Marc Plénat Jardinier à Valence d'Albigeois* UDK 811.133.1'36 Camille Plénat Université de Provence** LA LIAISON DE L'ADJECTIF SUR LE NOM EN FRANÇAIS : MORPHOLOGIE, SYNTAXE, PHONOLOGIE Rendre compte de la liaison de l'adjectif sur le nom consistait naguère simplement à décrire les formes liées dans leurs rapports avec les formes libres et à indiquer les classes de contextes dans lesquels apparaissaient ces formes (cf. e.g. Gougenheim 1935 : 89-92). Depuis Schane (1968), la tendance dominante de la linguistique fait au contraire porter le poids de l'explication des faits sur la phonologie : ce serait aux règles de syllabation qu'il revient de déterminer laquelle, de la forme libre ou de la forme liée, doit être employée dans un contexte donné, et même parfois de modeler ces formes en mettant ou non en exercice la consonne finale instable d'une représentation supposée unique. Les pages qui suivent brossent à grands traits ce que pourrait être une conception renouvelée de l'approche traditionnelle. Nous essayons de montrer que les régularités — et les irrégularités — observables dans les formes liées peuvent être expliquées sans qu'on ait à sortir du paradigme flexionnel de l'adjectif, que la sélection des formes ne dépend pas du caractère voca-lique ou consonantique du mot qui suit l'adjectif mais du contexte morpho-syntaxique, et que la phonologie ne joue dans cette affaire qu'un rôle assez mince. L'espace imparti ne nous permet ni de rendre pleine justice à nos prédécesseurs, ni d'essayer de répondre aux objections qui viennent à l'esprit. Nous ne pouvons pas non plus aborder les problèmes que pose le pluriel. 1. MORPHOLOGIE À la suite de Morin (1992), nous considérons les formes liées du masculin singulier non pas comme des avatars du masculin ordinaire caractérisés par la mise en exercice d'une consonne finale instable devant voyelle, mais comme des membres à part entière du paradigme flexionnel de l'adjectif. Notre position diffère en revanche de celle de Morin (1992, 2003) en ce que nous ne pensons pas que les « consonnes de liaison » soient des marques morphologiques (des suffixes ou des préfixes). À la suite de Boyé et Bonami (2003, 2005, cf. aussi Roché 2010, Boyé et Plénat, à par.), nous opinons que l'adjectif prénominal masculin singulier est un pur radical dont la * Adresse de l'auteur: CLVA, 64 Grand'rue, 81340 Valence d' Albigeois, France. Mél : plenat@univ-tlse2.fr ** Adresse de l'auteur. Université de Provence, Technopôle Château-Gombert, 39 rue F. Joliot Curie, 13453 Marseille, France. Mél : plenat@cmi.univ-mrs.fr forme est déterminée par les rapports réglés qu'il entretient avec les deux thèmes principaux de l'adjectif, le thème A (celui du masculin) et le thème B (celui qu'utilise en particulier le féminin). Ce radical est marqué en ce sens qu'il se termine de préférence par une consonne, mais cette particularité ne confère selon nous aucun statut particulier, ni morphologique, ni phonologique, à cette consonne. Nous ne faisons pas de différence entre le /r/ de bizarre animal /bizaranimal/ ou de lourd anneau /lurano/ et celui de dernier étage /dernjeretaj/ ou /dernjeretaj/. Occupant la même place dans le paradigme, toutes ces formes sont pour nous des formes de liaison du masculin singulier (FLMS). 1.1. La concurrence entre le thème A et le thème B Les FLMS sont normalement apprises. Mis dans l'obligation d'en créer une pour un adjectif donné, les locuteurs sont souvent embarrassés et utilisent des stratégies diverses (cf. Morin, art. cit.). Mais ils ne sont pas tous embarrassés au même degré et ne montrent pas le même embarras dans tous les cas. Abstraction faite des cas de supplétion, les FLMS ne recourent qu'au thème A et au thème B. Au sein de cet « espace thématique », les locuteurs peuvent se laisser guider par les deux grandes contraintes partiellement contradictoires qui régissent les FLMS lexicalisées : (1) Contrainte 1 : Autant que faire se peut, une FLMS se termine par une consonne ; (2) Contrainte 2 : Autant que faire se peut, une FLMS recourt — comme les autres formes du masculin— au thème A. Il arrive très souvent que, le thème A se terminant par une consonne, ces deux contraintes soient toutes deux immédiatement satisfaites. Tableau 1 : FLMS = thème A Tous les adjectifs dont le thème A se termine par une consonne utilisent aussi ce thème à la FLMS. C'est le cas des adjectifs épicènes comme sale et des adjectifs qui, comme vif, comportent au féminin une consonne finale différente de celle du masculin. C'est aussi le cas des adjectifs comme court, dont le /r/ est suivi d'une autre consonne au féminin. Il va sans dire que les créations de FLMS nouvelles à partir d'adjectifs dont le masculin s'achève par une consonne opèrent, même dans le dernier cas, suivant ce schéma : il n'est pas besoin d'avoir déjà rencontré disert à la liaison pour s'abstenir de faire sonner le t dans un bien disert animal. Masc. sing. FLMS Fém. sing. sale guerre /salger/ vive gratitude /vivgratityd/ courte durée /kurtsdyre/ sale sale coup /salku/ sale accident /salaksidq/ vif vif succès /vifsykse/ vif intérêt /vifêtere/ court court moment/kurmomq/ court instant/kurestq/ Les choses se compliquent lorsque le masculin se termine par une voyelle. Quand l'adjectif est épicène (comme par exemple joli), le recours exclusif aux éléments de l'espace thématique interdit toute adjonction d'une consonne finale, la FLMS adopte la forme commune aux deux thèmes. Mais quand le thème A se termine par une voyelle et le thème B par une consonne, on observe trois types de comportement : 1) La contrainte 1 l'emporte sur la contrainte 2 : autrement dit, le locuteur recourt au thème B (celui du féminin) au lieu de recourir au thème A ; 2) Un compromis s'instaure : il est recouru au thème A (celui du masculin), mais la FLMS emprunte au thème B sa ou ses consonnes finales ; 3) La contrainte 2 l'emporte sur la contrainte 1 : autrement dit, le locuteur « ne fait pas les liaisons ». Le premier comportement est considéré comme le plus conservateur. Dans cette parlure, l'emploi du thème B vaut aussi bien pour les adjectifs comme petit ou exact dont le thème B ne diffère du thème A que par la présence d'une ou de deux consonnes finales, que pour les adjectifs « apophoniques » comme sot, dernier, plein ou nouveau dont le thème B comporte une voyelle différente de celle du thème A. Masc. sing. petit petit copain /pstikopê/ exact exact contraire /egzakotrer/ SOT sot personnage /sopersonaj/ dernier dernier jour /dernjejur/ plein plein soutien /plêsutje/ nouveau nouveau conflit /nuvokofli/ Tableau 2 : FLMS = thème B Cette stratégie consistant recourir au thème B complet (y compris dans le type exact) pour munir la FLMS d'une consonne finale est dans bien des cas facilement généralisable par les locuteurs. L'un de nous, qui n'a très probablement jamais entendu employer pédant, adipeux, suspect, idiot, tracassier, ou faubourien devant un nom masculin singulier commençant par une voyelle, se conformerait assurément à cette stratégie si jamais il avait à lire à haute voix son pédant ami, son adipeux ami, etc. Il a été surpris le jour où il a appris que l'usage favorisait maintenant l'emploi de /3ati/ au lieu de /3àtij/ comme FLMS de gentil (fém. /3ûtij/). Il serait en revanche fort désemparé s'il avait à employer blanc dans les mêmes conditions ; ce point sera examiné plus tard. FLMS Fém. sing. petit ami /pstitami/ petite copine /pstitkopin/ exact opposé/egzaktopoze/ exacte mesure /egzaktmszyr/ sot animal /sotanimal/ sotte femme /sotfam/ dernier étage /dernjereta3/ dernière main /dernjermê/ plein emploi /plenaplwa/ pleine confiance/plenkOfjas/ nouvel accord /nuvelakor/ nouvelle guerre /nuvelger/ Le second comportement, considéré comme plus moderne, n'a de conséquences distinctes de celles du premier que pour certains adjectifs apophoniques, car une FLMS comme /patit/ se laisse indifféremment décrire soit comme un thème B, soit comme un thème A suivi de la consonne finale du thème B. SOT DERNIER PLEIN Tableau 3 : FLMS = thème A + consonne du thème B Les adjectifs apophoniques, quant à eux, se laissent ranger en deux catégories : les uns, comme sot, dernier ou plein prennent la voyelle mi-fermée ou nasale du thème A devant la consonne finale du thème B ; en revanche, les adjectifs beau, nouveau, fou, mou et vieux adoptent purement et simplement le thème B dans cette parlure comme dans la parlure traditionnelle : on n'observe jamais de formes comme */nuvol/, */ful/ ou */vj0j/. Il est concevable d'essayer de rendre compte des formes apophoniques en termes de syllabation, comme le fait Féry (2004), mais encore faudrait-il montrer que la consonne de liaison obéit bien à des règles de syl-labation différentes de celles de la consonne finale du féminin dans cette parlure. Nous préférons nous ranger à une position proche de celle de Steriade (1999) et expliquer ces formes par un recours simultané à deux formes existant indépendamment dans l'espace thématique de l'adjectif. Comme beau et consorts constituent une petite classe fermée, il n'y a pas d'inconvénient à considérer leurs FLMS comme supplétives dans la parlure moderne. Dans les autres cas, le recours simultané à deux formes semble en revanche productif : dans le test de production mené par Féry (2004), sot /sot/ et mignon/mipôn/ font des scores plus qu'honorables en dépit du fait que ces formes aient peu de chances de faire partie des FLMS mémorisées par les sujets. Le troisième comportement est celui des locuteurs les plus novateurs. Tous les spécialistes s'accordent pour estimer que la liaison de l'adjectif sur le nom est en perte de vitesse. Ce phénomène se laisse expliquer sans difficulté par la montée en puissance de la contrainte voulant qu'un adjectif masculin recoure au thème A. Dans les parlures où c'est le cas, les FLMS distinctes de la forme libre deviennent supplétives. Mais le nombre de ces formes supplétives a tendance à se réduire, puisque des formes sans consonne finale se substituent même parfois à des formes bien lexicalisées comme grand /grât/ ou gros /groz/. 1.2. Formes supplétives et défectuosités Aucune des trois parlures décrites ci-dessus ne se présente jamais sous une forme pure. Chacune d'elles renferme des formes supplétives à côté des formes qui y sont Masc. sing. FLMS Fém. sing. sot personnage/sopersona3/sot animal /sotanimal/ sotte femme /sotfam/ dernier jour /dernje3ur/ dernier étage /dernjereta3/ dernière main /dernjerme/ plein soutien/plesutje/ plein emploi /plenaplwa/ pleine confiance /plenkofjas/ régulières. On aurait probablement du mal à trouver un locuteur de la parlure novatrice qui n'utilise aucune FLMS spécifique. On a vu que bel et consorts devaient être considérés comme supplétifs dans la parlure qui tend à concilier l'exigence de consonne finale et le recours au thème A. Dans le parler traditionnel décrit par Fouché (1959), les adjectifs malin et commun conservent leur voyelle nasale à la liaison, le premier au moins dans l'expression ecclésiastique le malin esprit /malènesprit/, le second dans l'expression toute faite d'un commun accord /dœkomœnakor/ et sans doute ailleurs. Fouché signale comme obsolète une FLMS en /k/ qui peut difficilement être tirée du thème B pour franc, mais Martinon (1913) pouvait encore dire un fran(c) kétourdi. Il ne mentionne pas, sauf erreur, la FLMS vieux /vjoz/, mais celle-ci concurrençait encore vieil dans la bonne langue de la première moitié du XXè siècle. Cette hétérogénéité ne surprend pas si la majorité des FLMS sont apprises : elles sont empruntées à des traditions diverses. Il est parfois difficile de décider si une forme est régulière ou supplétive. Le cas se pose notamment dans le cas des FLMS dont la consonne finale est distincte de celle du thème B. On sait que seul un petit nombre de consonnes « de liaison » peuvent figurer à la fin des FLMS. Les thèmes B s'achevant par un /s/ et par un /d/ ne lèguent pas ces consonnes telles quelles aux FLMS : le /s/ se sonorise en /z/ (gros, fém. grosse /gros/, a pour FLMS /groz/ : gros enfant /grozàfà/), tandis que le /d/ s'assourdit en /t/ (grand, fém. grande /gràd/, a pour FLMS /gràt/ : grand enfant /gràtàfà/). De même, malin, fém. maligne /malip/ avec une nasale palatale a pour FLMS /malèn/ avec une dentale dans malin esprit /malenesprit/. Il y a lieu de penser que ces altérations sont d'origine analogique et découlent de l'abondance des cas où la consonne « de liaison » fournie par le thème B est un /z/, un /t/, ou un /n/. Les formes retenues préservent une certaine fidélité à la consonne finale du thème B, tout en cédant à l'attraction de séries nombreuses. (Si la vélaire de la FLMS long ne s'assourdit plus guère en /k/ — on prononce long hiver /logiver/ plutôt que /lokiver/ —, c'est peut-être qu'il n'existe plus guère dans la langue d'autres cas d'alternance entre /0/ et /k/). Mais, quelle qu'en soit l'origine, il n'est pas aisé de déterminer si la sonorisation de /s/ et l'assourdissement de /d/ peuvent être étendus au delà de la petite poignée d'exemples où ils sont bien attestés. Il ne nous semble pas impossible de prononcer un /z/ dans un épais édredon ou un /t/ dans un fécond entretien, mais tous les locuteurs n'auraient certainement pas la même réaction. Suivant qu'elles sont ou non généralisables, les petites séries de FLMS lexicalisées bas /baz/, doux /duz/, faux /foz/, gros /groz/ et grand /gràt/, profond /profot/, second /sagôt/ doivent être considérées comme régulières ou comme supplétives. Les autres adjectifs à féminins en /d/ ou en /s/ sont défectifs pour les locuteurs qu'ils plongent dans l'embarras. La contrainte qui réduit le nombre des consonnes « de liaison » possibles joue un rôle certain dans la défectivité. En l'absence d'un modèle adéquat dans la langue, les adjectifs dont la consonne finale spécifique au thème B est un /// (blanc, frais, franc) sont normalement dépourvus de FLMS. Les locuteurs que l'on contraint à en créer une doivent recourir aux recettes de la parlure novatrice (emploi du thème A : e.g. franc /frà/) ou recourir à une consonne finale fréquente mais sans rapport étroit avec la consonne du thème B (e.g. franc /frôt/). Les stratégies d'évitement sont plus naturelles (cf. Morin, art. cit.). Les régularités et les irrégularités constatées plaident les unes et les autres en faveur d'une description des FLMS en termes morphologiques : les supplétions et les défectuosités montrent que l'on a affaire à un paradigme comportant parfois, comme beaucoup de paradigmes, des cases préremplies et des cases inremplissables ; les régularités suggèrent que les formes qui remplissent les autres cases résultent d'un choix réglé opéré au sein de l'ensemble des thèmes qu'utilisent le masculin et le féminin. 2. SYNTAXE Cette description morphologique de la forme que prennent les FLMS n'exclut pas a priori que le choix de ces formes réponde à la nécessité de fournir une attaque initiale au nom-tête ou de prévenir un hiatus dans le contexte prénominal. Mais elle ouvre aussi la voie à une approche dans laquelle la syntaxe prend une part prépondérante dans le conditionnement de ce choix. La présence de la consonne finale des FLMS étant traitée comme une affaire interne au paradigme de l'adjectif, la possibilité s'ouvre que la sélection de la classe des FLMS soit une sorte de phénomène d'accord imposé par la présence d'un nom appartenant à une classe de déclencheurs de liaison. Deux arguments militent en ce sens : en premier lieu, l'existence de phénomènes de « liaison à distance » au sein du groupe nominal, en second lieu celle de liaisons non-enchaînées. 2.1. La liaison à distance dans le groupe nominal Parlant au nom de l'Office de la langue française, Dauzat (1938) signalait que les adjectifs beau et nouveau prennent à l'occasion la forme de bel et de nouvel quand ils constituent le premier membre d'une coordination adjectivale antéposée à un nom à initiale vocalique. Selon lui, on peut dire un bel et charmant enfant, son nouvel et dernier avatar, alors que, lorsque le nom commence par une consonne, on est forcé d'employer la variante antéconsonantique. Placée à distance de la voyelle qui est censée déclencher sa présence, la FLMS ne peut guère, dans ce cas, être choisie pour fournir une attaque à la syllabe initiale d'un nom auquel, au demeurant, le second adjectif en fournit déjà une. Son choix ne répond pas non plus à la nécessité d'éviter un hiatus avec la conjonction et, puisque l'hiatus est de règle quand le nom-tête commence par une consonne (un beau et charmant garçon) ou que la coordination adjectivale est postposée (un enfant beau et charmant). En revanche, cette situation est attendue dans une solution morpho-syntaxique : deux adjectifs coordonnés ayant normalement les mêmes flexions, si l'un est à la FLMS, l'autre doit l'être aussi. Dauzat ne fondait sa remarque que sur le sentiment de cinq membres de l'Office, qui n'étaient pas d'accord entre eux, et considérait l'emploi de bel et nouvel dans cette construction comme une tournure traditionaliste, la langue moderne préférant selon lui beau et nouveau. Qu'en est-il de nos jours ? Nous avons (Plénat, à par.) examiné les coordinations adjectivales en et antéposées dont le premier terme est beau, nouveau ou l'un des trois autres adjectifs (fou, mou, vieux) dont la FLMS a une orthographe distincte de celle du masculin ordinaire d'une part dans dix années du Monde (1991-2000), et, d'autre part, sur la Toile (en nous restreignant dans ce dernier cas aux coordinations précédées de l'article défini). Le résultat est surprenant. Dans l'un et l'autre corpus, la FLMS est employée dans sensiblement plus de 90% des cas où le nom-tête fait partie de la classe des noms déclencheurs de liaison, alors que, lorsque le nom inhibe les liaisons, cette forme n'apparaît que dans environ 5% des cas dans Le Monde et dans environ 15% des cas sur la Toile. Les chiffres exacts varient légèrement en fonction de la façon dont on définit la classe des déclencheurs de liaison et doit tenir compte de cas particuliers comme l'expression figée bel et bon, nous épargnons ici ces détails au lecteur. Quels que soient les pourcentages exacts, il apparaît clairement qu'il est de nos jours de règle d'employer ces FLMS dans les coordinations adjectivales en et antéposées à un nom déclencheur de liaison. À titre d'illustration, on trouvera en (1) des exemples trouvés sur la Toile où les FLMS sont précédées de son : (1) son bel et puissant engin ; son nouvel et modeste appartement ; son fol et aveugle espoir ; son mol et impérial époux ; son vieil et riche amant Les coordinations de deux adjectifs ne sont pas les seules à autoriser la présence d'une FLMS en première position devant un nom déclencheur de liaison. Nous n'avons pas examiné systématiquement les cas où une telle coordination est juxtaposée à un troisième adjectif, et nous n'avons donc pas de pourcentages à proposer, mais on trouve bien sur la Toile des exemples où ce troisième adjectif prend la forme d'une FLMS, cf. : (2) un bel, intéressant et rare ensemble ; nouvel, utile et extraordinaire écosystème ; un vieil, aimable et excellent homme Le problème se pose de savoir si le comportement qui vient d'être décrit est le fait des seuls adjectifs beau, nouveau, fou, mou et vieux, ou si tous les adjectifs apparaissent sous la forme de leur FLMS dans le contexte étudié. L'orthographe n'est ici d'aucun secours, puisqu'en général la graphie de la FLMS n'est pas distincte de celle de la forme libre. On en est réduit à l'intuition, ... et aux graphies fautives. Pour ce qui est de la première, il ne fait pas de doute pour nous que certains adjectifs se comportent comme beau et consorts. Nous dirions un charmant t-et bel enfant comme nous disons un bel et charmant t-enfant, ou un grand t-et bel appartement comme un bel et grand t-appartement. Il est probable que nous ne ferions pas la liaison dans tous les cas, et que les locuteurs varient sur ce point. Seule une batterie de tests sur un panel de sujets parlants permettrait de déterminer les facteurs qui favorisent ou inhibent la liaison dans ces contextes très rares. Mais il ne fait pas de doute que des liaisons apparaissent avec d'autres adjectifs que beau et consorts. Cette existence est confirmée par les fautes d'orthographe. Certains scripteurs écrivent les FLMS comme les féminins avec lesquels ils se confondent phonétiquement. Le fait est courant notamment dans les formules de vœux d'anniversaire, qui empruntent au style noble des coordinations redondantes comme bon et heureux, joyeux et heureux, etc. Nous avons trouvé sur la Toile environ 150 exemples comme les suivants : (3) je te souhaite en cet journée un bonne et heureux anniverssaire que cet année t'apporte chance, amour, bonheur et argent rien que du bon quoi coucou titicia c métissa ba ct pr te souhaiter un joyeuse et heureuse anniversaire sa fai koi davoir 18 ans allez bisou ma poule C'est là un tout petit nombre dans l'Océan de la Toile. Mais, parmi les vœux de Noël, pourtant beaucoup plus nombreux que les vœux d'anniversaire, nous n'avons trouvé qu'une occurrence de un bonne et heureux Noël avec la graphie féminine de bon. Il ne fait pas de doute que le nombre beaucoup plus élevé des graphies féminines avec anniversaire est lié au fait que ce mot est un déclencheur de liaison, et que bonne ou joyeuse sont dans ces expressions des graphies fautives de FLMS. Les adjectifs qualificatifs ne sont pas seuls à être sensibles à ce type de conditionnement à distance. Schlenker (à par.) signale un comportement analogue des possessifs : dans les constructions où un premier possessif d'une personne du singulier est coordonné à un second possessif, le premier possessif apparaît sous la forme de mon, ton, son et non de ma, ta, sa lorsque les possessifs sont suivis d'un syntagme féminin déclencheur de liaison : (4) Priscilla a été successivement mon (/mo/), et ton (/ton/) épouse vs Priscilla a été successivement ma, et ta femme Schlenker note qu'il y a dans ces constructions un phénomène de supplétion plutôt que de liaison : dans l'exemple (4), mon prend sa forme antéconsonantique /mo/ et non sa forme antévocalique /mon/. Cette discordance complique l'analyse des faits. Mais ceux-ci montrent bien que les deux termes d'une coordination relèvent de la même classe d'allomorphes. Nous aurons l'occasion de revenir ci-dessous sur les coordinations adjectivales pour montrer que l'emploi des FLMS y obéit à un conditionnement un peu plus complexe que ce qui vient d'être dit. Mais le caractère massif de cet emploi lorsque le nom-tête est un déclencheur de liaison constitue un bon argument en faveur du caractère syntaxique de la liaison de l'adjectif masculin singulier sur le nom. 2.2. La liaison sans enchaînement Lorsque la seconde FLMS d'une coordination adjectivale prend place dans une incise, il arrive que la consonne finale de l'adjectif s'enchaîne sur le nom malgré la rupture intonative et l'éventuelle pausule qui séparent les deux mots : on dit un robuste, mais petit, t-enfant (Pichon 1938). Ce comportement contraste avec celui du féminin, dont la consonne finale n'est jamais enchaînée : une robuste, mais petite, enfant. Cette particularité des consonnes finales des FLMS du type de petit a apporté de l'eau au moulin des tenants de la thèse voulant que les consonnes finales « instables » jouissent d'un statut — phonologique ou morphologique — particulier (cf. e.g. Morin 1986 : 198-199). Comment, en effet, expliquer par exemple que petit et petite aient deux comportements phonologiques distincts s'ils ont une représentation phonologique commune ? Notre réponse (cf. Plénat 2008) consiste à dire que les enchaînements après une rupture intonative ne sont qu'une conséquence accessoire du caractère partiellement contradictoire des contraintes pesant sur la sélection des formes libres et des formes liées dans ce type de contexte. Le comportement des adjectifs devant une rupture intonative a été étudié principalement dans une construction « disloquée » dans laquelle le nom fournit une référence à un pronom qui le précède, comme dans j'en ai un petit, t-éléphant (cf. Tranel 1990, Steriade 1999, Féry 2003). C'est cette construction que nous utiliserons ici. Sa grammaticalité est douteuse, dans la mesure où le nom est privé de tout déterminant ; elle résulte en quelque sorte de la superposition d'une phrase complète (J'en ai un petit) et d'un SN (un petit éléphant). Mais les intuitions phonologiques auxquelles elle donne lieu paraissent assez sûres, même pour les locuteurs qui la rejettent comme agrammaticale. Tous les auteurs semblent d'accord pour dire que l'enchaînement n'a lieu que lorsque la forme qu'il laisse devant la pausule est identique à la forme libre du masculin. C'est là le cas des FLMS empruntées au thème B (type petit) ou inspirées du thème B (type grand) — à partir du moment du moins où leur voyelle est identique à celle du thème A, et de celles qui ne se laissent décrire que comme des thèmes A augmentés de la consonne finale du thème B (comme dans sot /sot/) ou d'une autre consonne (comme dans vieux /vjoz/). J'en ai un petit, éléphant J'en ai un grand, éléphant J'en ai un sot, éléphant J'en ai un vieux, éléphant 3aneëpti || telefâ 3aneëgrâ | telefâ 3âneeso || telefâ 3aneëvj0 || zelefâ cf. il est petit ilepti cf. il est grand ilegrâ cf. il est sot ileso cf. il est vieux ilej Tableau 4 : Liaisons enchaînées Quand, en revanche, la FLMS ne se laisse pas décrire comme une forme libre suivie d'une consonne, l'enchaînement devient impossible. C'est là le cas des adjectifs dont le thème A se termine par une consonne (comme sale, vif ou court) et des adjectifs dont la FLMS est identique à un thème B à voyelle apopho-nique (type nouveau), même dans le cas où ce n'est là qu'une variante (comme dans sot /sot/). J'en ai un sale, éléphant 3âneesal || elefâ J'en ai un disert, éléphant 3âneedizer | elefâ J'en ai un bel, éléphant 3âneebel | elefâ J'en ai un sot, éléphant 3âneesot || elefâ cf. il est sale ilesal cf. il est disert iledizer cf. il est beau ilebo cf. il est sot ileso Tableau 5 : Liaisons non enchaînées Même des locuteurs qui n'emploient pas habituellement une FLMS donnée se sentent forcés de se conformer cette généralisation si on leur demande d'employer cette FLMS. Nous dirions naturellement, sans enchaînement, /jâneèsot || elefâ/ pour j'en ai un sot, éléphant et /jâneèvjej || elefâ/ si l'animal est vieux ; mais si nous nous obligions à employer les FLMS /sot/ et /vj0z/, nous dirions à coup sûr, en enchaînant, /jâneeso || telefâ/ et /jâneej || zelefâ/. Notre hypothèse repose sur l'idée que, dans ces constructions, l'adjectif doit apparaître à la fois sous sa forme libre en tant qu'élément final d'une proposition et sous la forme d'une FLMS en tant qu'adjectif prénominal. Les deux contraintes peuvent être satisfaites simultanément. C'est ce qui se passe lorsque les deux formes sont indistinctes ou lorsque la FLMS se laisse décrire comme une forme libre suivies d'une consonne. Dans le premier cas, l'enchaînement ne peut pas avoir lieu, sous peine d'avoir devant la rupture intonative une forme distincte de tous les allo-morphes de l'adjectif (ex. *j'en ai un sa || l-éléphant) ; dans le second, l'enchaînement est nécessaire, sous peine que ce ne soit pas la forme libre qui apparaisse devant la rupture intonative (ex. *j'en ai grand t- || éléphant). Mais quand la FLMS ne se confond pas avec le thème A et n'inclut pas strictement ce thème, les deux contraintes ne peuvent pas être satisfaites simultanément, et c'est alors la contrainte pesant sur l'adjectif prénominal qui prend le pas. Les quantificateurs montrent bien, à notre sens, que cette solution à des chances d'être la bonne. Le paradigme de ces éléments comporte trois cases : celle de déterminant antévocalique (ex. plus /plyz/, dix/diz/), celle de déterminant antéconsonan-tique (ex. plus /ply/, dix /di/) et la forme libre, qui sert dans les autres cas (ex. plus /plys/, dix /dis/). Dans certains cas, la forme antévocalique ou la forme antéconso-nantique se confondent avec la forme libre (ex. huit : f. antévoc. et f. libre /qit/, f. antécons. /qi/ ; moins : f. antévoc. /mwez/, f. antécons. et f. libre /mwe/; deux : f. antévoc. /d0z/, f. antécons. et f. libre /d0/). Il l'est plus, aimable illeplys || emabl Il l'est plus illeplys Il l'est moins, aimable illemwè || zemabl Il l'est moins illemwè J'en ai dix, éléphants 3ânedis || elefâ J'en ai dix 3ânedis J'en ai huit, éléphants 3âneqit || elefâ J'en ai huit 3âneqit J'en ai deux, éléphants 3âned0 || zelefâ J'en ai deux 3âned0 Tableau 6 : Les quantificateurs Dans les constructions « disloquées », c'est toujours la forme libre (/plys/, /mwë/, /dis/, /qit/, /d0/) qui figure devant la rupture intonative, même lorsque cette forme est distincte des deux formes de déterminant (cas de /plys/ et de /dis/). Cet aspect de la distribution des formes montre que c'est le contexte syntaxique de fin de phrase qui dicte le choix de la forme : /plys/ et /dis/ sont normalement incompatibles avec la position de déterminant. Toutefois, lorsque la forme libre est incluse strictement dans le déterminant antévocalique (cas de /mwe-z/ et de /d0-z/) et que le nom est un déclencheur de liaison, la consonne finale du déterminant apparaît, mais enchaînée au nom après la rupture intonative. Ce qui montre que le quantificateur est analysé simultanément comme un déterminant antévocalique : la consonne /z/ est incompatible avec les autres contextes. Dans le cas de huit, dont la forme libre et la forme antévocalique sont indistinctes, les deux contraintes sont satisfaites simultanément sans qu'il soit besoin d'enchaîner la consonne finale sur le nom. Le comportement des quantificateurs dans les constructions disloquées ne laisse pas de doute sur le fait qu'une contrainte syntaxique impose que la forme apparaissant devant la rupture intonative soit une forme libre. Dans leur cas, cette contrainte s'impose dans tous les cas de figure. En ce qui concerne les adjectifs, c'est la contrainte imposant la forme liée qui l'emporte toujours, mais il n'y a pas lieu pour autant de penser que la contrainte imposant la forme libre en fin de proposition n'est pas active. Dans l'un et l'autre cas, l'enchaînement n'est qu'une conséquence accessoire d'un conflit opposant deux contraintes syntaxiques, une solution de compromis, et non l'indice d'un statut spécial des consonnes « instables ». 3. PHONOLOGIE La phonologie intervient dans la définition de la classe des noms déclencheurs de liaison, et de la classe complémentaire, mais indirectement. Les mots commençant par une consonne appartiennent tous à la classe des inhibiteurs de liaison, mais c'est, comme on sait, une simplification abusive que d'assimiler la classe de déclencheurs de liaison à celle des noms à initiale vocalique. Les mots « en h aspiré » commencent par une voyelle sans pour autant autoriser la liaison, et ce n'est pas une mince affaire que de cerner l'ensemble qu'ils forment (cf. Cornulier 1981). De même, les mots commençant par ces attaques potentielles que sont les semi-voyelles n'ont pas un comportement uniforme. Un traitement phonologique de ces problèmes doit utiliser des éléments abstraits pour différencier les lexèmes qui autorisent la liaison de ceux qui l'interdisent. Une approche morpho-syntaxique utilisant des diacritiques pour distinguer les lexèmes déclencheurs de liaison des inhibiteurs de liaison ne laisse pas échapper de généralisations importantes. Le choix des FLMS peut donc bien être traité fondamentalement comme un phénomène de compatibilité entre classes morpho-syntaxiques. Il n'est probablement pour autant pas vrai que la phonologie ne joue aucun rôle dans la répartition des FLMS. Nous avons repéré (cf. Plénat, à par.), au sein des coordinations d'adjectifs, deux types de contextes phonologiques qui favorisent le premier l'emploi des formes libres, le second celui des FLMS. 3.1. Les coordinations adjectivales en mais Si, dans les coordinations adjectivales, le choix des variantes était déterminé exclusivement par la classe du nom-tête, la présence d'une consonne après le premier adjectif ne devrait avoir aucune influence. Ce n'est pas tout à fait le cas. Nous avons trouvé sur la Toile un peu plus d'une centaine d'exemples des FLMS bel, nouvel et vieil utilisées comme premier terme d'une coordination en mais antéposée. Dans 99% des cas, le nom-tête du syntagme nominal appartenait à la classe des déclencheurs de liaison (cf. exemples (5)). Une recherche moins systématique nous a aussi fait découvrir quelques cas où ces formes précédaient une coordination adjectivale antéposée dont le premier adjectif commençait par une consonne (cf. exemples (6)). Le nom-tête de ces coordinations appartenait à la classe des déclencheurs de liaison dans la majorité des cas. (5) un bel (mais froid) après-midi de novembre ; ce bel mais fragile ordonnancement ; un nouvel, mais hélas éphémère, âge d'or ; un nouvel mais bref élan national ; le vieil (mais imparable) adage ; mon vieil mais toujours ronronnant Athlon XP 2000+ argentique (6) ce bel, grand et fière [sic] étalon noir ; ce nouvel, bel et vaste espace ; ce vieil, grand et bel arbre Ces données sont on ne peut plus propres à nous conforter dans l'idée que, dans les coordinations adjectivales antéposées, les FLMS sont sélectionnées non pas pour fournir une attaque au mot suivant ou pour éviter un hiatus, mais bien en fonction de la classe du nom-tête. Il existe cependant des différences importantes entre les coordinations en et et les coordinations en mais. En premier lieu, lorsque la conjonction est mais, les FLMS bel, nouvel et vieil sont proportionnellement moins nombreuses, à quelque classe qu'appartienne le nom-tête. Nous venons de voir que, sur la Toile, ces formes n'étaient employées avec mais que dans 1% des cas lorsque le nom-tête était un inhibiteur de liaison ; nous avions signalé auparavant (§ 2.1), que dans le même contexte, ces FLMS apparaissaient dans environ 15% des cas lorsque la conjonction est et. Nous avions vu aussi que, lorsque le nom-tête était un déclencheur de liaison, bel et consorts apparaissaient dans plus de 90% des cas avec et ; avec mais, ce pourcentage est à peine supérieur à 60%, et tombe à 50% si l'on fait abstraction des cas, relativement nombreux, où la ponctuation suggère que le second terme de la coordination est une incise. En second lieu, il nous paraît plus que douteux que tous les adjectifs puissent facilement figurer sous la forme de leur FLMS dans les coordinations en mais précédant un déclencheur de liaison. Nous ne disposons pas de données écrites sur ce point. Mais il nous semble par exemple difficile de dire un dangereux z- mais bel animal ou un élégant t-, mais vieil, uniforme, alors que un vieil, mais élégant, t-uniforme ou un bel mais dangereux z-animal nous paraissent parfaits. Nos intuitions sont flottantes dans beaucoup de cas, mais comme la première, cette seconde différence plaide en faveur de l'idée que la phonologie joue un rôle dans la sélection des variantes adjectivales. Plus précisément, il semble que le fait que, devant la consonne initiale de la conjonction, la consonne finale de l'adjectif soit amenée à jouer le rôle d'une coda — et d'une coda marquée dans le cas des obstruantes — soit de nature à neutraliser l'influence du nom-tête. Ce point mériterait des enquêtes supplémentaires. 3.2. Le rôle du second adjectif Nous avons mentionné ci-dessus (§ 2.1) le fait que, dans une minorité de cas (5% dans Le Monde, 15% sur la Toile), on trouvait des FLMS dans des coordinations adjectivales en et préposées à un nom inhibiteur de liaison. Voici des exemples trouvés dans Le Monde : (7) le bel et austère château de Charles Quint ; le nouvel et audacieux pari d'Edgar Morin ; ce vieil et incorrigible « peacenik » Ces exceptions à la règle commune semblent ne pas se répartir aléatoirement. Elles sont, proportionnellement, beaucoup plus nombreuses lorsque le second adjectif commence par une voyelle, comme dans les exemples ci-dessus (cf. austère, audacieux, incorrigible). Dans Le Monde — où nous n'avons trouvé à vrai dire qu'une poignée d'exemples —, l'écart est de 1 à 6 ; dans les données de la Toile que nous avons recueillies systématiquement (constructions commençant par un article défini), l'écart n'est que de 1 à 3, mais les données sont assez nombreuses pour qu'on puisse avoir la conviction que cette répartition n'est pas le fruit du hasard. Nous avons aussi procédé à des sondages sur la répartition de coordinations adjectivales de sens voisin ne s'opposant que par la nature vocalique ou consonantique de l'initiale du second adjectif comme nouvel et ultime et nouvel et dernier. Comme on s'y attend, ces coordinations apparaissent les unes et les autres très majoritairement devant des noms déclencheurs de liaison comme album. Mais les cas où elles précèdent un autre nom sont beaucoup plus nombreux lorsque le second adjectif commence par une voyelle que lorsqu'il commence par une consonne. Nouvel et dernier, par exemple, précède un nom à initiale consonantique comme disque dans moins de 1% des cas, alors que nouvel et ultime apparaît dans ce type de contexte dans près de 20% des cas. Nous attribuons cet emploi des FLMS non pas au fait que, lorsqu'il commence par une voyelle, le second adjectif serait un déclencheur de liaison, mais au fait que la consonne finale de la FLMS permet d'éviter l'apparition d'un double hiatus. Corroborent cette interprétation d'une part le fait que les adjectifs « en h aspiré » paraissent se comporter comme les autres adjectifs à initiale vocalique, et, d'autre part, le fait que le phonème initial du second adjectif semble n'avoir aucune influence dans les coordinations en mais. Prenez par exemple le cas de énième, qui, pour la plupart des locuteurs, commence par un « h aspiré ». Dans nos données, la coordination nouvel et énième apparaît dans près de 25% des cas devant un nom à initiale consonantique. Ce comportement, très analogue à celui de nouvel et ultime, ne peut être attribué qu'au fait que énième, comme ultime, commence par une voyelle et fait donc hiatus avec la conjonction et. L'emploi de nouveau au lieu de nouvel provoquerait l'apparition d'un double hiatus (/nuvoeenjem/, /nuvoeyltim/). Commençant par une consonne, la conjonction mais empêche l'apparition d'un double hiatus quand le second adjectif commence par une voyelle, et, dans nos données, l'emploi des FLMS devant mais est à peine supérieur à 1% que le second adjectif commence par une voyelle ou par une consonne. Ces influences du contexte proprement phonologique sur le choix entre FLMS et forme libre devront faire l'objet d'enquêtes plus étendues et d'analyses plus élaborées. Le fait le plus digne d'attention, c'est que des FLMS peuvent apparaître devant consonne si le contexte syntaxique s'y prête. 4. CONCLUSION Il ne serait probablement pas utile de rappeler ici nos conclusions principales. Le lecteur les retrouvera au besoin condensées dans le résumé qui accompagne cet article. Qu'il nous soit simplement permis d'insister sur le rôle de faits statistiquement marginaux comme la liaison à distance ou la liaison enchaînée après rupture into-native. Ces particularités restreignent considérablement la gamme — très étendue — des interprétations possibles. C'est de ce côté, pensons-nous, qu'il conviendrait de rassembler des données plus nombreuses et d'affiner les analyses. Références ANDERSEN, Henning (ed.) (1986) Sandhi Phenomena in the Languages of Europe. Berlin/New York/Amsterdam : Mouton de Gruyter. BONAMI, Olivier/Gilles BOYÉ (2003) « La nature morphologique des allomorphies conditionnées : les formes de liaison des adjectifs en français. » In : B. Fradin/G. Dal/N. Hathout/F. Kerleroux/M. Plénat/M. Roché (éds), 39-48. BONAMI, Olivier/Gilles BOYÉ (2005) « Construire le paradigme d'un adjectif. » Recherches linguistiques de Vincennes 34, 77-98. 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Londres : Equinox Publishing. Résumé LA LIAISON DE L'ADJECTIF SUR LE NOM EN FRANÇAIS : MORPHOLOGIE, SYNTAXE, PHONOLOGIE La liaison de l'adjectif sur le nom en français relève pour l'essentiel de la morphologie et de la syntaxe. Seules étudiées ici, les formes de liaison du masculin singulier (FLMS) constituent l'un des éléments du paradigme flexionnel de l'adjectif. Un adjectif peut être défectif à la FLMS ou prendre une FLMS supplétive. Les formes régulières, quant à elles, résultent de l'interaction de deux contraintes partiellement contradictoires : une FLMS doit, autant que faire se peut, 1) recourir au thème utilisé au masculin et 2) se terminer par une consonne. D'où, en cas de conflit, diverses stratégies consistant à retenir le thème utilisé au féminin (ex. SOT, FLMS : /sot/), à privilégier le thème du masculin (ex. SOT, FLMS : /so/), ou à munir ce dernier de la consonne finale du thème du féminin (ex. SOT, FLMS : /sot/). Les FLMS sont choisies non pas en vue de fournir une attaque à la syllabe initiale du nom qui suit, mais simplement sélectionnées par une classe de noms déclencheurs de liaison qui ne se laisse pas définir en termes purement phonologiques. Les « liaisons à distance » que l'on observe lorsque deux adjectifs coordonnés sont préposés au nom (cf. un bel et charmant enfant), même quand la conjonction commence par une consonne (cf. un bel, mais chétif, enfant) montrent suffisamment que la sélection des FLMS est une opération syntaxique et non phonologique. Ce sont aussi des contraintes syntaxiques qui expliquent la répartition des cas d'enchaînement et de non-enchaînement lorsque l'adjectif est séparé du nom par une rupture intonative et une pausule (cf. j'en ai un petit, t-éléphant vs j'en ai un bel, éléphant). Dans ce contexte, l'adjectif devrait apparaître à la fois sous sa forme liée en tant qu'il est prénominal et sous sa forme libre devant la rupture intonative. Dans tous les cas, c'est la FLMS qui est sélectionnée, mais, lorsque celle-ci inclut strictement la forme libre (cas de /patit/, forme libre /pati/), l'enchaînement permet de satisfaire en même temps la contrainte requérant la présence de la forme libre devant la rupture intonative. Ces enchaînements ne sont en aucun cas l'indice d'un statut spécial — phonologique ou morphologique — des « consonnes de liaison ». Curieusement, on constate toutefois qu'au sein des coordinations adjectivales, la phonologie joue à l'occasion un rôle dans la sélection des FLMS : celles-ci sont proportionnellement moins nombreuses devant consonne que devant voyelle, mais plus nombreuses quand leur présence permet d'éviter un double hiatus. Povzetek VEZANJE PRIDEVNIKA S SAMOSTALNIKOM V FRANCOŠČINI : MORFOLOGIJA, SINTAKSA, FONOLOGIJA Vezanje pridevnika s samostalnikom v francoščini sodi večinoma na področje morfologije in sintakse. V pričujočem članku se bomo ukvarjali izključno z oblikami vezanja v moškem spolu (OVMS) kot enem od elementov pregibne paradigme pridevnika. Oblika vezanja pridevnika je lahko ali neobičajna ali pa nadomestna. Pravilne oblike izvirajo iz učinkovanja dveh delno nasprotujočih si silnic : OVMS se mora v največji mogoči meri (1) opreti na osnovo moške oblike in (2) se končati s soglasnikom. Od tu izvirajo v primeru razhajanja različne strategije, ki poskušajo ali ohraniti osnovo v ženskem spolu (npr. sot, OVMS : /sot/) ali dati prednost moški osnovi (npr. sot, OVMS : /so/) ali pa moški osnovi dodati končni soglasnik ženske osnove (npr. sot, OVMS : /sot/). OVMS niso izbrane, da bi služile kot vzglasje začetnemu zlogu samostalnika, ki sledi, temveč so izbrane glede pripadnosti posamezni vrsti samostalnikov glede na vezanje, ki ga vpeljejo, ki pa ga ni mogoče opredeliti zgolj na ravni fonologije. »Oddaljeno vezanje«, do katerega pride, ko sta dva priredno povezana pridevnika postavljena pred samostalnik (npr. un bel et charmant enfant), tudi tedaj ko se vezniška beseda začne s soglasnikom (npr. un bel, mais chétif, enfant), nazorno dokazuje, da je izbira OVMS sintaktično in ne fonološko pogojena. Prav tako je mogoče samo na sintaktični ravni pojasniti primere navezovanja oziroma nenavezovanja, ko intonacijski prelom oziroma krajši premor pridevnik loči od samostalnika (primerjaj: j'en ai un petit, t-éléphant proti j'en ai un bel, éléphant). V takšnem sobesedilnem okolju bi se moral pridevnik pojaviti tako v vezani obliki, ko stoji pred samostalnikom, kot v nevezani, ko stoji pred intonacijskim prelomom. V vseh primerih je izbrana OVMS, a ko ta vključuje nevezano obliko (primer pridevnika /petit/, nevezana oblika /pati/) tedaj lahko z navezovanjem zadostimo tudi zahtevi po prisotnosti nevezane oblike pred intonacijskim prelomom. Ti primeri navezovanja niso nikakor znamenje posebnega fonološkega ali morfološkega statusa »veznega soglasnika«. Vseeno pa je zanimivo, da v primeru nekaterih pridevniških priredij vloge fonologije pri izbiri OVMS ne gre zanemariti: te oblike so sorazmerno manj številne pred soglasnikom kot pred samoglasnikom, a so številnejše, ko se z njimi lahko ognemo dvojnemu hiatu.