Miha Pintarič Université de Ljubljana* UDK 81'255.4=133.1:821.133.1,01-13 LES TEMPS TROUBLES ET LA TRADUCTION : «KI OR NE VŒLT A MEI VENIR S'EN ALT!»1 L'article est un travail comparatif qui porte sur trois traductions de la Chanson de Roland (Bedier, 1927 ; Moignet, 1969 ; Gautier, 1872) pour constater ce qui les sépare et essayer d'interpréter leurs différences. Les variantes stylistiques, quoi de plus normal, les difficultés paléographiques (par exemple, au vers 2844, similarité et différence entre les lettres manuscrites « c » et « t » que le copiste a pu interpréter à sa manière), les différences d'interprétation sémantique là où les transcriptions sont identiques, tout cela a nourri ma reflexion. L'article est organisé de façon pyramidale décroissante suivant le nombre respectif des cas. 1 TRADUCTIONS DIFFÉRENTES DE LA MÊME UNITÉ DE SENS a) traductions exactes qui diffèrent parce que l'original est polysémique Ex.: Le « curages » du vers 375 peut signifier disposition de l'âme, siège de la vie intérieure ou intention, volonté. Chacun des traducteurs adopte l'une des traductions respectives, « son bon plaisir » (Bédier), « son caractère » (Moignet), « sa volonté » (Gautier) Ainsi, v. 531, « ber » (un preux - 2 fois ; un baron) ; v. 533, « bontet » (vertus, bonté, vaillance) ; v. 564, « gent » (armée - 2 fois ; peuple) ; v. 809, « desrenget » (sort des rangs - 2 fois; parcourt) ; v. 1023, « irur » (angoisse, douleur, ire) ; v. 1085, « lariz » (collines - 2 fois ; landes) ; v. 1636, « prozdom » (preux - 2 fois ; sage) ; v. 2369, « vertuz » (grâce, vertus, puissance ; voir v. 3233, ou il est question de « Mahumet » dont la « puissance », chez Gautier, terminologiquement égale celle du Dieu chrétien ; le Prophète a-t-il cependant fait des miracles, ce que prétendent deux autres traductions ?) ; v. 2903, « onur » (honneur - 2 fois; royaume) ; v. 2962, « costeïr », du lat. custodire (appareiller pour l'ensevelissement, apprêter, mettre à part et garder) ; v. 3613, « ne de murir dutance » (il sait qu'il ne mourra pas, il ne craint plus de mourir). Adresse de l'auteur : Filozofska fakulteta Univerze v Ljubljani, Oddelek za romanske jezike in književnosti, Aškerčeva 2, 1000 Ljubljana. Mél : miha.pintaric@guestarnes.si Il y a 25 ans, j'ai fait un devoir de séminaire dans la classe de M. Pogačnik, mon premier modeste article et le premier pas titubant du jeune étudiant que j'étais sur la voie qui allait devenir la mienne. La jeunesse va trop vite, hélas, et le texte est demeuré à l'état d'ébauche pour me permettre aujourd'hui, où j'ai le même âge que M. Pogačnik avait alors, de le mettre au point pour l'offrir une seconde fois à mon ancien professeur. * b) la pertinence sémantique de la syntaxe Ex. : le « malvais saluz » du vers 2710 est traduit deux fois (par Bédier et par Moi-gnet) comme « salut malencontreux » (c'est-à-dire un salut qui vient mal à propos pour Marsile mourant) tandis que Gautier traduit « salut des mécréants ». Ainsi, v. 886, Corsalis est « de males arz » (il sait des arts maléfiques - 2 fois ; c'est une âme perfide et mauvaise) ; v. 2734, « Mar en irat itant ! » (Pourquoi irait-il si loin ? Les choses n'iront pas si bien) ; v. 3797, « Icil d'Alverne... Pour Pinabel se cuntienent plus quei » (à cause de Pinabel, ils se tiennent plus tranquils - 2 fois ; Les barons d'Auvergne sont. les moins irrités, les mieux disposés pour Pinabel) ; v. 2311, « France l'asolue » (sainte - 2 fois ; la terre libre). c) la traduction, préservant l'original dont la signification a changé, ne correspond pas à celui-ci Ex.: La « tere altagne » du vers 3 prend soit la sigification « haut, profond » soit « important ». N'empêche que Bédier traduit d'ailleurs poétiquement par « hautaine », les deux autres traducteurs, correctement, « haute ». Ainsi, v. 161, « serjanz » (sergents - 2 fois ; serviteurs) ; v. 2255, « prophete » (prophète - 2 fois ; homme de Dieu). d) variantes stylistiques Ex. : v. 117, « chef » (du lat. « caput », tête) ; ici, tous traduisent par (le) chef (fleuri), ailleurs, en dehors de cette locution, par « tête », qui était, à l'époque, synonyme de « chef » (voir les vers 44, 57, 58 etc., ou encore le vers 2289) Ainsi, v. 1271, « curaille » (entrailles - 2 fois ; cœur) ; v. 1647, « osberc jazerenc » (haubert aux bonnes mailles - 2 fois; haubert d'Alger) ; v. 3492, « jo vos ait mult servit » (longuement, beaucoup - quantité ; bien - qualité) ; v. 1347 « caplent » (redoublent, combattent, massacrent). e) Autre v. 1107, « piz » (poitrine - 2, ventre) ; v. 1317, « fruisset » (se brise - 2 ; effleura sa chair) ; v. 1372, « bronie » (brogne - 2, haubert) ; v. 3739, « jamelz » (bâtons - 2 ; jougs de bœufs) ; v. 3916, « elme » (heaume, écu) - c'est toujours Gautier dont la traduction est différente ; v. 3847, « xxx parents l'i plevissent leial » (en loyale caution ; loyal ; servent de caution légale - à l'époque, le sens glisse déjà vers « loyal »). 2 SIGNIFICATION IMPRÉCISE DE L'ORIGINAL, ABSENCE D'UN PRONOM, ADJECTIF, ADVERBE ... a) adverbe pronominal V. 517, « Einz demain noit en iert bele l'amendise » - il s'agit des martres zibelines (avant demain soir, la réparation sera belle - 2, les martres sont une « avance » ; vous les aurez sur-le-champ et c'est une belle amende) ; v. 2982, « Carles li reis en ad prise sa barbe » (a pris sa barbe dans sa main - 2 ; s'arrache la barbe). b) adverbe de lieu V. 2767, « Se jo trais o » - o : mod. « où » (si j'en trouve occasion, si je trouve l'endroit favorable ; si je les rencontre) c) pronom relatif V. 2697, « pleignent lur deus dunt il mie n'en unt » (... qu'ils n'ont plus - 2 ; dont ils non rien reçu - plaindre les dieux ou s'en plaindre ??). d) pronom personnel V. 3445, « E li paiens de ferir mult le hastet » (Et le païen presse Charles de frapper vite. - 2 ; Le païen va se hâter de le frapper encore. - il s'agit du duc de Naimes que le païen va frapper et Charlemagne se hâte de l'aider). e) adjectif déterminatif V. 1960, « Ne a muiler » (à aucune femme - 2 ; à ta femme). 3 LES NOMS PROPRES a) personnels V. 105 - « Sansun » (Samson - 2 ; Sanson) ; v. 2393, « son angle Cherubin » (son ange Chérubin - 2 ; un de ses anges chérubins). b) géographiques et ethniques V. 396, « la franceise gent » (les Français - 2 ; le peuple des Francs) ; v. 818, « la Tere Majur » (la Terre des Aïeux - 2 ; la grande Terre) ; v. 1428, « Seinz » (Saints, Sens, Saints de Cologne) ; v. 3225, « Nubles » (Nubles - 2 ; Nubiens) ; v. 3229, « Nigres » (Nigres, Nègres - 2) ; v. 3241, « Pinceneis » (Petchenegues, Pincenois, Pinceneis) ; v. 3242 « Avers » (Avers, Avars, Avares) ; v. 3245, « Bruise » (Bruise - 2 ; Prusse) ; v. 3258, « Astrimonies » (Astrimoine - 2 ; Thraces) c) autre « Munjoie »: Montjoie ou Monjoie (2). Etym. possibles : germ. *mund-gawi (protection du pays) ; Monte Gaudii ; mon joie (pourquoi masc. ? À la diffférence de « mon joie », mon « joi » ferait penser aux troubadours, du moins à Bertran de Born). L'épée de Charlemagne s'appelle « Joyeuse ». 4 LA PONCTUATION Inexistente et fournie par les éditeurs du texte (points d'interrogation - vv. 566, 1693 ; virgules - vv. 942, 1207, 3646-7). 5 MOTS OMIS (vv. 249, 820, 2593, 3003) ou ajoutés (vv. 1088, 1969, 3388) 6 CONTRADICTIONS V. 877, « ... Eslisez mei [XII ou unze] de voz baruns ... » (« XII » - trad. douze ; « unze » - trad. onze) ; le neveu de Marsile exige que les 12 barons l'accompagnent pour combattre les 12 pairs ; cependant, avec le neveu, cela ferait 13 païens contre 12 chrétiens. V. 1957, « Brandist sun colp » (il secoue sa lame, il brandit son coup, il secoue sa lance - puisqu'il s'agit d'Olivier, cela est impossible puisqu'il a déjà brisé sa lance, voir vv. 1351-66). 7 CONCLUSIONS Des trois traducteurs qui ont, en même temps, assuré chacun son édition du texte primitif, Joseph Bédier a montré le plus grand respect pour le manuscrit, qu'il a à peine touché. Sa traduction essaie de garder le texte original dans la plus grande mesure possible. Bédier choisit les mots archaïques plutôt que modernes, quitte à pousser cela trop loin dans les cas où il sort des mots qui ne sont, aujourd'hui, plus en usage. Il est curieux que son effort soit tellement évident bien qu'il traduise en prose. Sans doute a-t-il réussi à y capter un peu de cette sensibilité d'autrefois qu'il a, même par son approche « analytique » plutôt que « poétique », cerné mieux que les deux autres traducteurs qui ont traduit la Chanson vers par vers. L'intention de Gérard Moignet, aux antipodes de Bédier, serait de « moderniser » la traduction là où cela aurait un sens. Sa traduction ressemble considérablement à celle de Bédier et les phrases (vers, dans le cas de Moignet) n'en diffèrent que très peu ou pas du tout. Cela vaut pour deux tiers des cas où la signification de l'original semble douteuse. Les différences marquent les lieux où Bédier utilise des archaïsmes ou des mots autrement inacceptables aux yeux de Moignet. Presque jamais Moignet n'adopte les solutions de Léon Gautier. Ce dernier, dont les efforts vont dans le sens d'une popularisation, voire d'une plus grande popularité de la Chanson, utilise une langue plutôt récente qu'ancienne, et des expressions plutôt quotidiennes que sophistiquées (vv. 638, 648, 681, 815, 1409, 2580, onomastique etc.). Dans l'emploi des noms propres, seul Gérard Moig-net n'est pas conséquent, il utilise les variantes tantôt modernisés tantôt vieillies tandis que les deux autres traducteurs se servent, respectivement, des unes ou des autres. Le plus intéressant, chez Gautier, c'est qu'il tient compte du moment historique où a paru sa traduction, dont il a donné la première édition en 1872. D'où l'insistance sur la terre « libre » et les païens de Prusse (v. 3245) que Bédier et Moignet laissent dans la forme originale, « Bruise ». Le patriotisme (voir sa Préface !) de Gautier profite de toute occasion pour se manifester. Le cœur de Roland, « pesmes » (v. 256), n'est pas farouche ou violent, détestable ou âpre, il est ardent. Charlemagne daignera laisser (« vœlt duner », v. 432) à Marsile la moitié d'Espagne en fief ; à la constatation d'Olivier que les Français sont peu, Roland rétorque : « Tant mieux, mon ardeur s'en accroît, » pour « Miz talenz en est graindre » (v. 1088). Le comte fracasse (c'est plus que « briser » qui y serait bien à sa place) les écus des Sarrazins (vv. 1199, 1200, 1303 etc.) ; les Français non seulement redoublent ou combattent mais massacrent (v. 1347). Dans le Paradis, il seront assis près des Saints, non seulement près des « Innocenz » (v. 1480). Le païen, au lieu de simplement avoir peur, est épouvanté (v. 1599). Roland blessé « n'y survivra pas » ; Gautier : « ... un seul des siens, un seul survivra-t-il ? » insiste pathétiquement sur l'âme commune dont Roland semble être le lien assurant l'unité (v. 1848). Un dernier « hélas », ajouté au vers 2014, puis c'est le tour à Charlemagne, qui fera un « désastre » (non seulement « dommage ») entre les Sarrazins. Les païens de Prusse, comme les deux points sur ï, terminent cette longue tirade de traducteur d'où toute ambiguïté est absente (v. 3245). La création d'une poésie célébrant le sentiment national, la création de ce sentiment lui-même, à l'époque romantique, était en France à peine nécessaire. La Révolution n'a fait que trop bien sa tâche. Cependant, ce que les Slovènes (« ... kdor hoce se podati, mu ne branim ... ») ou les Ecossais (R. Burns, Scots wha hae : « Wha will be a traitor knave? ... Let him turn and flee! ... Wha for Scotland's King and law, Freedom's sword will strongly draw ... Let him follow me! ») inventent, à l'époque, les Français n'ont qu'à « recycler » (édition princeps de Francisque Michel en 1837) et traduire. L'adresse de Charlemagne aux siens : « Ki or ne volt a mei venir s'en alt ! » (v. 3340), trop vieille pour en connaître la date exacte, était plus que convenable pour tout usage romantique. Résumé LES TEMPS TROUBLES ET LA TRADUCTION : « KI OR NE VŒLT A MEI VENIR S'EN ALT! » Le présent article, fondé sur l'analyse comparative de trois traductions de la Chanson de Roland appartenant à trois époques historiques différentes, constate ce qui les sépare tout en les replaçant dans leur contexte socio-historique, linguistique, etc. Mots-clés : épopée, traduction, Chanson de Roland Povzetek NEMIRNI ČASI IN PREVAJANJE: »KI OR NE VŒLT A MEI VENIR S'EN ALT!« Članek, ki temelji na primerjalni analizi treh različnih prevodov Pesmi o Rolandu iz treh različnih zgodovinskih obdobij, ugotavlja razlike med njimi in jezikovno oziroma družbeno-zgodovinsko pogojenost teh razlik. Ključne besede: epopeja, prevajanje, Pesem o Rolandu