151 * Universidade Federal Fluiminese, Rio de Janeiro, Brésil Filozofski vestnik | Volume XXXIX | Number 3 | 2018 | 151–160 Cláudio Oliveira* Langue pure et lalangue : rencontres entre Benjamin et Lacan Il est bien connu que l’École de Francfort a été l’un des premiers mouvements du champ philosophique à donner une place à la psychanalyse à l’intérieur de ses réflexions. Il est également bien connu que les références lacaniennes à cette école de pensée sont très rares, sinon inexistantes, et que, malgré les nom- breuses études qui traitent des rapports entre l’École de Francfort et l’œuvre de Freud, les travaux portant sur de possibles proximités entre Lacan et cette école sont encore très rares, du moins au Brésil. Chez nous, il faut citer le travail pion- nier de Vladimir Safatle qui a cherché à établir un dialogue entre l’œuvre de Lacan et la pensée d’Adorno 1 , en ce qui concerne Walter Benjamin, par contre, même si nous avons déjà beaucoup d’études sur son rapport avec Freud (c’est même une ligne de recherche très présente aujourd’hui au Brésil), il faut consta- ter une absence presque totale concernant le rapport possible entre la pensée de Benjamin et l’œuvre de Lacan, ce qui nous amène à penser que, du moins au Brésil, les lacaniens, en général, ne lisent pas Benjamin, tout comme les benja- miniens, en général, ne lisent pas Lacan. Pour ma part, je crois au contraire qu’une recherche portant sur la proximité de pensée entre les deux auteurs est aujourd’hui plus que possible, sinon né- cessaire. Le thème du langage est, sans aucun doute, un champ privilégié de proximité entre ces deux grands auteurs du XX e siècle, une fois que, on peut le dire, les deux ont fait du langage et de la langue, de la Sprache, comme le dit Benjamin, leur question fondamentale. Dans ce sens, l’intérêt pour la théorie benjaminienne du langage ne peut que croître pour quelqu’un qui travaille sur le thème du langage dans l’œuvre de Lacan. Pour arriver à cet rapprochement, toutefois, je vais emprunter un intermé- diaire : le philosophe italien Giorgio Agamben, lequel, même s’il n’a jamais 1 Cf. Vladimir Safatle, A paixão do negativo: Lacan e a dialética, Editora UNESP , São Paulo 2006. 152 cláudio oliveira vraiment proposé un rapprochement entre Benjamin et Lacan, a pourtant lu les deux auteurs tout au long de son œuvre. On sait que l’immense importance de Benjamin pour la pensée d’Agamben n’est pas comparable avec la place très ré- duite que Lacan y a trouvé, même si une étude sur cette place est encore à faire. C’est précisément en tant que lecteur d’Agamben que j’essaierai de faire ce parallèle, que je souhaite ici mettre en valeur, sur les compréhensions benja- minennes et lacaniennes de la langue et du langage. Je vais partir, pour y par- venir, d’une conférence d’Agamben donnée en 1982, à Modene, en Italie, mais publiée seulement en 2005, dans son livre La potenza del pensiero . La confé- rence est intitulée : « Langue et histoire : catégories linguistiques et catégories historiques dans la pensée de Benjamin » 2 . Le point de départ d’Agamben, dans cette conférence, est un passage très obscur et énigmatique trouvé dans des notes préparatoires pour les thèses Sur le concept d’Histoire : Le monde messianique est le monde d’une totale et intégrale actualité [Aktua- lität]. Seulement dans ce monde il y a pour la première fois une histoire uni- verselle [Universalgeschichte]. Ce que nous appelons aujourd’hui avec ce nom seul peut être une espèce d’espéranto. Rien ne peut y correspondre, tant que la confusion, qui provient de la tour de Babel, n’est pas éliminée. Elle présuppose la langue dans laquelle tout texte d’une langue vivante ou morte doit être in- tégralement traduit. Ou, plutôt, elle est cette langue même. Pas comme écrite, mais comme célébrée de manière festive. Cette fête est purifiée de toute cérémo- nie et ne connaît pas de chants de fête. Sa langue est l’idée même de la prose, qui est comprise par tous les hommes, comme la langue des oiseaux est comprise par ceux qui sont nés les dimanches [Sonntagskindern]. 3 Quoiqu’obscure, du moins dans quelques aspects, la note de Benjamin éta- blit un rapport entre langue et histoire, en les pensant à partir de deux mo- ments bien distincts, un avant et un après le monde messianique. L’histoire dans le monde messianique, marquée par une totale et intégrale actualité, est ce que Benjamin appelle l’histoire universelle. Celle-là, telle qu’il l’entend, ne doit pas être confondue avec ce qui aujourd’hui est ainsi désigné et qui, pour 2 Giorgio Agamben, La potenza del pensiero, Neri Pozza, Vicenza 2005. 3 Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, éd. Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäu- ser, Suhrkamp, Frankfurt am Main 1972–1982. v. I, t. 3, p. 1239. 153 langue pure et lalangue : rencontres entre benjamin et lacan lui, n’est qu’une espèce d’espéranto. Voilà la première correspondance entre langue et histoire : ce qu’on appelle aujourd’hui histoire universelle est univer- sel tout comme l’espéranto, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une fausse universalité. Or, à une fausse compréhension de l’histoire universelle correspond une fausse compréhension de la langue universelle que représente l’espéranto. Si ce qui aujourd’hui est désigné par le syntagme « histoire universelle » n’est qu’une es- pèce d’espéranto, il doit correspondre à l’histoire universelle proprement dite, une langue universelle qui ne soit donc pas un espéranto. À l’histoire univer- selle, qui existe seulement dans le monde messianique, doit correspondre une langue dans laquelle toutes les langues, vivantes ou mortes, doivent être tra- duites. Plus encore : l’histoire universelle, qui existe seulement dans un monde d’une totale et intégrale actualité, n’est que cette langue, comprise par tous les hommes. Mais avant le monde messianique, nous n’avons que cette confusion qui provient de la tour de Babel. Curieusement, dans un passage vers la fin de « Fonction et champ de la pa- role et du langage en psychanalyse », l’un des textes classiques de Lacan sur le langage le plus connu, il y a aussi une référence à la tour de Babel, dans un contexte où il nous parle de la fin de l’analyse, non seulement comme un phéno- mène individuel mais aussi comme quelque chose qui concerne la collectivité. Dans ce contexte, la fonction du psychanalyste, selon Lacan, serait celle d’un interprète dans la discorde des langages: la dialectique, dit Lacan, n’est pas individuelle, et … la question de la termi- naison de l’analyse est celle du moment où la satisfaction du sujet trouve à se réaliser dans la satisfaction de chacun, c’est-à-dire de tous ceux qu’elle s’asso- cie dans une œuvre humaine. ... C’est aussi pourquoi elle exige une longe as- cèse subjective, et qui ne sera jamais interrompue, la fin de l’analyse elle-même n’étant pas séparable de l’engagement du sujet dans sa pratique. Qu’y renonce donc plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque. Car comment pourrait-il faire de son être l’axe de tant de vies, celui qui ne saurait rien de la dialectique qui l’engage avec ces vies dans un mou- vement symbolique. Qu’il connaisse bien l’aspire où son époque l’entraîne dans l’œuvre de Babel, et qu’il sache sa fonction d’interprète dans la discorde des lan- gages. Pour les ténèbres du mundus autour de quoi s’enroule la tour immense, 154 cláudio oliveira qu’il laisse à la vision mystique le soin d’y voir s’élever sur un bois éternel le serpent pourrissant de la vie. 4 Je propose de comprendre un peu mieux justement ce passage de Lacan, que je trouve bien plus obscur et énigmatique que celui de Benjamin, à partir d’un parallèle avec Benjamin. Dans ce passage, Lacan parle de la fin de l’analyse et de la fonction de l’analyste en faisant référence à l’image de la tour de Babel. L’analyste serait un interprète dans la discorde des langages. La question qu’on peut poser, à partir de cela, est la suivante : quelle est la langue ou le langage du psychanalyste pour qu’il puisse être un interprète dans la discorde des langages ? Et pour être encore plus précis, on pourrait poser cette question dans les termes suivants : quelles modifications apporte la fin de l’analyse pour un sujet en ce qui concerne son rapport avec l’ (son) histoire, le (son) langage, et avec la (sa) langue ? Essayons de répondre à ces questions d’abord chez Benjamin, en nous rapportant à la conférence d’ Agamben, pour revenir ensuite à la psychanalyse. Dans sa conférence, Agamben nous montre qu’une certaine corrélation entre histoire et langue est aussi ancienne que la pensée médiévale. Il cite, par exemple, Isidore de Séville, qui, dans ses Etymologies, affirmait que « l’histoire concerne la grammatique » et il s’appuyait pour le dire sur Saint Augustin, qui, de son coté, pensait que l’enjeu de la grammatique est la transmission infinie de l’histoire. Comme l’homme ne crée pas les noms, ceux-là lui arrivent, selon le grand traité de Varron sur la langue latine, « en descendant, c’est-à-dire, à tra- vers une transmission historique » 5 . La langue a donc une origine qui échappe aux êtres parlants, un plan « pénétrable seulement historiquement, dans un ‘ainsi se dit’ qui est, en vérité, un ‘ainsi se disait’ » 6 . Il y a, donc, une dimension historique fondamentale du langage qui la destine à une espèce de transmis- sion infinie. (On y entend déjà les échos du problème de l’analyse finie et de l’analyse infinie que posait Freud à la fin de son œuvre, et aussi la décision prise très tôt par Lacan qui va plutôt vers la fin de l’analyse, c’est-à-dire, dans la direction d’une analyse finie). En tant qu’il est historique, le langage est infini. Et c’est précisément son péché originel qui le fait parvenir historiquement à chacun par descendance. L’historicité et la temporalité de ce langage infini est 4 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in: Écrits I, Seuil, Paris 1999, p. 319. 5 Agamben, La potenza del pensiero, p. 39. 6 Ibid., p. 40. 155 langue pure et lalangue : rencontres entre benjamin et lacan décrite par Agamben de la façon suivante : « le langage anticipe toujours, quant à son lieu originel, l’homme parlant, en donnant un saut infini, au-delà de lui, vers le passé et, en même temps, vers le futur d’une descendance infinie, de telle façon que la pensée n’y peut jamais avoir de fin » 7 . Cette infinitude, cette absence d’une fin, c’est ce qui marquerait la condition historique de l’homme en tant que parlant. S’il y a la transmission du langage, il y a l’histoire et le destin, et par conséquent, il n’y a pas de fin. C’est à partir de ce fond philosophique qu’Agamben aborde la coïncidence entre langue et histoire chez Benjamin : « La condition historique de l’homme est inséparable de sa condition d’être parlant » 8 , nous dit Agamben. Il va chercher alors dans quelques textes de Benjamin, pour voir de quelle manière celui-ci entend ce rapport entre langue et histoire. Or, une telle corrélation est explicite chez Benjamin, et cela de façon fulgu- rante, déjà dans un texte de 1916, Die Bedeutung der Sprache in Trauerspiel und Tragödie, dans lequel nous trouvons l’affirmation suivante : « Geschichte wird zugleich mit Bedeutung in der Menschensprache » [« L’histoire devient en même temps que la signification dans le langage humain »] 9 . Mais il faut prendre cette affirmation dans le sens le plus radical : l’histoire et la signification ne sont pas seulement deux phénomènes simultanés, en effet, ils constituent le même phénomène. Et c’est dans ce sens que Benjamin peut penser à un langage an- térieur ou postérieur à l’histoire comme un langage antérieur ou postérieur à la signification. Dans les limites du langage historique et doué de signification, il vise un langage sans histoire et sans signification. Dans ce texte de 1916, c’est surtout par rapport à un passé perdu, antérieur à l’histoire et à la significa- tion, que Benjamin envisage d’abord la possibilité d’une langue sans histoire et sans signification. L’entrée du langage dans le champ de l’histoire et de la signification est ainsi décrite par lui comme une « chute de la parole (Wort) de sa pure vie sentimentale [reines Gefühlsleben], dans laquelle elle est ‘pur son du sentiment’, vers la sphère de la signification » 10 . On pourrait peut-être com- prendre cette dimension du pur son de la parole comme ce que Lacan a appelé 7 Ibid. 8 Ibid., p. 41. 9 Walter Benjamin, GS, II, 1, p. 139. 10 Agamben, La potenza del pensiero, p. 41. 156 cláudio oliveira le signifiant pur. Du pur son à la signification, de la pure vie du sentiment à l’histoire, c’est de cette manière que Benjamin décrit l’origine du langage dans ce texte. Comme le résume Agamben dans sa conférence : « Histoire et signifi- cation se produisent donc, simultanément, mais elles atteignent une condition pour ainsi dire préhistorique du langage, dans laquelle il n’existe pas encore la dimension du signifié, mais seulement la pure vie sentimentale de la parole » 11 . L’idée d’une langue pure ou d’une dimension originelle du langage antérieur à sa chute dans le champ de la signification et de l’histoire est largement dévelop- pée dans un autre texte de la même année, de 1916, le célèbre essai Über Sprache überhaupt und über die Sprache des Menschen [Sur le langage en général et sur le langage humain]. Ce que Benjamin appelle « langue pure » [reine Sprache] dans cet essai, comme nous le rappelle Agamben, « n’est en aucune manière ce que nous, selon une conception de plus en plus répandue, avons l’habitu- de de considérer comme un langage, c’est-à-dire la parole signifiante comme moyen de communication qui transmet un message d’un sujet à l’autre » 12 . Cette conception du langage, comme on le sait, est celle que Benjamin appelle « la conception bourgeoise de la langue ». C’est aussi à ce type de langage que pense Lacan lorsqu’il nous parle d’un langage pensé comme quelque chose d’utile, comme un moyen, quand il dit, au Séminaire XX, Encore : « L’utile ça sert à quoi ? C’est ce qui n’a jamais été bien défini en raison du respect prodi- gieux que, du fait du langage, l’être parlant a pour le moyen » 13 . A l’inverse de ce type de langage, la pure langue des noms dont parle Benjamin, « ne connaît aucun moyen, aucun objet et aucun destinataire de la commu- nication  » 14 . Le pur nom, ce que Benjamin entend comme « l’essence la plus intime du langage même [das innerste Wesen der Sprache selbst] » est « ce à travers lequel on ne se communique plus rien, et dans lequel le langage même se communique absolument » [dasjenige, durch das sich nichts mehr, und in dem die Sprache selbst und absolut sich mitteilt] 15 . Car, ce qui se communique dans ce pur langage sans signification, c’est le langage même. Ce langage que Benjamin, dans une référence biblique, appelle « langage adamique » a le sta- 11 Ibid., p. 41. 12 Ibid., p. 41–42. 13 Jacques. Lacan, Le Séminaire, livre XX: Encore, Seuil, Paris 1975, p. 10. 14 Agamben, La potenza del pensiero, p. 42. 15 Benjamin, GS, II, 1, p. 44. 157 langue pure et lalangue : rencontres entre benjamin et lacan tut, comme le dit Agamben, « d’une parole qui ne communique rien au-delà de soi-même » 16 , d’une langue qui « n’a pas de contenus, qui ne communique pas des objets à travers des signifiés », d’un langage, enfin, où « il n’existe pas le problème de l’indicible qui caractérise le langage humain » 17 . Suivant sa réfé- rence biblique, Benjamin peut, ainsi, décrire l’entrée même dans la significa- tion comme le péché originel de la langue : La parole doit communiquer quelque chose (hors d’elle-même). Ça, c’est effecti- vement le péché originel, la chute de l’esprit de la langue. … À partir du moment où l’homme sort de la pure langue des noms, il transforme le langage en un moyen [Mittel] (d’une connaissance inadéquate à lui), et, avec cela, aussi, du moins en partie, en un simple signe [Zeichen]; et cela a ensuite comme consé- quence, la pluralité des langues 18 . S’il est vrai que Benjamin entend ici le problème du langage à partir des réfé- rences bibliques, c’est-à-dire, religieuses, on peut aussi affirmer le contraire : qu’il entend le récit biblique à partir du problème du langage, comme si le mythe de La Genèse était, en vérité, un mythe sur l’origine du langage. Comme le remarque très justement Agamben : Le péché originel, qui expulse l’homme du Paradis, est avant tout la chute qui se produit dans le langage : de la langue insignifiante et parfaitement trans- parente des noms à la parole signifiante comme moyen d’une communication extérieure 19 . Cependant, si l’essai de 1916 cherchait dans cette origine une dimension per - due du langage qui mettait en question le régime langagier de la signification à partir de l’idée d’une langue pure adamique, antérieure à cette signification, la préface de 1921, à la traduction des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire – un texte qu’on ne connaît aujourd’hui pas comme une préface, mais comme un texte indépendant –, dont le titre est La tâche du traducteur (Die Aufgabe des Übersetzers), vise à penser cette langue pure non pas dans la perspective d’une 16 Agamben, La potenza del pensiero, p. 42. 17 Ibid. 18 Benjamin, GS, II, 1, p. 153. 19 Agamben, La potenza del pensiero, p. 42. 158 cláudio oliveira langue préhistorique, paradisiaque, perdue, mais plutôt dans le sens post-his- torique, messianique, d’une langue donc qui vient après et au-delà de l’histoire et de la signification. Par conséquent, si dans l’essai de 1916, Benjamin pen - sait la multiplicité des langues babéliques comme un effet de l’entrée du lan- gage dans le champ de la signification, dans la préface de 1921, il considère la même multiplicité des langues historiques à partir d’une intention intrinsèque à toutes ces langues vers la langue pure : Toute parenté transhistorique [überhistorische] entre les langues repose bien plutôt sur le fait qu’en chacune d’elles, prise comme un tout, une seule et même chose est visée [gemeint], qui néanmoins ne peut être atteinte par aucune d’entre elles isolément, mais seulement par la totalité de leurs intentions complémen- taires : le pur langage 20 . Donc il ne s’agit plus ici de penser l’origine (une question toujours un peu né- vrotique), mais de penser la fin (la fin justement de cette question névrotique de l’origine, pourrait-on dire). Parce qu’il ne s’agit plus, dans cette préface de Benjamin, de penser l’origine paradisiaque, préhistorique de la langue, mais sa fin messianique, post-historique, dans laquelle la parole se libère, finalement, du sens [Sinn]. C’est dans ce contexte qu’il nous parle d’une tâche du traducteur, que je propose ici de penser en parallèle avec ce que, dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Lacan entend comme « la fonction du psychanalyste », c’est-à-dire, « sa fonction d’interprète dans la discorde des langages ». Voilà comment Benjamin décrit cette tâche du traducteur : La libérer de ce sens, du symbolisant faire le symbolisé même, réintégrer au mouvement de la langue le pur langage qui a pris forme, tel est le prodigieux et l’unique pouvoir de la traduction. Dans ce pur langage, qui ne signifie plus rien et n’exprime plus rien [die nichts mehr meint und nichts mehr ausdrückt], mais en tant que parole inexpressive [als ausdrucksloses Wort] et créatrice, est ce qui est visé [Gemeinte] par toutes les langues, finalement toute communication [Mitteilung], tout sens [Sinn] et toute intention se heurtent à une strate où leur destin est de s’effacer 21 . 20 Walter Benjamin, GS, IV , 1, p. 13. [La tache du traducteur. In: Oeuvres. Tome I., Gallimard, Paris 2000, p. 250–251.] (Traduction modifiée) 21 Ibid., p. 19. [Ibid., p. 258] 159 langue pure et lalangue : rencontres entre benjamin et lacan Comment penser alors cet effacement du sens et de la communication dans cette langue pure, dans cette parole inexpressive, qui ne veut plus rien dire, plus rien exprimer? Il s’agit ici d’une cessation aussi bien de l’histoire que de la signification, en défaisant la confusion babélique des langues et en instaurant ce que, dans les Anmerkungen pour les thèses Sur le concept d’histoire [Über den Begriff der Geschichte], Benjamin appelait le monde messianique, l’histoire universelle, le monde d’une totale et intégrale actualité, ce qu’il appelait, en un mot, une langue « comprise par tous les hommes, comme la langue des oi- seaux est comprise par ceux qui sont nés le dimanche [Sonntagskindern] ». Il s’agit, dans cette langue, d’une expérience du langage sans la médiation de la signification, ou, selon les termes de Lacan, sans la médiation du phallus : une langue non phallique. Agamben décrit ce mouvement des langues historiques vers la langue pure de la manière suivante : « Toutes les langues veulent dire la parole qui ne veut rien dire » 22 . Et c’est exactement pour cette raison que, dans cette langue, cesse de ne pas se dire ce que toutes les langues ne disent jamais mais veulent toujours dire : ce dont elles font l’expérience seulement comme quelque chose d’impossible à dire, d’indicible. Et c’est pour cette raison que, si ce que toutes les langues visent, c’est la langue pure qui ne veut plus rien dire, on élimine de cette façon le problème de l’indicible dans le langage, c’est- à-dire, il advient ce que, dans une lettre à Buber de juillet de 1916, Benjamin a appelé cette « cristalline élimination de l’indicible du langage ». C’est dans ce sens qu’on peut dire que, avec la langue pure, quelque chose cesse de ne pas se dire, pour reprendre la formule lacanienne du contingent, intimement lié à la problématique de la fin de l’analyse. On pourrait alors reprendre ici la problématique benjaminienne en des termes lacaniens. Pour prendre d’abord, à propos de la fin, l’histoire et la fin de l’ana- lyse, je crois qu’en psychanalyse il y a aussi quelque chose de la fin de l’his- toire, surtout si l’on se rappelle que pour Lacan l’histoire est toujours un peu névrotique, ce qu’il a essayé de montrer en forgeant le mot «hystoire», avec un « y », en liant ainsi l’histoire à l’hystérie. Jacques-Alain Miller, dans son sé- minaire des années 2006-2007, en parlant du Séminaire 23 de Lacan, soutient qu’il y a chez Lacan une opposition entre « histoire » et « réel » et qu’à mesure qu’il s’approche chaque fois plus du réel, il s’éloigne d’autant plus de l’histoire, laquelle était très présente au début de son enseignement, sous l’influence de 22 Agamben, La potenza del pensiero, p. 44. 160 cláudio oliveira Hegel et de Heidegger. Dans ce sens, je crois que si l’on part du dernier Lacan, on pourrait dire qu’à la fin de l’analyse le sujet se libère, d’une certaine façon, de son histoire et expérimente ce que Benjamin appelle « le monde d’une actua- lité intégrale ». Concernant la question du langage, si on reprend l’idée benjaminienne d’un signifiant qui ne signifie plus rien, nous sommes confrontés à la même idée que Lacan a essayé de saisir avec la notion de la lettre, une lettre qui n’est pas à l’origine mais que le sujet doit produire à la fin de son analyse. Or, si toute signification est phallique, un signifiant sans signifié serait un signifiant non phallique, donc du coté féminin. Je pense que ce n’est pas par hasard que, dans le Séminaire XX, Lacan va élaborer la lettre et le féminin à partir de l’idée d’une jouissance non phallique. Mais on peut aussi penser que la phallicisation du signifiant est en même temps son historicisation. Le début de son histoire est simultané avec son entrée au champ du phallus. La femme, en ce sens, n’est pas historique. Et on ne raconte pas des histoires avec des lettres. Pour raconter des histoires, comme celles que le sujet raconte au cours de son analyse, il faut des signifiants sexués. La question alors, est de savoir si nous pouvons rapprocher cette parole de la langue adamique de Benjamin de la lettre de Lacan en tant que parole qui ne communique rien au-delà de soi- même. Et aussi si on peut penser l’affirmation de Benjamin selon laquelle, dans cette langue, l’indicible est éliminé, dans la direction de la formule lacanienne du contingent comme « ce qui cesse de ne pas s’écrire ». Pour ma part, la question la plus problématique dans cet effort d’approximation serait la question de la traduction et du rapport à Babel. En reprenant les pas- sages de Benjamin et de Lacan avec lesquels nous avons commencé ce texte, est-ce que « la tâche du traducteur » de Benjamin est la même que « la fonction d’interprète dans la discorde de langages » que l’analyste, selon Lacan, doit assumer à la fin de son analyse ? Ici, ce qui pose problème, selon moi, c’est la référence à Babel. Est-ce que lalangue, comme l’écrit Lacan, est la fin de Babel ou sa radicalisation? Je laisse cette question ouverte.