Yacouba Konate Art, Philosophie et Modernité: L'Afrique en Effet De quelle couleur une pensée philosophique? Grise ou noire bien sûr. Du moins, c'est l'impression qui se dégage à la fois de l'histoire de la Philo- sophie en tant qu'étude des «moments historiques que la pensée humaine a adoptés durant des siècles», selon le mot de Fr. Châtelet, et d 'un certain enseignement de la philosophie comme discipline scolaire. Cette histoire et cet enseignement de la philosophie disposent que la connaissance des textes d'auteurs est un exercice qui rend la réflexion familière et habituelle, et partant, ils aident chacun à s'orienter dans la vie selon son propre pou- voir de réflexion. Descartes n 'en attendait pas moins de la philosophie. «(...) Il vaut beaucoup mieux se servir de ses propres yeux pour se conduire, et jouir par même moyen de la beauté des couleurs et de la lu- mière, que non pas de les avoir fermés et suivre la conduite d 'un autre; mais ce dernier est encore meilleur que de les tenir fermés et suivre la conduite d 'un autre; mais ce dernier est encore meilleur que de les tenir fermés et n'avoir que soi pour se conduire. Or c'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n'est point comparable à la satisfaction que nous donne la connaissance de celles qu 'on trouve par la philosophie; et enfin, cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n'est l'usage de nos yeux pour guider nos pas» (Descartes, 1637). On peut passer sous silence l'éloge de la philosophie que comporte cette pensée pour souligner les éléments esthétiques qu'amène la définition cartésienne de la philosophie. Descartes en effet parle ici du plaisir des yeux, du plaisir de voir et de découvrir qui reste peu de choses à côté du plaisir de la connaissance philosophique. L'exercice philosophique ne consiste pas nécessairement à voir le monde en gris. Philosopher c'est se servir de ses propres yeux pour se conduire, et jouir de la beauté des couleurs et des lumières, le découvrir en couleurs et sous la lumière. Descartes un penseur de la modernité et un penseur moderne: cette vérité est bien établie, mais Descartes un penseur en couleurs, voilà ce qu'une lecture esthétique de cette page permet d'ajouter. A la vérité, cet état de choses n'est pas surprenant ou tout au moins elle ne devrait pas l'être compte tenu du lien essentiel qui Filozofski vestnik, XX (2/1999- XIVICA Supplément), pp. 37-47 37 Yacouba Konate unit moderni té et image dans l'histoire des idées en Occident. D'où vient donc que le philosophe apparaisse si souvent comme le spécialiste des cho- ses grises et sombres? Notre propos ne sera pas de répondre directement à cette question. Il vise cependant à montrer que par le biais de l'art, on peut cultiver un rapport plus vivant et plus réel à la philosophie: la pratiquer sans nécessairement s 'ennuyer; la pratiquer en ouvrant ses propres yeux plutôt que voir le monde par procuration. 1 Art, Philosophie et Modernité «A maints égards, le discours philosophique de la moderni té rencon- tre et recoupe le discours esthétique» (Habermas, 1985, préface). Qu 'on la pense comme rationalisation et désenchantement d 'un monde s'organisant autour de l 'entreprise privée et de l'Etat comme le fit Max Weber ou qu 'on la t ienne pour un rapport réflexif entre les traditions (Comte), ou encore pour la volonté d'éradication du mythe par la raison (Nietzsche et Adorno) , il reste que «c'est d 'abord dans la critique esthétique que se précise la cons- cience de la moderni té qui s 'en trouve posée comme question et comme exigence «de se fonder par ses propres moyens» (Habermas, 1985). En ef- fet c'est la fameuse «querelle des Anciens et des modernes» au début du XVIIIè qui instruit et installe durablement la notion de moderne. Se rebel- lant contre l 'ordre ancien, les modernes se révoltent contre «l'idée que le classicisme français se fait de lui-même en assimilant le concept aristotéli- cien de perfection à celui de progrès, tel qu'il avait été suggéré par la science moderne» (Habermas, 1985). S'érigeant contre la tradition de l 'imitation des modèles anciens, les modernes rejettent le dogme d 'une beauté parfaite, absolue et éternelle et se fixe des critères d 'un beau moins prétentieux: un beau relatif et histori- que. Dans cette volonté de rupture s'esquisse l ' idée de nouveau commen- cement, d'auto-fondation. Cette idée spécifique des Lumières se trouve déjà clairement articulée par Descartes. En effet lorsqu'il prend sur lui de ne plus croire en ce que tout le monde croit et de n 'admet t re que ce qui aura sur- vécu aux cribles de son doute devenu hyperbolique pour être plus radical. Descartes se détermine comme un moderne et c'est comme philosophe des temps modernes qu'il p rend sa place aux côtés de Kepler et Galilée. Hei- degger du reste voit dans l 'engagement philosophique cartésien le para- digme même de la modernité. Est moderne celui qui à l'instar de Descar- tes ne pense pas par r ep roduc t ion d ' u n m o n d e ou d ' u n o rd re qui lui préexiste, mais pense en son nom propre, se posant dans une opposition 38 Art, Philosophie et Modernité: L'Afrique en Effet au monde. Vidée de tout sens préalable, le monde est investi à nouveaux frais de sens et de valeurs qui le représentent , lui donnan t une nouvelle présence (Darstellung). Si l 'art est moderni té qu'est-ce qui dans l 'art atteste de la dite moder- nité? Hegel répondrai t «l'art est la manifestation la plus haute de l'Idée». L'absolu comme esprit existe en soi et pour soi. Dans le monde , il traverse l 'esprit fini, se donnan t l'occasion de se saisir dans son essentialité. Le pre- mier moment de ce savoir senti et immédiat, c'est l'art. L'intuition sensible y donne à la Vérité sa formation sensible mais chaque p h é n o m è n e a une signification autre que sensible. C'est en l 'art que la Vérité atteint sa forme la plus parfaite. Qu'est-ce à dire? Pour Hegel l 'art représente, c'est-à-dire présente à nouveau, les objets, les hommes et les situations. Un objet artistiquement traité n'est plus seule- ment lui-même en tant que plate objectivité, il devient por teur de sens. Ce qui signifie que la représentation par l 'art apporte une certaine valorisation de l 'objet. Les souverains africains de tous les temps le savent qui s 'adju- geaient les meilleurs artistes et les meilleurs griots pour f rapper à la porte de l'histoire et les seigneurs d 'aujourd 'hui , le savent qui prescrivent à leurs fonctionnaires de travailler sous la photo du président. Survivance d'idolâ- trie? Hegel aurait-il reconnu la moderni té en Afrique s'il avait vu l 'Afrique des arts et des artistes au lieu de l ' imaginer d 'après les récits des voyageurs de son temps? Aurait-il apprécié à sajuste signification le fait que l 'art afri- cain ne s 'applique aucun interdit de la représentation? L'art africain dans sa production dominante imagine davantage la nature qu'il ne l'imite. Les cubistes ne s'y t romperont pas: les sculptures africaines valident une image de l 'homme créateur. Kant notait que ce n'est pas en répétant la nature mais en la représentant que l 'homme se rapporte à Dieu, à l'Esprit, à la Liberté, au progrès, à la modernité. En cela, l ' homme est bien à l ' image de Dieu qui comme chacun sait produit, crée des choses qui ne sont pas données dans la nature. Il n'y a pas modernité sans représentation et la modernité est l'épo- que de la représentation. La modernité n'est pas seulement assomption de la représentation, elle est aussi dépassement, recomposition, purification de la représentation. Si les artistes tels Homère et Hésiode résistent à la mise au pas qui ressort des propos de Socrate et Platon, c'est dire que le moderne et le non-moderne ne sont pas nécessairement en rupture. Ils peuvent être les versants contra- dictoires d ' une même époque. L'Afrique des traditions est aussi Afrique de la moderni té et inverse- ment. C'est indubitable même pour l'intellectuel africain, qui sur le chemin 39 Yacouba Konate de l'université, temple du savoir nouveau, bute parfois contre des sacrifices exposés aux carrefours comme pour narguer les feux rouges aux lumières trop souvent aveugles. Les peintres naïfs ivoiriens sont très sensibles à cette proximité distante qu'ils traduisent par une juxtaposition village-ville où les scènes de l 'une débordent dans l 'autre sans médiation. C'est que la moder- nité qui se projeta comme Aufklärung, c'est-à-dire philosophie des Lumiè- res, p romène beaucoup d 'ombres portées. Adorno et Horkheimer ont ana- lysé avec beaucoup de perspicacité cette dialectique des Lumières qui ac- cumule contradictions et ambiguïtés qui développe un monde. La raison n 'est pas comme elle le prétend, l 'autre du mythe puisqu'elle développe le mythe de la raison et le fét ichisme de la rat ionali té. Effect ivement les prophétismes africains sont des moments de réenchantement du monde . «En fait, si la christianisation, comme beaucoup d 'auteurs depuis Max We- ber l 'on t souligné à propos de l 'Europe, participe d ' u n mouvement de sécularisation accompagnant notamment la formation de classes moyennes attirées par le modèle occidental, les prophétismes contrarient peu ou prou ce mouvement. Car en collant au plus près des manifestations très matérielles de la modernité, ils refusent précisément à celles-ci tout caractère de désen- chantement et perpétuent au contraire la mémoire vive d ' u n e histoire ivoi- r ienne commencée sous le signe du miracle» (Dozon, 1995). On comprend mieux pourquoi le chercheur en philosophie peut s'at- tacher à l 'art. Matrice primordiale de la moderni té , figure inaugurale et prospective de la moderni té , l 'art est comme le remarque Adorno, le der- nier refuge de la subjectivité. Il porte une force novatrice que l ' industrie culturelle s 'efforce de dévoyer en divertissement. Ainsi donc l 'art offre à l ' intelligence théorique des indices plus pertinents que l 'occidentalisation ou l 'urbanisation. L'occidentalisation est le devenir-monde d ' u n e vision rationnelle du monde alors que la modernité, pour avoir été mise en évi- dence quelque part dans le monde, n'est pas la chose propre d 'une culture. C'est plutôt un appel de la raison à dépasser ses propres limites, ses propres normes et partant, celles de son environnement immédiat. L'enjeu d 'une théorie des arts africains se décide autour d ' u n e propo- sition centrale: L'Afrique a peut-être été «sous-développée» quelque part, sait-on jamais? Mais très certainement, elle ne l 'aura jamais été au plan des arts. Au fait avez-vous remarqué que les afro-pessimistes notamment Etounga Manguelle (1984) et Axelle Kabou (1990) qui font leur nid dans le cultura- lisme, disséquant à longueur de pages ce qu'ils conviennent d 'appeler la culture africaine, en disposent, sans jamais le long de leurs péroraisons écrire, ne serait-ce que quelques lignes, sur les arts et les artistes ! La cam- pagne de l ' inaptitude de la culture africaine au développement à partie liée 40 Art, Philosophie et Modernité: L'Afrique en Effet avec eux là qui commettent le tour de force de barder l 'Afrique d ' u n e cul- ture sans art et sans artistes. La reconnaissance de l 'Afrique par l 'Occident, Occident s 'ér igeant comme «le phallus du monde» (Derrida, 1990), tut laborieuse et tardive. Quoiqu 'e l le reste inachevée et peut-être bien qu 'e l le est de l ' o rd re de l'inachevable, son histoire révèle la présence de l'art et des artistes aux avant- postes de ce combat pour la reconnaissance. Cette reconnaissance ne se fit pas sans violence. Lorsqu'au XVIIè siècle, le marchand hollandais Dapper sans jamais mettre les pieds en Afrique se passionne pour les objets d 'ar t Afrique, les objets qu'il collecte sont déjà des objets volés ou arrachés. Cette logique du rapt et de la violence fonct ionne encore lorsque la mission Da- kar-Djibouti, conduite par Marcel Griaule et animée entre autre par Michel Leiris, parcourt l'Afrique dès 1929. Si bien que pendant que les cubistes font une fête aux sculptures noires des voyageurs opèrent à l 'ombre de la domi- nation. La reconnaissance de l 'art africain dans l 'art universel est le versant rassurant d ' une pratique d 'expropriat ion violente. Réelle au dépar t celle- ci s'est fait plus diffuse aujourd 'hui ; elle s'est fait économique, culturelle et symbolique. L'effectivité de cette réception plus ou moins douloureuse explique que les artistes d 'hier et la plupart de ceux d 'au jourd 'hu i ne pâtissent pas de ce nihilisme réactif qui sévit dans le débat intellectuel africain sous la forme du «nous aussi»: nous aussi nous avons une écriture, nous aussi nous avons une philosophie, une sociologie, une mathématique. Et pour l'attester, on monta des «ethno-philosophies», des ethno-sociologies, des ethno-mathé- matiques». Mais le savoir-faire et la virtuosité de nos chercheurs les plus émé- rites n 'arrivent pas à dissiper le scepticisme critique que nous réservons à ces ethno-sciences apparaissant toujours déjà comme des «sciences du pau- vre» sinon des fausses sciences. Là dessus le Nigérian Oruka (1972) nota brillamment: «On présente comme 'religion africaine' ce qui n'est peut-être qu 'une superstition, et on attend du monde blanc qu'il admette que c'est en effet une religion, mais une religion africaine. On présente comme 'phi- losophie africaine' ce qui dans tous les cas, est une mythologie, et une fois de plus, la culture blanche est invitée à admet t re que c'est en effet une philosophie, mais une philosophie africaine. On présente comme 'démo- crate africaine' ce qui a toutes les apparences d 'une dictature, et l 'on attend de la culture blanche qu'elle admette qu'il en est ainsi. Et ce qui de toute évidence est un anti-développement a-développement) ou un pseudo-déve- loppement est décrit comme le développement et, de nouveau, le monde blanc est invité à admettre que c'est du développement, mais naturel lement un 'développement africain'.» 41 Yacouba Konate Le pendant de cette philosophie au rabais c'est cette autre qui évitant de se rendre compte qu'elle a un contexte et que seuls les contextes don- nen t une tessiture aux textes de la pensée, se forclôt sur la litanie de préfé- rence ja rgonnan te des propositions générales invérifiables. Qu 'un profes- seur de philosophie élabore sur l 'art en général et de préférence sur l 'art chez Platon ou chez Hegel, qu'il s 'engage dans «les déserts glacés de l'abs- traction» pour deviser en bonne compagnie sur des idées générales, des notions et des concepts; qu'il se fasse «phonographe», citant ses maîtres en grec, en latin, en allemand en at tendant de penser par cœur en anglais. Il fera très philosophe. Mais ce philosophiquement correct, ce ronronnement qui donne l'impression d 'une machine qui fonctionne, les moteurs qui tour- nen t ronronnen t n'est-ce pas, cette musiquette des pensées qu 'on n ' a pas pensées et qu 'on agite, à la limite cela peut-être faire de la philosophie, mais très certainement ce n'est pas encore philosopher. Descartes en conviendra: garder les yeux fermés sur notre contexte pour se laisser conduire par des yeux autres ouverts sur un autre temps et un autre contexte, n 'est pas phi- losopher. C'est encore moins être moderne et nous ajoutons, tout au plus ce serait philosophier. Parce que les arts africains n 'on t à liquider ni passif ni mauvaise cons- cience de ce type, ils vivent leur africanité sans le poids du regard extérieur et sans zèle, sans triomphalisme et sans auto-proclamation. Par conséquent, ils accèdent plus sereinement à l'universel exprimant leur différence sans entrer dans la logique conflictuelle de la réfutation. Les bronzes d ' Ifé sont universels, les sculptures baoulés et sénoufos sont universelles, les musiques madingues, zaïroises sont universelles. Vous l 'aurez remarqué, on parle des «bronzes d'Ifé», pas de lguégua, sculpteur à Ifé au Xllè. On ne parle pas davantage du maître de la croix perlée, ni du Maître de la chaîne de Léopard, ni du Maître des casques gra- vés. De chacun de ces fabuleux créateurs du royaume du Bénin au XlVè, il existe des oeuvres de très grande facture. Mais qui se souvient encore d ' eux et comment a-t-on pu oublier leur nom? Pendant longtemps la théorie de l 'art africain aussi bien celle des afri- canistes que celle des africains dont des théoriciens de la négritude Senghor y compris, se pâma devant l 'excellence des œuvres africaines, passant sous silence les noms des artistes. Or pas plus qu'il n'y a pas de science sans sa- vant, pas plus qu'il n y a pas de philosophie sans philosophes, il n 'y a pas d 'ar t africain sans artiste africain et il n'y a pas d'Afrique réelle s'il n'y a pas d'Africains créateurs d'africanités. L'Afrique fantôme c'est aussi l 'Afrique «imaginarisée» de l'extérieur par des gens qui trop apeurés par ce que l'Afri- que réelle aurait pu leur révéler sur eux-mêmes, la mythifie et la mystifie. 42 Art, Philosophie et Modernité: L'Afrique en Effet Si notre mémoire et notre inconscient collectif restent surchargés de personnages et de personnalités qui confrontent les idées qui font l'Afrique, idées diffusées aussi bien par ceux qui se prévalent «d'avoir fait l 'Afrique» pour dire qu'ils ont résidé en Afrique, que par ceux qui comme Hegel la construisent à partir de leur table de travail, si donc nous ne risquons pas d 'ê t re en manque d'Africains «bâfrant, puant, suant», s'il est certain que nous ne serons jamais en panne de guerres tribales, de famines, de mala- dies insidieuses, de dictateurs aux petits pieds rappelant à la fois les intrépi- des commandants de cercle et les roitelets réputés sanguinaires de l'histoire nationale, en revanche, nous pourrions être en panne si nous ne le sommes déjà de sujets créateurs de cultures, de valeurs; de sujets qui par tent à «la conquê t e du m o n d e en tant qu ' image conçue (...); de sujets par qui «l 'homme lutte pour la situation lui permettant d 'être l 'étant qui d o n n e la mesure à tout étant et arrête toutes les normes» (Heidegger), 1962) ; de sujets restaurateurs de la conscience comme Cheikh An ta Diop qui recherchant une médiane entre synthèse et métissage culturels pense que «la plénitude culturelle ne peut que rendre un peuple plus apte à contribuer au progrès général de l 'humanité et à se rapprocher des autres peuples en connaissance de cause.» Nous pourrions manquer d'agents de notre moderni té car être mo- derne ce n'est point être bardé des ustensiles de la modernité, radio, télé, voiture, villa, té léphone et que sais-je encore?, à l 'image des tirailleurs sé- négalais, dont certains étaient ivoiriens, rentrant au village avec gamelle, cuillers, fourchettes, brodequins, treillis, français de tirailleur, toutes cho- ses admirablement décrites par Ahmadou Kourouma (1990) dans Monné, Outrages et Défis. La moderni té ne se donne pas dans des récipients ou des gadgets. C'est une attitude de convocation et de représentation du monde global en mon propre nom; c'est un compor tement qui consiste à rappor- ter le monde au sujet qui le re-fléchit, à nouveaux frais. Ce sujet n 'est plus un vassal soumis à un souverain tout puissant, mais un citoyen, c'est-à-dire un sujet de droits. La moderni té est un acte d'assomption de soi dans le monde et face au monde , tel que le citoyen éprouve sa liberté dans son émancipation de toute tutelle. Un tel sujet ne saurait être un individu, c'est une singularité en ce sens qu'il porte au maximum d'intelligence les aspi- rations d ' une époque autant que ses errances, ses peurs, ses angoisses et ses espoirs. Un tel sujet vaut par ses actes qui doivent en arriver à se décliner au profit de son nom, promu au rang de signature, de marque. Jacques Derrida (1984) montre à la faveur d 'une histoire autour de la déclaration d ' indépendance des Etats-Unis, comment une signature peut en arriver à se faire crédit et se fonder en droit. Jefferson le secrétaire ré- 43 Yacouba Konate dacteur de la déclaration d ' indépendance des Etats-Unis, Jefferson donc par- lant au nom des représentants du peuple américain à proclamer par ladite déclaration souffrait de se voir amendé, corrigé, amélioré, écouté par ses collègues. Franklin pour le consoler de cette désagréable situation lui ra- conte une histoire de chapelier. «Le chapelier, (The Hatter) avait d 'abord imaginé une enseigne (sign- board) pour son magasin. Au dessus, l ' image et en dessus un texte: 'John T h o m p s o n , Hatter , makes and sells hats for ready money ' soit: ' John Thompson, chapelier, fabrique et vend cash des chapeaux' . Un ami lui sug- gère d 'effacer 'chapeaux' . A quoi bon, en effet, puisque 'makes hats', est bien assez explicite. Un autre lui propose de supprimer 'makes hats', car l 'acheteur se soucie peu de savoir qui fait les chapeaux, dès lors qu'ils lui plaisent (...) Le troisième ami, et Derrida de noter, ce sont toujours les amis qui pressent d'effacer, l'invite à faire l 'économie de 'for ready money' car l 'usage veut alors qu 'on paie 'cash'. Puis, dans le même mouvement , de raturer 'sells hats'; il faudrait être un idiot pour croire que les chapeaux sont donnés ou abandonnés. «Finalement l 'enseigne ne porta qu 'une image et sous le s igne i con ique en f o r m e de c h a p e a u , un n o m p r o p r e , J o h n Thompson» (pp. 29-30). Un oubli du nom propre a pesé sur l 'art et la pensée traditionnels et il mous a paru important de contribuer à le conjurer tout au moins en ce qui concerne les artistes contemporains. Illustrer des noms tels Alpha Blondy, Christian Lattier, Frédéric Bruly Bouabré, Keita Fodéba, Souleymane Keïta, comme des moments critiques de la culture africaine, c'est situer quelques enjeux: de notre modernisation. Devant les noms ci-dessus certains pour- raient faire la moue et comme le héron de la fable dédaigner: est-ce là le dîner d ' u n héron ! Du menu fretin tout ça. A ceux là nous dirons: êtes vous certain de ne pas donner dans le réflexe du valet de chambre don t parle Hegel après Kant et en vertu de sa qualité de domestique ne voit que le côté domestique des personnages? Certes l ' important n 'est pas d'avoir un nom mais de l'avoir bon et comme le dit le griot «une belle chemise se prête, se prête un beau pantalon, mais un bon nom ne se prête pas». Par ailleurs, à f lanquer les noms de nos pères fondateurs de noms de philosophes, de sociologues, bref de noms de personnes curieuses des cho- ses de l'esprit, on indique que le temps des fondateurs en politique, en art ou en philosophie d'ailleurs est dépassé depuis le temps où la raison hu- maine dut renoncer à atteindre la pierre de touche. En même temps qu'elle reconnaissait ses limites à fournir les raisons suffisantes, la raison humaine depuis au moins le XlXè, a tiré les conséquen- ces de ce que «ce qui nous donne à penser c'est que nous ne pensons pas 44 Art, Philosophie et Modernité: L'Afrique en Effet encore (Heidegger)»; que ce qui nous donne à ordonner, à mettre de l'or- dre c'est le chaos; «que la bêtise (non pas l 'erreur) constitue la plus grande impuissance de la pensée, mais aussi la source de son pouvoir dans ce qui la force à penser» (Deleuze, 1968). Par ailleurs, f lanquer les noms propres d 'une Afrique larmoyante de ceux d ' u n e autre chantant , sculptant, inventant, créant , c 'est disposer d 'autres modèles à côtés du modèle hégémonique du politique. Ou i j eunes gens, on peut respirer en Afrique sans entrer en politique. Point n 'est be- soin d'avoir un grand nom. Au demeuran t on sait que les noms comme d'ailleurs les fétiches peuvent «se gâter». Le nom n'est pas un fétiche et il arrive qu 'on en change le contenu et la forme. L'identité non plus n 'est pas une essence mais une existence, une construction. Tout comme on n ' a pas à rester l ' identique de sa photo, on n 'a pas à se murer dans une identité identique. La moderni té c'est ainsi la faillite de la représentation comme identité et l ' invention de l 'identité de la non-identité. La moderni té porte une exigence de rupture. En cela, elle induit une crise des identités. Dans le même temps, elle recouvre d 'un voile de transparence et de stabilité, le mouvement irrépressible des exigences et des sensibilités nouvelles qui la t ransbordent et qu'elle recycle et rebaptise en modernités. Le dernier aspect de «la politique du nom» ainsi esquissée tient à l'ur- banité. Les artistes ci-dessus mentionnés sont comme par hasard des citadins. C'est le lieu de remarquer que pendant trop longtemps, la philosophie dite africaine a tourné autour tout en restant dehors... De plus en plus raidie sur son statut philosophique et sur son africanité, elle ne trouva que très rare- ment un chemin assuré à l'intérieur. Wolé Soyinka dirait: Elle en oublia de bondir. Et à ne pas conduire à l ' intérieur de la philosophie, cette insistance proprement méta-philosophique a sous-développé la philosophie africaine, la définissant comme une philosophie dont l'existence est à elle-même pro- blématique. La philosophie dite africaine se fourvoya aussi sûrement qu'elle se chargea du fardeau absolu de la rectification des bavardages de Kant, et surtout de Hegel et Levi-Bruhl sur l'Afrique. Lorsqu'elle n 'enroula pas in- définiment sa réflexion sur cette critique et son propre statut, elle se recher- cha dans les profondeurs improbables d 'une tradition constituée comme éternelle et chargée de lui projeter l'image rassurante d 'une pensée et d 'une raison bien à elle. Devenu contempteur de traditions, le penseur ne s'éveilla pas à la vérité selon laquelle «ce n'est pas dans les grands bois ni dans les sentiers que la philosophie s'élabore, mais dans les villes et dans les rues, y compris dans ce qu'il y a de plus factice en elles» (Deleuze, 1969). Cela dit, nos communications sont écrites et dites en français, avec des citations en anglais sans oublier les nombreux philosophes allemands convoqués et com- 45 Yacouba Konate mentés. Or il reste que le j ou r où il nous sera donné de nous acquitter de nos devoirs en langues nationales africaines, nombreux seront les haut-pen- seurs et les haut-parleurs qui perdront et leur logique et leur voix, et à ne point douter, des philosophes se retrouveront dans les petits souliers des philosophieurs. Parti pour discuter d 'ar t et de philosophie en Afrique, voilà que par endroits et no tamment devant le besoin d'illustrer des idées par des expé- riences vécues, le «je» a refait surface. J 'ai dû parler sinon de moi-même du moins de mes recherches et j 'a i parlé en mon nom propre. D'aucuns ont pu penser que j e voulais en faire une marque, une signature, un peu comme le chapelier. Ce que nous faisons chacun, ce à quoi nous consacrons notre vie et que nous visons à étayer par nos réflexions et nos engagements, ne gagne-t-il pas en clarté lorsque nous la proclamons à haute voix? Par ailleurs, j e voudrais méditer avec vous ce passage où Nietzsche détruisant la fausse massivité de son moi écrit: j e pense que je suis trop impie pour croire en moi même, j e ne parle jamais aux masses. Pour tenter de «ranger» toutes les hypertrophies du moi «au magasin des accessoires», on peut également suivre Sartre jusqu 'aux derniers mots des Mots au moment où l 'auteur se définit comme «un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n ' impor te qui» (Sartre, 1963). S ' interroger à haute voix, ici et main tenant suppose donc que l 'expérience singulière des recherches de l 'officiant qui ne croit pas trop en lui-même, rencontre par endroits l 'expé- rience de chacun. J 'espère avoir disposé dans ce laps de temps qui m'étai t imparti quelques thèmes, quelques problèmes tendant à prouver qu 'on peut parler en son nom propre, à propos d 'un contient entier, tout en contribuant à la clarification de la conscience de soi d ' une époque, l 'époque du village planétaire. Bibliographie Alain.- Système des beaux-arts, (Ed Gallimard, Paris, 1926). Deleuze (Gilles, 1968). - Différence et répétition, (P.U.F, Paris), p. 353. Deleuze (Gilles, 1969). - Logique du sens, (Ed. de Minuit, Paris), p. 307. Derrida (Jacques, 1984) . - Otobiographies, l'enseignement de Nietzsche et la poli- tique du nom propre, (Ed. Galilée) pp. 29-30. Descartes (1637).- Les Principes de la Philosophie, (Préface), (Ed. Gallimard, Paris). Dozon (Jean Pierre, 1995). - La cause des prophètes. Politique et religion en Afri- que Contemporaine, (Seuil, Paris), p. 152. 46 Art, Philosophie et Modernité: L'Afrique en Effet Heidegger (Martin, 1962), Chemins qui ne mènent nulle part, ( Ed. Gallimard, Paris), p. 123. Habermas (Jürgen, 1985), Le discours philosophique de la modernité, (Gal- limard, Paris), p. 9. Kabou (Axelle, 1991).- Et si l'Afrique refusait le développement, (L'Harmattan, Paris). Manguelle (Etounga, Daniel, 1991). - L'Afrique a-t-elle besoin d'un programme d'ajustement culturel? (Ed. Nouvelles du Sud, Paris). Nietzsche (1908 ). - «Pourquoi je suis un destin» in Ecce Homo, (Gonthier, Paris). Oruka Odera (Henry, 1972). - «Mythologies as African Philosophy», East Africa Journal , Vol. IX, n°10, octobre 1972, trad par Grâce et Paulin Huntondj i et publié sous le titre de Mythologies et Philosophie Afri- caines, Conséquence, n° l , janvier-juin 1974. Sartre (1963). - Les Mots, (Gallimard, Paris). 47