Simona Šumrada Université de Ljubljana* UDK 81'322:81'25=133.1=163.6 REFORMULATION DANS LE DISCOURS DE TRADUCTION ET INTERPRÉTATION : ÉTUDE D'UN CORPUS FRANÇAIS - SLOVÈNE 1 INTRODUCTION La structure reformulative, en tant que partie centrale de la compétence linguistique et propriété essentielle des langues naturelles, a mobilisé les chercheurs aussi bien dans le cadre didactique que dans les domaines de la traduction, la vulgarisation, la rhétorique, traitement automatique de langue et la linguistique de plusieurs tendances. Dans cette contribution on ne vise pas l'exhaustivité théorique, on cherche plutôt à proposer un nouvel éclairage du phénomène à travers une étude en corpus, comparant trois modalités (discours source, discours traduit, discours interprété) et deux langues (français et slovène) pour ensuite aborder sa liaison avec un autre concept, celui de l'explicitation. On s'attend à ce que les reformulations dans les trois volets du corpus soient différentes en termes de fréquence d'apparence, relations sémantiques reliant deux segments, forme adoptée, fonction assumée et marqueurs re-formulatifs privilégiés. 2 DÉLIMITATION DE L'OBJET D'ÉTUDE 2.1 Paraphrase, reformulation, élaboration Les différentes approches ont conduit aux différents classements dépendants des paramètres pris en compte. Les critères définitoires d'une relation de reformulation diffèrent selon les chercheurs et selon les objectifs des analyses. « L'identification des occurrences dépend de la tolérance de l'interprétant en ce qui concerne la limite où deux énoncés ne lui paraissent plus vouloir dire la même chose ... » (Norén 1999 : 14). Certaines théories vont faire le choix de distinguer l'élaboration de la reformulation, comme la Théorie des structures théoriques ou RST (Mann/Thompson 1988), tandis que d'autres postulent une seule relation de discours - élaboration, qui englobe la reformulation. C'est le cas de la Structure de la représentation discursive segmentée ou SDRT (Asher/Lascarides 2003). La relation de discours d'élaboration, elle aussi, est définie de façon diverses. Il y a différentes façons d'élaborer: reformuler, clarifier, raffiner, décrire, exemplifier, commenter ... Pour le bilan des types d'élaboration en SDRT se référer à Vergez-Couret (2010) qui s'interroge sur les réalisations linguistiques de la relation d'élaboration dans le corpus annoté en relations de discours ANNODIS. * Adresse de l'auteur : Filozofska fakulteta, Oddelek za prevajalstvo, Aškerčeva 2, 1000 Ljubljana, Slovénie. Mél : simona_sumrada@t-2.net Nous considérons à la suite de Fuchs (1994 : 83) qu' « un sujet se livre à une activité de reformulation paraphrastique [lorsqu' ...] il pose une relation qui [...] s'appuie sur une parenté sémantique ». On revient en arrière sur un syntagme déjà énoncé, soit pour la compléter soit pour la modifier. Pour Fuchs une relation paraphrastique existe entre deux énonciations si les sujets les traitent comme si elles étaient identiques. Cette parenté du sens instaurée entre l'énoncé source (ci-après ES) et l'énoncé reformulant (ci-après ER) n'est pas fondée strictement sur l'identité sémantique, équivalence instaurée par la langue, mais aussi sur une équivalence discursive qui s'appuie sur l'existence d'une »identité momentanément opérée en discours » (Combettes/To-massone 1988 : 144). 2.2 Reformulation imitative et reformulation élaborative Pour les besoins de notre étude nous prenons en considération les relations qui seront de deux ordres: 1. reformulation à visée d'imitation (reformulation imitative, annotée R) où il n'y a pas d'apport de contenu, l'ER n'a qu'une valeur d'intensification ou d'insistance ; 2. reformulation à visée d'élaboration (reformulation élaborative, annotée E) où le poids informationnel dans les deux segments n'est pas le même, il est plus grand soit du côté droit soit du côté gauche, mais la ressemblance entre les deux segments est toujours ressentie. Nous serions d'avis d'inclure l'exemplification comme un cas particulier de la reformulation élaborative dans la mesure où il y a un rapport d'équivalence (un holonyme est repris par un méronyme, ou un hyperonyme exemplifié par un hyponyme).1 Dans l'exemple (1), illustratif de notre reformulation imitative, l'équivalence s'établit entre l'ES « trois remarques » et l'ER « trois messages », n'apportant aucune information nouvelle par rapport au premier segment. Les deux segments contiennent des items lexicaux liés sémantiquement mais l'équivalence ne se situe pas au niveau de la forme: « remarque » et « message » ne sont mis en relation dans aucun dictionnaire de synonymes. Pourtant, on pourrait qualifier le lien sémantique de synonymie, non pas lexicale mais discursive. Ici la réduplication est introduite par un marqueur de reformulation (ci-après MR), le coordonnant ou. (1) Exemple de reformulation élaborative (Source : corpus CBB) FR: Je voudrais vous faire part de trois remarques, (R) ou trois messages. SL traduction: Z vami bi rad delil tri pripombe ali (R) tri sporočila. SL interprétation: Rad bi sporočil tri zadeve La reformulation est retenue dans la traduction mais omise dans l'interprétation qui introduit un nouveau terme, quasiment vide au niveau sémantique, un nom sous 1 Corollairement, les cas tels que Vous avez, ces derniers jours, fait le tour des mesures à la disposition de l'Union pour peser, par exemple, sur les autorités russes ne seront pas retenus pour l'annotation. -spécifié, à la limite du lexique et de la grammaire, un hyperonyme « chose », se substituant aux deux énoncés du discours d'origine. Reformulation ES MR ER Discours français d'origine trois remarques ou trois messages Traduction tri pripombe ali (fr. ou) tri sporočila (fr. trois remarques) (fr. trois messages) Interprétation tri zadeve / / (fr. trois choses) Tableau 1 : Le schéma tripartite traditionnel (ES - MR - ER) de la reformulation en (1) Mais » paraphraser un texte source par un autre texte T' n'est pas simplement s'en tenir au contenu de T pour le reformuler, mais s'en inspirer pour construire un nouveau texte T' qui, tout en restant fidèle au contenu de T, le développe et l'explicite » (Fuchs 1998 : 133). Exemple (2) tiré de notre corpus, annoté à l'aide de RSTTool (O'Donnell 1997), illustre la reformulation élaborative : d'abord, l'ES ailleurs est élaboré par l'ER sur des questions qu'ils ne regardaient pas, ensuite l'ES des questions qu'ils ne regardaient pas est élaboré par l'ER celles des marchés financiers. (2) Exemple de reformulation élaborative (Source : corpus CBB) Elaboration Pourtant je comprends bien que dans votre discussion avec les ministres de l'economie et des finances ils ont tout a coup la tete ailleurs 2-3 Elaboration ils ont tout a coup la tete sur des questions qu'ils ne regardaient pas celles des marches financiers Figure 1a : Visualisation d'annotation en relation de discours d'après la RST. La conception de la reformulation élaborative chez nous est plus étroite que la relation d'élaboration dans la Théorie RST qui prend en compte aussi les exemples de relations non restrictives, comme fait voir l'exemple (3) de l'élaboration, emprunté au site officiel de la RST. (3) Exemple d'élaboration (Source: http://www.sfu.ca/rst/07french/introduction.html) Préparation 1-5 Scientific American, Octobre 1972. 1) Le lactose et la lactase Arriére-plan 2-5 2-3 4-5 2) Le lactose est le sucre du lait. 3) que 4) Par absence l'enzyme de lactase, lactase beaucoup dégrade. d'adultes ne 5) Dans les populations consommant du lait, les adultes disposent de plus de lactase peut-être grace à la selection naturelle. peuvent digérer le lait. Figure 1b : Visualisation d'annotation en relations de discours d'après la RST. Nous avons pris en compte uniquement les reprises localisées dans des énoncés adjacents, c'est-à-dire entre les segments d'une phrase (position intraphrastique) ou entre deux phrases consécutives (positions interphrastiques). Deuxièmement, l'analyse concerne toujours les reformulations lexicales, et non pas les reprises anaphoriques qui se situent au niveau inférieur de la hiérarchie organisationnelle du discours, quoique la reformulation de par sa structure présente des ressemblances avec l'ana-phore (reformulé/reformulant: antécédent/anaphorique). En plus, nous avons écarté de notre étude les reformulations interlinguales pour nous limiter aux occurrences de la reformulation intralinguale auto-initiée. Les exemples de corrections sont aussi écartés de notre analyse parce que la reformulation postule la conservation de sens. 2.3 Indices de la relation de reformulation Les relations reformulatives dans notre corpus sont établies sur la base des procédés syntaxiques (position), connaissances lexicales et connaissances du monde, procédés métalinguistiques tels les marqueurs lexicaux, typographiques (virgule, point, deux points, tiret, parenthèse) et procédés prosodiques (réduction de vitesse, articulation plus nette), qui, dans notre contribution, n'entreront pas en compte.2 Deux segments reliés par la reformulation sont souvent dans la position de juxtaposition (sans un MR) ou de coordination (avec un MR), les reformulations élabora-tives se trouvent aussi dans une structure syntaxique particulière comme par exemple les propositions gérondives (10 occurrences). L'interprétation coréférentielle est rendue encore plus accessible en présence d'un MR. Pourtant, »il est exceptionnel que la relation de reformulation soit explicitée par un marqueur » (Norén 1999 : 13). On s'attend à une basse fréquence de MR aussi en raison du type discursif étudié - discours parlementaires où les connecteurs en général sont d'une occurrence plutôt rare (Schlamberger Brezar 2010). Dans l'exemple (4) ci-dessous les prédicats mettre en cause et tourner en ridicule renvoient à la même action. C'est un cas de coréférence événementielle (Danlos 2004). L'orateur français produit les énoncés ressentis comme équivalents, tout en y apportant de l'information nouvelle par rapport à l'ES. Le procédé fait appel à une relation lexicale qu'on peut qualifier d'hyponymie étendue, pas enregistrée dans la langue. On remonte d'un niveau plus général au spécifique, ce qui, selon Danlos, relève d'un discours particularisant (ibid.). Le reformulant tourner en ridicule n'est pas substituable à l'ES mettre en cause dans tous les co-textes. Le remplacement est possible seulement dans « un cotexte assimilateur » (Fuchs 1994 : 134) dans lequel la signification des deux items proposés se recouvre. L'ER apporte des nuances supplémentaires sur le rôle sémantique de l'acteur (président du conseil est repris par président de la République française) et le rôle du patient (parti politique est repris par compatriotes). (4) FR : Je suis indigné par l'ostracisme exprimé ici contre les socialistes français. Je n'ai jamais vu, jamais vu, un président du Conseil mettre en cause QUELQUE PARTI POLITIQUE que ce soit! /E/ Je n 'ai jamais vu un président de la République française tourner en ridicule SES COMPATRIOTES dans une enceinte internationale comme la nôtre et, en conséquence, je considère que c'est une faute, et j'aurais souhaité que l'on ait des excuses officielles du gouvernement de la République. En slovène la traduction (4a) reproduit fidèlement la relation de reformulation, tandis que l'interprétation (4b) ne retient que l'ER, tout en étant plus explicite plus en amont quant à l'objet du verbe (M Shultz) et le cadre spatial (précisant que le forum international est le Parlement Européen). L'interprète omet le niveau général pour aller tout suite aux faits. La relation reformulative est donc perdue à ce point- là, mais dans le contexte immédiat on trouve des ajouts par rapport au discours d'origine, qui instaurent deux nouvelles reformulations - créations de l'interprète : ostracisme est explicitée en sovražni nastop (discours ennemi) et le mot trpeti (souffrir) est reformulé en tolérer. Du fait des transformations apportées par l'interprète au moyen des reformulations intralinguales, il y a un glissement vers plus d'explicite par rapport au discours d'origine en amont du segment ce qui entraîne moins d'explicitation en aval. (4a) SL traduction: Razjezilo me je iskanje grešnega kozla v francoskih socialistih, ki smo mu bili priča. Še nikoli nisem doživel, da bi predsednik Sveta postavil pod vprašaj KATERO KOLI POLITIČNO STRANKO. /E/ Še nikoli nisem doživel, da bi predsednik Francoske republike takole smešil SVOJE SONARODNJAKE v mednarodni areni, zato se mi zdi to žaljivo in rad bi uradno opravičilo francoske vlade. (4b) SL interprétation: Mislim da tukaj ne moremo tega ostracizma +/R/ tega sovražnega nastopa proti predsedniku socialistov trpeti +/R/ tolerirati | Ne moremo si privoščiti da bo nek predsednik neke države na mednarodnem forumu kakršen je Evropski parlament -/E/ se posmehoval nekomu kot je gospod Schultz. Reformulation ES MR ER Discours français d'origine Un président du Conseil, mettre en cause ... parti politique ... ! Un président de la Rép. française ... tourner en ridicule ... ses compatriotes ... Traduction Predsednik Sveta ... postavil pod vprašaj ... politično stranko Predsednik francoske republike ... smešil ... svoje sonarodnjake ... Interprétation / Predsednik neke države ... se posmehoval ... Tableau 2a : Le schéma tripartite des reformulations de l'exemple (4), (4a) et (4b) en aval. Reformulation ES MR ER Discours français d'origine indigné par ... l'ostracisme ... / / Traduction razjezilo ... iskanje grešnega kozla ... / / Interprétation tega ostracizma . / tega sovražnega nastopa ... trpeti (fr. supporter) ... / tolerirati (fr. tolérer) predsedniku socialistov . gospod Schultz Tableau 2b : Le schéma tripartite des reformulations de l'exemple (4), (4a) et (4b) en amont. 3 REFORMULATION ET EXPLICITATION Les descriptions données des fonctions du dispositif de la reformulation intralinguale s'apparentent à celles de l'explicitation interlinguale: la reformulation vise à lever l'ambigûité, élucider le sens, faire œuvre de vulgarisation, ajouter une précision, faciliter l'accès au sens, remplir une fonction dialogique de coopération. En dépit du rapport net entre la reformulation et l'explicitation, le lien n'est pas toujours celui d'équivalence : il faut prendre en compte d'autres facteurs qui favorisent l'emploi de structures reformulatives, notamment, norme communicationnelle valable pour le registre en question, le système linguistique,3 le code utilisé4 et le profil rhétorique de l'orateur. L'explicitation est typiquement perçue comme un procédé visant à ac- 3 Plusieurs auteurs soulignent le caractère synthétique de la langue française: » Les Français semblent jouer, plus que d'autres, avec une sorte de dédoublement du lexique « (Blanche Benveniste 1991 : 53, 54). 4 La reformulation est une des structures préférées de l'oral et moins fréquemment attestée à l'écrit, qui, de ce fait, se distingue par une plus grande densité informative. C'est un mécanisme discursif d'insistance, que l'on peut rapprocher de trois structures communément reconnues comme emphatiques: la dislocation, l'extraction, et les tournures pseudo-clivées. croître la densité informative, mais en fait, elle aussi parfois, fait fonction de réduire l'effort cognitif dans le sens où le traducteur/interprète essaie de faciliter la compréhension pour l'adressé (Kamenicka 2007; Baumgarten/Meyer/Ozçetin 2008). La première à avoir lié l'explicitation et l'emphase est Séguinot (1988 : 108) : si la traduction accorde à un élément du texte source plus d'importance à travers focalisation, emphase ou choix lexicaux, il s'agit, pour elle, d'une explicitation. Pourtant, comme le remarque justement Becher, elle ne spécifie pas ce qu'elle entend par « focus, emphasis, or lexical choice » (Becher 2011 : 118). Dans notre analyse nous considérons que la reformulation en tant qu'entassement des éléments paradigmatiques tirés d'un même champ sémantique est un moyen de donner de l'emphase à un élément du texte et par conséquent renforcer la cohésion et/ou élever le degré de l'explicite. (5) FR : La situation qui prévaut depuis cet été en Géorgie est inacceptable, intolérable et mérite une réponse ferme et déterminée de la part de l'Union européenne. Si l'on reprend inacceptable par intolérable dans l'exemple (5), il y a une focalisation paradigmatique, qui aboutit à une reformulation imitative. Évidemment, le degré de l'explicite n'est pas considérablement élevé, mais la reprise ici bloque la densification informationnelle et de ce point de vue, relève d'un effort d'explicitation. Celui-ci est bien plus significatif dans la reformulation élaborative donnée dans l'exemple (6) ci-dessous, où l'ES la très grande convergence de points de vue, est repris par l'ER la grande cohérence de notre Parlement sur le paquet télécom. Il s'agit, en plus de la focalisation paradigmatique (emphase), d'un ajout syntagmatique (informativité) spécifiant l'agent et le patient, accroissant visiblement le degré de l'explicite du segment. (6) FR : Madame la Présidente, au terme de ce débat, je voudrais remercier le Conseil, remercier Mme la commissaire, pour l'écoute attentive dont ils ont fait preuve et qui leur a permis de constater la très grande convergence de points de vue, la grande cohérence de notre Parlement sur le paquet télécom. Les mots s'organisent cognitivement en relations syntagmatiques (informativité) et paradigmatiques (reprise). L'axe paradigmatique gouverne l'éventail des mots d'un même champ sémantique, les éléments sur l'axe syntagmatique assurent la progression. L'explicitation est fonction des deux axes. Parfois une densification informative est nécessaire afin d'apporter les précisions et ainsi accroître le degré d'explicite. Dans une autre situation cette même densification rendrait la compréhension difficile. La langue, par sa souplesse, permet l'option d'arrêt sur l'axe syntagmatique et production des éléments sur l'axe paradigmatique. •c p. a