Rachida Triki Esthétique et philosophie des limites La scène du nommable J'ai choisi d'intervenir dans le cadre de cette rencontre dans l'axe du rapport esthétique et philosophie (du corps et des sens). Pour cela, j e pren- drai comme problématique la philosophie comme pensée des limites et comme critique radicale de ce que j 'appelle la scène du nommable. Cette critique passe par la prise en considération de la dimension esthétique et poïétique du rapport du corps au monde. Je réfléchirai donc à partir de la mise en place de la scène originaire où se donnent à la co-naissance et les formes objets et leur désignation, en d'autres termes à partir de cette déli- mitation essentielle d 'un fond d 'où émerge le visible, séparé, distinct, discernable et nommable. Je poserai le problème à un niveau à la fois onto- logique et esthétique m'interrogeant sur le comment et sur les conséquen- ces de cette mise en place. Voici tout d 'abord deux très courts extraits : L'un par lequel débute la Genèse, l 'autre d 'un poème de Jean Laude «Comme à l 'aube la mer».1 Genèse : «Et la terre était sans forme et vide, et des ténèbres étaient sur la face de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait sur le dessus des eaux. Et Dieu nomma la lumière jour . . . ce fut le premier jou r Et Dieu nomma l 'étendue deux. . . ce fut le second jour Et Dieu nomma le sec la terre ; et il nomma l'amas des eaux mers.» Jean Laude : «L'aube tranquille pèse à peine Et la ligne de crête / s'éclaircit Une colline à l 'autre s'épaulant Epousa l'espace / un langage commun (comme à l'aube la mer)» Voici la scène (disons ses prémisses) sous ses formes mythique et esthé- tique. Et ces deux formes sont déjà grosses du lien ontologique entre lieu, mots et choses dont l 'avènement est un partage qui rend l'espace habitable et distinct parce qu'éclairci. Il porte en germe l'organisation du temps dans la succession des pos- sibles et les délimitations de l'espace dans la coexistence des choses. Cepen- dant, ce lieu ne serait encore rien s'il n'y avait cette séparation première qui 1 Comme à l'aube la mer - J . Laude, Revue Le point d'être n° l , printemps 1970. Filozofski vestnik, XX (2/1999 - XIVICA Supplément), pp. 317-323 317 Racliida Triki pose Dieu ou le poète dans l 'écart nécessaire de leur autonomie créatrice : écart qui permet l 'expression dans le verbe ou le déchiff rement dans l'écri- ture poétique. Mais jusque là, la séparation n'est pas si radicale. Pour la poète, elle pourrait se comprendre sur le mode de l'accueillir ou du recueillir («le lan- gage commun») délivrés dans une parole ; pour Dieu, sous la fo rme de l 'émanation ou de l ' immanence. Et la scène ne serait pas tout à fait scène, englobant tout à la fois acteurs et spectateurs. Le fond où se délivre la pa- role et ce qui est parlé est le même, fait de sympathies et, de correspondan- ces, ouvrant seulement dans la séparation de l 'avènement du monde à l'in- terprétation des signes comme à une exegèse infinie.2 C'est ainsi que pour le Moyen âge, exister ou pour reprendre un concept Heideggerien, être un étant, signifiait «appartenir à un degré déterminé de l 'ordre du crée et cor- respondre à la cause créatrice (analogie entis) » c-à-d que dans les limites du monde s'offrait par analogies et correspondances des niveaux d 'adéquation du spirituel au matériel , de l ' intel lection à la chose, du n o m m a b l e au nommé ; l 'animation de tous les étants relevant d 'un seul et même éclairage. Quand donc le créateur que j 'évoquai plus haut devient-il réellement met teur en scène ? Où se situe la frontière qui pose dans leur autonomie et le lieu des objets séparés et ce, à partir de quoi les objets sont distingués, nommés, manipulés ? c-à-d ce double partage à partir duquel se fait la mise en scène de la connaissance vraie et des techniques, celui par lequel nous cont inuons naïvement à maîtriser le monde en l ' énumérant et qui fait dire à Ernest Cassirer1 «En apprenant à nommer les choses, l 'enfant n 'a joute pas simplement une liste de signes artificiels à sa connaissance antérieure d 'ob- jets empiriques tout faits. Il apprend plutôt à former les concepts de ces objets, à s 'accommoder du monde objectif (...) Les premiers mots dont l 'en- fant fait un usage conscient peuvent être comparés au bâton à l'aide duquel l 'aveugle se dirige à tâtons.» Nommer, voir et concevoir les objets, c 'est quitter l 'empiricité pour le monde objectif, c'est tracer la ligne de démar- cation qui installera un écart essentiel pour que se donne la représentation dans un rapport frontal entre celui qui conçoit et le conçu. Cet écart, c'est celui que concrétise le bâton de l'aveugle équivalent du rayon visuel tout court, autrefois œil de l 'âme ou encore vue de l'esprit puis pensée claire et distincte. 2 M. Foucault, les mots et les choses Chap I I La prose du mondep 32 «Le monde s'enroulait sur lui-même : la terre répétant le ciel, les visages se mirant dans les étoiles, et l'herbe enveloppant dans ses tiges les secrets qui servaient à l'homm». * Au Essay of Man. Yale University Press 1944 pl32. 318 Esthétique et philosophie des limites. La scène du nommable La scène se découpe alors dans l 'opération d 'une vision objective du monde qui fait passer de la présence à la représentation distribuant les si- tes, pour faire de l 'objet «obstant» un objet frontal, du m o n d e une «image conçue»4 . . Cette séparation fondatr ice marque l ' émancipat ion du sujet connaissant,» ego cogito sum «qui prendra tous les aspects du» video sum «dans sa position panoptique et instituante. Sans doute est-ce là l 'œuvre de la philosophie moderne lorsque le sujet» sub-jectum «devient le fondement dernier qui interprète tout étant sur le mode de l'objectivité mais déjà, à l 'aube de la métaphysique Platon» posait l 'être comme idea et faisait de l 'eidos l 'évidence «c-à-d la chose offerte à la vue en tant qu'el le se tient de- vant nous» (condition lointaine, historiale, pensera Heidegger). Le dispositif donc qui met de part et d 'autre, en vis à vis, le sujet et l'ob- j e t substitue au lien (legein) vertical de l 'appar tenance au m o n d e et du recueillement du sens, le logos sous sa forme moderne de discours énon- ciatif, cet instrument par lequel se concrétise l 'écart entre l ' image mentale et la délimitation de la chose. Ce champ séculaire de l'ob-jectivation a été à travers ses découpes idéa- liste, rationaliste et même empiriste le lieu décisif d ' en fe rmemen t don t le sens relève des niveaux de représentation. Tout le livre III de VEssaiphiloso- phique sur l'entendement humain de], Locke ne traite, en fait, que de cette mise en scène qui permet de placer convenablement les niveaux de représenta- tion dans un rapport défini des sons comme signes intérieurs aux idées, elles mêmes, images mentales mais invisibles des signes extérieurs que sont les choses du monde. Nous voyons que même dans une conception pu remen t sensualiste, entre les idées comme modes de la conscience et ces mêmes idées comme représentations d'objets, ce sont les mots qui dessinent à la fois, la séparation et le lien fondamental , entre l ' identité du m o n d e du de- dans et l'existence d 'un monde du dehors, source première d ' informadons. C'est l 'esprit qui fixe le sens des termes, dans la pleine et évidente per- ception de la chose c-à-d dans la permanence de son identité et sa diffé- rence5, de sorte que n ' importe quel objet, même la chose la plus informe 4 M. Heidegger, Epoque des conceptions du monde p 119 : Re-presentersignifie ici : faire venir devant soi, en tant qu'obstant ce qui est là devant, le rapporter à soi, qui le représente et le réfléchit dans ce rapport à soi en tant que région d'où échoit toute mesure. 5 J. Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain L I I Chap X i p 117 trad. Coste, Locke compare l'esprit à une chambre noire «à mon avis, l'entendement ne ressemble pas mal à un cabinet entièrement obscur, qui n'aurait que quelques petites ouvertures pour laisser entrer par dehors les images extérieures et visibles, ou pour ainsi dire, les idées des choses : de sorte que si ces images venant à se peindre dans ce cabinet obscur pouvaient y rester et y être placées en ordre en sorte qu'on peut les trouver en l'occasion, il y aurait une grande ressemblance entre ce cabinet et l'entendement humain». 319 Racliida Triki et la plus singulière, dès l 'instant où elle est susceptible d 'être distinguée des autres, peut recevoir un nom qui recouvre un iquement son image mentale. Le rappor t frontal de l ' en tendement humain et du monde serait en sorte analogiquement celui «d'un cabinet obscur» (l 'image est-de Locke ) qui recevrait les images extérieures du visible comme des empreintes et ce à partir de petites ouvertures (pour canaliser l 'anarchie du visible), images que, par sa vertu ordonnatrice, il restituera correctement, pareil lement au discours intelligible. Comme on le voit, la représentation du monde s'orga- nise toute entière du côté de la pensée constituante qui travaille sur le mode de la vision, celle qui restituerait une sorte de tableau pleine Renaissance, fenêtre ou miroir correcteur où viendraient s 'o rdonner le chaos apparen t des figures anamorphiques du monde. Mais cette mise en scène qui j o u e la ressemblance de la chose à son image spéculaire ne relève donc que de la dénominat ion extérieure c-à-d celle qui n 'appar t ient qu 'à la pensée. Nous constatons donc que la possibilité du nommable comme pensa- ble, dans l 'exigence de la connaissance vraie, pose comme préalable néces- saire la frontière fondatrice entre voyant et visible qui délimite la scène des représentations et fixe la place du spectateur, metteur en scène. A ce niveau de la réflexion, j e voudrais bien sûr évoquer (brièvement ici) l ' immense travail de M. Merleau Ponty qui n ' a cessé dans toute son œuvre de combattre l'illusion du rapport frontal de l 'homme au monde , à partir d ' u n e longue méditation sur l 'énigme du visible et la transcendance de la parole. Contre l'illusion de la transparence de la pensée qui ne pense quoique ce soit qu ' en l'assimilant, en le constituant, en le t ransformant en pensée, Merleau Ponty convoque le corps. «L'intuitus mentis» ne peut pas s 'opérer sous la forme de la vision optique parce que la vision est essentiel- lement mouvement et qu'elle exige un corps. Elle est dans l 'entrelacs «de nos projets sensorimoteurs». Elle n 'a donc rien avoir avec le bout du bâton de l'aveugle parce qu'elle se précède toujours ailleurs dans la constellation d ' u n monde qui n 'est pas devant elle comme un plan à déchiffrer. Bien au contraire, elle éclôt au milieu des choses comme une déflagration de l 'être effaçant la frontière toute théorique du voyant/visible, du sentant /sent i ; f rontière qui a réduit la complexité du monde à la transparence d ' une pen- sée d 'où s 'énoncerait convenablement l 'ordre des choses. Toute délimita- tion ne peut être que réductrice et le sujet fondateur et opérant qui s'est institué n 'est jamais qu 'un sujet atrophié, fantomatique, alors que «le soi est un soi par confusion, narcissisme, inhérence de celui qui voit à ce qu'il voit, de celui qui touche à ce qu'il touche, du sentant au sentir. Un soi donc qui est pris entre des choses, qui a une face et un dos, un passé et un avenir...» (OE p!9) . Merleau Ponty a été l 'un des premiers à poser le rappor t du su- 320 Esthétique et philosophie des limites. La scène du nommable j e t au monde comme un rapport de «situation de fait au monde vécu» ; un monde qui ne se réduit pas seulement à un vis avis, objet de ' connaissance et d'action mais qui «entoure, comprend, traverse un sujet en situation», sujet-corps dont les pouvoirs ne sont pas épuisables dans un inventaire. L'énigme du visible donc est celle du corps même qui par sa nature de vivant perceptif déborde nécessairement les frontières de la scène projec- tive, celle qui constitue les choses visibles en voyantes et vues alors que le voyant est visible et le visible voyant. Cette réversibilité est jus tement le fait du corps. «Un corps humain, écrit-il (L'œil et l'esprit, p 21) est là quand, entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l 'autre, entre la main et la main, se fait une sorte de recroisement, quand s 'allume l'étin- celle du sentant-sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler jusqu 'à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n 'aurait suffi à faire ...» L'exemplarité de la peinture est là pour en témoigner pareille à une philosophie figurée de la vision qui montre choses et corps faits de la même étoffe. Comme cette Montagne Sainte Victoire, plusieurs fois peintre par Cezanne parce que «la nature est à l ' intérieur du peintre» (non pas comme dans le cabinet obscur de Locke) mais comme la formule charnel le du monde que restitue le tracé de la peinture. La leçon de la peinture et no- tamment depuis Rembrandt, c'est que les choses éclatent hors de l 'adhé- rence de leur enveloppe, débordent leurs formes intelligibles, mont re que leur spatialité n'est pas celle de la res extensa. Dedans du dehors et dehors du dedans, voilà donnée toute la duplicité du sentir «hors frontière». Elle vient de ce qu nous habitons et sommes habités par le sensible et le visible de part en part. Ce qui fait dire à Merleau-Ponty dans Visible et invisible (p 164) que «du percevoir au perçu, il n ' a pas d'antériorité, il y a simultanéité ou même retard». C o m m e n t alors concevoir et dés igner ce qui nous traverse sans l'objectivation essentielle des choses, sans cet écart fondateur de la repré- sentation classique ? Quel sens auront les mots dans une pensée qui ne se possède pas elle même en toute clarté ? Doit-on s 'arrêter à cette phrase (Visible et invisible, p 168) qui semble sortie tout droit de l ' Innommable de Bechett lorsque M. Ponty écrit : «Le philosophe parle mais c'est une faiblesse en lui, et une faiblesse inexplica- ble ; il devrait se taire, coincider en silence et rejoindre dans l 'Être une philosophie qui est déjà faite». Suffirait-il donc d 'habiter la chair du monde pour en recueillir secrè- tement les sens ? En fait, cette sensation du silence, c'est celle qui met le phi losophe en état de surprendre le fait brut de penser. Dans le retrait 321 Racliida Triki qu'el le opère, elle est déjà pensée à l 'œuvre dans une quasi corporei té , pensée où germent non des idées, mais des matrices d'idées. Penser autre- ment et c'est ainsi qu 'on comprend les substitutions aux notions de concept, idée, esprit, représentation, des notions comme articulations niveaux, char- nières, pivots, configurations (Visible et invisible, p 277) qui frayent les pas- sages, conservent la complexité et l 'épaisseur du monde ; la tentation du silence c'est celle qui veut faire taire le discours pour une autre parole, pa- role parlante. C'est paradoxalement là qu'il échoie au philosophe de par- ler, de céder à cette faiblesse qu'il partage avec le poète et l'écrivain. Et c'est pourquoi , il ne faut pas voir dans l'incitation à la parole une contradiction lorsque M. Ponty écrit (dans Signes, p 104) : «Le fond des choses e s t - q u ' e n effet, le sensible n 'of f re rien qu 'on puisse dire si l 'on n'est pas philosophe ou écrivain, mais que cela ne tient pas à ce qu'il serait un en soi ineffable, mais à ce qu 'on ne sait pas dire». Que peuvent donc dire philosophes et écrivains, eux qui seuls savent dire ? La tâche de la philosophie est un travail en profondeur, à l ' intérieur de l 'Etre. Elle devient par la considération de la dimension poïétique et esthétique du langage et des choses, une confrontat ion aux limites. Elle se doit à un moment de son développement abandonner l'exercice frontal qui l 'a constituée dans ses concepts pour semer discrètement, pat iemment une sorte d 'ontologie indirecte qui préserverait la dimension inchoative du lan- gage. Proche du geste mais en même temps capable de s 'affranchir de l'im- médiateté, la parole comme le tracé pictural se tient entre immanence et transcendance. Le philosophe comme le créateur se tient dedans et dehors, dans un rapport «oblique et clandestin». Traversant les frontières et leurs discours, se mettant au secret de leurs fondements, décelant leurs stratégies et leurs illusions. Le philosophe s'illimite en deçà de la scène qui faisait le partage entre pensée et nommable et contre les écrans discursifs, les amas de mots déjà dit, il continue à parler une parole d 'ouverture, d 'écoute qui puisse le r a p p r o c h e r de l 'or iginaire . Ses paroles assument les m ê m e s ambiguités que celles de l'écrivain car ce dernier utilise aussi la langue mais en un tisage singulier, pour lui faire dire ce qu'elle n ' a j ama i s dit, des ex- pressions inédites qui puissent faire passer la déhiscence du sensible (Proust a su décrire la doublure et la profondeur du sensible). Il est vrai que cette traversée en oblique peut être extrême ; une folle entreprise que de parler contre le langagejusqu 'à je ter le paradoxe au cœur de toutes les certitudes hors des formes pronominales, des rôles assignés, des limites du corps et de la pensée comme ce non-personnage de l'Innom- mable de Beckett qui persiste comme un murmure sourd, hors frontières du 322 Esthétique et philosophie des limites. La scène du nommable silence ; mais toutes les traversées n ' on t pas cette forme tragique et épuiser les frontières de la langue et des signesjusqu'aux limites, peut se faire aussi par détour et allégement - comme ces peintures modernes où les tracés semblent surgir du fond de la toile grattée et allégée de toute l 'histoire de la peinture qui les définit comme telles - ou encore comme dit le poète (Jean Laude - Diana Trivia p 36) en rendant la ligne poreuse «non pas la retra- cer d ' un trait plus soutenu, mais la rendre poreuse, peut-être l'éclaircir». Presque invisible, une écriture t remble / Comme, tracé sur une vitre, un signe Suit les contours du vide Et le vide scintille Et le silence est blanc Comme à l 'aube la mer. Jean Laude. 323