Filozofski vestnik | Letnik XXXI | Številka 2 | 2010 | 7-25 Christophe Genin* L'autobiographie dans les etudes culturelles: Parier de soi a-t-il une valeur methodologique ? Parler de soi est une impolitesse, dans beaucoup de cultures du moins. La primaute de I'altruisme sur I'egotisme se congoit aisement d'un point de vue moral ; elle a aussi une portee au plan de la science. Parler de soi se situe generalement entre une postulation a l'universel et une reduction au singulier. On a coutume de tenir l'effacement personnel pour un garant d'objectivite, et, inversement, l'expression personnelle pour une anecdote. Cette singularite peut pourtant donner une chair vive a l'experience commune, contre l'abstraction du concept. D'ou un rapport inverse entre la comprehension et l'extension : la mise entre parentheses du moi1 est censee apporter la condition de possibilite d'une generalisation, et inversement la libre expression du moi est censee presenter une densite humaine et sensible dans laquelle chacun peut se retrouver. Les sciences humaines, ayant pour objet la multiplicite et la variabilite humaines, s'appuient sur toute une tradition du parler de soi : recits de voya-geurs, carnets de route, recits de vie, relations d'experience, itineraires affectifs, etc. Autant de formules pour dire que le sens humain est un chemin de rencontres vecu par une personne croisant d'autres personnes. L'intelligence d'une hu-manite ne saurait ainsi jamais eluder la situation personnelle de l'observateur. Un savoir sur l'homme etant situe dans le cours de vie d'un homme, on pourrait avoir tendance a delegitimer un tel savoir dont la validite serait justement re-duite a son seul enonciateur : « c'est toi qui le dis ! » ; ou encore « parle pour toi ! ». Sous-entendu : une experience intime n'est ni generalisable ni communicable, non seulement parce qu'on ne peut jamais se mettre effectivement a la place de l'autre, du fait du principe d'individuation, mais encore parce que la parole de l'autre est toujours suspecte d'erreurs, de lacunes, d'ajouts, d'illusions, d'imaginations, d'interets ou d'arrieres pensees qui rendent indecise sa valeur de verite. 1 Du moins du moi contingent, si tant est que la reduction eidetique du moi contingent a un moi pur n'est pas qu'une rhetorique mais un exercice critique effectif. * Universite Paris 1 Pantheon-Sorbonne 7 Est en jeu ici le partage d'experiences, pris dans un dilemme. D'un cote, on denigre une pretention a l'universel au nom du relativisme, selon lequel la pluralite des vecus, relative a une histoire, a une geographie, a une culture, a la constitution d'un observateur, interdirait toute possibilite d'experience commune. De l'autre cote, on denigre ce meme relativisme en le prenant au mot, tout vecu restant limite a la stricte sphere de l'individu, interdisant toute possibilite d'experience commune. Une sortie mediane de ce dilemme consisterait a dire qu'un recit de vie vaut plus ou moins pour plus ou moins de personnes selon ce que chacun y retrouve. Inutile d'etre grand clerc pour voir l'aspect non scientifique d'une telle conclusion, le plus ou moins relevant, comme le notait Aristote, de la jugeote ou de l'opinion liee aux affaires courantes. Nous aimerions montrer ici que les etudes culturelles (cultural studies) appor-tent un nouveau statut a l'autobiographie, qui, loin de ruiner toute pretention a l'objectivite et hors du dilemme signale, apparait au contraire comme une des conditions reflexives et critiques des sciences humaines. Les etudes culturelles ne forment pas une discipline averee, pas plus que les etudes filmiques, les etudes africaines ou les etudes cartesiennes, meme si, de ci de la, une epistemologie s'elabore. Ce n'est guere plus une constellation de disciplines qui convergeraient a l'unisson. Elles forment un faisceau de competences, un car-refour de disciplines pour « rendre un autre futur possible » comme dit Lawrence Grossberg (making another future possible), ou pour « ouvrir le champ des possibles » selon Judith Butler2. C'est un « champ interdisciplinaire qui regroupe des centres d'interets ayant un sujet commun, la culture. Ce sujet est assez large et de sens suffisamment vague pour attirer quasiment toutes les disciplines des sciences politiques, sociales et humaines, de la philosophie a la semiotique, en passant par la psychologie, la sociologie, l'anthropologie, l'histoire de l'art ou la critique litteraire. Outre un croisement de disciplines, qui apporte une mutuali-sation des competences sur un sujet labile et mobile, elles apportent de nouvelles methodes (autobiographie, statut de l'observateur participant) et un nouveau traitement d'anciens champs de la philosophie sociale. 2 Judith Butler, Trouble dans le genre, trad. Cynthia Kraus, Paris, La Decouverte, 2005, p. 26. 3 Graeme Turner, British cultural studies, 3e edition, London, Routledge, 2003, p. 9. 8 Nous aborderons done divers cas du parier de soi pour en etablir differents statuts epistemologiques, ce qui permettrait de cerner les etudes culturelles de fagon plus conceptuelle. Breve genese d'un genre L'autobiographie est ordinairement tenue pour un genre litteraire, non scienti-fique. Autant parler de soi, a la premiere personne, est legitime dans les investigations de l'ame humaine - c'est meme ce qu'on nomme le lyrisme ou l'elegie -, autant cela est estime impertinent dans les sciences de la nature et des relations logiques. Pourtant une telle dichotomie, au sein du logos, entre litterature et logique, entre parole charmeuse et parole raisonneuse, merite d'etre affinee. Prendre la parole en son nom propre, ou encore signer son ffiuvre en s'en declarant l'auteur, fut une revolution du VIe siecle avant J.-C. En Egypte, en Perse et en Grece archaiques, une production etait signee par le commanditaire ou le maitre d'ffiuvre. Seule la parole d'autorite - le roi ou le pretre - avait voix au chapitre. L'artiste etait un porte-parole dont le metier consistait a celebrer une souverainete, l'origine d'une puissance. Comme thuriferaire ou truchement, ce porte-parole etait, pour partie, investi par cette souverainete d'origine divine. Ainsi, il etait estime etre habite par un daimon ou un genius qui faisait qu'il n'etait pas maitre de sa parole, donnee par cette instance demonique. L' « inspiration » designe aujourd'hui encore ce processus de possession de l'artiste par un esprit qui parle en lui, malgre lui, par-dela lui-meme. L'histoire attribue a Simonide la paternite d'un bouleversement culturel. En effet, ce poete serait un des premiers a parler en son nom propre, a parler de l'artiste comme l'origine de l'ffiuvre d'art, qui devient donc un agent souverain. Ce qui, en quelque sorte, rend effective la distinction entre le maitre d'ouvrage (le don-neur d'ordre) et le maitre d'ffiuvre (l'auteur d'une production originale). D'abord, Simonide change le statut du poete auquel echoyait traditionnellement la fonc-tion du souvenir. Il brise le mythe du genie inspire en ramenant la memoire du recitant, non pas a une possession divine, mais a une technique de memorisation. La mnemotechnie induit un desenchantement de la poesie : elle n'est plus le charme d'un inspire transportant les auditeurs par et vers le monde des dieux, 9 mais un protocole etabli par un professionnel de la celebration. Par consequent cette authentification profane, et non plus sacree, merite salaire. Ensuite, passant du statut de vocation inspiree a celui de metier acquis, l'art devient mercenaire, puisque tel poete est meilleur que tel autre, c'est-a-dire plus habile, plus ingenieux, etc. Le commanditaire n'est plus exclusivement le pouvoir politique ou religieux, mais egalement le pouvoir economique. De riches marchands peuvent se payer les services d'un poete renomme, ce qui n'effraye pas celui qui loue les courtisanes dont les mariniers s'offrent les amours4. D'ou enfin, une attitude reflexive : le poete se reconnait, se fait connaitre par une mention de soi par soi. Il s'illustre lui-meme, ce qui acheve le desenchantement des autorites consacrees, puisque celles-ci ne s'illustrent que par l'artefact de leur faire-valoir qu'est le poete. Certaines epigrammes de Simonide sont explicites. Mentionnons en une : « Qui est celle-ci ? - Une Bacchante. - Qui l'a sculptee ? - Scopas. - Qui l'a fait delirer, Bacchos ou Scopas ? - Scopas. »5 On ne saurait mieux dire que la fureur bacchique n'est pas une possession, ou une action du divin, mais un prestige, c'est-a-dire un effet d'apparence du au talent de l'artiste. Citons enfin : « Ceci est le sauveur de Simonide de Ceos ; il etait mort, et pourtant au vivant il a rendu service pour service »6. C'est une fagon pour le poete de payer sa dette envers un mort qui, parait-il, l'avertit d'un danger par un reve premoni-toire, comme une maniere explicite de dire que la memoire d'un homme depend directement du poete qui loue son passe, au point d'ailleurs que ce distique rend anonyme la memoire de celui qu'il devait honorer et mentionne l'artiste lui-meme par lui-meme. 10 Simonide n'hesite pas a se mentionner, soit pour dire que le souvenir d'une j eune defunte depend de son art, soit pour louer ses propres victoires7. 4 Simonide, Anthologie palatine, t. II, livre V, 159, trad. A.-M. Desrousseaux, Paris, Belles Let-tres, 1928, p. 75. 5 Simonide, Anthologie palatine, Anthologie de Planude, t. XIII, fragment 60, Belles Lettres, traduction Robert Aubreton, 1980, p. 104. 6 Anthologie palatine, t. VII, 1-363, fragment 77, Belles Lettres, p. 90. 7 « Cinquante-six fois, Simonide, tu as gagne soit un taureau soit un trepied, avant de consa-crer ce tableau : cinquante-six fois, apres avoir instruit un gracieux chffiur d'hommes, tu es monte sur le char brillant de la Victoire glorieuse. » in Anthologie palatine, t. III, livre VI, 213, trad. P. Waltz, Paris, Belles Lettres, 1931, p. 111. Il ouvre par la meme une dimension d'autoreference dans I'activite artistique, la reflexivite de I'artiste dans son ffiuvre, ayant divers degres et modes de manifestation8. Par ce retour de l'artiste sur lui-meme, par son rappel dans I'ffiuvre, divers types d'incrustations refractaires font en partie de l'ffiuvre une image de soi ou une image d'elle-meme, l'expression d'une identite artistique pouvant troubler la qualification reconnue ou reputee d'une ffiuvre, avec des dissonances entre la signification annoncee ou declaree de l'ffiuvre et ce que l'analyse de ses composantes pouvait produire comme interpretation. Des lors, l'art comme parole de verite se scinda en deux conceptions. D'un cote, un art quasi anonyme, le poete n'etant que le porte-parole d'un dieu, sorte d'ex-ception humaine, hors commerce. Ce que Pindare resume par un exorde fameux : « Donne ton oracle, Muse, je parlerai en ton nom »9. D'un autre cote, un art identifiable, le poete signant ses ffiuvres, et s'integrant au commerce des hommes. Ce qui deviendra sous la plume d'Aristote10, puis de Kant11, l'opposition entre l'art liberal et l'art mercenaire. On sait, a travers les ecrits de Platon12, a quel point la de-sacralisation de Simonide troubla cette conception traditionaliste de l'art, selon laquelle les artistes se devaient de perpetuer une memoire, de repeter un unique canon sacre pour celebrer les dieux au nom de la verite et de la sagesse, au lieu d'innover et d'inventer de nouvelles regles pour plaire au commun des mortels. Socrate aura beau denigrer ce salariat de l'inspire comme une « prostitution », rien n'y fera, le processus de desenchantement sera irreversible, meme s'il eut des intensites diverses dans l'histoire de la culture occidentale. Encore faudrait-il distinguer divers cas dans le genre parler-de-soi. Contentons nous ici de simples notes. Le lyrisme, l'elegie, ont toujours ete des formes litte-raires reconnues, car la plainte exprimee appelle une compassion, sentiment hau-tement moral et social13. La confession, les essais font de l'auteur la matiere du 8 Nous avons abondamment traite ce statut du soi dans l'autoreference artistique dans notre ou-vrage Reflexions de l'art, Paris, Kime, 1998. 9 Pindare, ^uvres completes, fragment 150, traduction Jean-Paul Savignac, Editions de la Difference, 1990, p. 559. 10 Cf. Politique, VIII. 11 Cf. Critique de la faculte de juger, §43. 12 Passim ; plus particulierement Lois II. 13 Quand, dans l'Odyssee, Ulysse entend, a la cour d'Alcinoos, l'aede Demodocos chanter ses livre et sont devenus des genres philosophiques a part entiere. L'ego-histoire est une fagon de retracer apres-coup son itineraire intellectuel, de raisonner ses choix, de les ordonner et de les motiver. L'autobiographie sociologique semble plus etre un genre developpe par les culturalistes, tel Hoggart ou Stuart Hall. Parier de soi et discours scientifique Parler de soi a un statut particulier dans le domaine des sciences, selon qu'elles sont humaines ou non. On n'imagine mal Euclide justifiant les Elements de la geometrie en disant que ce sont ses elements, selon son point de vue. Ce n'est que par une formule commode qu'on nomme « non-euclidiennes » les geometries qui ne suivent pas le cinquieme postulat. En geometrie, une definition est une proposition qui expose la propriete essentielle d'une figure ou d'un relation ; un axiome, celle dont l'evi-dence s'impose a tous ; un postulat, celle qui regoit l'accord de la communaute scientifique apres demande ; un theoreme, celle qui est demontree. La geometrie presente ainsi le paradigme de la science par cette abstention de la singularite. Meme s'il peut y avoir une personnalite ou une creativite du mathematicien, par le type d'objets qu'il traite ou par l'elegance de sa demonstration, cela n'engage pas son individualite, c'est-a-dire une singularite comme cas unique et liminal. En d'autres termes, la personnalite du geometre s'efface derriere l'universalite de ses propositions, soit la possibilite pour tout un chacun d'en verifier la vali-dite. Ainsi l'inventivite d'un homme devient le canon possible d'une humanite. On objectera que Poincare parlait de lui-meme et n'hesitait pas a « rappeler des souvenirs personnels » pour « voir ce qui se passe dans l'ame meme du mathe-12 maticien »14. Certes. Mais c'etait pour observer le savant a l'ffiuvre, pour qu'un psychologue puisse mieux apprehender le mecanisme de l'invention mathema-tique. Il distingue ainsi deux types de travaux dans l'ame du scientifique lors de la genese de l'invention. D'abord, le travail parfaitement conscient de l'esprit, avant la trouvaille, par un jeu de tatonnements intellectuels, et, apres cette trouvaille, par la mise en place d'un enchainement de verifications et de conse- exploits passes, il ne peut etouffer ses larmes, ce qui le rend humain au regard du roi et lui donne des indices de son identite. 14 Science et methode, « l'invention mathematique », Paris, Flammarion, 1908, p. 52 sq. quences. Puis, un travail inconscient, toujours encadre par ces deux phases d'ef-forts reflechis. Cette inspiration procure un sentiment de certitude qui peut etre trompeur et qu'il convient donc de verifier apres coup. Cette inspiration survient dans un etat de delassement, voire de semi-hypnagogie. Ce « moi subliminal » opere un crible entre de multiples hypotheses et combinaisons que l'esprit forme machinalement et automatiquement sans les retenir. Poincare pose donc deux questions : comment ce moi subliminal fait-il ce tri, et pourquoi trouve-t-il la bonne solution ? Le mathematicien suit les remarques des psychologues : ce moi retient ce qui af-fecte le plus profondement la sensibilite du mathematicien. Le geometre, homme de raison demonstratrice, est donc profondement travaille par une sensibilite qui parle dans son inspiration. Mais il s'agit d'une sensibilite mathematique : un sentiment esthetique affecte par la beaute des combinaisons mathematiques faites d'harmonie et d'elegance. La sensibilite esthetique mathematicienne est donc ce crible qui ne laisse passer de l'inconscient en travail que la combinaison utile a la theorie. Toutefois elle ne fait apparaitre la bonne combinaison que par un proces-sus de decantation a partir des elements prealablement examines lors du travail conscient anterieur. Ainsi, hors de la discipline exercee par la conscience, cet inconscient subliminal opere en toute liberte des « accouplements inattendus »15. Ä ce point, d'aucuns pourraient croire que Poincare parle non plus du mathema-ticien en general, mais bien de lui seul, interpretant cette « liberte des accouple-ments » non plus selon un moi subliminal, mais selon un moi libidinal. Cette interpretation serait hasardeuse, car « accouplement » a un sens precis dans le langage mathematique (par exemple un accouplement de polynomes, pairing). Et d'autant plus que Poincare decrit un etat subliminal, donc limite ou liminaire, qui, en ce sens, n'est pas hermetique a la conscience, mais signale plutot le moindre degre de vigilance, ou un grand degre de relachement. Ainsi, il peut arriver que dans la contention de son esprit excite par la recherche, le mathematicien s'ob-serve : « on assiste soi-meme a son propre travail inconscient ». Poincare retrouve ici les mots du voyant Rimbaud : « j'assiste a l'eclosion de mes pensees ». Parler de soi releve donc pour ce mathematicien d'une sorte d'etonnement so-cratique devant sa propre capacite d'invention, alors meme que sa volonte s'ex- 15 Idem, p. 65. tenue en vain. Cela releve donc d'un processus d'elucidation de soi, mais ne particularise en rien les resultats scientifiques obtenus. On nomme communement ohjectivite cette possibilite de considerer un objet theorise dans une etude abstraction faite de la singularite de son auteur. Est objective la science qui suspend l'intervention individuelle du theoricien, sa sen-sibilite singuliere, son histoire propre, etc. Que le gypse soit rayable a l'ongle, que la fleur de troene soit odorante ne veut pas dire que mes ongles sont cos-tauds et que mon nez est particulierement fin, mais que cette roche a une pro-priete mecanique identifiable par un geste ordinaire et qu'une interaction chimique existe entre une fleur mellifere et un insecte pollinisateur, l'odeur etant un attracteur et un repere. L'objectivite repond ainsi a une sorte d'ideal de neutralite, comme si les interactions des choses de la nature nous etaient ac-cessibles en elles-memes, a l'instar des relations interconceptuelles des notions mathematiques. On pose donc ainsi l'abstention ou la reserve en paradigme du savoir scientifique comme si elle rendait possible la connaissance absolue d'un objet. C'est en ce sens que, dans le champ historique, Braudel voulut dissocier la col-lecte et l'interpretation des faits du vecu et des engagements personnels de l'his-torien. L'idee meme d'une histoire non evenementielle semblait parer a cette intervention de la personnalite dans l'objet traite. « Observateur aussi detache que possible, l'historien doit se condamner a une sorte de silence personnel », voila la discipline de methode que s'afflige Fernand Braudel16. Un tel « silence personnel » est pourtant eloquent. Cette formule designe en effet, dans le monde chretien, l'exercice spirituel de la priere. L'activite laique de l'historien ne peut donc etre qu'une sorte de silence personnel. De meme que le temps de la priere 14 suspend le bruit des interets et des affaires, de meme l'observation historienne doit suspendre la passion de l'observateur pour son objet. C'est pourquoi Braudel fut le premier a admettre qu'une ruse de sa passion put intervenir dans ses ecrits. Il est d'ailleurs coherent, lui qui voit dans le christianisme la composante majeure de la pensee europeenne, qui l'irrigue, y compris dans l'atheisme, le ra-tionalisme et le laicisme17. Ainsi, par une ruse de la passion, au moment meme ou l'observateur veut suspendre ses appartenances, il les trahit. Cela ne mini- 16 L'identite de la France, Introduction, Paris, Flammarion, 1986. 17 Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud, 1987, pp. 374-375. mise pas la valeur du propos, mais lui donne une origine culturelle, c'est-a-dire une orientation, pour peu qu'on ne confonde pas oriente et tendancieux, ni cadre et partisan. Les sciences de l'homme ou de la culture ne peuvent respecter une telle reserve methodique, car l'observateur vehicule une appartenance inapergue, qui est pourtant sensible aux hommes qu'il a en regard de lui. L'exemple le plus flagrant de pensee par devers soi ou d'intervention malgre soi est donne par Levi-Strauss etudiant les Nambikwara18. Dans Tristes tropiques, l'anthropologue fait un recit de voyage. Il expose ses peregrinations et ses observations sur un mode personnel. C'est pourquoi, comme il l'a souvent dit par la suite, il fut etonne du succes du livre qui, a ses yeux, etait de moindre importance scientifique. Pourtant, il est clair que son voyage fut en un sens une odyssee de la conscience et qu'en revenant sur les conditions de son etude, il abordait des questions de methode en sciences humaines. « L'incident » chez les Nambikwara est significatif. Ce qui fut de prime abord pris pour un incident de la vie quotidienne fut en fait un revelateur d'abimes cultu-rels et d'apories methodologiques. Comme tout anthropologue soucieux de col-lecter des documents serieux, aptes a nourrir ses communications scientifiques et a recevoir l'aval de ses pairs, Levi-Strauss se promenait dans les terres les plus reculees du Bresil avec un equipage comprenant du personnel, des betes et du materiel, pour assurer le voyage, du troc et les observations. Il dirigeait cet equipage. Il donnait des ordres. Il maniait des appareils photographiques et des car-nets de note. Son travail d'ecriture etait rendu possible par la bonne tenue de l'equipage et par le bon accueil des Nambikwara. De son point de vue, son expedition se deroulait bien et permettait de mieux comprendre ces indigenes. En 15 quoi il se leurrait. Car du point de vue des Nambikwara, ce Blanc donnait des ordres. C'etait donc un chef qui avait du pouvoir et son pouvoir passait par une activite inconnue consistant a tracer des gribouillis sur un support bizarre. Le chef Nambikwara interpreta donc cette ecriture qu'il ignorait comme la marque du prestige du chef blanc. Il feignit donc d'etre a la hauteur de son homologue, de connaitre l'ecriture, son usage, son sens, et demanda au Blanc d'entrer dans sa feinte pour qu'il puisse conforter son prestige aupres de ses compagnons. Levi- ' Tristes tropiques, chap. XXVIII « Legon d'ecriture », Paris, Plon, 1955. Strauss se trouva ainsi instrumentalist a son insu parce qu'il importait par inad-vertance le rapport de hierarchisation qu'implique I'ecriture. L'exercice meme de son travail d'universitaire trahissait le statut social d'homme servi par d'autres hommes. L'humaniste qui, de son point de vue, pensait changer de vie, se ren-dre autre pour comprendre les autres, agissait sans s'en apercevoir comme un mandarin. Le pouvoir etant confere par la maitrise des lettres, Levi-Strauss etait charge malgre lui de toute l'histoire de la caste des lettres, et ce qui lui echappait sautait pourtant aux yeux des indigenes illettres. Autrement dit, l'observateur n'est pas un regard exterieur, detache, comme s'il s'agissait d'un espion indetectable, car il vehicule aveuglement sa propre culture. Vouloir photographier des visages ou enregistrer les voix d'hommes vivant comme a l'age de pierre c'est ipso facto garder temoignage d'un etat de l'huma-nite par des moyens qui le detruisent en introduisant une innovation ou une comparaison au moment meme ou on l'enregistre. Une revolution quantique Les etudes culturelles insistent donc sur le fait que l'observation est de facto participative. Sachant que l'observateur est de toute fagon un element intervenant, interagissant avec les observes (car on a affaire a des hommes, donc a des per-sonnes qui ne se livrent pas sans artifice ni arriere pensee), le seul resultat sincere est celui qui expose methodiquement les conditions de cette interaction. Nous avons deja expose le statut de la relativite dans les etudes culturelles, en la distinguant d'un relativisme, susceptible d'induire des paralogismes19. Ce n'est pas le propos ici de developper ce point. Notons toutefois que cette relati-16 vite signifie que toute observation est une dynamique articulant observateur et observe, qui fait intervenir un point de vue, une orientation de l' un et de l'au-tre, une situation dans le temps et dans l'espace, un heritage et des anticipations. Ä titre de prolegomenes, nous proposons de penser ici une analogie entre la revolution conceptuelle de la physique quantique et la critique theorique apportee par 19 Cf. « Les etudes culturelles : une resistance frangaise ? », in MEI, Etudes culturelles et cultural studies, n° 24-25, Paris, L'Harmattan, 2007, pp. 43-55. les etudes culturelles. La physique quantique a etabli les relations d'incertitude, et a aussi introduit une forme d'incertitude globale sur ce qu'on appelle l'objet ou le reel. Au niveau atomique, le reel descriptible parait trouble par l'intervention des instruments d'observation, de sorte qu'une nature en soi semble n'avoir guere de sens. Plus radicalement encore, les resultats des experiences et des calculs sem-blent si paradoxaux pour notre perception naturelle qu'on en vient a supposer que le reel ne serait en fait qu'une construction des concepts que nous projetons sur le monde. En d'autres termes, la physique quantique met l'ontologie en crise. Par analogie, les etudes culturelles denoncent, non pas l'idee du reel en lui-meme, mais la realite d'un standard ou d'un pattern d'humanite a l'aune duquel les hu-manites effectives seraient ordonnees et subordonnees. Ces etudes ont en commun de denoncer des hypostases de l'humanite. Prenons l'exemple de la race (race studies). D'Aristote a Heidegger, en passant par Kant ou Hegel, Nietzsche ou Renan, le concept de race a ete traite par les philosophes pour distinguer dans l'humain en-tre ce qu'il y avait d'universel et ce qui relevait du specifique, et pour etablir une Hierarchie entre civilisations. D'ou la production d'essences tragiquement inhu-maines : le Frangais, l'Allemand, le Negre, le Maure, l'Asiatique, etc., comme si des faits historiques, relates avec plus ou moins d'exactitude, exposaient la nature ad eternam de tel ou tel membre de l'humanite, destine a etre la conscience du monde ou, inversement, l'exemple d'inculture. La geographie de l'esprit hegelienne fut le corollaire d'une politique europeenne de colonisation comme appropriation de l'au-tre20. Inversement, les cultural studies sont le corollaire d'une politique de decolonisation, dans la mesure ou elles en pensent la negativite dialectique et historique, tant l'acces des ex-colonies a l'independance, que l'importation de toutes les par-ticularisations du monde dans l'Europe, par ses politiques de rapatriement, d'asile, d'immigration, qui en troublent l'identite presumee. Comment circonscrire ces etudes culturelles sans en trahir la diversite ni etre accuse de tentative hegemonique ? Elles pourraient etre envisagees comme une critique des arguments d'autorite et des sieges de pouvoir, une critique theorique et appliquee de I'ordre etabli. 17 20 Cf. La philosophie de l'esprit, Add. § 393- Add. § 394, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 419 sq ; Principes de la philosophie du droit, § 248 et add., trad. Robert Derathe, Paris, Vrin, 1982, p. 253 ; Legons sur la philosophie de l'histoire, Introduction, Paris, Vrin, 1970, p. 71. 18 Cet ordre etabli s'entend en quatre sens : - les relations d'ordre (taxis), les relations de hierarchies entre les hommes comme entre leurs representations ou leurs connaissances ; au premier chef une critique de la relation d'ordre politique constituant ce que Gramsci nommait « hegemonie » ; - les principes de classification (genos) ou de rangement qui decoulent des priorites ou superiorites definies par les relations d'ordre ; de sorte que s'ensuivent des genres majeurs et des pratiques mineures, des grands genres qu'il convient d'admirer et des mauvais genres qui ne meritent pas l'attention ; - les multiples formes d'autorite sociales et politiques (arche) qui produisent des injonctions, des incitations, des inflexions affectant les connaissances et les actions ordonnees par ces hierarchies et ces classifications ; - des relations d'appartenance ou d'exclusion (apokleisis), entre ces classes, decoulant de cette hierarchisation. Mais identifier une hierarchie, en comprendre la genese, en discuter le bien-fonde, apres tout, n'est-ce pas qu'un scepticisme de plus, voire un simple examen des prejuges, ce qui est l'ordinaire d'un travail universitaire ? Qu'apportent donc les etudes culturelles par la notion de reconnaissance, mis a part une relativisation des regles, des normes ou des canons ? D'abord, au plan de la theorie, l'examen de la validite de nos schemas heuris-tiques que constituent les dichotomies et les genres. Ensuite, au plan de l'ethique appliquee, etablir une capacite d'agir par la mise en place des conditions de dire « je », par la mise en reuvre d'une dignite, c'est-a-dire permettre a des humains sffiurs et freres en humanite de prendre place dans « la sphere publique de l'hu-main »21. Le concept de reconnaissance ne pense pas seulement le desir de soi pour soi par l'accord de l'autre, dont l'reuvre d'art, par exemple, pourrait etre 21 Judith Butler, Antigone, Paris, EPEL, 2003. une sorte de beau faire-part, mais bien une extension de la legitimite a divers modes d'existence possibles, dont l'art est l'exposition risquee, contre toute predetermination22. Reconnaitre une legitimite c'est essayer de faire cesser une souffrance qui n'a pas lieu d'etre pour une joie qui a lieu d'etre. En ce sens les culturalistes donnent la parole a ceux qui ne la prennent pas pour faire entendre des identites dissonantes. Ce « je » n'est donc pas un ego metaphysique, retire des affaires du monde, mais une personne morale assumant sa responsabilite dans le tissu vivant de ses attaches sociales. Dire « je » s'applique egalement au chercheur dont l'exigence critique doit l'inclure lui-meme dans une sociologie de l'intellectuel pour que ses appartenances insensibles deviennent apergues. Ce qui met en place quatre cas de figures quand un chercheur prend fait et cause pour tel ou tel groupe humain neglige. Il peut en etre issu. Il en devient alors l'interprete aupres de ceux qui sont d'au-tres milieux. C'est ainsi que Hoggart theorisa son propre statut de declasse (ou de surclasse, passant du milieu ouvrier au milieu universitaire), mettant en abyme sa propre situation lui permettant de comprendre de l'interieur le sens des men-talites populaires comme de saisir egalement de l'interieur les resistances des classes aisees et cultivees a cette dite sous culture23. Il peut se considerer comme adopte par ce groupe. Il en devient alors le defen-seur. Levi-Strauss, marque par les marques d'amitie et d'intimite que lui temoi-gnerent telle ou telle tribu n'eut de cesse non seulement d'exposer les raisons qui animent leurs pensees mais encore de critiquer les concepts occidentaux qui mutilent l'humanite24. 19 Il peut vouloir rendre justice a un groupe qu'il estime spolie, par humanisme ou philanthropie. Il devient alors un sage, arbitre entre une culture dominante et 22 Citons le cas du blues dont le rythme derive de la cadence des travaux aux champs, exprimant la tristesse des esclaves noirs par les dirty tones (notes sales), qui fut une musique de bricolage avec des bambous, des bidons et des planches, puis une musique de race records (1922), avant de devenir une des formes musicales les plus fecondes du siecle. 23 Richard Hoggart, The uses of literacy, 1957; La culture du pauvre, Paris, Editions de Minuit, 1970. 24 Voir La pensee sauvage, et Race et histoire. une minorite silencieuse. Cesaire et Senghor produisirent ainsi le concept de ne-gritude pour penser une histoire singuliere comme pour pouvoir revendiquer la fierte culturelle des damnes de la Terre, alors qu'eux-memes furent formes au sein de l'elite culturelle. Il peut vouloir depasser les rapports de force frontaux en pensant leurs effets de melange. Il devient alors une sorte de visionnaire des relations humaines. Edouard Glissant par le concept de creolisation du monde produit a la fois une synthese du passe colonial et une mise en perspective de l'avenir de l'humanite. Ces quatre statuts peuvent etre distincts ou confondus. Le meilleur des cas est celui ou un groupe tenu en minorite juridique ou culturelle prend directement la parole. C'est pourquoi les etudes culturelles privilegient le discours a la premiere personne. L'autobiographie methodologique L'observation participative est une sorte d'accomplissement du principe de so-ciologie comprehensive de Weber, qui retient les intentions subjectives des agents de la culture. Le sujet n'est pas ici la personne etudiee ni meme la personnalite observatrice, mais bien l'interaction des deux. Ses intentions ne sont pas seule-ment comprises depuis le passe, depuis une formation acquise, depuis un milieu d'origine, etc., mais depuis la volonte d'arrangements avec une condition pre-sente et de production d'une autre situation a l'avenir. Si la tendance d'un sujet est de repeter son conditionnement25, cela ne signifie pas qu'il est reduit a cela par un strict determinisme social, car des modulations ou des evolutions de situations sont toujours possibles. L'existence meme des penseurs des etudes cul-turelles attestent de cette volonte d'arrachement a sa condition familiale ou naturelle : l'enfant d'ouvrier ou de paysan se fait universitaire, l'homosexuel assume peut theoriser son exigence de reconnaissance26. Cela pose une question de methode dans les sciences humaines et les sciences de la culture : comment une experimentation sur l'homme est-elle possible ? Ce qui releve d'un enjeu ethique : comment agir sur quelqu'un, pour analyser ses 25 En cela il est bien sujet, c'est-a-dire le support d'un assujettissement. 26 Cf. le n°69 de la revue Chimeres (Paris, Association Chimeres, 2009) consacre a Guy Hoc-quenghem. reactions, si on le fait a son insu ? Le savoir resulte alors d'une manipulation, c'est-a-dire qu'il abuse de l'ignorance pour gouverner les consciences. C'est ainsi que des chercheurs en rumeur repandirent une liste de faux produits reputes cancerigenes pour comprendre les vecteurs et vehicules d'extension d'une ru-meur (la fameuse « liste de Villejuif »). La sociologie de l'intellectuel montre que l'intelligentsia n'echappe nullement au processus de la rumeur, et meme la col-porte sans la verifier27. En ce cas on n'hesite pas a tromper, pour voir comment se repand une tromperie. Une experimentation qui ne voudrait pas abuser (d') au-trui se restreint a I'essai : etre pour soi-meme objet d'experience. On objectera qu'il faut distinguer le vecu du connu, l'apprehension immediate de la comprehension methodique et reflechie. Ce n'est pas parce qu'un universitaire a vecu dans sa jeunesse une situation qu'il peut necessairement l'analyser avec pertinence. Soit. Mais, symetriquement, ce qui semble connu peut etre illusoire. L'analyse du corps desirant ou de la caresse par Sartre28 peut nous convaincre par une rhetorique phenomenologique qui donne un lustre methodique et savant a de telles descriptions de notre vie ordinaire. Celles-ci ne correspondent qu'a une observation fort limitee de la conduite sexuelle ou des attitudes de seduction dans le monde car les affects sont constitues socialement. Croyant faire une phenomenologie de la chair desirante (porter son corps contre le corps de l'autre), ce qu'il nomme « Autre » ou « monde » ne raconte en fait que la culture de l'amour courtois. La caresse est ainsi un revelateur existentiel autant qu'elle est une technique du corps29. Autrement dit, les etudes culturelles suivent sur ce point une philosophie du soupgon. Elles constatent ce que Condorcet nommait « les prejuges des philo-sophes ». Prejuges dus non a la malveillance, la ruse ou la perversite, mais a des appartenances inapergues qui conditionnent peu ou prou les reflexions de pen-seurs, malgre eux. Il y a donc une exigence d'honnetete intellectuelle qui fait apercevoir chez l'interlocuteur et chez soi-meme de telles appartenances. Le cul-turaliste parle donc de ce qu'il est, puisque son experience humaine est en communication avec ses sujets d'etude. Ne tombe-t-on pas alors dans le plaidoyer 27 Cf. Jean-Noel Kapferer, Rumeurs, Paris, Seuil, 1995, pp. 120-128. 28 L'etre et le neant, Paris, 1943. 29 Marcel Mauss, « Techniques du corps », in Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1950, p. 363 sq. Voir les travaux d'Edward Hall sur la proxemique : La dimension cachee (1963), Paris, Seuil, 1978. pro domo ? C'est la une objection majeure qui meriterait un traitement debordant le cadre de cet article. L'autobiographie reflexive et critique semble native des etudes cultuelles. Richard Hoggart30 y recourut des The uses of literacy (1957). Il se proposait de compren-dre de l'interieur le sens et les valeurs de ce qu'etait la lecture pour un milieu ou-vrier (roman-photo, magazine de mode, illustres). Il mentionnait le milieu d'ou il provenait, etant une sorte de self made man de l'universite anglaise. Cet ouvrage n'est pas seulement une galerie de portraits ni une sorte de confession litteraire pour se depeindre intimement, comme si la verite etait dans l'aveu, car on sait tres bien que l'ecriture de soi va de pair avec toutes sortes de mises en valeur pouvant user d'une palette de feintes. Mais l'autobiographie a une vertu : elle peut prevenir les prejuges de classe. Hoggart constate en effet que la littera-ture sociologique sur les comportements populaires considere souvent « le peu-ple » comme une population etrangere, pour laquelle il est de bon ton d'avoir de la condescendance, de la compassion, jugee a partir de mythes romanesques (Oliver Twist, Cosette et autre Gavroche) ou a l'aune des criteres de l'intelligent-sia, donc de la classe bourgeoise. Parler de soi c'est donc contrer la prevention des autres. Dans le meme esprit Stuart Hall dut revenir sur sa propre situation de « negre blanc », pris pour un Jamaicain par les Londoniens et pour un Londonien par les Jamaicains. Parler de son experience de soi (an experience of myself) est un effort pour elever la reflexivite a l'acme de son intensite (to attempt to raise one self-reflexivness to the highest maximum point of intensity). Mais etre vigilant a soi-meme (self-aware) comprend l'enorme inconscience de la pensee (the enormous inconsciousness of thinking) qui tient, entra autres choses, a la fagon dont les autres vous regoivent. Il ne se reconnait pas comme un intellectuel caribeen, meme s'il est etiquete ainsi.31 Ayant ete deplace (displaced), passant de la Ja-maique a Londres, il a vecu une dislocation culturelle, due au fait de n'etre jamais proprement d'une culture, de ne pas avoir de chez soi (at home) dans lequel se 30 A Local Habitation, 1918-40, London, Chatto and Windus, 1988 ; 33 Newport street. Autobiographie d'un intellectuel issu des classes populaires anglaises, presentation de Claude Grigon, Paris, Gallimard/Seuil, 1991, p. 288. 31 Cf. http://video.google.com/videoplay?docid=-847138358o282907865#docid=6o855867982 84028608, video d'une conference a l' University of the West Indies, Jamaica, 2008. 22 reconnaitre, etant toujours deplace (out of place), c'est-a-dire renvoye de son lieu de naissance (Jamai'que) a son lieu d'etudes et de travail (Angleterre), et in-versement. D'ou sa volonte de penser, a la suite d'Edouard Glissant, la creolisa-tion du monde, voyant dans la culture creole une tierce composition, ni une culture coloniale repentante, ni une culture postcoloniale perplexe, mais une creation innovante32. Hoggart fit meme de l'autobiographie un genre intellectuel nouveau. Le titre anglais de son autobiographie, A Local Habitation, Life and Times, 1918-40, pre-sente une situation geographique et historique. Quant a l'espace, A local habitation signifie un lieu de demeure, qui marque une topographie et une inscription dans un territoire donne. Il constate une permanence dans un endroit et la frequentation des gens du quartier. Par cette inscription dans une situation, l'observateur est lui-meme circonscrit par ses ap-partenances et ses attaches qu'il expose par sincerite. Cependant ce local n'est pas a interpreter comme un Heimat heideggerien. Ce lieu d'enracinement n'a aucune portee ontologique. Les gens du quartier n'y vivent pas dans une sorte de destin existentiel ni, inversement, dans un deracinement angoissant. Etre d'un quartier resulte d'une condition, c'est-a-dire de donnees economiques, d'une histoire fa-miliale comme d'un statut acquis auquel on se resout sans s'y resigner. C'est une condition dans laquelle on se trouve : on s'y retrouve faute de mieux, on s'en ac-commode somme toute, on s'y decouvre comme capable d'autres possibilites. Mais on peut en sortir, s'en sortir. S'y retrouver et s'en sortir tracent la ligne de vie d'une condition humaine. Local designe du coup les habitus qu'une communaute met en place pour s'ar-ranger avec des contraintes qu'elle ne peut supprimer mais qu'elle peut alleger 23 occasionnellement. Les ouvriers sont pris dans leur condition ouvriere, mais ils peuvent plaisanter sur leur patron, refaire le monde au bistrot, et trouver un re-confort dans une camaraderie. Hommes et femmes, ils organisent collectivement des modalites de micro-resistances, de detournements. Ils introduisent du jeu dans un monde de contraintes, pour recouvrer une aire de liberte. C'est pourquoi les intellectuels, vivant dans des milieux bourgeois, et n'ayant pas a produire 32 Stuart Hall, « Creolite and the process of creolization », in Creolite and creolization, Documenta 11, Platform 3, 2003, pp. 27-41. leur propre existence par la mise en jeu de leur propre corps, ne les comprennent pas, prenant l'ouvrier soit pour un heros des temps nouveaux, soit pour un aliene qui s'ignore33. L'intellectuel bourgeois (pleonasme ?) observe l'ouvrier comme une sorte de bon sauvage pour lequel il veut prendre fait et cause alors qu'il en ignore le monde. Il prend la parole au nom des classes populaires, sans voir que prendre la parole pour l'autre est une maniere de la lui retirer : « il ne faut pas interpreter en termes d'attitudes bourgeoises le comportement populaire »34. La culture ou-vriere distingue entre le « chez nous », ceux qui partagent le meme habitat et le meme ethos et qui s'entre-reconfortent a verifier a chaque instant la realite de ce partage, et « eux », ces autres sans visage dont les manieres les derangent, qui sont sur l'autre rive ou ils savent qu'ils n'accosteront jamais. Quant au temps, le titre anglais marquait une sequence historique precise : 19181940. L'entre-deux guerres. Hoggart nait en septembre 1918, quand le feu des armes cesse, et sa jeunesse cesse quand il est mobilise alors que Londres est en flammes. Ce travail de memoire sur sa jeunesse est pour partie romanesque, pour autant qu'il restitue une vie en acte. Il ne s'agit pas pour autant de legitimer tout acte populaire sous pretexte qu'il est populaire et serait a ce titre essentiellement bon. Hoggart nous presente des visages. Non pas des personae romanesques, mais des caracteres porteurs de decisions et de contradictions inherentes a une classe. L'autobiographie de ce go-between culturel permet donc de prevenir deux illusions : le populisme naif comme l'humanisme abstrait. Conclusion Pour un culturaliste, parler de soi est le contraire d'un egocentrisme, puisqu'il 24 convient de traiter reflexivement ses appartenances initialement inapergues en vue de produire une theorie critique des discours normatifs. Et moi-meme, pourquoi fais-je des etudes culturelles ? Parce que je me suis re-connu dans certaines histoires. En un sens, comme Hoggart, je suis un declasse, issu d'un milieu modeste, deplace dans un milieu bourgeois, puis universitaire. 33 La culture du pauvre (1957), « les classes populaires », Paris, Editions de Minuit, 1970, pp. 37-53. 34 Idem, p. 145. Comme ce que pense Hall, je ne me sens aucune racine precise, et je suis un Creole, un Frangais de Madagascar, ne dans une colonie, puis quittant une re-publique independante. Je suis d'une minorite, un gaucher contrarie, pensant l'hegemonie des droitiers35. Surtout parce que ces histoires m'ont conduit a tra-vailler le concept de reflexivite comme processus identitaire, voyant que le rapport entre reflexivite et identite ne se pose pas en simples termes de constitution, comme si l'identite se constituait dans et par la reflexivite, dans une relation bi-naire d'objectivation (entre une conscience et sa realisation), ou d'interlocution (entre une conscience et une autre de rang egal), mais de reconnaissance par une autorite tierce. Celle-ci suit souvent des interpretations constituees (esthe-tiques, historiques, politiques, journalistiques) qui peuvent occasionnellement presenter des formes de prejuges. La liberte s'opere donc au prix d'une decons-truction des representations. 35 Voir notre article « Le gaucher contrariant : critique de l'objet polarise », in Objets et communication, MEI n° 30-31, Paris, L'Harmattan, 2009, pp. 341-351. 25