239 Une réflexion sur la métaphysique des sketchs de Raymond Devos Andrej Serna Balgač Résumé Raymond Devos a toujours été perçu comme un humoriste hors pair, génie de la langue française et porté au nom des plus grands malgré qu’il n’ait été qu’un simple comédien. Son monde surréaliste a fait rire et continue encore aujourd’hui de le faire. Mais comme bon nombre d’artistes comiques persistants, leur humour, inspiré bien souvent de la réa- lité, véhicule la plupart du temps un message plus universel ou plus personnel. Cet article tentera donc de présenter un aspect méconnu de Devos qui se reflète dans certains de ses sketchs. Car si certaines thèses tendent à le faire passer pour un nihiliste, on trouve néan- moins des références cachées à diverses philosophies ou courants de pensées. C’est donc au travers d’éléments de sa vie et de l’analyse de quelques sketchs que nous essayerons de trouver un fond de message religieux chrétien bel et bien présent derrière son humour débonnaire. Mots-clés : Raymond Devos, religion, humour, chrétien, métaphysique. ACTA NEOPHILOLOGICA UDK: 821.133.1.09-224:792.25Devos R. DOI: 10.4312/an.55.1-2.239-249 Acta_Neophilologica_2022_FINAL.indd 239 12. 12. 2022 09:29:18 240 Andrej SernA BAlgAč RAYMOND DEVOS : UN ESPRIT FORMÉ PAR LA DURE RÉALITÉ EMPIRIQUE Né en 1922 à Mouscron en Belgique d’une famille que l’on peut qualifier de « bour- geoise », Raymond Devos n’a pas la vie facile contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord. Son père, industriel dans le monde du textile à Tourcoing, possède également un château à Mouscron. Les ressources ne manquent pas et l’enfance de Devos se passe dans le bonheur candide des premières années, dé- couvrant peu à peu le monde du cirque et de la musique. La famille comptera sept enfants dont un mourra rapidement rappelant ainsi la fragilité de la vie, de même que son aspect éphémère à toute la famille. Puis les remous de la faillite du père commencent à se faire sentir. En 1929 la famille subit les revers de la crise financière. Raymond est retiré de l’école du Sacré Cœur de Tourcoing où il reçoit pourtant un prix de récitation. Mais la chute ne s’arrêtera pas là. La famille doit re- vendre le château de Mouscron puis déménagera en 1933 en banlieue parisienne, se rapprochant ainsi du nouveau lieu de travail du père devenu expert-comptable par la force des choses. En 1936, Devos obtient son certificat d’études avec brio, cependant, le monde s’enfonçant lentement dans la tourmente qui se préparait, il doit renoncer à continuer son parcours scolaire et se voit contraint de participer aux frais familiaux en enchaînant divers emplois sans envergure notamment aux Halles. Il dira lui-même plus tard que ces activités lui on fait découvrir sa véri- table vocation. Voyant clairement qu’il ne faisait que « mimer » ou « parodier » ses collègues comme dans son exemple à la crèmerie.1 Devenant autodidacte dans de nombreux domaines, il parfait ses connaissances tout au long de sa vie. À ses heures perdues, il prendra ses premiers cours de théâtre et de musique puis, attiré par cet univers, Devos fera ses débuts de comédien dans de petites compagnies à Paris. C’est avec le début de la guerre que la situation s’envenime pour l’artiste. En effet, en 1942 il passe au service civique rural et travaille dans une ferme du Loiret. Plus tard, en 1943, il finit par être déporté à Berlin sur réquisition du STO. En travaillant dans l’usine où il est affecté, Raymond apporte un peu de réconfort à ses camarades de fortune par ses talents de musicien si bien qu’il monte une troupe de music-hall. Les contraintes linguistiques l’obligent aussi à faire usage de ses talents de mime et, par extension d’amuseur, renforçant de cette façon sa maîtrise des compétences de saltimbanque. Mais c’est aussi un moment important dans la vie de Devos qui, bien qu’étant à un passage sombre de son histoire, lui a permis de découvrir et de comprendre un aspect de l’essence de l’humanité, saisis- sant ainsi ontologiquement le mélange de méchanceté et de bonté qui réside en 1 Voire l’interview de radio Canada de 1968 dans l’émission « Le sel de la semaine ». Acta_Neophilologica_2022_FINAL.indd 240 12. 12. 2022 09:29:18 241Une réflexion sur la métaphysique des sketchs de Raymond Devos chacun.2 Enfin la guerre se termine permettant au comédien de revenir à Paris en 1945 où il vit de petits métiers tout en continuant sa formation dans les domaines du mime, de la musique ainsi que du théâtre. C’est alors qu’entre en jeu la troupe du Vieux Colombier, la rencontre d’Étienne Decroux et de Robert Verbeke. La formation élémentaire de Devos s’achève, alors que son ascension débute en tant que comédien. Mais il faudra attendre 1955, au détour d’une tournée à Biarritz pour que l’artiste vive un moment décisif. Dans un petit restaurant, un dialogue absurde se déroule entre lui et le serveur, ce sera le pivot de sa carrière. En effet, Devos découvre alors ce qui couvait en lui depuis si longtemps, c’est à dire le don du monologue empli de jeux de mots exploitant les absurdités du langage. À partir de ce moment, son succès est total. Il enchaînera les représentations et les projets jusqu’à la fin de sa vie, cumulant les récompenses et les prix les uns après les autres. Malgré tout cela, il est nécessaire de noter une chose importante. Si Raymond Devos a traversé des épreuves difficiles dans sa vie puis s’est mué en vedette par la suite, il a néanmoins su garder un caractère simple, curieux et réfléchi. Lorsque nous observons l’envers du décor de sa personnalité, c’est un homme timide et mal assuré que nous trouvons. En effet, c’est un perfectionniste qui s’efforce de trouver le mot juste à défaut d’en utiliser un autre plus approximatif. À l’oral, il bafouille, cherche ses expressions et préfère cesser son discours lorsqu’il ne trouve pas le terme parfait. Comme on peut le voir ici : « Devos, quand il n'est pas sur scène, n'est pas à l'aise dans ses mots. Il les lâche lentement et comme à regret. Sa parole ressemble à un brouillon avec des lacunes et des ratures. Dans notre transcription, nous avons supprimé les très nombreux parasites de l'oral (qu'on aurait pu noter "euh"... si l'on n'avait craint de rendre le texte illisible), tout en essayant, au moyen de la ponctuation, de restituer les hésitations, les faux dialogues et les effets d'intonation. »3 de même qu’ici : « Avec Devos, c'est tout ou rien. Soit le discours laisse un vide, le mot manque, il est remplacé par un silence (noté par des points de suspension), soit le discours est trop plein. »4 C’est donc quelqu’un de précis, un esprit cartésien et rigoureux qui se dévoile. Tel Descartes obnubilé par la tromperie des sens physique, il est hanté par l’imprécision 2 Voire l’interview de radio Canada de 1968 dans l’émission « Le sel de la semaine ». 3 Rullier-Theuret Françoise. Raymond Devos ou la peur des mots. Université de Conakry dans Langage et société, n°78, 1996. pp. 91-106 4 Rullier-Theuret Françoise. Raymond Devos ou la peur des mots. Université de Conakry dans Langage et société, n°78, 1996. pp. 91-106 Acta_Neophilologica_2022_FINAL.indd 241 12. 12. 2022 09:29:18 242 Andrej SernA BAlgAč du langage. Le comédien cherche perpétuellement la perfection dans la langue, comme un point absolu où le sens ne peut souffrir aucune autre possibilité ni comparaison. En écoutant ou lisant la communication spontanée de Devos nous pouvons clairement voir une certaine timidité de sa part. Ce trait de caractère pouvant être la source de ce perfectionnisme. Comme il le dit : « Je suis très timide. La timidité, cela se traduit par des dérobades, des refus. Vouloir faire quelque chose, imaginer comment cela va se faire et se dérober, ne pas le faire... Ne pas avoir le courage de le faire... Ne pas pouvoir, ne pas avoir le droit de le faire... Refouler... Je pense que je suis comme tout le monde, mais chez moi il y a souvent une grande lâcheté. »5 Nous pouvons alors comprendre que l’artiste est en proie à une grande peur qui peut être la conséquence de sa vie passée. Néanmoins, cette peur de l’inconnu, de la réaction inattendue et par conséquent imprévisible, est probablement le moteur même de la quête du comédien pour l’exactitude représentant la stabilité totale. On pourrait presque comparer le « cogito ergo sum » de Descartes avec cette re- cherche frénétique d’un point d’encrage définitif dans le langage. UNE RECHERCHE MÉTAPHYSIQUE MASQUÉE PAR LE COMIQUE « Les mots disent n'importe quoi »6 Face à une telle absurdité, Raymond Devos a donc exploré de nombreuses possibilités dans le langage en tentant de trouver des notions stables dans un océan de quiproquos potentiels. Cependant, il est intéressant de noter que dans nombre de ses sketchs nous pouvons relever l’idée d’une métaphysique chrétienne ou tout du moins semblable. Par conséquent, un parallèle avec Descartes est inévitable. Un excellent exemple de cela se trouve dans le sketch Un ange passe où l’auteur commence par déclarer : « On dit que j'extravague, parfois que je délire ! Moi ? Alors qu'Il n'y a pas plus raisonnable que moi. Il n’y a pas d’esprit plus cartésien que le mien. Je ne fais que rapporter les faits tels que je les observe. »7 5 Thévenon Patrick, Collange Christiane et Kanters Robert. Entretien avec L’Express. L’Express, 29 janvier 1968. 6 Rullier-Theuret Françoise. Raymond Devos ou la peur des mots. Université de Conakry dans Langage et société, n°78, 1996. pp. 91-106 7 Devos Raymond. A plus d’un titre. Paris : Editions Pocket, 1990. p.77 Acta_Neophilologica_2022_FINAL.indd 242 12. 12. 2022 09:29:19 243Une réflexion sur la métaphysique des sketchs de Raymond Devos En effet, Devos tout au long de sa carrière, a toujours été d’une logique imparable. Exploitant les multiples sens des mots pour donner un ensemble certes, absurde au final, mais parfaitement cohérent. C’est ici presque sur la défensive que nous pouvons comprendre cette déclaration, comme s’il répondait à des accusations qui pointeraient sur l’absurdité des ses textes et par extension de son propre esprit. Plus loin, nous retrouvons justement les définitions qu’il donne du terme « observer » avec toute la logique dont on puisse faire preuve. C’est là, qu’un aspect passionnant du comédien surgit. Le silence est « observé » au sens de voir. Le jeu de mots est indéniable mais cache une notion plus profonde. « Parce que les gens redoutent le silence. Alors, lorsque le silence se fait, ils le meublent. »8 Nous retrouvons ici l’idée de peur que nous avions rencontrée précédemment. Car quand le silence se fait, il n’y a plus d’interlocuteur. Il ne reste que le « moi » dans la solitude de l’être face à lui-même. L’obligation de se tourner vers l’essence de l’être est alors la seule chose qui demeure. Le silence, c’est aussi le néant sonore qui traduit un vide environne- mental, un monde purgé de toutes distractions substantielles. Tel un moine dans un monastère aux règles les plus austères, c’est un repli vers l’intériorité qui se fait. Lorsque cet isolement est brisé : « Quelqu'un dit : - Tiens, un ange passe ! Alors que l’ange, il l’a pas vu passer.»9 On retourne vers l’univers sensible, s’éloi- gnant à nouveau du divin qui terrifie de par sa perfection. Mais en surmontant sa peur et en acceptant le monde tel qu’il est, on accède alors à la vérité : « Ben s'il avait le courage comme moi d'observer le silence en face, L’ange, il le verrait. »10 Ce n’est pas par hasard que la figure de l’ange est ici utilisée, de même que dans plusieurs des sketchs de Devos. L’entité céleste est l’incarnation de la perfection spirituelle dans de nombreuses cultures et rappelle toujours le divin à l’Homme. Le comédien incite à observer le silence en face, tout comme se fait la recherche de Dieu en « regardant sa face ».11 De plus, le texte débute par la notion d’obser- vation du silence qui est proche du concept de « minute de silence » utilisé à la fin pour rendre un hommage à quelqu’un de défunt. La mort étant l’ultime limite de 8 Devos Raymond. A plus d’un titre. Paris : Editions Pocket, 1990. p.77 9 Devos Raymond. A plus d’un titre. Paris : Editions Pocket, 1990. p.77 10 Devos Raymond. A plus d’un titre. Paris : Editions Pocket, 1990. p.77 11 La Bible Exode 33 : 18 - 23 Acta_Neophilologica_2022_FINAL.indd 243 12. 12. 2022 09:29:19 244 Andrej SernA BAlgAč chacun, de même que la frontière avec le monde transcendantal, c’est presque une porte ouverte vers Dieu que Devos dévoile ici, utilisant le même mécanisme que Wittgenstein « ...sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. »12 La mys- tique du silence est donc la clé de l’humilité nécessaire pour accepter sa condition et se rapprocher de Dieu. Cette thèse peut être étendue encore par la suite avec un retour aux anciens auteurs de l’antiquité. Nous retrouvons en effet clairement un écho dans la philosophie de Platon dans l’idée « d’ombres ». Le doute (cartésien) qui plane dans la salle à l’idée de voir réellement la créature extrasensorielle qu’est l’ange projette une ombre permettant d’identifier le doute relié à l’être céleste. « - Comment pouvez-vous identifier un doute avec certitude ? - A son ombre ! - L’ombre d’un doute... c’est bien connu ! - Si le doute fait de l’ombre, c’est que le doute existe. - Il n’y a pas d’ombre sans doute ! »13 Le rapprochement avec l’allégorie de la caverne de Platon est alors indéniable. Car pour les plus sceptiques et les plus craintifs qui réclament des preuves tangibles de l’existence du divin, les projections d’ombres sont alors une indication suffisante pour au moins mettre un pied sur le chemin de la foi. Ainsi la boucle est bouclée et c’est là que l’on retrouve tout le génie caché de Devos qui a su en un texte court rassembler plusieurs millénaires de philosophie en un seul faisceau afin de pointer sur l’existence de Dieu. De la même façon, le sketch L’homme existe, je l ’ai rencontré est une prolonga- tion claire de l’aspect métaphysique de Raymond Devos. Moins masquée que la précédente œuvre, celle-ci reprend pourtant les mêmes éléments. En effet, nous pouvons retrouver les notions de doute : « Parce que j’ai eu le privilège de rencon- trer Dieu juste à un moment où je doutais de lui. »14 et de solitude : «Dans un petit village de Lozère abandonné des hommes, il n’y avait plus personne.»15 C’est tou- jours dans la solitude que l’on rencontre Dieu mais aussi lorsque l’on est en proie au doute. La comparaison avec l’apôtre St. Thomas doutant de la résurrection du Christ et qui finit par le rencontrer en personne est facile à saisir. En utilisant l’inversion des rôles entre Dieu et l’Homme, l’auteur arrive à provoquer un rap- prochement avec le divin. L’Homme se sent bien souvent seul et abandonné dans 12 Wittgenstein Ludwig. Tractatus logico-philosophicus. Paris : Editions Gallimard, 1993. p.31 13 Devos Raymond. A plus d’un titre. Paris : Editions Pocket, 1990. p.78 14 Devos Raymond. Matière à rire. Paris : Editions Plon, 2015. p.115 15 Devos Raymond. Matière à rire. Paris : Editions Plon, 2015. p.115 Acta_Neophilologica_2022_FINAL.indd 244 12. 12. 2022 09:29:19 245Une réflexion sur la métaphysique des sketchs de Raymond Devos un monde qu’il ne maîtrise pas vraiment, ne voyant qu’une succession de causes et d’effets à une échelle matérielle. La part transcendantale n’est alors que diffici- lement perceptible. Or, en intervertissant les rôles, Devos permet à l’Homme et, par extension au spectateur, de ressentir et de comprendre le point de vue de Dieu. Les chrétiens ont toujours eu une divinité personnelle qui s’inquiète et souffre à cause de l’Homme. Essayant perpétuellement de racheter sa création corrompue, le divin aide, annonce, punit, pardonne. Si on peut voir en ce texte une influence Nietzschéenne : « Devant Dieu ! – Mais maintenant ce Dieu est mort ! Hommes supérieurs, ce Dieu a été votre plus grand danger. Vous n’êtes ressuscité que depuis qu’il gît dans la tombe. C’est maintenant seulement que revient le grand midi, mainte- nant l’homme supérieur devient – maître !»16 Ayant un rapport à une non-existence de Dieu, il n’en est pourtant rien. La simple réplique du début réfute de façon éclatante cette hypothèse : « Que Dieu existe, la question ne se pose pas !»17 Ce qui signifie que l’humoriste emploie cette inversion des rôles dans un but de rapprochement de l’Homme au divin en affichant un Dieu qui doute, se morfond à l’image de l’Homme. Cependant, c’est dans l’interprétation du sketch sur scène que se trouve un élément important. Si le texte ne retransmet aucune intonation orale, sa version jouée contient quelques points qu’il est nécessaire de mentionner. Tout d’abord, nous pouvons voir un respect qui se dégage de la voix du comé- dien lors de la première partie du sketch. L’artiste chuchote au passage lorsqu’il est en présence de Dieu comme le font les fidèles dans une église. Puis il parle lentement en interprétant Dieu, d’une voix mélancolique qui traduit presque un désespoir tout comme un humain dans ses heures sombres. Alors que dans la réplique finale résonne un regain d’espoir avec une reprise de confiance. Le sou- rire de Devos s’entend clairement aussi à cette phrase comme si l’humoriste était heureux d’avoir pu réconcilier, même de façon fictive, l’Homme et Dieu. Par effet de miroir, la réciproque est évidente avec la fameuse expression populaire « Dieu existe, je l’ai rencontré ! » indiquant que les deux mondes se sont enfin retrouvés. 16 Nietzsche Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris : Société du Mercure de France, 1903. 17 Devos Raymond. Matière à rire. Paris : Editions Plon, 2015. p.115 Acta_Neophilologica_2022_FINAL.indd 245 12. 12. 2022 09:29:19 246 Andrej SernA BAlgAč L’HUMOUR AU SERVICE D’UN MESSAGE PLUS PROFOND Bien que l’on pourrait mettre en doute cet aspect chrétien, Devos n’est pas un être insensible au transcendant comme en témoignent ses sketchs. La thématique religieuse apparaît souvent comme dans Le fils d’Abraham ou encore Jésus revient qui sont clairement énoncés comme ayant une forte connotation religieuse et re- présentative de Dieu. Mais un dernier sketch peut être révélateur par image miroir d’un dernier aspect. En effet, Où courent-ils ? révèle une autre facette métaphy- sique de la croyance en Dieu. Dans la religion chrétienne on note une dualité entre le bien et le mal, Dieu et le diable. Or, en observant de plus près cette œuvre on peut y comprendre un sens plus profond. De prime abord, il n’y a aucune référence directe à la religion. Les trois éléments clés sont ici la folie, la course et l’argent. Le premier est la trame générale du sketch, il s’agit d’une ville de fous, plaçant ainsi un contexte absurde par essence. Une ambiance chaotique voire dérangeante se dégage alors de ce milieu mettant l’imaginaire du spectateur mal à l’aise. Car la folie est contraire à l’ordre naturel, à la logique, restant une maladie et par consé- quent quelque chose de négatif. Amplifié par la vitesse de la course, le cadre du sketch prend une tournure générale accélérée appuyant l’effet nocif de l’aliénation mentale. On peut vite s’imaginer une sorte de grouillement de personnes désor- donné dans une frénésie collective. Enfin, l’argent est l’un des pivots de ce texte. En tant que motivation première, il demeure le moteur de chacun, poussant les individus à se soumettre à la folie. Bien entendu, les jeux de mots avec les expres- sions populaires « courir pour la gloire » et « courir à sa perte » ne représentent que la façade humoristique de l’œuvre. Il faut souligner que les personnes de cette ville courent pour la gloire, les honneurs, l’argent et ultimement à leur perte comme l’écrit Devos. 18 L’humilité, valeur chrétienne par excellence, n’a donc pas sa place dans cette cité. Au contraire, c’est l’orgueil qui est mis en exergue, de même que la quête insensée et incessante de richesses. L’orgueil, premier des péchés dans l’échelle chrétienne, est la source de tous les maux y compris de la folie. C’est donc presque une caricature du monde réel qui nous est présentée ici. Car l’argent est aussi le principal but de nombreuses personnes bel et bien réelles. Il en va de même avec la gloire citée plus haut. À l’image de Sodome et Gomorrhe, seul un contestataire marche s’opposant au vice de la population de la ville, restant seul. Incompris ou plutôt abandonné comme l’explique l’artiste, c’est une figure que l’on peut comparer au Christ ayant apporté un enseignement contraire à la vision hu- maine que les hommes n’ont pas pleinement saisis. Enfin, le personnage à qui tout profite depuis le début n’est autre que le banquier dont l’identité n’est dévoilée qu’à la chute du sketch. Ce dernier ne se définissant nullement comme désaxé, exploite 18 Devos Raymond. Matière à rire. Paris : Editions Plon, 2015. p.18 Acta_Neophilologica_2022_FINAL.indd 246 12. 12. 2022 09:29:19 247Une réflexion sur la métaphysique des sketchs de Raymond Devos la démence locale pour ses propres intérêts. Ravi, tout en s’enrichissant, il pourrait représenter un diable soumettant autrui à son pouvoir pour le mener à sa perte. Le sketch Le possédé du percepteur reprend un code similaire de façon plus explicite comparant directement le personnage du percepteur et l’argent à une force démo- niaque contre laquelle même un prêtre ne serait pas de taille : « — Mon père, je suis possédé du percepteur. Pouvez-vous pratiquer l’exorcisme ? Il m’a dit : — Mon fils... vous m’auriez parlé du Démon... J’aurais pu tenter quelque chose... Mais contre les puissances de l’argent… »19 C’est donc par opposition entre Dieu et le diable que l’on retrouve aussi une part non négligeable de la métaphysique de Devos qui pointe vers les sphères célestes en dénonçant les déviances et autres horreurs du malin. La liste étant longue, on ne peut analyser la totalité des textes ici, mais les élé- ments apportés permettent d’étayer la thèse du message à teneur chrétienne. De plus, l’artiste, bien qu’avare de commentaires sur sa vie spirituelle était lui- même en recherche de réponses. Une chroniqueuse du journal La Croix se souvient : « Je me souviens d’un entretien sur l’humour de Dieu avec Raymond Devos. L’ar- tiste avait hésité avant de l’accepter : la foi, il en parlait peu, sauf dans ses sketchs où elle était bien là, avec ses crises, ses doutes. Ces histoires donnaient à l’artiste matière à nous faire sourire. Et matière, pour moi, à l’interviewer sur sa foi. L’ar- tiste aimait inviter Dieu chez lui, mais sans témoin, l’entendre frapper à sa porte. Il aurait aimé donner à Judas quelques deniers pour qu’il ne trahisse pas… Il était attentif au silence, au bruissement d’ailes, aux anges qui passent. »20 Ceci indique clairement une dimension spirituelle chez Raymond Devos sans pour autant en faire un prédicateur fanatique. Nous pouvons alors sans hésitation affirmer que le comédien plaçait donc une part de lui non négligeable dans ses œuvres. L’article de Libération rapporte d’ailleurs ses propos : « On pense qu'il rit pour oublier, non, il n'oublie pas : « J'ai écrit un sketch sur les camps, c'est le seul sketch écrit sur ma douleur, il s'appelle le Plaisir des Sens, les sens interdits.» Et, au cas où on n'aurait pas bien compris, devant vous, De- vos prenait un crayon, lui qui n'écrivait qu'à l'encre violette, et vous dessinait un rond-point, quatre rues en étoile, chacune fermée d'un panneau de sens interdit afin qu'on n'en sorte pas : 19 Devos Raymond. Matière à rire. Paris : Editions Plon, 2015. p.110 20 Gérard Anne-Marie. De l ’humour. La Croix, 25.11.2017. Acta_Neophilologica_2022_FINAL.indd 247 12. 12. 2022 09:29:19 248 Andrej SernA BAlgAč « Le camp, c'est comme ça, on arrive la gueule enfarinée, penaud, sans résistance et vlan ! La porte se ferme derrière notre dos, on tourne en rond, sans arrêt, avec en point de mire le corbillard. Quand je disais ce sketch, je pensais au camp, chaque fois. Les gens riaient. »21 Cette expérience a sans doute contribué à renforcer le questionnement métaphy- sique de l’artiste. La proximité de la mort et le désespoir de cette époque remettant souvent en question les certitudes et les valeurs de chacun, nul doute que cette période a profondément marqué Devos ainsi que sa carrière. Enfin, comme on peut le voir encore dans les propos de Devos lors de l’entretien avec la RTS : « Si on commence à se poser des questions, il faut les poser toutes ! … La curiosité de la vibration de la vie, rien que ça, je trouve ça fabuleux !»22 C’est donc un homme simple, fasciné par le monde qui l’entoure que nous trouvons. Un survivant de la guerre qui a su garder un regard de même qu’une âme d’enfant tout en transmettant par le rire ses pensées, ses angoisses, ses interroga- tions. Une personne en quête de vérité, tentant de comprendre l’incompréhensible et dont la carrière a été le chemin de sa recherche. Sa maîtrise des mots combinée à sa personnalité ont fait de lui un « Petit » prince en chair et en os de la langue française qui restera dans les mémoires malgré tous les « serpents » du monde. BIBLIOGRAPHIE Descartes René. Le discours de la méthode. Paris : GF Flammarion, 2000. Devos Raymond. A plus d’un titre. Paris : Editions Pocket, 1990. Devos Raymond. Matière à rire. Paris : Editions Plon, 2015. Dufour Jean. Raymond Devos, funambule des mots. Paris : L’Archipel, 2005. Henri Bergson. Le rire Essai sur la signification du comique. Paris : Librairie Félix Alcan, 1938. Nietzsche Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris  : Société du Mercure de France, 1903. Platon. La République. Paris : Garnier-Flammarion, 1966. Rullier-Theuret Françoise. Raymond Devos ou la peur des mots. Université de Co- nakry dans Langage et société, n°78, 1996. pp. 91-106 Wittgenstein Ludwig. Tractatus logico-philosophicus. Paris  : Editions Gallimard, 1993. La Bible. Paris : Maxi-livres, 2002. 21 Harang Jean-Baptiste. On a démonté Raymond Devos. Libération, 16 juin 2006. 22 Excoffier Jo. Plateau libre. RTS, 19 novembre 1974. Acta_Neophilologica_2022_FINAL.indd 248 12. 12. 2022 09:29:19 249Une réflexion sur la métaphysique des sketchs de Raymond Devos SOURCES INTERNET ET MULTIMEDIA Excoffier Jo. Plateau libre. RTS, 19 novembre 1974. https://www.rts.ch/archives/ tv/culture/plateau-libre/3445201-devos-et-l-absurde.html Gérard Anne-Marie. De l ’humour. La Croix, 25.11.2017. https://www.la-croix. com/Journal/lhumour-2017-11-25-1100894486 Harang Jean-Baptiste. On a démonté Raymond Devos. Libération, 16 juin 2006. https:// www.liberation.fr/evenement/2006/06/16/on-a-demonte-raymond-devos_41370/ Radio Canada. Le sel de la semaine. 1968. https://www.youtube.com/watch?v= 6MKD730s2Bk Thévenon Patrick, Collange Christiane et Kanters Robert. Entretien avec L’Ex- press. L’Express, 29 janvier 1968.https://www.lexpress.fr/culture/29-janvier- 1968-l-express-va-plus-loin-avec-raymond-devos_1976335.html Andrej Serna Balgač Filovci ibalgac@gmail.com Razmišljanje o metafiziki v skečih Raymonda Devosa Raymond Devos je vedno veljal za izjemnega komika, za genija francoskega jezika in za tistega, ki je kljub temu, da je bil zgolj komik, segal po najvišjih vršacih duha. Njegov nadrealistični svet je ljudi spravljal v smeh. Ta moč mu je ostala še danes. Kot pri precej komikih pa ima tudi njihov humor, ki ga navdihuje resničnost, pogosto bolj univerzalno ali osebno sporočilo. V tem članku bomo zato poskušali predstaviti malo znan vidik De- vosa, ki se odraža v nekaterih skečih. Čeprav je v svojih tezah videti kot nihilist, se v njih skriva sklicevanje na različne filozofije ali miselne šole. Zato bomo s pomočjo elementov iz njegovega življenja poskušali najti krščansko versko sporočilo, ki se skriva za duhovitim humorjem. Ključne besede: Raymond Devos, religija, humor, kristjan, metafizika Acta_Neophilologica_2022_FINAL.indd 249 12. 12. 2022 09:29:19