Filozofski vestnik Les pouvoirs des desirs indicibles The Powers of the Unsayable Desires Sous la direction de | Edited by Jean-Pierre Marcos Jelica Šumič-Riha XXXI | 2/2010 Published by | Izdaja Institute of Philosophy at SRC SASA Filozofski inštitut ZRC SAZU Ljubljana 2010 CIP - Kataložni zapis o publikaciji Narodna in univerzitetna knjižnica, Ljubljana 130.2"20"(O82) Les POUVOIRS des desirs indicibles = The powers of the unsayable desires / sous la direction de, edited by de Jean-Pierre Marcos, Jelica ŠumiC-Riha. - Ljubljana : Institute of Philosophy at ZRC SAZU = Filozofski inštitut ZRC SAZU, 2010. - (Filozofski vestnik, ISSN 0353-4510 ; 2010, št. 2) ISBN 978-961-254-242-9 1. Vzp. stv. nasl. 2. Marcos, Jean-Pierre 253564160 Sommaire / Contents Filozofski vestnik Les pouvoirs des desirs indicibles / The Powers of the Unsayable Desires Volume XXXI | Number 2 | 2010 L'indicible et I'ecriture / The Unsayable and Writing 7 Christophe Genin L'autobiographie dans les etudes culturelles : Parler de soi a-t-il une valeur methodologique ? 27 Jean-Pierre Marcos Aveux et desaveux des voeux inconscients 73 Gilles Ribault L'autre dans l'ame 95 Jelica Šumič Riha L'ecriture mystique ou la « jouissance d'etre » Corps et pensee / Body and Thought 123 Pietro Bianchi The Discourse and the Capitalist. Lacan, Marx, and the Question of the Surplus 139 Sophie Mendelsohn Foucault avec Lacan : le sujet en acte 171 Alexandra Renault Aborder la schizophrenie : de Merleau-Ponty a Harold Searles 189 Samo Tomšič The Invention of New Love in Psychoanalysis 205 Ana Žerjav Oedipus and the Paternal Metaphor 217 Notes on Contributors 219 Abstracts Kazalo Filozofski vestnik Les pouvoirs des desirs indicibles / The Powers of the Unsayable Desires Letnik XXXI | Številka 2 | 2010 Neizrekljivo in pisanje 7 Christophe Genin Avtobiografija v kulturnih študijah: Ali ima govorjenje o sebi kakšen metodološki pomen? 27 Jean-Pierre Marcos Priznanje in zanikanje nezavednih želja 73 Gilles Ribault Drugi v duši 95 Jelica Šumič Riha Mistična pisava ali »užitek biti« Telo in misel 123 Pietro Bianchi Discourz in kapitalist. Lacan, Marx in vprašanje presežka 139 Sophie Mendelsohn Foucault z Lacanom: subjekt in actu 171 Alexandra Renault Obravnava shizofrenije: od Merleau-Pontyja do Harolda Searlesa 189 Samo Tomšič Invencija nove ljubezni v psihoanalizi 205 Ana Žerjav Ojdip in očetovska metafora 217 Podatki o avtorjih 219 Povzetki L'indicible et I'ecriture The Unsayable and Writing Christophe Genin* L'autobiographie dans les etudes culturelles: Parier de soi a-t-il une valeur methodologique ? Parler de soi est une impolitesse, dans beaucoup de cultures du moins. La primaute de I'altruisme sur I'egotisme se congoit aisement d'un point de vue moral ; elle a aussi une portee au plan de la science. Parler de soi se situe generalement entre une postulation a l'universel et une reduction au singulier. On a coutume de tenir l'effacement personnel pour un garant d'objectivite, et, inversement, l'expression personnelle pour une anecdote. Cette singularite peut pourtant donner une chair vive a l'experience commune, contre l'abstraction du concept. D'ou un rapport inverse entre la comprehension et l'extension : la mise entre parentheses du moi1 est censee apporter la condition de possibilite d'une generalisation, et inversement la libre expression du moi est censee presenter une densite humaine et sensible dans laquelle chacun peut se retrouver. Les sciences humaines, ayant pour objet la multiplicite et la variabilite humaines, s'appuient sur toute une tradition du parler de soi : recits de voya-geurs, carnets de route, recits de vie, relations d'experience, itineraires affectifs, etc. Autant de formules pour dire que le sens humain est un chemin de rencontres vecu par une personne croisant d'autres personnes. L'intelligence d'une hu-manite ne saurait ainsi jamais eluder la situation personnelle de l'observateur. Un savoir sur l'homme etant situe dans le cours de vie d'un homme, on pourrait avoir tendance a delegitimer un tel savoir dont la validite serait justement re-duite a son seul enonciateur : « c'est toi qui le dis ! » ; ou encore « parle pour toi ! ». Sous-entendu : une experience intime n'est ni generalisable ni communicable, non seulement parce qu'on ne peut jamais se mettre effectivement a la place de l'autre, du fait du principe d'individuation, mais encore parce que la parole de l'autre est toujours suspecte d'erreurs, de lacunes, d'ajouts, d'illusions, d'imaginations, d'interets ou d'arrieres pensees qui rendent indecise sa valeur de verite. 1 Du moins du moi contingent, si tant est que la reduction eidetique du moi contingent a un moi pur n'est pas qu'une rhetorique mais un exercice critique effectif. * Universite Paris 1 Pantheon-Sorbonne 7 Est en jeu ici le partage d'experiences, pris dans un dilemme. D'un cote, on denigre une pretention a l'universel au nom du relativisme, selon lequel la pluralite des vecus, relative a une histoire, a une geographie, a une culture, a la constitution d'un observateur, interdirait toute possibilite d'experience commune. De l'autre cote, on denigre ce meme relativisme en le prenant au mot, tout vecu restant limite a la stricte sphere de l'individu, interdisant toute possibilite d'experience commune. Une sortie mediane de ce dilemme consisterait a dire qu'un recit de vie vaut plus ou moins pour plus ou moins de personnes selon ce que chacun y retrouve. Inutile d'etre grand clerc pour voir l'aspect non scientifique d'une telle conclusion, le plus ou moins relevant, comme le notait Aristote, de la jugeote ou de l'opinion liee aux affaires courantes. Nous aimerions montrer ici que les etudes culturelles (cultural studies) appor-tent un nouveau statut a l'autobiographie, qui, loin de ruiner toute pretention a l'objectivite et hors du dilemme signale, apparait au contraire comme une des conditions reflexives et critiques des sciences humaines. Les etudes culturelles ne forment pas une discipline averee, pas plus que les etudes filmiques, les etudes africaines ou les etudes cartesiennes, meme si, de ci de la, une epistemologie s'elabore. Ce n'est guere plus une constellation de disciplines qui convergeraient a l'unisson. Elles forment un faisceau de competences, un car-refour de disciplines pour « rendre un autre futur possible » comme dit Lawrence Grossberg (making another future possible), ou pour « ouvrir le champ des possibles » selon Judith Butler2. C'est un « champ interdisciplinaire qui regroupe des centres d'interets ayant un sujet commun, la culture. Ce sujet est assez large et de sens suffisamment vague pour attirer quasiment toutes les disciplines des sciences politiques, sociales et humaines, de la philosophie a la semiotique, en passant par la psychologie, la sociologie, l'anthropologie, l'histoire de l'art ou la critique litteraire. Outre un croisement de disciplines, qui apporte une mutuali-sation des competences sur un sujet labile et mobile, elles apportent de nouvelles methodes (autobiographie, statut de l'observateur participant) et un nouveau traitement d'anciens champs de la philosophie sociale. 2 Judith Butler, Trouble dans le genre, trad. Cynthia Kraus, Paris, La Decouverte, 2005, p. 26. 3 Graeme Turner, British cultural studies, 3e edition, London, Routledge, 2003, p. 9. 8 Nous aborderons done divers cas du parier de soi pour en etablir differents statuts epistemologiques, ce qui permettrait de cerner les etudes culturelles de fagon plus conceptuelle. Breve genese d'un genre L'autobiographie est ordinairement tenue pour un genre litteraire, non scienti-fique. Autant parler de soi, a la premiere personne, est legitime dans les investigations de l'ame humaine - c'est meme ce qu'on nomme le lyrisme ou l'elegie -, autant cela est estime impertinent dans les sciences de la nature et des relations logiques. Pourtant une telle dichotomie, au sein du logos, entre litterature et logique, entre parole charmeuse et parole raisonneuse, merite d'etre affinee. Prendre la parole en son nom propre, ou encore signer son ffiuvre en s'en declarant l'auteur, fut une revolution du VIe siecle avant J.-C. En Egypte, en Perse et en Grece archaiques, une production etait signee par le commanditaire ou le maitre d'ffiuvre. Seule la parole d'autorite - le roi ou le pretre - avait voix au chapitre. L'artiste etait un porte-parole dont le metier consistait a celebrer une souverainete, l'origine d'une puissance. Comme thuriferaire ou truchement, ce porte-parole etait, pour partie, investi par cette souverainete d'origine divine. Ainsi, il etait estime etre habite par un daimon ou un genius qui faisait qu'il n'etait pas maitre de sa parole, donnee par cette instance demonique. L' « inspiration » designe aujourd'hui encore ce processus de possession de l'artiste par un esprit qui parle en lui, malgre lui, par-dela lui-meme. L'histoire attribue a Simonide la paternite d'un bouleversement culturel. En effet, ce poete serait un des premiers a parler en son nom propre, a parler de l'artiste comme l'origine de l'ffiuvre d'art, qui devient donc un agent souverain. Ce qui, en quelque sorte, rend effective la distinction entre le maitre d'ouvrage (le don-neur d'ordre) et le maitre d'ffiuvre (l'auteur d'une production originale). D'abord, Simonide change le statut du poete auquel echoyait traditionnellement la fonc-tion du souvenir. Il brise le mythe du genie inspire en ramenant la memoire du recitant, non pas a une possession divine, mais a une technique de memorisation. La mnemotechnie induit un desenchantement de la poesie : elle n'est plus le charme d'un inspire transportant les auditeurs par et vers le monde des dieux, 9 mais un protocole etabli par un professionnel de la celebration. Par consequent cette authentification profane, et non plus sacree, merite salaire. Ensuite, passant du statut de vocation inspiree a celui de metier acquis, l'art devient mercenaire, puisque tel poete est meilleur que tel autre, c'est-a-dire plus habile, plus ingenieux, etc. Le commanditaire n'est plus exclusivement le pouvoir politique ou religieux, mais egalement le pouvoir economique. De riches marchands peuvent se payer les services d'un poete renomme, ce qui n'effraye pas celui qui loue les courtisanes dont les mariniers s'offrent les amours4. D'ou enfin, une attitude reflexive : le poete se reconnait, se fait connaitre par une mention de soi par soi. Il s'illustre lui-meme, ce qui acheve le desenchantement des autorites consacrees, puisque celles-ci ne s'illustrent que par l'artefact de leur faire-valoir qu'est le poete. Certaines epigrammes de Simonide sont explicites. Mentionnons en une : « Qui est celle-ci ? - Une Bacchante. - Qui l'a sculptee ? - Scopas. - Qui l'a fait delirer, Bacchos ou Scopas ? - Scopas. »5 On ne saurait mieux dire que la fureur bacchique n'est pas une possession, ou une action du divin, mais un prestige, c'est-a-dire un effet d'apparence du au talent de l'artiste. Citons enfin : « Ceci est le sauveur de Simonide de Ceos ; il etait mort, et pourtant au vivant il a rendu service pour service »6. C'est une fagon pour le poete de payer sa dette envers un mort qui, parait-il, l'avertit d'un danger par un reve premoni-toire, comme une maniere explicite de dire que la memoire d'un homme depend directement du poete qui loue son passe, au point d'ailleurs que ce distique rend anonyme la memoire de celui qu'il devait honorer et mentionne l'artiste lui-meme par lui-meme. 10 Simonide n'hesite pas a se mentionner, soit pour dire que le souvenir d'une j eune defunte depend de son art, soit pour louer ses propres victoires7. 4 Simonide, Anthologie palatine, t. II, livre V, 159, trad. A.-M. Desrousseaux, Paris, Belles Let-tres, 1928, p. 75. 5 Simonide, Anthologie palatine, Anthologie de Planude, t. XIII, fragment 60, Belles Lettres, traduction Robert Aubreton, 1980, p. 104. 6 Anthologie palatine, t. VII, 1-363, fragment 77, Belles Lettres, p. 90. 7 « Cinquante-six fois, Simonide, tu as gagne soit un taureau soit un trepied, avant de consa-crer ce tableau : cinquante-six fois, apres avoir instruit un gracieux chffiur d'hommes, tu es monte sur le char brillant de la Victoire glorieuse. » in Anthologie palatine, t. III, livre VI, 213, trad. P. Waltz, Paris, Belles Lettres, 1931, p. 111. Il ouvre par la meme une dimension d'autoreference dans l'activite artistique, la reflexivite de l'artiste dans son reuvre, ayant divers degres et modes de manifestation8. Par ce retour de l'artiste sur lui-meme, par son rappel dans l'reuvre, divers types d'incrustations refractaires font en partie de l'reuvre une image de soi ou une image d'elle-meme, l'expression d'une identite artistique pouvant troubler la qualification reconnue ou reputee d'une reuvre, avec des dissonances entre la signification annoncee ou declaree de l'reuvre et ce que l'analyse de ses composantes pouvait produire comme interpretation. Des lors, l'art comme parole de verite se scinda en deux conceptions. D'un cote, un art quasi anonyme, le poete n'etant que le porte-parole d'un dieu, sorte d'ex-ception humaine, hors commerce. Ce que Pindare resume par un exorde fameux : « Donne ton oracle, Muse, je parlerai en ton nom »9. D'un autre cote, un art identifiable, le poete signant ses reuvres, et s'integrant au commerce des hommes. Ce qui deviendra sous la plume d'Aristote10, puis de Kant11, l'opposition entre l'art liberal et l'art mercenaire. On sait, a travers les ecrits de Platon12, a quel point la de-sacralisation de Simonide troubla cette conception traditionaliste de l'art, selon laquelle les artistes se devaient de perpetuer une memoire, de repeter un unique canon sacre pour celebrer les dieux au nom de la verite et de la sagesse, au lieu d'innover et d'inventer de nouvelles regles pour plaire au commun des mortels. Socrate aura beau denigrer ce salariat de l'inspire comme une « prostitution », rien n'y fera, le processus de desenchantement sera irreversible, meme s'il eut des intensites diverses dans l'histoire de la culture occidentale. Encore faudrait-il distinguer divers cas dans le genre parler-de-soi. Contentons nous ici de simples notes. Le lyrisme, l'elegie, ont toujours ete des formes litte-raires reconnues, car la plainte exprimee appelle une compassion, sentiment hau-tement moral et social13. La confession, les essais font de l'auteur la matiere du 8 Nous avons abondamment traite ce statut du soi dans l'autoreference artistique dans notre ou-vrage Reflexions de l'art, Paris, Kime, 1998. 9 Pindare, ^uvres completes, fragment 150, traduction Jean-Paul Savignac, Editions de la Difference, 1990, p. 559. 10 Cf. Politique, VIII. 11 Cf. Critique de la faculte de juger, §43. 12 Passim ; plus particulierement Lois II. 13 Quand, dans l'Odyssee, Ulysse entend, a la cour d'Alcinoos, l'aede Demodocos chanter ses livre et sont devenus des genres philosophiques a part entiere. L'ego-histoire est une fagon de retracer apres-coup son itineraire intellectuel, de raisonner ses choix, de les ordonner et de les motiver. L'autobiographie sociologique semble plus etre un genre developpe par les culturalistes, tel Hoggart ou Stuart Hall. Parier de soi et discours scientifique Parler de soi a un statut particulier dans le domaine des sciences, selon qu'elles sont humaines ou non. On n'imagine mal Euclide justifiant les Elements de la geometrie en disant que ce sont ses elements, selon son point de vue. Ce n'est que par une formule commode qu'on nomme « non-euclidiennes » les geometries qui ne suivent pas le cinquieme postulat. En geometrie, une definition est une proposition qui expose la propriete essentielle d'une figure ou d'un relation ; un axiome, celle dont l'evi-dence s'impose a tous ; un postulat, celle qui regoit l'accord de la communaute scientifique apres demande ; un theoreme, celle qui est demontree. La geometrie presente ainsi le paradigme de la science par cette abstention de la singularite. Meme s'il peut y avoir une personnalite ou une creativite du mathematicien, par le type d'objets qu'il traite ou par l'elegance de sa demonstration, cela n'engage pas son individualite, c'est-a-dire une singularite comme cas unique et liminal. En d'autres termes, la personnalite du geometre s'efface derriere l'universalite de ses propositions, soit la possibilite pour tout un chacun d'en verifier la vali-dite. Ainsi l'inventivite d'un homme devient le canon possible d'une humanite. On objectera que Poincare parlait de lui-meme et n'hesitait pas a « rappeler des souvenirs personnels » pour « voir ce qui se passe dans l'ame meme du mathe-12 maticien »14. Certes. Mais c'etait pour observer le savant a l'ffiuvre, pour qu'un psychologue puisse mieux apprehender le mecanisme de l'invention mathema-tique. Il distingue ainsi deux types de travaux dans l'ame du scientifique lors de la genese de l'invention. D'abord, le travail parfaitement conscient de l'esprit, avant la trouvaille, par un jeu de tatonnements intellectuels, et, apres cette trouvaille, par la mise en place d'un enchainement de verifications et de conse- exploits passes, il ne peut etouffer ses larmes, ce qui le rend humain au regard du roi et lui donne des indices de son identite. 14 Science et methode, « l'invention mathematique », Paris, Flammarion, 1908, p. 52 sq. quences. Puis, un travail inconscient, toujours encadre par ces deux phases d'ef-forts reflechis. Cette inspiration procure un sentiment de certitude qui peut etre trompeur et qu'il convient donc de verifier apres coup. Cette inspiration survient dans un etat de delassement, voire de semi-hypnagogie. Ce « moi subliminal » opere un crible entre de multiples hypotheses et combinaisons que l'esprit forme machinalement et automatiquement sans les retenir. Poincare pose donc deux questions : comment ce moi subliminal fait-il ce tri, et pourquoi trouve-t-il la bonne solution ? Le mathematicien suit les remarques des psychologues : ce moi retient ce qui af-fecte le plus profondement la sensibilite du mathematicien. Le geometre, homme de raison demonstratrice, est donc profondement travaille par une sensibilite qui parle dans son inspiration. Mais il s'agit d'une sensibilite mathematique : un sentiment esthetique affecte par la beaute des combinaisons mathematiques faites d'harmonie et d'elegance. La sensibilite esthetique mathematicienne est donc ce crible qui ne laisse passer de l'inconscient en travail que la combinaison utile a la theorie. Toutefois elle ne fait apparaitre la bonne combinaison que par un proces-sus de decantation a partir des elements prealablement examines lors du travail conscient anterieur. Ainsi, hors de la discipline exercee par la conscience, cet inconscient subliminal opere en toute liberte des « accouplements inattendus »15. Ä ce point, d'aucuns pourraient croire que Poincare parle non plus du mathema-ticien en general, mais bien de lui seul, interpretant cette « liberte des accouple-ments » non plus selon un moi subliminal, mais selon un moi libidinal. Cette interpretation serait hasardeuse, car « accouplement » a un sens precis dans le langage mathematique (par exemple un accouplement de polynomes, pairing). Et d'autant plus que Poincare decrit un etat subliminal, donc limite ou liminaire, qui, en ce sens, n'est pas hermetique a la conscience, mais signale plutot le moindre degre de vigilance, ou un grand degre de relachement. Ainsi, il peut arriver que dans la contention de son esprit excite par la recherche, le mathematicien s'ob-serve : « on assiste soi-meme a son propre travail inconscient ». Poincare retrouve ici les mots du voyant Rimbaud : « j'assiste a l'eclosion de mes pensees ». Parler de soi releve donc pour ce mathematicien d'une sorte d'etonnement so-cratique devant sa propre capacite d'invention, alors meme que sa volonte s'ex- 15 Idem, p. 65. tenue en vain. Cela releve donc d'un processus d'elucidation de soi, mais ne particularise en rien les resultats scientifiques obtenus. On nomme communement ohjectivite cette possibilite de considerer un objet theorise dans une etude abstraction faite de la singularite de son auteur. Est objective la science qui suspend l'intervention individuelle du theoricien, sa sen-sibilite singuliere, son histoire propre, etc. Que le gypse soit rayable a l'ongle, que la fleur de troene soit odorante ne veut pas dire que mes ongles sont cos-tauds et que mon nez est particulierement fin, mais que cette roche a une pro-priete mecanique identifiable par un geste ordinaire et qu'une interaction chimique existe entre une fleur mellifere et un insecte pollinisateur, l'odeur etant un attracteur et un repere. L'objectivite repond ainsi a une sorte d'ideal de neutralite, comme si les interactions des choses de la nature nous etaient ac-cessibles en elles-memes, a l'instar des relations interconceptuelles des notions mathematiques. On pose donc ainsi l'abstention ou la reserve en paradigme du savoir scientifique comme si elle rendait possible la connaissance absolue d'un objet. C'est en ce sens que, dans le champ historique, Braudel voulut dissocier la col-lecte et l'interpretation des faits du vecu et des engagements personnels de l'his-torien. L'idee meme d'une histoire non evenementielle semblait parer a cette intervention de la personnalite dans l'objet traite. « Observateur aussi detache que possible, l'historien doit se condamner a une sorte de silence personnel », voila la discipline de methode que s'afflige Fernand Braudel16. Un tel « silence personnel » est pourtant eloquent. Cette formule designe en effet, dans le monde chretien, l'exercice spirituel de la priere. L'activite laique de l'historien ne peut donc etre qu'une sorte de silence personnel. De meme que le temps de la priere 14 suspend le bruit des interets et des affaires, de meme l'observation historienne doit suspendre la passion de l'observateur pour son objet. C'est pourquoi Braudel fut le premier a admettre qu'une ruse de sa passion put intervenir dans ses ecrits. Il est d'ailleurs coherent, lui qui voit dans le christianisme la composante majeure de la pensee europeenne, qui l'irrigue, y compris dans l'atheisme, le ra-tionalisme et le laicisme17. Ainsi, par une ruse de la passion, au moment meme ou l'observateur veut suspendre ses appartenances, il les trahit. Cela ne mini- 16 L'identite de la France, Introduction, Paris, Flammarion, 1986. 17 Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud, 1987, pp. 374-375. mise pas la valeur du propos, mais lui donne une origine culturelle, c'est-a-dire une orientation, pour peu qu'on ne confonde pas oriente et tendancieux, ni cadre et partisan. Les sciences de l'homme ou de la culture ne peuvent respecter une telle reserve methodique, car l'observateur vehicule une appartenance inapergue, qui est pourtant sensible aux hommes qu'il a en regard de lui. L'exemple le plus flagrant de pensee par devers soi ou d'intervention malgre soi est donne par Levi-Strauss etudiant les Nambikwara18. Dans Tristes tropiques, l'anthropologue fait un recit de voyage. Il expose ses peregrinations et ses observations sur un mode personnel. C'est pourquoi, comme il l'a souvent dit par la suite, il fut etonne du succes du livre qui, a ses yeux, etait de moindre importance scientifique. Pourtant, il est clair que son voyage fut en un sens une odyssee de la conscience et qu'en revenant sur les conditions de son etude, il abordait des questions de methode en sciences humaines. « L'incident » chez les Nambikwara est significatif. Ce qui fut de prime abord pris pour un incident de la vie quotidienne fut en fait un revelateur d'abimes cultu-rels et d'apories methodologiques. Comme tout anthropologue soucieux de col-lecter des documents serieux, aptes a nourrir ses communications scientifiques et a recevoir l'aval de ses pairs, Levi-Strauss se promenait dans les terres les plus reculees du Bresil avec un equipage comprenant du personnel, des betes et du materiel, pour assurer le voyage, du troc et les observations. Il dirigeait cet equipage. Il donnait des ordres. Il maniait des appareils photographiques et des car-nets de note. Son travail d'ecriture etait rendu possible par la bonne tenue de l'equipage et par le bon accueil des Nambikwara. De son point de vue, son expedition se deroulait bien et permettait de mieux comprendre ces indigenes. En 15 quoi il se leurrait. Car du point de vue des Nambikwara, ce Blanc donnait des ordres. C'etait donc un chef qui avait du pouvoir et son pouvoir passait par une activite inconnue consistant a tracer des gribouillis sur un support bizarre. Le chef Nambikwara interpreta donc cette ecriture qu'il ignorait comme la marque du prestige du chef blanc. Il feignit donc d'etre a la hauteur de son homologue, de connaitre l'ecriture, son usage, son sens, et demanda au Blanc d'entrer dans sa feinte pour qu'il puisse conforter son prestige aupres de ses compagnons. Levi- ' Tristes tropiques, chap. XXVIII « Legon d'ecriture », Paris, Plon, 1955. Strauss se trouva ainsi instrumentalist a son insu parce qu'il importait par inad-vertance le rapport de hierarchisation qu'implique I'ecriture. L'exercice meme de son travail d'universitaire trahissait le statut social d'homme servi par d'autres hommes. L'humaniste qui, de son point de vue, pensait changer de vie, se ren-dre autre pour comprendre les autres, agissait sans s'en apercevoir comme un mandarin. Le pouvoir etant confere par la maitrise des lettres, Levi-Strauss etait charge malgre lui de toute l'histoire de la caste des lettres, et ce qui lui echappait sautait pourtant aux yeux des indigenes illettres. Autrement dit, l'observateur n'est pas un regard exterieur, detache, comme s'il s'agissait d'un espion indetectable, car il vehicule aveuglement sa propre culture. Vouloir photographier des visages ou enregistrer les voix d'hommes vivant comme a l'age de pierre c'est ipso facto garder temoignage d'un etat de l'huma-nite par des moyens qui le detruisent en introduisant une innovation ou une comparaison au moment meme ou on l'enregistre. Une revolution quantique Les etudes culturelles insistent donc sur le fait que l'observation est de facto participative. Sachant que l'observateur est de toute fagon un element intervenant, interagissant avec les observes (car on a affaire a des hommes, donc a des per-sonnes qui ne se livrent pas sans artifice ni arriere pensee), le seul resultat sincere est celui qui expose methodiquement les conditions de cette interaction. Nous avons deja expose le statut de la relativite dans les etudes culturelles, en la distinguant d'un relativisme, susceptible d'induire des paralogismes19. Ce n'est pas le propos ici de developper ce point. Notons toutefois que cette relati-16 vite signifie que toute observation est une dynamique articulant observateur et observe, qui fait intervenir un point de vue, une orientation de l' un et de l'au-tre, une situation dans le temps et dans l'espace, un heritage et des anticipations. Ä titre de prolegomenes, nous proposons de penser ici une analogie entre la revolution conceptuelle de la physique quantique et la critique theorique apportee par 19 Cf. « Les etudes culturelles : une resistance frangaise ? », in MEI, Etudes culturelles et cultural studies, n° 24-25, Paris, L'Harmattan, 2007, pp. 43-55. les etudes culturelles. La physique quantique a etabli les relations d'incertitude, et a aussi introduit une forme d'incertitude globale sur ce qu'on appelle l'objet ou le reel. Au niveau atomique, le reel descriptible parait trouble par l'intervention des instruments d'observation, de sorte qu'une nature en soi semble n'avoir guere de sens. Plus radicalement encore, les resultats des experiences et des calculs sem-blent si paradoxaux pour notre perception naturelle qu'on en vient a supposer que le reel ne serait en fait qu'une construction des concepts que nous projetons sur le monde. En d'autres termes, la physique quantique met l'ontologie en crise. Par analogie, les etudes culturelles denoncent, non pas l'idee du reel en lui-meme, mais la realite d'un standard ou d'un pattern d'humanite a l'aune duquel les hu-manites effectives seraient ordonnees et subordonnees. Ces etudes ont en commun de denoncer des hypostases de l'humanite. Prenons l'exemple de la race (race studies). D'Aristote a Heidegger, en passant par Kant ou Hegel, Nietzsche ou Renan, le concept de race a ete traite par les philosophes pour distinguer dans l'humain en-tre ce qu'il y avait d'universel et ce qui relevait du specifique, et pour etablir une Hierarchie entre civilisations. D'ou la production d'essences tragiquement inhu-maines : le Frangais, l'Allemand, le Negre, le Maure, l'Asiatique, etc., comme si des faits historiques, relates avec plus ou moins d'exactitude, exposaient la nature ad eternam de tel ou tel membre de l'humanite, destine a etre la conscience du monde ou, inversement, l'exemple d'inculture. La geographie de l'esprit hegelienne fut le corollaire d'une politique europeenne de colonisation comme appropriation de l'au-tre20. Inversement, les cultural studies sont le corollaire d'une politique de decolonisation, dans la mesure ou elles en pensent la negativite dialectique et historique, tant l'acces des ex-colonies a l'independance, que l'importation de toutes les par-ticularisations du monde dans l'Europe, par ses politiques de rapatriement, d'asile, d'immigration, qui en troublent l'identite presumee. Comment circonscrire ces etudes culturelles sans en trahir la diversite ni etre accuse de tentative hegemonique ? Elles pourraient etre envisagees comme une critique des arguments d'autorite et des sieges de pouvoir, une critique theorique et appliquee de I'ordre etabli. 17 20 Cf. La philosophie de l'esprit, Add. § 393- Add. § 394, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 419 sq ; Principes de la philosophie du droit, § 248 et add., trad. Robert Derathe, Paris, Vrin, 1982, p. 253 ; Legons sur la philosophie de l'histoire, Introduction, Paris, Vrin, 1970, p. 71. 18 Cet ordre etabli s'entend en quatre sens : - les relations d'ordre (taxis), les relations de hierarchies entre les hommes comme entre leurs representations ou leurs connaissances ; au premier chef une critique de la relation d'ordre politique constituant ce que Gramsci nommait « hegemonie » ; - les principes de classification (genos) ou de rangement qui decoulent des priorites ou superiorites definies par les relations d'ordre ; de sorte que s'ensuivent des genres majeurs et des pratiques mineures, des grands genres qu'il convient d'admirer et des mauvais genres qui ne meritent pas l'attention ; - les multiples formes d'autorite sociales et politiques (arche) qui produisent des injonctions, des incitations, des inflexions affectant les connaissances et les actions ordonnees par ces hierarchies et ces classifications ; - des relations d'appartenance ou d'exclusion (apokleisis), entre ces classes, decoulant de cette hierarchisation. Mais identifier une hierarchie, en comprendre la genese, en discuter le bien-fonde, apres tout, n'est-ce pas qu'un scepticisme de plus, voire un simple examen des prejuges, ce qui est l'ordinaire d'un travail universitaire ? Qu'apportent donc les etudes culturelles par la notion de reconnaissance, mis a part une relativisation des regles, des normes ou des canons ? D'abord, au plan de la theorie, l'examen de la validite de nos schemas heuris-tiques que constituent les dichotomies et les genres. Ensuite, au plan de l'ethique appliquee, etablir une capacite d'agir par la mise en place des conditions de dire « je », par la mise en reuvre d'une dignite, c'est-a-dire permettre a des humains sffiurs et freres en humanite de prendre place dans « la sphere publique de l'hu-main »21. Le concept de reconnaissance ne pense pas seulement le desir de soi pour soi par l'accord de l'autre, dont l'reuvre d'art, par exemple, pourrait etre 21 Judith Butler, Antigone, Paris, EPEL, 2003. une sorte de beau faire-part, mais bien une extension de la legitimite a divers modes d'existence possibles, dont l'art est l'exposition risquee, contre toute predetermination22. Reconnaitre une legitimite c'est essayer de faire cesser une souffrance qui n'a pas lieu d'etre pour une joie qui a lieu d'etre. En ce sens les culturalistes donnent la parole a ceux qui ne la prennent pas pour faire entendre des identites dissonantes. Ce « je » n'est donc pas un ego metaphysique, retire des affaires du monde, mais une personne morale assumant sa responsabilite dans le tissu vivant de ses attaches sociales. Dire « je » s'applique egalement au chercheur dont l'exigence critique doit l'inclure lui-meme dans une sociologie de l'intellectuel pour que ses appartenances insensibles deviennent apergues. Ce qui met en place quatre cas de figures quand un chercheur prend fait et cause pour tel ou tel groupe humain neglige. Il peut en etre issu. Il en devient alors l'interprete aupres de ceux qui sont d'au-tres milieux. C'est ainsi que Hoggart theorisa son propre statut de declasse (ou de surclasse, passant du milieu ouvrier au milieu universitaire), mettant en abyme sa propre situation lui permettant de comprendre de l'interieur le sens des men-talites populaires comme de saisir egalement de l'interieur les resistances des classes aisees et cultivees a cette dite sous culture23. Il peut se considerer comme adopte par ce groupe. Il en devient alors le defen-seur. Levi-Strauss, marque par les marques d'amitie et d'intimite que lui temoi-gnerent telle ou telle tribu n'eut de cesse non seulement d'exposer les raisons qui animent leurs pensees mais encore de critiquer les concepts occidentaux qui mutilent l'humanite24. 19 Il peut vouloir rendre justice a un groupe qu'il estime spolie, par humanisme ou philanthropie. Il devient alors un sage, arbitre entre une culture dominante et 22 Citons le cas du blues dont le rythme derive de la cadence des travaux aux champs, exprimant la tristesse des esclaves noirs par les dirty tones (notes sales), qui fut une musique de bricolage avec des bambous, des bidons et des planches, puis une musique de race records (1922), avant de devenir une des formes musicales les plus fecondes du siecle. 23 Richard Hoggart, The uses of literacy, 1957; La culture du pauvre, Paris, Editions de Minuit, 1970. 24 Voir La pensee sauvage, et Race et histoire. une minorite silencieuse. Cesaire et Senghor produisirent ainsi le concept de ne-gritude pour penser une histoire singuliere comme pour pouvoir revendiquer la fierte culturelle des damnes de la Terre, alors qu'eux-memes furent formes au sein de l'elite culturelle. Il peut vouloir depasser les rapports de force frontaux en pensant leurs effets de melange. Il devient alors une sorte de visionnaire des relations humaines. Edouard Glissant par le concept de creolisation du monde produit a la fois une synthese du passe colonial et une mise en perspective de l'avenir de l'humanite. Ces quatre statuts peuvent etre distincts ou confondus. Le meilleur des cas est celui ou un groupe tenu en minorite juridique ou culturelle prend directement la parole. C'est pourquoi les etudes culturelles privilegient le discours a la premiere personne. L'autobiographie methodologique L'observation participative est une sorte d'accomplissement du principe de so-ciologie comprehensive de Weber, qui retient les intentions subjectives des agents de la culture. Le sujet n'est pas ici la personne etudiee ni meme la personnalite observatrice, mais bien l'interaction des deux. Ses intentions ne sont pas seule-ment comprises depuis le passe, depuis une formation acquise, depuis un milieu d'origine, etc., mais depuis la volonte d'arrangements avec une condition pre-sente et de production d'une autre situation a l'avenir. Si la tendance d'un sujet est de repeter son conditionnement25, cela ne signifie pas qu'il est reduit a cela par un strict determinisme social, car des modulations ou des evolutions de situations sont toujours possibles. L'existence meme des penseurs des etudes cul-turelles attestent de cette volonte d'arrachement a sa condition familiale ou naturelle : l'enfant d'ouvrier ou de paysan se fait universitaire, l'homosexuel assume peut theoriser son exigence de reconnaissance26. Cela pose une question de methode dans les sciences humaines et les sciences de la culture : comment une experimentation sur l'homme est-elle possible ? Ce qui releve d'un enjeu ethique : comment agir sur quelqu'un, pour analyser ses 25 En cela il est bien sujet, c'est-a-dire le support d'un assujettissement. 26 Cf. le n°69 de la revue Chimeres (Paris, Association Chimeres, 2009) consacre a Guy Hoc-quenghem. reactions, si on le fait a son insu ? Le savoir resulte alors d'une manipulation, c'est-a-dire qu'il abuse de l'ignorance pour gouverner les consciences. C'est ainsi que des chercheurs en rumeur repandirent une liste de faux produits reputes cancerigenes pour comprendre les vecteurs et vehicules d'extension d'une ru-meur (la fameuse « liste de Villejuif »). La sociologie de l'intellectuel montre que l'intelligentsia n'echappe nullement au processus de la rumeur, et meme la col-porte sans la verifier27. En ce cas on n'hesite pas a tromper, pour voir comment se repand une tromperie. Une experimentation qui ne voudrait pas abuser (d') au-trui se restreint a l'essai : etre pour soi-meme objet d'experience. On objectera qu'il faut distinguer le vecu du connu, l'apprehension immediate de la comprehension methodique et reflechie. Ce n'est pas parce qu'un universitaire a vecu dans sa jeunesse une situation qu'il peut necessairement l'analyser avec pertinence. Soit. Mais, symetriquement, ce qui semble connu peut etre illusoire. L'analyse du corps desirant ou de la caresse par Sartre28 peut nous convaincre par une rhetorique phenomenologique qui donne un lustre methodique et savant a de telles descriptions de notre vie ordinaire. Celles-ci ne correspondent qu'a une observation fort limitee de la conduite sexuelle ou des attitudes de seduction dans le monde car les affects sont constitues socialement. Croyant faire une phenomenologie de la chair desirante (porter son corps contre le corps de l'autre), ce qu'il nomme « Autre » ou « monde » ne raconte en fait que la culture de l'amour courtois. La caresse est ainsi un revelateur existentiel autant qu'elle est une technique du corps29. Autrement dit, les etudes culturelles suivent sur ce point une philosophie du soupgon. Elles constatent ce que Condorcet nommait « les prejuges des philo-sophes ». Prejuges dus non a la malveillance, la ruse ou la perversite, mais a des appartenances inapergues qui conditionnent peu ou prou les reflexions de pen-seurs, malgre eux. Il y a donc une exigence d'honnetete intellectuelle qui fait apercevoir chez l'interlocuteur et chez soi-meme de telles appartenances. Le cul-turaliste parle donc de ce qu'il est, puisque son experience humaine est en communication avec ses sujets d'etude. Ne tombe-t-on pas alors dans le plaidoyer 27 Cf. Jean-Noel Kapferer, Rumeurs, Paris, Seuil, 1995, pp. 120-128. 28 L'etre et le neant, Paris, 1943. 29 Marcel Mauss, « Techniques du corps », in Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1950, p. 363 sq. Voir les travaux d'Edward Hall sur la proxemique : La dimension cachee (1963), Paris, Seuil, 1978. pro domo ? C'est la une objection majeure qui meriterait un traitement debordant le cadre de cet article. L'autobiographie reflexive et critique semble native des etudes cultuelles. Richard Hoggart30 y recourut des The uses of literacy (1957). Il se proposait de compren-dre de l'interieur le sens et les valeurs de ce qu'etait la lecture pour un milieu ou-vrier (roman-photo, magazine de mode, illustres). Il mentionnait le milieu d'ou il provenait, etant une sorte de self made man de l'universite anglaise. Cet ouvrage n'est pas seulement une galerie de portraits ni une sorte de confession litteraire pour se depeindre intimement, comme si la verite etait dans l'aveu, car on sait tres bien que l'ecriture de soi va de pair avec toutes sortes de mises en valeur pouvant user d'une palette de feintes. Mais l'autobiographie a une vertu : elle peut prevenir les prejuges de classe. Hoggart constate en effet que la littera-ture sociologique sur les comportements populaires considere souvent « le peu-ple » comme une population etrangere, pour laquelle il est de bon ton d'avoir de la condescendance, de la compassion, jugee a partir de mythes romanesques (Oliver Twist, Cosette et autre Gavroche) ou a l'aune des criteres de l'intelligent-sia, donc de la classe bourgeoise. Parler de soi c'est donc contrer la prevention des autres. Dans le meme esprit Stuart Hall dut revenir sur sa propre situation de « negre blanc », pris pour un Jamaicain par les Londoniens et pour un Londonien par les Jamaicains. Parler de son experience de soi (an experience of myself) est un effort pour elever la reflexivite a l'acme de son intensite (to attempt to raise one self-reflexivness to the highest maximum point of intensity). Mais etre vigilant a soi-meme (self-aware) comprend l'enorme inconscience de la pensee (the enormous inconsciousness of thinking) qui tient, entra autres choses, a la fagon dont les autres vous regoivent. Il ne se reconnait pas comme un intellectuel caribeen, meme s'il est etiquete ainsi.31 Ayant ete deplace (displaced), passant de la Ja-maique a Londres, il a vecu une dislocation culturelle, due au fait de n'etre jamais proprement d'une culture, de ne pas avoir de chez soi (at home) dans lequel se 30 A Local Habitation, 1918-40, London, Chatto and Windus, 1988 ; 33 Newport street. Autobiographie d'un intellectuel issu des classes populaires anglaises, presentation de Claude Grigon, Paris, Gallimard/Seuil, 1991, p. 288. 31 Cf. http://video.google.com/videoplay?docid=-847138358o282907865#docid=6o855867982 84028608, video d'une conference a l' University of the West Indies, Jamaica, 2008. 22 reconnaitre, etant toujours deplace (out of place), c'est-a-dire renvoye de son lieu de naissance (Jamai'que) a son lieu d'etudes et de travail (Angleterre), et in-versement. D'ou sa volonte de penser, a la suite d'Edouard Glissant, la creolisa-tion du monde, voyant dans la culture creole une tierce composition, ni une culture coloniale repentante, ni une culture postcoloniale perplexe, mais une creation innovante32. Hoggart fit meme de l'autobiographie un genre intellectuel nouveau. Le titre anglais de son autobiographie, A Local Habitation, Life and Times, 1918-40, pre-sente une situation geographique et historique. Quant a l'espace, A local habitation signifie un lieu de demeure, qui marque une topographie et une inscription dans un territoire donne. Il constate une permanence dans un endroit et la frequentation des gens du quartier. Par cette inscription dans une situation, l'observateur est lui-meme circonscrit par ses ap-partenances et ses attaches qu'il expose par sincerite. Cependant ce local n'est pas a interpreter comme un Heimat heideggerien. Ce lieu d'enracinement n'a aucune portee ontologique. Les gens du quartier n'y vivent pas dans une sorte de destin existentiel ni, inversement, dans un deracinement angoissant. Etre d'un quartier resulte d'une condition, c'est-a-dire de donnees economiques, d'une histoire fa-miliale comme d'un statut acquis auquel on se resout sans s'y resigner. C'est une condition dans laquelle on se trouve : on s'y retrouve faute de mieux, on s'en ac-commode somme toute, on s'y decouvre comme capable d'autres possibilites. Mais on peut en sortir, s'en sortir. S'y retrouver et s'en sortir tracent la ligne de vie d'une condition humaine. Local designe du coup les habitus qu'une communaute met en place pour s'ar-ranger avec des contraintes qu'elle ne peut supprimer mais qu'elle peut alleger 23 occasionnellement. Les ouvriers sont pris dans leur condition ouvriere, mais ils peuvent plaisanter sur leur patron, refaire le monde au bistrot, et trouver un re-confort dans une camaraderie. Hommes et femmes, ils organisent collectivement des modalites de micro-resistances, de detournements. Ils introduisent du jeu dans un monde de contraintes, pour recouvrer une aire de liberte. C'est pourquoi les intellectuels, vivant dans des milieux bourgeois, et n'ayant pas a produire 32 Stuart Hall, « Creolite and the process of creolization », in Creolite and creolization, Documenta 11, Platform 3, 2003, pp. 27-41. leur propre existence par la mise en jeu de leur propre corps, ne les comprennent pas, prenant l'ouvrier soit pour un heros des temps nouveaux, soit pour un aliene qui s'ignore33. L'intellectuel bourgeois (pleonasme ?) observe l'ouvrier comme une sorte de bon sauvage pour lequel il veut prendre fait et cause alors qu'il en ignore le monde. Il prend la parole au nom des classes populaires, sans voir que prendre la parole pour l'autre est une maniere de la lui retirer : « il ne faut pas interpreter en termes d'attitudes bourgeoises le comportement populaire »34. La culture ou-vriere distingue entre le « chez nous », ceux qui partagent le meme habitat et le meme ethos et qui s'entre-reconfortent a verifier a chaque instant la realite de ce partage, et « eux », ces autres sans visage dont les manieres les derangent, qui sont sur l'autre rive ou ils savent qu'ils n'accosteront jamais. Quant au temps, le titre anglais marquait une sequence historique precise : 19181940. L'entre-deux guerres. Hoggart nait en septembre 1918, quand le feu des armes cesse, et sa jeunesse cesse quand il est mobilise alors que Londres est en flammes. Ce travail de memoire sur sa jeunesse est pour partie romanesque, pour autant qu'il restitue une vie en acte. Il ne s'agit pas pour autant de legitimer tout acte populaire sous pretexte qu'il est populaire et serait a ce titre essentiellement bon. Hoggart nous presente des visages. Non pas des personae romanesques, mais des caracteres porteurs de decisions et de contradictions inherentes a une classe. L'autobiographie de ce go-between culturel permet donc de prevenir deux illusions : le populisme naif comme l'humanisme abstrait. Conclusion Pour un culturaliste, parler de soi est le contraire d'un egocentrisme, puisqu'il 24 convient de traiter reflexivement ses appartenances initialement inapergues en vue de produire une theorie critique des discours normatifs. Et moi-meme, pourquoi fais-je des etudes culturelles ? Parce que je me suis re-connu dans certaines histoires. En un sens, comme Hoggart, je suis un declasse, issu d'un milieu modeste, deplace dans un milieu bourgeois, puis universitaire. 33 La culture du pauvre (1957), « les classes populaires », Paris, Editions de Minuit, 1970, pp. 37-53. 34 Idem, p. 145. Comme ce que pense Hall, je ne me sens aucune racine precise, et je suis un Creole, un Frangais de Madagascar, ne dans une colonie, puis quittant une re-publique independante. Je suis d'une minorite, un gaucher contrarie, pensant l'hegemonie des droitiers35. Surtout parce que ces histoires m'ont conduit a tra-vailler le concept de reflexivite comme processus identitaire, voyant que le rapport entre reflexivite et identite ne se pose pas en simples termes de constitution, comme si l'identite se constituait dans et par la reflexivite, dans une relation bi-naire d'objectivation (entre une conscience et sa realisation), ou d'interlocution (entre une conscience et une autre de rang egal), mais de reconnaissance par une autorite tierce. Celle-ci suit souvent des interpretations constituees (esthe-tiques, historiques, politiques, journalistiques) qui peuvent occasionnellement presenter des formes de prejuges. La liberte s'opere donc au prix d'une decons-truction des representations. 35 Voir notre article « Le gaucher contrariant : critique de l'objet polarise », in Objets et communication, MEI n° 30-31, Paris, L'Harmattan, 2009, pp. 341-351. 25 Jean-Pierre Marcos* Aveux et desaveux des voeux inconscients Ou bien un autre professeur: En ce qui concerne l'organe genital feminin, on a, mal-gre de nombreuses tentations (Versuchungen)... pardon : tentatives (versuche)...1 Introduction : psychanalyse et confession laisser le patient venir aux mots (zu Wort kommen).2 Il est totalement indifferent de savoir avec quel materiau on commence le traitement, si c'est avec l'histoire de vie, l'histoire de maladie [_]. Mais en tout cas de maniere a ce qu'on laisse raconter le patient et qu'on lui donne le choix de son point de depart. On lui dit donc : [_] Communiquez-moi, s'il vous plait, ce que vous savez de vous.3 La presence de l'inconscient, pour se situer au lieu de l'Autre, est a chercher en tout discours en son enonciation.4 Si la psychanalyse s'evertue a se differencier de la pratique religieuse de la confession5, il n'est cependant pas assure qu'elle ne s'inscrive pas, peu ou prou, 1 Sigmund Freud, Legons d'introduction a la psychanalyse, Legon, « Introduction, Les operations manquees », in Oeuvres completes. Psychanalyse. Tome XIV, 1915-1917, Paris, P.U.F., 2000, p. 27. 2 S. Freud, « Constructions dans l'analyse » (1937), trad. frang. in S. Freud, Resultats, idees, pro-blemes, tome II, 1921-1938, Paris, P.U.F., 1987, RIP II, p. 274. Nous retraduisons : « laisse parler le patient a son aise. » 3 S. Freud, « Sur l'engagement du traitement » (1913) in La technique psychanalytique, Paris ; P.U.F., 2010 p. 104. 4 J. Lacan, « Position de l'inconscient », in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 834. 5 Cf. : « -Vous avez dit tout a l'heure : 'Si la religion triomphe, c'est que la psychanalyse aura echoue.' Pensez-vous qu'on aille maintenant chez unpsychanalyste comme on allait auparavant chez son confesseur ? On ne pouvait pas manquer de me poser cette question. Cette histoire de confession est a dormir debout. Pourquoi croyez-vous qu'on se confesse ? -Quand on va chez son psychanalyste, on se confesse aussi. Mais absolument pas ! Cela n'a rien a faire. Dans l'analyse, on commence par expliquer aux gens qu'ils ne sont pas la pour se confesser. C'est l'enfance de * Universite Paris 8 27 28 tout en I'inflechissant, dans une problematique de I'aveu et ce, dans la mesure ou sa tache est « la mise au jour (aufdecken) d'elements caches dans la vie psy-chique. »6 Sans souscrire exactement a la position de Michel Foucault pour qui « la psychanalyse et Freud » apparaissent comme l'un des episodes historiques d'une « formidable mecanique, machinerie d'aveu »7, il nous revient de nous de-mander si la cure analytique est une procedure reglee de « l'aveu du sexe, de la sexualite et des plaisirs sexuels »8 comme une autre, si la ligne que trace Foucault du Moyen Age jusqu'a Freud est bien continue ou si l'histoire longue de l'aveu, « cette volonte d'entendre de l'autre la verite sur son sexe », pour re-prendre un propos d'Alain Grosrichard9, ne connait pas des discontinuites radi-cales, des coupures definitives. Dans l'histoire des « techniques d'aveu » comme des « techniques d'ecoute », la psychanalyse constitue-t-elle un moment histori-quement inedit ou ressortit-elle a une problematique philosophique generale qui articule la question de la subjectivation - de la production d'un « effet-sujet - » a celle des conditions de sa production dont la categorie de « dispositif » decrit et definit la performance? Si le terme de Confessio est bien issu du verbe fari signifiant parler10, et si confes-ser a Dieu revient bien a se confesser a Dieu, a quel titre le regime de parole et d'adresse propre a une cure se distingue-t-il de la confessio, entendue comme confession privee, auriculaire et secrete ? A quel titre le confessus, celui qui re-cueille les aveux se distingue-t-il du psychanalyste ? l'art. Ils sont la pour dire -dire n'importe quoi. -Comment expliquez-vous le triomphe de la religion sur la psychanalyse ? Ce n'est nullement par l'intermediaire de la confession. » (J. Lacan, « Le triomphe de la religion » (29 octobre 1974) publie in J. Lacan, Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, janvier 2005, pp. 78-79.) 6 S. Freud, « L'etablissement des faits par voie diagnostique et la psychanalyse » (1906), in S. Freud, L'inquietante etrangete et autres essais, Paris, Editions Gallimard, 1985, p. 25. 7 Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », juillet 1977, repris in Dits et ecrits, N°206, Paris, Gallimard, tome III, p. 314. 8« Le jeu de M. Foucault », ed. cit., p. 315. 9 Cf. Ibid., pp. 315 et 316. Cf. : « Quand Freud - ou un psychanalyste - ecoute, la maniere dont il ecoute et ce qu'il ecoute, la place qu'occupe dans cette ecoute le signifiant, par exemple, est-ce que c'est encore comparable a ce que c'etait pour les confesseurs ? » (Ibid., p. 317) 10 Le verbe latin confiteor traduit le grec homologeo ou ses composes exhomologeo et anthomo-logeo: etre d'accord, prononcer un meme (homos) discours (logos) : confesser une erreur, pro-fesser une verite. Certes, la categorie d'aveu est bien polysemique puisqu'elle recouvre des situations de discours tres variees dans des contextes differents. Ainsi du cadre peni-tentiel ou judiciaire lorsque la promotion d'une culture de l'aveu se trouve substituee au regime de l'ordalie, dans une confrontation reglee de l'inculpe ou du prevenu face au juge. Cependant, l'articulation d'une rememoration des peches a une pratique verbale ritualisee, dans l'espoir d'une remission des fautes, n'est pas sans provoquer un desir de preciser les limites d'une analogie entre cure psychanalytique et exercices de spiritualite chretienne. Il est ainsi arrive a Lacan par exemple, de recuser l'homologie entre le psycha-nalyste et le confesseur tout en reconnaissant dans les recits de ses analysants une pratique de l'aveu : Mais enfin, il (Lacan parle ici de lui a la troisieme personne, c'est nous qui precisons) est deja dans la psychanalyse depuis assez longtemps pour pouvoir dire qu'il aura passe bientöt la moitie de sa vie a ecouter des vies, qui se racontent, qui s'avouent. Il ecoute. J'ecoute. De ces vies que, depuis pres de quatre septenaires, j'ecoute donc s'avouer devant moi, je ne suis rien pour peser le merite.11 Or, que sont des aveux sans confession ? A quel titre une « talking-cure » peut-elle donner lieu a un pratique de l'aveu ? A n'en pas douter, dans sa version orthodoxe, c'est-a-dire freudienne, la psychanalyse demeure une experience de parole adressee - meme si nul ne peut a priori savoir a qui elle s'adresse effecti-vement et de qui elle parle reellement -, interpretee, dont le principe directeur de libre association doit precisement soustraire le sujet aux malheurs de sa propre vie, lorsque celle-ci se confond effectivement avec la litanie de ses propres repetitions. La regle fondamentale prescrite favorise la survenue de l'idee subite dans le contexte d'une tentative d'elucidation des processus psychiques qui nous 29 determinent et dont nous ne savons rien. Elle suppose l'appartenance de l'en-semble de ce qui peut etre dit ou tu, sous condition de transfert, au regime des rapports de force intrapsychiques eux-memes soumis a des principes de resistance, de deplacement et de condensation. Or, si le regime de parole associatif permet bien aux idees incidentes d'emerger en restituant a la parole son statut 11« Discours aux catholiques » (9/03/1960) in J. Lacan, Le triomphe de la religion, p. 17, souligne par nous. Lacan poursuit en convoquant le motif du secret : « Et l'une des fins du silence qui constitue la regle de mon ecoute est justement de taire l'amour. Je ne trahirai donc pas leurs secrets triviaux et sans pareils. » (Ibid.) 30 d'evenement, un tel regime releve-t-il d'un exercice de I'aveu ? Et que s'agit-il d'avouer sinon de confesser ? S'agit-il d'avouer ses pratiques sexuelles infantiles12, ses fantasmes les plus secrets ? La distinction convenue-en confession on s'accuse soi-meme, en avouant on re-pond a celui qui nous interroge-, demeure-t-elle pertinente dans le champ freudien ? L'obtention des aveux repond-elle a une contrainte therapeuthique ? Enfin, la confession religieuse et l'aveu correspondent-ils a des « modes de sub-jectivation » pour parler comme Foucault, specifiques et differencies ? Une cure de la parole par la parole L'inconscient ne veut rien dire si ga ne veut pas dire ga, que, quoi que je dise, et d'oü que je me tienne, meme si je me tiens bien, je ne sais pas ce que je dis [_] je dis que la cause de ceci n'est a chercher que dans le langage lui-meme.13 C'est comme s'il pensait : Rien que cela ? Des mots, des mots et encore des mots, comme dit le prince Hamlet [_] Il dit meme : « C'est donc une sorte de procede d'enchantement (eine Art von Zauberei), vous parlez et vous chassez ses souffrances en soufflant dessus. w14 L'homme impartial poursuit : « Supposons que le patient ne soit pas mieux prepare que moi a comprendre le traitement analytique, comment lui ferez-vous croire a l'enchan-tement du mot ou de la parole (an den Zauber des Wortes oder der Rede glauben machen), qui est cense le delivrer de ses souffrances (von seinen Leiden befreien soll) ? »15 12 Dont le probleme de la masturbation infantile. Cf. : « Il n'est vraiment pas difficile de deviner (erraten) 1) que le gargon, dans des annees anterieures, s'etait masturbe, qu'il l'avait vraisembla-blement denie (geleugnet hatte) et avait ete menace de lourdes punitions pour ses vilaines habitudes. (Son aveu (Sein Geständnis) : Je ne le feraiplus; sa denegation (sein Leugnen) : Albert n'a jamais fait ga) ; 2° que, sous la poussee de la puberte, la tentation de se masturber s'eveilla de nou-veau dans le picotement aux organes genitaux ; mais que maintenant 3) un combat de refoulement eclata en lui qui reprima la libido et la transforma en angoisse, laquelle angoisse, apres coup, re-prit a son compte les punitions dont il avait ete autrefois menace. » (S. Freud, ^interpretation du reve, VII, Oeuvres completes. Psychanalyse. Tome IV, 1899-1900, Paris, P.U.F., 2004, p. 641). 13 J. Lacan, Le Seminaire, Livre XVIII, D'un discours qui ne seraitpas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p. 44. 14 S. Freud, « La question de l'analyse profane. Entretiens avec un homme impartial », in Oeuvres completes. Psychanalyse. Tome XVIII, Paris, P.U.F., 2, p. 9. 15 Ibid., p. 10. Dans son dialogue imaginaire avec un interlocuteur pretendument impartial, Freud n'hesite pas a accentuer le trait specifique de la psychanalyse : cure de la parole par la parole. Si le dispositif therapeutique de la psychanalyse organise bien une asymetrie de l'echange de paroles entre l'analyste et son patient, il n'en reste pas moins que les places de locuteur et d'interlocuteur permutent effecti-vement et qu'un certain echange de paroles preside a cette relation inedite : Il ne se passe entre eux rien d'autre que ceci : ils se parlent. L'analyste n'utilise pas d'instrument, pas meme pour l'examen, ni ne prescrit de medicaments [_] L'analyste fait venir le patient a une certaine heure de la journee, l'engage a parler, l'entend, puis s'adresse a lui et l'engage a ecouter.16 L'analyste n'entreprend donc rien d'autre avec son patient qu'une stricte relation de parole. Or, si nous soulignons ici l'importance du dispositif, c'est que le sujet ne fait l'experience liberatrice de sa propre parole que lorsque celle-ci se deploie dans un cadre donne et s'ordonne selon une procedure de manifestation du vrai reglee par un rituel precis. Pour se liberer, celle-ci se trouve d'abord soumise a quelques regles. Telle l'obligation qui est faite au patient d'etre « sincere », c'est-a-dire non pas d'etre veridique, mais de ne pas feindre d'ignorer ce qu'il se sait connaitre, ne pas taire ce qui traverse son esprit alors meme que pour de multiples raisons qu'il pourrait donner a posteriori, il prefererait le dissimuler : On l'invite a etre totalement sincere (ganz aufrichtig) avec son analyste, a ne rien re-tenir intentionnellement (mit Absicht1'7) de ce qui lui vient a l'esprit (was ihm in den Sinn kommt) et, par la suite, a passer outre a toutes les reticences (Abhaltungen) qui voudraient exclure de la communication (Mitteilung) bien des pensees ou souvenirs.18 Grammaire de l'aveu il ne va pas du tout de soi que tout savoir, d'etre savoir, se sache comme tel [_] il n'est pas sür qu'un savoir se sache19 16 Ibid., p. 9. 17 Die Absicht: l'intention. Avoir l'intention de dire quelque chose, vouloir dire quelque chose, etre tendu vers quelque chose que l'on veut dire Cf. dans les Etudes sur l'hysterie l'expression das absichtige Vergessen : l'oubli intentionnel. 18 S. Freud, « La question de l'analyse profane », p. 10. 19 J. Lacan, Le Seminaire, livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Paris, Seuil 1991, p. 32. Freud qui a su laisser, sous le nom d'inconscient, la verite parler.20 Mais, « l'exigence de l'analyse (die Forderung der Analyse), qui est de tout dire (alles zu sagen) »21, se heurte tres vite a une volonte farouche, relative ou abso-lue, d'exception. Certes, nous dirons, mais pas tout. Nous ne communiquerons pas a notre therapeute, tout ce que par ailleurs nous savons et auquel nous pen-sons. Le non-dit n'est pas ici l'interdit, mais le retenu ou le reserve. Il se confond avec le dissimule, consciemment, intentionnellement : Chaque homme sait (weiss) qu'il y a en lui des choses (Dinge) telles qu'il ne les com-muniquerait aux autres que de tres mauvais gre (ungern mitteilen), ou dont il tient la communication pour tout a fait exclue (deren Mittelung er überhaupt für ausgeschlossen hält). Ce sont ses « intimites » (Intimitäten).22 Mais, outre que ce chacun sait par devers lui et souhaite soustraire a toute pu-blicite, ou ne consent que tres difficilement a divulguer - soit ce que chacun sait qu'il pense ou fait -, il est une dimension nouvelle que Freud prend soin de sou-ligner et qui concerne cette fois, et bien plus radicalement, ce que chacun d'en-tre nous refuse plus ou moins consciemment, de prendre en consideration. La categorie de « secret » se trouve ici concerner un rapport intime de soi a soi, et re-leve d'une logique de l'auto-dissimulation, en circonscrivant un espace prive soustrait au regard inspectant de l'autre: Il pressent aussi, ce qui signifie un grand progres dans la connaissance psychologique de soi (in der psychologischen Selbsterkenntnis), qu'il existe d'autres choses (andere Dinge) qu'on ne voudrait pas s'avouer a soi-meme (die man sich selbst nicht eingestehen möchte), que l'on se dissimule volontiers a soi-meme (die man gerne vor sich selbst 32 verbirgt), auxquelles, de ce fait, on coupe court, et que l'on chasse de sa pensee (aus seinen Denken) lorsqu'elle emergent quand meme (doch auftauchen).23 20 J. Lacan, « La science et la verite » (1965-66), in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 868. 21« La question de l'analyse profane », ed. cit., p. 11. Cf. : « Si des lors il accepte l'exigence de l'analyse, qui est de tout dire (alles zu sagen), il se laissera facilement gagner par l'espoir qu'un commerce et un echange d'idees (ein Verkehr und Gedankenaustausch), avec des presuppositions si inhabituelles, puissent aussi conduire a des effets (Wirkungen) specifiques. » (Ibid.) 22 Ibid., souligne par nous. 23 Ibid., p. 10. La syntaxe de tels enonces n'est pas evidemment sans poser quelques problemes logiques majeurs. Que signifie ici « ne pas vouloir s'avouer a soi-meme », ne rien vouloir savoir du savoir inconscient, ou encore se dissimuler a soi-meme ? La categorie d'intimite concernant l'espace suppose d'un dedans circonscrit. Freud prend soin de preciser que la pensee se trouve chassee au terme de son emergence. Ce qui revient a dire que l'on refuse de prendre en consideration, de donner toute son importance, de reconnaitre une valeur a la pensee incidente. On s'efforce ainsi, de se separer de sa pensee, c'est-a-dire de dissimuler a soi-meme fut-ce en l'oubliant, ce qui s'est pourtant manifeste a nous. Mais, aussi loin que la division du « propre » soit conduite pour justifier le principe d'une auto-dissimulation plus ou moins reflechie, le secret demeure garde par quelqu'un qui veille. L'opposition de soi a soi definit certes le principe d'un aveu interdit mais ne permet pas encore de penser dans toute sa radicalite, la consequence de l'exigence de tout dire. La psychanalyse ne s'ordonne pas ainsi au seul imperatif de temoigner ou de cacher aux autres et a soi-meme ce que l'on peut ou veut taire parce qu'on le connait. Elle expose certes le sujet a dire ce qu'il ne veut pas avouer ou s'avouer consciemment, mais egalement a confesser a l'adresse d'un autre ce qu'il ignore lui-meme de lui-meme. L'aveu est ainsi, pour un sujet donne, une maniere de parler a quelqu'un de ce qui le traverse et qu'il decouvre precisement en parlant sans toutefois toujours le reconnaitre. Parler « de », « a » telle est donc la structure communicationnelle elementaire de l'aveu qui de ce fait, se distingue de toute auto-analyse, ou de toute forme d'in-trospection. On ne se parle pas dans une psychanalyse, on s'entend dire, on entend mieux ce que l'on dit en s'adressant a quelqu'un d'autre que soi. De ce point de vue, l'analogie avec l'acte confessionnel est saisissante s'il est vrai 33 que la penitence secrete ou la confession de coeur (cordis contritio) ne suffisait pas et que l' « aveu de bouche » (confessio ori) pour reprendre le terme du De poeni-tentia de Gratien, demeurait necessaire24. Certes, dans l'analyse, il n'y a nulle com-parution devant Dieu par la mediation d'une confrontation avec son intercesseur, mais bien adresse a une figure particuliere dont Lacan presentait ainsi, en son 24 La question reste neanmoins entiere de savoir si c'est l'adresse comme telle - l'oris confessio -et non le verbe seulement interieur, le dialogue interieur de l'ame avec elle-meme pour parler comme Platon, c'est-a-dire deja, la verbalisation des fautes commises fut-elle intimes qui pre-sente des effets confessionnels. 34 temps, les coordonnees : « Temoin pris a partie de la sincerite du sujet, deposi-taire du proces-verbal de son discours, reference de son exactitude, garant de sa droiture, gardien de son testament, tabellion de ses codicilles, l'analyste participe du scribe. Mais il reste le maitre de la verite dont ce discours est le progres. »25 Quoiqu'il en soit, le principe d'une distinction de la psychanalyse et de la confession religieuse demeure pour Freud pertinente au regard d'un critere precis 26: « Je comprends », dit notre auditeur impartial, « vous supposez que tout nerveux a quelque chose qui l'oppresse (was ihn bedrückt), un secret (ein Geheimnis), et en l'ame-nant a l'exprimer (auszusprechen), vous le dechargez de cette pression (entlasten Sie ihn von dem Druck) et vous lui faites du bien. N'est-ce pas la le principe de la confession (Beichte)27, dont l'Eglise catholique s'est servie de tout temps pour assurer sa domination sur les coeurs ? » Oui et non, c'est la seul reponse que nous puissions faire. La confession entre certes dans l'analyse, elle en est en quelque sorte l'introduction. Mais il s'en faut de beaucoup qu'elle ait rejoint l'essence de l'analyse (das Wesen der Analyse) ou qu'elle en ait expli-que l'effet (Wirkung). Dans la confession le pecheur (der Sünder) dit ce qu'il sait (was er weiss), dans l'analyse le nevrose doit en dire plus (soll [_] mehr sagen).28 Precisons d'emblee que la distinction freudienne ne prend pas en compte la sub-tilite de la confession catholique laquelle conduisait le confesseur « par toute une technique d'examen de conscience », a interroger le fidele pour apprendre de lui les peches qu'il ne savait pas avoir commis29. Or, sous le regard de Dieu, le 25 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage » (1953 publie en 1956), in Ecrits, p. 313. 26 Freud mentionne egalement un autre critere de distinction : « Par ailleurs, autant que nous le sachions, la confession n'a jamais deploye la force d'eliminer des symptomes de maladie averes. » (« La question de l'analyse profane », p. 11) 27 Cf. : « Par contre, je puis me representer que vous acquerez, en tant qu'analyste, une influence plus forte sur votre patient que le confesseur sur le confessant, parce que vous vous occupez de lui bien plus longtemps, plus intensement et aussi plus individuellement, et que vous uti-lisez cette influence accrue pour le detourner (abzubringen) de ses pensees morbides, le dis-suader (auszureden) d'avoir peur, etc. » (Ibid.) 28 Ibid., souligne par nous. 29 Cf. Michel Foucault, Les anormaux. Cours au College de France (1974-1975), Paris, Gallimard/ Le Seuil/Hautes etudes, 1999, p. 163 : « ce qui va garantir l'exhaustivite, c'est que le pretre ne !S !S moi du penitent accepte d'etre une enigme pour lui-meme comme l'ecrit si bien Augustin dans Les Confessions : « in cuius oculis mihi quaestio factus sum » (me voila devenu pour moi-meme, sous vos yeux, un probleme). Lorsque J.-A. Miller reprochait a Michel Foucault de relativiser la distinction entre les pratiques et les procedures confessionnelles d'aveu et le protocole d'une cure psychanalytique au regard justement de la question du savoir, le phi-losophe, a tres juste titre, repondait que la distinction freudienne implicite du propos de son objecteur demeurait insuffisante : J.- A. Miller: Dans les procedures d'aveu, on suppose que le sujet sait la verite. N'y a-t-il pas un changement radical, quand on suppose que, cette verite, le sujet ne la sait pas ? M. Foucault: [_] Mais, justement, l'un des points fondamentaux, dans la direction de conscience chretienne, c'est que le sujet ne sait pas la verite. J.- A. Miller: Et tu vas demontrer que ce non-savoir a le statut de l'inconscient ? Rein-scrire le discours du sujet sur une grille de lecture, le recoder conformement a un questionnaire pour savoir en quoi tel acte est peche ou non30, n'a rien a voir avec sup-poser au sujet un savoir dont il ne sait pas la verite. M. Foucault: Dans la direction de conscience, ce que le sujet ne sait pas, c'est bien autre chose que savoir si c'est peche ou pas, peche mortel ou veniel. Il ne sait pas ce qui se passe en lui. Et lorsque le dirige vient trouver son directeur, et lui dit : ecoutez, voila... J.- A. Miller: Le dirige, le directeur, c'est tout a fait la situation analytique, en effet. M. Foucault: [_] Le dirige dit : « Ecoutez, voila, je ne peux pas faire ma priere actuel-lement, j'eprouve un etat de secheresse qui m'a fait perdre contact avec Dieu. » Et le directeur lui dit : « Eh bien, il y a quelque chose en vous qui se passe, et que vous ne savez pas. Nous allons travailler ensemble pour le produire. »31 35 va plus se contenter de l'aveu spontane du fidele, qui vient le trouver apres avoir commis une faute et parce qu'il a commis une faute. Ce qui va garantir l'exhaustivite, c'est que le pretre va lui-meme controler ce que dit le fidele : il va le pousser, il va le questionner, il va preciser son aveu, par toute une technique d'examen de conscience. » 30 Cf. sur ce point : « On voit se former a cette epoque-la (XIIe-XIIIe siecle) un systeme d'interro-gation code selon les commandements de Dieu, selon les sept peches capitaux, selon even-tuellement, un peu plus tard, les commandements de l'Eglise, la liste des vertus, etc. » (M. Foucault, Les anormaux, p. 163) 31« Le jeu de Michel Foucault », p. 318. Plus proche qu'il ne le sait des pratiques confessionnelles religieuses, Freud, soutient neanmoins que l' « essence de l'analyse » ne concerne pas tant la manifestation d'un secret que l'on voudrait dissimuler aux autres ou a soi-meme, que la revelation de ce que nous savons sans savoir que nous le savons, la manifestation d'un savoir inconnu ou insu de nous. Des lors, si l'on ne fait pas l'hy-pothese d'une opacite a soi-meme correlee a un desir ou a une volonte de ne pas savoir, si l'on ne suppose pas un desir ambivalent et contradictoire de continuer a ignorer tout en etant anime d'une volonte de lever le voile du secret, on ne pense pas selon les perspectives que la psychanalyse ouvre. Mais, si la manifestation releve du discours, il reste a expliquer l'exces du dire sur le savoir: « Alors, je ne comprends decidement pas », est-il replique. « Qu'est-ce que cela peut bien signifier (Was soll es wohl heissen) : dire plus qu'il ne sait (mehr sagen als er weiss)? ^*32 Comment puis-je dire ce que je ne sais pas, dire plus que je ne me sais dire, dire plus que je ne m'entends effectivement dire ? Comment peut-on parler sans connaitre tout ce que l'on dit, sans entendre tout ce que nous nous savons consciemment dire? Comment puis-je parler de ce que j'ignore ? Faut-il faire non seulement, comme Socrate dans le Menon, l'hypothese que l'on puisse ignorer que l'on sait et ce que l'on sait, mais egalement avancer que l'on peut ne pas savoir ce que l'on dit s'il nous arrive de dire plus que ce que nous nous entendons dire et que nous pourrions repeter par exemple en disant : « J'ai deja dit que... » ou encore « J'ai bien dit que..., mais pas plus ! » J'ai dit tout ce que j'avais a dire car j'ai dit tout ce que je savais ou tout ce que je 36 pense savoir et il n'y a jamais rien d'autre a entendre dans ce que j'ai dit, ou dans ce que je dis, que ce que je me sais toujours dire. Comme locuteur, je demeure mieux place que quiconque pour savoir ce que j'ai voulu dire. Dans ce cas, l'equi-valence stricte du dit et du savoir est postulee au meme titre que l'equivalence du savoir et de l'entendre. Nul sens de ce que je dis ne m'echappe. Je sais ce que je dis et je sais toujours tout ce je dis en parlant. Nul exces, nul double sens, nulle equivoque, nulle ignorance ne preside a mon dire. 32 S. Freud, « La question de l'analyse profane », p. 11. Pour fonder la these d'un exces de la parole sur le savoir, il faut donc produire l'hypothese d'un savoir insu du locuteur, savoir dont pourtant il temoigne en parlant et ce, tout en pensant en toute bonne foi de rien dire d'autre que ce qu'il (se) croit enoncer, puisqu'il dit bien a celui qui l'ecoute tout ce qu'il pense ou croit savoir : « Si le sujet sait ce qu'il dit, il n'y a pas d'inconscient, pas de dit in-conscient, et le sujet de l'enonciation se confond avec le sujet de la volonte, comme dans la conception instrumentale du langage oü l'on parle pour dire ce qu'on veut, oü l'on dit ce qu'on veut dire. »33 L'insu est donc inoui pour le sujet qui parle et ne trouve son statut de savoir qu'aux oreilles averties d'un interlocuteur attentif, lequel pourrait en pareil cas declarer : « Tu ne sais pas ce que tu dis quand tu t'imagines dire ce que tu penses, tu ne t'en-tends pas dire ce que tu dis » ou encore « tu ne sais pas pourquoi tu dis ce que tu dis car tu ignores de quoi tu parles effectivement. » L'hermeneute suppose donc tou-jours que le discours prononce ou adresse ressorti a une structure intentionnelle, celle-ci fut-elle inconsciente. Meme si le locuteur ne peut pas se rapporter pas the-matiquement a ce qu'il ignore qu'il dit en parlant, il n'en demeure pas moins que l'interlocuteur rapporte toute enonciation a un horizon de signification irreducti-ble. Interpreter revenant ici a supposer, presumer, deviner ce qui sans etre toujours explicitement dit n'en laisse pas moins de se faire entendre, a mots couverts. Le dispositif analytique et therapeutique de la psychanalyse repose ainsi sur la dissymetrie de l'entendement du locuteur et de l'entendement de l'interlocuteur ou de l'auditeur et s'ordonne selon l'hypothese admise d'un sujet suppose pour-tant savoir ce qu'il dit ignorer. La supposition de savoir n'est donc pas simple-ment celle que le patient prete a son analyste34, mais aussi sinon surtout, celle dont le therapeute fait l'hypothese a propos de son patient. C'est ainsi que le comprenait, jadis, Georges Politzer a propos de l'interpretation du reve selon Freud : « l'analyse apprend au sujet ce qu'il ignorait auparavant, par exemple le sens du reve. Seulement, dira-t-on, c'est le sujet qui a reve et c'est lui qui a fourni les elements necessaires a l'interpretation; donc il sait, et comme ce savoir n'est manifestement pas disponible, il sait, mais d'une fagon inconsciente Le sujet affirme ne pas connaitre le sens du reve. On ne veut pas accepter cette 37 33 V. Descombes, L'inconscient malgre lui, Paris, Les Editions de Minuit, 1977, p. 83. 34 Supposition qui n'est pas sans evoquer celle que le croyant prete a Dieu au point de s'inter-roger : est-il necessaire de confesser ses peches a un Dieu omniscient ? 38 affirmation, et on dit que le sujet sait. Et on ne peut, en effet, croire que le sujet ne sait pas, parce qu'on suppose precisement le recit du contenu latent realise.» 35 L'indisponibilite d'un savoir insu par le patient est ainsi postulee par la psychanalyse au titre meme d'une exigence d'intelligibilite du sens de ses propres paroles. L'hypothese de l'inconscient se deploie done dans le registre du savoir. Est in-conscient, ce que la conscience ne sait pas, ce qu'elle ignore et dont il faut pos-tuler l'existence pour reduire l'ecart entre une ignorance apparente et un savoir reel, mais « latent ». La question de l'exces, plus encore que celle de l'ecart, entre contenu latent et savoir manifeste repond a un « schema general » present dans toute l'oeuvre de Freud, justifiant ainsi la traduction lacanienne de l'inconscient, das Unbewusste, par l'insu36. Participe passe du verbe Wissen, savoir, le suffixe wusst precede du prefixe privatif ou de negation Un - qui correspond au an en latin -, substanti-fie ou qualifie de maniere adjectivale ce qui se soustrait au savoir du sujet. Si nous sommes un secret pour nous-memes, l'aveu temoigne qu'il y a toujours plus en nous que nous ne savons. A ce titre, l'experience analytique soumet a une epreuve singuliere et paradoxale. L'analyste suppose que son patient possede un savoir que celui-ci commence par ignorer mais qu'il doit apprendre a decouvrir dans et par l'experience premiere d'une meconnaissance de soi, desormais iden-tifiee. 35 Georges Politzer, Critique des fondements de la psychologie (1928), Paris, P.U.F., 1994, p. 187. Politzer parle du « contraste chez le reveur entre l'ignorance apparente et le savoir 'latent' », et evoque « l'ignorance du contenu latent » (ibid., et p. 161). Cf. : « D'apres ce que nous avons dit jusqu'a present, la nevrose serait la consequence d'une sorte d'ignorance, de non-connais-sance de processus psychiques dont on devrait avoir connaissance. » (S. Freud, Introduction a la psychanalyse, Paris, Payot, 2001, p. 338) 36 Cf. « Lacan a donc mille fois raison de traduire das Unbewusste par l'insu, d'autant plus que le suffixe frangais d'inconscient est diametralement oppose au sens de l'allemand. -scient est un adjectif actif, une sorte de participe present : conscient, etre conscient est deja par soi-meme une activite, un etat de veille tout a fait impossible en allemand. Je suis conscient : Ich bin bei Bewusstsein, je suis en (etat) de conscience : je suis a la conscience [_] L'Allemand parle la de Bewusstsein: « le fait d'etre conscient ». Dans ce mot, sein n'englobe pas, mais convertit le participe passe en nom commun d'etat [_] Il s'agit en tout cas d'un etat et non de cette activite qu'implique le mot frangais conscient ou conscience. » (Georges-Arthur Goldschmidt, Quand Freud voit la mer, Paris, Buchet/Chastel, 1988, pp. 37-38) Le paradigme indiciaire de la psychanalyse37 Ne sous-estimons donc pas les petits indices (die kleinen Anzeichen); peut-etre reus-sit-on, a partir d'eux, a trouver la trace (die Spur) de quelque chose de plus grand.38 Je puis m'imaginer ce qui vous rebute. Mon interpretation inclut l'hypothese que chez le locuteur peuvent se manifester des intentions dont lui-meme ne sait rien, mais que je puis, moi, deduire a partir d'indices.39 Habitue que je suis a porter attention aux petits indices...40 Reprenons de ce point, de vue l' « analogie » qu'etablit Freud entre le « crimi-nel » et l' « hysterique » : Chez les deux, il y va d'un secret (ein Geheimnis)41, de quelque chose de cache (etwas Verborgenes). Mais, sous peine de devenir paradoxal, il faut que je souligne tout de suite la difference. Chez le criminel (Beim Verbrecher), il s'agit d'un secret qu'il connait (das er weiss) et qu'il vous cache (vor Ihnen verbirgt), chez l'hysterique, d'un secret qu'il ne connait pas non plus lui-meme (das auch er selbst nicht weiss), qui se cache a lui-meme (das sich vor ihm selbst verbirgt). Comment cela est-il possible ?42 37 Nous reprenons ici la formule de Carlo Ginzburg dont la premiere occurrence des hypotheses de recherche remonte a 1979 dans un article intitule Spiez. Radiai di un paradigme scientifique (Traces (« Spiez » signifie en italien a la fois indices et espions). Les racines d'un paradigme scientifique). Le paradigme scientifique deviendra un paradigme indiciaire (paradigma indiziaro) dans les reecritures de ce texte seminal. Cf. sur cette question, le livre de Carlo Ginzburg, Mythes, emblemes, traces, trad. frang. Paris, Flammarion, 1989. 38 S. Freud, Lefons d'introduction a la psychanalyse, I. « Introduction, Les operations man-quees », p. 21. 39 Ibid., p. 62. 40 S. Freud, Reponse a une enquete : « De la lecture et des bons livres » (1906), in ^uvres completes. Psychanalyse. Tome VIII, 1906-1908, Paris, P.U.F., 2007, p. 35. 41 Geheimnis renvoie a Heim, le dedans le for interieur. 42« L'etablissement des faits par voie diagnostique et la psychanalyse », p. 20. Cf. : « chez le ne-vrose, il y a secret (Geheimnis) pour sa propre conscience (vor seinem eigenen Bewusstsein), chez le criminel, seulement pour vous (nur vor Ihnen); chez le premier, un authentique non-sa-voir (Nichtwissen), encore que ce ne soit pas vrai dans tous les sens, chez le second une simple simulation de non-savoir (nur Simulation des Nichtwissens). » (Ibid., p. 24) 39 40 Que le criminel sache ce qu'il cache inscrit la categorie du secret dans le registre de la volonte consciente de dissimuler et ne souleve pas de difficulte logique in-surmontable. Si le partage du dicible - ce qui est dit, parle et ce qui est tu -, ne relevait que d'une decision consciente il conviendrait toujours d'avancer que le locuteur sait toujours ce qu'il dit parce qu'il dit seulement et toujours, ce qu'il veut dire et ne dit pas ce qu'il ne veut pas dire. Si a contrario, il peut etre etabli que le sujet ne sait pas ce qu'il veut, il pourra etre demontre qu'il ne sait pas ce qu'il dit. En revanche, pour expliquer qu'un secret puisse faire l'objet paradoxal d'une auto-dissimulation et repondre a la difficulte de penser la condition de possibi-lite d'un secret chez le nevrose qu'il ne sait pas dissimuler, Freud convoque sa theorie du refoulement43. A ce titre, comme l'avait parfaitement compris en son temps Politzer, la problematique de la confession ou de l'aveu, exige pour etre rendue intelligible une theorie dynamique des processus psychiques et notam-ment de la resistance : L'inconscient proprement psychanalytique, c'est donc, non pas cet inconscient qui n'est qu'une ombre, c'est-a-dire l'inconscient « latent », mais l'inconscient vivant, agis-sant, en un mot, l'inconscient « dynamique » que nous sommes forces d'admettre, vu le fait de la resistance et du refoulement [_] Pendant l'analyse le sujet resiste a certaines pensees. Il se defend d'avoir des desirs homosexuels ou incestueux, alors que la presence de ces derniers resulte du reve [_] il ne s'agit pas simplement d'eviter la confession publique d'une chose qu'on sait, car la vraie resistance est anterieure au savoir : le sujet resisteprecisement avant le savoir meme, il fait tout pour que l'analyse ne l'y ache-mine pas : il commence par declarer que rien ne lui vient a l'esprit, fait ensuite des objections contre la methode psychanalytique, la declare fantaisiste, etc.44 43 Cf. : « nous savons grace a de laborieuses investigations que toutes ces affections reposent sur le fait que de telles personnes sont parvenues a refouler certaines representations et certains souvenirs charges d'intenses investissements affectifs (gewisse stark affektbesetzte Vorstellungen von Erinnerungen), ainsi que les desirs edifies sur eux, de telle sorte qu'ils ne jouent aucun role dans leur pensee, qu'ils ne se presentent pas a leur conscience et qu'ainsi ils leur restent secrets a elles-memes (und somit ihnen selbst geheim bleiben). » (S. Freud, « L'etablissement des faits », p. 20) 44 G. Politzer, op. cit., pp. 166-167. s !S !S Il nous importe donc ici de prendre la mesure de la maniere dont le dispositif therapeutique de la psychanalyse parvient a lever le secret, c'est-a-dire conduit un interlocuteur a pouvoir entendre ce qu'un locuteur ne se sait pas dire et ne se sait pas lui dire en lui parlant. Ce que le locuteur ne veut pas dire consciemment ou s'efforce inconsciemment de taire, il lui arrive malgre tout, malgre lui, de l'enoncer sans pour autant qu'il se trouve en mesure de se l'entendre dire. Si les raisons de taire demeurent indisponibles au locuteur, ce dernier recele un secret qu'il ignore posseder et dont il ne veut pas parler : Apres que le malade a raconte son histoire une premiere fois, nous le convions a s'abandonner tout a fait aux pensees (sich ganz seinen Einfällen zu überlassen) qui surgissent en lui et a faire part, sans aucune reserve critique, de ce qui lui vient a l'es-prit. Nous partons donc du presuppose, qu'il ne partage nullement, que ces pensees (diese Einfälle) qui viennent ne sont pas arbitraires, mais qu'elles seront determinees par la relation a son secret, a son « complexe », qu'elles peuvent etre pour ainsi dire congues comme des rejetons (als Abkömmlinge) de ce complexe.45 La these du secret ignore du patient lui-meme, la reference a un « complexe » in-connu fonde la legitimite d'une investigation detaillee du regime discursif du patient. Que dit-il ?, comment parle-t-il ?, hesite-t-il, temoigne-t-il d'oublis, commet-il des erreurs lors de la reproduction du meme recit de reve en soumettant celle-ci a des modifications notables etc. ? Ce n'est qu'en etant attentif au regime singu-lier de parole de son interlocuteur que le psychanalyste pourra etre en mesure d'entendre que quelque chose n'est pas encore dit, tend a etre profere tout en etant encore retenu. Le psychanalyste ne devine pas ce qui est tu, mais entend que quelque chose demeure dissimule au-dela ou en dega de la manifestation de ce qui est dit. La cure par la parole ne peut etre fondee que sur le materiau langagier particulier qu'est la relation d'adresse singuliere du patient. Si le psychana- 41 lyste a su reconnaitre « un mode d'expression usuel », chez son patient, il lui re-vient desormais d'etre attentif aux « ecarts » de langage: Nous avons coutume de considerer tres generalement des ecarts, meme legers (leise Abweichungen), par rapport au mode d'expression (Ausdrucksweise) usuel chez notre malade, comme des indices d'un sens cache (als Anzeichen für einen verborgenen Sinn) [_] Nous sommes precisement a l'affüt chez lui de discours (Reden) oü chatoie la double 5 S. Freud, « L'etablissement des faits », p. 21. entente (Zweideutige), et dans lesquels le sens cache (verborgene Sinn) transparait a travers l'expression innocente (durch den harmlosen Ausdruck).46 Freud n'a eu de cesse de rappeler que « l'on omet habilement de voir les petits indices (die geringen Anzeichen) par lesquels l'inconscient a coutume de se trahir (sich verraten) a la conscience. »47 A ce titre, la psychanalyse nourrit indeniable-ment a l'egard du langage, un soupgon constitutif de son geste hermeneutique, que l'on peut presenter ainsi : « le langage ne dit pas exactement ce qu'il dit. Le sens qu'on saisit, et qui est immediatement manifeste, n'est peut-etre en realite qu'un moindre sens, qui protege, resserre, et malgre tout transmet un autre sens; celui-ci etant a la fois le sens le plus fort et le sens 'd'en dessous'. »48 S'il est vrai que l'indice demeure le signe le moins intentionnellement dirige vers un sens a proposer, la these d'un « sens cache » presuppose la detection et l'inter-pretation ou le dechiffrement d'indices infimes selon les principes d'une gram-maire rigoureuse. L'indice releve ici de la fonction expressive du symptome selon un rapport de motivation qu'il convient d'etablir. Il n'indique pas le feu comme la fumee ou les traces de pas sur le sable selon une connexion causale et un rapport de necessite qui appartient aux sciences de la nature, mais permet une anticipation d'un objet virtuel determine : la visee ou l'intention inconsciente. Le principe d'une lecture symptomale de la parole adressee conduit a decrypter, depister un sens latent autre que le sens manifeste. Chaque sequence signifiante en sa structure, se trouve ainsi plausiblement ordonner au souci de dire et de dedire, de te-moigner et de cacher ou plutot de manifester tout en recelant. Familier de la methode du critique d'art italien Morelli - qui constitue pour lui une reference dans ses travaux de psychanalyse appliquee a l'art, comme Le Moise de 42 Michel-Ange de 1914 -, Freud sait que deviner ou detecter des choses cachees ou secretes requiert de porter son attention sur les ecarts minimalistes du langage. Le principe d'une « double entente » fonde l'hypothese d'une auto-trahison49 du se- 46 Ibid., p. 22, souligne par nous. 47 « Notre rapport a la mort », in Sigmund Freud, ^uvres completes. Psychanalyse, tome XIII, 1914-1915, Paris, P.U.F., 1988, p. 153. 48 Michel Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx »(1967) ) repris in Dits et ecrits, tome I, N° 46, pp. 564-565. 49 Cf. : « Vous interpretez cette perturbation en vous disant que le complexe present chez le sujet en cause est investi d'affect et en mesure de soustraire de l'attention la tache d'avoir a cret puisque le sens cele ou recele parvient neanmoins a se manifester en depit de l'effort que chacun deploie, a son insu, pour le soustraire a toute publicite. Ce qui fut retranche et reserve par restriction verbale devient ainsi involontairement manifeste : En fin de compte, il n'est pas difficile de comprendre qu'un secret soigneusement garde (ein sorgfältig gehütetes Geheimnis) ne se trahit que par des allusions (Andeutungen) legeres (feine), tout au plus a double entente (zweideutige). Le malade finit par s'habituer a nous donner sous forme de ce nous appelons « presentation indirecte » (indirekter Darstellung) tout ce dont nous avons besoin pour mettre a jour le complexe.50 Freud appelle « indices de complexes » {Komplexanzeichen) l'ensemble diversi-fie des faits de discours - telle la « meprise d'ecriture »51 -, qui permettent de mettre un enqueteur donne sur la piste d'un secret dissimule, pour autant qu'il n'est jamais de secret si bien garde ou preserve qui ne soit trahi par le seul fait que nous parlons et ce, quand bien meme nous nous efforcerions consciemment ou inconsciemment, en le taisant, en parlant d'autre chose, d'eviter de le trahir. Sous le nom de « technique analytique », Freud pense ainsi les differents registres de parole de l'analyste, les modalites interpretatives, les styles d'intervention, les propositions de reconstructions plausibles de l'histoire traumatique des patients. Ce faisant, il critique un usage spontane de la pratique analytique dont le principe serait precisement que le patient livrerait sans retenue, ses propres secrets : Une erreur (Irrtum) me semble etre largement repandue parmi nos confreres, a savoir que la technique consistant a chercher les facteurs occasionnant la maladie, et l'eli-mination des manifestations au moyen de cette recherche seraient aisees (leicht) et allant de soi [_] J'entends dire ici et la, a mon grand etonnement, que dans tel ou tel 43 service hospitalier un jeune medecin s'est vu charge par son chef d'entreprendre une « psychanalyse » avec une hysterique. Je suis persuade qu'on ne lui confierait pas pour examen une tumeur qui a ete extirpee sans s'etre auparavant assure que la technique histologique lui est familiere. Il me parvient de meme la nouvelle que tel ou tel confrere s'organise des seances de consultations avec un patient pour proceder avec lui a une reagir; vous trouvez donc dans cette perturbation une 'auto-trahison (Selbst-verrat) psy-chique'. » (S. Freud, « L'etablissement des faits », p. 19) 50 Ibid., p. 23. 51 Cf. : « le mot substitue trahit (verrät)... » (S. Freud, « Les operations manquees », p. 69). cure psychique (einpsychische Kur), alors que je suis certain qu'il ne connait pas la technique d'une telle cure. Il faut donc qu'il s'attende a ce que le malade vienne lui livrer ses secrets (seine Geheimnisse) -ou bien il cherche le salut dans quelque espece de confession ou de confidence (in irgendeiner Art von Beichte oder Anvertrauen). Il ne me sur-prendrait pas que le malade ainsi traite n'en retirat plus de dommages que d'avantages. C'est qu'il n'est nullement aise (leicht) de jouer de l'instrument animique.52 La methode indiciaire de Freud en portant toute son attention aux fragments, aux details isoles, aux rebuts, aux dechets pretendument insignifiants de la vie quotidienne, elargit le champ de la rationalite. Qu'il s'agisse des reves dans L'In-terpretation du reve, des lapsus dans La psychopathologie de la vie quotidienne, des traits d'esprit dans Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient (1905) ou des divers symptomes a priori immotives ou absurdes, Freud s'emploie toujours a restituer leur motivation inconsciente et le contexte psychique dynamique au-quel ils appartiennent. En pretant l'oreille aux legers ecarts differentiels a l'interieur de series apparem-ment homogenes, la demarche psychanalytique identifie des anomalies discretes et rend intelligibles des phenomenes en apparence accidentels, contingents (zufällig), tel l'incident (Vorgang) banal de la parole que l'on impute au hasard (Zufall). Freud apprehende comme des actes symptomatiques (Symptomhandlungen) les divers accidents qui nous semblent seulement fortuits, aleatoires, en les com-prenant a la lumiere de leur « valeur d'aveu », comme des actes de verite. Aveux et vreux inconscients il eprouvait pour lui bien plus de jalousie et de fureur qu'il ne pouvait se l'avouer (als 44 er sich eingestehen konnte)...53 L'extension freudienne du principe de raison - rien n'est sans raison, tout effet procede d'une cause -, a la sphere des actes consciemment manques interdit 52 S. Freud, « De la psychotherapie » (1904), trad. frang. in Sigmund Freud, (Euvres completes, Psychanalyse, vol. VI 1901-1905, Paris, P.U.F., 2006, pp. 51-52. Freud fait ici reference a Hamlet : « Le roi a depeche vers lui les deux courtisans Rosenkranz et Guildenstern pour le questionner et lui arracher le secret (das Geheimnis) de son humeur depressive. » (Ibid.) 53 S. Freud, « Remarques sur un cas de nevrose de contrainte. Extrait de l'histoire de la maladie » (1909), in (uvres completes. Psychanalyse, tome IX, 1908-1909, Paris, P.U.F., 1998, p. 27. d'evoquer le hasard comme principe d'indetermination et permet de penser un certain nombre de faits comme autant d'effets involontaires mais intelligibles : J'ai examine les menus actes manques (die kleinen Fehlleistungen54), tels que l'oubli (Vergessen), le lapsus de parole (Versprechen) et d'ecriture (Verschreiben), l'egare-ment d'objets (Verlegen), et j'ai montre que quand quelqu'un fait un lapsus en parlant, il ne faut pas en rendre responsables le hasard (Zufall), pas plus que de simples diffi-cultes d'articulation et des similitudes phoniques, mais qu'a chaque fois, on peut eta-blir la presence d'un contenu de representations perturbateur (ein störender Vorstellungsinhalt) - un complexe - qui modifie dans son sens a lui, en suscitant l'apparence d'une erreur, le discours vise (die intendierte Rede).55 Qu'il s'agisse des meprises de parole ou d'ecriture56, Freud considere toujours que la substitution d'un mot a un autre constitue l' « aveu » d'une intention in-connue du sujet mais manifestee a son insu, c'est-a-dire l'epreuve d'une deprise de « soi », si l'on entend ici par ce dernier terme, une figure ou l'on avait cou-tume de se reconnaitre comme subjectivite consciente et de se meconnaitre comme sujet de vreux inconscients. Reprenons succinctement quelques lignes de son argumentation principale concernant la meprise de parole. Freud propose une typologie relativement simple : le dit contredit57 l'intention declaree ou supposee du locuteur58 ou deforme cette derniere. Soit deux exemples : 54 Die Leistung: la realisation, la prouesse, le tour de force, l'action bien executee. 55 S Freud, « L'etablissement des faits », p. 16. 56 Versprechen, Verlesen, mais aussi Verlegen, Verhören, Vergessen (oublier) Vergreifen (erreurs de geste). Cf. : « -Ver marque 1°) ce qui s'egare de la voie suivie jusque-la; 2°) ce qui s'avance jusqu'a l'ultime conclusion; 3°) ce qui inverse totalement en son contraire le sens meme du verbe. » (G.-A. Goldschmidt, op. cit., p. 60) 57 Cf. : « la fagon la plus habituelle et aussi la plus frappante de commettre une meprise de parole est celle qui conduit exactement au contraire (Gegenteil) de ce qu'on a l'intention de dire (was man zu sagen beabsichtigt). » (« Les operations manquees », p. 27) 58 Cf. « Nous trouvons en effet des categories entieres de cas (Fällen) dans lesquels la visee (die Ab -sicht), le sens de la meprise de parole (der Sinn des Versprechens) apparait au grand jour. Avant tout, ceux ou le contraire (das Gegenteil) vient prendre la place de ce qui etait vise. » (Ibid., p. 35) 45 1) Le president dit (sagt) dans son discours d'ouverture (in der Eröffnungsrede): « Je declare (Ich erkläre) la seance close. »59 2) Dans d'autres cas, la meprise de parole (das Versprechen) n'a pas abouti precise-ment au contraire de ce qu'on voulait dire, un sens oppose peut neanmoins venir a s'exprimer par cette meprise [_] Par exemple, un professeur dans son discours inaugural : Je ne suis pas geneigt (enclin) (pour : geeignet (habilite)) a celebrer les merites de mon predecesseur tant apprecie [_] Geneigt n'est pas le contraire de geeignet, mais c'est un aveu patent (ein offenes Geständnis), en opposition tranchee avec la situation dans laquelle l'orateur (der Redner) doit prendre la parole.60 Parler expose ainsi a des surprises liees au surgissement de l'inattendu. D'une maniere generale, la meprise de parole temoigne bien que nous n'avons pas prise ou pas de prise totale sur la parole puisqu'il nous arrive de dire le contraire de ce que nous voulions pourtant dire, de dire autre chose ou tout simplement de nous surprendre a dire ce que nous aurions prefere taire. La volonte d'emprise - ne dire que ce que l'on desire dire et comme on souhaiterait le dire -, de l'homme sur sa propre parole ne donne lieu qu'a des prises provisoires, vacillantes, in-certaines et fragiles. Si nous reprenons le premier exemple de meprise de parole, il peut sembler que la chose soit entendue : la meprise de parole dit clairement ce que veut vraiment dire le locuteur : Voila qui est [_] sans equivoque (unzweideutig). Le sens et la visee (Sinn und Absicht) 46 de son discours manque (seiner Fehlrede) est qu'il veut clore la seance. « Il le dit bien lui-meme (Er sagt es ja selbst) », c'est la citation que l'on aimerait faire la61; ne suffit-il pas de le prendre au mot (wir brauchen ihn ja nur beim Wort zu nehmen)?62 59 Ibid., p. 35. Cf. un autre exemple de distorsion. L'intention de dire « Ich fordere Sie auf, auf das Wohl unseres Chefs anzustossen » (Je vous invite a trinquer (trinquer : anstossen) a la sante de notre chef) se transforme par permutation en « Je vous invite a roter (aufstossen) a la sante de notre chef .» (Ibid., pp. 26-27) 60 S. Freud, Ibid., p. 36, p. 27 et p. 36. 61 Mozart, Noces de Figaro, livret de Da Ponte, Acte II, Scene 5. 62 S. Freud, « Les operations manquees », p. 35. s !S !S Mais comme les reves d'enfants, lesquels ne semblent pas requerir d'interpreta-tion tant ils sont lisibles en premiere approximation, mais ne constituent pas la totalite des reves humains, les meprises de paroles ou l'on dit le contraire de ce que l'on voulait dire, ne sont pas l'unique modele de l'echec de la parole. Lorsque Freud emet l'hypothese que toute meprise de parole nait de l'interfe-rence de deux intentions - l'une consciente et l'autre latente -, il precise les mo-dalites diverses de resultat d'une telle interference : Ces exemples vous font voir que meme ces cas de meprise de parole relativement obs-curs s'expliquent par la conjonction (das Zusammentreffen), l'interference de deux visees de discours (Redeabsichten) distinctes ; les differences naissent du seul fait que tantöt l'une des visees remplace (ersetzt) totalement l'autre, se substitue a elle, comme dans les meprises aboutissant au contraire de ce qu'on voulait dire, tantöt, en revanche, elle doit se contenter de la deformer (eintsellen) ou de la modifier, de sorte que se produisent des formations mixtes (Mischbildungen) qui semblent avoir plus ou moins de sens par elles-memes.63 Si le sujet dit simplement le contraire de ce qu'il voulait dire, il nous revient de supposer en lui deux intentions contradictoires. Chaque discours se trouve ainsi ordonne a une intention, latente ou manifeste : Le president qui se meprend en disant le contraire de ce qu'il veut dire (der sich zum Gegenteil verspricht) -il est clair (klar) qu'il veut ouvrir la seance (er will die Sitzung eröffnen), mais tout aussi clair (aber ebenso klar) qu'il voudrait egalement la clore (er möchte sie auch schliessen). C'est tellement net (deutlich) qu'il ne reste rien a interpreter (zum Deuten).64 La difficulte d'interpretation concerne donc les cas ou, comme dans le reve, le processus de formation de la meprise de parole est precisement un processus de deformation de l'intention visee sans que l'intention declaree demeure pourtant claire. La question methodologique se determine donc ainsi : Mais pour les autres cas, dans lesquels la tendance perturbatrice (die störende Tendenz) ne fait que deformer (entstellt) la tendance originelle (die ursprüngliche), sans 47 63 Ibid., p. 37. 64 Ibid., p. 42. parvenir totalement a s'exprimer elle-meme (sich selbst ganz zum Ausdruck zu bringen), comment [_] deviner la tendance perturbatrice a partir de la deformation (aus der Enstellung) ?65 Freud propose a titre de reponse les remarques suivantes : Dans une premiere serie de cas, d'une fagon tres simple et tres süre, de la meme fagon qu'on constate la tendance perturbee (die gestörte Tendenz). C'est qu'on se fait com-muniquer cette derniere directement par le locuteur (vom Redner unmittelbar mitteilen) ; apres la meprise de parole, il retablit aussitöt (stellt er [_] sofort wieder her) l'enonce originellement vise (den ursprünglich beabsichtigten Wortlaut) [_] Quant a la tendance deformante (die entstellende Tendenz), on la lui fait egalement exprimer (aussprechen). On lui demande : Eh bien, pourquoi (warum) avez-vous commence par dire [_] ? Il repond : Je voulais dire (Ich wollte sagen) [_]66 Lorsque le locuteur repond alors, de bonne grace, a l'invitation du psychana-lyste de dire « la premiere chose qui lui vient a l'idee » (was ihm einfalle) et qu'il livre, sans retenue, quelle etait son intention premiere, l'investigation psycha-nalytique produit ses effets heureux d'intelligibilite. Mais, la manifestation a posteriori par le locuteur de son intention premiere ne reste possible que si l'on soumet sa parole a une interrogation. Vous avez dit X ou Y, mais que vouliez vous dire vraiment si vous avez commence par dire ce que vous ne sembliez pas avoir voulu dire ? Seule « l'intervention » (Eingriff) du psy-chanalyste permet a la parole d'etre delivree de sa meprise : il a fallu demander au locuteur (Man musste den Redner fragen) pourquoi (warum) il s'est ainsi mepris en parlant et ce qu'il sait dire de cette meprise. Sinon, il serait peut-etre passe a c5te de sa meprise sans vouloir l'eclaircir (ohne es aufklären zu wollen). A notre demande (Befragt), il livra l'explication (Erklärung) avec la premiere idee incidente (Einfall) qui lui vint. Maintenant vous voyez que cette petite intervention (kleine Eingriff) et son succes sont deja une psychanalyse et le modele de toute investigation (Untersuchung) psychanalytique...67 65 Ibid. 66 Ibid., pp. 42-43. 67 Ibid., p. 43. La categorie d' « intention » permet a Freud d'interroger le symptome et ce, en depit de son caractere d'etrangete, selon le strict regime d'une causalite endop-sychique. Qu'il s'agisse de n'importe lequel de nos actes manques, il convient de dire qu'il nous revient toujours de determiner sa place dans la suite des rapports psychiques et non pas simplement d'accentuer son trait d'exteriorite. Pour cela, evidemment, il faut etre en mesure d'interpoler dans la connexion consciente des intentions, des articulations de significations relevant d'une connexion de motivations inapergue. Dans le chapitre XVIII des Legons d'introduction a la psychanalyse, Freud ex-plique ainsi a propos de l'amnesie qu' « Il n'est donc pas tres important de savoir si l'amnesie s'est egalement emparee du 'd'ou' (woher), des experiences vecues sur lesquelles s'appuie le symptome [...] c'est le 'vers ou' (wohin ou wozu), sa tendance [...] qui fonde sa dependance a l'egard de l'inconscient. »68 La question de I'intimite et le probleme de I'unite La problematique d'un exces du dire sur le savoir presuppose certes que le locuteur dise plus qu'il ne se sait dire, mais implique egalement un regime de distinction et d'opposition intrapsychique ou la sphere de l'intime perd son unite, ou l'etranger, l'exterieur ou l'hostile se revele au creur du propre. La strategie d'auto-dissimula-tion reflechie manifestait deja selon Freud, « l'amorce d'un probleme psycholo-gique tres remarquable dans cette situation ou une pensee qui lui est propre doit etre tenue secrete vis-a-vis de son soi propre (dass ein eigener Gedanke vor dem eigenen Selbst geheim gehalten werden soll). C'est vraiment comme si son soi (sein Selbst) n'etait plus cette unite (die Einheit) pour laquelle il le tient toujours, comme s'il y avait en lui quelque chose d'autre (etwas anderes), pouvant s'opposer a ce soi (was sich diesem Selbst entgegenstellen kann). Quelque chose comme une opposi- 49 tion (Gegensatz) entre le soi et une vie d'ame au sens elargi (einem Seelenleben im weiteren Sinne) peut bien s'annoncer obscurement en lui. »69 La psychanalyse parvient ainsi a articuler la thematique de l'aveu a celle de la division psychique au point que l'on puisse se demander si la resistance fondamentale a l'aveu ne concerne pas fondamentalement cette question. Soit, moins 68 S. Freud, Legons d'introduction a la psychanalyse, Troisieme partie, « Doctrine generale des nevroses », XVIII « Legon, La fixation au trauma, l'inconscient », p. 294. 69 S. Freud, « La question de l'analyse profane », pp. 10-11. avouer ce que l'on sait ou ce que l'on ignore que le fait meme qu'il existe en nous une dimension d'alterite, laquelle contredit l'illusion unitaire. La soudainete de l'irruption d'un acte manque, le caractere enigmatique, etrange et etranger d'une manifestation hors de soi atteste a qui veut l'entendre, que nul n'est le maitre dernier de sa parole et de ses actes. L'occurrence singuliere d'une parole dejoue toute pretention a dominer la transparence docile du langage, defait toute prevention ou toute prudence en matiere d'actes reflechis. Lorsque Freud soumet la clause de sincerite a la clause de confidentialite et de confiance - se confier a quelqu'un exige d'avoir confiance en lui -, il prend soin de souligner cette dimension du probleme de l'aveu : Quand aux communications que requiert l'analyse, il les fait a la seule condition qu'existe une liaison de sentiment particuliere avec le medecin ; il se tairait aussitöt s'il remarquait la presence du moindre temoin qui lui soit indifferent. Car ces communications touchent au plus intime de sa vie d'ame - a tout ce qu'il doit celer a autrui, en tant que personne socialement autonome, et en outre, a tout ce qu'il ne veut pas s'avouer a lui-meme (sich selbst nicht eingestehen will) en tant que personnalite unitaire.70 Avouer revient ainsi a confesser sa division psychique, sinon son heteronomie -etre regi par un Autre -, et a reconnaitre la portee subjective de sa division ou de sa dualite. Certes, ce que je ne sais pas se confond souvent avec ce que je ne veux pas savoir ou reconnaitre que je sais deja. Mais, ce que je prefererais ne pas ap-prendre concerne tant ce que je m'efforce de me cacher a moi-meme - tel ou tel evenement, fantasmes ou desirs... -, que le fait meme de me decouvrir, souventes fois, etranger a moi-meme et serf d'un desir sur lequel je n'ai pas de prise. 50 Aveu et desaveu de la parole Mais, dites-moi, Panther, est-ce qu'il n'a pas deja avoue ? Il y a des aveux tacites ; le silence est un aveu. - Mais, mon general, il ne se tait pas ; il crie comme un putois qu'il est innocent. - Panther, les aveux d'un coupable resultent parfois de la vehemence de ses denega-tions. Nier desesperement, c'est avouer. A. France, Ltle des pingouins, 1908. 70 Legons d'introduction a la psychanalyse, I. « Introduction. Les operations manquees », p 12, souligne par nous. Si l'on pense sous la categorie d'aveu non plus seulement la manifestation spon-tanee, irreflechie d'une meprise de parole, mais la reconnaissance tardive d'une intention secrete71, reconnaissance sinon extorquee, a tout le moins, provoquee, on congoit que cette problematique psychanalytique de la dualite des intentions explicite et implicite, expose a un certain nombre d'apories. Comment peut-on reconnaitre en soi ce que l'on ignore de soi ? A quel titre la consistance logique et l'efficacite clinique de la psychanalyse relevent-t-elles de ce paradoxe ? Freud dit bien que la « tendance perturbee » (die gestörte Tendenz) est toujours « indubitable » (unzweifelhaft) - « la personne qui commet l'operation manquee la connait (kennt) et se reconnait (bekennt sich) en elle »72 -, mais que la « tendance perturbatrice » (die störende) ne suscite pas toujours la meme reconnaissance et qu'elle peut donner lieu a des « doutes » (Zweilfeln) et des « reserves » (Bedenken) de la part du locuteur. La maniere dont nos patients apportent (vorbringen), au cours du travail analytique, leurs idees incidentes (Einfälle) nous donne l'occasion de quelques observations interessantes. « Vous allez maintenant penser que je vais dire quelque chose d'offensant, mais je n'ai pas effectivement cette intention (Absicht). » Nous comprenons que c'est le renvoi (die Abweisung: refus), par projection, d'une idee incidente (Einfall) qui vient juste d'emerger. Ou bien « Vous demandez qui peut etre cette personne dans le reve. Ma mere, ce n'est pas elle. » Nous rectifions : donc c'est sa mere. Nous nous octroyons la li-berte, lors de l'interpretation (Deutung), de faire abstraction (abzusehen) de la negation, et d'extraire (herausgreifen) le pur contenu de l'idee incidente. C'est donc comme si le patient avait dit : « Certes c'est bien ma mere dont l'idee m'est venue (ist eingefallen) a propos de cette personne, mais je n'ai aucun plaisir (keine Lust) a donner credit a cette idee (Einfall). »73 71 Cf. : « Vous m'accorderez (Sie sollen mir zugeben) que le sens d'une operation manquee ne souffre aucun doute si l'analyse en fait lui-meme l'aveu (selbst zugibt). » (Ibid., p. 46) On doit accorder a Freud ce que le patient lui-meme lui accorde. Zugeben : au sens figure : admettre, avouer, convenir de. 72 Ibid., p. 42. 73« La negation » (1925), in S. Freud in Oeuvres completes. Psychanalyse. Tome XVII, 1923-1925, Paris, P.U.F., 1992, p. 167. 52 Certes, le psychanalyste suppose, presume chez son patient un savoir insu de lui: « il faut bien quand meme qu'il sache (muss er doch eigentlich wissen) ce qu'il voulait dire et ne pas dire (was er sagen wollte und was nicht) » (p. 45). Mais si le patient peut reconnaitre qu'il a commis une meprise de parole et temoigner a posteriori de son intention latente de dire telle ou telle chose, il peut aussi recu-ser toute investigation psychanalytique et se refuser a toute entreprise visant a as-signer une signification a une operation manquee74. La cure psychanalytique releve ainsi d'une economie particuliere de l'incident, c'est-a-dire d'une maniere specifique de se rapporter apres-coup a la production d'un evenement insolite en le mesurant a l'aune du probleme de sa signification. Freud revient de ce point de vue, sur la meprise de parole substituant aufstossen (roter) a anstossen (trinquer) : Je me represente cet orateur de banquet inconnu ; il est probablement un assistant du chef qu'on fete, peut-etre deja Privatdozent, un jeune homme qui a les meilleurs chances d'avenir. Je vais le pousser dans ses retranchements (in ihn drängen) pour savoir s'il n'a pas en fait ressenti quelque chose (etwas) qui peut bien s'opposer a l'invi-tation a rendre hommage au chef. Mais me voila bien tombe. Il s'impatiente et s'emporte soudain contre moi : « Ecoutez, cessez votre interrogatoire (Ausfragerei) ou je me fache. Vous allez reussir a me gacher toute ma carriere, avec vos soupgons (Verdächtigungen). J'ai tout simplement dit aufstossen (roter) au lieu de anstossen (trinquer), parce que j'avais, dans la meme phrase, deja prononce deux fois 'auf auparavant [_]75 Vous m'avez compris ? Basta. » Hum, voila une reaction surprenante, une rebuffade vraiement energique. Je vois qu'avec ce jeune home il n'y a rien a faire, mais je me dis aussi qu'il trahit (er verrät) un fort interet personnel a ce que son operation man-quee n'ait aucun sens.76 Il faut donc distinguer un aveu involontaire que l'on peut ou non confesser a posteriori, d'un desaveu manifeste oü l'on se refuse energiquement a reconnaitre une signification psychique quelconque a telle ou telle operation de parole man-quee. Ce qui conduit peu ou prou a se dedire : « Il est meme possible que l'homme 74 Cf. : « Je vous concederai [_] qu'une preuve directe du sens presume est inaccessible lorsque l'analyse refuse toute information. » (« Les operations manquees », p. 46) 75 Le texte se poursuit : « C'est ce que Meringer appelle une remanence phonique et il n'y a pas lieu d'interpretailler davantage a ce propos. » (Ibid., p. 45) 76 Ibid., pp. 44-45. qui a fait une telle meprise d'ecriture (sich so verschrieben hat) denie (verleugnen) cette fantaisie avec la meilleure justification subjective et l'ecarte de lui comme lui etant totalement etrangere (gänzlich Fremdes). »77 Il revient neanmoins au psychanalyste selon Freud, dans ce cas precis, de sub-sumer une fois encore la manifestation eloquente d'un desaveu sous la catego-rie de l'aveu. Le locuteur n'annule pas en effet son dit en trouvant a y redire sous la forme d'un dedit. Le psychanalyste fait en effet credit a son patient. Il a bien dit ce qu'il a dit. D'un point de vue psychanalytique, on avoue donc toujours : - involontairement en commettant une meprise de parole, - volontairement en se reconnaissant l'auteur de cette derniere et surtout, en temoi-gnant de son intention premiere perturbee de dire telle ou telle chose, - en deniant ou refusant de reconnaitre dans une faute de langage, dans un jeu d'as-sonance ou de consonance une signification psychique eloquente et non pas une banale dissonance. Mais l'on avoue toujours au psychanalyste, c'est-a-dire devant lui sinon pour lui et ce, pour autant qu'il nous prete toujours une dualite constitutive. Il reste a rappeler qu'il faut et qu'il suffise que ce que l'Autre affirme avoir en-tendu dire corresponde bien a ce que le locuteur a effectivement dit sans savoir qu'il le disait. L'etranger intime Le caractere operatoire des categories de « propre » et d'« etranger » permet a Freud de penser la reconnaissance ou au contraire, le desaveu de l'« intention locutoire determinee (eine bestimmte Redeabsicht) », a l'oeuvre dans une meprise de parole (Versprechen). Ce faisant, desavouer (verleugnen) revient pour le locuteur (Redner) a considerer l'intention de parole presidant a la production de son lapsus linguae telle qu'elle se trouve ici supposee par le psychanalyste, comme « lui etant etrangere (als ihm fremd) ». Il peut au contraire, reconnaitre 53 7 Ibid., p. 68. cette derniere « comme lui etant familiere (als eine ihm vertraute anerkennen) »78. Freud rapporte dans La Psychopathologie de la vie quotidienne79 une anecdote consignee par Victor Tausk et publiee en 1916 sous le titre : « La foi des peres ». Il s'agit selon Freud d'un « aveu involontaire » (Selbstverrat: trahison de soi) trahis-sant contre la volonte du sujet ce qu'il prefererait dissimuler a ses interlocuteurs et qui concerne au plus point la question genealogique. M. A. de confession juive, fut oblige de se convertir au christianisme afin d'epouser sa fiancee. Ce changement de confession s'accompagna chez M. A. d'une « resistance interieure » et ce, bien qu'il fut sans « conviction religieuse » et que ses « liens » au judai'sme ne lui sem-blaient que « purement exterieurs ». Cependant, la conversion de M.A. trouva ses limites : car il ne desavoua jamais le judai'sme en continuant de se reconnaitre juif. Le changement de confession demeura cependant discret puisque selon M. A. « parmi mes relations peu de gens savent que je suis converti ». La plupart des gens donc, imaginent que monsieur A. est encore juif. Ses deux fils, baptises selon le rite chretien, se trouvent neanmoins informes par leur pere de leurs « origines juives » afin dit-il « que, subissant les influences antisemites de l'ecole, ils n'y trouvent pas une raison superflue et absurde de se retourner contre leur pere. » M.A. laisse donc croire qu'il est toujours juif ou en tout cas, ne temoigne pas de sa conversion et rappelle a ses fils - tout a la crainte d'un avenir de contestation et de recusation -, qu'ils sont eux aussi d'origine juive. Le contexte historique antisemite expliquant ce jeu avec le confidentiel et le manifeste. Un jour cependant, alors que M.A. passe ses vacances avec ses fils chez un couple d'instituteurs, « la femme de l'instituteur (ils etaient d'ailleurs l'un et l'autre amicalement disposes a notre egard), qui ne se doutait pas de nos origines juives, 54 se livra a quelques invectives assez violentes contre les Juifs. » M.A. se trouve alors divise entre le desir de donner a ses fils un exemple de courage de ses opinions en relevant « bravement le defi » et le souci de prolonger son sejour agreable avec ses enfants : « mais je reculai devant les explications des-agreables qui auraient certainement suivi mon aveu (Bekenntnis) ». 78 S. Freud, « La decomposition de la personnalite psychique », in Nouvelle suite des legons d'in-troduction a la psychanalyse (1933), in Oeuvres completes. Psychanalyse. Tome XIX, 1931-1936, Paris, P.U.F., 1995, p. 154. 79 Nous citerons ici la traduction frangaise, Paris, Petite Bibliotheque Payot, 1986, pp. 101-103. La crainte de susciter chez ses hotes une « attitude inamicale » le voue donc au silence, mais l'expose cependant au risque que ses propres fils ne trahissent le secret de leur origine confessionnelle en se montrant plus valeureux que leur pere. Il convenait donc de les exclure de la maison pour eviter que la verite ne soit decla-ree. La decision paternelle d'eloigner ses fils s'apparente bien a un refoulement d'une source eventuelle de verite, a une mise a distance physique de l'emergence probable et crainte comme telle, d'une revelation desobligeante. Mais on ne chasse pas impunement la verite qui peut faire retour la ou l'on ne l'attendait pas, la ou il semble que nous n'ayons plus a la craindre, c'est-a-dire la ou l'on se trouve etre seul avec soi-meme, en apparente securite. Le pere s'ecrie ainsi : « Allez dans le jardin, Juifs (Geht in den Garten, Juden) », dis-je ; mais je me corrigeai aussitöt : « gargons » (Jungen). (Confusion entre les mots Juden-juifs, et Jungen - gar-gons). C'est ainsi qu'il m'a fallu commettre un lapsus de langue pour exprimer le « courage de mes opinions. » Or, la realisation du desir de faire preuve de courage, devant ses propres fils, et ainsi d'apparaitre comme un modele de reference pour eux en manifestant la ve-rite de ses propres origines, en presence de bienfaiteurs qui la devalue, ne pou-vait passer que par une formation de compromis : ni temoigner directement en faisant preuve du courage necessaire, ni taire definitivement la verite. Intention-nellement la parole de M.A. s'est fraye un chemin contre sa volonte grace a la simple permutation d'une lettre - « g » devient « d » -, et l'omission d'une autre « n ». Le refoulement des fils hors de la maison n'a donc pas suffi a eloigner la verite, puisque celle-ci fit retour malgre cela, certes voilee et meme inaudible a certains80. Outre le recit qu'il fit de cet evenement, M.A. degagea une petite morale a l'adresse de tous ceux qui pretendraient maitriser le refoulement de la verite de leurs ori- 55 gines : « quant a moi, j'en ai tire cette legon qu'on ne renie (verleugnen) pas impu-nement la foi de ses peres, lorsqu'on est fils soi-meme et qu'on a des fils. » Cet exemple permet evidemment de prendre la mesure dramatique de la question de la prise en compte, de la reconnaissance de ce dont nous cherchons a nous se-parer en le fuyant, en le refusant, en le refoulant. En un certain sens, l'enjeu 80 Cf. : « Mes hotes n'ont sans doute tire de ce lapsus, dont ils ne voyaient pas la signification, aucune conclusion ». 56 d'une cure par la parole concerne bien une cure de la parole, soit : parvenir a re-connaitre que nous desirons et ce que nous desirons sans l'imputer a un autre que nous hors de nous ou en nous, qu'il s'agisse d'une meprise de parole ou d'ecriture. Ceci dit, meme si la problematique de la possession peut conduire quelqu'un a desirer selon les vreux de l'Autre auquel il s'est soumis, vreux qu'il a ainsi interiorises au point qu'ils lui apparaissent desormais, a proprement par-ler comme les siens. La question de l'aveu ressortit ainsi a une problematique plus large dont l'es-sentiel concerne le statut de la parole en general et de ses effets en particulier, au regard precisement des enjeux subjectifs de verite et ce, meme si avouer ne correspond qu'a une modalite particuliere de la parole. Qu'il s'agisse de l'usage cou-rant selon lequel avouer consiste a reconnaitre certains faits dont la revelation s'avere penible, de l'usage judiciaire et de la reconnaissance par un plaideur de l'exactitude d'un fait allegue contre lui et faisant l'objet d'une poursuite, qu'il s'agisse donc de l'admission d'une culpabilite, d'une imputabilite, le motif de la reconnaissance demeure recurrent dans les pratiques d'aveu. Lorsque l'interpretation de l'intention perturbatrice ne se limite pas a recuser le caractere determine et signifiant de l'operation manquee81, elle concerne au plus haut point la question de la denegation ou de l'acceptation de la division subjective. Freud propose ainsi une typologie des reactions des locuteurs a l'inter-pretation psychanalytique de l'operation manquee au regard de la question de la determination des intentions diverses « qui viennent s'exprimer d'une fagon inhabituelle en en perturbant d'autres » : Si nous examinons une serie d'exemples avec cette visee, ces derniers se diviseront aus-sitOt pour nous en trois groupes. Font partie du premier groupe les cas (die Fälle) dans lesquels la tendance perturbatrice (die störende Tendenz) est connue (ist bekannt) du locuteur, mais a ete de plus ressentie (verspürt wurde) par lui avant la meprise de parole. C'est ainsi que dans la meprise de parole « Vorschwein »82, celui qui parle (der Sprecher) 81 Cf. : « Oh, cela ne merite aucune explication (Erklärung), ce sont de petits hasards (kleine Zufälligkeiten). » S. Freud, « Les operations manquees », p. 21. 82 Cf. : « Un autre relate certaines fagons de faire qu'il reprouve et ajoute : Mais alors, des faits sont venus zum Vorschwein (!)... Questionne, il confirme qu'il voulait qualifier ces fagons de s !S !S ne se contente pas d'avouer (nicht nur zu [_] gefällt hat) qu'il a porte le jugement « Schweinereien » (cochonneries) sur les evenements en question, mais qu'il avait aussi l'intention (die Absicht) - devant laquelle il recula (zurüchktrat) par la suite - de donner a ce jugement une expression verbale83. Un deuxieme groupe est forme par d'autres cas dans lesquels la tendance perturbatrice est egalement reconnue par le locuteur comme sienne (als die seinige anerkannt wird), mais il ignore (er weiss nichts) comple-tement qu'elle etait active en lui juste avant la meprise de parole. Il accepte donc notre interpretation de sa meprise de parole, mais reste malgre tout etonne (verwundert) par elle dans une certaine mesure [_] Dans un troisieme groupe, l'interpretation de l'in-tention perturbatrice est energiquement recusee (energisch abgelehnt) par le locuteur ; non seulement il conteste (bestreitet) qu'elle se soit eveillee en lui avant la meprise de parole, mais il entend affirmer qu'elle lui est absolument etrangere (völlig fremd ist). Rappelez-vous l'exemple « Aufstossen » et la rebuffade carrement malpolie que je me suis attiree de la part de ce locuteur en mettant a decouvert l'intention perturbatrice.84 La problematique freudienne des operations manquees ne concerne donc pas seulement la question de l'aveu du point de vue de la trahison involontaire d'un secret jusqu'a lors enseveli, la divulgation inintentionnelle de l'intime mais expose le locuteur a la necessite d'une decision : - ai-je bien parle et dit en effet ce que l'autre me dit avoir entendu ? - Ne s'agit-il la que d'une distraction de ma part, d'un effet non seulement incomprehensible mais surtout insense, d'une pure et simple remanence phonique ? - dois-je y chercher et y reconnaitre une intention dissimulee ou manifeste et par la meme, dois-je m'avouer le sujet de celle-ci, connue ou inconnue de moi ? - Dois-je enfin confesser que je ne connais pas consciemment tout ce que je desire et que je ne puis veritablement maitriser ce que je veux dissimuler des lors que je parle ? - Dois-je avouer que parlant, je « me » laisse dire et entendre au-dela de ce que je crois 57 et voudrais confesser, que je ne maitrise aucunement la maniere dont l'autre peut m'entendre ? Nul ne peut pretendre non seulement decider en toute maitrise de ce qu'il dit, mais egalement contröler les effets de sa parole sur l'autre, notamment en matiere de signification produite. faire de Schweinereien (cochonneries). L'ensemble 'Vorschein' (au jour) et « Schweinerei » a fait naitre l'etrange 'Vorschwein'. » (Ibid., p. 37) 83 Faut-il entendre ici une expression verbale comme une expression publique ou au sens lit-teral, une expression verbale d'un jugement muet ? 84« Les operations manquees », pp. 61-62. 58 Un locuteur peut toujours conceder que ce que l'autre pretend avoir entendu dans son dire peut bien exister, mais qu'il ne saurait etre avance que l'interlocuteur l'a entendu de lui et non pas d'un autre en lui, sinon d'un autre que lui. Le partage entre celui qui parle et celui qui entend se complexifie si l'on postule le dedou-blement du locuteur -ceci dit, sans compter la division subjective de l'interlocu-teur lui-meme. Si la psychanalyse soumet bien a une epreuve, c'est bien a celle de la reconnaissance de l'ignorance et de la scission subjective. Mais elle conduit ce faisant, tout locuteur a repondre de sa parole, c'est-a-dire des voeux qu'il finit toujours par avouer. Figure analytique de la responsabilite Comment faut-il repenser le couple determination/responsabilite pour donner un statut ethique au devenir-conscient ? Si l'acte symptomatique nous tombe dessus lorsqu'il survient conformement a l'acception grecque du mot, s'il parait insolite il retrouve sa valeur significative lorsque nous le comprenons comme « une mani festation non-intentionnelle » de notre « propre activite psychique ». A ce titre comme l'ecrit Freud, il « me revele quelque chose de cache (etwas Verborgenes) »85 L'experience clinique comme les petits rates de la vie quotidienne, invalident si nous les comprenons a la lumiere de la psychanalyse, l'operation cartesienne elementaire consistant pour le moi, a toujours se reconnaitre identique a lui-meme - le meme que soi -, lorsqu'il pense, parle ou veut. Selon une perspective cartesienne, en effet, je suis toujours ce meme dont l'identite substantielle (idem) fonde sa reflexivite principielle (ego ipse). La psychanalyse recuse cette pretendue indefectible experience identitaire, cette definition du sujet selon les attributs modernes de la transparence et de l'imme-diatete, de la substance et de la reference, en lui opposant une definitive epreuve d'alteration. Mais, precisement, parler d'« alteration » revient a etablir qu'il faut bien que quelqu'un se surprenne a commettre un lapsus, a repeter compulsivement ou a 85 S. Freud, La psychopathologie de la vie quotidienne, p. 275. agir contre son gre, pour que l'on puisse dire avec le poete qu'il arrive au « Je » d'etre un Autre. Autrement dit, la psychanalyse postule que cette alteration ou que cette epreuve de l'impersonnel est bien celle d'un sujet. Il faut bien en effet continuer de parler de « celui » a qui apparait ce qui apparait comme dans l'exemple du lapsus. Or, comment peut-on nommer celui a qui apparait ce qui apparait pour repren-dre ici une formulation de type phenomenologique? L'experience analytique, rigoureusement, etablit que toute alteration reconnue ne renvoie pas a une alterite definitive, hypostasiee, de type demoniaque ou divine, c'est-a-dire transcendante. En un certain sens, c'est bien toujours moi qui reve, pense ou parle et non un autre definitivement autre, tout-Autre comme dans Oedipe a Colone oü il est dit que « Les dieux ont tout conduit ». Il y a donc loin entre la these freudienne d'un determinisme absolu de la vie psy-chique oü l' « arbitraire » se trouve denonce comme une apparence, la croyance au hasard et a l'indetermination comme une figure de l'ignorance - ce dont te-moigne admirablement les analyses de La Psychopathologie de la vie quotidienne, et la promotion d'une doctrine de l'irresponsabilite totale. Le caractere appa-remment non intentionnel de nos actes vises et de leur effets attendus ou es-comptes, au regard des criteres ordinaires de la conscience, se trouve certes denonce par la revelation de motivations et de determinations dont les raisons echappent a la conscience. Mais, s'il demeure bien impossible a un sujet de de-venir le savant absolu de toutes ses determinations, il ne s'en trouve pas nean-moins absous par le travail analytique de toute tache explicative et de toute entreprise d'en assumer la portee significative pour lui et au regard des autres, aussi bien theoriquement que pratiquement. 59 Si l'on distingue ici le rapport au soi - lequel presuppose une anteriorite de soi a tout processus de subjectivation86 -, du rapport a soi, dans la mesure oü le rapport a soi presuppose la reflexion d'une activite, il devient possible de souligner non seu-lement qu'il s'agit de se prendre soi-meme pour objet, c'est-a-dire que l'objet du rapport est egalement un sujet, mais aussi que ce sujet n'est pas un strict sujet de 86 Nous reprenons ici l'innovation terminologique de M. Foucault. Subjectivation : forme no-minalisee du verbe « subjectiver ». connaissance. Si la problematique de la subjectivation se confond avec la question du processus par lequel un individu donne-le sujet empirique de la parole -, se constitue comme sujet -entendu ici comme un terme attributif -, en assumant une position nouvelle, elle se distingue cependant de toute dimension d'autoposition dans la mesure oü elle emprunte necessairement le chemin d'une parole adressee et entendue. Certes, la transformation par laquelle un individu se subjectivise, pro-cede bien d'une activite reflexive sur sa propre parole entendue, mais toute conversion, toute mutation exige la presence d'un autre que soi87. Nul ne peut se subjec-tiver en se tournant simplement vers soi, en devenant le sujet de cet acte meme. La syntaxe du verbe reflechi-se subjectiver - prete en effet a confusion si l'operation de subjectivation n'est jamais simplement, une auto-subjectivation. Si pour le sujet, sa parole est toujours un message produit au nom de l'Autre88 selon un regime d'alterite constitutif, la question se pose de savoir comment il peut desormais « assumer »89 ce que lui revele sa division principielle, se recon-naitre comme sujet sinon se retrouver dans ce qu'il dit ou fait de si singulier? Freud developpe une problematique de la subjectivation dont le principe de-meure certes, in fine, la subjectivation d'un savoir primitivement insu -« notre these selon laquelle les symptomes passent quand on a le savoir de leur sens n'en reste pas moins exacte »90 -, tout en soulignant le contexte relationnel de cette operation : la parole adressee. Or, nul ne peut se voir assigner une signification, im-poser une interpretation s'il est vrai que l'enjeu du devenir conscient n'est pas simplement de devenir le savant d'un savoir exterieur a soi, quand bien meme ce savoir nous concernerait au premier chef, mais d'apprendre quelque chose que l'on reconnaitra, de son propre point de vue, comme pertinent. La psychanalyse donne ainsi lieu a un savoir de soi sur soi -ou sur l'autre que soi en soi -, dont la mediation demeure la necessaire experience d'un apprentissage par soi : « Il y a 60 savoir et savoir ; il existe diverses sortes de savoir qui psychologiquement n'ont pas du tout la meme valeur. Il y a fagots et fagots, est-il dit une fois chez Moliere. 87 La doctrine stoicienne enseignait deja, en la personne de Seneque, qu'un individu ne pou-vait sortir de l'etat de stupidite (stultitia) pour acquerir la position du sage que par l'interme-diaire d'un « maitre spirituel », d'un directeur de conscience. 88 J. Lacan, « La direction de la cure » (1958) repris in Ecrits, p. 634. 89 Cf. : « Le desir du reve n'est pas assume par le sujet qui dit : 'Je' dans sa parole. » (Ibid, p. 629) Que signifie ici, rigoureusement, « assumer » ? 90 S. Freud, (uvres completes. Psychanalyse. Tome XIV, 1915-1917, Lefon d'introduction a la psychanalyse, Troisieme partie. « Doctrine generale des nevroses », trad. frang. Paris, P.U.F., p. 291. Le savoir du medecin n'est pas le meme que celui du malade et ne peut produire les memes effets. Si le medecin transfere son savoir au malade en le lui commu-niquant, cela n'a aucun succes91 Le malade sait alors quelque chose qu'il n'a pas su jusque-la, le sens de son symptome, et pourtant il le sait aussi peu qu'au-paravant. Nous apprenons ainsi qu'il y a plus d'une sorte d'absence de savoir [_] le savoir doit reposer sur une modification interne dans le malade, telle qu'elle ne peut etre provoquee que par un travail psychique ayant un but precis. »92 Si le sujet n'est pas d'abord et simplement en rapport avec lui-meme, il ne peut pas neanmoins se dispenser d'accuser reception de l'envoi d'une pensee - « il m'est venu a l'esprit que... », « soudain je pense que^ » « ga me vient la main-tenant » -, de la reception d'une lettre qui perturbe par substitution sur le mode du lapsus, la declaration intentionnelle d'une expression. Freud etend certes le domaine de l'intentionnalite au-dela des intentions conscientes declarees, mais sans priver cependant l'acteur de toute responsabilite a l'egard de ce qui, de pres ou de loin, releve encore de son fait. Il n'est pas ainsi de « formations de l'inconscient » pour reprendre la formule de Lacan qui n'echappent a une interpretation de type analytique dont le principe demeure de faire parvenir a entendre au sujet, ce qu'il dit sur un mode irreflechi. Ainsi de ces « traits d'esprit et d'anecdotes cyniques » dont la valeur de temoi-gnage - en raison de la parente etymologique du Witz et du Wissen -, semble a Freud indeniable, comme ces « propos » d'un mari a l'adresse de son epouse : Si l'un de nous meurt, j'irai m'etablir a Paris. Ces traits d'esprit cyniques ne seraient pas possibles s'ils n'avaient pas a communiquer (mitzuteilen) une verite deniee (eine verleugnete Wahrheit), qu'on ne peut pas assumer/s'avouer (zu der man sich nicht bekennen darf) si elle exprimee serieusement93 et sans voile/deguisement (ernsthaft und unverhüllt).94 6i 91 Freud precise neanmoins : « Non, il serait inexact de dire les choses ainsi. Cela n'a pas pour succes de supprimer les symptomes, mais a pour autre succes de mettre en marche l'analyse, ce dont des manifestations de contradiction sont souvent les premiers indices. » (Ibid.) 92 Ibid. 93 Cf. : « 'Que la mort l'emporte', c'est dans notre inconscient un souhait de mort serieux (erns-hafter) et plein de force. » (« Notre rapport a la mort », p. 152) 94 Ibid., p. 153. Cf. aussi « l'egoisme nai'f qu'on trouve dans l'anecdote des epoux : 'Si l'un de nous meurt, j'irai m'etablir a Paris.' Tant il va de soi dans mes attentes que cet 'un de nous' n'est pas moi. » (L'interpretation du reve, VI, p. 536) Freud evoque bien ici le droit, la permission, l'autorisation (dürfen) de s'avouer un souhait de mort en regle generale, et un vreu de meurtre en particulier a l'in-tention des proches aimes. Si Freud prend soin de preciser qu' « Il est connu qu'en plaisantant (Im Scherz) on peut dire (darf man [„.] sagen) meme la verite (die Wahrheit) »95, il faut donc bien produire un « mot d'esprit » (Witz), cynique en l'occasion, pour proferer un vreu de mort. Mais dire la verite d'un desir sans voile et serieusement, ne se peut pas, car nul ne peut se l'autoriser, c'est-a-dire soutenir ce qu'il s'entend dire. On voit bien qu'il s'agit d'une part, de dire en plaisantant plutot que de taire ; d'autre part, de s'entendre dire ce que l'on a dit pour in fine se reconnaitre en quelque fagon l'auteur du vreu dissimule que l'on vient de professer. Il ne suffit donc pas de rendre a la lumiere la part obscure de nous-memes, il faut encore se trouver en mesure d'integrer cette dimension de nous-memes que le refoulement a su ecarter de nous, d'« assimiler » l'inassimile sinon l'inintegrable. La grammaire de l'assomption d'un acte en matiere de res-ponsabilite emprunte le chemin de l'aveu volontaire sur le mode accusatoire, ou celle de la reappropriation a posteriori dont l'ambition d'« assumer » son geste ou sa parole demeure le vecteur. Aveu et subjectivation il y a, dans la verite et dans l'acces a la verite, quelque chose qui accomplit le sujet lui-meme, qui accomplit l'etre meme du sujet96. Le mot « aveu », que j'emploie, est peut-etre un peu large [_] En parlant d'aveu, j'en-tends [_] toutes ces procedures par lesquelles on incite le sujet a produire sur sa sexua-lite un discours de verite qui est capable d'avoir des effets sur le sujet lui-meme.97 62 La quatrieme edition du Dictionnaire de L'Academie frangaise (1762) definissait l'aveu comme la reconnaissance verbale ou ecrite d'avoir fait ou dit quelque chose. Certes, l'activite psychanalytique ne pratique pas un style inquisitorial et intru-sif, ne tire, n'arrache, ou n'extorque des aveux. Elle ne saurait etre comparee a une strategie violente visant a arracher sous la torture des aveux ou des confes- 95« Notre rapport a la mort », p. 152. 96 Michel Foucault, L'Hermeneutique du sujet, cours au College de France. 1981-1982, Paris, Hautes etudes/Gallimard/Seuil, 2001, p. 18. 97 Le jeu de Michel Foucault, pp. 317-18. sions retenues98. Le psychanalyste n'est pas anime par une volonte farouche d'ob-tenir des aveux au point de soumettre son patient a un interrogatoire sadique. Ce qui reviendrait peu ou prou, a desirer que le patient confesse ce que le psycha-nalyste pense qu'il sait et tait sciemment, a seule fin de lui faire reconnaitre qu'il ment en feignant d'ignorer ce qu'il cache. Le dispositif transferentiel invente par Freud permet au psychanalyste de recevoir des aveux, c'est-a-dire de les obtenir de plein gre ou bien involontairement. Elle ne soustrait en effet aucunement d'une part, a la double epreuve de reveler, de de-voiler quelque chose d'ignore et de cache, c'est-a-dire de donner a connaitre ce qui se manifeste ; d'autre part, de reconnaitre comme provenant de soi ou d'une dimension de soi que l'on meconnaissait ce qui vient ainsi au jour. A ce titre, avouer revient a reconnaitre qu'on est bien l'auteur d'un acte, fut-il manque, d'une action fut-elle blamable. Avouer se confond ainsi avec l'action d'admettre quelque chose d'intime et de plus ou moins penible a reconnaitre. L'aveu involontaire n'est donc pas tant ce par quoi l'acteur se declare ponctuellement auteur, que la possibilite ou-verte et dessinee par ce qui nous echappe, de nous engager a nous reconnaitre autre que ce que nous nous imaginions ou nous desirions etre. Le moment de la confidence involontaire n'est donc pas la fin du processus ana-lytique. L'admission « de », sinon l'adhesion « a » ce qui etait tu engage l'accep-tation de ce que je suis. En ce sens et en ce sens seulement, « je n'avoue que ce que j'accepte de moi-meme »99 et ce, meme s'il m'arrive de confesser contre mon gre - ou a l'insu de mon plein gre100, comme le disait le coureur cycliste frangais Richard Virenque en se defendant en 1998 d'une accusation de dopage -, ce que je m'efforce de tenir eloigne de moi-meme en le recusant consciemment ou in-consciemment. L'itineraire d'une cure peut ainsi emprunter le chemin du « refus » au « consentement » pour parler ici comme Paul Ricreur101. 63 98 Ainsi des seances de faradisation - un pinceau metallique conducteur de courant electrique est passe sur les testicules, les pointes des orteils... -, qui eurent lieu en 1917 dans la clinique Wagner-Jauregg pour etablir l'aveu de simulation du lieutenant Kauders blesse en 1914 pres de Lublin par l'armee russe et souffrant de lesion neurologique cerebrale averee. Cf. Kurt R. Eiss-ler, Freud sur le front des nevroses de guerre, trad frang. Paris, PUF, 1992. 99 Selon le mot de J. Lacroix, Marxisme, existentialisme, personnalisme, 1949, P.U.F., p. 117. 100 Expression d'abord moquee pour son incorrection, l'expression tend desormais a remplacer la formule plus sobre « a mon insu ». ^01 Philosophie de la volonte, tome I, « Le volontaire et l'involontaire », Paris, Aubier, p. 439. La confession peut donner lieu a une conversion, laquelle n'est pas sans soule-ver le probleme de la discontinuite dans une histoire subjective et la question du caractere d'evenement dans une chaine causale, du partage temporel entre un « avant » et un « apres ». La oü l'acte manque par exemple temoigne que la trame ordinaire de nos actions se voit doublee, interrompue, selon un effet de rupture indeniable, il convient que la disjonction soit mesuree a l'aune d'une duplicite re-connue du sujet par le sujet lui-meme. Freud rapporte ainsi un « cas d'oubli repete » de Jones lequel : raconte qu'une fois, pour des motifs inconnus de lui (aus ihm unbekannten Motiven), il avait laisse trainer une lettre plusieurs jours sur son bureau. Il finit par se resoudre a l'expedier, mais se la vit retourner par le « Dead letter office », car il avait oublie (er hatte vergessen) d'inscrire l'adresse. Apres avoir mis l'adresse, il la porta a la poste, mais cette fois sans timbre. Des lors, il dut finalement s'avouer son aversion a envoyer purement et simplement la lettre (musste er sich die Abneigung den Brief überhaupt abzusenden, endlich eingestehen).102 Avouer se confond donc ici avec s'avouer le sujet d'une aversion a accomplir une action que pourtant, consciemment, l'on vise. Ce n'est donc qu'en soutenant le discours de l'aveu sur le mode de la reconnaissance subjective - « je suis bien celui qui a dit que... ou a bien effectue telle ou telle action » -, que l'auteur d'une operation manquee devient le sujet responsable de son dit ou de son acte. L'auto-imputation d'un discours pose au futur anterieur, celui qui parle, comme un sujet suppose avoir a posteriori, en quelque fagon, voulu ce qu'il a dit. Il revient donc bien a cha-cun de saisir sa chance de s'entendre dire ou d'entendre ce qui a ete de facto dit, c'est-a-dire de reconnaitre dans la ou les failles de la visee consciente de son dis-64 cours, la promesse d'un sens nouveau. L'inedit ou l'inoui' sont aussi ce que le sujet se doit d'entendre s'il veut desormais progresser autrement. La grammaire inferentielle des imputations repondant precisement a un certain nombre de regles, concerne donc le sujet dans son rapport a lui-meme. Non pas seulement comme sujet de la connaissance de ses intentions secretes selon la perspective d'une connaissance de soi par soi, d'une « objectivation de soi dans un discours vrai » pour reprendre une expression de Michel Fou- 2 S. Freud, « Les operations manquees », p. 52. cault103, mais selon l'exigence d'une elaboration d'un nouveau rapport a soi, d'une transformation de soi. Une cure psychanalytique permet ainsi d'effectuer un certain nombre d'opera-tions de connaissance - Lacan parlait de l'analyse comme d'une « realisation de l'operation-verite »104 -, dont la finalite pratique se mesure aux effets qu'elle rend possible en terme de parole nouvelle et d'actes inedits. Entreprendre une analyse ne revient donc pas simplement a exhumer le reseau ou le systeme des coor-donnees principales de ses desirs et de ses fantasmes, mais egalement et peut-etre meme surtout, a tenter d'echapper au maillage serre de ses actions, de se soustraire aux imperatifs subis, de se deprendre des rets oü l'oü s'est laisse soi-meme enferme. L'acte manque entendu non seulement comme acte de verite mais egalement comme acte en verite revele un contenu de sens cele et fait etre, dans et par cette revelation entendue, reconnue, un sujet. L'acte manque pense sous la categorie d'evenement s'avere ainsi la promesse d'un avenement subjectif oü pour s'etre laisse prendre aux jeux inconscients de sa propre parole, un sujet en vient a s'eprendre de la verite de son desir. Avouer est certes un acte de langage complexe. Acte locutoire par ce qu'il dit, acte illocutoire - avouer est ainsi un acte qui se confond avec le fait meme de dire, avouer est l'acte que l'on accomplit en disant -, et enfin acte perlocutoire a la lumiere des effets produits sur l'enonciateur et sur le destinataire de l'enon-ciation lorsqu'il est dit par exemple, que l'aveu constitue une presomption legale et releve d'un mode de la preuve. 65 103 Ce que M. Foucault dans le contexte de son analyse de l'ascese chretienne appelait « le moment de l'aveu, le moment de la confession; c'est-a-dire le moment oü le sujet s'objective lui-meme dans un discours vrai. » (Hermeneutique du sujet, pp. 316-317) Cf. a propos de l'« aveu chretien » : « dans la spiritualite chretienne, c'est le sujet guide qui doit etre present a l'interieur du discours vrai comme objet de son propre discours vrai. Dans le discours de celui qui est guide, le sujet de l'enonciation doit etre le referent de l'enonce : c'est la definition de l'aveu. » (Ibid., p. 391) 104 L'Actepsychanalytique, Seminaire 1967-1968. !S !S !S Mais ce rapport a soi emprunte le detour d'une adresse a l'autre. Avouer est bien, a ce titre, essentiellement, un acte perlocutoire. A la maniere du mot d'esprit or-donne selon le motif de l'entente (Verständigung) ou de l'accord, l'auto-attribu-tion d'un acte ou d'une parole requiert la mediation de l'autre auquel je m'adresse pour m'entendre dire ce que j'ai dit ou fait, ce qui revient peu ou prou a accepter ce que j'avais refuse : C'est dans ce conflit dans la vie d'ame du malade que vous intervenez (eingreifen) main-tenant ; si vous reussissez a amener le malade, du fait d'une meilleure comprehension (Einsicht), a accepter (akzeptiert) quelque chose qu'il avait, par suite de la regulation automatique du deplaisir, jusque-la repousse (zurückgewiesen) (refoule) (verdrängt), vous avez realise sur lui un certain travail d'education (Erziehungsarbeit).105 Que l'on demente, denie ou desavoue, il s'agit toujours de refuser de reconnaitre, soit l'exactitude de ce que nous avons dit - ou manifeste dans le silence d'une reuvre peinte106. Lorsque parler ne se resume pas a produire des beaux discours pour demeurer a l'exterieur de sa propre parole, il devient possible de reduire l'epreuve d'etrangete ou d'exteriorite que constitue par exemple, la sideration de-vant la demesure d'un de nos lapsus. Se subjectiver revient alors a se vouer a entendre et a comprendre, a se reconnaitre dans ce que l'on dit ou fait a son insu, a devenir l'auteur d'un acte que nous avons commis, a se construire en se declarant l'auteur d'un phenomene dont l'irruption dans la trame de notre quotidiennete de-meure d'abord invasive. On ne devient pas en effet auteur par la seule operation de sommation des causes invoquees ou supposees de son action. Un cadre de figuration demeure necessaire qui puisse permettre une experience d'assentiment non pas tant, a la teneur effective de l'acte, qu'a l'acte lui-meme. La fabrique du personnage de l'auteur ne releve pas que des seuls gestes institutionnels - telle la 66 construction juridique de l'attribution des actes selon le code penal -, qui condui-sent a discipliner les etres, mais procede de la necessite pour chacun de repondre a la question de l'origine, de la fin et du sens de ses entreprises. La ou le sujet se voit confronte a une meprise, il peut s'engager resolument dans un processus de reprise de ce qui lui a echappe. 105 S. Freud, « De la psychotherapie », p. 57. 106 Freud suggere a propos de la peinture de Vinci que « dans ces figures Leonard (a) denie (verleugnet) le malheur de sa vie amoureuse et l'(a) surmonte par l'art (und künstlich überwunden) ». (Un souvenir d'enfance de Leonard de Vinci (1910)). Si l'on tient a inscrire la question de l'aveu dans le registre de la verite - verite du desir inconscient-, il est possible de reprendre dans le cadre d'une explicita-tion de la pratique psychanalytique ce que disait Michel Foucault de l'ascese philosophique, pai'enne: « ce qui permet de devenir soi-meme le sujet qui dit vrai et qui se trouve, par cette enonciation de la verite, transfigure, transfigure par cela meme : precisement par le fait qu'il dit vrai. l'ascese philosophique, l'as-cese de la pratique de soi a l'epoque hellenistique et romaine a essentiellement pour sens et pour fonction d'assurer la subjectivation du discours vrai. Elle fait que je peux moi-meme tenir ce discours vrai ; alors que je deviens moi-meme le sujet d'enonciation du discours vrai. »107 Cette problematique de « la subjectiva-tion d'un discours vrai dans une pratique et dans un exercice de soi sur soi »108 dont parlait le philosophe Michel Foucault a propos de l'ascese philosophique, n'est pas sans faire penser aux lineaments d'une cure analytique dont la valeur d'experience, c'est-a-dire d'epreuve modificatrice de soi, d'exercice de soi dans et par la parole adressee constitue des essais repetes de liberation. Conclusions Peut-on parler de compulsion d'aveu ? « Un reve comme preuve (als Beweismittel) »109 Combien de reves apparemment absurdes n'avons-nous pas contraints d'avouer leur sens (ihren Sinn einzugestehen) !110 Une dame souffrant « d'une manie du doute et d'un ceremonial de contrainte » exige de sa garde-malade qu'elle ne la quitte jamais des yeux. Sous le regard constant de celle-ci, elle parvient a ne pas repenser a tout ce qu'elle pourrait faire d'interdit. La surveillance assidue par l'autre premunit contre la repetition ob- 67 sessionnelle. Un soir, il semble a la dame que sa garde-malade s'est endormie, bien que cette derniere nie le fait. Le lendemain la garde-malade rapporte a la dame en question un reve que cette derniere transmet in extenso a Freud lequel 107 L'hermeneutique du sujet, Cours du 3 mars 1982, p. 316, souligne par nous. 108 Ibid., p. 317. 109 « Ein Traum als Beweismittel » (1913), trad. frang. in S. Freud, Oeuvres completes. Psychanalyse, volume XII, 1913-1914. 110 S. Freud, Un souvenir d'enfance de Leonard de Vinci, trad. frang. Paris, Gallimard, coll. folio bilingue, 1991, p. 145. conclue, au meme titre que sa patiente, que la garde-malade a menti et qu'elle s'etait bien endormie : « nous confirmerons le jugement selon lequel le reve contient cet aveu (das Geständnis), elle s'etait a ce moment-la effectivement as-soupie, alors meme qu'elle le deniait (sie es ableugnete) ».111 Mais si le reve livre bien « un aveu (Geständnis) important concernant la relation de la reveuse a sa maitresse », il n'est pas assure qu'il reponde en ceci a une compulsion d'aveu au sens de Reik112. Freud prend soin de rappeler que « le facteur essentiel de la formation du reve est un souhait inconscient, en regle generale un souhait infantile, a present refoule »113 et qu'« on ne saurait mettre le caractere d'accomplissement de souhait propre au reve au meme plan que son caractere d'avertissement, d'aveu (Geständnis), de tentative de solution, etc., sans renier (verleugnen) la dimension des profondeurs (Tiefendimension) dans le psychisme, donc le point de vue de la psychanalyse. »114 Si le reve a l'insu meme du reveur procede a un aveu, tel n'est pas sa finalite premiere. L'aveu n'est qu'un effet de « l'elaboration inconsciente d'un materiel pre-conscient »115, mais le reve quant a lui, vise toujours l'accomplissement d'un souhait inconscient. Dans le lapsus, j'avoue ce que je desire sans le savoir ou en m'efforgant de le ca-cher, et donc la logique de la manifestation involontaire est bien de conceder que je vise ce que je vise en en temoignant. D'une certaine fagon, le reve quant a lui, procede egalement a de tels aveux, puisque interprete il s'avere revele l'ac-complissement ou la tentative d'accomplissement d'un souhait, c'est-a-dire a tout le moins, attester qu'un tel vreu presidait a sa formation. Si en reve j'ac-complis ce que je desire, c'est bien en revant que je temoigne, fut-ce de maniere deguise, que je veux ce que je desire. Des lors, a moins de supposer comme Reik p. 15 Freud precise en note : « La garde-malade avoua (gestand) du reste quelques jours plus tard a une tierce personne que ce soir-la elle s'etait endormie et justifia (rechtfertigte) ainsi l'in-terpretation (die Deutung) de la dame. » S. Freud, « Un reve comme preuve », p. 15. 112 Selon Reik, l'aveu est une tentative de reconciliation orchestree par le Surmoi dans le but de vider la querelle opposant le Moi et le ga. Cf. The Compulsion to Confess, trad. frang. Theodor Reik, Le besoin d'avouer, Paris, Editions Payot & Rivages, coll. Petite Bibliotheque Payot, 1997, particulierement, Deuxieme partie, « La compulsion d'avouer ». 113 S. Freud, « Un reve comme preuve », p. 16. "4 Ibid., p. 17. 115 Ibid. un desir d'avouer au principe meme de toutes les formations de l'inconscient, il faut defendre avec Freud que si nous avouons en reve quelque chose, le reve vise d'autres buts que de confesser un mefait, une faute ou une exaction, ceci dit, bien que l'on puisse considerer tout reve des lors qu'il est interprete, comme l'aveu deforme de l'accomplissement d'un vreu inconscient et par voie de consequence, le principe de manifestation d'un tel vreu. Lorsque je reve, j'avoue que je desire et ce que je desire puisque je l'accomplis, mais je ne realise pas pour autant le desir d'avouer ce que j'ai fait ou dit et que je m'efforce intentionnellement ou non intentionnellement de cacher. Toute la dif-ficulte est la. Du point de vue de l'interprete, il y a toujours aveu d'une maniere ou d'une autre, mais du point de vue du reveur, il n'est pas certain qu'un desir de se confesser ou de confesser preside a la formation initiale du reve, si le reve a pour fonction principielle de realiser un vreu inconscient d'origine infantile. Le desir de soulager sa conscience coupable, de se defaire d'une angoisse devant le Surmoi, de se soustraire a ses tensions internes, ne constituerait pas a soi seul, le desir premier presidant a la formation du reve. Responsabilite et aveu Nul ne peut se garder de commettre des actes manques et par la d'avouer ce qu'il prefererait taire. Par megarde, chacun se laisse trahir par sa propre parole. Il nous revient cependant d'entendre mieux ce que nous disons, de comprendre que nous ne savons pas souvent ce que nous voulons veritablement dire et ce dont nous parlons neanmoins. Il nous revient donc d'etre responsable de notre parole et de nos vreux, c'est-a-dire de repondre de l'effet d'alteration de tout regime d'elocution. Si l'on se souvient que « avouer » ou « confesser » (confesio) traduit exomologein qui signifie « reconnaitre » et notamment reconnaitre ses peches, il faut preciser qu'il s'agissait d'abord, pour le catechumene, de se reconnaitre fondamentalement pecheur devant Dieu, plutot que de simplement proceder a l'enumeration des peches qu'il avait effectivement commis, de donner son accord en reconnaissant ses fautes, de convenir de quelque chose avec celui qui recueillait l'aveu116. 69 116 La confession (confessio Dei) revenait a avouer, a confesser sa foi en Dieu (confessio fidei) en le louant (confessio laudis) et non pas simplement a reconnaitre ses fautes (confessio uitae). Dans un autre contexte que psychanalytique, soit dans la querelle des causes intimes et extimes du peche, Michel Foucault, reprenant les analyses de Michel de Certeau117 montre ainsi que « La mere Jeanne des Anges sait parfaitement que si le demon a pu inserer en elle ces sortes de sensations derriere lesquelles il se cache, c'est qu'en fait elle a permis cette insertion. »118 Certes le Diable est bien presente comme l'auteur des actions de la possedee, mais il n'accomplirait jamais de telles actions a travers elle si d'infimes consen-tements de sa volonte n'avaient pas preside a sa possession. Jeanne des Anges refuse de se laisser deposseder par ses confesseurs de sa responsabilite a l'egard de sa propre possession par l'Autre. Lorsque les exorcistes expliquent ainsi a la possedee que seul le demon lui inspirait ses actes coupables, elle sait leur retorquer que jamais celui-ci n'aurait pu etre en mesure d'entrer en elle si sa volonte cou-pable ne lui avait pas prealablement assigne un sejour. Il faut alors aux exorcistes redoubler de persuasion pour tenter de la convaincre que seul le diable, parce qu'il a reussi a s'immiscer en elle, peut lui inspirer de tels arguments pervertis. La logique de la possession, la theologie de la presence du diable en l'homme ne peut qu'en appeler a l'exorcisme des energumenes comme seule therapie, comme seul rite de depossession. Rite d'expulsion de l'Autre en moi, identifie au principe de la faute, selon une logique de la penetration de l'ame par le Malin, la-quelle ne fait cependant pas toujours droit a la subtile intrication entre les pensees supposees de l'autre, ou inspirees par l'autre en moi, et mes propres pensees. La strategie des hommes d'Eglise consiste a refuser toute responsabilite a la pos-sedee a l'endroit du fait de l'insinuation du Malin en elle. Jeanne des Anges defend cependant, envers et contre tous, l'idee qu'elle ne peut etre possedee que 70 parce qu'elle l'a bien voulu. Elle insiste donc pour affirmer qu'elle est in fine le sujet de ce qu'elle subit et recuse la figure d'une alterite diabolique absolue. Les frontieres de l'aveu se confondent ainsi avec celle de la reconnaissance, avec la capacite d'appropriation de l'etranger en nous, avec l'etendue de notre puissance d'acquiescer a notre singuliere division subjective. 117 Cf. La Possession de Loudun, presente par M. de Certeau, (1'e ed. 1970) Paris, Gallimard-Jul-liard, « Archives », 1989. 118 Les anormaux, pp. 195 sq. Le dispositif psychanalytique permet de laisser venir le patient aux mots (zu Wort kommen), ou de laisser les mots revenir au patient et ce, a seule fin de le prendre au mot (beim Wort zu nehmen) sans proceder neanmoins a une objectivation quelconque de sa subjectivite. Lorsque les idees incidentes (die Einfälle), les idees soudaines tombent119 dans le sujet - constituant ainsi le mode privilegie de manifestation d'un inconscient qui survient, surgit, fait irruption120 -, la parole que l'on adresse devient ainsi, tout autant, une parole que l'on s'entend dire a un autre que soi. La parole qui nous traverse, que l'on rencontre en soi sur le mode du hors de soi puisqu'on ne peut l'accueillir qu'en s'en detachant, ouvre le che-min d'une ressaisie de soi qui fasse enfin droit a sa propre voix. 119 Cf. : « Einfall (ein Fall) n'est qu'un des cas particuliers du verbe fallen, qui permet lui aussi, comme n'importe quel verbe, un tres grand nombre de variations, toutes reliees entre elles ce-pendant par ce verbe (fallen : tomber) ». (G.-A. Goldschmidt, op. cit., p. 26) 120 Cf. : « l'inconscient se manifeste toujours par de brusques irruptions ('irruption' aurait tres bien pu traduire Einfall, par des choses qui 'tombent dedans' ou se detachent du discours [_] ce qui surgit soudain dans le discours ». (G.-A. Goldschmidt, op. cit., pp. 26-27) Gilles Ribault* L'autre dans I'ame Pour en finir avec I'idee d'une monadologie freudienne L'inconscient dont nous entretient la psychanalyse n'a rien de solitaire. Les desirs, les motions pulsionnelles, les identifications qui le composent engagent toujours un large eventail de personnes : les membres du cercle familial, au premier chef le pere et la mere, mais egalement les nourrices, les educateurs, les amis des parents, les amants, les maitresses, les rivaux, les superieurs hierar-chiques, les therapeutes... Tous ces interlocuteurs forment entre eux un reseau de destinataires au sein duquel la fantaisie du sujet trame clandestinement ses fictions. A lire ses comptes-rendus de cure ou ses analyses de reve, Freud n'a ja-mais apprehende la vie psychique autrement que comme un entrelacs de relations, faisant de l'existence subjective une experience eminemment frontaliere, un echange permanent avec l'exterieur. Quant au protocole therapeutique, construit autour du transfert au psychanalyste, il temoigne a lui seul de l'impor-tance cruciale, aux yeux de son inventeur, du lien a l'autre dans la constitution du Soi et, surtout, dans le jeu de ses possibles reconfigurations. Qu'en est-il toutefois de cette alterite au plan de la theorisation freudienne ? Les analyses metapsychologiques convoquent le plus souvent l'autre sur le mode de l'objet. Mais qu'est-ce qu'un objet ? Pourquoi la psyche l'investit-elle ? A quoi cela l'engage-t-elle ? Freud evite methodiquement la rencontre de ces questions 73 pourtant decisives. L'autre, sous sa plume, est omnipresent en tant qu'horizon concret de la vie psychique mais demeure bien peu explicite theoriquement. Les topiques ne lui assignent aucun lieu en dehors de celui, deja interiorise, de l'ins-tance du surmoi. Aussi peut-on suspecter la psychanalyse freudienne de recou-vrir par ses constructions metapsychologiques ce qu'elle decouvre et decrit avec finesse dans sa clinique, enfermant la vie subjective en une psychologie centree sur l'ego. De la relation a l'autre, Freud ne considererait finalement que ce que les processus d'introjection et d'identification en retiennent : un jeu d'investisse-ments de traces definissant une organisation libidinale interne. L'alterite serait * Universite Paris 7 ainsi integree a l'immanence d'une vie psychique pensee a la fagon d'une monade leibnizienne, substance « sans porte ni fenetre » deployant ses etats a par-tir d'elle-meme. L'automatisme aveugle de l'inconscient freudien rend-il l'ame prisonniere de sa subjectivite ? C'est bien la ce qu'estime par exemple J. La-planche qui reproche a Freud son idealisme philosophique reduisant l'autre a une « representation subjective d'un reel brut »'. Le vice originel de la psychanalyse serait ainsi d'etre incapable de rendre raison de la transcendance de l'au-tre dans l'experience de soi2. On trouve egalement cette lignes d'argumentations, sur un plan proprement philosophique, sous la plume de V. Descombes qui s'en prend, au-dela de Freud, a tous les philosophes d'ascendance cartesienne qualifies pour l'occasion de « mentalistes » : « une philosophie mentale est une pensee qui assure d'abord l'autonomie du mental en le detachant du monde exterieur, pour se poser ensuite le probleme inextricable de l'interaction entre le mental et le physique »3. Chez les commentateurs anglo-saxons la theorie freu-dienne est apprehendee comme fondee sur le modele d'un systeme pulsionnel autonome et regule par le principe de plaisir. De sorte que pour des auteurs comme J. R. Greenberg et S. A. Mitchell par exemple, elle ne rend absolument pas compte du fait de la relation a l'autre : « Object relations had to be accounted for ; their origins, significance, and fate were by no means automatically provided for and encompassed within the earlier drive theory »4. La psychanalyse freudienne elude-t-elle vraiment la dimension de l'autre dont la pregnance est pourtant incontestable aussi bien dans sa pratique clinique que dans le protocole therapeutique qui la sous-tend ? Nous voudrions montrer, dans cet article, que si, en effet, la psyche se construit pour Freud en prelevant sur autrui des determinations qu'elle fait sienne, elle n'annule pas pour autant, par ce travail d'assimilation, sa relation a l'autre. Nous mettrons pour cela en evi-74 dence la nature relationnelle de la pulsion, trop souvent assimilee a une entite 1 J. Laplanche, Le primat de l'autre, Paris, Flammarion, 1992, p. xxv. 2 C'est egalement ce que laisse entendre le Dictionnaire de la psychanalyse (Paris, Fayard, 2000, pp. 552-553) d'E. Roudinesco et M. Plon : « Pour Freud, aucune conceptualisation de la relation n'existe en tant que telle, et la question de la relation du sujet a l'objet est pensee sous la cate-gorie des stades au sens evolutionniste et biologique du terme ». 3 V. Descombes, La denree mentale, Paris, Minuit, 1995, p. 23. 4 Selon ces auteurs, il faudrait attendre les travaux de H. S. Sullivan et W. R. D. Fairbairn pour que la theorie analytique se donne enfin les bases adequates faisant sa place a la question de l'autre. J. R. Greenberg and S. A. Mitchell, Object Relations in Psychoanalytic Theory, Harvard University Press, 2000, p. 3. endogene de nature organique. Puis nous tenterons de refuter I'idee d'un temps anobjectal de la vie sexuelle a laquelle conduit, pour certains commentateurs, I'idee freudienne d'une libido originairement narcissique. Nous tacherons ega-lement d'etablir que la regulation psychique par le principe de plaisir ne revient pas davantage a envisager l'ame infantile comme une entite close, decision qui rendrait totalement inintelligible la possibilite pour la vie psychique de prendre acte de la realite. Enfin, en guise de conclusion, nous essayerons d'esquisser un des enjeux philosophiques de la reconnaissance psychanalytique d'un primat de l'autre dans la vie psychique. Position de la problematique de la comprehension On oublie trop souvent de rappeler le contexte de la psychologie dans le cadre du-quel s'elaborerent les premieres intuitions freudiennes. Ainsi n'a-t-on pas accorde toute l'attention requise a l'idee, developpee dans l'Esquisse d'une psychologie scientifique, d'une relation originelle entre l'enfant et son entourage : la mere ou, plus largement, le Nebenmensch. Cet echange n'est pas de nature symbolique et ne releve encore d'aucune elaboration pulsionnelle. Il s'agit d'une sorte d'interaction automatique apparentee a l'activite reflexe. L'enfant y repete des reactions mo-trices en reponse a un jeu de signes ou de mimiques maternelles. Il se cree ainsi entre les deux protagonistes un jeu de miroir qui eleve l'ame infantile au-dessus des exigences encore mal coordonnees de sa physiologie. Cette analyse des premieres interactions de l'enfant avec son entourage ne provient d'aucune clinique du nourrisson. Freud reconnait lui-meme sa dette vis-a-vis d'une psychologie en pleine expansion a l'heure ou il ecrit : « Il est interessant de voir a quel point la lit-terature se tourne maintenant vers la psychologie de l'enfant. Aujourd'hui j'ai encore regu un livre de ce genre de James Mark Baldwin. C'est ainsi que l'on reste toujours un enfant de son epoque, meme pour ces choses que l'on considere 75 comme les plus personnelles »5. Darwin lui-meme, dans ses carnets (Carnet M), avait apporte une importante contribution a ce mouvement en publiant en 1877 une Esquisse biographique d'un petit enfant a partir de l'observation minutieuse des premieres annees de son fils aine. Le principal heritier des notes de Darwin, G. J. Romanes, publiera a son tour en 1888, Mental evolution in man qui, selon F. Sul- 5 Il s'agit de l'ouvrage intitule Mental Development on the Child and the Race, publie en 1895. D'autres auteurs comme le psychologue anglais J. Sully ou en Allemagne le psychophysiolo-giste W. Preyer ont largement contribue a cette nouvelle psychologie de l'enfant. Cf. S. Freud, Lettre a Fliess du 5 novembre 1897, LWF pp. 350-351. 76 loway, fut attentivement lu et annote par Freud au debut des annees 18906. L'auteur de L'origine des especes insiste sur l'existence de relations precoces entre l'enfant dans ses premiers mois et ses proches. Plus particulierement, il decrit avec precision le babillage infantile, le role des expressions du visage et des gestes dans la maniere dont le bebe se fait comprendre par l'autre avant meme de pouvoir re-courir a des mots. Darwin observe l'apparition tres precoce de cris qui ne semblent pas fixes naturellement : « J'ai constate ce fait chez mon enfant a l'age de quatorze semaineS et plus tot, je crois, chez un autre. [...]. A l'age de quarante six jours, il commenga a faire de petits bruits denues de sens comme pour s'amuser, et il sut bientot les varier. [...]. Je crus reconnaitre a la meme epoque [...] qu'il commengait a imiter les sons »7. La gestuelle semblait elle aussi relever d'une sorte de langage offrant ses moments de bonheur : « il posait lentement l'index d'une de ses mains sur la paume de l'autre, lorsqu'on lui repetait une petite chanson d'enfant. C'etait une chose amusante de voir son air de satisfaction toutes les fois qu'il venait d'ac-complir quelque exploit de ce genre »8. Qu'une activite de ce genre puisse se produire si tot, dans la vie infantile, la neurophysiologie de la seconde moitie du XlXeme siecle permettait de le penser grace a l'importance croissante qu'elle reconnut a l'automatisme psychique dont les bases neurologiques n'ont cesse d'etre mises en evidence9. A la char- 6 Nous reprenons ici les conclusions de F. Sulloway dans son Freud, biologiste de I'esprit, Paris, Fayard, 1998, p. 234. 7 Ch. Darwin, L'expression des emotions chez I'homme et les animaux, Paris, Rivages poche / Petite bibliotheque, p. 216. 8 Ibid., p. 213. C'est nous qui soulignons. La question du role des premiers echanges entre la mere et l'enfant dans le devenir psychique n'a pas ete exploree par les premieres generations de psy-chanalystes. Elle sera lentement redecouverte par des praticiens, dans les annees 1960. Ainsi, Rene A. Spitz, examine-t-il dans De la naissance a la parole le « phenomene de reciprocite entre la mere et l'enfant » qu'il designe par le terme de « dialogue » (Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 33). B. Bettelheim, dans La Forteresse vide, prefere parler de « mutualite » pour nommer cet echange originaire qui sort le nourrisson du « solipsisme » et le fait « participer a l'experience de l'autre » (Paris, Gallimard, 1998, p. 43). Plus recemment, les travaux de M. Dornes (Die emotionale Welt des Kindes: Fisher 2000 ; Psychanalyse et psychologie du premier age, Paris, Presses Universitaires de France, 2002) temoigne d'un regain d'interet pour la psychologie du nourrisson au sein meme des investigations d'ordre psychanalytique. 9 L'ouvrage de Marcel Gauchet L'inconscient cerebral (Paris, Seuil, 1992) presente clairement les grandes lignes de cette nouvelle physiologie nerveuse issue de la theorie reflexe du milieu du XlXeme siecle. C'est la theorie de M. Hall et J. Müller (1833) qui conduisit a faire du mode de fonctionnement spinal un modele applicable au fonctionnement cerebral lui-meme. Ainsi, en 1840, le physiologiste anglais T. Laycock, maitre du celebre neurologue J. H. Jackson, est-il niere de ce contexte scientifique et de la perspective darwinienne attentive aux rapports entre le vivant et son milieu, Freud, a la fois neurologue et darwinien, fut en mesure d'elaborer un modele de la vie psychique ou l'emprise des echanges precoces est determinante en vertu d'une activite psychique primaire, aveugle, qui doit tout a sa base physiologique. Le cadre general de l'Es-quisse d'une psychologic scientifique, essai publie de maniere posthume en 1895, a ete ainsi fourni par le contexte dans lequel Freud regut sa formation in-tellectuelle et scientifique. Des cette epoque, celui-ci se representait l'äme comme un appareil ouvert sur le Nebenmensch comme en temoignent ses analyses de l'experience de comprehension. La notion de « comprehension » est rarement mise en avant par les commenta-teurs. Son usage explicite est, il est vrai, tres circonscrit. C'est essentiellement dans l'Esquisse que Freud exploite ouvertement la famille lexicale du verbe « comprendre » (verstehen) pour qualifier l'echange qui se noue des les premiers mois de la vie entre l'enfant et la personne qui vient a son secours. La comprehension est a la fois un vecu relationnel et une experience proprement intellec-tuelle : elle est l'exercice primaire d'une « pensee » (Denke). Freud distingue, au sein de l'activite pensante originelle, d'un cote un processus associatif domine par l'attraction primaire des traces perceptives investies libidinalement (pensee dite « reproductrice » (reproduzierende)) ; d'un autre cote, la veritable activite de pensee qui ne vise pas a « reproduire » des scenes desirees mais seulement a « reconnaitre » quelque chose. Le moteur de la recherche n'est pas ici, comme dans la « pensee reproductrice », la poussee primaire directe vers l'econduction de l'excitation, c'est-a-dire le plaisir, mais un dynamisme visant la reconnaissance de ce qui est pergu en tant que tel. Quand les donnees perceptives ne recouvrent pas les representations du souhait, ecrit Freud, elles « eveillent l'interet» et sus-citent deux actes de pensee complementaires : le travail de rememoration et l'acte 77 de jugement auquel il prepare. Il s'agit toujours, pour la pensee « sans but », soit de se laisser porter par les evocations de ce qui dans le pergu est deja connu, soit de signifier la part entre ce qui dans l'objet est connu et ce qui ne amene a soutenir que le cerveau est soumis aux lois de l'action reflexe. L'ascendance de ces travaux sur ceux des psychologues de l'epoque est significative comme en temoigne, en France, la these de P. Janet, publiee en 1889, intitulee : L'automatisme psychologique (Sous-titre : Essai de Psychologie experimentale sur les formes inferieures de l'activite humaine). On trouve l'em-preinte de cette reflexologie conquerante jusque dans la litterature, chez un Valery, dans L'idee fixe par exemple. 78 l'est pas10. Le jugement consiste a discerner, dans un complexe perceptif ou dans n'importe quel sujet, ce qui est reconnaissable. Qu'est-ce qui pousse le psychisme a reconnaitre et a juger ? Quel est le ressort de cette « pensee sans but », de cette « pensee reconnaissante » qu'est la « comprehension » (« Verständigung » : LWF, p. 626 ou encore p. 671) ? Quand l'en-fant pergoit un proche, son attention se porte prioritairement sur ce qui chez cette personne evoque son propre corps et surtout ses propres mouvements : « Les complexes de perception qui emanent alors de cet etre-humain-proche (Nebenmensch) seront en partie nouveaux et non comparables, comme ses traits, par exemple, dans le champ visuel ; d'autres perceptions visuelles, par exem-ple les mouvements de ses mains, au contraire, recouperont dans le sujet le souvenir de ses propres impressions visuelles tout a fait semblables, venant de son propre corps, auxquelles sont associes les souvenirs de mouvements vecus dont il a lui-meme fait l'experience. D'autres perceptions de l'objet encore, par exemple quand il crie, reveilleront le souvenir de ses propres cris^ » (LWF, p. 639). Freud suppose ainsi, entre l'enfant et la mere, une communication precoce batie sur ce qui, dans le champ perceptif, est capable d'etre reproduit par la psyche in-fantile11. Mais le caractere general de ses analyses permet d'aller plus loin que la simple description psychologique a laquelle s'en tenait C. Darwin. Dans ses premiers mois, le sujet infantile ne connaitrait ses propres gestes qu'a travers ceux que lui renvoie immediatement l'autre et qui ne correspondent pas a la realite objective de sa propre gestuelle. Les sensations kinesthesiques infantiles anime-raient ainsi originairement des images de l'autre creant l'illusion speculaire d'habiter son corps. En repondant a l'autre, autrement dit en le « comprenant », 10 Freud decrit ainsi les deux possibilites : « ou bien le courant se dirige sur les souvenirs reveilles et met en marche un travail de rememoration sans but, qui est donc mis en mouvement par les differences et non par les ressemblances ; ou bien ce courant demeure dans les consti-tuants nouvellement surgis et forme alors un travail de jugement egalement sans but » (LWF, p. 639). 11 Cette mimetique primitive entre la mere et l'enfant est bien celle que C. Darwin avait decrite dans sa publication de 1877 : « En resume, un petit enfant fait comprendre ses besoins d'abord par ses cris instinctifs, qui, au bout d'un certain temps, sont modifies en partie involontairement, en partie, je crois, volontairement comme moyen de communication, par l'expression inconsciente de ses traits, par des gestes et par des differences d'intonation bien marquees, enfin par des mots vagues inventes par lui-meme, puis par d'autres plus precis, imites de ceux qu'il entend ; et ces derniers, il les acquiert avec une vitesse merveilleuse » (L'expression des emotions chez I'homme et les ani-maux, p. 218). l'enfant abolirait toute distinction avec son interlocuteur. La reponse annulerait ce qui de l'autre, est autre : ce qu'il croit faire est ce que fait l'autre dont l'image est devenue la conscience de son propre mouvement. Pour l'enfant, l'autre compris est le moi et le moi est cet autre. La relation de comprehension correspondrait a une sorte de stade du miroir primaire, bien anterieur a celui dont parlera J. Lacan12. A cette epoque, le moi ne se soutient d'aucune image de son propre corps ; il est une structure psychique qui ne s'actualise que dans l'echange avec l'autre. Du trauma comme incomprehension Cette description a gros traits de l'experience relationnelle originaire entre l'en-fant et son entourage nous donne le cadre de la theorie psychopathologique freu-dienne. L'enfant s'efforce, avons-nous dit, de repeter, pour les « comprendre », les expressions, les sons, les gestes qu'on lui propose. En revanche, les impasses de cette relation, ses suspensions, ses effractions correspondent a ce que Freud designe sous le terme de « trauma »13. Ces experiences qui viennent rompre pro-visoirement l'experience de comprehension laissent derriere elles des vestiges qui sont a la source des pulsions, de l'amour et plus generalement, des liens premiers a l'autre : « Chez un etre humain, les souvenirs d'enfance incomprehensi-bles et les fantaisies edifiees sur eux font constamment ressortir ce qu'il y a de plus important dans son developpement animique » (SEL p. 117). Les traces de ces incomprehensions fondatrices sont ce qui met l'ame en mouvement : « ce qui est ainsi reste incompris, cela revient ; cela n'a pas de repos, tel un esprit non absous, jusqu'a ce que cela ait accede a la solution et a l'absolution » (APG p. 108). L'experience traumatique, on sait que Freud l'a tres tot exprimee en 12 L'epreuve du miroir lacanienne correspondrait au moment ou l'enfant, sous le regard de la mere, s'emanciperait des images maternelles de la comprehension originelle pour endosser celle, visuelle, de son propre corps reflete. Dans ce moment de reconnaissance, l'enfant s'en-gagerait sur la voie d'une identification a sa propre image : ce n'est plus sa mere, mais son propre reflet qui repond desormais aux mouvements de son corps. Le moi psychique donne ainsi naissance a un moi corporel propre, le moi « enveloppe » dont parlera Freud en 1923 (LMC, p. 270). Pour le stade du miroir lacanien, voir Ecrits (Paris, Seuil, 1966). 13 L'acception du terme de « trauma » dans l'ffiuvre freudienne est assez complexe et instable. Il est neanmoins possible, comme nous allons le voir, d'en formuler le noyau de signification. En ce qui concerne l'evolution generale du sens de ce terme a l'epoque ou ecrit Freud, on pourra se reporter a l'ouvrage collectif, realise sous la direction de M. S. Micale et P. Lerner : Traumatic pasts. History, psychiatry and trauma in the modern age (1870-1930), Cambridge, Cambridge University Press. 2001. 79 termes de « seduction ». Mais c'est seulement dans les mois qui suivirent la redaction de l'Esquisse qu'il congut cette seduction comme un vecu d'incompre-hension. Des 1892, le trauma suppose a l'origine des troubles nevrotiques etait pense comme un attentat sexuel, un acte pervers exerce en general par un adulte sur un enfant. Ce dernier subissait des gestes qui, par definition, l'affectait dans sa chair meme. A l'automne 1895, dans la correspondance avec W. Fliess, Freud en vient a considerer que le vecu corporel de l'enfant ne revet un caractere trauma-tique que dans la mesure ou il vient suspendre la relation de comprehension. La reside la dimension « passive » du trauma primaire : le corps est touche et, aucun echange n'accompagnant l'acte, rien ne rendant celui-ci comprehensible, le contact s'apparente a une pure passivation. D'un coup, dans l'effroi, le proche de-vient lointain, inaccessible : l'autre devient tout entier une masse opaque. Il fait surgir dans le moi la « chose » (das Ding) c'est-a-dire ce qui correspondait dans l'Esquisse a la part incomprehensible de la perception de l'autre. Freud decouvre en elaborant la notion de trauma primaire, a l'automne 1895, l'idee d'un acte de la Chose : celle-ci n'est plus simplement un laisser-pour-compte, l'opacite residuelle du travail de comprehension ; elle peut se manifester en tant que telle, en intro-duisant au sein du vecu infantile sa propre opacite. Contrairement a la « chose en soi » kantienne qui ne se manifeste jamais qu'a travers l'appropriation phenome-nale que notre sensibilite en effectue, la Chose freudienne, elle, peut faire irruption dans le vecu sans rien perdre de son absoluite : quand la Chose apparait, plus rien ne se tient, tout s'effondre dans le vide de l'effraction traumatique. Quel est alors le statut de la trace de l'incomprehension traumatique ? Elle peut etre corporelle mais, Freud elargissant tres vite sa conception du trauma, elle pourra aussi consister en n'importe quel vecu sensible, verbal par exemple si c'est un mot qui vient briser le lien de comprehension. Le trauma precipite la trace en provo-80 quant l'investissement de tel ou tel fragment du vecu de passivation. Un element perceptif se trouve ainsi scinde, isole et forme une sorte de « corps etranger » qui, dans sa reactivation, actualise une attente en direction de l'autre14. Cette revivis-cence represente en effet la repetition de la reaction de defense primaire dont il est le vestige. Meme si le reveil des investissements traumatiques ne constitue pas en lui-meme un trauma, il revet toutefois pour le moi la tonalite du « desaide » 14 La theorie du signifiant enigmatique de J. Laplanche repere clairement le statut particulier de la trace traumatique dans le texte freudien. Mais elle n'en identifie pas la nature singuliere dans la mesure ou elle inscrit le sujet infantile et l'evenement de sa seduction dans un ordre d'emblee sym-bolique, pretant ainsi a Freud des presupposes trop lacaniens pour etre veritablement les siens. (Hilflosigskeit) c'est-a-dire du sentiment de detresse que provoque la suspension de la comprehension. Il s'agit a la fois de I'evenement interne d'une tension qui sur-git en un lieu precis du corps et d'une attente de comprehension tournee vers l'au-tre. C'est cet horizon d'attente que Freud observe regulierement chez les hyste-riques, en particulier chez Elisabeth v. R [...] quand elle est la proie de ses douleurs : « puisqu'elle accordait assez d'importance a ses douleurs, son attention la tournait vers quelque chose d'autre dont les douleurs n'etaient qu'un phenomene d'accompagnement, probablement vers des pensees et des impressions en rapport avec les douleurs » (EH p. 156. C'est nous qui soulignons). Peut-on expliciter le sens de l'attente attachee a la trace traumatique ? On pour-rait dire que ce vers quoi l'äme traumatisee est toute entiere tendue est une initiative de l'autre par laquelle l'element incompris cesserait enfin de l'etre. Or la trace d'une passivation ne peut etre comprise que par un acte dont elle puisse etre elle-meme la trace, autrement dit par la repetition de la seduction elle-meme. Ainsi, d'une fagon paradoxale, ce que le trauma laisse derriere lui, si l'äme infantile pouvait le subjectiver par le biais de representations, serait l'attente de sa reproduction15. Mais dans son occurrence premiere, l'empreinte traumatique s'exprime sous la forme d'une attente aveugle qui ne sait pas ce qu'elle veut re-cevoir de ses interlocuteurs actuels et qui s'adresse en verite a la Chose c'est-a-dire a la face cachee de l'autre comprehensible. La desirance originaire, au lieu de la trace traumatique, n'est pas une conscience d'absence, ce qui supposerait une elaboration symbolique qu'on ne saurait preter a la vie psychique precoce. Cette attente est a concevoir comme une intentionnalite vague qui, en l'absence de tout accomplissement, reste vide et totalement ignorante de ce vers quoi elle tend. C'est une poussee sans but ni objet par laquelle le Soi, souffrant d'une comprehension suspendue, attend de l'autre actuel qu'il y remedie16. La trace traumatique represente donc un foyer dynamique : elle est la source de toute la vie 81 15 Dans une lettre a Abraham du 5 juillet 1907, Freud souscrit, a quelques reserves pres, a l'idee de son correspondant selon laquelle certains enfants nevroses peuvent aller au-devant de la repetition de l'attentat sexuel (Les Traumatismes sexuels comme forme d'activite sexuelle infantile, O.C. Tome I). L'idee sera reprise quelques annees plus tard par S. Ferenczi dans un article de 1916 (Deux types de nevroses de guerre: Psychanalyse II) oü il introduira le terme de « traumatophilie » (p. 251). 16 Cette tension aveugle, elaboree erotiquement mais non articulee a un quelconque but pul-sionnel, est souvent designee par Freud par le terme allemand de « Sehnsucht», tres prise par les romantiques et difficile a traduire comme le soulignent les traducteurs des Presses Universitaires de France. (Traduire Freud, p. 96). Il s'agit d'un desir ardent ou fervent, d'une aspiration sans objet nettement assigne mais tournee vers l'autre. pulsionnelle future. Dans le cadre de la theorie du trauma primaire, la vocation du souhait (Wunsch) ou de la pulsion n'est pas tant d'obtenir la repetition hal-lucinatoire d'une perception d'objet que d'elaborer dans l'echange avec l'autre des actes derivatifs par lesquels se canalise une tension17. La revolution theorique qu'accomplit discretement Freud, a l'automne 1895, en inscrivant le vecu traumatique precoce dans le plan des echanges premiers entre la mere et l'enfant, represente une innovation d'importance : les fondements de la vie psychique ne sont plus tant energetiques comme ils l'etaient encore dans l'Esquisse, que semiotiques et relationnels. Le paradigme de la comprehension permet a Freud de faire se rejoindre la question de l'autre et celle du trauma. Sont ainsi jetees les bases d'une conception de la pulsion qui fera de celle-ci non pas un evenement interne mais une irreductible attente en direction de l'autre. Que la vie sexuelle est toujours tournee vers I'autre Venons-en au deuxieme point de notre discussion. La cloture solipsiste du sujet freudien n'est-elle pas attestee par l'idee, introduite dans le courant des annees 1910, d'un narcissisme autoerotique originel qui serait le point de depart du de-veloppement libidinal ? Dans les premieres pages de son ouvrage, Vie et mort en psychanalyse, J. Laplanche juge avec severite l'impasse a laquelle conduirait cette hypothese : « Si la notion d'auto-erotisme va remplir une fonction extre-mement importante dans la pensee de Freud, elle va, en meme temps, mener a une grande aberration de la pensee psychanalytique et peut-etre, a une certaine aberration de la pensee freudienne elle-meme concernant l'objet et l'absence primitive d'objet. Il va s'agir, dans cette perspective, de faire sortir l'objet comme ex nihilo, par un coup de baguette magique, d'un etat initial considere comme 82 absolument 'anobjectal' ».18 L'objection parait forte : si le moi est le premier objet de la libido, comment cessera-t-il de l'etre ? Comment pourra-t-il depasser 17 Des L'interpretation du reve, le processus primaire de l'appareil psychique n'est pas oriente vers l'hallucination mais plus exactement vers la reproduction, par nature impossible, de certains vecus de perception. La regression hallucinatoire souvent mentionnee par Freud n'est en realite qu'un effet particulier de cette impasse psychique. 18 J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion. 1970, pp. 33-34. C'est nous qui sou-lignonsOn retrouve formulee l'aporie, mais sur un mode non reflechi, dans le Dictionnaire freudien (Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p. 1194) de C. Le Guen : apres avoir perdu l'ob-jet exterieur des pulsions d'auto-conservation, « la pulsion sexuelle devient alors autoerotique ». I'amour qu'il se porte a lui-meme en aimant des objets etrangers ? Il reste toute-fois a verifier si Freud a bel et bien congu les debuts de la vie sexuelle comme un face a face narcissique du moi avec lui-meme. Qu'est-ce que le narcissisme ? C'est entre 1910 et 1915 que la notion apparait au sein de la doctrine freudienne. L'article de 1914, Pour introduire le narcissisme, elargit son champ conceptuel au-dela de la pathologie et en fait une organisation specifique, etroitement liee a l'au-toerotisme, un stade par lequel tout homme serait passe et auquel il pourrait encore etre reconduit en certaines circonstances. Cette configuration represente un retournement essentiel pour une vie psychique fondamentalement tournee vers l'autre : avec elle, en effet, la tension libidinale renonce a attendre quelque chose de cet autre et trouve l'issue de se resoudre par une action directe sur le corps meme du sujet. Dans Pulsions et destins des pulsions, Freud fait coincider le nar-cissisme, c'est-a-dire le moi pris comme objet d'amour, avec la phase auto-ero-tique de la sexualite infantile, les deux formant un « stade purement narcissique » (M p. 183) : « Le moi se trouve originellement, au tout debut de la vie d'ame, in-vesti pulsionnellement et en partie capable de satisfaire ses pulsions sur lui-meme. Nous appelons cet etat celui du narcissisme et cette possibilite de satisfaction la possibilite auto-erotique »19. Ainsi, contrairement a ce que Freud soutenait en 1905 dans les Trois essais, si l'enfant suce son pouce ou sa tetine, ce n'est pas pour la seule raison qu'il repeterait le plaisir erogene labial que lui aurait procure la tetee. L'operation est en realite plus complexe : la decouverte de l'autoerotisme engage une structure psychique determinee. Le moi infantile se clive en un moi aime, le corps propre, et en un moi aimant, un tenant lieu de l'autre. L'enfant qui sugote se donne le sein. Il est d'une certaine maniere a la fois, le sein maternel et sa propre bouche. Ainsi se fonde le clivage autoerotique entre le moi-autre-actif et le moi-ero- 83 gene-passif. La relation entre ces deux instances est une relation d'amour que le moi se porte a lui-meme et non plus un simple raccourci pour obtenir du plaisir. L'acte pulsionnel autoerotique supplee a la passivation par l'autre qui ne vient pas. L'onanisme mime une auto-passivation par nature impossible. Cette dualite interieure permettant au moi de s'investir lui-meme, dans son corps ou en des traces psychiques issues de l'autre, est a l'ffiuvre dans les operations de defense primaire decrites en 1915 dans les premieres pages de la Metapsychologie: le « ren- 19 Ibid., p. 181-182. 84 versement dans le contraire » (transformation des buts actifs ou passifs) et le « re-tournement sur la personne propre » (changement d'objet). Ces processus sont, en effet, rendus possibles par la dialectique narcissique : « Le destin des pulsions que sont le retournement sur le moi propre et le renversement de l'activite en passivite sont dependants de l'organisation narcissique du moi et portent en eux le sceau de cette phase » (M p. 179). L'identification procede egalement de cette structure clivee. En quel sens la libido du moi est-elle originaire ? Mais venons-en au nreud du probleme. Le modele du narcissisme primaire ne se contente pas de postuler l'existence d'une organisation psychique dedoublee par laquelle le moi interiorise un pan de la relation a l'autre. Il enveloppe une deuxieme hypothese qui concentre, a vrai dire, toute la difficulte. Dans l'espace psychique ou le moi se rapporte a lui-meme en quete d'une auto-passivation ero-tique, s'actualiserait la libido originaire: « Au debut du developpement individuel, toute la libido (toute la tendance erotique, toute la capacite d'amour) est atta-chee a la personne propre, investissant, comme nous le disons, le moi propre » (UDP p. 45). La est l'aporie que nous annoncions : si la sexualite est originellement narcissique, comment peut-elle cesser de l'etre ? Freud parait lui-meme peu convaincu quand il tente de s'expliquer : « d'ou provient donc en fin de compte dans la vie d'ame cette obligation de sortir des frontieres du narcissisme et d'in-vestir la libido sur des objets ? La reponse conforme a notre cheminement de pensee pourrait etre que cette obligation apparait lorsque l'investissement du moi en libido a depasse une certaine mesure. on doit se mettre a aimer pour ne pas tomber malade et l'on doit tomber malade lorsqu'on ne peut aimer par suite de re-fusement » (PIN p. 229). Mais en admettant que le narcissisme rende malade, hy-pocondriaque par exemple, pourquoi la psyche voudrait-elle guerir ? Confronte au probleme de la perte de l'objet lors du rebroussement autoerotique de la vie sexuelle infantile, Freud, dans les Trois Essais, affirme clairement que le lien a l'autre n'est jamais perdu. La permanence de ce dernier est d'ailleurs la condition sans laquelle la sortie de l'autoerotisme et l'unification de la vie sexuelle a l'age pubere demeureraient impossibles : « Mais de cette relation sexuelle, la premiere et la plus importante de toutes [l'allaitement], subsiste, meme apres la separation de l'activite sexuelle d'avec l'ingestion de nourriture, une part importante qui aide a preparer le choix d'objet, donc a reinstaurer le bonheur perdu. Tout au long de la periode de latence, l'enfant apprend a aimer d'autres personnes qui lui apportent de I'aide dans son desaide et satisfont ses besoins, et cela tout a fait sur le modele et dans la continuation de son rapport de nourrisson a sa nourrice » (TE p. 161). La sexualite infantile ne se detache done pas completement de l'autre en s'engageant sur la voie auto-erotique. Le probleme se circonscrirait alors a la periode des ecrits metapsychologiques de 1915, quand Freud semble faire de la libido narcissique la premiere etape de la vie sexuelle infantile. L'objet n'est plus a retrouver apres avoir ete perdu, il est desor-mais tout simplement a trouver pour la premiere fois. Mais le temps zero de la vie sexuelle est-il vraiment anobjectal ? Les analyses de Pulsions et destins des pulsions ainsi que les textes de cette periode revelent au contraire que Freud reconnait a present a toutes les pulsions sexuelles infantiles un objet et renonce a l'idee d'une sexualite purement erogene. Ainsi la pulsion orale devient-elle « sadique ». Les premieres pulsions sexuelles n'ont certes pas d'objet propre mais empruntent leur debouche objectal aux pulsions de conservation : en ce qui concerne l'activite orale, « l'activite sexuelle n'y est pas encore separee de l'ingestion de nourriture, les opposes ne sont pas encore differencies en elle. L'objet de l'une de ces activites est aussi celui de l'autre, le but sexuel consiste en l'incorporation de l'objet » (TE p. 134)2". La vie erotique est donc bien originellement tournee vers l'objet. Certes le destin de cet etayage objectal des premieres pulsions sexuelles sur les pulsions vitales est d'etre en partie perdu avec l'avenement du narcissisme primaire et de ses implications autoerotiques. Mais en partie seulement : seule « une part des pulsions sexuelles est, comme nous savons, capable de cette satisfaction auto-erotique » (M p. 182. Note. C'est nous qui soulignons). La sexualite infantile ne se reduit donc a aucun moment a la libido du moi. Freud demeure fidele a l'ar-gument des Trois Essais selon lequel l'organisation narcissique ne serait jamais depassee s'il n'existait pas a cote d'elle une libido a caractere objectal : « Les pul- 85 sions sexuelles exigeant d'emblee un objet, et les besoins des pulsions du moi impossibles a jamais satisfaire auto-erotiquement perturbent naturellement cet etat [narcissisme originaire] et preparent les progres » (M p. 182). La premiere sexualite infantile ne doit donc pas etre assimilee a la libido du moi21. La theorie freudienne 20 L'objectalite precoce des premieres motions sexuelles est egalement affirmee dans ce passage : « elles interviennent, dans une grande mesure, en vicariance les unes a la place des autres et peu-vent aisement changer d'objets » (Ibid., c'est nous qui soulignons). 21 C'est sur la base de l'experience clinique mais egalement d'une lecture attentive des textes freu-diens que M. Balint a tres tot conteste l'idee, vite repandue dans les milieux psychanalytiques, du narcissisme n'a jamais envisage la sexualite infantile comme denuee de tout debouche exterieur. Si la sexualite etait en ses debuts entierement auto-ero-tique, elle le resterait pour toujours. J. Laplanche aurait alors raison de parler de la « fable auto-erotique » de Freud et de voir dans le narcissisme qui l'epaule « une des notions les plus trompeuses » du freudisme22. L'idee freudienne d'une libido narcissique primaire ne signifie pas que toute la vie sexuelle derive de cette origine. Une fois ecarte ce malentendu, on peut s'interroger pour finir sur l'insistance de Freud a parler d'une libido narcissique originaire. Pourquoi avoir pris ainsi le risque d'occulter la sexualite infantile objectale pre-narcissique ? C'est que pour le Freud de 1915, la libido ne s'affirme vraiment en tant que tel, dans son autonomie, qu'a partir du moment ou elle se dote d'un objet propre et qu'elle s'af-franchit de l'etayage sur une objectalite d'emprunt. Or avant d'introjecter ses objets, la dynamique libidinale trouve bel et bien son premier objet dans le moi sur lequel se retourne la sexualite autoerotique. Dans cette perspective, on com-prend qu'une sexualite encore mal degagee des fonctions d'autoconservation puisse ne pas representer pour Freud un fait libidinal acheve. La libido narcis-sique serait bien alors la premiere manifestation d'une sexualite douee d'un but et d'un objet propre. Le rapport a la realite : une nouvelle aporie ? Terminons notre investigation par l'examen d'un troisieme et dernier point : celui de l'acces de la psyche a la realite. Si Freud avait effectivement reduit la vie psy-chique a un jeu d'investissements internes regule par la seule recherche de plai-sir, il se serait confronte a une grave objection : comment l'appareil psychique 86 peut-il prendre en consideration le monde exterieur si son premier motif d'ac-tion est l'econduction de l'excitation ? L'hypothese meme du principe de plai- selon laquelle la sexualite infantile serait pour Freud originairement anobjectale. Voir Remarques critiques concernant la theorie des organisations pregenitales de la libido (chap. IV) dans Amour primaire et technique psychanalytique (Paris, Payot, 2001). La voie exploree par les tenants de la theorie de l'attachement (en particulier J. Bowlby, Attachement etperte, Paris, Presses Universi-taires de France, 1978.) rend egalement justice a l'idee freudienne d'un lien precoce a l'autre. En revanche, la conception organique et inneiste de la nature de ce lien tourne le dos a la perspective « accidentaliste » (traumatique) de la psychanalyse freudienne. 22 J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, p. 110. sir recelerait une contradiction enfermant la psyche en un solipsisme halluci-natoire indepassable. Le probleme est aborde pour la premiere fois par Freud en 1895, dans la discussion du « signe de realite ». Il s'agit, dans l'Esquisse^, de repondre en meme temps a deux questions differentes : 1) comment la psyche parvient-elle a faire la part en-tre la pensee et la realite ? 2) pourquoi l'accomplissement de souhait ne se realise-t-il pas toujours sur le mode hallucinatoire ? L'idee premiere de Freud est que, dans le cas de l'hallucination, le dispositif permettant la reconnaissance du reel se trouverait force par la pression d'une exigence libidinale particulierement intense. Mais cette explication manque de clarte et ses faiblesses laissent dans l'obscurite l'avenement des processus de pensee secondaires, en prise sur la realite, que L'in-terpretation du reve nomme le « penser » (IR p. 621). Elle est abandonnee explici-tement dans la fameuse lettre du 21 septembre 1897 ou Freud renonce a « ses neu-rotica ». Doit-on en conclure qu'a partir de cette periode, il n'existe plus, dans la theorie freudienne, de moyen de comprendre comment, au sein de son develop-pement, l'äme infantile parvient a rencontrer le reel ? C'est ce qu'estime J. La-planche qui presente ainsi la gageure freudienne apres l'automne 1897 : il s'agit de « reconstruire l'evolution du psychisme humain a partir d'une sorte d'etat premier hypothetique, ou l'organisme formerait une unite fermee par rapport a l'entourage »23. Le Vocabulaire de psychanalyse impute de son cote a Freud l'erreur d'avoir cherche un critere psychologique de realite la ou opererait, en fait, un dis-positif inconscient, etroitement lie a la resolution de conflits libidinaux : « La signification d'un principe de realite capable de modifier le cours du desir sexuel peut difficilement se saisir hors de (la) reference a la dialectique de l'ffidipe et aux identifications correlatives de celui-ci Pour J. Laplanche, c'est le deploiement de la vie libidinale, en particulier dans son moment ffidipien, qui est en mesure de pro-mouvoir l'acces a la realite. Ce qui revient a retrouver la perspective aporetique de 87 l'Esquisse ou Freud demandait a un processus de developpement endogene d'ins-tituer lui-meme le critere de reconnaissance du reel. Mais peut-on subordonner aux 23 J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, p. 111. Le Vocabulaire de psychanalyse, publie trois ans plus tot, soutenait une position plus juste : « On a souvent attribuer a Freud, pour la critiquer, l'idee que l'etre humain aurait a sortir d'un hypothetique etat ou il realiserait une sorte de systeme clos voue au seul plaisir narcissique pour acceder, on ne sait par quelle voie, a la realite. Une telle representation est dementie par plus d'une formulation freudienne : il existe des l'origine, au moins dans certains secteurs, notamment celui de la perception, un acces au reel » (Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 337). 24 Op. cit., p. 338. puissantes motions de la libido la production de l'acces a la realite ? Cette conception, largement repandue dans la litterature analytique, ne sera pas celle que Freud developpera pour echapper aux faiblesses de ses premieres analyses25. L'avenement du principe de realite Des L'interpretation du reve, en effet, le critere de realite n'est plus engendre par un quelconque processus libidinal. Ce ne sont ni les pulsions, ni leur recusation qui permettent a la psyche de se rapporter a la realite : l'acces au reel est une institution originaire du moi. Les questions de l'instauration du critere de realite et du depassement du regime hallucinatoire se trouvent decouplees26. Qu'en est-il alors de l' « epreuve de realite » qui permet au sujet de faire la part entre ce qui releve du monde interieur et du monde exterieur ? Elle n'est plus liee a un quelconque « signe » ou « signal » mais procede directement du vecu moteur. Tout etre vivant fait originairement, dans l'echange avec son milieu, l'experience de la realite par l'action musculaire ou l'aptitude a ecarter la source de l'excita-tion : « D'une part, il [l'organisme] sentira des stimuli auxquels il peut se sous-traire par une action musculaire (fuite), ces stimuli il les met au compte d'un monde exterieur ; mais d'autre part aussi des stimuli contre lesquels une telle action demeure inutile » (M p. 167)27. Le reel est ce sur quoi on peut agir. Cette fonc-tion de discernement moteur est consideree comme « une des grandes institutions du moi » (CMD p. 258). Un tel critere permet de comprendre qu'aucun enfant, des qu'il dispose d'une motricite volontaire, n'ignore la difference entre la realite et la fiction. La psyche humaine est originairement ouverte sur le monde exterieur. Quand Freud fait l'hypothese speculative d'un systeme psychique clos, dans une note de son article de 1911, il prend bien soin, ce qui echappe a J. Laplanche, de preciser que dans cette fiction d'ecole, la realite du monde exterieure n'est pas nulle mais seulement annulee, « negligee » (vernachlässigt) (FDP p. 14)28. 25 On retrouve cette problematique non freudienne par exemple dans l'analyse winnicottienne de la position d'objet (Jeu et realite, Paris, Gallimard, 1975). 26 Ainsi, dans l'ouvrage sur les reves, la seconde question est developpee sans que soit men-tionnee la premiere (IR p. 620-621). 27 La position est la meme en 1930 (MC p. 252). 28 J. Laplanche exprime donc a son insu une these freudienne quand il affirme que, pour le systeme psychique, « le probleme de s'ouvrir au monde est un faux probleme » (Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1987, p. 93). L'avenement de la pensee Mais ce reel qui s'impose a la conscience de l'enfant des que celui-ci est en etat d'agir sur lui et de decouvrir qu'il peut le transformer, comment peut-il contrain-dre le cours des pensees ? Comment peut-il se faire entendre aupres d'une ame vivant sous l'emprise de ses desirs ? C'est desormais l'insatisfaction durable de la pulsion qui conduit a la creation de processus secondaires dont l'existence a pour effet de renforcer le moi face aux revendications pulsionnelles. Le meca-nisme d'inhibition energetique, elabore dans l'Esquisse, est abandonne au profit d'un processus psychique de renoncement encore mal precise en 1900 (IR p. 621). Le propos est plus precis en 1911, quand Freud introduit pour la premiere fois l'expression « principe de realite » : « C'est seulement l'absence de la satisfaction attendue, la deception (Enttäuschung), qui eut pour consequence l'aban-don de cette tentative de satisfaction par voie hallucinatoire. A la place de celle-ci, l'appareil psychique dut se resoudre a representer l'etat des faits reels du monde exterieur et a tendre a la modification reelle. Par la etait introduit un nou-veau principe de l'activite animique ; ne fut plus represente ce qui etait agreable mais ce qui etait reel, meme si cela devait etre desagreable. Cette instauration du principe de realite » (FDP p. 14). Que le moteur de l'avenement des processus de pensee temporisateurs soit la recusation par la realite, c'est-a-dire la perte ou la deception, Freud le redira encore en 1925 en posant comme condition « pour la mise en place de l'examen de realite, que se soient perdus des objets qui au-trefois avaient apporte une satisfaction reelle » (LN p. 169). Ce que promeut l'in-satisfaction, ce n'est pas le critere de realite en lui-meme mais seulement une mutation psychique qui engendre une gamme specifique d'inscriptions relati-vement autonomes au sein de laquelle le jeu des investissements se traduit par l'aptitude a penser ou a fantasmer sans halluciner et plus generalement a pren-dre en compte le monde exterieur. Ainsi Freud parvient-il a distinguer les questions, d'abord mal differenciees par l'Esquisse, de l'indice de realite et de l'avenement d'une pensee affranchie du raccourci hallucinatoire. L' « epreuve de realite » est l'experience motrice qui permet a la psyche de distinguer entre la realite et ce qui est desire. L'insatisfaction est ce qui permet a la pulsion d'echapper a son destin hallucinatoire et a donner naissance a un regime de pensee gouverne par le « principe de realite ». L' « examen de realite » est alors possible, tant qu'il n'est pas suspendu par une pression libidinale trop forte. Ce qui arrive dans le cas du reve ou la regression 90 onirique, investissant le systeme perceptif de l'interieur, provoque l'innervation motrice süffisante pour procurer le sentiment de realite (CMD p. 257-258). L'in-satisfaction pulsionnelle ne cree pas le rapport au reel mais ouvre la possibilite pour l'energie psychique d'investir le pergu pour lui-meme, autrement dit de le penser sur le mode de l'activite de « pensee reconnaissante » dont parlait I'Es-quisse. Ainsi le reel se manifeste-t-il par une sorte de presence quasi originaire, forte et evidente, posee en regard du sujet agissant. Les peripeties du devenir pulsionnel n'affectent la relation au reel et a l'autre actuel que dans le cadre de-finissant la perturbation psychotique. Epilogue : Freud et la modernite La relation desirante a l'autre telle que la pose le modele du trauma primaire, elabore a l'automne 1895, constitue le scheme a l'interieur duquel se developpe toute la theorie freudienne de la sexualite mais aussi, precisons-le pour finir, des pulsions en general. Heritiers l'un et l'autre de l'echange speculaire origi-nel, la Faim et l'Amour sont en effet, chacun a sa maniere, tournes vers l'autre : le besoin ne constitue pas en lui-meme un lien mais une simple relation a d'au-tres apprehendes comme des objets indetermines (moyens) ; de son cote, la sexualite se distingue en tant qu'impasse relationnelle sollicitant corporellement des objets determines (fins). Quelle que soit leur nature, les pulsions n'enferment donc jamais le Soi dans l'intimite d'une vie interieure. Les appetits ne sont pas tant des evenements subjectifs que ce qui, dans la subjectivite, appelle et reclame au contraire de s'en affranchir. Les pulsions reconduisent a la surface de l'ame c'est-a-dire a l'echange, au contact, a la rencontre^ Elles sont le rappel a l'autre salutaire qui libere d'une interiorite contenant toujours le risque narcis-sique de se suffire a elle-meme. Le traitement freudien de la question de l'autre, s'il n'est pas de nature philoso-phique, trouve toutefois a s'inscrire dans le champ de reflexion des philosophes. Le probleme de l'alterite s'est pose selon des modalites evidemment tres diffe-rentes selon les ecoles et les epoques. Ainsi les grands courants de l'Antiquite sont-ils demeures etrangers a toute forme de solipsisme. Ils ont egalement par-tage l'evidence que la relation aux autres est toujours l'accomplissement d'un mouvement de l'ame. Chez un Platon ou un Aristote, l'experience intersubjective s'actualise par nature dans la dynamique d'un desir ou d'une tendance. L'autre n'est jamais apprehende comme une simple realite exterieure. Les psychologies antiques, meme celle materialiste d'Epicure, interdisent la reduction du vecu d'al-terite a la perception actuelle de l'autre29. La psyche loge en son sein les dispositions qui font que les hommes ne se reconnaissent pas seulement mais s'aiment et se haissent, se lient et s'affrontent. Elle est toujours tournee vers autre chose qu'elle-meme, vers une alterite l'engageant originairement dans un espace d'echanges. Il n'est pas dans la nature de l'ame, chez les Grecs, de pouvoir s'ac-tualiser et s'accomplir en dehors d'une relation a d'autres ames. La psychologie n'etait pour eux qu'un chapitre de l'ethique. C'est cette intuition metaphysique que salue Freud quand il souligne, dans les Trois Essais, que les Anciens « mettaient l'accent sur la pulsion elle-meme alors que nous le plagons sur l'objet » (TE p. 56-57). La primaute grecque accordee au desir plutot qu'a ce qui en est l'objet est precisement l'evidence avec laquelle Freud tente de renouer : en l'ame freudienne, avons-nous dit, l'objet est second et entierement subordonne a un pulsionnel qui n'est lui-meme qu'une modalite de la relation originaire a l'autre. L'ambiguite ontologique du reel psychique, a la fois actuel et virtuel, trouve a se reformuler a travers la problematique psycha-nalytique de l'inconscient : les constructions inconscientes actuelles cherchent indefiniment a s'actualiser sur la scene des echanges conscients avec autrui. La notion de « pulsion », irreductible a une simple « poussee » et dont l'acte est tou-jours inaccompli en depit des formations refoulees qu'elle actualise, renoue ainsi avec la problematique aristotelicienne de la puissance. C'est avec Descartes et sa critique des « formes substantielles » d'Aristote que s'est obscurcie l'evidence du lien a l'autre. L'avenement d'une ontologie de l'acte a evince la metaphysique de la relation au profit de la consideration exclusive de ses termes : sujet / objet. Contentons-nous ici d'evoquer la maniere dont la trans-cendance de l'infini divin est elle-meme sacrifiee sur l'autel cartesien de l'im- 91 manence subjective : cet infini n'est plus autre chose, pour l'homme, que l'ac-tualite d'une de ses propres idees, idee au statut certes tres singulier puisqu'elle introduit en l'ame une alterite desormais intime. Cette interiorisation de l'alterite ne concerne pas seulement le rapport a Dieu : elle rend aporetique la question meme de l'existence d'autrui. On sait comment la perception des autres hommes, 29 Avec la theorie des simulacres et de leur accumulation mnesique, le monisme materialiste epi-curien n'efface pas la difference radicale entre le jeu des possibles inherent a l'ame desirante et le plan actuel des receptions sensorielles. chez Descartes, n'enseigne qu'une presence de corps, de simples « chapeaux » et « manteaux ». En reduisant l'äme a un jeu de forces, la modernite cartesienne a dissout l'axiome antique de la transcendance psychique vers l'autre30. Il re-viendra a Spinoza de realiser avec rigueur le projet, ouvert par l'actualisme car-tesien, d'une physicalisation de l'intersubjectivite. Et il faudra attendre les bril-lants efforts de la tradition phenomenologique pour que la question de l'alterite psychique soit assumee de nouveau au creur d'une problematique de l'ego, en particulier gräce a la notion d' « intentionnalite » proposee pour la premiere fois par F. Brentano dont le jeune Freud a suivi les cours. Efforts qui achoppent pre-cisement sur la täche d'expliciter le sens de l'experience d'autrui. Peut-on en effet esperer pouvoir rendre compte de la relation a l'autre, a fortiori des actes qui l'instituent, en partant d'une subjectivite qui ne doit rien a cet autre ? Faute d'ad-mettre l'alienation originaire de la psyche, E. Husserl et ses heritiers ne par-viennent pas a regler phenomenologiquement le probleme de la constitution de l'intersubjectivite tel qu'il est pose pour la premiere fois dans la celebre cinquieme des Meditations cartesiennes31. La psychanalyse freudienne n'est pas une philosophie dissipant enfin les apories de la conception moderne de l'autre. Toutefois elle fait evenement dans la pensee occidentale en s'elaborant autour d'un paradigme psychique qui renverse trois siecles de recouvrement egologique de la question de l'autre. On ne saurait donc tenir la perspective freudienne pour un avatar de la modernite cartesienne comme le font des commentateurs comme M. Henry32 ou J. M. Vaysse33. Par ail-leurs, en ce qui concerne la pretendue ambiguite de cette pensee convoquant a la fois le plan physicaliste des causes et celui phenomenologique du sens, am-biguite denoncee en leur temps par L. Wittgenstein, J. P. Sartre ou P. Ricreur, nous avons tente de montrer que la voie qu'ouvre Freud subvertit bien plutot cette al-92 ternative en rehabilitant l'idee antique d'une äme par essence desirante parce que hantee par une alterite desormais rapportee a sa source relationnelle. 30 La monadologie leibnizienne n'echappe pas a ce constat en depit de ses nombreux compro-mis avec la pensee aristotelicienne. 31 Il nous parait toutefois reducteur d'affirmer comme le fait J. Laplanche que ce n'est « qu'avec Husserl et Merleau-Ponty que l'existence d'autrui ferait l'objet d'une reflexion independante » (Le primat de l'autre, p. XXIII). 32 M. Henry, Genealogie de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1985. 33 J. M. Vaysse, L'inconscient des modernes. Essai sur l'origine metaphysique de la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999. Liste des abreviations des ouvrages de S. Freud O.C. : (Suvres completes, Paris, Presses Universitaires de France APG : Analyse de la phobie d'un gargon de cinq ans, O.C., IX, Paris, Presses Universitaires de France, 1998 APP : Au-dela du principe de plaisir, O.C., XV, Paris, Presses Universitaires de France, 1996 CMD : Complement metapsychologique a la doctrine du reve, O.C., XIII, Paris, Presses Universitaires de France, 1994 EH : Etudes sur l'hysterie, O.C., II, Paris, Presses Universitaires de France, 2009 FDP : Formulations sur les deuxprincipes de l'advenirpsychique, O.C., XI, Paris, Presses Universitaires de France, 1998. IR : L'interpretation du reve, O.C., IV, Paris, Presses Universitaires de France, 2003 LMC : Le moi et le ga, O.C., XVI, Paris, Presses Universitaires de France, 1991 LN : La negation, O.C., XVII, Presses Universitaires de France, 1992 LWF : S. Freud / W. Fliess : Lettres a Wilhelm Fliess, Paris, Presses Universitaires de France, 2006 M : Metapsychologie, O.C., XIII, Paris, Presses Universitaires de France, 1994 MC : Malaise dans la culture, O.C., XVIII, Paris, Presses Universitaires de France, 1994 PIN : Pour introduire le narcissisme, O.C., XII, Paris, Presses Universitaires de France, 2005 SEL : Un Souvenir d'enfance de Leonard de Vinci, O.C., X, Paris, Presses Universitaires de France, 1993 TE : Trois Essais sur la theorie sexuelle, O.C., VI, Paris, Presses Universitaires de France, 2006 UDP : Une difficulte de lapsychanalyse, O.C., XV, Paris, Presses Universitaires de France, 1996 93 Jelica Šumič Riha* L'ecriture mystique ou la « jouissance d'etre » Mystique, I'obscure auto-perception du royaume exterieur au moi, du ga.1 Il y a une jouissance [_] au-dela du phallus. [_] Il y a une jouissance a elle, a cette elle qui n'existe pas et ne signifie rien. Il y a une jouissance qu'elle eprouve - ga, elle le sait. Elle le sait, bien sür, quand ga arrive. [_] Il est clair que le temoignage des mystiques, c'est justement de dire qu'ils l'eprouvent, mais qu'ils n'en savent rien. [_] Cette jouissance qu'on eprouve et dont on ne sait rien, n'est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l'ex-sistence ?2 La psychanalyse vise a ce que le sujet se realise, au-dela de ses identifications, comme une reponse a l'impossibilite de rapport sexuel, a ce que le sujet advienne comme reponse du reel. « Chacun est un poeme » dit Lacan pour signaler que la psychanalyse ne vise pas l'universel dans le sujet, mais plutot ce qu'il y a de plus singulier chez l'etre parlant : l'emergence du mode de jouir comme suppleance a cette inexistence du rapport sexuel. Mais en quel sens le nouage de l'ecriture et de la jouissance, que nous avons choisi comme point de depart, pourrait nous servir de fil conducteur dans notre interrogation sur les modes singuliers de cette suppleance ? Il s'agit notamment de savoir si la jouissance reste coupee de la parole, indicible comme l'est cense etre le Dieu des mystiques. Y'a-t-il une suppleance qui se supporte du langage ou faut-il plutot soutenir que chacun, dans son mode de jouir, semble reduit a etre « le partenaire de sa propre solitude »? 95 Si, pour reperer les lieux ou la psychanalyse rencontre l'experience mystique, nous partirons de l'enseignement de Lacan et non de celui de Freud qui, comme on le sait bien, n'etait pas porte sur la mystique, c'est parce que Lacan n'a pas he-site a coupler Dieu avec une jouissance qui, tout en etant indicible, s'ouvre vers l'Autre, vers le symbolique. Ce n'est nullement un hasard si, juste a la suite de son 1 S. Freud, Resultats, idees, problemes II, Paris, PUF, 1987, p. 288. 2 J. Lacan, Le Seminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, pp. 69-71. * Institute of Philosophy SRC SASA evocation de cette jouissance que les femmes et les mystiques eprouvent, mais dont ils ne peuvent rien dire, Lacan enchaine brutalement : « Et pourquoi ne pas interpreter une face de l'Autre, la face Dieu, comme supportee par la jouissance feminine ? »3 « Etre-Un avec Tout » Il faut souligner qu'a la difference de Lacan, les rapports de Freud a la mystique ne sont pas tres engageants. Dans une lettre ecrite a Romain Rolland a propos de ce que celui-ci avait decrit comme une « sensation oceanique », sentiment im-mediat d'etre attache au monde par des liens directs, Freud avoue une « fer-mete », voire une repulsion, face a cette union avec le grand Tout : « Combien me sont etrangers les mondes dans lesquels vous evoluez ! La mystique m'est aussi fermee que la musique ».4 La position de Freud dans cette lettre anticipe en quelque sorte la critique qu'il adresse dans Malaise dans la culture au « sentiment oceanique », plus precisement, a l'idee que « tout se dirige vers l'Unite oceanique, vers la symphonie des mondes en mouvement ou s'harmonisent les milliards d'etres »5. En effet, dans le premier chapitre de sa Malaise, Freud attri-bue l'idee d'un « lien indissoluble, d'une appartenance a la totalite du monde exterieur »,6 en un mot, l'idee d'« etre-un avec le Tout » que le « sentiment oceanique » est cense exprimer, a la « restauration du narcissisme illimite »7 propre au Lust-Ich primitif, puisque, a ce stade, du fait qu'il n'y a pas d'opposition entre le dedans et le dehors, « le moi contient tout ». Ce sentiment oceanique, ou « les contenus de representations qui conviennent [a ce moi-plaisir primordial] seraient precisement ceux d'une absence de frontieres et ceux d'un lien avec le Tout »,8 n'est, dit-il, qu'« un seul etat exceptionnel ». Or la psychanalyse 96 nous apprend a connaitre un grand nombre d'etats dans lesquels la delimitation du moi d'avec le monde exterieur devient incertaine, ou dans lesquels les frontieres sont tracees d'une maniere vraiment inexacte ; des cas oU des parties du corps propre, voire des elements de la vie d'ame propre, perceptions, pensees, sentiments, apparaissent comme 3 Ibid., p. 71. 4 S. Freud, Correspondance 1873-1939, Paris, Gallimard, 1966, lettre du 20 juillet 1929. 5 R. Rolland, Inde, Journal 1915-1943, Paris, Albin Michel, 1960, p. 428. 6 S. Freud, La malaise dans la culture, Paris, Quadrige/PUF, 1995, p. 6. 7 Ibid., p. 14. 8 Ibid., p. 9. Strangers et n'appartenant pas au moi, d'autres cas oü I'on impute au monde exterieur ce qui manifestement a pris naissance dans moi et devrait etre reconnu par lui.9 Si on se propose, comme nous le faisons, de reperer ce qui, sur la mystique, peut se trouver dans les ecrits de Freud, il faut bien constater qu'il a une position plus equivoque qu'on le croit face a cette experience enigmatique. D'une part, Freud attribue le fameux « sentiment oceanique » a la « creation de fantasmes ». En effet, « avec l'introduction du principe de realite, dit-il, une forme d'activite de pensee se trouve separee par clivage ; elle reste independante de l'epreuve de realite et soumise uniquement au principe de plaisir. C'est cela qu'on nomme la creation de fantasmes^ ».1° On peut, pour poursuivre dans cette direction, dire que l'experience mystique refleterait en quelque sorte le pourvoir de l'incons-cient lui-meme. D'autre part, il laisse la possibilite que l'experience mystique offre un cadre pour penser le bouleversement des frontieres entre les regions du psychisme : nous nous representons aisement, dit-il, que certains pratiques mystiques arrivent a bouleverser les relations normales entre les divers fiefs psychiques, que la perception devient ainsi capable de saisir des rapports dans le moi profond et dans le ga qui lui seraient sans cela restees impenetrables11. La singularite de la mystique, telle que nous presente Freud, consisterait a ef-fectuer, pour reprendre l'expression de Paul-Laurent Assoun, « une curieuse transgression topique, sous forme d'une sorte de translation des frontieres »12. Si l'experience mystique, cette « auto-perception obscure du regne, au-dela du moi, du ga », pour reprendre la definition freudienne du mysticisme, met en chantier une relation a l'inconscient que la psychanalyse a a ecarter pour rester fidele aux Lumieres et a l'esprit scientifique, le fait que le sujet mystique ferait l'experience 97 de ce que, quelque part en lui, regne le ga, permet a Freud de designer le parcours propre a la psychanalyse. L'experience mystique designerait ainsi un etatlimite « indicible », suspect, dans la mesure oü l'idee de l'auto-perception oü 9 Ibid., pp. 7-8. 10 S. Freud, « Formulations sur les deux principes du cours des evenements psychiques », Resultats, idees, problemes I, Paris, PUF, 1984, pp. 138-139. 11 S. Freud, Nouvelles conferences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, p. 111. 12 P.-L. Assoun, « Freud et la mystique », Nouvelle Revue de Psychanalyse, no. 22, automne 1980, p. 60. sujet et objet coincideraient attribue le role du sujet au ga lui-meme. En d'autres termes, Freud se revele hostile a la mystique parce que I'experience mystique, selon lui, renvoie a un « langage emanant immediatement de la 'representation de chose' », pire, dans la mystique, « la Chose parlerait toute seule »13. En fin de compte, l'erreur mystique, dans la conception freudienne, consiste a vouloir se passer du passage de la representation de chose a la representation de mot. Freud ne peut donc que refuser la mystique puisque celle-ci occulte la breche du psychique et du somatique, ce point meme auquel « les efforts therapeutiques de la psychanalyse s'appliquent »14. A premiere vue, la mystique et la psychanalyse ont le but commun : elargir le champ de perception et transformer son organisation de sorte que le sujet puisse s'approprier « de nouveaux fragments de ga », comme le dit Freud. Or, comme le souligne Assoun dans son etude sur « Freud et la mystique », le double inte-ret de la reflexion freudienne sur la mystique consiste non seulement a concevoir d'ou provient l'aptitude de certains sujets a acceder immediatement aux relations dans les profondeurs du moi et du ga, « normalement inaccessibles », ce qui permet a ces sujets d'acceder a leur propre verite mais aussi a rendre visibles les limites de la mystique qui « erige en ideal son impasse meme »15. C'est la, en cet indicible, point d'attaque commun de la psychanalyse et de la mystique, que Freud propose la voie obligee pour la psychanalyse : faire passer l'indicible jouis-sance immediate du ga par les representations verbales, c'est a ce point aussi qu'est enonce le fameux imperatif Wo Es war, soll Ich werden. L'Autrejouissance Sur la question de la mystique, Lacan n'est decidement pas freudien. S'il refuse 98 de « pathologiser » la mystique ou de la ramener a « des affaires de foutre »16, c'est parce que la mystique, comme il l'affirme expressement dans le Seminaire Encore,« c'est quelque chose de serieux, sur quoi nous renseignent quelques per-sonnes, et le plus souvent des femmes, ou bien des gens doues comme saint Jean de la Croix » (p. 70). Contrairement a Freud qui, nous avons vu, ramene la visee de l'Etre-Un avec le Tout de la mystique au fantasme, Lacan, quant a lui, cherche 13 Ibid., p. 63. 14 S. Freud, Nouvelles conferences sur la psychanalyse, p. 111. 15 P.-L. Assoun, « Freud et la mystique », p. 63. 16 J. Lacan, Encore, p. 71. dans les ecrits des mystiques une elaboration de la jouissance qui se situerait au-dela du fantasme. A suivre Lacan, le premier statut de la jouissance est d'etre interdite « a qui parle comme tel »17. Partant de la these lacanienne selon laquelle le signifiant a des effets de mortification de la jouissance, on pourrait dire que le sujet lui-meme, c'est-a-dire le sujet tel qu'il emerge de la determination signifiante, est castration de jouissance. Si, d'une maniere generale, « rien ne force personne a jouir sauf le surmoi »18, comme l'enonce d'ailleurs la phrase conclusive de « Subversion du sujet et dialectique du desir » : « La castration veut dire qu'il faut que la jouis-sance soit refusee, pour qu'elle puisse etre atteinte sur l'echelle renversee de la loi du desir »19, il faut distinguer deux figures du surmoi : le surmoi freudien s'ap-puie sur l'existence d'un x qui dit non a la castration. C'est l'exception du pere qui fonde la regle pour que tout x est soumis a la fonction phallique. En revanche, le surmoi lacanien, soutenu par un enonce paradoxale: « Jouis ! », est une fonction limite, liee, non pas a la castration, mais a la non-castration, de-montrant par la que la castration originelle de jouissance ne tient pas a l'Autre comme tel mais au signifiant, puisque c'est de structure que nulle reconciliation de l'Autre et de la jouissance n'est envisageable. C'est le signifiant qui barre la jouissance et la cause en meme temps. Cette jouissance que le signifiant rend possible en la localisant dans certaines limites imposees par la castration, Lacan nomme la jouissance phallique, la seule permise par l'operation signifiante, la seule commune a tout parletre : la jouissance, dit Lacan, est « marquee par ce trou qui ne lui laisse pas d'autre voie que celle de la jouissance phallique »2°. Il en decoule que pour tout sujet le phallus est le passage oblige pour subjecti-ver son sexe et permet une jouissance pour tous - la jouissance phallique - fon-dee dans la castration et bornee par la formule de l'exception paternelle qui cree 99 la regle : il y en a un qui dit non a la castration. Alors que, pour Freud et pour Lacan, quelque soit la voie prise par un parletre, elle est entierement reglee par la position a l'egard du phallus, pour Lacan, il y aurait un « au-dela » du phallus. Il demande, en effet, « comment ce qui jusqu'ici n'est que faille, beance dans 17 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du desir », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 821. 18 J. Lacan, Encore, p. 10. 19 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du desir », p. 827. 20 J. Lacan, Encore, p. 14. la jouissance, serait realise ? »21 C'est du cote des parletres qui s'inscrivent en position feminine par rapport a la fonction phallique, c'est-a-dire a la castration, que Lacan cherche la reponse a sa question. En effet, il s'avere qu'une part des etres parlants n'est pas toute prise dans cette fonction. La Femme n'est pas toute, une part y echappe, qui l'exclut de la logique ordonnee par le signifiant phallique. Cette absence de limitation par le phallus se fonde de l'absence d'exception qui construirait un ensemble incomplet, comme du cote homme. Si la Femme n'y est pas toute, il n'y en a pas une qui n'y est pas du tout. C'est de la que la Femme peut etre situee du cote de la folie, hors de l'ordonnancement phallique. On pourrait dire que la particularite de la position feminine est le redoublement du manque du cote des femmes : manque a avoir et manque a etre. En effet, il y a deux solutions possibles pour manier ce double manque : une fausse solution, « psychotique », et une vrai solution qu'on pourrait, a la limite, designer comme « mystique ». Une femme peut se mettre dans la position d'etre tout pour un homme - au nom de l'amour. Ce « etre tout pour l'homme » vise a transformer tout son avoir en etre : « tout donner pour etre tout ». Pour Lacan, ce n'est que la fausse solution du masochisme feminin dans la mesure ou le sujet se retrouve vide des qu'il s'apergoit qu'il n'est plus rien pour l'autre. La position d'« etre tout pour un homme » n'est qu'une fausse solution parce qu'elle implique un recouvrement entre le tout et le rien, un recouvrement qui s'inscrit dans une logique du tout. Posee ainsi en termes de la logique du tout, cette solution est une solution psychotique puisqu'elle se presente sous la forme : « etre la femme qui manque a tous les hommes » ou encore : etre l'Autre de l'Autre. La vraie solution, celle qui se situe hors de la psychose, n'est pas d'etre tout ou rien, mais d'etre Autre pour un homme. Sur la vraie solution de la positon feminine, Lacan nous donne quelques indications lorsqu'il signale la difficulte de l'acces a l'Au-100 tre du phallus chez l'etre parlant. Une fois admis que « l'alternance du sexe se denature », il n'y a d'autre solution pour y acceder que celle-ci : « L'homme sert ici de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-meme, comme elle l'est pour lui. »22 Que la femme devienne Autre, en revanche, signale qu'elle se divise par sa propre jouissance entre une partie qui releve de la jouissance phallique et une autre dimension « mystique » extatique. C'est pourquoi dans son seminaire Encore, Lacan s'oppose a la reduction de la jouissance mystique a un substitut de 21 Ibid., p. 14. 22 J. Lacan, « Propos directifs pour un congres sur la sexualite feminine », Ecrits, p. 732. la relation phallique. Ce qui est vise n'est pas la reduction de I'Autre a I'Un, il s'agit, au contraire, de rapporter l'Un a un Autre de telle sorte que l'Autre lui-meme se trouve barre, divise. Pour Lacan, on voit bien, toute difficulte inherente a la position feminine est de savoir operer avec le rien pour se faire l'Autre. Ainsi, Lacan fait valoir la dupli-cite propre a la position feminine et sa difficulte propre. Pour que le report reel de la « receptivite d'etreinte » a la « sensibilite de gaine »23 puisse se faire, comme il l'ecrit dans « Propos directifs pour un Congres sur la sexualite feminine », il faut qu'il n'y ait pas d'obstacle a ce que le sujet supporte d'etre le lieu d'une jouissance au-dela de « l'etalon phallique ». C'est ce « a quoi fait obstacle toute identification imaginaire de la femme a l'etalon phallique qui supporte le fan-tasme ».24 Lacan situe la radicale difficulte de la position feminine sous la forme de l'alternative : etre pris « entre une pure absence et une pure sensibilite »25. Pure absence, lorsque le sujet s'adresse a l'amour du pere mort, pure sensibilite, lorsqu'il y a jouissance. Ce qui constitue la particularite de la position feminine, c'est l'acces a une jouissance supplementaire, une Autre jouissance, pour utiliser son nom lacanien, qui echappe a la determination signifiante et qui n'est pas coordonnee a la fonction phallique. A vrai dire, cette Autre jouissance n'est at-teinte que dans un effort d'une « dephallisication » de la jouissance. En un sens, l'extase de Sainte Therese, evoquee par Lacan dans son seminaire Encore, te-moigne d'une jouissance singuliere puisqu'elle tient a la relation a un pere mort, ou, plus precisement, a un pere qui serait au-dela du vivant. Sainte Therese te-moigne qu'au-dela du pere mort, il y a la joie de l'Autre, qui n'a pas de nom mais dont la presence est certitude. L'alternative entre la pure absence et la pure sen-sibilite est ici repensee a partir de la certitude d'une jouissance de l'Autre, au-dela du pere ideal dont la menace ne concerne pas directement le sujet feminin. Cette jouissance au-dela, dite supplementaire, constitue une epreuve reelle puisqu'elle vient au corps : « il y a une jouissance a elle, a cette elle qui n'existe pas et ne signifie rien. Il y a une jouissance a elle dont peut-etre elle-meme ne sait rien, sinon qu'elle l'eprouve - ga, elle le sait. Elle le sait, bien sur, quand ga arrive. Qa ne leur arrive pas a toutes. »26 Cette jouissance en plus, les mystiques, 23 Ibid., p. 733. Ibid. 25 Ibid. 26 J. Lacan, Encore, p. 69. 101 102 hommes et femmes, l'eprouvent. La reference aux mystiques ne peut donc trou-ver sa place que dans un seminaire ou il est question d'« une jouissance au-dela du phallus »27. Essayant d'eclairer les ecrits des mystiques, il ne faut pas tomber dans le piege que Lacan denonce dans le Seminaire Encore, et confondre l'aspiration mystique vers Dieu avec l'idee d'un rapport sexuel. Il s'agit plutot d'une experience ca-racterisee par un double geste de traversee : le geste de depassement du desir, et celui de la cloture de la jouissance masturbatoire de l'organe. On dira donc que, dans la perspective mystique, l'amour exclut le desir et la jouissance phal-lique pour se retrouver avec une autre jouissance, une jouissance particuliere, sans doute, dans la mesure ou elle pointe vers l'Autre. L'ex-sistence divine Selon Lacan, on pourrait voir dans les ecrits mystique qui decrivent les etats d'extase, une experience subjective tout a fait singuliere puisque le sujet se pre-sente « comme en un desert / que ne decrivent, que n'atteignent / ni paroles ni pensees »28, la trace d'un savoir « en plus de l'etre », pour emprunter l'expression lacanienne, un savoir qui s'inscrirait comme « effet de langage qui est retour de l'Autre », du fait « qu'on suppose l'etre a certains mots », Dieu, par exemple. Car ce qui fait le sans-fond de la jouissance qu'eprouve le sujet mystique, c'est que l'Autre, Dieu, trouve en lui sa jouissance, et meme que l'Autre ne soit rien d'au-tre que sa jouissance, celle qu'il eprouve. Precisons : c'est l'insondable de sa jouis-sance qui postule Dieu. C'est bien a cette pointe de l'extraction de l'etre de Dieu du reel du corps que Lacan ne cesse de souligner l'antinomie radicale de la jouis-sance et du savoir, le nouage paradoxal de la certitude et de l'ignorance : Vous n'avez qu'a aller regarder a Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu'elle jouit, ga ne fait pas de doute. Et de quoi jouit-elle. Il est clair que le te-moignage essentiel des mystiques, c'est justement de dire qu'ils l'eprouvent, mais qu'ils n'en savent rien.29 27 Ibid. 28 Hadewijch d'Anvers, Visions, Paris, O.E.I.L., 1987, p. 152. 29 J. Lacan, Encore, pp. 70-71. Nous pouvons se demander avec Lacan, a quel sorte de reel permet l'acces ce rapport a l'etre qui ne peut se savoir, si de cette experience il n'y a ni paroles ni pensees mais effets sur le corps d'une part, et ecriture d'autre part ? Confronter l'impossible a dire, c'est une tache qui incombe a la psychanalyse justement. Partant de l'hypothese que « sur ce qui ne peut etre demontre quelque chose pourtant peut etre dit de vrai », la psychanalyse doit s'affronter a ce qui ne peut se dire et cela precisement dans la mesure ou c'est dans le silence, la ou ga ne peut se dire, qu'operent pulsion et jouissance. Pour Lacan, les ecrits mystiques sont la pour marquer que le corps a vraiment joui de quelque chose qui serait au-dela des mots. Ce que les ecrits mystiques nous montrent (plutot qu'ils nous le demontrent), c'est qu'au-dela de tout ce qui est, il y a une ex-sistence, sans nom et sans attributs, et qu'ils l'eprouvent - sans pouvoir la prouver. C'est cette ex-sistence, face a laquelle tout ce qui est se trouve devalorise, voire efface, que les mystiques nomment Dieu. Dans le fameux sermon « Paul se leva de terre et les yeux ouverts il ne voyait rien », Maitre Eckhart poursuit, avec une rigueur qui est assez exceptionnelle, le rapport a Dieu dans une sorte de radicalite qui le conduit jusqu'au point ou Dieu lui-meme se confond avec ce qu'il appelle l'Ungrund, le sans-fond, l'abime : Je ne saurais voir ce qui est Un. Il [Paul] ne vit rien, c'etait Dieu. Dieu est un neant et Dieu est un quelque chose. Ce qui est quelque chose, cela est aussi neant. Ce qu'est Dieu, il l'est totalement. C'est pourquoi Denys le lumineux [_] ne lui attribue ni ceci ni cela, [mais] ce ne l'est pour la raison qu'il n'est ni ceci ni cela. [_] celui qui parle de Dieu par rien, celui-la parle de lui de fagon appropriee. Lorsque l'ame parvient dans l'Un et qu'elle entre la dans un limpide rejet d'elle-meme, alors elle trouve Dieu comme dans un neant. Il parut a un homme, comme dans un reve [_] qu'il etait gros de neant comme une femme avec un enfant, et dans le neant Dieu naquit, il etait le 103 fruit du neant. Dieu naquit dans le neant. [_] Il vit Dieu, oU toutes les creatures sont neant. Il vit toutes les creatures comme un neant, car il a en lui l'etre de toutes les creatures. Il est un etre qui tous les etres a en lui.30 Pour Maitre Eckhart, l'acte de ne rien voir et de voir le neant coincident parce que, pour Dieu et pour le sujet, il y a un seul et meme neant. C'est pourquoi, saint 30 Maitre Eckhart, Du Detachement et autres textes, traduit et presente par G. Jarczyk et P.-J. La-barriere, Paris, Payot, Rivages, 1995, pp. 96-101. Paul, « les yeux ouvert, » ne voyant rien, a tout de meme vu quelque chose : « Ce vide etait Dieu », a entendre au sens oü absence de vision tourne en vision de l'absent - c'est-a-dire de celui qui est tout en cela qu'il n'est rien, rien que le vide de toute determination. En effet, pourquoi le lier a telle ou telle « chose », de-mande Eckhart, puisqu'il est en lui-meme, comme rien, toutes choses ? Dans la perspective de la conversion d'une negativite en positivite, dire que Paul « ne vit rien », c'est dire qu'en toutes choses il ne vit que le « rien » qu'elles sont ; et, comme ce rien est identique au tout qu'est Dieu, cela signifie qu'en toutes choses « il ne vit rien que Dieu ». Rien en elles-memes, « toutes choses » sont identique au tout de Dieu, parce que le propre de la creature, si l'on peut dire, est de ne pas s'ajouter au tout qu'est Dieu : « En Dieu il n'est rien que Dieu. Pour autant que je connais toutes les creatures en Dieu, je ne connais rien. Il [Paul] vit Dieu, oü toutes les creatures ne sont rien. » Ne rien voir des choses, c'est voir que Dieu est le rien de toutes choses, et que toutes choses ne sont que le rien qu'il est. Suivant les indication fournies par Maitre Eckhart, ce que visent les mystiques, c'est de se joindre a l'Autre et meme de disparaitre en lui, en essayant de saisir quelque chose, qu'on ne peut designer autrement qu'un « rien sans nom » (sein namenloses Nichts), par l'enumeration des noms de Dieu. Autrement dit, ce que cherchent les mystiques lorsqu'ils ecrivent tous les noms possibles de Dieu, c'est un signifiant qui designerait quelque chose du reel non accessible au symbo-lique. Au coeur de l'operation mystique de l'enumeration, il y a donc le probleme de l'incommensurable. Il s'agit d'un effort presque heroi'que pour manier la notion de l'incommensurable, du disparate, avec la castration symbolique, dans la mesure oü la logique de la progression enumerative implique une rencontre inevitable avec le manque au coeur du symbolique lui-meme. 104 Essayons de demontrer de quelle maniere la strategie du mystique qui veut at-teindre Dieu par l'enumeration interminable de ses noms differe de celle d'Achille dans sa quete de la tortue. A premiere vue, il s'agit de la meme demarche, celle qu'on met en oeuvre pour arriver a un point qui n'est accessible qu'a l'infini. Il y a pourtant une difference essentielle entre les deux logiques de progression, qui fait que la logique mystique est en quelque sorte l'envers de celle utilisee par Achille. Alors que, dans la demarche d'Achille, l'Autre se dresse comme une instance insaisissable, intouchable meme, car ce n'est que la positivation du rien de la cause qui anime cette metonymie incessante, le Dieu mystique se retrouve, a l'issue de cette operation, barre, inconsistant. En fait, ce resultat est inscrit dans la logique meme du « un par un » sur laquelle repose l'enumeration mystique puisque, des qu'on se met a enumerer tous les noms de Dieu, on se rend compte qu'il y a toujours un « plus-un » qui empeche de fermer la serie de ces noms. Comment fermer la suite des noms de Dieu malgre son incompletude structurelle, comment s'arreter la ou l'Autre semble defaillir, ou le savoir fait defaut non seu-lement au sujet, mais aussi a Dieu ? C'est bien le probleme qui hante les mystiques, probleme qui n'est resolu que par un virage paradoxal. On voit bien que rien dans sa demarche ne permet a Maitre Eckhart de sortir du symbolique pour atteindre le reel divin. Cependant, en changeant de perspective, Maitre Eckhart trouve la voie pour designer, non pas le Nom de Dieu, le « vrai » nom de Dieu, mais l'impossibilite de le trouver. Face a l'incompletude de la suite des noms, (l'Un, l'Absolu, la Bonte, la Sagesse, etc.,), Maitre Eckhart ne dit pas simplement : on n'y arrive pas, l'intelligence humaine est trop faible pour acceder a Dieu par l'enumeration de tous ses noms, Dieu restera a jamais un « sans-nom » pour l'homme. Au contraire, sa solution consiste en une veritable operation de « transfinitisation », pour utiliser le terme cantorien. Ce qu'avance Maitre Eckhart se resume ainsi : Pour nommer Dieu, il suffit simplement de dire « Dieu ».31 Si tout nom attribuable a Dieu le rate, tout ce qu'on peut faire est de marquer ce trou dans le symbolique. S'il suffit de dire « Dieu », c'est precisement dans la mesure ou ce signifiant joue le meme role par rapport a la suite des noms divins que l'aleph zero par rapport a la suite des nombres entiers.32 Dans les deux cas, nous avons affaire a un signifiant « nouveau » qui represente a la fois une limite inaccessible a la suite en question, et son cadre a l'interieur duquel la serie des noms de Dieu, de meme que celle des nombres entiers, peut croitre au-dela de toute limite. Comment s'effectue donc ce saut hors de la suite des noms, de ce « trou sans fond » que represente cette chaine des noms impermeable a toute addition ou soustrac- 105 tion, puisque le fait que l'on ajoute ou preleve un nom n'y change rien ? Quel est le statut de ce « Dieu » comme nom du « sans nom » ? Bien evidemment, ce n'est pas le « vrai » nom de Dieu. Il faut plutot le prendre comme un nom nouveau, uti- 31 Meister Eckhart: die deutschen und lateinischen Werke, hrsh. im Auftrage der deutschen Forschungsgemeinschaft (Stuttgart et Berlin, Kohlhammer Verlag, 1936.) Il faut lire sur ce point l'in-terpretation proposee par E. Laclau dans son article « On the Names of God », The eight technologies of otherness (Sue Golding, ed.), Londres et New York, Routledge, 1997, pp. 253-264. 32 Sur ce point, voir Nathalie Charraud, Infini et Inconscient. Essai sur Georg Cantor, Paris, An-thropos, 1994. lise pour marquer I'impasse propre a toute suite, a toute chaine signifiante. En effet, le nom « Dieu » est l'index de l'indetermination de tout nom assignable a Dieu : tous les noms sont indifferents, interchangeables, aucun ne peut s'etablir comme le nom privilegie, le point d'exception qui permettrait la totalisation de tous les noms. Le nom « Dieu » est un signifiant foncierement detotalisateur. Il y a donc chez Maitre Eckhart comme une tentative d'ecrire le mateme : S(A), le signifiant du manque dans le symbolique. Ce qui est designe par le signifiant « Dieu », c'est l'incompletude du symbolique lui-meme, l'impossibilite de mettre un point d'arret a la chaine des signifiants construite sur le modele du « plus un ». Si la position subjective d'Eckhart est marquee par les chicanes de l'infini, c'est parce que le point de depart de sa demarche n'est rien d'autre que la forclusion, et plus precisement la forclusion du Nom-de-Pere. C'est parce que Dieu a ete ori-ginairement refoule que les mystiques cherchent son nom. Si le Dieu des mystiques est ineffable, c'est precisement parce qu'il est scinde a jamais entre son Nom barre et son reel de la jouissance. L'operation de l'enumeration pourrait bien etre comprise comme une tentative pour suppleer la forclusion du Nom-de-Dieu. A la place du Dieu reel dont la jouissance est impossible a dire, S(A), s'erige des lors un semblant, un « Nom sans nom ». La suppleance a laquelle le sujet mystique peut avoir acces implique donc cette absence du Dieu sans nom qu'il re-joint. Mais approcher ce trou, ce vide dans le symbolique auquel se heurte le sujet mystique, ne renvoie pas seulement a la « nuit obscure » dont parle saint Jean de la Croix,33 mais aussi a une tentative pour combler ce manque par un signifiant. Or, cette solution symbolique n'est pas sans prix : en croyant atteindre Dieu par l'enumeration de ses noms, le sujet mystique finit par le « pas-toutiser ». En outre, en etant confinee au symbolique, la solution eckarthienne n'offre aucune reponse convenable quant a la jouissance : la seule jouissance admissible dans cette pers-106 pective est la jouissance reduite a la metonymie du desir. Ecriture de jouissance Deduire l'etre d'une position subjective a partir d'un manque est une operation qui s'impose du discours mystique. Les ecrits mystiques offrent un large eventail de temoignage de ce moment d'extraction du signifiant pris dans le reel, consti-tutif de leur demarche. Pour illustrer ce moment inaugural de la demarche mys- 3 Saint Jean de la Croix, La nuit obscure, Paris, Seuil, 1984. tique : saisissement de I'etre par un dessaissisement subjectif ou, pour utiliser le terme introduit par Lacan, la destitution subjective, prenons I'exemple de Marguerite Porete dont l'ambition ultime etait non seulement de « voir sans inter-mediaire ce que Dieu est » mais de devenir ce que Dieu est. Pour retrouver en Dieu son etre veritable, non separe, incree, il faut etre « sans nous-memes », selon sa propre expression, c'est-a-dire il faut se separer de tout ce qui nous se-pare de Dieu. Le prix a payer pour acceder a ce que Dieu est, c'est donc l'aban-don de soi ou l'effacement du moi : Je suis ce que je suis par la grace de Dieu. Je suis donc seulement ce que Dieu est en moi et rien d'autre ; et Dieu aussi est cela meme qu'il est en moi. En effet, rien n'est rien, et ce qui est, est ; et donc, je ne sus, si je suis, que ce que Dieu est, et personne n'est, sinon Dieu ; et c'est pourquoi je ne trouve que Dieu, oü que je penetre, car rien n'est, sinon lui, a dire vrai.34 Mais une fois l'aneantissement accompli, il ne reste que la jouissance de l'etre, une jouissance qui vise le recouvrement du tout et du rien. Il faut souligner qu'il y a deux voies pour acceder a cette Autre jouissance au-dela du phallus : la voie des mystiques et celle des psychotiques. C'est par le biais de la libido et de ses deplacements que Freud, comme on le sait, aborde le grand psychotique : Schreber. Pour Freud, la particularite psychotique tient au fait que l'investissement libidinal se retire tout entier du monde et des objets pour se concentrer sur le moi. Dans la paranoia, le monde est aneanti, seul le moi, lieu de l'investissement, survit. De fait, une fois que la libido se fixe sur le moi, les humais ne sont plus alors pour Schreber que des « ombres d'hommes bacles a la six-quatre-deux »35. On voit bien que ce qui distingue la position subjective de la mystique du rapport de Schreber a Dieu, c'est qu'elle doit « s'affranchir d'elle-meme ». Pour n'avoir plus qu'un seul attachement : a Dieu, il faut que la libido s'evacue non seulement du monde mais 107 aussi du moi. Il y a, chez la mystique, un desinvestissement de la libido radi-cale puisque elle se retire des objets du monde et du moi. Cette divergence entre la psychose et la mystique concernant les deplacements de la libido se repercute au niveau de la jouissance au-dela du phallus. S'il importe de 34 M. Porete, Le miroir des simples ames aneanties et qui seulement demeurent en vouloir et desir d'amour, Paris, Albin Michel, 1984, p. 137. 35 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoia », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1966, p. 314. distinguer la jouissance dans la paranoia et celle des mystiques, c'est parce que, comme l'ecrit Lacan, « Schreber donne support a ce que Dieu ou l'Autre jouisse de son etre passive », a la difference de la mystique qui, tout en s'offrant a l'Autre, n'im-pute pas la jouissance a l'Autre. De fait, « la paranoia identifie la jouissance dans le lieu de l'Autre comme tel »36. Schreber ne devient croyant qu'apres avoir adopte a l'egard de Dieu une attitude feminine : il se sent la femme de Dieu. La feminisa-tion ainsi que la contrainte de jouissance ininterrompue constituent l'amorce de la reconstruction du monde, une suppleance a la signification phallique mise a mal. Ou encore : du fait du retour dans le reel de la castration forclose du symbolique, Schreber est menace dans sa virilite, ce qui prend chez lui la forme d'une effraction corporelle venant de l'Autre divin. Autrement dit, des lors que la barriere de la jouissance est franchie et celle-ci a cesse pour lui d'etre hors-corps, son corps, loin d'etre le desert qu'il est pour chacun, se trouve assiege, traverse par une jouissance indicible. Celle-ci est imputee a l'Autre divin qui veut jouir de lui. C'est cette identification de la jouissance au lieu de l'Autre, dit Lacan, qui fait de Schreber l'objet ou rebut. Or de cette jouissance de l'Autre, dont Schreber n'est que le jouet, il faut distinguer une autre, l'Autre jouissance justement, une jouissance propre a la position subjective de Schreber : etre la femme de Dieu. Il s'agit de la jouissance d'etre a l'Autre, une jouissance qui ne peut se dire sauf a l'exalter comme in-dicible, sans limite tout comme la jouissance feminine. C'est par tout autre que l'experience enigmatique s'atteste chez les femmes et les mystiques. De fagon generale, la jouissance feminine supplementaire n'est pas saisissable par la mesure phallique, elle l'excede. Sur ce point, nous trouvons des indications precieuses dans le Seminaire D'un Autre a I'autre de Lacan qui portent sur « le sens du phallus comme signifiant manquant » : 108 Le phallus est le signifiant hors systeme, et, pour tout dire, le signifiant convention- nel a designer ce qui est, de la jouissance sexuelle, radicalement forclos. Si j'ai parle a juste titre de forclusion pour designer certains effets de la relation symbolique, c'est ici qu'il faut designer le point oü elle n'est pas revisable. J'ai ajoute que tout ce qui est refoule dans le symbolique reparait dans le reel, et c'est bien en quoi la jouissance est tout a fait reelle, car, dans le systeme du sujet, elle n'est nulle part symbolisee, ni, non plus, symbolisable.37 36 J. Lacan, « Presentation des Memoires d'un nevropathe, » Autres ecrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 214-215. 37 J. Lacan, Le Seminaire, Livre XVI, D'un Autre a l'autre, Paris, Seuil, 2006, p. 321. Vue dans cette perspective, ce qui distingue la position du sujet mystique, c'est d'etre tout(e) dans ce qu fait la femme n'etre pas toute. Elle ne peut rien dire de cette jouissance qu'elle eprouve, puisque cette jouissance est hors discours, dans le reel justement. Nous touchons la la singularite de l'experience de l'Autre jouis-sance qu'on pourrait definir comme nouage de l'hysterie et de la psychose, puisque, dans les deux cas, il s'agit d'un signifiant en tant qu'il est forclos. Dans la psychose, c'est le signifiant du pere qui manque, d'ou sa ressurgie dans le reel sous la forme d'etre la femme. Dans l'hysterie, c'est le signifiant de la femme qui n'existe pas : il faudrait qu'il existe au moins un qui rangerait enfin la femme, comme l'homme, tout entiere, dans la fonction phallique, parce qu'il serait, lui, ce mai-tre, l'exception dont se fonde la regle. Mais puisqu'il n'en existe pas au moins un qui fasse l'affaire, alors la femme n'est pas toute dans la fonction phallique. Elle est donc aussi autre part : dans le reel justement, ou reparait ce qui n'est pas symbo-lisable, a savoir la jouissance. La position subjective de la mystique apporte ici un eclairage : c'est tout entiere qu'elle est dans cette autre part qui fait que la femme n'est pas toute dans la jouissance phallique, mais aussi dans une autre jouissance qui est aussi une jouissance folle.38 La formule de J.-N. Vuarnet, « les saintes, deux fois femmes », exprime bien l'idee selon laquelle la posture mystique serait le privilege des femmes. En effet, si « aucun role viril n'est possible a l'egard de Dieu, de-vant Dieu », c'est parce que « Dieu n'est jamais femme. Les mystiques hommes ne peuvent que devenir femmes [ou] devenir enfants »39. Nous devons donc nous poser la question du statut de la jouissance du psycho-tique au regard de cette jouissance de la femme. Dans les deux cas, elles se spe-cifient de l'absence d'exception, de l'absence d'un point d'enonciation qui fonderait un ensemble dans lequel se ranger. Cette absence pousse le sujet vers une jouissance hors limites, en tout cas, hors des limites permises de la jouis-sance phallique. Alors, si les femmes sont folles en ce que leur jouissance ex-cede la jouissance phallique, cependant elles ne sont pas folles du tout, pas sans le phallus. Elles sont simplement divisees entre la jouissance phallique, celle commune a tous, ce qui les range du cote homme, et une jouissance au-dela du phallus, qui les depasse et dont elles ne peuvent rien dire. C'est a cela qu'echoue le psychotique : a defaut d'etre appareillee par le signifiant, cette jouissance fait retour dans l'Autre comme tel et envahit le sujet. Il s'agit pour Schreber, non de consentir a la castration ; ce qui est le choix du nevrose, mais de parvenir a 109 38 J. Lacan, Encore, pp. 69-70. 39 J.-N. Vuarnet, Extases mystiques, Paris, Arthaud, 1980, p. 14. consentir a la volonte de jouissance sans limites de l'Autre. C'est parce que le psychotique n'est pas pris dans cette division : desarrime du signifiant, il te-moigne du caractere dechaine, illimite d'une jouissance qui ne l'inscrit en aucun point dans l'ensemble universel de « tout-homme ». Or, Schreber a acces a cette jouissance qui est interdite aux humains. Il doit en supporter la charge et s'em-ploie a sustenter un Autre, son Dieu, qui ne peut jamais en etre prive. Sur ce point, le Seminaire des Psychoses anticipe en quelque sorte ce que Lacan avancera dans le Seminaire Encore sur l'Autre jouissance, qui est une jouissance-Autre, une jouissance du corps, donnant son support a l'existence de Dieu - a entendre au sens de l'autre face de l'Autre, celle du symbolique -, quand il opposait, a la « dimension nouvelle de l'experience » qu'ils soutiennent, la ste-rilite de l'ecriture psychotique, celle de Schreber40. Ce qui permet a Lacan de si-tuer les mystiques (saint Jean de la Croix, Angelus Silesius, Hadewijch d'Anvers, sainte Therese d'Avila^) a cote des poetes, c'est donc l'engendrement d'un dire, cause par l'absolu d'un vide, d'un rien. C'est precisement dans cette perspective que l'experience mystique, pour Lacan, concerne l'avenement d'un ordre signi-fiant, « un nouvel ordre de la relation symbolique au monde » : S'il [Schreber] est assurement ecrivain, il n'est pas poete. Schreber ne nous introduit pas a une dimension nouvelle de l'experience. Il y a poesie chaque fois qu'un ecrit nous introduit a un monde autre que le nötre, et, nous donnant la presence d'un etre, d'un rapport fondamental, le fait devenir aussi bien le notre. La poesie fait que nous ne pouvons pas douter de l'authenticite de l'experience de saint Jean de la Croix, ni celle de Proust ou de Gerard Nerval. La poesie est creation d'un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde.41 110 Lacan distingue le rapport de Schreber a Dieu de celui des mystiques pour mon-trer que Schreber reste a mi-chemin - « plutot melange qu'union de l'etre a l'etre », dit Lacan, empreint de « voracite et de degout ». Mais le trait le plus important que Lacan souligne chez Schreber, c'est que « la relation de Schreber a Dieu ne montre rien de la Presence et de la Joie qui illuminent l'experience mystique »42. Car ce que la mystique eprouve, exige que Dieu en reponde - hors d'elle- 40 J. Lacan, Le Seminaire, livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1980, p. 91. 41 J. Lacan, Les psychoses, p. 140. 42 S. Lacan, « D'une question preliminaire a tout traitement possible de la psychose », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 575. meme. C'est pourquoi on pourrait dire que c'est d'extase que Dieu ex-siste. Or, pour acceder a l'etat oü l'amour reuvre en elle, mais « sans elle », donc pour ac-ceder a une Autre jouissance, la mystique doit ecrire. Elle doit ecrire et se faisant elle montre qu'« a cause de ce qu'elle parle, ladite jouissance, le rapport sexuel n'est pas »43. En meme temps, ce dont elle fait tout de meme trace ecrite, poesie, c'est de la femme en tant qu'elle n'existe pas, en tant que sa jouissance est le reel meme. De fait, lorsque les mystiques insistent qu'il y a dans l'au-dela oü ils se trouvent ravis un point du reel qui se tient hors du sens, hors du symbolique, hors de la pensee, ils ne signalent rien d'autre que le corps comme substance jouissante. Or, ce reel, n'est-il pas « la solitude qui decoule du rapport qui ne peut s'ecrire ? », demande Lacan, car, il enchaine, « la solitude s'ecrit, elle est meme ce qui s'ecrit par excellence, elle est ce qui d'une rupture de l'etre laisse trace ». « L'ecrit, c'est la jouissance »44: la mystique est celle qui fait du cri d'amour dont Il ex-siste ecrit de jouissance. L'experience mystique offrirait ainsi un cadre pour penser ce qu'il en est de la jouissance autre que phallique a travers un « voyage aide par la deraison »45, un periple a la fois erotique, poetique, voire logique, un periple qui, bien qu'il soit folie, n'est pas psychose au sens clinique du terme. Car l'impossible de cette jouissance fait la substance meme d'oü un sujet qui en est comme le vide, dans son etre de vivant assujetti au langage, doit advenir. Or c'est precisement sur ce point que Schreber, selon Lacan, avait echoue : « S'il est assurement ecrivain, il n'est pas poete^ »46. Le dire et le dit La distinction que Lacan fait entre le dire et le dit, notamment dans la celebre phrase inaugurale de « L'etourdit » : « Qu'on dise reste oublie derriere ce qui se dit dans ce qui s'entend »47, apporte ici un eclairage irremplagable. Si le propre du dire est d'etre oublie (« qu'on dise reste oublie^ »), alors dans les phenomenes 111 du langage auxquels est confronte le sujet psychotique, la signification manque, non pas parce qu'elle est oubliee mais parce qu'elle ne peut se produire. Autre-ment dit, bien que les voix de Schreber soient faits de materiel signifiant, elles ne 43 J. Lacan, Encore, p. 57. 44 J. Lacan, Le Seminaire, Livre XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 129. 45 J.-N. Vuarnet, Extases mystiques, p. 19. 46 J. Lacan, Les Psychoses, p. 91. 47 J. Lacan, « L'Etourdit, » Autres ecrits, p. 449. procedent pas d'un dire. La distinction lacanienne du dire et du dit nous permet de concevoir la distinction de deux modes de relation a Dieu. En effet, a suivre Lacan, Dieu est le nom de ce qui echappe a l'apprehension par le signifiant, c'est pourquoi nous n'avons aucune raison de refuser au fou « le maniement d'un vocable dont nous savons l'importance universelle »48. Pourtant, le Dieu du fou ne peut se confondre avec celui du fou de Dieu. La raison en est simple: si le Dieu de Schreber qui se manifeste par les voix est bien leur cause, il n'en est pas l'« au-teur » et cela precisement dans la mesure ou il ne peut y avoir d'auteur a ce qui n'est pas un dire. Quant au Dieu des mystiques, il emerge dans la parole poe-tique que les mystiques ecrivent comme sous la « dictee » ou c'est l'Autre et non le Je personnel qui parle, ainsi dans les poemes de saint Jean de la Croix. Il ne dit « je » qu'en disant « je ne sais » : « L'amour est un je ne sais quoi / Qui vient je ne sais d'ou / Qui entre je ne sais par ou / Et donne la mort je ne sais comment. » Encore une fois, le reel de la psychose tient au dire du psychotique plutot qu'au contenu de son delire. C'est le temoignage de Schreber. Il s'y engage comme sujet qui parle de son Dieu, de l'Autre. C'est de la jouissance de l'Autre dans le reel qu'il s'agit. Dieu fait jouir Schreber de « son etre passive », comme le dit Lacan et Schreber ne peut que se livrer comme « support de la jouissance de Dieu ». Il en decoule qu'au regard de son ecriture, il n'y a aucune connexion entre le sujet psychotique et son ecrit. On pourrait aller jusqu'a dire qu l'enigme de la positon subjective du psychotique, c'est d'etre le signifiant qui le represente. En revanche, affranchir le risque de l'aneantissement de son etre par rapport a la jouissance de l'Autre, comme nous enseignent les mystiques lorsqu'ils evoquent le vide, le rien, le neant pour qualifier la position du sujet face a l'Autre, requiert du sujet a trouver appui dans le defaut de tout appui, ce que Lacan appelle l'avene-112 ment du sujet. De fait, l'ecriture mystique, issue du neant comme le Dieu de Mai-tre Eckhart, confronte le sujet a une angoisse particuliere, celle de s'avancer sans garantie. C'est precisement ce trait qui situe les ecrits mystiques au-dela du fan-tasme. Si c'est au fantasme qu'on s'accroche quand on rencontre l'absence de garantie dans l'Autre, d'inconsistance de l'Autre, la question qui reste a elucider est celle qui porte sur la positon du sujet mystique par rapport a ce vide de toute garantie. Or si l'effondrement de l'Autre ne se subjective pas plus que la mort ou la castration, ce que les mystiques montrent comme solution, c'est un temoignage en 48 J. Lacan, Les psychoses, p. 140. acte. La solution qu'ils proposent, ce sont finalement leurs ecrits, quelque chose qui est issue, qui est produit de cette confrontation avec le vide de l'Autre. Combler le trou dans I'Autre Sur ce point, il faut souligner que combler le trou, le manque dans l'Autre qu'af-fronte le sujet dans son rapprochement a Dieu par un signifiant « nouveau », un si-gnifiant « en plus », ne constitue pas la seule solution que les divers courants du mysticisme proposent a l'egard de la jouissance. On peut aussi tenter de boucher ce gouffre que represente l'Autre symbolique par quelque chose qui n'est pas de l'ordre du symbolique, mais plutot de l'ordre du reel. Au sein du mysticisme lui-meme, s'opere donc un passage de la suppleance supportee par le symbolique et dont le paradigme pourrait bien etre le mysticisme masculin, Maitre Eckhart, par exemple, a une suppleance reelle ou c'est l'objet reel qui sert de bouchon. Dans le Seminaire L Ethique de la psychanalyse, Lacan met en valeur, a propos, justement, des mystiques-femmes, quelques exemples de surgissement du reel de l'objet au point meme ou l'Autre symbolique, Dieu en tant que Nom, defaille. Quand il nous raconte qu'Angele de Folignio « buvait avec delice l'eau dans la-quelle elle venait de laver les pieds des lepreux, » ou que « Marie Allacoque man-geait, avec non moins de recompense d'effusions spirituelles, les excrements d'un malade, » c'est pour indiquer cette tentative propre au mysticisme d'attein-dre Dieu, non pas au niveau du signifiant (des noms, des attributs, des predicats qu'on pourrait assigner a Dieu), mais plutot au niveau du reel, jouant pour cela avec les objets pulsionnels. Il s'agit d'une experience qui vise l'Autre dans sa sin-gularite, dans sa materialite meme - d'ou le privilege de l'objet. En mettant l'ac-cent sur l'erotisme voile de cette tentative, c'est-a-dire sur la fagon dont la jouissance y est impliquee, Lacan ne manque pas de signaler une difference ca- 113 pitale entre la position perverse et celle des mystiques, meme si, dans les deux cas, il s'agit de loger l'objet a l'endroit ou l'Autre n'existe pas, ou l'Autre defaille. D'ou toute l'importance du rappel de Lacan : « La portee convaincante de ces faits assurement edifiants vacillerait sans doute quelque peut si les excrements dont il s'agit etait par exemple ceux d'une belle jeune fille, ou encore s'il s'agis-sait de manger le foutre d'un avant de votre equipe de rugby. »49 9 J. Lacan, Le Seminaire. Livre VII, L'Ethique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 221. Il y a donc, comme le souligne Lacan, un voisinage ambigue, et en meme temps une opposition, entre le mysticisme et la perversion. Si cette proximite troublante est voilee, c'est parce que les objets de la pulsion - l'objet oral et l'objet anal -evoques dans ces histoires edifiantes, comme le dit Lacan ironiquement, se pre-sentent au niveau de l'universel : ce sont les feces et les pieds de n'importe qui. Et c'est precisement cet effort pour mettre en valeur dans le singulier le quel-conque, voire l'indifferent, cette tentative pour, si l'on peut dire, universaliser le singulier, qui permet au sujet mystique de ne pas tomber dans le piege de la perversion. Ou encore : la oü le pervers vise un Autre bien particulier, c'est-a-dire dote d'un certain nombre d'attributs, le mystique cherche l'Autre sous la forme de n'importe qui. Cela ne signifie pas que, dans la perspective mystique, le sin-gulier soit efface, annule. Le singulier y est au contraire admis, il est apprecie tel qu'il est, mais, tel qu'il est, il est quelconque.50 Cet amour de l'autre dont temoi-gnent ces histoires de mystiques, cet abandon qui va jusqu'a gouter l'autre dans son dechet, nous questionne quant a la maniere dont la jouissance y est impli-quee : Alors que le mode de jouir propre au pervers vise a provoquer la division de l'Autre, celui du mystique cherche au contraire a le faire exister. Ce double geste du « pas-toutiser » Dieu, soit a travers une enumeration de ses noms - c'est-a-dire par une operation du « plus un » - soit a travers l'universali-sation du singulier au niveau de l'objet reel qui rend l'objet quelconque, qui le « desetrifie », ce double geste, donc, permet aux mystiques (hommes et femmes) de briser le cercle de la jouissance de l'organe, de l'Un, une jouissance fonciere-ment coupe de l'Autre. Quel est le statut de l'Autre dans les deux procedes ? Dans le mysticisme masculin, que l'on pourrait designer, a la limite, comme mysti-cisme de l'Un, le Dieu qui se dessine a l'horizon de l'enumeration interminable, est scinde entre l'Autre pas-tout, produit par l'operation enumerative elle-meme, 114 l'Autre comme gouffre insatiable, et l'Autre comme point d'arret, cet Absolu ineffable, inaccessible, qui n'est rien d'autre que la positivation-imaginarisation du « rien » de la cause du desir, de son insatisfaction structurelle. Dans le mysti-cisme de l'Autre, ou mysticisme feminin, lie non pas au desir mais a l'amour in-fini, le role de Dieu n'est pas celui de l'Absolu inaccessible, il s'agit plutot d'une operation qui, en sacrifiant l'inaccessible de Dieu, le reduit en quelque sorte au « rien », a un rien qu'on ne peut rejoindre qu'au prix d'une annulation du sujet 50 Sur la quodlibetalite de l'etre du singulier, voir G. Agamben, La communaute qui vient. Theorie de la singularite quelconque, Paris, Seuil, 1990, notamment pp. 22-27. lui-meme. Car pour que l'acces a l'Autre divin puisse se faire, il faut qu'il n'y ait pas d'obstacle a ce que le sujet soit le lieu d'une autre jouissance, une jouissance au-dela du phallus. L'experience mystique temoigne donc d'une double strategie, d'un savoir faire quant a la distinction entre le vide et le rien. Le point de depart de l'operation de la transfinitisation a la Maitre Eckhart est un vide du a la « forclusion » d'un si-gnifiant, d'un Nom justement, suppose devoir se trouver a une place ou il manque. Il s'agit de faire voir a sa place la presence d'un « rien », du signifiant « Dieu » en tant que matheme de l'incompletude divine. L'operation mystique, consideree du cote femme, consiste a faire passer du « vide » au « rien » d'une maniere un peu differente, dans la mesure ou le sujet mystique, que caracterise un vide qu'il eprouve lui-meme comme une desetrification, ne peut etre « comble » que par le « rien » de l'etre divin. Neanmoins, ce savoir faire permet au mystique-homme qui assume la tache d'etre le « scribe » de Dieu - une tache qui, a la limite, dure toute une vie puisqu'il s'agit d'ecrire tous les noms possibles de Dieu - d'eviter le danger de devenir le jouet de la jouissance de l'Autre, meme s'il se met en quelque sorte au service de l'Autre comme instrument, comme objet de l'Autre. De l'autre cote, ce savoir faire permet au sujet mystique agissant comme, par exemple, Angele de Folignio, d'assumer comme sienne la position occupee par l'objet petit a, c'est-a-dire, pour utiliser la formule proposee par Lacan, de savoir etre un « rebut de la jouissance »51. Ici, le point crucial est que le « mariage spirituel » entre Dieu et l'ame ne permet pas au sujet mystique de devenir « tout ». Au contraire, l'experience mystique pointe vers un rapport avec l'Autre qui ne revient pas a suturer l'Autre (son in-completude) avec l'etre du sujet. La description par saint Jean de la Croix, par exemple,52 d'une progression dans la Nuit obscure donne l'impression d'un dou- 115 ble depouillement : depouillement de Dieu dont il elimine successivement toutes les representations imaginaires, et depouillement correlatif du cote du sujet, un 51 Jacques Lacan, « Television », Autres ecrits, p. 520. 52 Si saint Jean de la Croix s'inscrit dans le mysticisme « feminin », c'est parce que, comme le rappelle Lacan, on n'est pas force quand on est male, de se mettre du cote du tout. On peut aussi se mettre du cote du pas-tout : « Il y a des hommes qui sont aussi bien que les femmes. Qa arrive. Et qui du m^me coup s'en trouvent aussi bien. Malgre, je ne dis pas leur phallus, malgre ce qui les encombre a ce titre, ils entrevoient, ils eprouvent l'idee qu'il doit y avoir une jouissance qui soit au-dela. » Encore, p. 70. renoncement du sujet a ses identifications, a tout l'imaginaire. C'est ce geste re-petitif de rature qui, separant le sujet de tout objet, le confronte dans son for interieur a un vide sans bornes. Ä la limite on pourrait dire que le Dieu des mystiques n'est rien d'autre que ce vide du sujet : ce vide, c'est Dieu identifie a sa propre place dans le sujet. On trouve chez Marguerite Porete une belle definition de cette position subjective quand elle dit : « Et je comprends que je suis aimee par Lui comme il est Celui qui est, et que je suis nue comme j'etait lorsque j'etait ce que je ne suis pas. »53 Comme il s'agit d'une experience qui permet au sujet de devenir ce qu'il est, une inexistence qui pourtant ex-siste quelque part, un pas-tout donc, on ne peut dire non plus que le sujet lui-meme se reduit a etre le jouet de Dieu. Si le sujet devient en quelque sorte « inseparable de Dieu », sans pour autant devenir son objet, si son inexistence coincide avec ce qui dans l'Autre ne lui repond pas, c'est parce qu'il n'y a plus de sujet. Le sujet n'accede donc a l'exis-tence qu'au prix de sa destitution subjective. Comment expliquer cet effet de desetrification qui caracterise l'experience mystique dans la mesure ou, pour le sujet mystique, l'avenement d'etre se traduit par une destitution? Il faut souligner que ce desert qu'est devenu le sujet n'est pas un desert issu de l'evacuation de la jouissance, d'un processus ou le renonce-ment a la jouissance produirait un « plus-de-jouir ». Au contraire, s'il n'y a rien d'ascetique dans l'experience mystique, c'est precisement parce que ce vide qu'est devenu le sujet mystique, cet ame aneantie, depouillee, se presente comme place ou peut se loger cet Autre jouissance qui, tout en etant omnipresente, reste indeterminable, non-localisable. Et c'est seulement en ce sens qu'on peut dire que l'amour extatique ouvre une voie d'acces a Dieu, parce que c'est la voie qui le fait exister : « Si de ce S(A) je ne designe rien d'autre que la jouissance de la femme, c'est assurement parce que c'est la que je pointe que Dieu n'a pas encore 116 fait son exit. »54 Ce qu'eprouvent les mystiques-femmes, c'est une jouissance de l'Autre qui n'a pas de nom mais dont la presence est certitude. Cette jouissance de l'Autre, meme si elle submerge le sujet, ne presente pas pour lui ou pour elle une menace mor-telle pour autant. Elle n'est pas menagante, non pas parce que le sujet serait capable de la maitriser, de la domestiquer - puisque, dans ce cas-la, l'Autre 53 Marguerite Porete, Le Miroir des ames simples et aneanties, p. 122. 54 J. Lacan, Encore, p. 78. lui-meme se reduirait a etre l'objet du sujet et qu'on tomberait dans le piege de la jouissance phallique, une option inimaginable pour le sujet mystique - mais plutot parce que l'Autre lui-meme est assimile a un « rien ». Le Dieu dont il s'agit ici n'est pas l'Etre, ni l'Absolu infini, inaccessible. C'est le Dieu dont Lacan parle dans « Subversion du sujet » : « Je puis a la rigueur prouver a l'autre qu'il existe, non bien sur pas avec les preuves de l'existence de Dieu dont les siecles le tuent, mais en l'aimant, solution apportee par le kerygme chretien. »55 Il y a lieu de se demander ce qui nous reste de l'experience mystique. Ce qui nous reste, ce sont leurs ecrits. Mais, quelle est la valeur de ces ecrits ? Le merite principal en est de temoigner, dans la parole, d'une jouissance indicible. Il y a pour-tant une difference essentielle entre les mystiques agissants et les mystiques ecrivains : dans le cas des mystiques oeuvrants on ne peut pas ne pas supposer une jouissance inherente a leur agir. S'il n'y avait pas la de jouissance, leur agir deviendrait completement incomprehensible. Or, la position des mystiques ecri-vains est un peu differente puisqu'ils ne peuvent temoigner de leur jouissance, de leur experience de Dieu, qu'en parlant, en ecrivant sur cette jouissance, meme si ce qu'ils disent revient a admettre qu'on ne peut rien en dire. Voila ce que saint Jean de la Croix dit de cette jouissance qu'il eprouve : « quant aux faveurs et aux richesses divines dont l'ame jouit en cet etat, il est impossible de les decrire. On aurait beau composer sur ce point des volumes et des volumes que l'on serait bien loin d'en avoir epuise le sujet. C'est pour ce motif que nous n'en disons rien maintenant ».56 Cela se rapproche de ce qu'avance Lacan : ll est clair que le temoignage essentiel des mystiques, c'est justement de dire qu'ils l'eprouvent [cette Autre jouissance], mais qu'ils n'en savent rien [_]. Cette jouissance qu'on eprouve et dont on ne sait rien, n'est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l'ex-sistence ? Et pourquoi ne pas interpreter une face de l'Autre, la face Dieu, comme sup- 117 portee par la jouissance feminine ?57 Quel est le statut des dires des mystiques quant a la jouissance ? De quoi temoi-gnent-ils au fond ? La these que nous avangons est la suivante : Si les mystiques, de meme que les femmes, ne disent rien de cette jouissance qu'ils eprouvent 55 J. Lacan, « Subversion du sujet et la dialectique du desir », p. 819. 56 Saint Jean de la Croix, La nuit obscure, p. 192. 57 J. Lacan Encore, p. 71. pourtant, comme Lacan ne cesse de le repeter, il n'empeche qu'il s'agit d'une jouissance qui se supporte du langage. D'une part, les dires et les ecrits mystiques ne temoignent de rien d'autre que d'une tentative toujours manquee pour inscrire la jouissance dans le signifiant. Dans cette perspective, les dires mystiques constituent une verification de l'impossibilite : exprimer l' « inexprimable », dire ce qui ne peut pas se dire : la maniere dont ils eprouvent cette Autre jouissance. Mais d'autre part, meme si les mystiques n'arrivent pas a inscrire la jouissance dans le signifiant, plus encore, meme s'il n'y a, a proprement parler, rien a en dire, puisqu'aucun temoignage ne nous apprend quoi que ce soit sur la nature de cette jouissance, il n'en est pas moins vrai que le principe meme de cette experience est de ne pas cesser d'en parler. De cela decoule cet imperatif radicalement anti-wittgensteinien qui est a la base des ecrits mystiques et qu'on pourrait formuler de la maniere suivante : ce dont on ne peut rien dire, il faut quand meme essayer d'en dire quelque chose, d'en parler. Ce dont il s'agit de rendre compte, c'est precisement cette insistance de parler de ce dont on n'a pas grand chose a dire. « Ne pas cesser d'en parler » signale d'abord que cette jouissance se supporte non pas du langage mais de son in-completude. C'est pourquoi il n'y a pas de bien-dire de la jouissance mystique et feminine. Il n'y a que du me-dire. Une me-disance qui, en elle-meme, signale que la jouissance mystique, de meme que la jouissance feminine, sont de l'ordre du reel. Ne cessant pas de ne pas s'ecrire, il ne leur reste que la parole comme seule place ou loger leur ex-istance indeterminee et inlocalisable. C'est en ce sens que l'on peut dire de cette jouissance qu'elle est infinie. Pour cette raison, et contrairement a ce qu'on pense d'habitude, a savoir qu'il y a un mur, un obstacle infranchissable qui separe la jouissance et le signifiant, nous avangons que cette jouissance, cette Autre jouissance, qu'elle se presente sous la forme de la 118 jouissance feminine ou sous celle de l'experience mystique, loin d'etre exclue, bannie du symbolique, du dire, temoigne d'une contamination fonciere du si-gnifiant par la jouissance. Cependant, l'Autre jouissance n'est pas la seule qui se noue avec la parole. Il y en a une autre, a savoir celle que Lacan appelle la jouissance du bla-bla : parler pour ne rien dire, un mode de dire couple a la jouissance de l'organe justement. Il s'agit d'un mode de jouir dans la parole destine a empecher la reconciliation du sujet avec son mode de jouissance. Si l'Autre jouissance n'est pas a confon-dre avec celle du bla-bla, c'est precisement dans la mesure ou il s'agit d'un mode de parole qui permet au sujet de se confronter et de se reconcilier avec la jouis-sance qui lui est propre. L'obsession de parler de ce qui echappe a la parole, dont temoignent « les volumes et les volumes » des ecrits mystiques, constitue deja une maniere singuliere, invente par le sujet mystique, pour se reconcilier avec le disparate, avec ce qui constitue sa singularite meme : le mode de jouir comme instauration d'un rapport avec ce qui vient a la place du partenaire manquant. 119 Corps et pensee Body and Thought Pietro Bianchi* The Discourse and the Capitalist. Lacan, Marx, and the Question of the Surplus 1. The way Marx introduced pre-capitalist forms of production (and in general the so-called historical chapters) in the exposition of Das Kapital has always been problematic and largely debated. Are they only to be considered a narrative point of reference, purely allegorical, and with no direct use in the development of the argument? Or rather does Das Kapital follow a historical rhetorical strategy where the entire development of past forms of production is explained until the advent of the capitalist mode of production? Or are they perhaps only logical categories that need to be considered in pure logical terms? The problem and the ambiguity relies on the fact that Marx uses a synchronic argument in order to explain the capitalist mode of production: against a causal relation according to which some factors would be decisive and would over-determine the entire field; a dialectic and structural explanation is preferred where all the elements already presuppose already developed capitalist relations. That is why Marx starts Das Kapital with the "commodity", an element that already presupposes a form of production devoted to the accumulation of value (that is, he already starts with, in the background, the entire development of the book as presupposed). Or that is why Marx ends Volume i with a section on the so-called primitive accumulation: an accumulation that, at first sight, is not sure whether it took place or not. The only way to explain a system of relations where the ac- 123 cumulation of capital already presupposes the creation of surplus-value, which already presupposes capitalist production, which already presupposes the existence of money-capitals and masses of bearers of labour-power deprived of the means of production, etc. - is to posit what Michel Foucault called a "historical a-priori": something in between a synchronic condition of possibility that defines a system of practices and relations, and a historical point of irruption that nevertheless does not have a genetic principle but it is rather definable only afterwards (apres-coup). * Jan van Eyck Academy, Maastricht With that question in mind, it is striking how in Chapter 7 of Das Kapital^, after having introduced the part on "Commodities and Money" and the part on "The Transformation of Money into Capital", Marx devotes a section to philosophical speculation on the issue of labour in general. In the Chapter "The Labour Process and the Valorization Process" Marx takes some pages to step outside of the description of capitalism and presents a meta-historical account of the relationship between the human being and nature in terms of labour. The labour process is treated here in purely abstracted terms, independently of its historical forms, as an inter-exchange between the human being and nature: "Labour is, first of all, a process between man and nature, a process by which man, through his own actions, mediates, regulates, and controls the metabolism between himself and nature. He confronts the materials of nature as a force of nature".2 The human being is considered to be a force within nature itself, which by the way has the potential to negate this very belonging. He is also able, by means of the energy of his own body, to convert the natural processes in order to meet his own needs and carry out his own projects: "he sets in motion the natural forces which belong to his own body, his arms, legs, head, and hands, in order to appropriate the materials of nature in a form adapted to his own needs".3 But of course, given that he is himself part of this very same nature "through this movement he acts upon external nature and changes it, and in this way he simultaneously changes his own nature."4 Here the account of labour is not only developed in purely trans-historical terms (therefore in terms that have never actually existed), but it remains in its pure abstracted form, external and unrelated to any historical specificity. But there is also another crucial element worth underlining: Marx later on in the same chapter refers in different passages to the term "purpose", the aim, the 124 very meaning of labour activity. What defines this mythical human activity in general is the fact that it has a clear purpose: "the labour process, as we have just 1 In the English edition of Capital there is a slight difference in the division of this Chapter compared to the original edition: the three sections of Chapter 4 became proper chapters ("The General Formula for Capital", "Contradictions in the General Formula", and "The Sale and Purchase of Labour-Power"). Therefore what is commonly known as Chapter 5 ("The Labour Process and the Valorization Process"), is here Chapter 7. 2 Karl Marx, Capital. A Critique of Political Economy, Volume 1, Harmondsworth: Penguin Books 1976, p. 284. 3 Ibid., p. 285. 4 Ibid., p. 286. presented it in its simple and abstract elements, is purposeful activity aimed at the production of use-values"5; "the simple elements of the labour process are (i) purposeful activity, that is work itself, (2) the object on which that work is performed, and (3) the instruments of that work".6 But he will return to this argument even more clearly in Chapter 16 - "Absolute and Relative Surplus-Value": "man not only effects a change of form in the materials of nature; he also realizes [verwirklicht] his own purpose in those materials. And this is a purpose he is conscious of, it determines the mode of his activity with the rigidity of a law, and he must subordinate his will to it."7 Given that at the level of these general terms, exchange value and value itself had not yet entered into the picture, the relationship between human being and nature through labour is determined according to purely qualitative reasons. The human being still has the power to determine the purpose of his own activity: labour activity and its meaning are still joined together in the same act. Massimiliano Tomba perceptively underlines that in the notes added between 1871 and 1872 in the revision process for the second edition of Das Kapital, Marx tried to address in more rigorous historical terms the question of the qualitative dimension of labour in pre-capitalist societies8. According to Tomba, Marx traces therein a division between societies whose production is devoted to satisfying a pure reproduction of themselves (therefore societies only aimed at the consumption of use-value) - which are those featuring the patriarchal family and ancient Asian communities, where the social character of labour is reduced to being a function of the needs of the community - and proper capitalist societies. In the former, which are in fact reminiscent of the "general man" at the beginning of Chapter 7, no surplus is generated because only what is needed for the basic survival of the community is produced. We could say that even though those societies are in complete control of the purpose of their own labour, no sur- 125 plus is strictu sensu generated that is not devoted to the pure reproduction of the 5 Ibid., p. 290. 6 Ibid., p. 284. 7 Ibid. 81 refer here to a seminar in commentary form on Das Kapital's Chapter 7 delivered by Mas-similano Tomba in Bergamo (Italy) on 10 April 2006. This contribution was part of an ongoing Das Kapital reading group coordinated in Bergamo by Riccardo Bellofiore. I owe not only this point, but a big part of my limited understanding of Marxism - and therefore the main core of the thesis of this article - to Riccardo Bellofiore. Naturally, I am the only one responsible for any misunderstanding, misreport, or mistake herein. community itself. The purpose of labour - i.e. the aim, the goal, what a certain example of labour should be used for - emerges only when this situation of equilibrium (according to which a certain community produces goods only for its own pure reproduction and survival) is ruptured; therefore when a surplus is generated. The cut that separates the capitalist mode of production from allegedly ancient societies devoted to the pure reproduction of themselves, is none other than the production of a surplus: an element that cannot be explained in pure conservative and homeostatic terms. Something more than pure survival (an n+i). It is only when a surplus is created that a certain knot that ties together the community is broken, leaving the space for something new to emerge. A community (once again, mythical and existing in a pure non-historical space) that produces only for its own survival cannot inscribe itself in a proper history because its production cannot create anything that changes the system of equilibrium of the community itself. Its production is only a re-production, therefore a production that at the end of the cycle cannot but leave things as they were at the beginning. A community of that type would be a community where the production of the new, and therefore of history, would be impossible. 2. During the years between 1968 and 1972 while developing his teaching around the theme of the discourses and the articulation of object a and the social and political field, Jacques Lacan made some "raids" into the difficult terrain of the relationship between Marxism and psychoanalysis. During the development of the theory of the four discourses (Seminar XVII, L'envers de lapsychanalyse, during 1969-1970) for example, aside from the four discourses that articulate the relations between S1 (master-signifier), S2 (knowledge), 55 (subject), and a (object re-126 mainder), Lacan introduced a fifth discourse, the discourse of the capitalist: of the discourses "the most clever of them all"9 because it is the one that is able to productively solicit desire, and not to eclipse it. During those years, Lacan coined a neologism: plus-de-jouir, surplus-enjoyment, with a clear reference to Marx's surplus-value. In Seminar XVI (D'un Autre a l'autre in 1968/1969), in his first lecture, De la plus-value au plus-de-jouir, Lacan noted that surplus-enjoyment, the object-remainder of enjoyment, i.e. the core of his teaching of those years, should 9 Jacques Lacan, "Del discorso psicanalitico" (1972) in Giacomo Contri (ed.), Lacan in Italia. 1953-1978, Milano: La Salamandra 1978, p. 48. be thought of as homologous to the Marxian notion of surplus-value.10 As has been noted by Jacques-Alain Miller, "the construction of surplus-jouir is made in a fashion homological to this surplus-value. A homology is not an analogy; it indicates that the relationships are identical, while an analogy rests on a comparison of the nature of the terms themselves."11 But before going into the details of the homological functioning of the surplus in both surplus-value and surplus-enjoyment, it would be interesting to see, in a much earlier stage of Lacan's teaching, how a similar (a similarly mythical) genetic question, as posited by Marx at the beginning of Chapter 7, was raised by Lacan himself regarding the question of the irruption of language into reality in the so-called "Discourse of Rome" of 1953, The Function and Field of Speech and Language in Psychoanalysis: No one is supposed to be ignorant of the law; this formulation, provided by the humor in our Code of Laws, nevertheless expresses the truth in which our experience is grounded, and which our experience confirms. No man is actually ignorant of it, because the law of man has been the law of language since the first words of recognition presided over the first gifts—it having taken the detestable Danai, who came and fled by sea, for men to learn to fear deceptive words accompanying faithless gifts. Up until then, these gifts, the act of giving them and the objects given, their transmutation into signs, and even their fabrication, were so closely intertwined with speech for the pacific Argonauts—uniting the islets of their community with the bonds [noeuds] of a symbolic commerce—that they were designated by its name. Is it with these gifts, or with the passwords that give them their salutary nonmeaning, that language begins along with law? For these gifts are already symbols, in the sense that symbol means pact, and they are first and foremost signifiers of the pact they constitute as the signified; this is plainly seen in the fact that the objects of symbolic exchange—vases made to remain empty, 127 shields too heavy to be carried, sheaves that will dry out, lances that are thrust into the ground—are all destined to be useless, if not superfluous by their very abundance.12 We can see how in this passage Lacan is trying to mythically imagine the moment when those objects that had been useful and instrumentally linked to their 10 Jacques Lacan, Le Seminaire, livre XVI. D'un Autre a I'autre, Paris, Seuil, 2006, p. 16. 11 Jacques-Alain Miller, "From an Other to the other II", Lacanian Ink, no. 30, Fall 2007, p. 34. 12 Jacques Lacan, "The Function and Field of Speech and Language in Psychoanalysis" in Jacques Lacan, Ecrits, New York, London, W.W. Norton & Company, 2005, p. 225. 128 purpose were emptied out of their instrumentality and became symbols. Those vases, shields, sheaves, lances, in order to become gifts, and therefore in order to become the symbols of the pact between the Danai and the Argonauts, have to be negated regarding their own immediate instrumentality. They have to become "made to remain empty" or "too heavy to be carried". At the very moment when they are inscribed in a register Other than the one of immediate usefulness, we are already in the regime of language and signifier. A cut has been traced in those objects that separates them from themselves; and this cut creates the space in order to re-articulate their own inscription in the register of the symbolic. The signifier, according to Lacan, is able to create a gap in the being-in-itself of the metaphysics of presence where entities exist in their pure wholeness. This gap - this gesture of pure negativity - creates the condition of possibility for the contingent re-articulation of reality. Reality in this sense has a gap, a non-coincidence with itself, it is split by the bar of signification that - with a gesture of separation - breaks into pieces what before had been enclosed in itself: now it is scission, deferment, opening to its possible signification.13 This asymmetry in the order of reality was made possible by this self-referential and void gesture of language/rupture that was able to block the chain of causal links according to which "what it is" cannot but be "what it is". As it is in the mythical pre-capitalist community where production cannot but be a re-production: where a community cannot but remain the same at the end of the cycle. We can see here how many resonances this passage has with the Marxian problem of the surplus. The surplus at this level, in purely abstract terms (which is still not capitalism), has in fact the possibility of opening up a new domain of production where, beyond the reproduction and the satisfaction of basic needs, a new dimension of novelty can be possible.14 3- But is it that simple to open up a dimension of novelty? And how does this dimension of the surplus rearticulate the question of the purpose of labour? What 13 Slavoj Žižek, How to Read Lacan, New York, London: W.W. Norton & Company 2006, pp. 7-21. 14 "Surplus value in general is value in excess of the equivalent. The equivalent, by definition, is only the identity of value with itself. [_] What appears as surplus value on capital's side appears identically on the worker's side as surplus labour in excess of his requirements as worker, hence in excess of his immediate requirements for keeping himself alive. The great historic quality of capital is to create this surplus labour, superfluous labour from the standpoint of mere use-value, mere subsistence." Karl Marx, Grundrisse. Foundations of the Critique of Political Economy, Harmondsworth: Penguin Books 1993, p. 325. should this surplus be used for? And which direction should this change in the community take (given that there is a strict dialectic between the production of use-values and the re-articulation of the individual or collective human being that is working in this very production)? And what are in fact the consequences of the irruption of the surplus into the domain of production? Marx himself demonstrated a very dialectical relation with the idea of the surplus. In the Communist Manifesto there are many passages at the beginning of the text where this extraordinary outburst of surplus productivity made possible by bourgeois society is welcomed as positive news: We see, therefore, how the modern bourgeoisie is itself the product of a long course of development, of a series of revolutions in the modes of production and of Exchange. [_] The bourgeoisie, historically, has played a most revolutionary part. [_] The bourgeoisie, wherever it has got the upper hand, has put an end to all feudal, patriarchal, idyllic relations. It has pitilessly torn asunder the motley feudal ties that bound man to his "natural superiors", and has left remaining no other nexus between man and man than naked self-interest, than callous "cash payment". [_] The bourgeoisie has disclosed how it came to pass that the brutal display of vigour in the Middle Ages, which reactionaries so much admire, found its fitting complement in the most slothful indolence. It has been the first to show what man's activity can bring about. It has accomplished wonders far surpassing Egyptian pyramids, Roman aqueducts, and Gothic cathedrals; it has conducted expeditions that put in the shade all former Exoduses of nations and crusades. The bourgeoisie cannot exist without constantly revolutionising the instruments of production, and thereby the relations of production, and with them the whole relations of society.15 But of course, as soon as we can witness the emergence of the capitalist mode of 129 production, this very surplus is in a way occupied by a different form of purpose, which is none other than the pure accumulation of abstract value, and therefore money. Already in Chapter 7 of Das Kapital, we can see that in the second section of the chapter Marx addresses the issue of the process of valorization, and the way through which this very first mythical part will find its own historical exposure in the capitalist mode of production. From an analysis devoted only to the 15 Karl Marx and Fredrick Engels, The Communist Manifesto, Harmondsworth: Penguin Books 1985. question of the production of use-values, we pass to the dark reality of the management of this very surplus: "capitalist production is not merely the production of commodities, it is, by its very essence, the production of surplus-value. The worker produces not for himself, but for capital."16 It is not that in capitalism we witness a total eclipse of use-values: in the sphere of circulation we still have products that are exchanged according to the satisfaction of needs. But underlying this sphere of the distribution of different commodities according to the demand of the buyers, we find one and only one drive: that of the abstract accumulation of money. The capitalist in fact is totally indifferent toward the commodity that he is going to sell on the market. The only purpose of the production and exchange of this item on the market is the accumulation of more money than anticipated at first in order to buy the labour-power and the means of production: The product - the property of the capitalist - is a use-value, as yarn, for example, or boots. But although boots are, to some extent, the basis of social progress, and our capitalist is decidedly in favour of progress, he does not manufacture boots for their own sake. Use-value is certainly not la chose qu'on aime pour lui-meme in the production commodities. Use-values are produced by capitalists only because and in so far as they form the material substratum of exchange-value, are the bearers of exchange-value. [_] His aim is to produce not only a use-value, but a commodity; not only use-value, but value: and not just value; but also surplus-value.17 From the situation at the beginning of the chapter where we have a definition of labour according to the purpose of its product (its use-value), here we find the reverse situation: "the concept of productive worker therefore implies not merely a relation between the activity of work and its useful effect, between the worker and the product of his work, but also a specifically social relation of production, 130 a relation with a historical origin which stamps the worker as capital's direct means of valorization." The worker is therefore in the end included in a process which he is no longer in control of. The purpose is totally in control of the capitalist drive for abstract accumulation. Here we see the crucial relationship between concrete labour and abstractness in the capitalist mode of production. As has been pointed out by Roberto Finelli, the 16 Karl Marx, Capital. A Critique of Political Economy, Volume 1, p. 644. 17 Ibid., p. 293. main difference between the Marx of Manuscripts and the Marx of Das Kapital revolves around the question of the relationship between concrete and abstract. In the Marx of Das Kapital - the one that Finelli considered useful in order to understand capitalism - Marx considered as his main object of inquiry not a humanistic subject with his tale of alienation and reappropriation, but the constitution of a pure abstracted wealth as social totality: capital as coextensive with its incessant accumulation. As is pointed out in Chapter 7: "Here we are no longer concerned with the quality, the character, and the content of the labour, but merely with its quantity. And this simply requires to be calculated."18 For the first time in history the main protagonist of the totality of social reproduction is an abstract and non-anthropomorphic subject that subordinated the entire world of use-values and concrete human subjectivities to the quantitative and impersonal logic of its ac-cumulation.19 Therefore what is at stake in capitalism is no longer labour as an activity (and its process of alienation in the machine), but the exploitation of labourpower in order to produce a greater quantity of pure abstracted wealth (and therefore an integrated connection between machine-and-labour-power aimed at the process of valorization). The question of the purpose of human activity and labour has been completely hijacked by the aimless and purposeless self-reflective drive to create more money from money through the appropriation of the activity of labour-power. The self-revolutionizing potential of bourgeois capitalism welcomed by Marx in the Communist Manifesto revealed its true face: the opening of the possibility given by the surplus has been already shut down. 4- In order to better understand the abstract nature of the capitalist mode of production, we should turn our attention to the studies developed by the Marxist economist Riccardo Bellofiore and to his theory of abstract labour. His research 131 started in the Eighties as a response to the rejection of the Marxian theory of value in the debate following Sraffa's model, according to which the determination of prices in the sphere of circulation would make a Marxian theory of value in the production process irrelevant.20 Bellofiore indeed argued that the 18 Ibid., p. 296. 19 Roberto Finelli, "'Globalizzazione'": una questione astratta ma non troppo ». L'Ospite Ingrato. Annuario del Centro Studi Franco Fortini, no. 3, 2000, pp. 113-130. 20 As a reference for Bellofiore's work, see: Riccardo Bellofiore, Roberto Fineschi (ed.), Re-reading Marx. New Perspectives after the Critical Edition, New York: Palgrave Macmillan 2009; Marxian theory of value should be reconsidered as a macroeconomic theory of exploitation in the realm of production, with a strong emphasis on the role of money not only in the sphere of circulation, but in the entirety of the process. Therefore value, money, and abstract labour should be considered together as part of a unique development where the monetary essence of the product is implicit in the production process and becomes explicit only in the sphere of circulation with its transformation into money. Production and exchange are not two separate realms, but they are a different temporality of one and only one event that should be considered together: the transformation of living labour into money and therefore capital. As Marx stated in Chapter 7: This whole course of events, the transformation of money into capital, both takes place and does not take place in the sphere of circulation. It takes place through the mediation of circulation because it is conditioned by the purchase of the labour-power in the market; it does not take place in circulation because what happens there is only an introduction to the valorization process, which is entirely confined to the sphere of production. And so "everything is for the best in the best of all possible worlds".21 The abstract nature of labour is not something that happens only in the market through a process of equalization (from the concreteness of the product to the abstractedness of the money), but it is a dynamic that takes into account the entire process from the production to the exchange. According to Bellofiore, capitalism should be understood as a monetary economy of production: money is phantasmatically already there even before the ex-132 change, within the commodity as an absolute value. After it is sold on the market, it morphs into concrete money (money is the phenomenal form that value has to assume at the end of the circle in order to become capital). Riccardo Bellofiore, "La teoria marxiana del valore come teoria macromonetaria dello sfrutta-mento: una rassegna ragionata della letteratura", in Roberto Fineschi (ed.), Karl Marx. Rivisi-tazioni e prospettive, Milano: Mimesis 2005, pp. 139-166; Riccardo Bellofiore, "Quelli del lavoro vivo", in Riccardo Bellofiore (ed.), Da Marx a Marx? Un bilancio dei marxismi italiani del Nove-cento, Roma: Manifestolibri 2007, pp. 197-250. 21 Karl Marx, Capital. A Critique of Political Economy, Volume 1, p. 302. The key to understanding this process is the relationship between capital and labour-power. The capitalist goes into the market twice: first at the beginning of the cycle in order to buy the means of production and the labour-power. And then at the end, in order to sell his commodity. When he goes into the market at the beginning, like any other buyers, he buys the right to use the use-value of his commodities. This does not constitute a problem in the case of the means of production (which are commodities like any other; once he has bought them, the capitalist can do whatever he wants with them). With labour-power, on the contrary, there are two tricks: 1) The capitalist found a commodity whose use-value is "labour itself": that is why he is able to extract from this commodity more value than is contained in the price he paid to purchase it (i.e. the cost of the reproduction of this very commodity). Labour-power is a self-referential commodity: a commodity whose use-value is the creation of commodities. A commodity that creates another (more!) commodity out of itself (like a magic hat that things can continuously come out of it). 2) The capitalist bought the right to use the use-value of his commodity, but the use-value of the commodity of labour-power remained attached to the worker himself. Differently than the magic hat, other commodities do not spontaneously come out of the commodity of labour-power. The capitalist needs to put labour-power into the production process, and he has to force it to work in order to create more value. We have here the distance that separates labour-power from living-labour, i.e. the distance that separates the capacity (or the possibility) to work from working as an activity. The translation from the possibility to create value to its actuality is 133 all contained in this unsurpassable contradiction. If we go back to the definition of labour that is given at the beginning of Chapter 7, the one that revolves around the notion of purpose, we can see here that what is alienated from the labourpower is exactly this qualitative dimension. The way the worker entertains his relationship with nature (adapting the materials of nature to his own needs) - the possible transformation of nature, and at the same time the transformation of himself - does not belong to him anymore. Bellofiore here mentions a very effective formula of Claudio Napoleoni: "[Labour-power] is a very particular commodity, because it is not an object belonging to the worker, it is the worker himself in one of his own particular determinations, i.e. his being a labour-power."22 An object can belong to different persons because it can be transferable. The commodity of labour-power cannot be transferred to the capitalist, it will always remain attached to the worker himself. In a typical inversion proper to capitalism (like in the fetishism of commodities), we have here a situation where from the worker himself being the bearer of labour-power, we have the commodity of labour-power becoming the bearer of that unfortunate appendix known as the worker. This characteristic of non-being separatable from the body of the worker is crucial in order to understand the status of surplus in the capitalist mode of production. For the capitalist, being in possession of the labour-power does not mean only to posses that surplus that will enable him to valorize the capital anticipated at the beginning of the process. It means also (and above all) to control the very qualitative dimension of the production. The surplus is a quantitative object only at the end of the process when it has already morphed into money. While the process is happening, it is a qualitative object that cannot be separated from the body of the worker, from his subjective dimension, but also from the qualitative dimension of the production process itself (a production process that - we should always remember - is totally uninterested in the production of use-value aimed at the satisfaction of needs; it is interested in the production of use-value only because sooner or later they will morph themselves into money and abstract wealth). Bellofiore explained this in a very enlightening and clear way: Exploitation should not be understood as the appropriation of a surplus-product or surplus-labour - phenomena largely present also in pre-capitalist societies -; it should rather be considered as command and control, direct and indirect, over the entirety of labour in order to obtain surplus-labour. [_] This is the peculiar circumstance of cap-134 italism, its specific difference.23 We could say in the end that the control, management, and administration of the surplus-production (the way the capitalist is able to make it productive to accumulate wealth) means, in the end, not only controlling a certain time of the life of the workers (the time in excess of the labour-time necessary to reproduce the 22 Claudio Napoleoni, Lezioni sul capitolo sesto inedito diMarx, Torino: Bollati Boringhieri 1972, p. 55. 23Riccardo Bellofiore, "Marx rivisitato: capitale, lavoro, sfruttamento", Trimestre, nos. 1-2, 1996, p. 60. use-value of the labour-power): i.e. the amount of money that should be given to them if only the capitalist would give them what they are entitled to. This would be true only if we reduced the surplus to a pure quantitative size that could be re-distributed in fair terms. But this is not the path that Marx takes, given that he always repeats that the exchange between capital and labour-power in the market occurred on fair terms ("on the one hand, the daily sustenance of labourpower costs only half a day's labour, while on the other hand the very same labour-power can remain effective, can work, during a whole day this circumstance in a piece of good luck for the buyer, but by no means an injustice towards the seller"24). The problem is, again, qualitative: the appropriation of the surplus conditions the entire field of production and it is impossible to be localized in a certain place of the process. Once the surplus has been hijacked and commanded by the abstract rule of capitalist infinite accumulation, there is no compensation possible for the worker. The only way to re-appropriate the purpose and the qualitative dimension of use-value is to overthrow the capitalist command of the surplus from its own critical point: the gap between labour-power and living-labour. 5- The capitalist mode of production will never be able to overcome this rule: every cycle of accumulation is possible only through the activation of this interstitial space between labour-power and living-labour. Abstracted wealth will always be able to accumulate itself only through a descent into the production process where labour-power will need to be put into the production process in order to create commodities aimed at transforming into money in the market. It is this very distance that separates labour-power from living-labour, this obstacle impossible to overcome - this very topological fold that characterizes the figure of 135 the worker between labour-power and living-labour, between commodity and class - that is the symptom of the capitalist mode of production. A symptom in psychoanalysis is what makes a subject suffer, but it is also the possibility to re-articulate a subjective position. And it is only through the political "working through" within this very symptomatic contradiction that the re-articulation of a different mode of production can take place. t Karl Marx, Capital. A Critique of Political Economy, Volume 1, p. 301 It is at this level that it would be possible to trace a common ground (a homology) between the reflection of Jacques Lacan on the notion of object a and the capitalist issue of the surplus-value (as Lacan pointed out in Seminar XVI): what they both share is being a figure of the surplus. According to Jacques Lacan, language dug a hole in the human animal, making it aparletre: not characterized by equilibrium, wholeness and being-One, but fragmented, split, uncontrollable, as happens in the body of psychoanalysis, where the symptoms do not respond to the organization of a centralized consciousness. What Lacan defined as being characterized by a lack in the early stages of his teaching become afterwards an un-localizable surplus: impossible to find in any specific place, but at the same time overly present in the entirety of the libidinal space. The first consequence is the experience of jouissance in the human body: an enjoyment that cannot be expelled from the body but that actually commands and subjects the body itself. The constant and restless dynamism of jouissance encircles the impossible contours of an un-localizable object. And it is because of this object that it is impossible to trace the difference in the parletre between the pleasure principle and the deadly jouissance: the two are inextricably intertwined with each other. What would be the right measure of sexuality, oral drives, etc.? What would be the difference between what is explainable only in terms of survival and what in terms of excess? Where would be the limit of one and of the other? As in the qualitative dimension of surplus-value in capitalism, the object a in psychoanalysis in the end over-determines the entirety of the subjective position. There are no products that can incorporate the pure re-production of the survival needs separated from the dimension of the unexplainable surplus: production is inextricably related to both at the same time. It is for that reason that the mythical society of pure reproduction could not have existed his-136 torically, but it is nevertheless posited as a logical precondition. The fantasy is that the difference between survival and excess can be traced in order to domesticate and symbolize this very excess. But the object always objects to this successful symbolization, making it impossible but at the same time always attempted. The object of surplus is in the end everywhere but there is not a single place where it can be definitely grasped. It is, in fact, nothing other than the different morphing figures of desire. In Seminar XVI Lacan does not trace an analogy between the function of object a and surplus-value (as if it were a comparison or an external relation between the two), he is tracing a homology. Capitalism, in fact, does not represent the same structure on a different level; in the end it activates the very same jouissance for the purpose of its incessant drive for accumulation. Libidinal logic is characterized by being aimless and purposeless, exactly as in capitalism, it engenders restless, infinite, and autistic productivity. There is no reason, no aim, no purpose: not even use-values, which in capitalism become a pure transitory embodiment of value. It is only a pure self-referential circle of production for the sake of accumulation (i.e. for the sake of itself). Therefore, following Lacan, would this mean that we can only surrender to the invincible power of jouissance? In our libidinal life as well as in the social sphere where the discourse of the capitalist that incarnates this subjective position seems to be unbeatable? A life absorbed in pure jouissance is a life that is not possible to live (in Freudian terms, a drive that goes toward death). Jouissance can have in some cases the semblance of an external superego, but also the plasticity of something that can be remodelled, re-shaped, and morphed into something else. According to psychoanalysis, there is only one door through which we would be able to make this re-articulation possible: the symptom. And wouldn't it perhaps be the same also for capitalism? Wouldn't "working through" the symptom of capitalism (the contradiction between labour-power and living-labour) be the only way to remodel another and a different subjective position that is not caught in the cul-de-sac of the autistic drive of purposeless productivity? Might there not be some other ways to create a space for a different desire and productivity to emerge, outside of the subjective position of the discourse of the capitalist, and outside of capitalism itself? 137 Sophie Mendelsohn* Foucault avec Lacan : le sujet en acte L'histoire du tumultueux compagnonnage de Foucault avec la psychanalyse est connue. Elle est generalement construite en deux phases. La premiere, sous le sceau d'une admiration mefiante, fait de Freud dans les annees soixante le nom d'une triple operation ou Foucault pouvait reconnaitre ses propres problemes : abolition de la distinction entre le normal et l'anormal, le signifiant et l'insigni-fiant ; minoration des pretentions de la conscience par la promotion de l'in-conscient ; instauration d'un principe de soupgon a l'egard de la normativite medicale. Une distance critique s'imposait deja neanmoins, pour ne pas suc-comber a l'imperialisme freudien. Mais la ou il avait ete question de sexualite et d'inconscient, d'ouverture a des registres marginalises par la science de l'expe-rience humaine, il etait question dans la phase suivante, celle des annees soixante-dix, d'une critique sans concession, virant a l'occasion a l'attaque frontale. Alors que la psychanalyse s'etait proposee au regard de Foucault comme limite interne a l'entreprise scientifique d'universalisation d'une connaissance idealement transparente a elle-meme, elle passe a cette epoque du cote des procedures de controle et de normalisation : « Qu'est-ce que c'est que cette pudeur sacralisante, s'interrogeait Foucault, qui consiste a dire que la psychanalyse n'a rien a voir avec la normalisation1 ? » A quoi faut-il attribuer ce changement ? Si Foucault en vient a inscrire la praxis psychanalytique au registre du dispositif de sexualite2, c'est qu'il l'identifie a la 139 pratique chretienne de l'aveu - d'ou la pudeur sacralisante !-, et qu'il fait de cette derniere « une des techniques les plus hautement valorisees pour produire le vrai3. » Inscrite dans cette genealogie, la psychanalyse participe d'une her-meneutique ou le sujet se voit oblige a la verite, celle-ci etant cachee dans les 1M. Foucault, « Pouvoir et corps » (1975), Bits et ecrits I, Paris, Gallimard, 2001, pp. 1622-1628, p. 1627. 2 Foucault designe ainsi des strategies de rapports de force qui supportent des types de savoir ayant trait a la sexualite et qui sont conjointement supportes par eux. 3 M. Foucault, La volonte de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 79. * Psychoanalyst (Paris) trefonds obscurs et inquietants de I'etre et s'instrumentalisant dans une relation d'autorite. Par ailleurs, Foucault indexe la specificite de la participation de la psychanalyse au dispositif de sexualite a la construction d'une identite entre le desir et la loi : l'acces au desir est conditionne par la regulation et le strict encadrement du polymorphisme pulsionnel initial au moyen de la matrice oedipienne qui assure son triomphe par l'internalisation de la loi, l'avenement du Surmoi et la delimitation de l'exercice du desir. Dans cette critique severe, Foucault est notamment precede par Deleuze et Guattari, mais leur strategie pour repondre a ce probleme commun - la psychanalyse n'est pas une pratique de desalienation subjective parce qu'elle ne combat pas ce noyau de l'alienation qu'elle a cerne, elle le recon-duit bien plutot dans sa pratique - divergent : la ou Deleuze et Guattari cherchent a faire exister le corps sans organe comme lieu d'une possible schizophrenisation du desir, d'un desir qui ne serait pas code oedipiennement, Foucault passe par le corps et les plaisirs pour echapper a l'assechement de la subjectivite en cherchant a developper un « champ pratico-strategique4 » contre le « champ juridico-dis-cursif », qui pense le pouvoir en fonction de la loi - « Contre le dispositif de sexua-lite, le point d'appui de la contre-attaque ne doit pas etre le sexe-desir, mais les corps et les plaisirs5». Pour essayer de preciser ce qu'on peut entendre par « champ pratico-strategique », eu egard au dispositif de sexualite, dont Foucault n'attend rien de moins que le remplacement d'une logique de l'inconscient par une logique de la strategie, on commencera par examiner quel rapport a la verite s'y joue. Le « champ juridico-discursif » construisait la verite en fonction d'une loi deja la, qui determine d'en haut et avant-coup les procedures de veridiction dans le cadre desquelles le sujet s'assure de lui-meme en se conformant a ces manifestations preetablies de la verite. Ce que Foucault cherche, dans cet autre champ des pratiques et des strate-140 gies, c'est un rapport a la verite qui « n'equivaut pas a une obligation pour un sujet de dire vrai sur lui-meme ; [qui] n'ouvre jamais l'ame comme un domaine de connaissances possible ou les traces difficilement perceptibles du desir devraient etre lues et interpretees. Le rapport a la verite n'est pas une condition episte-mologique pour que l'individu se reconnaisse dans sa singularite de sujet desirant 4 J'emprunte cette expression a Ferhat Taylan, qui la developpe dans son remarquable article intitule « Strategies de la psyche », in Incidence, 4-5, 2008-2009 consacre a « Foucault et la psychanalyse ». Elle se construit dans une opposition a la logique juridico-discursive, mais elle permet aussi de constituer un lien fort entre strategies et pratiques. 5 M. Foucault, La volonte de savoir, p. 208. et qu'il puisse se purifier du desir ainsi mis au jour6. » Il s'agit alors d'examiner si ce rapport a la verite peut tout de meme permettre au sujet de se reconnaitre dans sa singularite, ce qui implique de reconsiderer a la fois ce qu'est ce rapport (comment il se constitue et comment il se pratique) et ce qu'on peut entendre exacte-ment par singularite. La question du sexe et de la sexualite se presente comme le terrain necessaire a une telle problematisation. C'est alors que s'ouvre la troisieme phase de la critique foucaldienne de la psychanalyse, au debut des annees quatre-vingt, moins connue que les deux pre-cedentes. Un apaisement est reperable - au point meme que Foucault est pret a reconnaitre une certaine dette a l'egard de Lacan : « Il est certain que ce que j'ai pu saisir de ses ffiuvres a certainement joue pour moi7. » Il cerne ainsi le point d'ou une autre rencontre avec la psychanalyse est envisageable : « Une certaine urgence de reposer autrement la question du sujet, de s'affranchir du postulat fondamental que la philosophie frangaise n'avait jamais abandonne, depuis Descartes, renforce par la phenomenologie. Partant de la psychanalyse, Lacan a mis en lumiere le fait que la theorie de l'inconscient n'est pas compatible avec une theorie du sujet [^]8. » Or, cette remise en question d'une metaphysique du sujet, que Foucault qualifie de radicale, conditionne la theorisation de l'inconscient, en tant que celle-ci produit le deplacement de la fonction sujet - il n'est plus la cause, la source du desir, du jugement, etc. La pierre d'angle sur laquelle Lacan a construit sa doctrine - « l'inconscient est structure comme un langage » — te-moigne effectivement d'emblee de cette incompatibilite : l'inconscient ne doit rien au sujet, mais tout au langage ; quant au sujet, il n'en est plus que l'effet. Mais c'est avec l'exploration de la jouissance que cette incompatibilite se creuse, ailleurs que dans le langage, mais pas sans lui, la ou se niche le noyau de sin-gularite du sujet qu'aucune hermeneutique ne saurait exhumer, mais que l'acte analytique, dont Lacan deploie la theorie entre 1966 et 1970 cherche a faire exis- 141 ter. Il s'agira ici de mettre a l'epreuve de ces avancees lacaniennes les trois axes de la derniere critique foucaldienne de la psychanalyse : l'orientation scienti-fique de la psychanalyse (le « connais-toi toi-meme » y regnerait, enterinant l'ou-bli du souci de soi) ; son inscription dans le « champ juridico-discursif » et non dans le « champ pratico-strategique » ; le refus de se penser comme une technique 6 M. Foucault, L'usage desplaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 100. 7« Entretien avec Michel Foucault » (1980), in Bits et ecrits II, Paris, Gallimard, 2001, pp. 860914, p. 877. 8 Ibid., p. 871. 142 de travail de soi sur soi. On examinera done comment le sujet se construit pour le dernier Foucault comme pour Lacan a partir du milieu des annees soixante comme un effet en acte du rapport entre savoir et verite, et correlativement comment une « praxeologie » se propose contre l'epistemologie, ce que Foucault cerne d'une ma-niere qui n'aurait sans doute pas laisse Lacan indifferent : « J'emploie le mot 'savoir' en etablissant une distinction avec 'connaissance'. Je vise dans 'savoir' un processus par lequel le sujet subit une modification par cela meme qu'il connait, ou plutot lors du travail qu'il effectue pour connaitre9». Or, dans cet horizon com-mun d'un savoir lie a la pratique de soi, se trouve egalement engage un refus, ou Foucault et Lacan se rencontrent et qui devra etre explicite ici - celui d'une separation des regimes pratiques et theoriques. « Verite-foudre » versus « verite-ciel Dans un cours de 1974 intitule Le pouvoir psychiatrique, Foucault rattachait la construction de deux categories de verite aux modalites de la connaissance : le savoir scientifique, et l'autre savoir. Le savoir scientifique suppose qu'il y a partout, en tout temps, de la verite. Si celle-ci peut sans doute s'etablir avec plus ou moins de facilite selon les lieux et les epoques, il reste que le propos scientifique ne peut consister qu'a se donner les bons instruments pour la debusquer la ou elle est. Rien n'est assez mince ou futile pour ne pas relever d'un savoir de type scientifique - qui vise a faire de mauvaise fortune verite -, puisqu'elle habite tout et n'importe quoi. En consequence de quoi n'importe qui peut l'etablir, nul n'est plus qualifie qu'un autre pour le faire, a condition d'avoir les bonnes me-thodes et les bons outils afin de mettre en reuvre une technologie adequate de la preuve et de la demonstration. Celle-ci vise ainsi a rendre evident par des procedures determinees ce qui etait dej a la. Pour Foucault, comme pour Lacan, le moment cartesien situe la construction epistemique du cote de l'imperialisme moderne de la connaissance scientifique - pour l'un et l'autre, en effet, la question qui s'y trouve engagee est celle des rapports du sujet a la verite. Si leurs perspectives different - sans pour autant etre in-compatibles, comme j'essaierai de le montrer - leur probleme est identique : quelles sont les consequences du retournement qui se joue a ce moment-la, fai- 9 Ibid., p. 876. 10 Ces expressions sont developpees par M. Foucault dans Le pouvoir psychiatrique, Cours au college de France (1973-1974), Paris, Seuil/Gallimard/Hautes etudes, 2003. sant du savoir un prealable a la verite, et non plus de la verite un lieu d'epreuve du savoir11 ? Foucault presente cette derniere position de la verite comme ayant ete re-couverte, oubliee par le triomphe de la technologie demonstrative de la science. Cette verite-la se presente sous une forme dispersee, discontinue, interrompue. Elle surgit de temps en temps, dans certains lieux propices et en fonction d'agents ou de porteurs privilegies. Elle impose sa geographie et son calendrier a celui qui cherche a etablir un rapport avec elle. La ou la « verite-ciel » de la connaissance scientifique se demontre, la « verite-foudre » se produit comme evenement ; la ou la « verite-ciel » se donne, la « verite-foudre » se provoque ; la premiere etablit un rapport de connaissance, la seconde produit un rapport de choc, ouvre l'espace d'un risque, n'est jamais assuree, n'existe que dans une certaine tension. Or, sou-tient Foucault, « a l'interieur de notre civilisation, cette verite-evenement, cette technologie de la verite-foudre, il me semble qu'elle a subsiste longtemps et a une importance historique tres grande12. » Et il n'y a certainement rien de fortuit a ce que cette histoire des rapports entre verite et subjectivite reprise sous le signe de la foudre s'ouvre avec la question du sexe^ La volonte de savoir, parue en 1976, pose en effet cette question a partir d'une triple matrice : le sexe est devenu en Occident quelque chose a dire ; le dire est le lieu de veridiction du sujet ; le sujet est aux prises avec la verite dans le discours sur le sexe. Ce qui m'interessera ici, c'est de montrer comment l'irruption du sexe est le point d'entree d'un renouvellement de la question du sujet, asso-ciee a une reprise du statut de la verite dans une pratique de parole specifique. Au-dela du dispositif de sexualite Foucault se soumet regulierement - et sans doute est-ce d'abord lie aux nom-breuses sollicitations qu'il regoit - a l'exercice consistant a preciser le sens de sa de- 143 marche, voire a en construire la raison retrospectivement ; sous sa forme la plus generale, il ne s'est jamais agi pour lui, souligne-t-il ainsi, que de faire « l'histoire de 11« Faut-il dire que nous avons a traiter d'autres savoirs que celui de la science, quand nous avons a traiter de la pulsion epistemologique ? Et revenir encore sur ce dont il s'agit : c'est d'ad-mettre qu'il nous faille renoncer dans la psychanalyse a ce qu'a chaque verite reponde son savoir ? Cela est le point de rupture par ou nous dependons de l'avenement de la science. Nous n'avons plus pour les conjoindre que ce sujet de la science. » J. Lacan, « La science et la verite », in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 868. 12 M. Foucault, Le pouvoirpsychiatrique, p. 239. 144 la verite ». Cet effort de positionnement de son travail s'amplifie apres la publication de La volonte de savoir en 1976. Il y a a cela plusieurs raisons, me semble-t-il : d'une part, il apparait a Foucault lui-meme qu'il ne tiendra pas le programme de son Histoire de la sexualite13 qu'il avait annonce, et il cherche a s'en justifier. Mais celle-ci prend neanmoins a rebours les attentes de son public. En effet, le passage de l'archeologie du savoir a l'analytique du pouvoir n'avait pas surpris, dans la me-sure ou s'y poursuivait la construction du nexus savoir/pouvoir ; mais inscrire dans le meme programme une « dramatique de la verite », ou « alethurgie », qui fait ren-trer a l'interieur de la subjectivite ces jeux de verite et ces relations de pouvoir dont le sujet n'etait jusque la que la projection ? « Michel Foucault a maintenant entre-pris, toujours a l'interieur du meme projet general, d'etudier la constitution du sujet comme objet pour lui-meme : la formation des procedures par lesquelles le sujet est amene a s'observer lui-meme, a s'analyser, a se dechiffrer, a se reconnaitre comme domaine de savoir possible. Il s'agit en somme de 'l'histoire de la subjectivite', si on entend par ce mot la maniere dont le sujet fait l'experience de lui-meme dans un jeu de verite ou il a rapport a soi14. » Au meme moment, dans son ultime cours, Le courage de la verite, Foucault formule de maniere tres synthetique le mou-vement en trois temps de son projet general, a la lumiere des deplacements qui ont sous-tendu la construction de ses problemes : « C'est en operant ce triple deplacement theorique - du theme de la connaissance vers celui de la veridiction [ar-cheologie du savoir], du theme de la domination vers celui de la gouvernementa-lite [analytique du pouvoir], du theme de l'individu vers celui des pratiques de soi [dramatique de la verite] - que l'on peut, me semble-t-il, etudier, sans jamais les reduire les uns aux autres, les rapports entre verite, pouvoir et sujet15. » Or, une telle synthese tend a recouvrir precisement ce qu'il s'agit d'eclaircir : de quelle ne-cessite interne a l'ffiuvre foucaldienne l'individu laisse-t-il place au sujet, et 13 Alors que le premier volume, La volonte de savoir, parait en 1976, les deux suivants, L'usage des plaisirs et Le souci de soi paraitront en 1984, huit ans plus tard, donc, et apres un long detour consacre a l'archeologie du rapport a soi. Par ailleurs, les volumes parus en 1984 ne correspondent pas au programme annonce en 1976, qui repondait a une demarche a la fois historique et thematique, mais doivent bien plus a l'enquete consacree aux formes antiques du « souci de soi ». 14M. Florence, « Foucault », in Huisman (D.), ed. Bictionnaire desphilosophes, Paris, PUF, 1984, t. I, pp. 942-944 ; in Bits et ecrits, pp. 1450-1455, p. 1452. Cette notice biographique a ete redi-gee par Michel Foucault lui-meme, sous pseudonyme. 15 M. Foucault, Le courage de la verite, Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au College de France, (1984), Paris, Seuil/Gallimard/Hautes etudes, 2009, p. 10. Les notations entre crochets sont de moi. comment le sujet conduit-il a s'interroger sur les pratiques de soi ? Le passage de la forme individu a la forme sujet devient en effet possible dans la mesure ou il existe des pratiques discursives qui engagent la reconnaissance de la parole comme etant le lieu d'enonciation d'une singularite. Si cette singularite elle-meme est congue comme exigence de verite - si on est amene a parler de soi pour dire le vrai -, alors il y a un espace pour l'exercice d'une subjectivite. Mais ou se croi-sent les elements de cette sequence - sujet, discours, verite ? On voit mal jusque la, en effet, par ou la question de la verite s'introduit dans le discours. C'est le sexuel qui constitue precisement ce point de jonction. Foucault aborde la question de la sexualite par un biais qui temoigne de la fagon dont la sequence sujet/verite herite bien effectivement de celles qui l'on precede - savoir/pouvoir et verite/pouvoir : le sexuel apparait ici par excellence comme etant le registre ou il faut dire le vrai, et ou, correlativement, dire le vrai c'est reveler ce qu'on a de plus singulier (« le rapport du discours vrai au plaisir du sexe a ete l'un des soucis les plus constants des societes occidentales16»). Le plus singulier n'est pas tant le sexe lui-meme, en realite, que le plaisir qui lui est associe, plaisir qu'il est devenu difficile d'imaginer hors du dispositif grace auquel la sexualite s'est constituee a la fois comme un enjeu de controle des pratiques et comme enjeu de veridiction subjective - s'il y a bien quelque chose dont on est toujours coupable, qu'on le sache ou non, qu'on le veuille ou non, c'est de ce noyau opaque du plaisir, dont on ne sait pas grand-chose, sauf a le dire dans les termes institues par le dispositif de sexualite lui-meme (aveu, confession, edu-cation^). C'est pourquoi la question de la sexualite occupe une place determinante, au-dela meme de ce que Foucault est pret a reconnaitre17: non seulement ce n'est pas un exemple parmi d'autres dans son histoire de la subjectivite, mais c'est meme plus qu'un cas assez privilegie, puisque c'est a partir de la sexualite que s'impose de penser le probleme du sujet dans sa tension, son ambiguite pro- 145 pre. On peut en effet soutenir que la question du sexe et de la sexualite est un cas 16 M. Foucault « L'occident et la verite du sexe », in Dits et ecrits, pp. 101-108, p. 103. 17 « La question du sexe et de la sexualite a paru constituer a Michel Foucault non pas sans doute le seul exemple possible [dans l'histoire de la subjectivite], mais du moins un cas assez privilegie : c'est en effet a ce propos qu'a travers tout le christianisme, et peut-etre au-dela, les individus ont ete appeles a se reconnaitre tous comme sujets de plaisir, de desir, de concupiscence, de tentation et qu'ils ont ete sollicites, par des moyens divers (examen de soi, exercices spirituels, aveu, confession), de deployer a propos d'eux-memes et de ce que constitue la part la plus secrete, la plus individuelle de leur subjectivite, le jeu du vrai et du faux. » « Foucault », p. 1452. La notation entre crochets est de moi. paradigmatique de l'assujettissement : le dispositif de sexualite est un des plus puissants qui se soient exerces sur le sujet pour l'arrimer a la verite — mais a la puissance meme avec laquelle s'exerce « la loi du sexe » repondent des proces-sus de subjectivation par lesquels les pratiques du plaisir donnent lieu a d'autres strategies subjectives. Foucault a epingle l'asservissement a la « loi du sexe » par un retournement par-ticulierement explicite : si l'ame est devenue en Occident la prison du corps, c'est qu'on en a fait la chambre d'enregistrement de la loi en disciplinant le corps. Le corps est marque, regle, construit par les effets du pouvoir, repris et instancie comme une loi interdictrice dont l'ame est le nom. Les agencements locaux aux-quels cela a donne lieu seraient apparus plus specifiquement si Foucault avait realise le programme qu'il s'etait fixe a l'oree de L'histoire de la sexualite en etu-diant a propos des enfants, des femmes, des perversions ou encore de la regulation des naissances « tous les mecanismes qui ont induit sur le sexe un discours de verite et organise autour de lui un regime mele de plaisir et de pouvoir18. » L'idee meme que l'on puisse detenir en soi une verite — et une verite qui n'est pas immediatement accessible, qu'il va falloir traquer, attraper, enoncer —, appa-raissait ainsi comme tributaire du sexuel. Pas de sujet, en somme, sans sexualite19, parce que c'est avec la sexualite que s'introduit la question de la verite20. Ce qui apparait la c'est donc bien aussi l'espace propre de la subjectivite : le sexe comme verite exige en effet une reprise singuliere, un retour du sujet sur lui-meme, la construction, l'etablissement d'un rapport a soi. Il y a une densite, une materialite du sujet qui rend possible le retournement du champ juridico-dis-cursif de la loi du sexe en un champ pratico-strategique du corps et des plaisirs. Car si le plaisir a ete rabattu sur le dispositif de sexualite, et ainsi domestique, il ne couvre pourtant pas tout le champ du corps et des plaisirs : il reste les marges, 146 que l'on peut faire grandir et cultiver, dont on peut faire une strategie de resistance face a la puissance assujettissante de la loi du sexe. Foucault entretient 18« L'occident et la verite du sexe », p. 105. 19« [L]e probleme du sujet n'a pas cesse d'exister tout au long de cette question de la sexualite qui, dans sa diversite, ne cesse de le rencontrer, de le multiplier. » « Le retour de la morale », entretien avec M. Foucault, in Bits et ecrits, pp. 1515-1526, p. 1524. 20« Pourquoi l'Occident s'est-il si continüment interroge sur la verite du sexe et exige que cha-cun la formule pour soi ? Pourquoi a-t-il voulu avec tant d'obstination que notre rapport a nous-meme passe par cette verite ? » M. Foucault « L'occident et la verite du sexe », pp. 101108, p. 105. ainsi l'idee que l'on peut produire d'un cote une sexualisation autre du corps (« L'idee que le plaisir physique provient toujours du plaisir sexuel et l'idee que le plaisir sexuel est la base de tous les plaisirs possibles, cela, je pense, c'est vrai-ment quelque chose de faux. Ce que les pratiques S/M nous montrent, c'est que nous pouvons produire du plaisir a partir d'objets tres etranges, en utilisant cer-taines parties bizarres de notre corps, dans des situations tres inhabituelles, etc21. »), et d'un autre cote une desexualisation du plaisir (« Je pense que les drogues doivent devenir un element de notre culture En tant que source de plaisir. Nous devons etudier les drogues. Nous devons fabriquer de bonnes drogues - susceptibles de produire un plaisir tres intense22. ») « On voit comment, poursuit 'Maurice Florence' dans son souci de clarification, le theme d'une 'histoire de la sexualite' peut s'inscrire a l'interieur du projet general de Michel Foucault : il s'agit d'analyser la 'sexualite' comme un mode d'ex-perience historiquement singulier dans lequel le sujet est objective pour lui-meme et pour les autres, a travers certaines procedures precises de gouver-nement23. » Mais on voit aussi pourquoi Foucault n'aura pas realise le programme qu'il s'etait fixe : si le sexe n'existe culturellement que comme verite du sujet, ne s'agit-il pas de faire l'histoire des formes de veridiction du sujet ? Que serait une histoire de la sexualite qui ne serait pas conjointement une histoire de la sub-jectivite et une histoire de la verite, faisant apparaitre par quelles pratiques, techniques et strategies le sujet construit son rapport a lui-meme comme lieu de verite ? Le programme se deplace donc : il s'agit, conformement a l'analytique du pouvoir, de faire une histoire de la sexualite qui ne soit pas ordonnee simple-ment a l'idee d'un pouvoir-repression, d'un pouvoir-censure ayant pour effet le refoulement, qui permette de degager la fagon dont le regime de coercition, de discours et de plaisir est aussi bien constitutif de la sexualite, le pouvoir s'y mon-trant cette fois incitatif; mais pour ce faire, l'histoire de la sexualite se trouve ins- 147 crite dans le cadre plus large de l'histoire de la subjectivite envisagee comme histoire des techniques et strategies par lesquelles le sujet construit son rapport a lui-meme comme lieu de verite. 21« Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir, et la politique de l'identite », in Dits et ecrits, pp. 1554-1565, p. 1557. 22 Idem. 23« Foucault », op. cit., p. 1455. 148 Le souci de la verite Le premier des cours, en 1980-1981, ou Foucault poursuit les investigations autour de l'histoire de la sexualite temoigne deja de ce deplacement par son titre, Subjectivite et verite; si la question du sexe et de la sexualite se maintient, elle tend a etre relativisee24 et surtout rapportee au probleme de la subjectivation : « Il s'agit de la formation de soi a travers des techniques de vie, et non du refou-lement par l'interdit et la loi. Il s'agit de montrer non pas comment le sexe a ete tenu a l'ecart, mais comment s'est amorcee cette longue histoire qui lie dans nos societes le sexe et le sujet25. » Or, c'est dans la parole que cette histoire a pris forme. La question qui oriente alors la recherche de Foucault et qui l'amene a revenir a l'Antiquite est celle-ci : « comment s'etablit, comment se fixe et se definit le rapport qu'il y a entre le dire-vrai et la pratique du sujet26 ? » L'enjeu est a la fois de detacher le dire-vrai de l'aveu et de distinguer la verite du secret, de tout ce qui est cache dans l'obscu-rite de l'ame et donc passible d'une approche psychologique. Et effectivement, rien n'est plus eloigne d'une hermeneutique que ces exercices regles (de reminiscence, d'ecriture, de gymnastique^) et ces techniques de soi qui necessitent une ascese, et dont Foucault commence a etudier les formes. Le type de savoir produit ne releve pas d'un dechiffrement mais bien d'une pratique de soi : la verite n'y est pas a interpreter, mais a apprendre, a memoriser, et a pratiquer. Sa-voir et verite ainsi situes s'inscrivent dans une rationalite specifique, celle du souci de soi, dont la discrete permanence dans l'histoire a ete obscurcie par l'eclat du « connais-toi toi-meme » socratique. La parresia27 en est l'ombilic. 24« Il serait tout a fait arbitraire de lier a tel ou tel moment l'emergence premiere du 'souci de soi-meme' a propos des actes sexuels », mais « meme si leur place [aux rapports sexuels] dans l'ordre des preoccupations est assez loin d'etre la premiere, il est important de remarquer la ma-niere dont ces techniques du soi lient a l'ensemble de l'existence le regime des actes sexuels. » « Subjectivite et verite », in Bits et ecrits II, pp. 1032-1037, p. 1034 et 1035. 25 Ibid., p. 1034. 26 M. Foucault, L'hermeneutique du sujet, Cours au College de France (1981-1982), Paris, Seuil/Gallimard/Hautes etudes, 2003, p. 220. 27 « Notion araignee » presente dans les textes Grecs antiques, hellenistiques et romains, la par-resia comporte un registre ethique et politique, et designe l'action de dire-vrai, de tout dire. Si un seul traite lui est consacre, celui de Philodeme, cette notion est presente dans une histoire longue qui va de Platon a Gregoire de Nysse. Apparue dans L'hermeneutique du sujet28, cette notion du dire-vrai se presente donc comme un lieu privilegie de la construction de la subjectivite consideree comme une pratique de soi, une maniere de s'equiper des verites necessaires a l'accomplissement de sa propre vie. Nulle part peut-etre mieux que dans l'usage que Foucault fait de la parresia ne s'apergoit le refus d'une theorie du sujet, qui le substantialiserait. Le sujet s'y presente au contraire comme la forme que prend, dans des circonstances historiques determinees, un certain rapport a la verite qui est engage dans et par un acte precis, ici un acte de parole. Et pas plus qu'il n'y a de sujet substantiel, il n'y a de contenu de verite. Mais il y a une parole qui pro-duit un rapport a la verite ou le sujet peut se reconnaitre comme tel. A quoi, des lors, reconnait-on ce qui fonde le dire-vrai de la parole ? Le gouvernement de soi et des autres29 explore les coordonnees de cet acte par lequel on se lie a soi-meme par sa propre parole. Parmi tous les registres possibles de la parole, la parresia se reconnait d'abord a son style brutal: « Dans la parresia, celui qui dit vrai jette la verite a la face de son interlocuteur, une verite violente, abrupte, tranchante30. » De sorte que le parresiaste est immediatement confronte a cette condition fondamentale de son acte : le dire-vrai engage un risque pour le locuteur, et un risque non defini, ou mal defini, incluant jusqu'a sa mort meme. Ce risque se caracterise de n'epargner a priori aucun registre de la vie : la position sociale et politique du parresiaste est mise en jeu (on peut ainsi risquer le bannissement a confronter par la parresia un tyran a ses erreurs), ses relations affectives (on peut risquer de blesser ou meme de perdre l'interlocuteur privile-gie sans qui l'exercice meme de la parresia est impossible), sa relation a lui-meme (l'enonciation affecte l'etre de l'enonciateur). La parresia est ainsi toujours une formulation de la verite a deux niveaux : il y a l'enonce lui-meme de la verite, mais cet enonce n'existe que par une enonciation d'un genre particulier, qui prend le statut d'acte parce qu'un sujet accepte de s'y engager absolument, c'est- 149 a-dire sans que cet engagement soit limite, determine a l'avance. De sorte que le contenu de l'enonce n'a effectivement pas de valeur en soi, puisqu'il ne consti-tue la parresia qu'a etre repris au niveau de l'enonciation en tant qu'acte produi-sant un sujet - celui qui, disant le vrai, se reconnait comme etant d'une part 28 M. Foucault, L'hermeneutique du sujet, Cours au College de France (1981-1982), Paris, Seuil/Gallimard/Hautes etudes, 2001. 29 M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, Cours au College de France (1982-1983), Paris, Seuil/Gallimard/Hautes etudes, 2008. 30 Ibid., p. 54. l'effet de cet acte (« je suis celui que je suis d'avoir dit ce que j'ai dit et je l'ai dit parce que c'est vrai »), et d'autre part comme etant lui-meme affecte a divers plans par cette verite. Si la parresia occupe la place centrale dans ce registre que Foucault nomme « alethurgie », c'est-a-dire l'ensemble des procedes par lesquels le vrai est amene au jour, sans doute cela tient-il a ce qu'on peut en attendre : « l'introduction, l'irruption du discours vrai determine une situation ouverte, ou plutot ouvre la situation et rend possible un certain nombre d'effets qui precise-ment ne sont pas connus31. » La parresia releve ainsi de l'evenement : elle fait irruption, elle surprend par sa violence, elle modifie les coordonnees de la situation existante et ce faisant, elle produit une coupure dans la continuite de la vie. Ce lien du vrai a l'ouvert que realise l'acte parresiastique, on le trouve porte a son paroxysme dans la geste cynique a laquelle Foucault s'interesse dans le cours suivant, Le courage de la verite32. Les cyniques vont en effet jusqu'a faire de la forme de l'existence une condition pour le dire-vrai, et correlativement c'est la vie elle-meme qui est manifestation de la verite - exercer par et dans sa vie le scan-dale de la verite. Il ne s'agit donc pas simplement de coordonner un acte de parole a une prise de position ou une decision, mais en quelque sorte d'incarner cette verite et de la prolonger dans la parresia. Les trois axes selon lesquelles se structure la pratique de soi des cyniques - une vie non dissimulee, y compris dans ses aspects les plus honteux ; une vie sans dependance morale ou materielle ; une vie hors convention - ont pour effet de retourner la vie vraie en vie autre. Ce retournement se congoit en fonction d'un paradoxe : la vie cynique radicalise l'exigence parresiastique par la necessite d'accomplir la verite dans sa vie meme ; or, c'est cet accomplissement lui-meme qui implique une vie radicale-ment autre - la vie de deshonneur, la vie ehontee, la vie d'animalite, c'est ce qui 150 « pour la philosophie antique, la pensee antique, l'ethique et la culture antique tout entiere, est le plus difficile a accepter33. » Le vrai se couple donc necessaire-ment a l'autre dans la parresia cynique. De sorte que si Foucault tend alors a tra-duire parresia par « tout dire » plutot que pas « dire-vrai », c'est bien parce que c'est de ce cote que se trouve le courage de la verite, qui s'y montre lie essentiel-lement a un positionnement de l'alterite - le vrai, ce n'est jamais le meme. N'est- 31 Ibid., p. 61. 32 M. Foucault, Le courage de la verite. 33 Ibid., p. 248. ce pas effectivement l'autre qui donne forme a l'ouvert dans la parresia cynique, ou le souci de soi comme jeu de la verite engage la question ethique : comment pratiquer la liberte ? AmbiguYte du sujet La parresia se presente alors a nous comme un carrefour strategique : d'une part, son importance tient a l'interieur du travail de Foucault au fait que la verite s'y noue a la parole, autrement que dans le dispositif de sexualite, mais en continuant a soutenir la question du sujet qui en avait emerge ; d'autre part, par l'in-tensification qu'elle produit, elle met particulierement en tension l'ambiguite du sujet, soumis qu'il est d'un cote par les regles avec lesquelles il etablit un rapport en se reconnaissant lie a l'obligation de les mettre en reuvre, mais correla-tivement attache a sa propre identite par la conscience ou la connaissance de soi qu'il acquiere de la sorte. Si bien que si Foucault a fait le choix de se tourner vers l'Antiquite grecque ou greco-romaine, choix a priori surprenant dans la me-sure ou son projet reste l'analyse des relations de pouvoir et des jeux de verite ac-tuels, c'est aussi qu'il y a trouve un espace ou la constitution du « sujet moral34» s'oriente en fonction de pratiques de soi constituant autant de modes de sub-jectivation par lesquels le sujet « entreprend de se connaitre, se controle, s'eprouve, se perfectionne, se transforme35». Or, toute morale est elle-meme por-teuse d'ambiguite dans la mesure ou elle se structure autour de preceptes de comportement et/ou de pensee, mais ou sa loi, aussi profondement acceptee et appliquee soit-elle, laisse necessairement une place, meme tenue, a l'interpre-tation, donc a l'invention du sujet. Paradoxe apparent : la liberte est bien plus une condition d'existence du pouvoir que le pouvoir n'empeche la liberte d'exister. Il ne saurait en effet y avoir de re- 151 lation de pouvoir sans points d'insoumission, qui par definition lui echappent, mais c'est bien parce que l'insoumission est possible que le pouvoir a une raison d'etre. Pouvoir penser une telle intrication depend du refus de l'opposition entre systemes d'obligations normatifs (les formes d'assujettissement du cote desquels 34 On entendra par la la fagon dont « l'individu circonscrit la part de lui-meme qui constitue cet objet de pratique morale, definit sa position par rapport au precepte qu'il suit, se fixe un certain mode d'etre qui vaudra comme accomplissement moral de lui-meme », M. Foucault, « Usage des plaisirs et techniques de soi », in Bits et ecrits II, pp. 1358-1380, p. 1377. 35 Idem. se trouvent les discours vrais auxquelles appartiennent les morales), et les pro-cessus de subjectivation (du cote desquels se trouvent les pratiques singulieres de transformation de soi) ; et c'est d'un tel refus que s'assure le champ « pratico-strategique » ou l'ambiguite du sujet peut trouver un aboutissement - dans la reprise possible de la question que Foucault appelle ethique, du cote d'une pratique de la liberte. Ce champ d'interactions abrite des strategies multiples et peut induire a la fois des singularites qui se fixent a partir de leurs conditions d'ac-ceptabilite (les discours vrais) et un champ de possibles, d'ouvertures, d'indeci-sions, de retournements et de dislocations eventuelles. Ce que propose l'Antiquite, vue par Foucault, c'est un sujet en acte, produit par son acte (sa parresia) comme plan d'immanence, a partir duquel il devient possible de rendre intelligible une positivite singuliere, dans sa singularite meme. La « formule » de ce sujet en acte, detournee des Cyniques36, pourrait etre : « Change la valeur de ton assujettissement a l'autre - tu ne peux pas refuser, ni echapper a cet assujettissement, mais si tu as acces a ta liberte, c'est dans la mesure exacte ou tu construis la possibilite de te demander ce que tu peux faire de cet assujet-tissement ». Le sujet ainsi mis en fonction ne peut en aucun cas etre celui de la psychanalyse, puisque, dans la parresia, le sujet de l'enonciation y coincide avec le sujet de l'enonce - il s'agit donc d'un sujet non divise par son inconscient. De la a dire qu'il n'y a aucun rapport possible entre Foucault et la psychanalyse, il pourrait n'y avoir qu'un pas, que d'aucuns ont franchi ; on ne peut reconnaitre la validite de cette objection que si l'on considere que les processus de subjecti-vation, et les formes de subjectivite qui en resultent, resolvent l'assujettissement. Cela ne manquerait pas d'aboutir a un sujet tranquille, sans conflit, jouissant parfaitement et totalement de son corps et de ses plaisirs. Mais c'est faire bien peu de credit a Foucault que de lui preter une perspective si naive37», et de fait, 152 on ne rencontre pas trace d'un tel sujet dans les cours dont il vient d'etre question. Au contraire, la subjectivite n'y apparait jamais comme une forme stable, 36 Il s'agit de la fameuse et enigmatique injonction cynique : « Change la valeur de la monnaie » [parakharaxon to nomisma]. 37 « Les corps et les plaisirs » sont plus un horizon ethico-politique qu'un programme a reali-ser : s'il faut tendre vers eux, c'est que ce mouvement est en lui-meme une pratique de liberte, puisqu'il dessine les limites de l'emprise de la loi du desir sur le sujet. Par ailleurs, « l'usage des plaisirs » ne vise pas du tout a produire une sorte de fete orgiaque permanente, mais au contraire a en faire un usage modere conforme au souci de soi, ce qui ne se fait que dans une guerre permanente du sujet avec lui-meme. mais comme l'enjeu d'un travail permanent ou les forces assujettissantes se trou-vent aux prises avec les possibilites de subjectivations et inversement. Reintro-duire la, avec Lacan, la dimension de l'inconscient ramene un sujet qui ne coincide pas avec lui-meme. Mais plutot que d'y voir d'emblee une incompatibi-lite avec Foucault, pourquoi ne pas se laisser une chance de considerer ce que les outils psychanalytiques pourraient apporter a l'explicitation de cette ambiguite du sujet, qui la concerne egalement ? C'est egalement par la question du sexe ou de la sexualite que l'assujettissement vient au sujet de la psychanalyse, et en lien avec le probleme de la verite. Or, il est possible avec les outils que Lacan met en place a partir du milieu des annees soixante de penser une imbrication du pou-voir et de l'inconscient a meme le corps sans ramener pour autant le pouvoir a la loi. Une telle imbrication s'appuie d'une part sur une autre conceptualisation du jeu signifiant et d'autre part sur une theorie de l'acte qui permet de penser une logique de la strategie. Les premisses de I'acte Prenant a rebours, non sans humour, la vieille these anti-freudienne du pan-sexualisme, Lacan eclaire la fonction paradoxale du sexuel pour la psychanalyse dans son seminaire intitule L'acte analytique : « le sexe n'est pas tout, c'est cela la decouverte de la psychanalyse. Si ce que Freud a dit signifie quelque chose, c'est bien sur qu'il y a eu la reference a ce qu'on attendrait qui se produise de la conjonction sexuelle, a savoir une union, un tout, justement s'il y a quelque chose qui s'impose au terme de l'experience, c'est que le sexe n'est pas tout. Le tout vient a sa place. Ce qui ne veut pas dire du tout que cette place soit la place du tout. Le tout l'usurpe en faisant croire, si je puis dire, que lui, le tout, vient du sexe38. » Or, c'est precisement dans la mesure ou la psychanalyse peut construire le sexe comme « pas-tout » qu'il est tout pour elle^ 153 Il faut, pour eclairer un tel paradoxe, mesurer deja a quel retournement preala-ble il doit son existence. Si Freud a toujours fait du plaisir l'horizon de la vie psy-chique - meme lorsque l'au-dela de cet horizon s'impose, cela ne remet pas en question le statut fondamentalement premier de la satisfaction -, il l'a construit neanmoins dans la dependance d'un principe de realite necessaire a ce que le moi puisse tenir compte et s'adapter a la realite. Le plaisir est ainsi necessaire- ' J. Lacan, L'acte analytique (1967-1968), seminaire inedit, seance du 20 mars 1968. 154 ment subordonne a une realite qui lui impose son ordre39. Apparaissent la les premices du couple du desir et de la loi, fatal aux yeux de Foucault et de quelques autres. Or, dans la fidelite a Freud qui lui est propre, Lacan inverse l'ordre de succession de ces principes40: s'il y a du reel41 c'est plutot du cote de la pulsion qu'on le trouve, dans sa brutalite, dans son immediatete, dans son immanence sauvage. Il n'y a pas alors de plaisir possible pour la simple raison qu'il n'y a pas de sujet pour le ressentir, l'identifier comme tel. Le plaisir ne s'in-troduit qu'avec le langage qui produit le sujet qu'il faut au plaisir, en rendant symbolisable ce qui n'avait jusque la pas de nom et n'etait donc pas pensable. Ce qui est perdu dans le processus de symbolisation de la pulsion, c'est ce que Lacan cherche a cerner en forgeant le concept d' « objet a ». Mais avant de s'y interesser, constatons la chose suivante : si la pulsion cherche bien la satisfaction, celle-ci n'est donc appropriable subjectivement que dans la mesure ou elle est symbolisee ; la symbolisation produit l'espace necessaire a ce que puisse s'etablir le desir, comme difference entre ce qui est attendu comme repetition de l'experience asubjective de satisfaction et ce qui a lieu ; si le desir se contentait de temoigner de la reussite sans difference, donc sans reste de cette operation 39 « Dans la theorie psychanalytique, nous admettons sans hesiter que le principe de plaisir regle automatiquement l'ecoulement des processus psychiques; autrement dit, nous croyons que celui-ci est chaque fois provoque par une tension deplaisante et qu'il prend une direction telle que son resultat final coincide avec un abaissement de cette tension, c'est a dire avec un evitement de deplaisir ou avec une production de plaisir. [_] Nous devons dire cependant qu'en toute rigueur il est inexact de parler d'une domination du principe de plaisir sur le cours des processus psychiques. Si une telle domination existait, l'immense majorite de nos processus psychiques devraient etre accompagnee de plaisir ou conduire au plaisir, or l'experience la plus generale est en contradiction flagrante avec cette conclusion. Aussi doit-on admettre ceci : il existe dans le psychisme une forte tendance au principe de plaisir mais certaines autres forces ou conditions s'y opposent de sorte que l'issue finale ne peut pas toujours correspondre a la tendance au plaisir. [_] Le premier cas ou l'on rencontre une telle inhibition du principe de plaisir est dans l'ordre. [_] Sous l'influence des pulsions d'auto-conservation du moi, le principe de plaisir est relaye par le principe de realite; celui-ci ne renonce pas a l'intention de gagner fi-nalement du plaisir mais il exige et met en vigueur l'ajournement de la satisfaction, le renon-cement a toute sorte de possibilite d'y parvenir et a la tolerance provisoire du deplaisir sur le long chemin detourne qui mene au plaisir. » S. Freud, « Au-dela du principe de plaisir », in Essais depsychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp. 43-46. 40 On trouve ce retournement elabore dans le seminaire de 1959-1960, L'ethique de la psychanalyse. 41 Ce reel n'est certainement pas homogene a la realite freudienne, mais celle-ci ne peut plus etre pour Lacan, conformement a l'inversion dont il est ici question, que le fantasme du sujet, qui, quant a lui, releve bien du « reel ». de symbolisation, alors, oui, il y aurait coalescence du desir et de la loi, et la critique que Foucault adresse a la psychanalyse dans les annees soixante-dix se-rait fondee. Mais si, plutot qu'au regne du signifiant, on mesure les effets de sujet a l'objet a qui le cause, le signifiant s'averant lui-meme enregimente par la jouis-sance, alors la critique foucaldienne n'a plus la meme pertinence — or, cet objet a est au travail dans la theorisation lacanienne depuis le debut des annees soixante, trouve un support d'existence dans l'acte analytique entre 1966 et 1970 et modifie coextensivement la conception de l'inconscient et la direction de la cure. L'envers de la pensee Une attention particuliere est donc portee a ce drole d'objet a, dit non-specu-laire, c'est-a-dire depourvu de caracteristiques permettant de lui attribuer une image, mais dote par contre de tout ce dont Lacan a besoin pour approcher cette categorie particulierement difficile a concevoir, celle du reel, qui etait restee dans l'ombre jusque la, alors que l'imaginaire, puis le symbolique s'etaient trouves etre le cadre des grandes operations structurales, stade du miroir et metaphore paternelle notamment. L'objet de la psychanalyse (1965-1966) travaille ainsi a cerner l'objet a dans son surgissement et dans ses effets sur le sujet de l'incons-cient. Au creur du sujet divise - celui du miroir qui ne voit son image qu'en tant qu'il s'y incarne comme desir de l'Autre mais qui ne peut pour autant savoir ce qu'est exactement ce desir ; celui de la metaphore paternelle, qui le sauve d'une alienation radicale a l'Autre mais dont le resultat est qu'il ne peut plus etre iden-tique a lui-meme, identifie qu'il est par ce signifiant qui le represente -, il y a cet objet a, dont la fonction est de porter la valeur de verite. Il est ressoude, abouche au sujet divise, et il en est considere comme le support. Avant d'examiner ce qu'il en est de cet « abouchage », voyons comment Lacan construit cette idee du sup- 155 port, qui s'avere relever de la cause materielle. Constatons que pour y parvenir, Lacan reprend le sillon cartesien. En effet, la premiere seance de ce seminaire consacre a l'objet - et qui constitue aussi, rien de fortuit la-dedans, l'un des derniers textes des Ecrits intitule « La science et la verite » - designe bien un partage, une division, celle du savoir et de la ve-rite. Lacan cherche a cerner l'operation de la division par une reecriture du co-gito : « je pense : 'donc je suis' », ou il fait apparaitre un « je » qui n'est pas un puisqu'il est divise en sujet de l'enonciation (« je pense ») et sujet de l'enonce 156 (« je suis ») sans qu'il soit possible de demontrer qu'il s'agit chaque fois du meme « je » puisque la pensee est d'un cote, l'etre de l'autre, sans unite du sujet preetablie. Les guillemets indiquent que quelque chose est dit, qu'il y a donc de la parole ; la parole est la du cote de l'etre ; si la pensee a quelque chose a voir avec l'etre, cela se congoit dans l'ordre du parletre42. Enfin, Lacan met en relief le « donc » comme lien de causalite : le donc est du cote du parletre. Il se refere alors a Aristote pour faire valoir que la cause n'est pas seulement ce qui precede l'effet mais le regime d'existence d'un etre et poursuit en soutenant que le statut de la verite dans la science est d'etre une cause formelle. La verite trouve forme dans la science dans la mesure ou celle-ci fait ffiuvre de nommer, classer et definir tout ce qui est - c'est la « verite ciel » de Foucault. La psychanalyse aurait quant a elle un autre rapport a la verite, parce qu'elle en ac-centue le role de cause materielle : des quatre causes aristoteliciennes, c'est la plus inaccessible, la moins connaissable, la plus opaque, bien que la plus pre-sente - c'est la « verite foudre » de Foucault. C'est ce qui est perceptible, sensible, mais qui reste inatteignable comme tel, et dont on ne peut saisir l'essence meme. Lacan lui donne alors une forme, celle d'un signifiant particulier : le si-gnifiant phallique, qui met en evidence l'ecart du signifiant avec la signification. En effet, le signifiant phallique n'a pas pour fonction de designer l'organe sexuel masculin, le penis, il n'en est pas le signe, il est un « signifiant pur », qui ne se connait ni ne se pense, mais qui supporte le langage comme structure symbolique. Lacan voit dans ce concept la participation possible de la psychanalyse au materialisme historique du fait de l'accentuation du statut de cau-salite materielle de la verite qui s'y produit43. Comment la verite comme cause materielle, dont la science ne veut pas, est-elle donc liee a ce « nreud » qu'est la division du sujet ? 42 Terme anachronique ici, mais neanmoins utile puisqu'il fait apparaitre l'acte de parler comme seul fondement possible de l'etre. 43« Mais ce sera pour en eclairer que la psychanalyse par contre en accentue l'aspect de cause materielle. [»] Cette cause materielle est proprement la forme d'incidence du signifiant que j'y definis. Par la psychanalyse le signifiant se definit comme agissant d'abord comme separe de sa signification. [»] C'est, en termes minimaux, la fonction que j'accorde au langage dans la theorie. Elle me semble compatible avec un materialisme historique qui laisse la un vide. Peut-etre la theorie de l'objet a y trouvera-t-elle sa place aussi bien. » J. Lacan, « La science et la ve-rite », p. 875-876. Une ontologie de l'acte On peut trouver dans le deplacement du signifiant phallique vers la paire or-donnee S1-S244 un prolongement de cette question. Commengons par preciser ce qu'il en est de cette paire en rappelant l'inversion dont il etait question plus haut : si ce qui est premier dans l'ordre de l'existence, c'est cette experience asubjective du reel, c'est-a-dire un corps pulsionnel dont la jouissance n'est pas reglee, alors il est question de savoir ce qui permet de passer de la jouissance au plaisir, c'est-a-dire comment ce qui etait subi peut etre approprie dans l'experience d'une satisfaction. Qu'est-ce qui permet de s'y reperer dans et avec sa jouissance ? C'est en ce point que le S1 entre en fonction : il ne s'agit pas d'un signifiant en parti-culier, c'est un signifiant sans substance ; il est le trait qui temoigne de la rencontre contingente, mais determinante, du langage et du corps. C'est un signifiant sans nom, qui ne peut etre qu'infere - qui pourra jamais dire quel dit (ou quel non-dit) a emu la pulsion au point d'en reorienter le cours ? Aussi contingent soit-il, S1 n'a pas fait que rencontrer le corps, il l'a aussi decisivement affecte, il s'y est, pour ainsi dire, integre. L'effet de cette operation est que des-ormais le corps peut se dire ; il n'est plus ce tombeau, cet enfermement sur soi. C'est le scandale de cette division, qui laisse le sujet aux prises avec l'incomple-tude et l'experience qui en decoule, difficile a soutenir, d'une alterite interne, d'une « extimite », qui rend necessaire cette figure que Lacan nomme Autre45, seul recours du sujet mais recours paradoxal puisque l'Autre, comme le sujet, surgit de la division et ne saurait repondre que d'elle. 44 Le S indexe le signifiant chez Lacan. La paire ordonnee commence a etre conceptualisee des 1964-1965 dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Elle accompagne la theorisation de l'objet a — qui commence dans le seminaire sur l'angoisse (1962-1963), ou il est deja lie au reel dont il est le signal —, et soutient la recherche de Lacan jusqu'a L'envers de la psychanalyse (1969-1970) dans le sens d'une accentuation du role de la jouissance ; divers deplacements s'en suivront dans les seminaires des annees soixante-dix, notamment du si-gnifiant a la lettre, de la langue a lalangue, du symptome au sinthome... 45 Il est interessant de noter qu'alors que la conception de l'Autre tresor des signifiants fait partie des classiques de la doctrine, on connait moins l'Autre-corps. On en trouve une des rares occurrences dans La logique du fantasme (seminaire inedit), le 26 avril 1966 : « Et ceci vous indique que le lieu que j'ai introduit comme le lieu ou s'inscrit le discours de la verite n'est certes pas un] incorporel. J'aurai a dire ce qu'il est, a savoir, precisement, qu'il est : le corps. » Par ou il apparait que le signifiant et le corps ne sont pas dans un rapport d'exclusion mutuelle, comme on pourrait etre tente de le penser, mais dans un rapport d'implication reciproque. 157 Passer par la paire ordonnee est donc precieux puisque sa structure meme materialise la division dont le sujet est l'effet : on n'a plus un signifiant phallique mais deux signifiants qui font apparaitre l'ecart entre eux. Au signifiant phallique repondait la theorie de l'inconscient structure comme un langage. A la paire ordonnee correspond un deplacement de la theorie de l'inconscient cause dans le langage par la jouissance et structure comme une repetition. En effet, S1 sur-git comme un premier signifiant qui dit le vrai sur la jouissance, c'est-a-dire qu'il n'y a qu'elle, qu'elle est le rien, qu'elle est impossible, et qui en meme temps la barre de son trait et ne la fait plus apparaitre qu'en negatif - S1 est le nom de l'acte opere par le langage sur le corps. Mais il ne s'accomplit comme tel qu'a etre repris en S2. Si S1 est du cote du vrai parce qu'il lui revient de montrer que la jouissance est la matiere de l'inconscient, S2 est la reprise de S1 du cote d'un sa-voir possible, la ou le signifiant indetermine qu'est S1 prend forme en un signi-fiant particulier qui le dit - S1 ayant surgi se repete en S2. Pourtant, la repetition ne vaut pas la identite ; S2 ne subsume pas S1, il le signifie. L'objet a est alors situe comme l'index de cette repetition. La jouissance telle qu'elle peut exister au-dela de son arrimage par le langage s'y condense. Pris entre la foudre de la verite et l'eclair du savoir, l'objet a determine le champ d'extension de la jouissance du sujet, mais il vaut en meme temps rappel de sa division. Ce « plaisir deplaisant » qu'est la jouissance est l'axe autour duquel s'enroule le fantasme, qui essaye de ramener le deplaisir au plaisir - l'enonce freudien « on bat un enfant », ou « un enfant est battu », dit bien comment la division du sujet de l'enonce et du sujet de l'enonciation y est la mise au service du plaisir. C'est parce que l'enonciateur ne se reconnait pas comme etant celui dont parle l'enonce que le corps pulsionnel, meme (ou parce que) violente, retrouve droit de cite. Toutefois, le fantasme est ici inconscient, il ne se propose a l'expe-158 rience du sujet que sous les oripeaux du symptome, nous y reviendrons. Par son existence, le fantasme prouve que le desir, qui en est dans la doctrine lacanienne a la fois le prolongement et la limite, ne se fonde que d'une « perversion gene-ralisee46 ». On continue a jouir sous le regime des pulsions partielles parce que le S1 n'a pas reduit toute leur vie, ni norme tous leurs trajets. Concevoir ainsi la production de l'inconscient a la surface du corps et a meme la matiere pulsionnelle, c'est se donner les moyens de penser « le pouvoir sans le 6 L'expression est de Colette Soler, dans Lacan, l'inconscient reinvente, Paris, PUF, 2009. roi » - pas de pere interdicteur a l'horizon - et le « sexe sans la loi », pour autant que l'on pense la loi comme un point central d'organisation fixe, intangible, va-lable pour tous. Que serait une loi qui ne serait pas valable pour tous, qui ne creerait pas une forme d'universalite ? C'est la question a poser a ffidipe - elle l'a d'ailleurs ete bien souvent : fallait-il reconnaitre avec Freud que l'interdit a l'aide duquel il avait determine la loi du fonctionnement psychique valait universelle-ment, quelle que soit la structure des groupes sociaux et la culture consideres ? Qu'ffidipe puisse ne pas valoir pour tous, en tous temps et en tous lieux, pouvait suffire a en invalider la fonction, et a contraindre la psychanalyse a repenser son rapport a la loi. Lacan en a fait l'un des axes de sa recherche : en utilisant le lan-gage contre le mythe d'abord, puis en retournant le langage sur lui-meme pour en examiner le fondement de jouissance, il a effectivement rendu possible le passage d'une logique juridico-discursive oedipienne, a un inconscient pratico-stra-tegique. La ou Foucault etait tente de proposer une logique de la strategie rivale de la logique de l'inconscient, on apergoit en effet plutot avec Lacan la possibi-lite d'une adequation entre les deux. Car si S1 est bien le premier trait par lequel la jouissance est assujettie, on ne saurait trop souligner qu'il est lui-meme inde-termine, et de ce fait singulier a chacun. Il est un effet de l'histoire propre a chaque individu, et si son principe est generalisable, le point de son effectuation reste singulier. Il est un invariant, mais un invariant vide, non prescriptif; il aura bien sur, en tant qu'enonciation initiale, des effets subjectifs dont on re-trouvera les traces au niveau des enonces, mais l'assujettissement qu'il realise ne releve pas d'une logique juridique. Sans doute est-ce pour cela qu'il permet de s'interroger sur la portee strategique de l'acte en psychanalyse. La strategie de I'acte ? La consequence troublante de cette « perversion generalisee » est qu' « il n'y a pas 159 d'acte sexuel », au sens du moins ou il s'agirait dans cet acte d'etablir un rapport a l'autre. C'est plutot un rapport a soi qui s'y joue, ou plus precisement a ce bloc opaque de singularite qu'est l'objet a, auquel s'abouche le fantasme et qui oriente le desir du sujet, tout en l'en defendant, vers cette jouissance qu'il s'est d'entree de jeu alienee en consentant a etre dit par l'Autre et a en etre marque dans son corps. La celebre formule qui vient d'etre rappelee est plus particulierement de-pliee dans deux seminaires, La logique du fantasme (1966-1967) et L'acte analy-tique (1967-1968). S'y designe donc le ratage dans l'acte de la complementarite qui y est recherchee avec l'autre, d'ou decoule l'absence de repere fixe dans l'or- dre de la sexuation qui dirait l'individu homme ou femme, et qui correlativement lui assurerait une rente de jouissance. Il y a pourtant bien une reussite dans l'acte, celle de faire jouer a plein la division et de s'en servir. Cet acte-la peut etre qualifie de psychanalytique. En interroger la portee strategique, c'est donc le considerer comme le moyen proprement psychanalytique d'atteindre une autre version de la division que celle dont on souffre, se plaint, et avec laquelle on entre en analyse. Pourquoi partir de l'acte sexuel pour approcher la structure de l'acte? Sans doute d'abord parce que la non-rencontre des corps reprend la logique que Lacan a construite avec la paire ordonnee47. On ne saurait en effet perdre de vue qu'il s'agit d'une non-rencontre productive - c'est bien ce qui fait du « sexe qui n'est pas tout » un point d'appui pour penser les strategies de l'inconscient. Si la psychanalyse commence avec l'enfant, comme le dit Lacan, c'est parce que l'enfant est le produit de la rencontre sexuelle, et que c'est en tant que tel qu'il a a faire a lui-meme comme sujet sexue. S'il y a un inconscient, c'est precisement que l'operation de l'engendrement sexuel dont le sujet est le produit et par rapport a laquelle il a a se situer reste aporetique : la rencontre sexuelle ne s'est pas bou-clee sur elle-meme, et le sujet en sait quelque chose, lui qui en est la chute, qui en est le produit, qui atteste par son existence meme en quelque sorte que cette operation a un reste, qu'elle n'est pas resolutive. Lacan construit ainsi l'acte sexuel sur le modele de la paire ordonnee, qui produit l'objet a comme temoi-gnage de la non-fusion de S1 et S2 - S1 n'existe que signifie en S2, mais S2 ne fait que signifier S1, il ne l'est pas. En tant que produit de l'acte sexuel qu'il n'y a pas, l'enfant lui-meme est cet objet a. Or, c'est l'objet a qui inaugure aux yeux de Lacan le champ proprement psychanalytique48, dans la mesure ou la verite s'y positionne comme concernant ce reel-la, celui dans lequel nous engage l'acte 160 sexuel. Ce reel, c'est donc celui de l'acte sexuel ou l'Un (S1) se donne comme fic-tif de n'exister qu'en se repetant dans l'Autre (S2). L'Autre apparait la en effet dans sa bivalence : tresor des signifiants parce qu'il offre a l'Un son lieu d'ins-cription signifiante, et en ce sens l'Un n'existe que repris par cette inscription dans l'Autre ; reservoir materiel des signifiants d'ou le sujet se trouve marque 47« Si je suis parti, cette annee, de l'acte sexuel dans sa structure d'acte, c'est en relation a ceci que le sujet ne vient au jour que par le rapport d'un signifiant a un autre signifiant. » J. Lacan, L'acte analytique, seance du 10. 05. 1967. 48 Lacan a declare a plusieurs reprises qu'il considerait l'objet a comme etant son invention propre. par le langage, l'Autre c'est le corps. Si Lacan peut avancer que c'est du Un que parle toute verite, c'est qu'il n'y a de verite que pour autant que l'Un ne se realise que dans le signifiant que l'Autre promeut pour le faire exister - a peine surgi, l'Un est signifie dans l'Autre. Or, Lacan situe la verite comme la signifiance des discordances entre le reel (« il n'y a pas d'acte sexuel ») et ce pour quoi il se donne (« il n'y a que l'acte sexuel »)49. Si l'acte psychanalytique peut etre considere comme relevant d'une logique de la strategie, c'est donc dans la mesure ou peut s'y jouer la modification du statut de la division : de tragedie du sujet qui n'y ren-contrerait que sa limite, elle pourrait devenir dans l'acte analytique le lieu d'ac-tualisation d'un rapport plus libre du sujet a la verite, dans les termes d'un savoir et non d'une connaissance. L'acte analytique est en effet ce qui soustrait le reel au connaitre pour le verser au compte d'un savoir ou ce reel vient a fonctionner. Il n'y a rien a connaitre, et meme rien de connaissable dans l'operation structurale de division dont le sujet est l'effet. Sa formalisation par la paire ordonnee laisse neanmoins apparaitre, qu'elle n'est pas non plus de l'ordre de l'inconnaissable. Elle se repere clinique-ment (dans le fantasme, mais aussi dans l'angoisse et dans le symptome, on va le voir) en fonction de l'objet a, index de la repetition par laquelle s'est instituee la division du sujet; l'acte analytique se qualifie comme tel de produire le retour de ce reste - « Cet effet de division [l'objet a], c'est pour autant qu'une fois realise, quelque chose peut en etre le retour, qu'il peut y avoir reacte, que nous pou-vons parler d'acte et que cet acte est l'acte psychanalytique50. » L'acte analytique51 est donc le point d'ou la division est rejouee afin d'en faire l'appui d'un savoir singulier. Si Lacan peut dire que « l'acte est la repetition52 », c'est donc parce qu'il est reprise de la division a partir de ce qui la designait comme repetition, l'objet a. C'est pourquoi il pourrait etre tentant de revenir sur le co-rollaire de la definition du sujet de l'inconscient deduite de la division - « le sujet 161 est represente par un signifiant pour un autre signifiant » — en soutenant que 49 C'est bien pourquoi les relations sexuelles peuvent etre devalorisees et d'autres plaisirs du corps recherches - SM et « bonnes drogues », entre autres. Si l'acte sexuel accomplissait les pro-messes dont il est charge, il serait inutile d'aller voir ailleurs^ 50 J. Lacan, L'acte analytique (seminaire inedit), seance du 20. 03. 1968. (La notation entre crochets est de moi). 51 Il peut avoir plusieurs formes (l'interpretation, la scansion, le silence meme, un geste even-tuellement^) ; ce n'est pas sa forme qui le determine, mais son effet : il participe de la logique temporelle propre a l'inconscient, celle de l'apres-coup. 52 J. Lacan, La logique du fantasme (seminaire inedit), seance du 22. 02. 1967. 162 dans l'acte le signifiant se signifie lui-meme53. « L'acte est donc le seul lieu ou le signifiant a l'apparence - la fonction en tout cas - de se signifier lui-meme. C'est-a-dire de fonctionner hors de ses possibilites54. » Ce fonctionnement annulerait la division, et partant l'inconscient, mais si l'acte analytique s'en approche au-tant que faire se peut, c'est parce que le sujet, dans l'eclair de l'acte, est equivalent a son signifiant - il est, dans le temps de l'acte, sa division meme, ce qui n'annule pas celle-ci mais lui donne un autre statut. En effet, ce reel de la division que concentre l'objet a est soustrait dans l'acte a la logique de la connaissance - la subjectivation dans l'instant ou la convocation instantanee et momentanee du sujet oppose massivement l'existence au connai-tre. Quant au reel qui interesse la psychanalyse, il demontre son existence par la place que la psychanalyse donne a la contingence. Or, c'est precisement de l'acte, comme dispositif de savoir propre a l'inconscient, que depend que se de-couvre la fonction du reel. Comme tout dispositif, il s'inscrit dans un processus contraignant, que Lacan definit ainsi : il s'agit d'elever l'impuissance (celle dont rend raison le fantasme) a l'impossibilite logique (celle qu'incarne le reel) - im-possibilite que l'on pourra decliner : « il n'y a pas d'acte sexuel », « le signifiant ne se signifie pas lui-meme », etc. Ce trajet de l'impuissance a l'impossible est celui de la cure analytique55, pour autant que la fonction du reel est d'y faire de l'impossible un savoir de verite. L'acte ou se joue la conversion d'un savoir qui ne se sait pas (dont l'impuissance temoigne), en verite-foudre dont on peut construire le savoir dans la cure (il y a de l'impossible), realise une conjonction bien particuliere : il fait de l'inconscient un savoir (de la division) sans sujet, en tant que tel integralement transmissible par le matheme parce qu'il n'est plus captif de la position du sujet; il cerne dans un meme mouvement l'objet a comme effet de verite absolument singulier (la strategie de l'inconscient, chaque fois 53 L'un des enjeux de la paire ordonnee est de presentifier qu' « un signifiant ne se signifie pas lui-meme ». 54 La logique du fantasme (seminaire inedit), seance du 22. 02. 1967. 55 Alain Badiou en donnait un tres bel apergu dans le seminaire qu'il a consacre a l'anti-philo-sophie de Lacan en 1994-1995 : « Et je dirais que la, a mon sens, est tout l'art de l'analyste, i.e. de tenir ou d'etre le tenant de l'elevation de l'impuissance a l'impossible par des peripeties tou-jours singulieres une fois faite l'operation de situation [de l'impossible] qui est en general monotone dans ses effets de repetition du meme. Par contre, le mode propre sur lequel l'impuissance epinglee de fagon signifiante va se trouver elevee a l'impossibilite logique releve d'un art de la singularite veritable. C'est une formalisation ad hoc. » (7eme seance). (La notation entre crochets est de moi). particuliere, pour faire face a la division). On entrevoit alors a quoi tient ce que Lacan nomme « l'horreur de l'acte », entre verite-foudre et savoir « insupposa-ble » - l'acte defait le « sujet suppose savoir », celui qui soutient le transfert et le travail de l'analyse ; a la place, il y a un effet de verite qui tient a ce que dans le savoir (dont le dispositif particulier se constitue dans la cure) un reel (l'impossi-ble) vient a fonctionner. Si j'ai pu m'interroger sur la portee strategique de l'acte, c'est dans la mesure ou il se pose en quelque sorte comme le repondant des strategies particulieres de l'inconscient pour faire avec la division. Mais on mesure aussi qu'il est le point d'ou toute strategie vacille : que faire de l'impossible ? J'y vois la reprise psychanalytique de la question ethique56 qui conduisait les der-nieres recherches de Foucault : comment pratiquer la liberte ? Le Symptome, un style d'existence Il n'est pas envisageable, en effet, de s'en tenir a l'impossible comme fin mot de toute l'histoire du sujet, voire a considerer, comme Foucault a pu etre tente de le faire, que la legon psychanalytique se resumerait a un « vous etes tous toujours deja pieges »» Cela reviendrait simplement a reconduire l'impossible a l'im-puissance, dans une radicale impasse. A l'impossible l'analysant est tenu, certes, mais pour tenter d'y fonder le style de son existence. C'est vers cette question que convergent les recherches recentes d'un certain nombre de lacaniens57, via leur interet renouvele pour le symptome, qui se constitue comme une matrice possible de subjectivation dans la derniere partie de l'enseignement de Lacan58. Le symptome est un enjeu essentiel pour la psychanalyse, et l'a toujours ete, puisque en somme c'est a partir de lui qu'elle se determine comme un champ pratique, et non comme une philosophie - mais c'est pourtant en fonction de la theorie qu'elle s'en fabrique qu'elle peut etre aussi autre chose qu'une therapeutique» 163 56 En appui a cette perspective, on peut rappeler l'ultime et radicale reprise de l'acte par Lacan, au moment de la dissolution de son ecole en 1980, et tres peu de temps avant sa mort ; il lais-sait entendre que tout l'edifice qu'il avait construit n'aurait qu'une visee (« ethico-pratiquo-strategique ») : permettre a l'analyste de « faire face a son acte ». 57 Notamment : G. Morel, La loi de la mere. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Anthropos, 2008 ; M.-J. Sauret, L'effet revolutionnaire du symptome, Toulouse, Eres, 2008 ; C. Soler, Lacan, l'in-conscient reinvente, Paris, PUF, 2009 ; P. Bruno, Lacan, passeur de Marx. L'invention du symptome, Toulouse, Eres, 2010 ; E. Porge, Lettres du symptome, Toulouse, Eres, 2010. 58 C'est principalement dans les seminaires RSI (1974-1975) et Le sinthome (1975-1976) que se trouve exposee cette retheorisation du symptome. On ne s'adresse pas a un psychanalyste, en effet, parce qu'on reve ou qu'on fait des lapsus, mais parce qu'on souffre sans savoir exactement de quoi, ni pourquoi, et qu'on a neanmoins l'idee que cette souffrance a quelque chose a dire de/sur soi. Le symptome tel que l'entend la psychanalyse est a cette condition : une supposition de sens, qui engage une recherche curieuse, « un amour du savoir », dit Lacan. Or, tant que l'inconscient etait congu comme entierement determine par la fonction symbolique du signifiant phallique, la conception du symptome correspondante faisait de lui une metaphore, une formation signifiante a dechiffrer par une interpretation relevant necessairement d'une hermeneutique. L'entree en lice du reel incarne par l'objet a que l'acte analytique supporte, permet d'envisager le symptome comme etant la fagon dont chacun jouit de son inconscient, soit de ce qui l'a divise a partir de cette butee du reel. Dans ces conditions, le signifiant se retrouve enregimente comme « appareil de jouissance59» - il regule encore, certes, ce qui lui maintient sa fonction symbolique, mais pour le compte de la jouissance. La question se pose alors de cerner la prise du symptome, comme formation de l'in-conscient, sur ce reel dont il s'avere etre le marqueur. Repondre a cette question, c'est aussi se donner une chance de cerner le symptome comme forme d'existence, dans la mesure ou le reel c'est ce qui ek-siste6°. Le reel, c'est ce qui nous est donne et qui nous precede. Il ne fait l'objet d'aucun choix, pas plus que d'une selection, nous le subissons d'abord entierement au point de ne pouvoir ni le penser, ni le dire d'aucune fagon61. Il est donc le lieu d'un radical assujettissement. Or, c'est precisement en ce point que le symptome entre en fonction dans cette configuration renouvelee : il est le signe de ce qui ne va pas dans le champ du reel. Et ce qui ne va pas, c'est cet assujettissement a la jouissance, qui n'est pas neanmoins tout a fait informe, on l'a vu — il a un nom particulier, S1. Le symptome, tel que le transfert le fait exister dans l'analyse, se 164 nourrit d'une passion plus ou moins forte du dechiffrement, qui l'arrime au sens et au savoir et le situe de ce fait en S2, ou ne cesse d'essayer de se dire cette ve-rite de la jouissance qui s'ecrit a meme le corps en S1. De sorte qu'en essayant de 59 J. Lacan, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 75. 60 Le choix de la graphie heideggerienne d'ek-sistence renforce le statut d'absolue presence, d'etre-la du reel. 61 On voit par la qu'une des critiques que Foucault adresse a la psychanalyse lacanienne, de ne pas considerer ce qui echappe au langage, pourrait faire l'objet d'une contre-critique : certes, le signifiant s'y presente jusqu'a la fin comme incontournable, mais comme appareil de la jouissance. Et le symptome s'illustre precisement ici d'etre la reponse du corps au langage. dire quand meme ce reel qui ne parle pas, le Symptome le fait exister - et corre-lativement, l'interpretation ne se satisfait plus du cadrage symbolique mais pointe ce reel que le symptome fait exister en se servant notamment de l'equi-voque, ou le signifiant joue contre le sens, retrouve la matiere de ses sonorites, se faisant en quelque sorte poesie du reel. On pourrait parler ainsi d'un art du symptome, puisqu'il invente les formes de cet assujettissement que l'acte n'avait quant a lui que les moyens de pointer62: refus du corps hysterique, fixations ob-sessionnelles, blasons de la phobie et autres langages d'organe des psychoses^ sont d'abord les reponses a une division experimentee douloureusement, mais ils peuvent devenir, moyennant le travail de l'analyse, les points d'appui d'une subjectivation inattendue passant par l'identification au symptome63. A considerer d'ou Lacan a ete amene a reorienter ainsi la direction de la cure, il y a peu de doute sur le fait qu'il s'agisse la d'une pratique de soi qui releve de l'art : « Joyce le Symptome64» est en quelque sorte le nom propre de cette operation. La rencontre avec l'ecrivain qui a desarrime le langage du sens, mais qui a aussi transforme dans son ecriture l'experience radicalement desubjectivante des « paroles imposees » en epiphanies, permet a Lacan d'envisager une sup-pleance a l'absence ou a la defaillance du S1. Correlativement, il se sert de la to-pologie borromeenne pour montrer, plutot que pour demontrer, ce qui s'est mal noue du reel, de l'imaginaire et du symbolique - les trois dimensions structu-rales de l'inconscient - coingant le sujet dans ce « defaut du nreud65». Si « symptome » est le nom d'un tel defaut, produisant souffrance et insatisfaction, 62 P. Malengreau propose dans son article « Logique intuitionniste et clinique psychanaly-tique », in Filozofski vestnik XXVII, 2/2006, p. 189-209, de considerer l'acte analytique comme le point d'appui possible d'un changement de style de S1, d'un assujettissement subi a un assujettissement consenti qui laisserait une plus grande marge de manffiuvre subjective. 63 C'est la version de la fin de l'analyse que Lacan propose en 1976, dans la premiere seance du seminaire L'insu que c'est de I'une-bevue s'aile a mourre. 64 J. Lacan, « Joyce le symptome », in Autres ecrits, Paris, Le Seuil, 2004. 65 Le nffiud de Joyce coince l'imaginaire entre le reel et le symbolique sans le nouer - c'est ce qui produit le phenomene des « paroles imposees », c'est-a-dire ces paroles entendues sans locuteur identifie et dont le sens est enigmatique (I), dont Joyce doit faire quelque chose pour ne pas y rencontrer son ecueil subjectif. Les epiphanies sont effectivement la marque de son ffiuvre, puisque la parole (S) passe a l'ecriture (R) sans la restitution du sens (I). Il verse ainsi l'enigme au compte d'une forme elevee par lui a l'art, ou il se fait un nom. Lacan y voit la construction d'un ego qui fait tenir R, S et I ensemble. Voir a ce sujet la deuxieme partie du livre de G. Morel, op. cit. 165 « sinthome66 » est le nom que Lacan propose alors pour designer la fonction cor-rectrice d'une quatrieme dimension, qui offre a ce qui ne « tenait » pas une alternative par un autre nouage qui permette de s'y retrouver avec son symptome -qui aura eventuellement ete profondement remanie dans le cours de l'analyse, voire meme, dans certains cas, qui aura ete carrement construit par le travail analytique -, au point d'en faire le support de son etre. Qu'il puisse y avoir la une experience de satisfaction, voila a quoi Joyce lui-meme n'aurait pas objecte, lui qui se rejouissait d'avoir donne du travail aux universitaires pour quelques mil-lenaires^ Mais l'ombre tutelaire de Joyce continue de planer au-dessus de cette proposition de Lacan de reconsiderer le symptome dans sa version subjectivante, sa face positive pour ainsi dire, ce qui rend difficile de le mettre a l'epreuve d'une clinique moins artistique - c'est pourtant la direction qu'ont prise un certain nombre de lacaniens ces dernieres annees. Le sinthome est en effet l'alternative la plus forte a une conception du sujet soumis a et piege par son inconscient, eternellement ramene a cette configuration familialiste du desir que Foucault craignait tant - il s'agit la plutot de se servir de cet inconscient reel67, pour arti-culer la liberte que la structure recele. Le sinthome pourrait donc etre pense comme la strategie du symptome quand il est eleve a un style d'existence ; il est oriente vers un « savoir-faire avec » plutot que vers un « savoir sur/de » (champ pratique) ; il vise une identite qui ne soit pas ignorante de sa determination par le reel de l'inconscient (champ ethique). De sorte qu'il s'accompagne d'une double devaluation sur le plan theorique : de la ve-rite au profit du reel, de la structure logique au profit de la position de l'etre, ou du style de l'existence. Cela laisse a penser que le sinthome pourrait bien etre l'ho-rizon de l'acte, dont Lacan attendait qu'il produise des changements dans la surface du sujet - non pas, donc, des bouleversements affectant la structure jusqu'a 166 rendre caduque le symptome, mais sans doute un changement de la place du sujet dans la structure. Lacan reperait ainsi le passage de l'acte : « ce au-dela de quoi le sujet retrouvera sa presence en tant que renouvelee, mais rien d'autre68». Or, le sinthome n'est en effet rien de plus que la version du symptome qui permet de donner un support a ce renouvellement - Joyce en est l'exemple paradigmatique. Reste alors a parcourir les chemins varies du « sinthome »^ 66 C'est principalement dans les seminaires RSI (1974-1975) et Le sinthome (1975-1976) que se trouve exposee cette retheorisation du symptome. 67 C. Soler dans son livre va jusqu'a postuler deux inconscients, le symbolique et le reel. 68 J. Lacan, L'acte analytique, seance du 29. 11. 1967. A l'issue de ce parcours, les termes de la derniere critique foucaldienne de la psychanalyse peuvent etre remis en perspective. Si l'on en reprend maintenant les trois axes - l'oubli du souci de soi au profit d'une connaissance de soi, la conception « juridique » de l'inconscient et le refus d'une prise pratique ou technique sur la question du sujet -, il apparait qu'il y a en fait de veritables points de rencontre entre Lacan et Foucault, sous l'egide de leur refus commun de toute me-taphysique du sujet. On peut ainsi trouver dans la construction de la theorie lacanienne de l'acte comme retournement du cogito cartesien un echo du souci de soi foucaldien, et dans la promotion de la jouissance comme fondement de l'inconscient une contestation de toute conception juridique du fonctionnement psychique. Enfin dans le sinthome congu comme style d'existence, une inscription possible du symptome du cote des techniques et des pratiques de soi est possible. Cette sorte de parente discrete entre l'orientation des derniers travaux de Fou-cault et les voies de la psychanalyse lacanienne69 n'est pas passee tout a fait ina-pergue : « Somme toute, ces ouvrages dans lesquels Foucault semble engage dans un projet de recusation de 'l'analyse infinie de soi', de 'l'hermeneutique du soupgon', de l'alliance contre-nature de la verite du sujet et de sa sexualite secrete, a la recherche d'une ethique de l'esthetique et de la vie belle, ne sont-ils pas ses travaux les plus psychanalytiques ? N'est-il pas en parfait accord avec l'ethos psychanalytique de notre epoque lorsqu'il reconnait dans la recherche d'une telle ethique, independante de l'Eglise et de l'Etat, de la loi et du laboratoire, l'exigence la plus authentiquement moderne de l'individu dans son rapport a soi70 ? » A l'instar de John Forrester, Frederic Gros voit egalement a l'ffiuvre dans les derniers cours de Foucault une reevaluation tacite de la psychanalyse, mais pour autant que l'on fasse une « distinction nette entre precisement la psychanalyse comme corpus (discours vrai) et comme pratique (dire-vrai)71. » Or, il me 167 69 Dans ce contexte, je laisse de cote les travaux de Judith Butler visant a rapprocher Foucault de la psychanalyse en passant par les theories de l'attachement, issues de la psychanalyse anglo-saxonne. Dans son article, Ferhat Taylan (art.cit.) montre la limite de sa demarche - Butler se trouve en effet amenee a reintroduire la loi au principe du fonctionnement psychique a partir d'une telle conception de l'assujettissement lie a l'attachement, retombant alors sous le coup de la critique foucaldienne de l'inscription « juridico-discursive » de la psychanalyse. 70 J. Forrester, « Michel Foucault et l'histoire de la psychanalyse », in Incidence, pp. 55-90, p. 83. 71 Entretien avec Frederic Gros et Roger Ferreri, « La psychanalyse et la subjectivation ethique dans les derniers travaux de Foucault », in Incidence, pp. 355-364, p. 356. semble qu'une telle distinction ruinerait precisement ce dialogue entre Foucault et Lacan, qui n'a pas eu lieu, mais dont on peut construire a posteriori certains possibles. Il n'y a pas de distinction possible chez Lacan entre theorie et pratique, et c'est cela sans doute qui en fait un « sujet foucaldien » pour qui l'ethique et l'esthetique sont indissociables. Cela s'apergoit particulierement nettement dans sa rencontre avec l'acte, qui se joue simultanement sur plusieurs scenes, interagissant les unes avec les autres et indispensables les unes aux autres : l'an-nee ou Lacan consacre son seminaire a la question de l'acte (1967-1968), il propose en octobre un dispositif specifique, qu'il nomme la « passe », dont il attend que l'analyste y prenne acte de son passage de la position d'analysant a celle d'analyste en temoignant de ce qu'aura ete son rapport singulier a l'inconscient. Par ailleurs, ce seminaire est interrompu en mai 1968 par les « evenements » - ce qui fera dire a Lacan l'annee suivante : « Je ne pense pas que ce soit par hasard que ce que j'avais a enoncer cette annee-la sur l'acte se soit trouve ainsi, comme je viens de le dire, tronque. Il y a un rapport, un rapport naturellement qui n'est pas de causation, entre cette carence des psychanalystes sur le sujet de ce qu'il en est de l'acte - de l'acte psychanalytique nommement - et puis de ces evene-ments ; mais il y a un rapport tout de meme entre ce qui cause les evenements et le champ dans lequel s'insere l'acte psychanalytique [^]72. » Quel rapport, Lacan ne le dit pas, mais on peut supposer que se trouve la exemplifiee la fagon dont l'acte ramene sur la scene le reel (de l'Histoire, en l'occasion), et dont, recipro-quement, la grande histoire, comme l'histoire subjective, se « reelise » dans des actes specifiques. Si l'acte se prete particulierement a une contestation de la distinction entre theorie et pratique, on en trouverait neanmoins une expression tout aussi convaincante a examiner de plus pres la fagon dont s'elabore le sin-thome, entre la forgerie joycienne et le faire topologique de Lacan, qui inscrivait, jusqu'a en derouter plus d'un, la construction theorique dans les limites de la 168 (simple) pratique^ Reprenons donc, pour finir, l'idee de « praxeologie » lancee au debut comme un terme a mettre a l'epreuve de ce dialogue reconstruit entre Foucault et Lacan. Il repond, certes, a leur entreprise commune de destitution du sujet de la meta-physique, mais, plus positivement, il se propose aussi comme l'envers de l'epis-temologie, comme le cadre d'une rationalite conduite par la pratique plus que par la connaissance. On y reconnaitrait ainsi un statut causal de l'acte, qui pro- 2 J. Lacan, B'un Autre a l'autre (1968-1969), Paris, Seuil, 2006 ; seance du 04. 06. 1969. duit le sujet dans la parresia ou dans l'analyse, et un statut existentiel, dans des pratiques et des techniques ou ce sujet s'eprouve et se modifie. Cette praxeolo-gie serait alors la rationalite propre au sujet dont il a ete ici question, un sujet en acte. Mais elle ne saurait toutefois reunir Lacan et Foucault au-dela de leur difference irreductible - reconnaitre ou pas le sujet comme etant l'effet de l'in-conscient a assurement des consequences sur la conception d'une telle praxeologie. Pourtant, si le sinthome n'est pas l'equivalent lacanien du corps et des plaisirs foucaldien, il a, comme eux, pour horizon « pratiquo-ethique » la constitution d'un style d'existence. 169 Alexandra Renault* Aborder la Schizophrenie : de Merleau-Ponty a Harold Searles^ Si l'interet philosophique de la psychanalyse dans l'ffiuvre de Merleau-Ponty a suscite beaucoup de recherches2, il n'en est pas de meme concernant l'interet psychanalytique et particulierement clinique de cette ffiuvre. Cela tient peut-etre au fait que la relation de Merleau-Ponty a la clinique est assez ambigue, puisque, s'il y fait assez souvent reference dans ses ouvrages, et s'il a assiste a des semi-naires cliniques a l'hopital Sainte-Anne a Paris, il a precise plusieurs fois n'avoir lui-meme aucune experience pratique de la psychanalyse. Lors de la discussion ayant suivie la conference de Lacan du 23 fevrier 1957 a la Societe de philosophie, Merleau-Ponty exprime ainsi un certain sentiment d'etrangete vis-a-vis de la clinique psychanalytique : « Je ne suis ni analyse, ni analyste, alors que presque tous ceux qui sont intervenus jusqu'ici etaient au moins l'un des deux ! [...] Pour nous autres, qui n'avons pas passe dans le laminoir d'une analyse, il 1 Cet article reprend le texte d'une conference prononcee lors d'une Journee consacree a Merleau-Ponty et la psychanalyse le 20. 06. 2009 a l'universite de Paris-I Sorbonne, dans le cadre du seminaire de l'Ecole Frangaise de Daseinsanalyse rattache aux Archives Husserl de Paris (ENS-Ulm). 2 Cf. par exemple R. Bernet, « The phenomenon of gaze in Merleau-Ponty and Lacan », Chiasmi international, Mimesis-Vrin-Memphis, n°i « Merleau-Ponty. L'heritage contemporain », 1999, p. 105-120 ; M. Lefeuvre, Merleau-Ponty. Au-dela de la Phänomenologie, Paris, Klincksieck, 1976 (chapitre « Psychanalyse », p. 243-300) ; D. Olkowski, « Merleau-Ponty'sws Freudianism : from the body of consciousness to the body of flesh », in Merleau-Ponty and psychology, Hoeller K. ed., Atlantic Highlands, Humanities Press Internat, 1993, p. 97-116 ; A. Renault, « L'ontologie merleau-pontyenne de la chair dans son rapport a la metapsychologie freudienne des pulsions », Alter, n°9/2001, « La pulsion », p. 171-196 ; « Merleau-Ponty et Lacan : un dialogue possible ? », in Merleau-Ponty aux frontieres de l'invisible, Barbaras R., Bimbenet E. et Cariou M. dir., Paris-Milan, Mimesis-Vrin, « L'ffiil et l'esprit », 2003, p. 117-129 ; « Phänomenologie de l'ima-ginaire et imaginaire de la phenomenologie : Merleau-Ponty lecteur de Sartre et Freud », in Chiasmi international, Mimesis-Vrin-Memphis, n°5 « Le reel et l'imaginaire », 2003, p. 149-177 ; M. Richir, « Merleau-Ponty : un tout nouveau rapport a la psychanalyse », Les cahiers de philosophie, n°7, 1989, p. 155-187 ; « A l'ecoute des phenomenes de corps », Alter, n°14/2006, « Phe-nomenologie et psychanalyse », p. 127-146 ; P. Rodrigo, « Merleau-Ponty et la psychanalyse. L'inconscient comme grandeur negative », Chiasmi international, Mimesis-Vrin-Memphis, n°4 « Figures et fonds de la chair », 2002, p. 27-48. * Universite Lumieres-Lyon-II 171 faut bien vous rendre compte que ce dont vous parlez ne ressemble pas a ce que nous trouvons dans beaucoup de textes de Freud »3. La difference qu'etablit Mer-leau-Ponty entre les « inities » et les « non-inities » a l'experience psychanaly-tique fait egalement signe vers une certaine distance prise vis-a-vis de la psychanalyse lacanienne, qu'il affichera trois ans plus tard en affirmant « eprouver quelquefois un malaise a voir la categorie du langage prendre toute la place »4. Or, puisque la clinique psychanalytique se deroule dans le champ du langage, et que Merleau-Ponty parait assez sceptique quant a une pratique qui s'inscrirait dans ce champ a I'exclusion de tout autre, notamment le champ de la perception, il ne semble pas a priori etonnant que les psychanalystes n'aient pas vu ou recherche dans sa philosophie un interet clinique notable. Neanmoins, il est un peu rapide de dire que la clinique psychanalytique ne s'ins-crit que dans le champ du langage, puisqu'alors elle ne pourrait pas aider ou soi-gner les jeunes enfants et certains adultes deficitaires ou psychotiques, - ce que la clinique dement tous les jours. Si interet clinique de la philosophie de Merleau-Ponty il y a, celui-ci reside certainement, et c'est la l'hypothese de notre propos, dans le lien qu'il etablit entre la chair, comme dimension originaire et « pre-ver-bale » de l'existence, et certaines pathologies que la psychanalyse attribue a une etiologie precoce ou qui sont relatives au domaine du « pre-verbal », - pathologies que Freud qualifiait de « narcissiques » et qu'on appelle aujourd'hui les psychoses et les etats-limites. Pour soutenir cette hypothese, nous mettrons en lien l'interet philosophique de Merleau-Ponty pour un certain type de donnees cliniques qui etayent son concept de chair, et la theorisation des pathologies narcissiques qu'a mene le psychanalyste americain Harold Searles, a partir de son experience clinique a Chestnut Lodge dans le Maryland, une institution pilote dans l'approche psy-172 chotherapique des adultes schizophrenes et autistes, ou il a exerce de 1949 a 1964. Cette mise en relation du travail de Merleau-Ponty et de celui de Searles peut sem-bler incongrue, puisque le philosophe ne connaissait pas les textes du psychana-lyste americain, qui paraissent a partir de 1951. On sait que Merleau-Ponty, a l'instar de Lacan, a toujours affiche un certain mepris pour la psychanalyse americaine, que tous deux reduisent alors au courant de l'Ego-psychology. Or, Searles n'ap- 3 Merleau-Ponty, « La psychanalyse et son enseignement », in Parcours II, 1951-1961, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 211 et 213. 4Merleau-Ponty, Intervention lors du colloque de Bonneval en 1960, in Parcours II, p. 273-274. partient pas du tout a ce courant, et est plutot influence par l'Ecole hongroise de psychanalyse fondee par Sandor Ferenczi, - que Merleau-Ponty ne connaissait ma-nifestement pas non plus. Le materiel clinique que Searles deroule parait en outre assez eloigne de la clinique a laquelle Merleau-Ponty a acces, qui est principale-ment une clinique infantile de type kleinien et une clinique d'adultes nevroses de type freudien-lacanien. Pourtant, la clinique de Searles est en meme temps tres proche des concepts merleau-pontyens de chair, d'Ineinander et de symbolisme primordial, - ce qui justifie le travail de mise en lien que nous proposons ici. Nous tenterons ainsi de mettre en lumiere cette proximite en commengant par presenter l'interet philosophique que represente pour Merleau-Ponty la clinique psy-chanalytique des enfants et des sujets hallucines et delirants, clinique de « l'originaire » selon le sens qu'il donne a ce mot. Nous presenterons ensuite des points de theorisation que Searles developpe a partir de sa clinique de la schizophrenie, qui font etonnamment echo a la philosophie de la chair de Merleau-Ponty. A partir de la, nous degagerons finalement en quoi cette philosophie de la chair re-cele, au regard de la clinique des schizophrenes, non seulement des reperes theo-riques pertinents, mais egalement des indications techniques fecondes quant a la direction de ce type de psychotherapies, - ces indications etant tres proches de celle que Searles a lui-meme elaborees des annees 1950 jusqu'a nos jours. I - L'interet philosophique de la clinique de l'originaire dans I'reuvre de Merleau-Ponty Dans la lignee de la phenomenologie genetique initiee par Husserl, Merleau-Ponty s'est interesse des les annees 1940 aux donnees de l'experience temoignant d'un en-dega ou d'une genese de la conscience theorique et logique5. Il a ainsi beau-coup utilise de donnees cliniques relatives au developpement de la conscience 173 chez l'enfant, telles qu'on les trouve par exemple dans la psychologie genetique de Jean Piaget et de Paul Guillaume6. L'autre source clinique de la psychologie ge-netique a laquelle Merleau-Ponty a alors acces provient des etudes neuropsy- 5 Cf. par exemple Merleau-Ponty, Phenomenologie de la perception, Paris, Tel Gallimard, 1945, Avant-Propos, p. XIII. 6 Notamment dans Merleau-Ponty, La structure du comportement, Paris, PUF, 1942, et dans Mer-leau-Ponty a la Sorbonne. Resume de cours 1949-1952, Editions Cynara, 1988. Ces references cliniques sont presentes jusque dans son dernier ouvrage Le visible et I'invisible, Paris, Tel Gallimard, 1964. chiatriques menes sur des blesses de guerre souffrant de lesions cerebrales, no-tamment par Gelb, Goldstein et Head7. Ces deux types de donnees cliniques conduisent la Psychologie genetique a avancer l'idee qu'il existerait une evolution de la conscience allant dans le sens d'une integration et d'une abstraction croissantes, mais que, en raison d'un lesion organique ou d'un choc psycholo-gique violent, la conscience pourrait se desintegrer, c'est-a-dire regresser a un stade de developpement anterieur. Cette perspective s'ecarte donc de la these cartesienne d'une inneite de la conscience, mais elle reste rationaliste car la conscience theorique est encore congue ici comme la norme de la vie psychique, - la folie etant interpretee par consequent comme une « degenerescence ». Cela implique que la clinique de l'inconscient qu'est alors en train de constituer la psychanalyse aurait une valeur en psychopathologie, mais n'aurait rien a ap-prendre concernant la vie psychique « normale » ou « evoluee », c'est-a-dire qu'elle aurait une valeur anthropologique ou empirique mais pas transcendan-tale, comme le soutient par ailleurs Husserl8. Cette perspective, qui a ete celle du jeune Merleau-Ponty, va cependant etre aban-donnee par la prise en compte progressive de donnees cliniques recueillies non pas par des neuropsychiatres ou des psychologues developpementalistes, mais par des psychanalystes comme Freud, Binswanger ou Melanie Klein. La clinique psychanalytique presente en effet, selon Merleau-Ponty, un interet veritablement philosophique, puisqu'elle permet d'etayer cette hypothese, aux limites de la phenomenologie husserlienne, selon laquelle les phenomenes inconscients ne sont pas en eux-memes des phenomenes morbides (meme s'ils peuvent donner lieu a des manifestations pathologiques), mais des presentifications de cette couche originaire et indestructible de la conscience, que Merleau-Ponty appellera plus tard la chair. La clinique psychanalytique permet donc ici de preciser ce 174 qu'est cette matrice originaire, en montrant qu'elle ouvre une certaine configuration de l'experience que peut faire le sujet du monde, d'autrui et du langage sin-gulierement differente de l'experience qui se tient dans les cadres plus familiers de la conscience theorique. 7 En particulier l'ouvrage de Gelb et Goldstein, Psychologische Analysen hirnpathologischer Fälle, Leipzig, 1920, largement cite dans La structure du comportement et dans la Phenomenologie de la perception. 8 E. Fink, « Appendice XXI au § 46 sur le probleme de l'inconscient », in E. Husserl, La crise des sciences europeennes et la phenomenologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, Galli-mard, 1976, p. 525-527. La clinique psychanalytique temoigne en effet du fait que, originairement, le sujet n'a pas un rapport theorique au monde, selon la configuration qui oppose le sujet a l'objet, mais qu'il est plutot pris dans un rapport d'indivision ou de non-differenciation avec le monde exterieur. Cela est patent dans la clinique de l'hal-lucination, dont Freud a bien montre qu'elle n'est pas une privation du rapport a la realite, mais plutot une perception autre de la realite. Pour illustrer cette idee, Merleau-Ponty reprend au psychiatre Ludwig Binswanger la vignette clinique suivante : Un schizophrene sent qu'une brosse posee pres de sa fenetre s'approche de lui et entre dans sa tete, et cependant a aucun moment il ne cesse de savoir que la brosse est la-bas. S'il regarde vers la fenetre, il l'apergoit encore. La brosse, comme terme identifiable d'une perception externe, n'est pas dans la tete du malade comme masse materielle. Mais la tete du malade n'est pas pour lui cet objet que tout le monde peut voir et qu'il voit lui-meme dans un miroir : elle est ce poste d'ecoute et de vigie qu'il sent au sommet de son corps, cette puissance de se joindre a tous les objets par la vision et l'audition.9 L'aspect pathologique de cette experience ne tient pas au fait que le patient experimente un rapport d'indivision entre lui et la brosse, mais en ce qu'il ne vit, au moment de l'hallucination, que dans ce type de rapport au monde, alors qu'un sujet « normal » dispose en plus d'une capacite a differencier l'espace en un dedans/une interiorite et un dehors/une exteriorite, - capacite qui selon Merleau-Ponty est la seule garantie contre le delire et l'hallucination10. La disparition, plus ou moins durable, d'une telle structuration normale de l'es-pace vecu va toujours de pair, comme le montre la clinique, avec un certain type de rapport du sujet a son corps, qu'on peut decrire comme une regression a cet etat originaire ou le sujet est presque exclusivement un « Moi corporel » selon 175 l'expression de Freud, - d'ou un primat du sensoriel et du perceptif sur tout autre mode de relation au monde. On peut ainsi en conclure, selon Merleau-Ponty, que « ce qui fait l'hallucination, c'est le retrecissement de l'espace vecu, l'enracine- 9 Merleau-Ponty, Phenomenologie de la perception, op. cit., p. 336. Il se refere ici a Ludwig Binswanger, « Das Raumproblem in der Psychopathologie », Ztschr. f. d. ges. Neurologie und Psychiatrie, 1933, p. 630. 10 « Ce qui garantit l'homme sain contre le delire ou l'hallucination, ce n'est pas sa critique, c'est la structure de son espace : les objets restent devant lui, ils gardent leur distance et, comme Malebranche le disait a propos d'Adam, ils ne le touchent qu'avec respect » (ibid., p. 337). 176 ment des choses dans notre corps, la vertigineuse proximite de l'objet, la solida-rite de l'homme et du monde, qui est, non pas abolie, mais refoulee par la perception de tous les jours ou par la pensee objective w11 . La clinique psychanalytique des enfants confirme par ailleurs cette idee d'un empietement originaire entre le sujet et le monde, en relatant la pensee animiste des enfants qui mettent au compte du monde leurs reves au meme titre que leurs perceptions, en echo a l'animisme des peuples primitifs decrit par Freud dans Totem et tabou. Merleau-Ponty reprend egalement ces analyses, qu'il thematise pour sa part dans les annees 1940-1950 sous le nom de « conscience mythique » ou « conscience magique »12. Merleau-Ponty va alors s'interesser a la these freudienne du narcissisme primaire, selon laquelle le Moi ne se distinguerait pas originairement de son corps et du monde, et selon laquelle il y aurait une primaute chronologique et ontologique du sujet incarne sur le sujet pensant. Contrairement a ce que certains psychanalystes eux-memes soutiennent, Merleau-Ponty ne pense pas que cette these implique le primat de l'ego sur la relation a autrui13; au contraire, cela signifie que le sujet est fondamentalement pris dans un rapport d'indifferenciation avec autrui. Ce que Merleau-Ponty appelle « l'universel de promiscuite »14 ou l'Ineinander se donne a voir, par exemple, dans l'identification de Dora a ses differents objets d'amour que Merleau-Ponty analyse dans son cours sur la passivite15, et dans le mecanisme primaire de condensation de plusieurs personnages en un que Freud analyse dans L'interpretation des reves, mais aussi dans les delires du personnage de la Gradiva de Jensen, egalement repris par Merleau-Ponty16. Les hypotheses de Freud sur le vecu d'indifferenciation entre le nourrisson et son 11 Ibidem. 12 Cf. par exemple Merleau-Ponty, Phänomenologie de laperception, p. 328 sq., et Merleau-Ponty a la Sorbonne, p. 224 sq. 13 Le concept freudien de narcissisme suscite, selon Merleau-Ponty, des critiques qu'il ne merite pas, puisque « Freud renonce a une coupure entre la periode narcissique et la periode ob-jectale et considere le narcissique et l'objectal comme deux poles permanents de la vie de l'individu » (Merleau-Ponty a la Sorbonne, p. 335). 14 Merleau-Ponty, « Preface a Hesnard », in Parcours II, p. 278. 15 Merleau-Ponty, L'institution, la passivite. Notes de cours au College de France 1954-1955, Belin, 2003, p. 239 sq. 16 Ibid., p. 244-246. environnement trouvent par ailleurs leur confirmation clinique dans l'observa-tion des phenomenes de « transitivisme » dans la relation des jeunes enfants a leur entourage, que Merleau-Ponty commente dans ses cours a la Sorbonne sur la psychologie de l'enfant. Ce sont d'ailleurs les concepts de projection et d'in-trojection, beaucoup utilises dans la clinique kleinienne des enfants, que Merleau-Ponty utilise pour decrire les processus selon lesquels se structurent l'univers charnel et la promiscuite originaire a autrui17. La clinique psychanalytique des enfants interesse enfin Merleau-Ponty en ce qu'elle montre que, de la meme maniere que l'hallucination du fou n'est pas une absence de rapport perceptif a la realite mais un mode de perception different, plus originaire, le mode de communication de l'enfant n'est pas une absence de langage et donc de sens, mais plutot la mise en reuvre d'un langage non verbal, lequel serait a l'origine du langage verbalement constitue. La psychanalyse at-tribue en effet une fonction symbolique, comprise comme tout ce qui manifeste un sens au sein du sensible, dans certaines attitudes corporelles et comporte-mentales des enfants, dans le prolongement de la clinique freudienne qui qua-lifiait de langages ces donnees muettes de l'experience que sont les images du reve et les corps des hysteriques. Merleau-Ponty precise alors que ce qui l'interesse ici, ce n'est pas de considerer le symbolisme corporel ou onirique comme etant un langage verbal refoule. Il est certes utile de considerer les conversions hysteriques comme autant de me-taphores verbales, comme par exemple les troubles de la deglutition d'une jeune patiente de Binswanger qui ne pouvait pas « avaler » certains propos18, car alors il suffirait de lever le refoulement pour que le message verbal s'exprime claire-ment et que le symptome disparaisse. Mais du point de vue theorique, cela n'ap-porte pas grand-chose puisqu'il s'agit toujours, dans ce cas, du meme langage, 177 a savoir le langage verbal. Le malaise qu'exprime Merleau-Ponty vis-a-vis de l'in-terpretation lacanienne de Freud tient precisement a son opposition a une 17 Merleau-Ponty, La nature. Notes au cours du College de France, Paris, Seuil, 1995, p. 347, mais aussi p. 287-288 : « Mon schema corporel se projette dans les autres et les introjecte, a des rapports d'etre avec eux, recherche l'identification, s'apparait comme indivis avec eux, les desire. Le desir considere au point de vue transcendantal = membrure commune de mon monde comme charnel et du monde d'autrui. Ils aboutissent tous deux a une seule Einfühlung (cf. ine-dits de Husserl) ». 18 Cite par Merleau-Ponty in Phenomenologie de la perception, p. 187. conception de l'inconscient en termes exclusifs de signifiant et de signifie. Meme si Freud lui-meme a donne plus d'une indication en ce sens, il aurait egalement, selon Merleau-Ponty, entrevu l'existence d'un symbolisme vraiment autre que le symbolisme verbal, puisqu'il a toujours refuse de reduire le symbolisme incons-cient a l'expression de pensees refoulees. Si ce que Merleau-Ponty appelle le « symbolisme primordial », a l'ffiuvre entre autres dans la conscience enfantine, le reve et l'hallucination, utilise des images et des sensations, ce n'est pas seu-lement pour brouiller, en l'engluant dans du concret, un sens verbal par ailleurs clair et distinct, mais c'est aussi parce que le sujet de ce symbolisme n'est pas le sujet parlant et pensant, mais le sujet charnel, qui envisage le langage non pas comme un sens a comprendre mais comme ce qui produit un effet sensoriel et af-fectif. Merleau-Ponty cite a cette occasion plusieurs fois la note de Freud selon la-quelle, dans le reve, les mots sont parfois « traites comme les choses » c'est-a-dire comme des donnees que le sujet rencontre dans le champ de la perception et de la sensation19, et non dans le champ de la signification. Freud indique en outre que, lorsque « les mots sont traites comme des choses », le travail du reve « cree alors des discours ou des neologismes 'schizophreniques' tres ressemblants »20, et il renvoie, concernant cette intuition, au materiel clinique de Bleuler et Jung, qui travaillaient alors a la clinique de Burghölzi a Zurich ou on recevait beau-coup de patients schizophrenes. Merleau-Ponty n'a pas utilise ces recherches, et les quelques cas de schizophrenie auxquels il se refere ne sont abordes qu'a partir de la problematique de l'hal-lucination, c'est-a-dire du rapport au reel, sans que soient interroges specifique-ment le rapport a autrui ni le rapport au langage, - sans doute parce qu'il etait convenu de penser a son epoque qu'un schizophrene, c'est un sujet qui hallucine et non qui parle et que, meme s'il parle, sa communication et son rapport a l'au-178 tre sont trop pauvres ou trop delirants pour etre juges instructifs. Or, ce lieu commun a justement ete battu en breche par la clinique de la schizophrenie du psychiatre psychanalyste Harold Searles, - clinique qui aurait pu etre tres utile a Merleau-Ponty dans son elaboration des concepts de chair et de sym-bolisme primordial. 19 Merleau-Ponty, L'institution, la passivite, p. 210, p. 284. 20 Freud, « L'inconscient »(1915), in Metapsychologie, trad. J. Laplanche et J.B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1940, p. 115. II - La clinique de la Schizophrenie proposee par Harold Searles Avant de derouler cette clinique, presentons brievement Harold Searles. Ne en 1918 aux Etats-Unis, il a d'abord ete psychiatre des armees pendant la Seconde guerre, ce qui l'a amene a travailler a la clinique Topeka au Texas, qui recevait entre autres les soldats traumatises. Cette clinique a accueilli beaucoup d'ana-lystes juifs refugies, et a ete une des institutions psychiatriques pionnieres dans la prise en charge psychanalytique des patients psychotiques. En 1949, Searles rejoint la clinique de Chestnut Lodge, dans le Maryland, ou il restera 15 ans. Cette clinique, dirigee a l'epoque par la psychanalyste allemande emigree Frieda Fromm-Reichmann, propose egalement d'etendre la therapie analytique, consti-tuee a la base par et pour des nevroses, a des psychotiques, dans la perspective de l'Ecole hongroise de Sandor Ferenczi pronant une elasticite de la technique psychanalytique - perspective qui trouve alors en Europe tres peu d'applica-tions21, puisque meme Freud avait emis de serieux doutes quant a l'accessibilite des patients souffrant de troubles narcissiques a la technique psychanalytique22. Le premier argument consistant a dire que les psychotiques sont inaccessibles a l'analyse est que, du fait de leurs hallucinations et delires, ils auraient tellement peu de rapport a la realite et vivraient dans un monde tellement prive, que l'ana-lyste n'aurait pas de terrain commun possible avec eux. Cela se verifierait dans le contre-transfert de l'analyste au contact de patients hallucines, tres souvent caracterise par la sensation de ne pas exister, de n'etre qu'un element du decor parmi d'autres ou, de ne pas etre investi par le patient comme un sujet existant. Or, pour Searles, cela ne prouve pas que le sujet hallucine s'est effectivement retire dans son monde interne et qu'il est inaccessible, mais plutot qu'il est regresse a un etat d'indifferenciation entre soi et le monde environnant, entre soi et les choses inanimees, - ce dont temoigne dans le contre-transfert le vecu de non- 179 reconnaissance de l'analyste ou d'indifference a l'egard de sa personne23. 21 Les exceptions notables sont precisement la collaboration de Bleuler et Jung a la clinique Burghölzi de 1900 a 1911, ainsi que la pratique de Binswanger a la clinique Bellevue en Suisse egalement, - lequel etait auparavant assistant de Jung a Burghölzi. 22 Cf. par exemple Freud, Sigmund Freud presents par lui-meme (1925), Paris, Gallimard Folio essais, 1984, p. 101 sq. 23 Sur ce type de situations transferentielles cf. l'article de H. Searles « La psychose de transfert dans la psychotherapie de la schizophrenie chronique » (1963), in L'effort pour rendre l'autre fou, trad. fr. B. Bost, Paris, Gallimard Folio essais, 1977, p. 619-621. Or, cet etat d'indifferenciation n'est pas en soi incomprehensible car, precise Searles : Dans ma monographie sur I'environnement non humain, je soulignais le fait que, dans le cas d'un developpement normal du moi, le nourrisson etait subjectivement in-differencie de son environnement non humain aussi bien qu'humain [...] il se peut que l'essentiel du fonctionnement de la personnalite soit, meme chez les adultes nor-maux, subjectivement indifferencie, au moins a un niveau inconscient, de l'immense domaine de l'environnement inanime24. Searles ne connaissait pas le concept merleau-pontyen d'Ineinander, defini comme « inherence du soi au monde ou du monde au soi, de soi a l'autre et de l'autre au soi »25. Il se refere pour sa part au concept de symbiose de Margaret Mahler, defini comme cet etat originaire d'indifferenciation entre le nourrisson et son environnement, qui ne devient pathologique que s'il perdure ou predo-mine sur les relations differenciees aux objets de la realite. L'hallucination pre-cedemment evoquee du patient qui croit que la brosse rentre dans sa tete peut ainsi prendre un sens et etre interpretee comme une tentative de symbolisation par le patient de ce vecu d'indifferenciation avec le monde environnant inanime. Searles, a l'instar de Merleau-Ponty, ne fait donc pas de l'hallucination et du delire les signes d'une absence ou d'une degenerescence de la capacite de penser, mais plutot les effets d'une fonction symbolisante particuliere car originaire, avec laquelle l'analyste peut et doit travailler. Le second argument utilise par les psychiatres et meme par certains psychana-lystes contre l'extension de la therapie analytique aux psychotiques, est que celle-ci repose sur le maniement du transfert, cette relation particuliere qui lie 180 le patient a l'analyste, et qui serait inexistante chez les schizophrenes et les au-tistes, replies sur eux-memes, donc indifferents aux autres26. La critique que de-ploie Searles contre cet argument est la meme que celle utilisee contre l'impos-sibilite de travailler avec des sujets hallucines : l'analyste peut avoir l'impression que le patient n'est pas en relation avec lui, mais l'analyse du contre-transfert decouvre au contraire ici un type de transfert particulier, que Searles nomme 24 H. Searles, « Les phenomenes transitionnels et la symbiose therapeutique » (1976), in Le contre-transfert, trad. fr. B. Bost, Paris, NRF Gallimard, 1981, p. 153. 25 Merleau-Ponty, La nature, p. 269. 26 H. Searles, L'effort pour rendre l'autre fou, p. 597. transfert delirant27 ou psychose de transfert, et qui signe une fagon singuliere dont le patient fait l'experience de l'autre, sur le mode originaire de l'indis-tinction alimentee par des introjections primitives et des identifications pro-jectives massives. On a egalement pu dire que les schizophrenes ne developperaient, du fait de leur pathologie narcissique, que peu ou pas de relations d'objets, d'ou la pauvrete de leur discours quant a leurs rapports familiaux, amicaux ou amoureux. Or, Searles rappelle comme Merleau-Ponty que la pathologie narcissique n'implique pas l'absence de relation a l'autre : Quant a l'experience subjective qu'a le patient schizophrene de ces phenomenes d'in-trojection, plus son moi est de-differencie, moins il est capable de faire la distinction entre l'objet introjecte et son propre soi ; fondamentalement, il vit, comme une part indiscernable de lui-meme, une qualite qui appartient essentiellement au therapeute ou a quelqu'un d'autre de son entourage actuel, ou encore a une personne de son passe. Il n'est guere facile pour le therapeute de deviner quand, dans la communication du patient, un objet introjecte est apparu et exerce son influence [...]. J'avais une pa-tiente hebephrene souvent plongee dans une emotion qui me paraissait plus ou moins fausse ; malgre ses pleurs dechirants et son visage inonde de larmes, son etat ne sus-citait chez moi qu'ennui et froideur [...] un jour, apres s'etre ainsi comportee quelques minutes, elle me demanda avidement : 'Avez-vous vu Grand-mere ?' Je ne sus pas, tout d'abord, ce qu'elle voulait dire : je pensai que, pour elle, j'etais quelqu'un qui revenait tout juste de voir sa grand-mere dans la lointaine ville oü elle habitait. Puis je me ren-dis compte que, cette fois, elle m'avait deliberement montre comment etait sa grand-mere ; et quand je lui repondis dans ce sens, elle confirma mon impression.28 Le dernier argument utilise pour soutenir l'inaccessibilite des psychotiques a la 181 psychanalyse est que, si celle-ci est une cure par la parole, l'analyste ne peut pas avoir acces au vecu et a l'inconscient de patients ayant un rapport pauvre au langage, ou qui ne s'expriment pas principalement par le biais du langage ver- 27 Searles emprunte ce terme a Margaret Little, que celle-ci definit comme suit : « Dans cet etat, sujet et objet, sentiment, pensee, mouvement sont vecus comme etant la meme chose. Autre-ment dit, il y a seulement un etat d'etre ou d'experience et le sentiment qu'il y a la une personne n'existe pas » (extrait de l'article de 1958 « On Delusional Transference », cite par Searles in L'effort pour rendre l'autre fou, p. 615). 28 Ibid., p. 320-321 (c'est moi qui souligne). bal comme le montre l'exemple precedent. Freud avait ici ouvert la voie en mon-trant que I'homme dispose d'autres modes d'expression que le langage articule : le langage du reve, le langage du corps hysterique ... et le « discours schizophre-nique » dont il ne donne lui-meme que quelques rares indications. Or, c'est precisement ce dernier mode d'expression qu'a etudie Searles, notam-ment dans un article de 1961 sur « La communication schizophrenique »29, et dans un autre de 1962 intitule « Differenciation entre pensee concrete et pensee metaphorique chez le schizophrene en voie de guerison »3". Ce que Freud appe-lait « traiter les mots comme les choses » est manifeste dans le maniement par-ticulier du langage que font les schizophrenes, et qui consiste a ne pas pouvoir differencier entre le concret et le metaphorique, et a prendre les pensees et les mots non pas au niveau de leur signification, mais en tant qu'objets d'une experience sensorielle et perceptive immediate. Searles rapporte ici le cas d'une pa-tiente qui, au lieu d'exprimer son emotion de tristesse et de dechirement a la vue d'un vieil homme a l'allure pitoyable, avait eu la sensation que son creur avait ete litteralement arrache31 : la metaphore est ici metabolisee et litteralement somati-see. Pour autre exemple de cette symbolisation sensorielle et charnelle, cette pa-tiente qui, quand elle est tres deprimee, dit voir en noir certaines choses autour d'elle, au lieu de ressentir psychiquement qu'elle « broie du noir »32. Pour Searles, ces exemples confirment l'idee de Jean Piaget, que reprend egalement Merleau-Ponty, selon laquelle les perceptions externes et internes prennent une part active essentielle dans la formation initiale de la pensee et du langage abstraits. Searles precise ainsi que, comme le schizophrene : L'enfant, avant qu'il ne puisse arriver a comprendre des phrases telles que 'cela me pese sur les epaules' ou 'cela me retourne l'estomac' dans leur signification meta-182 phorique relativement videe de tout accompagnement somatique, doit d'abord avoir senti leur signification comme une sensation partiellement ou meme peut-etre prin-cipalement somatique [...] la metaphore n'aurait jamais pu se developper s'il n'y avait pas eu auparavant une absence des frontieres du moi, s'il n'y avait jamais eu [...] un 29 Ibid., p. 301-383. 30 Publie en frangais in Le trouble de penser. Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 25, 1982, p. 331-353 (trad. S. Mellor-Picaut). 31H. Searles, L'effortpour rendre l'autre fou, p. 422. 32 H. Searles, « Differenciation entre pensee concrete et pensee metaphorique chez le schizophrene en voie de guerison », p. 351. flux a peu pres sans entrave entre les champs de l'experience que l'enfant vient plus tard a ressentir comme monde interieur et monde exterieur distincts.33 L'usage bizarre que font les schizophrenes du langage, en traitant les mots comme les choses et en les incorporant dans leur vecu sensoriel, permettrait ainsi de saisir l'emergence du langage verbal a meme une logique d'expressivite charnelle et perceptive. Searles ajoute que non seulement il n'y a pas, a ce niveau originaire que reactua-lise le symbolisme schizophrenique, absence de communication, mais qu'en plus « le partage mutuel d'une telle experience de metaphore nous semblerait alors constituer le contact psychologique le plus intime qu'un etre humain adulte puisse avoir avec un autre »3^. Cela rejoint l'idee de Merleau-Ponty selon laquelle le rapport pre-verbal a autrui, au sein duquel « il y a projection-introjection, producti-vite de ce que je fais en lui et de ce qu'il fait en moi », est une « communication vraie »35. Les notions de « partage mutuel » et de « contact » indiquent bien ici que la clinique de la schizophrenie n'est possible et instructive que parce qu'elle ne se deroule pas dans le cadre psychanalytique classique, fonde sur une relation asy-metrique entre l'analyste et le patient, et depourvue de « contact » (lequel consti-tue l'objet de l'interdit fondamental du cadre psychanalytique « orthodoxe »). La clinique de Searles conduit donc, dans un dernier temps, a interroger sa conception de la technique analytique, et nous verrons ici que cette derniere a ete d'une certaine maniere theoriquement pressentie par Merleau-Ponty dans sa philosophie de la chair. III - Les implications techniques d'une clinique de I'originaire Nous voudrions finalement montrer en quoi la philosophie de la chair de Mer- 183 leau-Ponty presente une fecondite clinique, au sens ou elle fournit des indications techniques dans la direction de la cure avec des patients psychotiques, -indications d'autant plus etonnantes qu'elles ne reposent pas sur une experience pratique, et qu'elles s'ecartent de la technique psychanalytique orthodoxe ainsi que de la technique lacanienne des annees 1950, qui representait alors le modele dominant de la conception de la cure en France. 33 Ibid., p. 352. 34 Ibidem. 35 Merleau-Ponty, L'institution, la passivite, p. 35. Premierement, Merleau-Ponty note que la relation de transfert congue comme une asymetrie entre le patient et I'analyste est « inefficace dans de cas vraiment patholo-giques », car ce n'est pas au niveau de la connaissance ou de l'explication logique que la relation a une chance de s'instituer. Il faudrait plutot viser, selon Merleau-Ponty, le « domaine de notre 'archeologie'. L'analyste n'a pas la clef. Elle est a faire pour chaque cas. Il n'est pas celui qui sait en face de celui qui ne sait pas. Il est dans le jeu du contre-transfert. Il faut qu'il continue de se connaitre pour connaitre l'autre »36. Merleau-Ponty congoit donc la relation analytique comme une relation de com-prehension, et d'im-plication personnelle du therapeute par le biais du contre-transfert. Searles a pour sa part ete un des grands theoriciens du contre-transfert, car selon lui, la psychanalyse des patients psychotiques oblige l'analyste a faire un travail sur lui-meme, sous la forme d'une perlaboration constante de son contre-transfert et d'une supervision reguliere. En effet, les psychotiques utilisant principalement un mode de communication non verbalise et non conscientise, ils sont plus aptes que d'autres a saisir chez l'analyste des pensees inconscientes, qui s'expriment par exemple a travers des intonations ou des attitudes corporelles. Les patients schizophrenes peuvent ainsi avoir tendance a se faire « l'analyste de l'analyste », ce que celui-ci doit selon Searles ad-mettre et, dans une certaine mesure, utiliser dans la relation de transfert37. Merleau-Ponty reitere quant a lui plusieurs fois cette idee que la relation du patient a l'analyste doit etre une relation dialectique38 au sens socratique du terme. Cela suppose par consequent que l'analyste se departisse d'une attitude trop in-tellectualiste, qui favorise l'interpretation au detriment de la comprehension, et l'expression verbale au detriment de modes d'expression plus originaires ou pri-maires. La promotion du contre-transfert va ainsi de pair, pour Merleau-Ponty, avec la valorisation de l'empathie ou Einfühlung de l'analyste. Freud utilise par-fois cette notion, qu'il presente comme une capacite a entendre l'inconscient 184 chez l'autre39, d'une maniere elle-meme inconsciente sous la forme d'associa- 36 Merleau-Ponty, Notes de cours, 1959-1961, Paris, NRF Gallimard, 1996, p. 154 (c'est moi qui souligne). 37 H. Searles, L'effortpour rendre l'autre fou, p. 363 sq. Ces principes techniques ont ete premierement fortement appuyes par Sandor Ferenczi. 38 Par exemple in L'institution, la passivite, p. 159 : « Merite de Freud : la vraie analyse fait du patient non un objet, mais finalement un nouveau sujet, qui n'est pas porte par la force du prestige du maitre ». 39 Cf. par exemple Freud, « Conseils aux medecins sur le traitement analytique » (1912), in La technique psychanalytique, trad. A. Berman, Paris, PUF, 1953, p. 66. tions d'idees ou de ressenti sensoriel, moteur ou affectif. Mais il ne retient de cette capacite que son versant psychique (soit les associations d'idees qui vien-nent a l'analyste lorsqu'il ecoute son patient) et non son versant somatique et affectif, juge trop irrationnel et subjectif40, - le dispositif classique de la cure consistant d'ailleurs a mettre entre parentheses le corps sensori-moteur. Or, pour Merleau-Ponty, l'empathie est le fondement irreductible de la relation a l'autre, et il est naif de croire que l'on pourrait mettre entre parenthese ce type de relation originaire, qui s'instaure des que deux corps sont en presence. Cela est d'au-tant plus vrai avec des patients psychotiques qui, comme le montre bien la clinique de Searles, regressent a un mode de relation et de symbolisme pri-maires, et attendent que l'analyste se mette d'une certaine maniere a l'unisson pour pouvoir briser leur solitude. Relativement a l'attitude de « neutralite bien-veillante » de l'analyste, Searles affirme pour sa part que : Ce genre de tentative, lorsqu'elle est faite trop t5t, implique une condescendance bles-sante de la part de l'analyste qui est est assez presomptueux pour laisser entendre que rien chez le patient ne peut serieusement l'incommoder [...] en tentant de maintenir une position d'impassibilite, il [l'analyste] se defend sans doute contre l'activation en lui de noyaux de realite auxquels repondent les transferts desorganises du patient sur lui, -ces transferts, ainsi que leurs noyaux de realite chez l'analyste (et chez le patient) demandant a etre pergus par les deux participants pour que la psychose de transfert de-vienne evidente et traitable.41 Cela revient a dire que, non seulement l'analyste doit se faire le support des identifications projectives du patient, mais qu'il doit en outre etre attentif a son propre maniement du symbolisme charnel ou en acte, si tant est que ce dernier, comme le dit Merleau-Ponty, consiste « dans la corporeite et le rapport a autrui, la projection et l'introjection [qui] ne sont pas les operations d'une 'conscience' »42. 185 40 « Ma proposition d'apprehender l'inconscient de l'analysant avec son propre inconscient, lui tendre pour ainsi dire l'oreille inconsciente comme un recepteur, a ete formulee dans un sens modeste et rationaliste [_] Toute obscurite disparait si vous admettez que dans cette phrase il n'est question de l'inconscient qu'au sens descriptif », (Freud, Lettre a Binswanger du 22 novembre 1925, in Sigmund Freud / Ludwig Binswanger, Correspondance, 1908-1938, Paris, Calmann-Levy, 1995, p. 258). 41 H. Searles, Le contre-transfert, p. 175 (c'est moi qui souligne). 42 Merleau-Ponty, L'institution, la passivite, p. 205. Merleau-Ponty aurait ainsi certainement souscrit a ce principe technique dans la cure des psychotiques que Searles elabore sous le terme de « symbiose therapeu-tique », ou le patient et l'analyste entrent dans une relation « comme celle qui s'eta-blit normalement entre le jeune enfant et sa mere et ou les deux participants font subjectivement corps l'un avec l'autre »43. Cette phase du transfert est pour Searles essentielle, car elle permet a l'analyste de dechifErer la communication charnelle du patient sur un mode primaire, c'est-a-dire perceptif, affectif et donc essentiellement silencieux, pour ensuite etre en position de traduire verbalement ces affects et sensations au patient, de telle sorte que celui-ci puisse les reintegrer et, lentement, etre capable de verbaliser ce qu'il ne pouvait auparavant que somatiser ou agir. Cette fagon de conduire une cure, en regressant a une phase de partage sensoriel et affectif, pour elaborer une relation de plus en plus differenciee et une communication de plus en plus verbalisee, correspond assez bien a l'idee que Merleau-Ponty se fait de cette partie de la psychanalyse freudienne qui n'est selon lui restee qu'a l'etat d'intuition44, et qu'il faudrait creuser plus avant. La technique centrale de l'interpretation ne consiste pas en effet seulement a rendre conscients des contenus refoules mais egalement, et de maniere plus creatrice, a transformer des vecus perceptifs, sensoriels et affectifs pour ainsi bruts en des contenus suscep-tibles d'etre subjectives par la psyche et symbolises par le langage. Merleau-Ponty qualifie ainsi l' « inconscient primordial » de Freud, celui d'avant le refoulement, de conscience ou logique perceptive, laquelle constitue : une ouverture entre le sentir et la chose meme [...] toujours arrachee a soi ou au monde, effectuant des projections et introjections symboliques. La thematisation, l'ap-pel a un symbolisme qui soit symbolisme de soi, a savoir verbalise, necessite une vraie transformation [car] ce qui est avant elle est vraiment autre et non pas seulement im-186 plicite. L'interpretation n'est pas simple double explicite du donne : c'est sa conversion en significations disponibles, 'objectives' [...] L'inconscient comme conscience perceptive est la solution que cherche Freud : car il faut que la verite soit la pour nous, et qu'elle ne soit pas possedee.45 43 Searles, L'effortpour rendre l'autre fou, p. 350. Il precise par ailleurs que « l'idee delirante qu'a le patient d'une union profonde avec l'analyste doit devenir une realite partagee par les deux participants » (ibid., p. 669). 44 Merleau-Ponty, « La psychanalyse et son enseignement », in Parcours II, p. 282-283. 45 Merleau-Ponty, L'institution, la passivite, p. 212. La mise en rapport de la philosophie de la chair de Merleau-Ponty avec la cli-nique et la technique analytiques de Searles nous permet ainsi de conclure que, si la « solution » que propose Merleau-Ponty n'est pas necessairement celle que Freud a lui-meme proposee, force est neanmoins de constater qu'elle fait echo a celles qu'ont pu proposer d'autres figures de la psychanalyse comme Ferenczi et Searles, et qui ont prouve leur fecondite tant sur le plan theorique que clinique. 187 Samo Tomšič* The Invention of New Love in Psychoanalysis 1. Love has defined philosophy since its very beginning. It is part of its very name: philia sophias, love of knowledge. Undoubtedly an unusual love, but one which appears in a slightly different light when one confronts it with psychoanalysis. Philosophical love of knowledge points towards what psychoanalysis identifies in the phenomenon of transference - transference love. What is transference love? Freud declared transference love to be artificially produced in an analytical situation. It is therefore merely a semblant of love - though every love could be defined in relation to the semblant - and a crutch supporting the analytic process. Freud famously claimed that in analysis a particular pathological complex is replaced by so called transference neurosis, which includes the person of the analyst. In this regard, transference neurosis is par excellence an illness of love, even love as illness. And Lacan will later isolate a double supposition in this transference relation, one concerning knowledge and the other the subject. Both suppositions are unified in one concept: the subject supposed to know. The link between transference and philosophy becomes clear once one recalls that Lacan explained the phenomenon of transference by referring to Plato's Symposium. Socrates, this ambiguous missing link between philosophy and sophistics, between the Master and the Analyst, is declared to be the inventor of 189 transference: a true hysteric addressing and questioning the knowledge of the Greek masters. Socrates not only invented philosophy, and was in this regard the first pure philosophical thinker, but he also invented philosophy precisely by introducing a specific technique of how to manipulate this love of knowledge. He was obviously not the first one in history to have a crush on knowledge. Already Parmenides was seduced by philia of the Goddess, and even though the entire phenomenon of transference love was already present in this philosophical Urszene, it still needed to be detached from its poetic letter, in order to become strictly philosophical. What is important here is the fact that for Parmenides this * Institute of Philosophy SRC SASA, Jan van Eyck Academy, Mastricht "surplus knowledge", to use the very appropriate expression of Jean-Claude Mil-ner, belonged to a Goddess, whereas with Socrates it becomes attributed to God, more precisely, to the Name-of-the-Father, which is, if one follows Lacan's suggestion, in the end only one of the names of the White Goddess.1 Nevertheless, philosophy is inaugurated by a logical shift from Goddess to God, from Par-menides to Socrates: the philosopher no longer is seduced (by the speech of truth), but rather falls in love (with knowledge). Transference replaces seduction. Again, the link between transference and philosophical love consists in the supposition of surplus knowledge, which the analysand places in the analyst, whereas the philosopher attributes it to God. But whoever still believes in God and wisdom in these happy hypermodern times, apart from anachronistic neurotics and philosophical nostalgics? The trick here is that one does not need to believe in them - the unconscious does this for the subject. For the unconscious concerns precisely a hypothesis of knowledge, which does not know itself, and a hypothesis of God, which does not know that it does not exist. So we are near to the conclusion that as long as the subject is defined asparletre, to use Lacan's neologism, that is, as speaking being, it will have to deal with these two hypothesis. Not only that "God is unconscious", as Lacan famously claimed, but also that the unconscious is deeply philosophical - it simply loves knowledge, since it does not know that it knows it, and precisely because it does not know that it knows it. Every emergence of transference is therefore a philosophical act. And consequently, in every analysand there is a philosopher. But we know that the task of psychoanalysis is not to form good philosophers, but to awaken them from their "eternal" philosophical dream. It is therefore entirely understandable why Lacan saw in anti-philosophy a crucial element of psychoanalytic teaching: the analyst needs to guide the analysand's philosophical desire, his transference 190 love of knowledge to its limits, and in this sense one can claim that for psychoanalysis the main goal is to bring an end to love - to introduce finitude and temporality, which will make an end to this eternal philosophical love. Psychoanalysis has no pretension to last forever, no pretension for eternity, since it presupposes a radical non-relation between the analysand's supposition and the analyst's position. For otherwise psychoanalysis would have to abolish its fundamental goal, the direction of the cure. In this regard, Socrates did invent transference love - 1 See Jacques Lacan, "Preface a L'Eveil duprintemps", in: Autres ecrits, Paris: Editions du Seuil, 2001, p. 563. but he did not invent it in the same way as Freud. The Freudian reinvention of transference love produces a historical discontinuity since it reveals philosophical striving towards knowledge as an entanglement with the semblant, which suppresses the problem of the real by replacing it with the question of being. 2. Love, and in this sense philosophical love does not differ from subjective love, aims at being, as Lacan will famously claim. Herein one can detect the basic difference between Freud and Lacan, on one hand, and between philosophy and psychoanalysis, on the other. Lacan's statement concerns every love, and in this sense he makes no distinction between transference love, this supposedly artificial formation or product of the analytic situation, and love outside analysis, the one which "happens" between two subjects. By aiming at being, love also aims at the Other, since the question of being is articulated precisely in the Other. Here, Lacan's reference is obviously Heidegger, who linked the unveiling of being with language, this Other par excellence. This is the point where Lacan nevertheless introduces a shift in the Freudian conception of love. While Freud insisted in the narcissistic character of love, Lacan demonstrates that love presupposes the positive existence of the Other and that even narcissistic love can not be fully reduced to the imaginary. There is always a certain referentiality, a symbolic dimension of love that resists its reduction to narcissism. Lacan nevertheless adopts the Freudian idea of narcissistic love when he links his analysis of love to the philosophical question of the One. Here, Freud and Lacan share the same reference, Plato's Symposium. To simplify the matter, Freud defines Eros as the tendency towards One, which strives to appropriate the object, which would fill the subjective lack. Lacan follows this line of thought when he claims that love operates on the level of impotence and that it is defined by a fundamental ignorance. Love may be aiming at being and hence at 191 the Other, but as far as it represents an articulation of the subjective lack, it ignores the fact that it is essentially a tendency towards "being One".2 In the end, the impotence of love is linked to its incapacity to reach the Other, without bringing it back to the question of the One. Here, Freud and Lacan both recall the Aristophanes myth, where love is presented as a search for the lost half, and therefore precisely as a tendency to reduce the Other to the object, which is supposed 2 Jacques Lacan, Le Seminaire, livre XX, Encore, Paris: Editions du Seuil, 1975, p. 12. (English translation, W. W. Norton, London and New York, 1998, p. 12.) to fill the subjective lack. In this sense, love is an articulation of a subjective lack in the Other, whereby the Other is split on itself, symbolized by A, the big Other as synonymous to the symbolic order, and a, the object-cause of love, which is exposed and detached from the Other. This reduction also demonstrates that love in fact aims at the semblant - at being as semblant par excellence - and that it is never univocal: affirmation of the Other always implies its reduction to the object. Lacan somewhere underlines that the aim of psychoanalytic discourse is to force the passage from impotence to impossibility, thus from semblance to the real, from love to jouissance. From the perspective of transference love, this passage appears as a dissolution of love, a stepping out of the field of love. And it seems that in relation to the entire topic of anti-philosophy, this implies also the gesture of stepping out of philosophical discourse as the fortress of transference love -of transference love which wants itself as a system. But anti-philosophy is not simply a refusal of love, but rather its subversion, since it conserves the moment ofphilia. Hence, one should rather expect that anti-philosophy will re-articulate, rather than simply reject, the question of love. And the question can in fact be formulated as follows: can love support the passage from impotence to impossibility? After we step out of transference love, is there a dimension of love which would be the effect of this passage? In short, is there a "new love",3 to use the expression borrowed by Lacan from Rimbaud's short poem A une raison? Here it is worth recalling the fundamental lesson in love given by Freud's invention of psychoanalysis. This lesson is contained in the very distinction of the two faces of love, which were later linked together by Lacan. The experience of transference love is not only something which stands at the beginning of every analysis, or which inaugurates and supports analytic experience as such, but also something 192 which triggered the very invention of psychoanalysis. And in this regard, every analytical situation repeats the invention of psychoanalysis. Every analyst is forced, as Lacan will claim towards the end of his teaching, to reinvent psychoanalysis. In this sense, psychoanalysis does not have any a priori guarantees and Lacan's statement on the reinvention of psychoanalysis as an analytical imperative in fact radicalizes the implications of the statement that the analyst is authorized by nothing other than himself. This self-authorization implies that the analyst is not authorized by any pre-existing or pre-supposed knowledge. From this perspective, self- 3 Jacques Lacan, Le Seminaire, livre XX, Encore, p. 20. (English translation, p. 16.) authorization and the idea of the reinvention of psychoanalysis explicitly reject Lacan's famous matheme doctrine, which is supposed to offer a minimum of authorization beyond the analyst's position, since it is supported by the idea of the real knowledge. Whereby this real knowledge is characterized precisely by the fact that it forecloses any dimension of love. The real can not be loved, since its impossibility causes the opposite of love, namely anxiety. The real can be loved merely through its reduction to the question of being, that is, on the level of the inseparability between the real and the semblant, as it is articulated in philosophy. The invention of psychoanalysis and the discovery of the unconscious thus coincide with Freud's clinical encounter of transference. The document communicating this psychoanalytic rupture is the case study of Emmy von N., which is included in the clinical part of Freud and Breuer's Studies on Hysteria. In his correspondence Freud describes the difficulties that the patient caused him in his attempts to hypnotize her - that is, precisely, in his attempts to produce an artificial transference relation. In the end, the patient sabotaged the very idea of artificiality and communicated an important lesson in love - love already is semblant, and the patient already was "hypnotized" by the transference itself: there is no hypnosis of hypnosis. The turning point in Freud's treatment of the case took place when the patient unexpectedly wanted to embrace him. This explicit expression of love awakened Freud from the discourse of hypnotism, that is, from the discourse of the master. While hypnotism conceptualized the unconscious as Other consciousness, the recognition of love revealed the unconscious as knowledge, which does not know itself, and thus enabled the invention of the transference unconscious. Only when the unconscious was invented in relation to transference love was the concept of the unconscious detached from its romantic context. Transference is rooted in the logic of the semblant, and therefore in the logic of the surface. Transference love thus abolished the idea of 193 unconscious depth supposed by the discourse of hypnotism and introduced a new topology of the unconscious. The situation between Freud and his patient demonstrates that the transference relation was visible all along, maybe even too visible. And the invention of the transference unconscious basically forces the visibility of this very visibility of the unconscious. It makes the visible ... visible, it creates new conditions for the visibility of the visible. Let us now return to Lacan's reference to Rimbaud. Therein, Lacan claims that Rimbaud's poem posits love as a sign of the fact that the subject changes rea- sons. And he adds: "One changes reasons - in other words, one changes discourses."4 This statement is best illustrated by the situation between Freud and his hysterical patient. Here, the experience of transference love in fact signals a discursive shift - Freud abandons the technique of mastery (hypnotism) and discovers analysis. And when Lacan specifies that his statement on love as a sign of discursive change means that every passage from one discourse to another is accompanied by the emergence of analytic discourse, he is actually claiming that the phenomenon of transference functions as a knotting point, around which all discourses are articulated. Every discourse implies a certain economy of transference love - whereby the analytic discourse functions as an exception, because although the psychoanalyst assumes the position which supports transference love, he assumes it on the very border between the interiority and exteriority of the transference situation. The analyst does not believe this love - he believes in it, but not to what it enunciates. Or to put it differently, the analyst subtracts himself from the identification of his position with the transference image of the subject supposed to know. In the end, one could claim that the analyst refuses to play the role of a good God - he refuses the philosophical tendencies of the transference unconscious. Hence, there is a radical discrepancy between the analyst's and the analysand's positions, since the transference demand is articulated from a position of impotence, whereas the answer comes from a position of impossibility. Psychoanalytic discourse thus assumes a double position towards the question of love. Firstly, love plays the role of a certain orientation in thinking - this is the meaning of the reference to Rimbaud, where love signals the change of reasons. If psychoanalytic discourse gave a blow to man's narcissism, as Freud famously declared, then one can conclude that Freudian invention discovered love as the decentralization of thinking. While in philosophy love still operates as a nor-194 malization, in psychoanalysis it produces an internal struggle: by hurting human narcissism, it precisely gives a blow to a certain kind of love. To develop this orientation in thinking means to produce a logical articulation of psychoanalytic discourse on the basis of love, whereby this new orientation produces what Lacan called "half-saying", a new modality of enunciation, which has the effect of forcing, in reference to which one can speak about the passage from impotence to impossibility. At the same time, love exposes and enacts the 4 Ibid. non-relation between the position of impotence and the position of impossibility, presenting it as an impossible encounter between the analysand and the analyst. Whereby this setting is repeated in the analytical situation - and it is precisely here that psychoanalysis erases the difference between transference and "normal" love - the non-relation between the sexes, or the non-relation which psychoanalysis claims forms the very core of sexuality. The non-relation which assumes the very status of the psychoanalytic real and which Lacan articulated in the form of the statement: "There is no sexual relation." 3. Linked with the problematics of love, the statement declares that for speaking beings love serves as a crutch of the sexual relation. Consequently, Lacan's central determination of the relation between love and sexuality goes as follows: love supplements the sexual relation. This determination is ambiguous, because Lacan uses the French term suppleer, which means both to complete and to substitute. The ambiguity of the term itself thus repeats the ambiguity of love itself, the inconsistency which essentially defines it, namely that there is no univocal enunciation in love. Instead, love is placed in the very split between being and non-being, between the il y a of sexuality and the il n'y a pas of the sexual relation. Love is a reaction to the non-being of the sexual relation on the level of being. And as such a reaction, love presents itself as the (symbolic) repetition and (imaginary) visibility of the sexual non-relation, its effect and re-enactment. The double meaning of suppleer in fact corresponds to two sexuated positions and two logics which determine the sexual inscription of the speaking body in the field of language. The formulas of sexuation developed by Lacan in Encore can therefore be read as formulas of love, or love-letters.5 195 5 Ibid., p. 73. (English translation, p. 73.) As is well known, the masculine side of the formulas communicates the logic of All: the totalizing function is split into a universal function and a singular exception, which limits the universe of masculine subjectivity. The dramatic expression Freud gave this logic was "castration", and this appellation caused well known misunderstandings. What did Freud actually understand under castration? He merely described a symbolic operation which limits the field of jouissance by reducing it to erogenous zones. Although it may appear that erogenous zones cut up the bodily totality and abolish its imaginary consistency by circumscribing islands of jouissance, this is not entirely the case. What such a limitation of jouissance actually produces is a normalization of the body. Jouissance is translated into a symbolic function, which centralizes the mode of jouissance around a certain model. This model is the phallus - which, again, should not be understood in its literal meaning, but rather as a signifier, linked to a certain region of the body, which is marked by the fact that it supports jouissance. Jacques-Alain Miller made a very strong point when he named this logic the signifierization of jouissance, meaning that jouissance is channelled by the signifier pointing towards another signifier and formalized by a universal logical function. This is what the lower masculine formula communicates: VxVx - the signifierization of jouissance is valid for every speaking being; or in relation to jouissance: all jouissance is signifierized, that is, translated into the phallic function. Or in other words, the phallic function is valid for every or the entire subject. But as was shown by the very structure of Freudian psychoanalytic myths - e.g. Oedipus, primordial Father and Moses - such a limitation of jouissance is possible only on the basis of an exception: 3x^Vx, there exists an x for which the universal function does not count - that is, there exists an x which participates in more jouissance than is offered by the signifierization of jouissance, by the translation of jouissance in the frames of the signifier. 196 This step demonstrates the following: in order to be able to limit a certain field one needs to establish a limit to the function which provides consistency to this very field and therein makes it all. Thus, one has to constitute a negativity supposed to exist. Freudian myths raise the claim that this All can be constituted only by means of constructing a mythical/hypothetical negative exception of the universal function, which should be endowed with a certain more-of-jouissance, or surplus jouissance: a subject supposed to enjoy more.6 The limitation of the field introduces the 6 Men will therefore assume that Woman is such a negative exception ("women enjoy more, etc."), metaphysicians will claim that this negative exception is God, and neurotics will claim couple All/lack. And this subjective lack, which Lacan also uses to describe surplus jouissance, is object a. Roughly put, a designates the objectivation of the lack, which formalizes the constitution of all jouissance. But a does not assume the position of exception - the place of exception is empty and remains negative, whereas the object a functions as a positivation of this negativity, which is placed by the subject in the Other sex as the object of surplus jouissance. That the place of exception remains empty is best expressed by the fact that for its elaboration Freud did not find any better tools than mythological constructions, which more or less blurred the logical picture. One should in fact acknowledge the full weight of the fact that the normalization of jouissance is accompanied by the construction of an empty place and the parallel introduction of the negativity problem, which bounds the field of love and jouissance to the question of the lack. And the lack places love precisely as a complement, i.e. as what should establish a relation between the subj ect and the obj ect of love, the famous One that both Plato and Lacan link with love. Here, the sexual non-relation appears as something that lacks consistency. From the point of view of All, the object completes or complements the lacking relation between a man and a woman, placing love as a tendency towards the One-relation. Here, one ends up again with love as impotence - the incapability to produce the One of the sexual relation. The feminine position, on the other hand, is determined by the logic of non-All. And since the concept of non-All was often critically read in connection with a lack and castration, one should recall that non-All, far from reducing women to the old Freudian problem of Penisneid, is introduced as rejection of a lack and castration. In this sense, non-All is the key concept of Lacan's own version of Anti-Oedipus. The above feminine formula of sexuation consists in negating the exception, postulated by the masculine side of the formulas: -3x-Ox, there is no x for which the universality of the signifierization of jouissance would not hold. This formula abol- 197 ishes the negativity of the place and the question of the lack. But this abolition im- the same for the Father. It is therefore clear why Lacan at one point draws an equivalence between God and (inexisting) Woman - they constitute two faces of the same hypothesis or supposition. Whereby it has to be clear that the entire topic of feminine Other jouissance, which will be discussed later on, does not fall under the same field. Here, we are no longer dealing with a supposedly bigger jouissance, but with a modality of jouissance, which stands outside the phallic function and therefore abolishes its self-enclosed universality, producing a split in the symbolic. The point of Other jouissance is therefore not that the subject enjoys more, or in a different way, but that the very relation between the signifier and jouissance is inverted. plies the construction of an open universality (or open set): - VxOx, which should be read: non-all x is subjected to the signifierization of jouissance. This logical construction of non-All implies the opposite of limitation, infinitization, or its topo-logical equivalent, decentralization. The logic of the non-All does not simply abolish the negativity of the place by constructing an infinite "level of immanence", but rather by exposing the hole in the symbolic order, thus abolishing the very place of the lack.7 For this reason the feminine position in the symbolic will be represented as a pure split - between the signifierization of jouissance, i.e. the translation of jouissance in the signifying frames, and the opposite movement, which can be described as the enjoymentification of the signifier, the inscription of jouissance in the signifier, which detaches the signifier from the field of the Other. Lacan articulates this problem in connection with the question of the inexisting Other jouissance. The way he illustrates this Other jouissance clearly shows that we are dealing with the opposite movement - from jouissance to signifier, rather than from signifier to jouissance. He evokes mystics and adds that mystic writings testify to a beyond of the phallic function, or more precisely, to an outside of the signifierization of jouissance, to a feminine jouissance, which is "added" next to phallic jouissance and which redirects the debate on jouissance and love towards the question of the real: "Doesn't this jouissance one experiences and yet knows nothing about put us on the path of ex-sistence?"8 Though Lacan's reference to mystics may leave the opposite impression, the question of the Other jouissance does not lead back to the question of negativity, despite his claim that the testimony of the mystics always amounts to the conclusion that they experienced the Other jouissance, but nevertheless know nothing of it. This very statement is in itself already enlightening enough - Other jouissance is a matter of body and not a matter of knowledge. The Other jouissance is jouissance of the 198 body - but jouissance which is not mediated through the signifier, that is, it is not limited to an erogenous zone, which is precisely the territory of the signifier, whereby this territory is in a specific way detached from the body.9 7 Concerning the relation between "hole" and "place", see Jacques-Alain Miller, "Le dernier en-seignement de Lacan", in: La cause freudienne, 51, Paris: Navarin, pp. 15-16. 8 Jacques Lacan, Le Seminaire, livre XX, Encore, p. 71. (English translation, p. 77.) 9 Lacan claims that phallic jouissance is hors-corps, outside body - an erogenous zone is therefore a sort of "organ without body", it is not fully integrated in the imaginary consistency or totality of the body. In the case of mystics, jouissance functions as something which needs to be linked with what Lacan in Joyce's case, more precisely, in the case of Joyce's symptom, called the "body-event". The expression means both: bodily event and body-as-event, that is to say, the symptom represents the taking-place of the body itself. And in this regard Joyce's case clarifies the mystical experience of the Other jouissance. The claim that this jouissance lacks communication, or that it is impossible to transmit, is not entirely true. Lacan clearly demonstrates this when he underlines the mystic's passion for writing: "These mystical jaculations are neither idle chatter nor empty verbiage; they provide, all in all, some of the best reading one can find."10 The experience of Other jouissance is communicated in the very writing and in the way this writing, its style, modifies the very nature of the signifier and forces its logic. What unites Joyce and mystics is this passion for writing, in which the relation between the signifier and jouissance is subverted. The signifier is here no longer the cause of a subjective lack, thus channelling and regulating enjoyment in the direction of desire, and signifying limited areas of the speaking body as territories of jouissance, but instead becomes the cause of enjoyment, or more precisely, it is invaded by/invested with jouissance. The sig-nifier is detached from the signifying chain and becomes a letter, which is inscribed in the living body. Writing produces chains of signifiers-jouissance, and Lacan's technical term for these chains is: lalangue. In their writing, mystics and Joyce express their passion for lalangue, this dimension of language, where the question of the Other jouissance articulates itself in terms of the inscription of the signifier in the living body. And one could claim that mystic writings are the remainders of this experience of the bodily inscription of jouissance. The feminine position thus negates the position of exception, whereby this negation abolishes the presupposed place of the exception of the symbolic normalization of jouissance. Once the external limitation of jouissance is abolished, the 199 field remains finite, but hollowed, constituted around the hole of inexistence. For this reason the feminine position, unlike the masculine one, where love aims at the lacking object, will articulate love as a non-relation without mediation of the object. It is only based on the logical position that love can in fact appear as what is added to the hole of the sexual relation, rather than trying to fill it. Here, love functions as an indicator of and supplement to the sexual relation. More precisely, as its invention. > Jacques Lacan, Le Seminaire, livre XX, Encore, p. 71. (English translation, p. 76.) An indicator in the sense that it does not fill anything, since the hole entails the absence of the place and is therefore impossible to fill. Here, love functions as the visibility of the sexual non-relation, as its sign or index. And as stated, love does not merely express the non-functioning of sexuality, but simultaneously, based on this hole around which it is articulated, it produces a certain forcing. The result of this forcing is nothing less than an invention of the sexual relation. Lacan indicates this when in one of his later interventions he defines the sexual relation as the relation between sinthoms: There is a sinthom "he" and a sinthom "she". This is all that remains from the so-called sexual relation. Sexual relation is an intersinthomatic relation. Precisely for this reason the signifier, also belonging to the order of the sinthom, functions. And precisely for this reason we can suspect how it functions: through the sinthom. How can we then transmit the virus of this sinthom in the form of the signifier? This is what I tried to explain in my seminars. But I think I can not say more about it today.11 There is thus a dimension of love beyond lack and castration. Impotent narcissistic love produces a normalization of the non-relation, whereas impossible sinthomatic love implies a certain reciprocity. This reciprocity manifests as mutual stuckness, since love as the sinthomatic invention of the sexual relation necessarily presupposes the hole of the non-relation. As support for an understanding and visualization of this love, one can recall Lacan's topological schema from his seminar on Joyce, which concerns the difference between a false and a true hole and which illustrates the transformation of the former into the latter: False hole True hole The left image shows two intertwined rings, i.e. the sinthom man and the sinthom woman, which indicate a hole. But this hole is false, since it does not 11 Jacques Lacan, "Conclusions", in: Lettres de l'Ecole freudienne de Paris, 25, vol. II, Paris: EFP, 1979, p. 220. provide Borromean consistency to the knot. This false hole can be transformed into a true one by introducing a third term. In this second case, on the right, one gains a borromean link (relation) between the three terms, accompanied by the material effect of the hole. This topological transformation of the hole can serve as a metaphor for the invention of a sexual relation on the level of sinthomatic love, showing that this very invention nevertheless affirms the hole of the non-relation. Only when a sinthom man and sinthom woman entangle in love does the hole of the sexual relation become truly operative, whereby the consistency of the relation functions as the effect of this love.12 4. Love as a sinthomatic invention appears as the opposite of transference love. Transference love presupposes, whereas love-invention forces. In this regard, both faces of love correspond to the pair transference unconscious and real unconscious. The compatibility between transference love and transference unconscious is obvious and has accompanied psychoanalysis since its very beginning, whereas linking love-invention with the real unconscious seems to oppose the path on which Lacan passed from transference unconscious to the real unconscious. For when he introduces the concept of the real unconscious, he adds a very indicative remark: When [...] the space of lapsus has no range of sense (or interpretation), only then is it certain that one is in the unconscious. It knows, itself. There is no friendship here that this unconscious would support.13 No friendship - that is to say, no philia, and thus no knowledge that one could presuppose. But this restriction here concerns transference love. The real un- 12 Additional attention should be devoted to the remark that the signifier functions precisely due to this invention of the sexual relation as a relation between sinthoms and that it also belongs to the order of the sinthom. This statement obviously presupposes a certain shift in the relation to Lacan's previous teaching, but can be traced back to what happens with the signifier on the level of Other jouissance. The signifier belonging to the order of the sinthom is already a forced signifier, a signifier as something that is spit out of the very field of jouissance. This is how one should read the famous phrase: Qa parle. Jouissance speaks, but it does not speak in the same way as truth speaks. While truth can say "I, truth, speak", jouissance does not speak in terms of "I". "Id speaks" through symptoms as inscriptions of signifiers in the living body, which is to say, by detaching signifiers from the dimension of subjectivized speech. 13 Jacques Lacan, Autres ecrits, Paris: Editions du Seuil, 2001, p. 571. 201 conscious does not offer any support for transference, because it does not support any knowledge, except entirely empty and useless knowledge, reduced to absolute certainty: "It knows, itself." Here, there is a clear discrepancy between certitude on the level of the real unconscious and transference certitude. The scholarly example of such transference certitude would be Descartes' construction of the subject supposed to know. Descartes namely needs a good God to guarantee subjective certitude, whereby the supposition concerning God should be non-deceiving: "subject supposed to know" means "subject supposed not to deceive". As long as God is non-deceiving, that is, supports transference, the subject can produce knowledge. Ontological proof can accomplish its work, as long as one can believe that God has no bad intentions. And it is the same Cartesian God that Lacan in 1964 declares to be unconscious. No love thus corresponds to the real unconscious. But as far as love is not merely the desire to be One, but also a response to no sexual relation, as far as love undergoes the passage from impotence to impossibility, then its second modality can be put in a pair with the real unconscious - namely as what, based on the orientation of the real, forces the passage from the real unconscious back to the Other. Love as the invention of the sexual relation therefore signals a certain reorientation in thinking. In light of the relation between the real and the transference unconscious, one can also understand the equivocal title of Seminar XXIV, L'insu que sait de l'une-bevue s'aile a mourre. The title echoes: L'insucces de l'Unbewusste, c'est l'amour, the non-success of the unconscious is love. The question is of course: which unconscious, which love? Non-success is posited as what defines both love and the unconscious, but both are also internally doubled in relation to the real, so that there is a double movement between the unconscious and love. The non-success of the transference unconscious is love-invention, as far as it is not the effect of a lack, but the effect of a hole, which unsubscribes the subject from the transference unconscious, as Lacan claimed in the case of Joyce. Love-invention thus communicates the collapse of the transference hypothesis of the unconscious as knowledge. And in this regard it also represents a limit of Freudian psychoanalysis. The non-success of the Freudian unconscious should therefore be linked with the fact that the subversion of love forces the passage from the transference unconscious to the real unconscious. In this the emergence of transference love remains a necessary condition and starting point of this movement. At the beginning of analysis there is transference - the hypothesis of the subject supposed to know and the reality of the transference unconscious. But there is also the opposite movement, which reduces the real to its transference hypothesis. In this regard, transference love entails the non-success of the real unconscious - non-success in forcing the passage from the unconscious to the real, non-success in forcing a new orientation in thinking. And lastly, non-success in escaping the domination of the subject supposed to know. Based on this setting one can also understand why love-invention will play a crucial role in the question of the forcing of philosophy. In Seminar XXIII this forcing is explicitly formulated: The said which results from what is called philosophy is not without a certain lack, and I am trying to supplement this by referring to what can only be written, bo-knot [_] I will allow myself to say that writing changes the sense of what is in question, namely philia of wisdom. Wisdom is difficult to support otherwise than with writing, with the writing of bo-knot - so that, in short, excuse me for this self-praise, what I am trying to do with my bo-knot is nothing less than first philosophy, which seems to me can be supported.14 And it continues: Philia is time as thinking. Philia is time-thinking.15 This setting clearly demonstrates what is at stake in the forcing of philosophy. Philosophy as love of knowledge is not without a lack - precisely, the lack of desire, thus philosophy as desire internally presupposes the idea of eternity. This eternity can take the form of God, but also of eternal truth or eternal idea. And 203 Lacan continues that this philosophical love, "eternal" love, can not be supported - namely supported in the material sense, because the object of philosophical love, surplus knowledge, does not exist. And the impotence of this modality of love resides in the impossibility to halt the metonymical shifting of the object. The entire effort in forcing philosophy is therefore linked with the 14 Jacques Lacan, Le Seminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris: Editions du Seuil, 2005, pp. 144145. 15 Ibid., p. 145. question of whether philosophy can be orientated by the real, and decentralized by the impossible. A more general version of the problem would concern the relation between thinking and the real: can the real become a matter of thinking? Lacan's answer is affirmative, under the condition that this philosophical lack is substituted for by a new philosophical love, which descends from eternity to time. And the real can become a matter of thinking only insofar as thinking becomes matter, that is, materialist. The Borromean knot combines both moments. It abolishes the lack and it invents a new modality of ideas, idea-as-body, thus orientating philosophy towards time. It is not surprising that in this reorientation of philosophy, the key concept becomes that of the event. The basic point of this topological turn from lack to hole - and consequently: from signifier to Borromean knot, from symbolic transference to real forcing - is aimed at both philosophy and psychoanalysis, Plato and Freud. In his seminar on Transference, Lacan speaks of what he calls Plato's Schwärmerei, claiming that this Schwärmerei consisted in the fact that Plato projected the supreme Idea onto what Lacan himself calls an "impenetrable hole". Plato therefore masked the hole-as-consistency with the supreme Idea, which produces nothing other than the place of the lack. On the level of philosophy, this implies that the eternal idea prevails over the temporality of real events.16 And precisely the same point can be addressed to Freud: his Schwärmerei can be linked to the fact that he projected a castration-lack where he should have seen the hole of the sexual non-relation. It is therefore not surprising that Freud theorized only narcissistic love and transference love, whereas Lacan ended up finding a new modality of love in no one other than Joyce, this radical testimony of failed transference and a reinvention of Freud for the new century. 204 16 In Seminar XXIII the forcing of philosophy is linked with temporality and Lacan claims that the new philia means nothing other than "time-thinking". The question of philia and time thus points back to an analysis of logical time, but I will only note this question here. Ana Žerjav* Oedipus and the Paternal Metaphor I will try to briefly sketch the importance of the Oedipus complex, not only in the context of the possible relation or non-relation between psychoanalysis and philosophy, but in the more specific context of how to think, together, Lacan and Deleuze and Guattari, and to reconsider Deleuze and Guattari's critique of psychoanalysis in its normative function.1 Following Deleuze and Guattari, one is tempted to say that they present psychoanalysis as a fantasy of the uniformity of human desire via the father as an agent of castration, or the father as One. I will formulate a little abstraction of this context and try to think the problematic of Oedipus in the more singular context of psychoanalysis itself, which is, in my opinion, complex enough, and I hope that presenting this topic in this way will shed some light also on the larger and more theoretical, that is philosophical, framework of this publication. One could state that the question of the father is a crucial question in contemporary psychoanalytic debates, if we only consider the more and more common developments regarding the so-called "generalized psychosis", "ordinary psychosis", or even "generalized perversion". All these hypothesis about the specific structure or non-structure of today's society turn around the question of the father, the symbolic authority, the structural principle of the desire, the symbolic alienation, etc. I will state the opposite and try to show the importance of the father, not in the common sense that we assign to this signifier, the father as a male 205 parent and his role in the conjugal family, but the father as a function, that may or may not be related to the family father that incorporates this function. This is also to say that the father, the Name-of-the-Father, does not coincide with the patriarchate.2 For it is evident that the classic family is largely disturbed and that 1 This paper was presented at a workshop entitled "An impossible encounter: Deleuze and Lacan" at the Jan van Eyck Academy, Maastricht, Netherlands, 30 June 2010. 21 think a short remark is needed here: in the fifties, when Lacan developed his paternal metaphor, it could be thought that it has a certain connection with the patriarchate, since Lacan partially derived the paternal metaphor from Levi-Strauss' anthropological analyses, which * Institute of Philosophy SRC SASA, Clinical formation at Ecole de Psychanalyse des Forums du Champ lacaninen, Paris, and Jan van Eyck Academy, Maastricht 206 families do not distribute the same functions, roles, and tasks to the same individuals. But, as I will try to show, that was not Lacan's question at all, and, for that matter, not even Freud's, since they were both, from the very beginning of their practice, dealing with humiliated, degraded, or even impotent fathers. Nevertheless, there is an important step that Lacan made in his reading of Freud's conception of the father and the Oedipus complex as such. My proposal thus demands two clarifications: first, to maintain a distance from general claims regarding the symbolic reality of contemporary discourse, since it is not a task of psychoanalysis to produce a Weltanschaaung, it is not, let us say, an attempt to define the state of affairs. And second, it demands a serious reading of what was produced by Freud and Lacan about the father, serious in the sense that we will try to go beyond of what can be fantasized about the father, and as a consequence, about enjoyment as such. This is also to say that we will try to stay as close as possible not to what was said, but to the saying (dire) itself, the position of enunciation. I believe that this is also an immanent procedure of Lacan's reading of Freud. If we now briefly turn to Freud: Freud introduced the Oedipus complex in 1900 in The Interpretation of Dreams, where he positioned this ancient myth as the essential kernel of psychoanalysis. At the same time he claimed that this book is his subjective response to his father's death, which is a detail that must not be overlooked, since Lacan came back to it when he started to criticize Freud's conception of the father in 1963, and, implicitly, his own conception of the paternal metaphor that he developed in the fifties. were based on the traces of paternal intervention that one could find in different societies and tribes. There is at least one recent anthropological discovery that could put in question this approach, which has since then already been criticized by Lacan himself, namely the tribe Na in Yunnan, China, a society that functions without father and husband (a book about the Na was published by Cai Hua in 1997, Une societe sans pere ni mari. Les Na de Chine, PUF). The family is based on the pair brother/sister, with a shared paternal authority and a strict prohibition regarding intra-family sexuality. The sperm is provided by a so-called fugitive visitor, who has no social role and no power. This tribe demonstrates that the prohibition of incest does not depend on the patriarchate. The sperm provider is not a father nor a parent, but he only passes by to water the grain that was initially present in the mother. His role is to make the grain grow. The system is based on the general circulation of sperm between generations. And the grain is put into the woman's belly by a goddess, Aboagdu, the goddess that, in this case, has the function of what is called, in psychoanalysis, the Name-of-the-Father. In this case one can clearly see the distinction between the father (supposedly a male) and the father as a function of separation. In Freud's theory the Oedipus complex is the core of human sexual development.3 It arises in early childhood and, ideally speaking (that was Freud's idea), comes to its end in puberty as a passage from the autoerotic sexual drive to a choice of the sexual object and the primacy of genital sexuality. In this sense the Oedipus complex has a structural role for human sexuality, since its decline coincides with adulthood and the identification of a human being either as a man or a woman, which also coincides with a certain object choice, a choice of sexual partner. For Freud, there is no third sex. Which is the thesis that Lacan reaffirms as well. There are only, contrary to Freud's idealized theory, the leftovers, something that can not be inscribed into this genetic scheme. But two of Freud's discoveries already directly contradict this supposedly ideal development of human sexuality: first, the problem of female sexuality: how does a girl pass from the clitoris, i.e. a phallus dominated sexuality, to the vagina as the proper female sexual organ, and how does she pass from the father to another object choice (there is, in Freud's theory, a necessary fantasmatic left-over in female sexuality: she wants to give birth to her father's children); and second, the problem of partial drives in Freud's Three Essays on the Theory of Sexuality, which, more or less, contradicts everything about linear sexual development. In other words: every phase in this development can go wrong, becomes inversed, or the subject just can not overcome it. So that in the end the picture that we get is a proposal of a certain path that has so many branches and offshoots that one just loses the general and normative idea of the aim of genital sexuality. If there is a genitality, it is always overwhelmed by a paradoxical mixture of different libidinal fluxes. I think we can only understand Lacan's contribution to the question of the father if we return to the Oedipus complex and sexual difference in Freud and its relation to the castration complex. Freud claims that male and female sexuality are developed in an opposite manner: even though he bases his Oedipus complex 207 on the male, a male child becoming a man, he nevertheless struggles with the question of female sexuality, and finally comes up with the following idea (here I refer to his two essays, the first one from 1924, The Dissolution of the Oedipus Complex, and the second one from 1925, Some Psychological Consequences of the 3 The legend goes as follows: (in the unconscious) every male subject has a desire to murder his father and commit an incestuous act towards his mother. It is a well-known cliche, often criticized if taken literally: every boy wants to get rid of his father and sleep with his mother, if we consider the father and the mother as the first objects that surround the still developing reality and sexuality of the subject-to-come. Anatomical Distinction between the Sexes): in short, a boy is first confronted with the Oedipus complex, he has tender feelings for his mother and aggressive, rival-rous, and competitive feelings towards his father. It is nevertheless a bit more complicated, since the boy is fond of his father at the same time, but the general idea is nevertheless that a boy, being in this Oedipal disposition, is confronted with a castration complex: the boy renounces the Oedipus complex in order to keep his sex. What follows is an identification with his father as the holder of the phallus, and, simultaneously, a renouncement of the incestuous object, the mother. It is the father, and not the son, who has a phallus for the mother, who lacks one, so that the son renounces his seductions towards the mother and identifies with the subject of the same sex, i.e. the father. This is also the birth of the superego. We can see here that the phallus has to be lost if it is to be re-found, which is a trace that Lacan will insist on. On the contrary, for the girl, the castration complex introduces the Oedipus complex, she accepts her castration as an accomplished fact (and because of that she is not subjected to the superego), and turns towards the father as the holder of the phallus. This is the so called Penisneid, which has, in Freud, a biological basis and can very rarely be overcome. The solution that remains for a woman is to pass from this love for her father to the desire to give birth to his children. This is the well-known unconscious equation of the phallus and child. The same obstacle holds true for the submission of the son to his father as the holder of the phallus, which implies a certain feminisation of the son towards the father. This is also where Freud encounters the biological rock of castration that presents a final obstacle to the end of analysis: an embittered woman (the castration is effectuated) and a frustrated man (the castration as a threat). Even if psychoanalysis provides the subject with the possibility of a different answer, it remains difficult to overcome this biological scale. On the contrary, for Lacan it is evident that this impasse remains addressed to the Other, that it is a certain form of demand that can 208 be overcome in analysis. Let us turn now to Lacan and see how he reinterprets the Freudian Oedipus, which, by the way, also has crucial consequences for the conceptualization of the end of analysis, although I will not go into this further here. Lacan, from the very beginning, clearly distinguishes between the father as a person, as an individual in the family context, and the symbolic function that he incarnates. From the very beginning, i.e. since 1953, he speaks of three fathers: the real father, the symbolic father, and the imaginary father. For now, let us just say that this tripartition allows Lacan to separate the father as a signifier from the father as a meaning and as a concrete human being. These three aspects of the father in Lacan never overlap, they might, but it is no pre-condition that what he usually refers to as the father implies all three aspects. What he calls the paternal metaphor is a symbolic operation that he started to develop in the seminar on Psychosis, in 1955-56, and extended subsequently in the seminar The Object Relation, from 1956-57, where he addresses the case of little Hans and his forging of the signifier "horse" as a substitute for a failed paternal metaphor that takes place in his phobia. Then follow some basic developments in the seminar The Formations of the Unconscious from 1957-58, and he finally sums up his developments, basically from the seminar on Psychosis, in his paper On a Question Preliminary to Any Possible Treatment of Psychosis, written in December 1957/January 1958 and published in 1959. In the fifties Lacan was concerned with the question of the father from a symbolic perspective. His paternal metaphor is an attempt to show how the Freudian Oedipus complex works in terms of structure, not as an imaginary and affects-based relation between a child and his parents, but as a symbolic structure which has an ontological value, since it is a metaphor that produces a field of reality for the speaking being: Name-of-the-Father Desire of the Mother ^^^ _ „ . / A Desire of the Mother The signified for the subject ►Name-of-the-Father r—A—^ VPhallus^ In the paternal metaphor Lacan combined the linguistic procedure with what Freud called the Oedipus complex, which is for Lacan a symbolic operation of the substitution of two signifiers: the signifier of the mother (the basic pair of her presence and absence in front of a child), and the Name-of-the-Father as a signifier that replaces this initial maternal signifier in the symbolic. This actually re- 209 lates to Freud's description that he gave of the observation of his grandson, who was playing with a reel of cotton on a thread, pronouncing Fort (away) when he threw it into the unseen, and Da (here) when he pulled it back into the field of the visible. This phonemic pair (Fort-Da) is a minimal symbolic difference, a first sig-nifier that takes place in an attempt to symbolically inscribe the absence of the real object, namely the mother. Lacan, in his paternal metaphor, inscribes the cause of this capricious appearance and disappearance of the mother as an x, something unknown for the child, or, as he also puts it, "the signified for the subject". And it is precisely that signified for the subject which is an enigma that has to be named by the Name-of-the-Father. In other words, the father, by naming the desire of the mother, names exactly the cause of her desire, as far as this anonymous cause makes her appear and disappear without specific reason. The Name-of-the-Father is thus not a signifier father as such, one amongst all the other signifiers, but the signifier that makes possible the symbolic order itself, it redoubles the symbolic as a first encounter of the subject with the mother's desire (this is what is at stake in Lacan's scheme R, in his paper On a Question Preliminary to Any Possible Treatment of Psychosis). It is thus the signifier that separates the child from the capricious desire of the mother and restores a symbolic pact with the father. The phallus in the paternal metaphor is a signified of the totality of the effects of what can be signified. Later Lacan re-transcribes the phallus as a signifier of enjoyment, a result of the paternal metaphor is thus a retranscription of enjoyment into the symbolic order, the so-called law of the father. What is interesting in the paternal metaphor is also the fact that it can only be read retroactively, since Lacan stresses that the primal, paternal signifier as such is a myth. The signifier and the signified never meet in the real, the first stage of the metaphor can thus only be read once the metaphor has already taken place, it is logically, not temporally first. This also means that one can only deal with an always already established metaphor, so-called pre-genital enjoyment being a pure illusion, produced by the functioning of the metaphor itself. It is nevertheless true that Lacan's first approach deals with the classic family signifiers, even though he completely implies them in their structural role. In the seminar The Formations of the Unconscious he describes three phases of Oedipus: the first phase where the child, no matter what sex, wants to be a phallus to capture the desire of the mother (the cause of her come-and-go). To want to be the mother's phallus is a common trait for both biological sexes, it is a symbolic po-21 o sition that a child occupies in the mother's desire and often also a common feature in the male perversion, as well as in neurosis. The second phase is characterised by the prohibition of incest, during which the child has to be removed from that ideal position of the phallus that the mother is lacking. This prohibition results from the intervention of the symbolic father, which does not refer only to a child, but to the mother as well, which means that a child apprehends the father as castrating himself and the mother. In the third phase, finally, the real father intervenes, the father as the holder of the phallus, as the one who has it (which means the one that the child supposes has it), the one who uses it and is, for this reason, preferred by the mother. In short, we could say that the paternal metaphor plays the role of the third factor that intervenes in the dual mother-child relationship and makes it clear to the child that he or she is not everything that the mother lacks. It introduces a fundamental gap (the original repression) that can only be pursued by means of a signifier. The enjoyment is now the fact of speech itself and the objects of satisfaction must pass through language, if they are to be capable of bringing satisfaction. This is why Lacan later on stated that phallic enjoyment is outside-the-body (hors-corps), it is framed by a fantasy that provides a way to gain satisfaction by means of the object of desire. Besides this ontological aim, the paternal metaphor also plays a crucial clinical role. Lacan at that time was clearly concerned by the difference between neurosis and psychosis, and the paternal metaphor is in a way the ground on which he developed the case of President Schreber and the failure of the constitution of reality via the Name-of-the-Father (this is what is at stake in scheme I, in Lacan's paper On a Question Preliminary to Any Possible Treatment of Psychosis, where one can find the hole in the place of the Name-of-the-Father as a guarantee for the ex-sistence of the symbolic order, and the hole in the phallus as the signifier which for both sexes, in the unconscious, represents the sexual difference and which also makes the sexual act possible). The paternal metaphor was also Lacan's clinical bet that an analyst can lead the analysand to the point where the whole enjoyment will finally be re-transcribed into the symbolic, the signi-fier here plays the role of the ethical imperative "Wo Es war, soll Ich werden". In psychosis, however, the unconscious is in the real itself, that means that the signifying chain does not work, a signifier does not relate to another signifier, since the enjoyment is not transcribed into the symbolic. This is why we can observe different body phenomena, for even though a psychotic is subject to certain signifying effects, the psychotic, as a subject, is not in the discourse as such, so that his enjoyment is localized in the body and not in the object as the cause of desire. 211 And this is also why psychotic people make language mistakes, create neologisms, and often have difficulties with their proper name (which, without the function of the father, becomes a common name, i.e. it does not represent a subject in the symbolic). Here we could mention Joyce, who in spite of a paternal deficiency succeeded to create his proper name, by addressing the enigma of his incomprehensible work to the public for the centuries to come. Lacan later criticized this initial conception of the paternal metaphor and he stressed the impossibility of the signifier that would stand in this specific place in the symbolic order. This implies a lack in the symbolic, the fact that the transmission from the father to the son can not pass entirely through the signifier. But it does not mean that the father does not function. The father stands in the impossible symbolic place, to which Lacan sometimes refers by quoting the Bible and the answer that Moses got from the burning bush: Ehyeh AcherEhyeh, which Lacan finally translates as "I am what I am" (Je suis ce que je suis), a tautological position, a gap referring to itself without referring to being. This is how Lacan reads the religious aspect of the fact that a speaking being necessarily believes in a sense which is produced by enunciation, but which at the same time derives from the gap which produces signifiers. If we consider the institutional effects of this, in 1963-64, when Lacan approached this symbolic gap, he was expelled from the French Psychoanalytic Society, affiliated to the International Psychoanalytic Association, an institution founded by Freud. At that time he explicitly brought into question the desire of Freud himself, his relation to his father and Freud as the Name-of-the-Father. This lack in the symbolic finally also means that the Name-of-the-Father as a symbolic operation produces a left-over, which is articulated in the symptom itself. The question begins to arise: what can be done with the symptom if it is a necessary effect of the symbolic, once it is inscribed in the real? In the seminar The Other Side of Psychoanalysis (1969-70) Lacan finally separates the Oedipus and the function of the father, and this is also where we can see that Lacan's anti-Oedipus is never equal to, let us say, anti-father or even the foreclosure of the father as a function which would lead to psychosis. It only means that Lacan progressively distanced himself from the old myth, first of all because of the fact that many psychoanalysts took it for granted that deciphering the unconscious as related to the Oedipal theme is the last and only truth of the psychoanalytic procedure as such. Lacan, at that point, proclaims a shock-212 ing assertion, namely that the Oedipus complex is a Freudian dream. This is in fact Lacan's attempt to subtract the analytic discourse from any possible identification of knowledge and its fixation in the place of truth. In the analytic discourse, this means retaining the gap between knowledge in the position of truth (S2) and the signifiers produced in the analytic procedure (S1), signifiers that fix the subject's enjoyment. In other words, the truth is not the final answer: Oedipus, produced by Freud, is a myth, which is Freud's dream. Knowledge which pretends to be true is an impossible knowledge, and the truth as an aim of the analytic procedure is castration itself. In other words, there is no truth in the castration, it is not possible to join the master signifier and the knowledge, or, as Lacan also puts it, the father knows nothing about the truth. The analytic procedure deals with the semblance, and this is the only way it can produce some effects in the real that go beyond what the father is supposed to represent as an agent of symbolic castration (this also means that psychoanalysis should push the subject to go into mourning for the father). The fact that Lacan separates the Oedipus complex and the function of the father also allows him to make use of the other Freudian myth, namely the myth of the primal horde from Totem and Taboo, and he finally makes a clear distinction between the two myths and turns the production of myth towards the fantasmatic production in hysteria and obsessional neurosis. He speaks of the Oedipus myth as an idealized father of the hysteric (where enjoyment follows the pre-established law), and regards the myth of the primal horde as an obsessive neurotic fantasy (the enjoyment which precedes the prohibition on incest).4 We can finally find this fantasy of the exception and full enjoyment in Lacan's formulas of sexuation in Seminar XX, Encore. Lacan's final revision of the Name-of-the-Father is related to his late teaching starting at the beginning of the seventies. The developments about the father are related to Lacan's conception of the Borromean knot, the knot where the three cords are linked together in such a way that if you cut one, the knot falls apart -this is in a way a scheme that now stands in the place where before he put the scheme of reality, but with the crucial distinction that the knot has to be taken literally; it does not represent a reality, but it is the real itself, in its material form. In the knot the father finally gains the function of the fourth cord, the one that links together the three others. The father is here equal to the symptom, the symptom-father becomes one of the multiple ways to link the three registers of the imaginary, the symbolic, and the real. The father thus becomes a neurotic 213 solution to how the speaking being sustains a difference and simultaneous presence of the imaginary, symbolic, and real, and thus escapes pure schizophrenia, where the registers make no difference. Which means as well that there are other possible linkings, non-father-related constructions. This explains why Lacan raises the question about Joyce: was he crazy? He definitely was not a neurotic, 4 The primal father is a father who has in his possession and who enjoys all women, and this is why the sons decide one day to murder the father. What follows is the prohibition on incest (they can not have them all, that is, they can not have the mother), but they can very well fantasize about it, they can fantasize about the non-castrated enjoyment. but he nevertheless, with his writing as a sinthome, invented a solution regarding how to escape subjective collapse. Regarding Lacan's previous developments, one could say that this approach is much less rigid and more flexible, especially regarding nuances in psychosis. Psychosis is not regarded any more as a failure of a neurotically based construction of reality, but it is one of the possible constructions that the subject creates to sustain himself in the symbolic, the imaginary, and the real (in case where we are speaking of a non-triggered psychosis or a psychosis where the subject, in the process of delirious elaboration, has already found a solution and constructed the ego). That also means that it is possible, even when dealing with psychosis, to detect and construct different sorts of suppletory devices that were put in place in order to prevent the psychotic breakdown. Instead of the hole encountered in the Other, which usually leads to delirious production, a subject can stick to his imaginary identifications or sometimes produce even a symbolic effect that becomes its own sinthome, sort of his own proper name. This opens the whole palette of different clinical solutions, and weakens the rigid all-or-nothing distinction between different clinical structures (let us merely mention that in 1959 Lacan clearly stated that a psychotic subject is a dead subject, which shows the radical exclusion of psychosis at that time). Lacan's statement from 1976 that "one can get rid of the father under the condition that one makes use of the father", clearly shows that Lacan's intention was never to get rid of the function of the father, but rather to make use of the father as a semblance, to make use of the father without fantas-matic and mythical support. This is also to say that Lacan insisted on the father as a function of castration, and got rid of the mythical and imaginary dimension of the father, as the father was first presented in Freud's Oedipus complex. Lacan would finally place the role of the father into a certain half-saying [mi-214 dire], which finally separates the father from any family disposition and places the father into the saying itself. This is far from the idea that the father should be a carrier of the law, for it includes not only the symbolic, but the real as well (the other half that can not be said), and we should mention here that Lacan always claimed that a father as a legislator or pure authority with no desire usually has devastating effects on the subject (see, for example, the Schreber case). The father is a naming, not naming something as an ideal, but a contingent naming of someone's own symptom, a saying that includes its incorporation in the enjoyment. Reducing a father to a half-saying is also an important clinical remark, since a therapist or an analyst can, especially when dealing with young children, occupy that place as well: his or her saying, the enunciation itself, has effects on the subject-to-come. Words, as we say, have consequences. To briefly return to the theme of Deleuze and Guattari's critique of psychoanalysis, I would say in the end that thinking anti-Oedipus in psychoanalysis is not the dilemma between one and multiple (as Deleuze and Guattari put it in the Wolf Man case: one wolf or multiple wolves, One father versus the immanent productivity of the unconscious desire beyond the father principle and castration5). The question of One, multiple, or even the uncountable is a strictly philosophical question. For psychoanalysis, on the contrary, and exactly when considering the problematic of the father, the question is not the Other, but the subject itself, in this case the Wolf Man: how did he, when in his dream the window opened and he looked through, to the other side of the fantasy, in the real of the gaze itself, how did he respond to this encounter with the real? What subjective response did the Wolf Man give to this anxiety producing encounter with the real at the moment of the failure of the fantasmatic frame? On the basis of psychoanalytic literature, namely Brunswick's later reports on the Wolf Man's symptoms, it is possible to claim that working on this primal fantasy pushed the Wolf Man into a delirious state, more precisely, the hypochondriac delirium which one can often observe in paranoia. For the Wolf Man, the Other gained a real consistence, it became the Other of enjoyment, impossible to symbolize (the Wolf Man never succeeded to subjectivize this primal scene, it remained an unanswered question -and one must add here that it remained an unanswered question for Freud a well). So when we deal today with the question of the father, when families are clearly falling apart, one has to keep in mind Lacan's remark in Television: "If there were no families, one would have to invent them". It is what we can also observe in 215 psychoanalytic practice: imaginary production is a constitutive part of the speaking being, and even in times when the father can be reduced to a sperm and when a child can be produced by imaginable and not yet imaginable scientific means, the father will, in whatever form, remain a constant and crucial reference for every single speaking being. If one were to find oneself in front of the question of the father as an affair of belief, what would remain would be the choice be- 5 As I tried to show, Deleuze and Guattari's reading of castration is wrong, since there is no regularity in castration: it is precisely where the Other fails. tween imbecility (related to a signifier) and madness. A differential clinic of neurosis and psychosis thus remains a crucial orientation in the direction of treatment, even and, I would say, especially nowadays. For inventing a new clinical practice, without the father, would be as ideological as the discourse that proclaims the absence of the father itself. It is also the only way psychoanalysis can maintain distance from the ideological procedure and how it can question and put this common ideological supposition as such to work, but in the context of a singular analysis, that is, by proceeding case by case. 216 Notes on Contributors Pietro Bianchi is currently a PhD candidate in Film Studies at the University of Udine (Italy) and a researcher at the Theory Department of the Jan Van Eyck Academy in Maastricht; he is working on a dissertation thesis about Jacques Lacan's theory of vision. He is currently a member of Palea - Permanent Seminar on Psychoanalysis and Social Sciences (based in Milan) and OT - Research on contemporary imaginary (based at the University of Milan - Bicocca, coordinated by Fulvio Carmagnola). He also writes as a film critic for different Italian cinema magazines and journals (Cineforum, Cinergie, Carte di Cinema). Christophe Genin is a Professor of Philosophy and a Doctor of Humanities. He is currently Professor of Aesthetics and Cultural Studies at the University of Paris i PantheonSorbonne. His research interests are centred around recognition and identity issues such as can be illuminated through works of art or cultural practices. He is the author of Reflexions de I'art (Kime, 1998), Miss.Tic, femme de I'etre (2008), and Kitsch dans I'ame (Vrin, 2010). Jean-Pierre Marcos, former student of the Ecole Normale Superieure, Doctor of Philosophy (Paris-Sorbonne), Doctor of Clinical Psychopathology (Paris X). Former Program Director at the College International de Philosophie (1992-1998). Research topic: politics and psychoanalysis. He has taught for 15 years at the Institut d'Etudes Politiques in Paris as a lecturer in political philosophy. Professor of Philosophy at the Department of Philosophy of the University of Paris VIII at Saint Denis. Active member of the Societe de Psychanalyse Freu-dienne. Psychoanalyst in Paris since 1990. Author of numerous articles on political philosophy and psychoanalysis, editor and principal author of the collection: La lettre et le lieu. Presence du modele et action de la structure enpsychanalyse (Freud et Lacan) [The letter and the place. The presence of the model and action of the structure in psychoanalysis (Freud and Lacan)], Paris, Kime, 2005. Currently completing the editing and writing of a book on the theoretical status of reading in relation to the issue of authority, expected publication 217 spring 2010. Invited speaker at numerous seminars for companies (e.g. for L'Oreal, "To understand in order to act" at the l'Institut de l'Ecole Normale Superieure, etc.). Sophie Mendelsohn is a clinical psychologist and psychoanalyst in Paris. She held a seminar in 2010 dedicated to the Lacanian letter, a school of psychoanalysis, entitled "The passage of the act: Foucault with Lacan". She has recently published "Freud, le cerveau et l'appareil psychique" (Freud, the brain, and the psychic apparatus), an unpublished French translation of Freud's neurological article on the brain, in Annales medico-psy-chologiques, June 2009; "Fernand Deligny, du projet au trajet" (Fernand Deligny: from a project to the trajectory), in Savoirs et clinique No 10, March 2009; "L'inconscient a-t-il un sexe?" (The unconscious has a gender?), in Critique, No. 743, March 2009; "Explorer ce systeme de nulle part" (Exploring this system coming from anywhere), in Psychanalyse, No. 17, February 2009. Alexandra Renault is an Associate Professor and Doctor of Philosophy. She has written several articles on the relationship between phenomenology and psychoanalysis, and is currently a researcher in clinical psychology and psychopathology (Universite Lumiere-Lyon II, France). Gilles Ribault, former student of the Ecole Normale Superieure de St Cloud, Professor of Philosophy, Doctor of Psychology. Jelica Šumič Riha is Professor of Philosophy at the University of Nova Gorica and Senior Research Fellow at the Institute of Philosophy, SRC SASA. She has published a number of philosophical works, including Politik der Wahrheit (with Alain Badiou, Jacques Ranciere, and Rado Riha; ed. Rado Riha), Turia + Kant, Vienna 1997, she has edited and contributed to an ontology on Universel, Singulier, Sujet (with Alain Badiou, et al.), Paris, Kime, 2000), Mutations of Ethics (Založba ZRC 2002). Currently, she is working on a forthcoming volume on Volonte et desir (Harmattan, Paris, 2010) as well as on the forthcoming Ethics of Silence (Založba ZRC, 2010). Samo Tomšič is a Slovenian philosopher and translator, former research assistant at the Institute of Philosophy, Centre for Scientific Research, Slovene Academy of Sciences and Arts (Ljubljana), and researcher at the Jan van Eyck Academy (Maastricht, Netherlands). He has published several papers discussing the relation between science, psychoanaly- LJÜ (:) sis, and philosophy. His book on Lacan's final teachings, Other love. Lacan and anti-philosophy, will be published in Ljubljana in 2010. 218 Ana Žerjav, former researcher at the Institute of Philosophy, SRC SASA; clinical formation at Ecole de Psychanalyse des Forums du Champ lacaninen, Paris, and researcher at the Theory Department of the Jan van Eyck Academy, Maastricht. She is the translator of the works of Jacques Lacan, Alain Badiou, Gilles Deleuze, and Jean Claude-Milner into Slovene. She has published essays on psychoanalysis and contemporary philosophy. o z o Abstracts | Povzetki Pietro Bianchi The Discourse and the Capitalist. Lacan, Marx, and the Question of the Surplus Key words: psychoanalysis, school, la passe, didactics, symptom In the seminar XVI, D'un Autre a I'autre, in 1968/1969, Jacques Lacan claimed that there is an homology between the function of object a in the unconscious and the Marxian notion of surplus-value. Both concepts in fact revolve around similar axes: their reluctance to be localized in a certain place of the structure and their connection with the notion of surplus. In Chapter 7 of Das Kapital, Marx seems to imagine a purely mythical pre-capitalist society where production is only devoted the pure satisfaction of basic survival needs and where labour is still controlled by the worker according to a certain purpose: with the irruption of the surplus in the capitalist mode of production the very qualitative dimension of the production and reproduction of commodities and human beings is commanded and organized by the pure drive of abstract accumulation. In order to rearticulate the incessant capitalist drive for abstract wealth, the symptom relies on the unsurpassable contradiction between labour-power and living-labour: essential in order to enable every cycle of accumulation, but at the same time its inevitable obstacle. Pietro bianchi Discourz in kapitalist. Lacan, Marx in vprašanje presežka Ključne besede: presežek, kapitalizem, delovna sila, živo delo, simtpom, abstraktno delo, exploatacija V seminarju XVI, D'un Autre a I'autre, iz leta 1968-1969, je Jacques Lacan trdil, da obstaja homologija med funkcijo objekta a v nezavednem in Marxovim pojmom presežna vrednost. Oba pojma se namreč sučeta okoli podobnih osi: težave, na katere trčimo, ko naj bi 219 ju locirali na nekem določenem mestu v strukturi na eni strain in njuna povezanost s pojmom presežka. Zdi se, da si Marx v 7. poglavju Kapitala zamišlja čisto mitično predkapi-talistično družbo, v kateri je produkcija namenjena goli zadovoljitvi osnovnih potreb po preživetju in kjer delavec še lahko uravnava svoje delo glede na določen smoter. Z vznikom presežka znotraj kapitalističnega produkcijskega načina pa goli gon po abstraktni akumulaciji obvladuje in organizira kvalitativno razsežnost produkcije in reprodukcije blag in ljudi. Zto da bi lahko simptom reartikuliral kapitalistični neskončni gon ppo abstraktnem bogastvu, se opira na neukinljivo protislovje med delovno silo in živim delom, protislovjem, ki je ključen za samo možnost vsakega cikla akumulacije, a je obenem njegova neogibna ovira. Christophe Genin Autobiography in Cultural Studies: Does Speaking of Oneself Have a Methodological Value? Key words: autobiography, speaking of oneself, recognition, identity, cultural studies How could speaking of oneself be a methodological challenge in the humanities? The paper focuses on cultural studies as a new way of arguing about identity issues. Our thesis is that speaking of oneself entails neither a lack of objectivity nor an overflow of selfishness, but the requirement of self-reflexiveness. As an observer is not neutral but interacts with his field, he thus has to be a aware of his own background and explain it with fairness. So speaking of oneself could be a condition of truth in the humanities. Christophe Genin Avtobiografija v kulturnih študijah: Ali ima govorjenje o sebi kakšen metodološki pomen? Ključne besede: avtobiografija, govoriti o sebi, pripoznanje, identiteta, kulturne študije Ali je lahko govorjenje o sebi metodološki izziv za humanistične vede? V pričujočem prispevku se bomo osredinili na kulturne študije, ki ponujajo nov način teoriziranja o problemih identitete. Pri tem izhajamo iz teze, da govorjenja o sebi ni mogoče razumeti ne kot odsotnost objektivnosti niti kot presežek sebičnosti, pač pa kot zahtevo po samoreflek-siji. Ker opazovalec ni nevtralen, ampak je dejavno vključen v svoje raziskovalno polje, se ÜÜ mora zavedati svojega ozadja in ga odkrito pojasniti. V tem pomenu je mogoče reči, da je govorjenje o sebi pogoj za resničnost v humanističnih vedah. Jean-Pierre Marcos Confessions and Denials of Unconscious Wishes Key words: confession, psychoanalysis, spiritual exercise, speech, desire The reading that we propose of Freud's work here allows to join the issue of subjectivity and telling the truth from the perspective of confession such as can be differentiated and related to the question of Christian confession. Without being confused with a spiritual exercise, psychoanalysis, in reviving the ambition of bringing into being a subject freed from what haunts and persecutes him, the modern name of this being the "unconscious", does not erase its Western origin. Nevertheless, psychoanalysis modifies the ancient way of understanding the link between speech and desire. Jean-Pierre Marcos Priznanje in zanikanje nezavednih želja Ključne besede: priznanje, psihoanaliza, duhovne vaje, govor, želja Naše branje Freudovega dela, ki ga tu pronujamo, nam obenem omogoča povezati vprašanje subjektivnosti z izrekanjem resnice, in sicer iz perspective priznanja, ki ga je treba povezati z vprašanjem krščanske izpovedi, a ga obenem tudi ločiti od njega. Če naj psihoanaliza ne bo ena izmed duhovnih vaj, mora v svojem prizadevanju obuditi željo po priklilcanju v življenje subjekta, osvobojenega tistega, kar ga preganja, čigar moderno ime je »nezavedno«, potem ne sme izbrisati svojega izvora v zahodni misli. Vseeno pa psihoanaliza modificira tradicionalni način razumevanja vezi med govorom in željo. sophie Mendelsohn Foucault with Lacan, the Subject in Action Key words: subject, act, truth, sex, parrhesia, sinthome The critique of psychoanalysis by late Foucault discretely opens up the possibility of a paradoxical dialogue with Lacan. The article aims to reconstruct the possibility of such a dialogue by recasting the issue of the subject. Conceiving the latter as an effect of his act, the article sets out from a "praxeology" which aims to establish the relationship between the subject and truth by other means than those provided by knowledge, in order to challenge the 'rights' of epistemology. What kind of strategies are required for building such tü a relationship; what kind of aesthetical and ethical consequences might follow from such f? a departure point? To answer these questions, the virtual dialog of Foucault and Lacan, presented here, confronts "parrhesia" and "sinthome", two concepts which help us shed some light on their common problematics. Far from indulging in vain polemics, yet wit- cQ hout ignoring the irreducible differences, the aim of the article is to examine how Fou-caldian notions can support the renewal of the fundamental concepts of psychoanalysis - such as the symptom - and how a Lacanian orientation can further open up Foucault's 221 inquiry into subjectivity. sophie Mendelsohn Foucault z Lacanom: subjekt in actu Ključne besede: subjekt, dejanje, resnica, spol, parresia, sintom Kritika psihoanalize pri poznem Foucaultu omogoči paradoksni dialog z Lacanom. Pričujoči prispevek rekonstruira možnost takega dialoga s pomočjo ponovnega premisleka vprašanj subjekta. Slednji je dojet kot učinek svojega dejanja. Prispevek, ki pri tem izhaja iz »prakseologije«, saj slednja omogoča drugačno razmerje med subjektom in resnico, kot je tisto, ki ga omogoča problematika vednosti. Izhajajoč iz »prakseologije« prispevek postavlja pod vprašaj pertinentnost epistemologije. Rdeča nit prispevka so vprašanja, kot so: kakšne strategije zahteva vzpostavitev novega razmerja med subjektom in resnico; kakšne so estetske in etične posledice, ki izhajajo iz take zastavitve? Da bi lahko odgovorili na ta vprašanja, virtualni dialog, ki je tu uprizorjen, sooča dva pojma: Foucaultovo »parresia« in Lacanov »sintom«. Gre za koncepta, ki omogočita, da vidimo v novi liči njuno skupno problematiko. Daleč od sterilne polemike si članek, ki vseeno ne pozablja na neodpravljive razlike med Lacanovim in Foucaultovim pristopom, prizadeva pokazati, kako lahko foucaultovski pojmi omogočijo obnovo temeljnih konceptov psihoanalize, kakršen je, denimo, simptom, in kako lacanovska usmeritev omogoči razširitev foucaultovske raziskave subjektivnosti. Alexandra Renault Addressing Schizophrenia: from Merleau-Ponty to Harold Searles Key words: flesh, Ineinander, narcissism, schizophrenia, counter-transference Merleau-Ponty finds a philosophical interest in the psychoanalytical clinic, especially in the the clinic of children and hallucinating people, which can support the concepts of flesh and Ineinander. But in the philosophy of Merleau-Ponty there is also a clinical interest, residing in the link he establishes between the flesh, conceived as the origin of existence, and the pathologies that Freud described as "narcissistic" and nowadays called iiš "psychotic" or "borderline" states. To support this hypothesis, we will link Merleau-Pon- M ty's own "clinic of the origins" and Harold Searles' theory of narcissistic pathologies based on his clinical experience with schizophrenics. This confrontation will reveal how a philosophy of flesh provides us not only with theoretical points of reference relevant to the clinic of schizophrenia, but also fruitful technical indications regarding the direction towards a cure of such a pathology, indications that join those provided by Searles. 222 Alexandra Renault Obravnava shizofrenije: od Merleau-Pontyja do Harolda Searlesa Ključne besede: meso, Ineinander, narcizem, shizofrenija, protitransfer Če Merleau-Ponty najde v psihoanalitični kliniki, zlasti v kliniki otrok in pacientov s halucinacijami, nekaj, kar bi zanimalo filozofijo, je to zato, ker v teh klinikah najde oporo za svoje pojme, kot sta pojem mesa in pojem Ineinander. Toda v filozofiji Merleau-Pontyja je mogoče odkriti tudi čisto kliničen interes, ki se opira na vez med mesom, ki ga Merleau-Ponty pojmuje kot izvir eksistence, in patologijami, ki jih je Freud opisal kot »narcisti-čne«, danes pa jih označujejo kot »psihoatična« stanja ali »borderline« stanja. Da bi pokazali veljavnost te hipoteze, se bomo povezali Merleau-Pontijevo lastno »klilniko iz- virov« s teorijo narcističnih patologij, kot jih je Harold Searles razbral iz svojih kliničnih izkušenj s shizofreniki. Soočenje Merelea-Pontiyeve in Searlesove klinike bo pokazalo, kako nam filozofija mesa ponuja teoretske referenčne opore, ki so ključne za kliniko shizofrenije, a so koristni tehnični napotki tudi glede vodenje zdravljenja takih patologij, napotki, ki se približajo tistim, ki jih je dal tudi Searles. Gilles Ribault The Other in the Soul Key words: mind, drives, others, psychology, Freud Most of Freud's readers take it for granted that the question of the relation to others is completely neglected by Freudian psychology. Whereas his clinical accounts of pathological cases thoroughly relate the complex bonds that the patient weaves with others, Freud, through his metapsychological views, seems to propound an ego-focused conception: whatever the subject experiences, it stands for an inner event in a lonely self-regulated system. Taking issue with this conception, I point out that Freud has always thought the mind as an open entity which is essentially involved in exchanges with others. Based on the poorly-known developments of the posthumous publication Entwurf einer Psychologie (1895), the article begins to consider drives not as organic functions, but as claims addressed to somebody. It then refutes two common objections against the supposed Freudian solipsism, excerpted from Laplanche's works. In its conclusion, the article outlines the philosophical stakes of Freudian thought understood as a relational theory of the iiš M mind, finally raising the question: does Freud belong to modernity? CO Gilles ribault Drugi v duši [iä Ključne besede: psiha, goni, drugi, psihologija, Freud Večina Freudovih bralcev jemlje kot nekaj samoumevnega dejstvo, da je vprašanje od- 223 nosa do drugih v freudovski psihoalogiji popolnoma zanemarjeno. Če v svojih kliničnih prikazih patoloških primerov Freud natančno analizra kompleksne vezi, ki jih pacient spleta z drugimi, pa se zdi, da v svojih metapsiholoških pogledih uveljavlja na jaz osredi-njeno koncepcijo razmerja. Ne glede na subjektove izkušnje, so le-te prikazane kot notranji dogodek v samotnem, samoregulativnem sistemu. Kritizirajoč tako pojmovanje odnosa do drughih avtorica pričujočega prispevka opozarja, da je Freud vedno obravnaval psiho kot odprto entiteto, ki je bistveno vpeta v interakcije z drugimi. Opirajoč se na posthumno objavo Entwurf einer Psychologie (1895), ki je še dandanes malo znana, si pričujoči prispevek prizadeva pokazati, da goni niso organske funkcije, pač pa na nekoga naslovljene zahteve. V nadaljevanju prispevek zavrne dva očitka, ki sta ponavadi naslo- vljena na domnevni freudovski solipsizem, očitka, kot ju je mogoče razbrati zlasti iz La-planchovih del. V sklepu pa prispevek oriše filozofske zastavke freudovske misli, ki je tu dojeta kot relacijska teorija psihe, Na tej podlagi poskuša nato odgovoriti na vprašanje: ali Freud pripada moderni? Jelica Šumič Riha Mystical Writing, or the "Jouissance of Being" Key words: mysticism, writing, jouissance, God, psychoanalysis, Freud, Lacan Psychoanalysis' primary aim is to reveal the emergence of the subject, beyond its identifications, as a response of the real. More specifically, psychoanalysis considers the realization of the subject as a response to the impossibility of the sexual relation. Claiming that "everyone is a poem", Lacan signals that psychoanalysis aims not at that which is universal in the subject, but rather at what in the speaking being is most singular: the emergence of a way of enjoyment that would make up for the inexistence of the sexual relation. Taking up the articulation of writing and jouissance as a point of departure, the paper examines the mystical experience as a specific mode of such a making up. In so doing, the paper insists on the relation between jouissance and language in order to show to what extent the mystical experience can teach us about the possible ways of breaking with the lethal relationship with jouissance where one seems to be reduced to "the partner of one's own loneliness" I— Jelica Šumič Riha Mistično pisanje ali »užitek biti« Ključne besede: mistika, pisanje, užitek, Bog, psihoanaliza, Freud, Lacan CÜ < Psihoanaliza meri v prvi vrsti na to, da pokaže vznik subjekta, in to onstran njegovih identifikacij, kot odgovor realnega. Natančneje, psihoanaliza obravnava realizacijo subjekta 224 kot odgovor na nemožnost spolnega razmerja. Ko Lacan zatrdi, da je »vsakdo pesnitev«, opozori, da psihoanaliza ne meri na tisto v subjektu, kar je univerjalno, pač pa na tisto, kar je v govorilu najbolj singularno: vznik specifičnega načina uživanja, ki naj bi kompenziral nemožnost spolnega razmerja. Izhajajoč iz artikluacije med pisanjem in užitkom, pričujoči prispevek analizira mistično izkustvo kot posebno obliko take kompenzacije. Posebna pozornost je pri tem posvečena razmerju med užitkom in govorico, in sicer zato, da bi pokazali, ali nas lahko mistično izkustvo kaj nauči o možnih poteh preloma s smrtonosnim razmerjem med užitkom in govorilom, ki slednjega obsoja na to, da je zgolj »partner svoje samote«. samo Tomšič The Invention of New Love in Psychoanalysis Key words: love, unconscious, jouissance, signifier, psychoanalysis, sexual difference, Freud, Lacan The article discusses the relation between psychoanalysis and philosophy from the perspective of love. But psychoanalysis demonstrates that this love is possible only based on a return to the origins of psychoanalysis where a new modality, or a new image of love is invented in connection with transference. As in philosophical love for knowledge, transference love presupposes a "ready made" operative knowledge which serves the analyst in the interpretation of a double supposition: besides knowledge, it also presupposes its subject: the subject supposed to know. The problematic of transference love is then linked to Lacan's final elaborations of the unconscious in relation to the real. The passage from transference unconscious to the real unconscious abolishes the love for knowledge, but the inverse movement provides ground for a "new love" to emerge, love as invention. The two modalities of love are discussed in connection with Lacan's formulas of sexuation and with the question of the inexistence of the sexual relation. samo tomšič Invencija nove ljubezni v psihoanalizi Ključne besede: ljubezen, nezavedno, užitek, označevalec, psihoanaliza, spolno razmerje, Freud, Lacan I— Članek obravnava razmerje med filozofijo in psihoanalizo z vidika ljubezni. Kot izhodišče f? jemlje začetke psihoanalize, ko je nova modalnost ali nova podoba ljubezni izumljena v navezavi na transfer. Tako kot filozofska ljubezen do vednosti, tudi transferna ljubezen predpostavlja neko že obstoječo operativno vednost, ki služi analitiku za interpretacijo [iš posameznega primera. Toda psihoanaliza pokaže, da je ta ljubezen možna samo na podlagi dvojne predpostavke: poleg vednosti predpostavlja še njenega subjekta: subjekta, za katerega se predpostavlja, da ve. Problematika ljubezni je v nadaljevanju navezana na La- 225 canove zadnje konceptualizacije nezavednega v razmerju do realnega. Prehod od trans-fernega k realnemu nezavednemu odpravi ljubezen do vednosti, medtem ko nasprotno gibanje nudi podlago za »novo ljubezen«, ljubezen kot invencijo. Obe modalnosti ljubezni sta obravnavani v navezavi na Lacanove formule seksuacije in na vprašanje neobstoječega spolnega razmerja. Ana Žerjav Oedipus and the Paternal Metaphor Key words: psychoanalysis, Freud, Lacan, Oedipus complex, Name-of-the-Father, myth, castration The article shows the importance of the paternal metaphor and the function of the father in psychoanalysis, as well as some misunderstandings that can occur regarding this function in philosophy, namely Deleuze and Guattari's critique of the father as a normative function of castration. It focuses on Freud's and Lacan's conception of the Oedipus complex and underlines some crucial changes that Lacan introduced while reading Freud's work and while constantly returning in his teaching to his own previous conceptions. Finally, the article argues that it is not possible to ignore the function of the father and aspire to create a new sort of psychoanalytic practice by entirely avoiding the difficult and constitutive role of this function. Ana Žerjav Ojdip in očetovska metafora Ključne besede: psihoanaliza, Freud, Lacan, Ojdipov kompleks, ime-Očeta, mit, kastracija Članek poudari pomembno vlogo očetovske metafore in očetovske funkcije v psihoanalizi ter nekatere nsporazume, do katerih lahko pripelje filozofsko branje te funkcije, natan-ÜÜ čneje Deleuzova in Guattarijeva kritika očeta kot normativne kastracijske funkcije. V f? obravnavo vzame Freudovo in Lacanovo koncepcijo Ojdipovega kompleksa in izpostavi nekatere ključne spremembe, ki jih je vpeljal Lacan, s tem ko je bral Freuda in se tudi neprestano vračal k reviziji svojih lastnih koncepcij. Članek naposled zagovarja, da ni mogoče [iŠ odmisliti očetovske funkcije in si prizadevati za vzpostavitev nove vste psihoanalitične prakse, ki bi v celoti zaobšla težavno in konstitutivno vlogo te funkcije. 226 To access international literature as diverse as the study of sociology, start here. CSA Sociological Abstracts offers a world of relevant, comprehensive, and tinnely bibliographic coverage. Over 890,000 easily searchable abstracts enhance discovery of full-text articles in thousands of key journals from 35 countries, along with books, conference papers, and dissertations, as well as citations to reviews of books and other media. This continuously growing collection is updated monthly, and offers backfiles to 1952—plus scholar profiles, browsable indexes, and a searchable thesaurus through the CSA lllumina™ interface. The CSA Sociological Abstracts Discovery Prize. Tell us how CSA Sociological Abstracts has advanced teaching and learning at your institution, and you may win the CSA Sociological Abstracts Discovery Prize Visit: info.csa.com/socioloqicaldiscoverv CSA Sociological Abstracts For a free trial, contact pqsales@proquestxom or loa onto www.Droauest.com/ao/csasoc todav. INFORMATION FOR CONTRIBUTORS Manuscripts and correspondence should be addressed to: FILOZOFSKI VESTNIK, P.O. Box 306, SI-1001 Ljubljana, Slovenia (fax: +386 1 425 77 92; e-mail: fi@zrc-sazu.si). Manuscripts in Slovenian, English, French and German are accepted. Manuscripts sent for consideration must not have been previously published or be simultaneously considered for publication elsewhere. Manuscripts should be provided in a clear one sided copy, accompanied by an abstract (in the language of the original and in English) summarizing the main points in no more than 150 words and up to 5 keywords. Authors are also required to provide the text on disk, CD-ROM or by e-mail, written on a compatible PC (in a version of Microsoft Word). The electronic version and the hard copy must match exactly. A brief biographical note indicating the author's institutional affiliation(s), works published and central subject of professional interest should also be enclosed. 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The author-date system is also acceptable with a text reference reading. References in the text are then made as follows: (author's last name, date: page(s) or section). Detailed bibliographical information should be given in a separate alphabetical list at the end of the manuscript. Proofs will be sent to authors. They should be corrected and returned to the Editor as soon as possible. Alterations other than corrections of typographical errors will not be accepted.