Antanas Andrijauskas Recherches des principes de l'«Esthétique non-classique» Les premiers symptômes de crise de l'esthétique classique occidentale se font sentir dans la conception irrationaliste de Schopenhauer, dans la- quelle on constate une limitation du rationalisme des Lumières, ou l 'on aperçoit les tendances de la problématique philosophique de l'esthétisme et de l'ontologisme, où l'on soulève le problème du dialogue entre les tra- ditions esthétiques de l'Est et de l 'Ouest. En élargissant les traditions irrationalistes, Kierkegaard et Nietzsche, précurseurs de F «esthétique non- classique», s 'engagent dans la voie de la déconstruction des principes basi- ques de l'esthétique classique. Independement l 'un de l'autre, ils cessent de respecter la ligne principale du développement de l'esthétique classique pour orienter la conscience esthétique vers la formulation d 'une «esthéti- que non-classique» dans laquelle la vie humaine, elle-même, est considérée comme art. Ces penseurs dénoncent la limitation de l'appareil des catégo- ries de l'esthétique classique et celle des principes de raisonnement, ils ap- portent une nouvelle expérience unique de ¡'«existence» (Kierkegaard) et de la «vie» (Nietzsche). En premier lieu y surgissent l'«ontologie subjective» et l'idée de la disharmonie du monde qui nie l'optimisme des Lumières et annule les liens avec le concept classique de l 'harmonie et de la beauté. Les idées esthétiques de Nietzsche et celles de Kierkegaard, transfor- mées au XX s., ouvrent aujourd'hui une nouvelle «esthétique non-classique», qui se manifeste dans la culture post-europocentriste de métacivilisation; elle sort du cadre imposé par l'esthétique classique occidentale, s'évade de ses stéréotypes de raisonnement et tient à élargir son objet de recherches en y incluant les phénomènes esthétiques chassés vers la pér iphér ie et la marginalisation. De là vient son exceptionnelle attention aux formes non- classiques de raisonnement, de création, d'art d'expérience esthétique, qui se sont cristallisées dans les civilisations traditionnelles orientales, dans les cultures exotiques et marginales. L'«esthétique non-classique» cherche les points de contact entre les interprétations des problèmes esthétiques basiques, surgis dans les cultures et les civilisations différentes, elle renonce au totalitarisme, au monopole d 'une seule vérité, proclame «la transparence» de la raison, le pluralisme de la vision du monde, rejette le rationalisme superflu, la réflexion binaire, Filozofski vestnik, XX (2/1999 - XTV ICA Supplément), pp. 9-14 9 Antanas Andrijauskas soulève l 'idée de coexistance des systèmes différents d'évaluation esthétique et celle du polylogue, se penche sur un style poétique et non-systématique de raisonnement, sur les catégories contextuelles et celles de situation. Elle se caractérisé par l'aspiration à franchir les limites qui séparent l 'expérience esthétique, la philosophie, l'art, la poétique du quotidien en les assemblant tous pour former un phénomène esthétique cohérent. La transition de l 'humanité vers une nouvelle étape de métacivilisation marque la conscience esthétique pos tmodeme dans laquelle interfèrent les idées sur l 'esthétique et la philosophie de l 'art des civilisations occidentale, indienne, chinoise, japonaise, arabe, ainsi que latino-americaine, africaine et conduit à une réévaluation des ambitions universelles de l 'esthétique occidentale classique, ce qui accentue la méditation sur la relation entre les grandes traditions de l 'esthétique, leur spécificité et leurs points communs. Pendant de longues années, dans l 'esthétique et la philosophie de l 'art occidentales classiques on se fondait sur quelques idées majeures héritées à la fois des traditions esthétiques antiques et occidentales. Cet héritage formait le fondement pour des spéculations abstraites sur l 'expérience es- thétique et sur des valeurs artistiques universelles considérant comme mar- ginales et non représentatives des catégories esthétiques cristallisées dans d 'autres civilisations qui s'écartaient des schémas de la pensée occidentale stéréotypée et rationelle. La comparaison des idées nées dans la civilisations indienne, chinoise, japonaise, arabe classique, byzantine et occidentale fait ressortir de certai- nes tendences dominantes. La tradition occidentale en matière d'esthéti- que et de philosophie de l'art, fondée sur l 'antithèse entre subjectivité et objectivité, met l 'accent sur les aspects objectifs et rationnels de la percep- tion esthétique du monde et de l'essence de l'art. D'où ressort l ' intérêt pour le monde réel, les faits empiriques et l'analyse, alors que plusieurs textes et penseurs de l ' Inde (Natyaœastra, Gitalamkara, ¿Eitralaksana, Bhamacha, Vamana, Œankara, Anandavardhana, Abhinavagupta), de la Chine (Zhong Bing, Wang Wei, Su Shih, Mi Fu, Kuo Hsi, Shi Tao) et du J a p o n (Ki-no- Tsurayuki, Murosaki Shikibu, Fujiwara Teika, Zeami, Bashô, Motoor i Norinaga) mettaient traditionnellement un accent plus fort sur les médita- tions esthétiques sur l 'unité harmonique de l 'homme et de la nature et sur une expérience esthétique très subtile. La tradition esthétique arabe des concepts rationnels (Al Farabi, Ibn Sina) et des concepts intuitifs (Al Gha- zali, Ibn Arabi) était plus proche de la tradition esthétique occidentale que de la tradition esthétique de l 'Extrême-Orient. Dans notre ère postmoderne caractérisée par la mondialisation de la culture humaine et la révolution de l ' information cette différence entre les 10 Recherches des principes de l'«Esthétique non-classique» traditions en matière d'esthétique et de philosophie de l 'art encourage la concurence entre elles et nous amène à rechercher des points de contact. La recherche des contours d 'une nouvelle théorie universelle «oecuméni- que» s'impose. Ainsi donc, au point de vue comparative, les traditions de l 'esthétique et de la philosophie de l'art nées dans les civilisations différen- tes peuvent être considérées comme les voies différentes conduisant à la réalisation du même objectif la création d 'une esthétique et d ' u n e philoso- phie de l'art post-eurocentriste qualitativement nouvelle et «non-classique». L 'un des plus impor tants points de la présente thèse est celui de l '«esthétique non-classique» de l 'époque du postmodernisme, dans le con- texte plus large de la perspective historique et dans celui de l'analyse de ses traits typologiques: la réflexion, la conception de l'univers, les principes de création, l 'echelle des procédés de l 'expression artistique; le pôle intellec- tuel, humaniste, le postmodernisme, sur le plan qualitatif, se présente à nos yeux comme un nouveau phénomène de la culture universelle planétaire, qui diffère pr incipalement des phénomènes précédents. Ses pr incipaux traits typologiques sont les suivants: le renoncement aux points de vue uni- latéraux des préceptes de l'art, celui à l 'esthétique classique de l 'Ouest; le pluralisme des principes, le style multiforme, le fait de soulever une multi- tude de nouveaux principes de création et de réflexion, emprun tés aux autres civilisations; alors qu 'une telle vision multiforme du monde étaitjus- qu'alors impossible. A l 'époque du postmodernisme actuel nous sommes témoins d ' une des plus importantes fissures dans l'histoire de l 'esthétique et de l 'art de la civi- lisation occidentale, fissure qui change radicalement de nombreux princi- pes de la création de l 'art européen formés au cours des siècles. Même le regard, le plus superficiel, je té sur les processus actuels nous fait voir, selon les mots de O. Spengler, les symptômes de la transition de la culture vivante en civilisation technocratique endurcie. Une question naturelle se pose: l 'esthétique et l'art occidental contem- porain entrés dans une nouvelle ère d ' informatique et des moyens de com- munication de masse subissent - ils vraiment la crise globale? Nous devons répondre positivement à cette question compliquée si nous restons attachés aux principes classiques occidentaux de l 'art et de l 'esthétique. Bien qu'il soit difficile de nier une chose si paradoxale - celle des phénomènes qui accompagnent toujours des crises et qui ont pour origine la crise elle-même, qui a son tour, fait sentir et voir les maux de l 'être humain, de l 'art et de la culture. Néanmoins en analysant le phénomène du postmodernisme nous devrions parler non de la crise de l'art, de l 'esthétique et de la culture en général, mais - de la crise des mythes de la culture occidentale classique, 11 Antanas Andrijauskas qui, très concrète semblait éternelle et inébranlable ainsi que de l 'appari- tion de nouvelles formes «ouvertes» d'art , de réflexion, et de conception «esthétique non-classique», qui sont for tement influencées par les cultures de l'Est, exotiques et marginales. Il devient de plus en plus evident qu 'au fur et à mesure de se former les principes esthétiques du postmodernisme, atteignent qualitativement un nouveau stade du phénomène postmoderniste, c'est un post-eurocentrisme. En effet, le postmodernisme c'est tout ce qui succède chronologiquement au modernisme, néanmoins ce n'est pas une simple réaction au système de valeurs créé par des maîtres du modernisme et au système des principes de la vision du monde artistique, mais c'est une vraie reconstruction de l 'épo- que, un vrai changement radical des orientations spirituelles des paradig- mes de la culture, dont nous n'avons pas encore tout à fait compris la signi- fication. Donc, les tournants radicaux qui se sont cristalisés dans la cul ture postmoderniste contemporaine ont une signification historiosophique glo- bale et non locale. Nous sommes témoins de l 'autodestruction des idéaux de l'art, de l 'esthétique et de la philosophie classique trop rationalisée, qui s'était cristallisée dans la culture occidentale de l 'époque moderne . C'est pourquoi les esthéticiens postmodernistes rejettent le langage philosophi- que traditionel et rationnel ainsi que tous les systèmes fermés, ils s'orien- tent vers le style oriental de la réflexion «poétique», vers les catégories es- thétiques individuelles, attentives aux situations de l 'expérience unique. Les idéologues du postmodernisme, ayant recours aux idées esthétiques du taôisme, ch'an, zen, voudraient créer la métaphysique qui n 'en est pas une métaphysique universelle, moderne ou autrement dit une «métathéorie», qui jetterait les bases méthodologiques essentielles pour une nouvelle pratique de l'«esthétique non-classique» et de l'art de l 'époque postmoderniste. Elle est ainsi - ironie bizarre du destin - malgré le désir passionné des alliés du postmodernisme de nier le système d ' idéaux et de valeurs esthéti- ques posé par les maîtres du modernisme classique: un nouveau mouvement a repris le caractère dualiste du modernisme. Deux pôles essentiels de l 'orientation divergeante se dessinent tant dans le postmodernisme que dans le modernisme, dans le cadre desquels se fait voir ce mouvement à plusieurs faces. O n p o u r r a i t a p p e l l e r le p r e m i e r pô le p o p u l a i r e ou fo rma l i s t e esotérique, c'est celui où l 'on admire la nouveauté d 'une forme et d ' u n e idée, la conception en elle-même. Le culte hypertrophiée du j eu (au sens général du patr imoine culturel et des «textes») lié aux formalistes et aux besoins pragmatiques de la société de consomation postindustrielle et la 12 Recherches des principes de l'«Esthétique non-classique» conscience des masses. Ce tournant, ayant des tendances formalistes et su- perficielles a repris à la popculture la désacralisation de l'art, son orienta- tion vers l 'art de grandes masses, vers les phénomènes choquants du kitch, du contexte quotidien qui se trouve souvent bien loin des limites de l'éthi- que et de l 'esthétique classiques. Il s 'oriente vers la deuxième face noire de l'«ego» de notre sosie: le même tournant a repris de la contreculture - la tendence aux actes destructifs, à la décanonisation des idéaux de l 'esthétique classique, à sa destruction brutale. Les oeuvres des adeptes alliés de cette ten- dance sont bien influencées par l'«esthétique négative», antiesthétique et par les idées de l 'esthétique de déconstruction, ils aspirent à rompre l 'attitude traditionelle de la raison, de l 'humanisme, de la spiritualité, du sexe et à faire voir une nouvelle réalité, privée de préjugés stéréotypes. C'est une recher- che éternelle du nouveau. Le tournant populaire du postmodernisme est étroiment lié aux besons de la culture de masses, de la stratégie du marché de l'art, de la publicité, de l'activité commerciale, des magasines à la mode, des galeries d 'a r t mo- derne. On peut y voir beaucoup de phénomènes éphémères, spectaculai- res. En premier lieu on fixe attention par un emballage brillant, par une forme extérieure au style criant. Le r a p p o r t é t roi t avec les valeurs commercia les quas ies thé t iques impossées par les mass média, explique l 'apparition des instincts primitifs et de la suggestivité toxicomane, du sentimentalisme, de la pauvreté spirituelle, du pragmatisme dans ce tournant populaire du postmodernisme. Assez souvent on s'y oriente vers les stéréotypes de la réflexion et de la conscience philistine et cela devient un fantôme idéologique menaçant, on cache scru- puleusement l 'absence d'idéaux humanistes, de philosophie vivace, d'esthé- tique, d'art , de vie elle-même, de transcendance. L'un de ses traits principaux - c'est la disparition de la pléni tude de l 'être, celle du contact d 'un créateur avec le monde réel. C'est une vraie simulation de la réalité, comblée de suggestivité, c'est un univers d 'écrans de télé, de virtualité, de mystifications, de fictions, de langage artificiel inauthentique, qui change le rapport de l 'homme avec le monde réel. Dans cette aile du postmodernisme qui ignore la réalité, prédominent les tendan- ces féministes et érotiques. Ces dernières cachent une interprétat ion très forte de la mise en relief de la sexualité féminine, de la transsexualité, des problèmes des minorités sexuelles. Le deuxième pôle - intellectuel, humaniste. Ses adeptes, grâce à leurs valeurs esthétiques et artistiques, ayant renoncé au tragique de la vision du monde actuel à leurs prédécesseurs modernistes, aspirent à rendre la tradi- 13 Antanas Andrijauskas tion locale, nationale et ethnique à l 'homme qui réfléchit et qui est térrorisé par la culture de masse et par sa technocratisation agressive. C'est seulment en nous rendant compte de cette «dualité» de princi- pes dans l 'art et dans l 'esthétique postmoderniste, de son orientation vers les idéaux divergeants, que nous pouvons comprendre et expliquer la mul- titude de paradoxes de l '«esthétique non-classique» contemporaine. 14