intérêt théorique se présente à lui-même, ce n'est pas celle en effet qui s 'inquiète de ses limites (du moins comme depuis Locke nous l'entendons), mais celle qui s 'étonne de ce qu 'on commence à connaître: origine aussi »insondable« que celle du mal - pour reprendre le mot dont Kierkegaard, Kant d'abord, en indiquèrent le mystère. Une première connaissance n'est pas mieux intelligible qu 'un premier péché (le parallèle n 'es t pas frivole, puisque le théologoumène du péché originel assigne justement à l 'une et à l 'autre conjointe origine). Reste à conclure qu 'on a toujours déjà connu: ce qu 'en des guises adverses également relèvent la doctrine de la réminiscence, pour Platon, la théorie de la sensation, chez Aristote. La note pourra sembler digressive. Mais si, comme on prétend, le problème posé ne saurait être désaccordé de l 'interrogation sur les intérêts de la raison, sur l 'actualité de leur séparation, il est clair qu 'on ne lui jugera pas indifférente d'orientation que fixe, à une théorie de la connaissance, la question qu'elle élit. 2. Qu'il n ' y ait, chez Platon, ni étlùque ni politique, comme savoirs qui légitimement revendiqueraient une autonomie, a fortiori au titre de modes selon lesquels l 'être raisonnable rencontrerait, non pas même sa perfection, mais l 'une du moins des perfections dont il est capable, c 'est une thèse que j e soutiendrais sans scrupule ni réserve, ainsi d'ailleurs que celle de son affinité au discours spirituel. Qu' i l n 'a i t rien voulu savoir, en revanche, d 'une distinction entre le bien agir et le juste agir politique, je le feins par commodité, et pour me conformer au platonisme standard, sans y croire un instant. Du Ménon au Politique, et aux Loi s (ce qui montre assez qu' i l ne s 'agit pas seulement d 'une coupure horizontale, d 'une refonte, mais d 'un fil qui traverse l 'oeuvre, verticalement), le souci est trop prégnant du kaïros, précisément repris aux sophistes ennemis, trop surdéterminé encore le status de l 'opinion droite, cette grâce qui le peut seule saisir, pour qu 'on se satisfasse de la position étroite où le ramène la doxaantidoxique,syntagme bien superficiellement paradoxal, chacun y reconnaissant ce qui majoritairement s 'offre d 'un »enseignement« philosophique. Habent sua fata 131 3. Ce que démontrent les chicanes où conduit I'élucidation du concept de Justice. Celle- ci, en effet, est envisagée d 'abord comme une espèce de la légalité, vertu particulière se découpant sur cette vertu complète que serait (du moins pour ce qui touche au rapport entre sujets) l 'obéissance à la loi, en général; l'égalité, à son tour, ne peut être conçue que comme une forme spéciale de la Justice, n'apportant à celle-ci qu'un tempérament. Si la Loi, pourtant, en raison de l'universalité même qui la fait loi, ne suffit pas à définir cette vertu particulière qu'est la justice, qui ne se rencontre qu'aux actions de l ' homme juste, si la justice, enfin, exige qu'on reconnaisse, par l'équité, le particulier qui lui échappe, leur perfection se réalisera dans l 'homme équitable, soit dans l 'homme qui sait juger du singulier, capacité qui s'appelle prudence, vertu propre de l ' intellect pratique, en tant qu'il s 'affaire au contingent. En sorte que la division se laisse descendre ou monter, selon qu' on épouse la généralité ou l'excellence. La chicane, au reste, est celle à peu prés qui embrouille la définition du gouvernant: pour que celui-ci soit seulement possible, il faut qu'il y ait ordre politique, qui suppose la réciprocabilité des places; il n ' y a cependant gouvernant qu'autant qu 'un sujet ait pour vertu politique celle de l 'homme de bien, la prudence, par où il s 'excepte de l 'ordre qu ' i l instaure. 4. On sait qu'Althusser, par exemple, retardait jusqu'à Montesquieu l 'achèvement de cette autonomisation, qu' il voulait solidaire de l 'importation du concept newtonien de loi. 5. On a compris que c 'es t l 'étrange position de Descartes qu'évoquent ces quelques lignes. Qu ' i l ait en effet divisé les deux intérêts, reconnu l 'entendement et la volonté comme les principes auxquelles respectivement ils s'ordonnent, nul ne le niera. Il demeure qu 'en droit la volonté pourrait être de part en part éclairée, et soumettre sa décision au jugement droit. Qu 'en fait la vie, catégorie qui fait constellation avec celles de volonté et de pratique, impose le plus souvent, sa marque étant l 'urgence, de renoncer à un jugement exact, parfois même à tout jugement, en ce confiant alors au seul critère de la joie intérieure, où le juste du moins se sait en face de son style propre, de l 'heur qui naturellement lui échoit, l 'obscure et sèche décision valant mieux toujours que l ' indécision où l ' âme se nie, assurément; mais cela n 'empêche qu'une morale achevée serait une science. Que celle-ci s'avère enfin, comme on sait bien, inconstructible, et non point seulement pour des raisons accidentelles, mais parce qu'el le ne peut pas ne rencontrer pas l '»union«, c'est-à-dire une nature qui s'éprouve plutôt qu'elle ne se conçoit, en sorte que la morale provisoire reçoive en quelque sorte valeur définitive, ne suffit pas à rompre l'ombilic qui rattache la morale à la connaissance, puisque ce n 'es t qu 'à pouvoir se fonder sur les vérités métaphysiques les plus originaires que les règles provisoires du Discours trouvent, aux lettres à Elisabeth, leur sûreté définitive. Si la politique, en revanche, représente un régime spécial de l'intérêt pratique, c'est dans la mesure où elle n 'es t pas susceptible d'idées claires et distinctes. Par où le »conformisme« de Descartes n 'es t l 'effet ni d 'une disposition naturelle de l 'âme, ni d 'une décision de prudence - au sens vulgaire du mot - , mais la conséquence rigoureuse d 'une thèse qui soumet le philosophe à l 'ordre politique pour celà même qu' i l l 'y soustrait, ordre ne se prenant pas, dans l 'un et l 'autre syntagmes, équivalemment. 132 Guy Lardreau On voit alors que la morale, sans doute pour avoir manqué son autonomie par rapport à la connaissance, n 'a r ien à représenter auprès de la politique, sauf ce conseil politique qu'il est périlleux d'être immortel, soit celui même de Machiavel, sur qui le jugement de Descartes est, au reste, bien ambigu. Je ne vois quant à moi qu 'un texte où Descartes semble envisager que la morale puisse faire limite à l 'exercice régulièrement brouillon (ce pourquoi seules les humeurs brouillonnes se mêlent d ' y changer quelque chose) du politique, et qui n 'y envisage encore qu 'un cas, celui où l 'amitié est abusée (à Elisabeth, sept. 46). C'est, me semble-t-il, que l 'amitié est mal discernable de la générosité, en sorte qu'une politique offensant l 'amitié brimerait immédiatement, aussi bien, le libre arbitre dont chacun jouit, par nature, dans la gestion de ses puissances particulières. 6. La distribution des termes peut certes paraître aléatoire, sinon arbitraire, éthique et morale faisant proprement doublet, l 'origine linguistique seule distinguant entre ce qui toujours d'abord désigne la simple conformité aux moeurs normées; qui plus est, on pourrait objecteur qu'au regard de notre choix, il y a des »morales« qui sont des »éthiques«, vice-versa. L'usage, pourtant, s 'est largement répandu de dire »éthique« une doctrine du souci de soi, offrant à u n suje tune règle telle qu ' i l en réalise le meilleur de lui-même, épouse au plus haut son style singulier, comme à peu prés dit Foucault, fasse, bref, son bonheur; »morale« une théorie qui impose, au dessus et éventuellement au mépris de l'intérêt que tout individu se porte, une Loi, c 'est-à-dire un intérêt autre, à quoi, comme sujet, il se soumet. Quoi que vaillent les mots qui les épinglent, les concepts ne se contredistinguent pas moins. Il paraît clair, alors, que la morale se prévalant d 'une Loi universelle, ne voulant rien savoir de quelqu'intérêt particulier que ce soit, peut et doit prescrire à la politique, non pas des règles, puisqu'el le n 'existe qu 'à se connaître d'elle séparée, mais des bornes en tout cas, qu'elle dit »non«, dira- t-on encore, à plusieurs des maximes que celle-ci sait pour soi valides. Si l 'éthique, en revanche, n'obéit elle-même qu 'a la loi particulière q u ' à u n chacun fixe la conduite de la vie, s'il l 'estime synonyme d 'un bonheur singulier, on voit mal qu'el le trouve en elle la force d'exiger de la politique quelque chose, sinon l 'assurance qu'el le n ' en offusquera pas la simple possibilité: d 'Epicure à Spinoza, c 'est , j e crois, la demande où l'éthique résume sa pression, dont j ' imagine difficilement qu 'un mode quelconque de despotisme ne s 'accommode volontiers, en dépit des postures de résistance que l 'éthique parfois aime à prendre. 7. Ce n'est pas dans lapolitique, en effet, que Kant situe l 'unedes réponses vraisemblables - à côté de celles que l'art ou la religion p roposen t - à la question de l 'espérance, mais dans Vhistoire, ce qui est tout autre chose. Aussi n 'est-ce pas à l 'action délibérée des hommes, aux savoir-faire dont elle se guide, qu'il confie l 'éventuelle réalisation d 'une société administrant le droit universellement (société où la raison reconnaîtrait cette compénétration de l'intelligible et du sensible dont le propre de l 'espérance est précisément d 'affirmer la simple possibilité), mais à \aNature, poursuivant son plan dans l'espèce humaine. On n'entendra pas par là, bien sûr, qu 'une politique décidée n 'y puisse contribuer: elle sera même requise, selon le même tour (ou la même ruse) qui veut qu'enpostulant une Histoire qui se laisserait écrire sous l ' Idée d 'un progrès de la Raison on favorise le dessein de la Nature, qui comptait sur cette tentative, l 'ayant suscitée. En sorte que tous les gouvernements ne se valent pas, et qu'écartant le Habent sua fata 133 sophisme paresseux on jugera parfois souhaitable une révolution. Il n'empêche que 1 ' avènement du monde que l 'espérance réclame, où 1 ' intelligible serait immédiatement sensible, le sensible immédiatement intelligible, on ne l'attendra pas de la politique en tant que telle, mais pour autant seulement qu'il arrive que l'histoire la saisisse, c'est-à-dire le dessein de la Nature, s'expliquant, à travers notre espèce, sur un mode sui generis. On se souvient, au reste, que ce que Kant retient de la Révolution Française comme témoignant de la vocation suprasensible, et de la puissance de l'espérance, ce n 'est justement pas elle, mais Y accueil qu'elle reçut: trop d'intérêts sensibles pouvaient être e n j e u chez qui, directement acteurs, acceptaient d 'en courir le risque, pour que celui-ci fit critère sûr; qui, en revanche, le revendiquait sans aucun espoir politique immédiat, attestait la véritable espérance. 8. On éprouve ici un scrupule comparable à celui qu'on éprouvait, plus haut, touchant Platon. Car pas plus qu'on n'estimait satisfaisante la version standard du platonisme qu 'on se donnait commodément, on n'épouse l'interprétation triviale du célèbre logion où communément l 'on résume la philosophie hégélienne. »Réel« et »rationnel« sont alors entendus (en méprisant tous les énoncés de Hegel) comme définissables séparément: après quoi, une relation est introduite entre eux, telle que l 'un ajoute à l 'autre une qualification. Si »réel« doit signifier ce qui est donné, »raison« la capacité, à lui extérieure, d ' y découvrir des lois, la maxime commandera la justification la plus basse de ce qui est, pour ce qu'i l est. Mais Hegel y définit seulement l 'Idée, soit le concept réalisé, envisagé comme engendrant la réalité: n' est reelque ce qui est produit par le concept, n 'est concept que ce qui génère un réel. Loin de rabattre le rationnel sur le donné, la formule exige la différence du réel et de la réalité - qui comprend aussi bien Y apparence. Certes, seul le concept produit, en sorte que l 'apparence, ce qui, de la réalité, n 'étant pas rationnel n 'est pas réel, est nécessairement, en ce sens, un enfant du concept. Mais ne s'objective, en elle, qu'un côté du père: abstraction qui s 'autonomise, et par là se retourne contre lui. Il faut dire, dés lors, que non seulement »tout ce qui existe« n 'a nullement dans la raison sa légitimité, mais qu'il y a encore des existences qui répugnent à la raison. Il y a, par exemple, des Etats déraisonnables, mutilés, grimaciers, où il serait vain, voire criminel, de vouloir déchiffrer la réalité de l 'Idée éthique. Hegel ainsi n'interdit en rien la protestation contre l'état des choses - comme Marx a vu suffisamment. En revanche, ce ne saurait être la morale qui fournisse à la dissidence point d 'appui raisonnable, puisque l'impératif est un flatus vocis. Par où ma proposition brusquée me paraît grossièrement vraie, comme je pensais de celle qui réduisait Platon.