t Narodna in univerzitetna knjižnica _v Ljubljani__ 12748Ô- l274Sci - « 11 n'est pas dans toute l'Europe, dit M. Elisée Reclus dans sou excellente Géographie, à l'exception de l'Albanie voisine et des régions polaires de la Scandinavie et de la Russie, une seule région qui soit aussi rarement visitée que le pays des Bosniaques. » Cette phrase, que je lus dans un de ces moments où l'homme le mieux chez lui a soif de mouvement et d'aventures, où la vie civilisée lui pèse, et où le home le plus charmant ne vaut pas les émotions du voyageur à la recherche de l'inconnu, fut la cause déterminante d'une excursion que je fis en Bosnie et en Herzégovine, au printemps île 1879. Aussi bien, depuis quelques mois, les Autrichiens, occupant ces deux provinces, rendaient le voyage sinon confortable, du moins praticable. D'un autre côté, j'étais chargé, grâce à l'amicale intervention de M. Edmond Turquet, sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, d'une mission archéologique gratuite, par M. Jules Ferry, minisire de l'instruction publique; et cette mission, en me donnant un caractère semi-officiel, m'aplanissait les premières difficultés, et me permettait d'espérer mener à bien mon entreprise. C'est dans ces conditions qu'un soir d'avril, léger de bagages et plein d'entrain, je dis adieu à ma famille, un peu effrayée de la destination baroque que j'avais choisie, et je m'embarquai à la gare de l'Est pour les bords de la Save et du Danube. Revenu deux mois après avec la fièvre, je ne pus Il m'occuper immédiatement de rédiger nies noies, et bientôt ressaisi par les mille obligations de la vie pratique, j'oubliai dans un tiroir mes calepins et mes albums de touriste. Ils y seraient sans doute encore, si l'insurrection qui a éclaté au printemps de 1882, dans les pays que j'avais visités en 1879, n'était venue donner un regain d'actualité à mes souvenirs. Je me décidai donc à en donner une partie à la Revue des Deux Mondes, en janvier et février 1883, et aujourd'hui je publie tout ce qui a trait aux Pays sud-slaves de V Austro-Hongrie, dans mes impressions journalières ou les lettres adressées à ma famille et à mes amis. Une carte, dont l'orographie est très-insuffisante, je le reconnais, permettra néanmoins de suivre ce voyage mieux que sur tout allas publié en France, au moins en ce qui concerne la Bosnie et l'Herzégovine. Huit planches et une cinquantaine de figures dans le texte, empruntées, pour la majeure partie, à l'intéressant ouvrage de M. A. J. Evans [Tkrough Hosnia and Herze-(jovina during the insurrection, Londres, 1875), et complétées par des dessins dus à la plume de Al. Vinet et â celle de mademoiselle A. X..., donneront au moins à ce petit livre le mérite d'une illustration très-abondante 1. Ces notes prime-sautièresauront certainement, àdéfaut 1 Je demande d'avance pardon au lecteur des fautes qui ont pu se glîgger dans la transmission des mots slaves, si difficiles à rendre au moyen des caractères en usage dans notre typographie française. — Je signalerai notamment à la note de la page; 29 isa usra » pour za ustcfia : il va sans dire que t'élymolojjic que je cite ici est une pure fantaisie, puisque le nom de Sissek est évidemment antérieur de plus de mille ans à l'arrivée des Slaves dans cette localité. d'autre mérite, celui d'avoir été écrites sans aucune sorte de parti pris, ce qu'il eût été bien difficile d'éviter dans un travail de forme plus sérieuse. Je n'ai cherché à être agréable ou désagréable à qui que ce soit. J'ai dit ce que j'ai vu et entendu, et j'ai voulu avant tout, voyageur véridique, faire une œuvre de bonne foi. 11 faut pourtant que je me confesse de la seule préoccupation qui soit entrée dans mon esprit, en dehors des impressions mêmes que je ressentais. Voyageant avec une mission qui, bien que d'un caractère tout scientifique, m'obligeait à voiries choses d'un peu plus près qu'un simple touriste, et me trouvant être le premier Français qui, depuis bien longtemps, et en dehors de nos agents consulaires1, fut admis à parcourir aussi complètement ces contrées dont plusieurs ont été si récemment ouvertes à l'Europe civilisée, et dans lesquelles les sympathies pour la France sont, pour ainsi dire, innées, j'ai certainement subi l'influence de ces sympathies auxquelles notre pauvre pays n'est plus guère accoutumé maintenant à l'étranger, et j'ai cherché à étudier, en patriote français, des nationalités vivaecs trop peu connues des Français. Je serais heureux si la publication de ce petit livre pouvait attirer sur les Slaves du Sud l'attention de quelques lecteurs. » Parmi ces agents, je dois citer M. E. P. de Sainte-Marie, qui a publié plusieurs notices sur l'Herzégovine, — Il n'est que juste aussi de rappeler l'ouvrage de M. C. Yriarte, publié en 1H7(>, sous le titre de Bosnie et Herzégovine, Souvenirs de voyage pendant l'insurrection (Paris, E. Pion et C"). Malheureusement, l'auteur ne put pénétrer en Bosnie que jusqu'à Banjaluka, et en Herzégovine jusqu'à Mostar. II est certain, en effet, qu'à la suite de nos désastres et du recueillement forcé qui en fut la conséquence, — au moins dans la politique européenne, — l'opinion publique est trop habituée, chez nous, à négliger les questions extérieures qui ne touchent pas directement à la sécurité de nos frontières. La politique d'aventure a fait brusquement place à la politique d'effacement, — mùSterly inactivity, — et celle-ci n'a pas mieux réussi que celle-là. L'indifférence des Chambres laisse trop souvent notre diplomatie maîtresse absolue de traiter les affaires étrangères suivant ce qu'elle croit ôtre les intérêts évidents et traditionnels de la France; puis, au dernier moment, elles lui refusent les moyens de soutenir cette politique, au grand dommage de la dignité nationale. Un nombre trop considérable de nos députés, confiné dans son fief électoral, n'a d'énergie que pour s'y maintenir et s'y fortifier, et néglige bien souvent les questions extérieures, qui ne le touchent que de loin, pour les questions de stratégie ou d'influence parlementaires, qui atteignent plus directement ses intérêts. Je suis, — je ne le cache pas, — de ceux qui déplorent cette apathie et cette incohérence, et mon ambition serait satisfaite si les notes qui suivent pouvaient rappeler à quelques-uns de mes lecteurs qu'il y a quelque part, en Europe, vingt millions de Slaves méridionaux dont l'avenir intéresse notre avenir, et qui méritent d'entrer dans les préoccupations d'une Chambre française au moins autant que la révocation d'un juge de paix ou la nomination d'un percepteur. LES PAYS SUD-SLAVES D K L'AUS T RO-HONGRIE CHAPITRE PREMIER. A G R A M ET LA C It O A T I E, Départ de Vienne. — A gram, capitale et centre littéraire et politique des pays slaves méridionaux. —■ L'université croate. — Types et costumes. — Le marché d'Agranu — Un repas polyglotte. — Le théâtre, le musée, la cathédrale. I Vienne, 9 mai 1879. Les préparatifs de mon excursion en Bosnie et en Herzégovine sont enfin terminés, et mes démarches ont été beaucoup simplifiées par la courtoisie des autorités autrichiennes et des Viennois, résidents français ou indigènes, pour qui j'étais porteur de lettres de recommandation. Je pars demain pour Agram, muni par l'intervention de l'ambassadeur de France, M. Teisserenc de Boit, — qui m'a accueilli avec une bienveillance dont je lui suis profondément reconnaissant, —de tous les passe-ports cïfmnans i indispensables pour entreprendre mon voya;je, lequel, sans attache officielle, serait aujourd'hui chose à peu près impossible dans ces pays occupés parles Austro-Hongrois depuis quelques mois à peine, et qui ne présentent aux particuliers ni les conditions de confortable nécessaires, ni le minimum de sécurité voulue. Bien des gens ont même essayé ici de me détourner de partir : on me dit que des inondations considérables de la Save et de la Bosna peuvent encore augmenter les obstacles matériels, et que ce qui est un simple* ennui dans un voyage ordinaire peut devenir pour moi un empêchement absolu. Mais je réponds sans forfanterie aucune, je pense, que là où passent tous les jours les convois de l'armée d'occupation, un homme seul peut bien pénétrer; et d'ailleurs je suis trop avancé pour reculer. Je pars dans les meilleures conditions, car en dehors de la protection officielle, je dois à M. Schiller, Alsacien établi à Vienne depuis de longues années et directeur général du Sùdbahn, un compagnon de voyage, Serbe d'origine et ancien officiel- des Confins militaires, M. Zornleib, qui parle le croate, l'allemand et un peu de français (il est marié à une Française), et qui veut bien me servir d'interprète. Km avant donc, et en route pour les bords de la Save!... Il Ajjram, 10 mai. Me voici à Agram, malgré la pluie qui n'a cessé de tomber depuis notre départ de Vienne. Décidément, en dépit du pittoresque, vivent les chemins de fer, que les déluges n'arrêtent pas! Quels que soient le mauvais temps et la neige, il nous a été impossible de ne pas admirer les contrées que nous avons traversées pour arriver jusqu'ici. Depuis Vienne, on s'élève pour franchir les Alpes de Styrie qui séparent la vallée du Danube de celles de la Drave et de la Save, puis on parcourt de hauts plateaux dans lesquels la voie ferrée fait des tours vertigineux et marche avec la lenteur d'un fiacre parisien. Enfin, on descend doucement par la vallée de la Mur, affilient de la Save, jusqu'à Steinbrûch, où l'on s'engage enfin dans la vallée de la Save proprement dite. On longe ces rivières de très-près, à travers des champs bien cultivés où la vue de l'étranger est surtout frappée de la quantité de hangars (liamhar) clayonués qui ici remplacent les meules. A mesure que l'on quitte les hauts sommets pour descendre vers Agram, les grands chalets de bois sombre avec leurs poutres et leurs corniches proéminentes font place à des maisons plus petites, rectangulaires, construites en pierre ou en pisé et blanchies à la chaux, avec deux larges œils-dc-bœuf percés dans leurs pignons en triangle. Les montagnes et les collines sont agréablement boisées, en sapins surtout; et c'est vraiment un spectacle curieux et insolite que cette neige qui tombe sur des coteaux bas, couverts d'herbes vertes ou même de semailles printanières, et sur des montagnes où la jeune pousse des supins sert d'intermédiaire entre la vieille feuille plus noire et celle des bourgeons de bouleau d'un vert plus tendre encore. Aux stations, des femmes et des enfants vendent des rameaux $ edelweiss, cette fleurette blanche des hauts .sommets neigeux. Agram, avec ses vingt mille habitants, ressemble de loin à une de nos préfectures de seconde classe. Les rues y sont, en général, assez laides, tortueuses et mal entrete- nues, et, sauf dans la principale, les boutiques ne sont que des sortes d'échoppes ouvertes seulement le jour par deux grands battants de porte dont l'épaisseur et les arma- Boutique croate, à Agrftra. (ures enfer, à ressorts, indiquent assez qu'à une époque encore très-récente, la maison avait besoin de se défendre elle-même contre le peu de sécurité de la rue. La ville, adossée aux montagnes qui délimitent au nord la grande vallée de la Save et qui la séparent de celle de la Drave, se divise elle-même en haute et basse : la ville basse est ou paraît être relativement moderne; la ville haute comprend le palais du ban ou vice-roi de Croatie, les administrations, l'Université, la cathédrale et le palais de l'archevêque1. Au centre s'étend une grande place au milieu de laquelle s'élève la statue du ban Jellatchich, le héros de la dernière guerre contre les Hongrois *, et ce n'est pas une des moindres surprises pour le voyageur français, habitué à l'into- i Place Jellatchich, à Agram. lérance de nos administrations successives, de voir dans une ville dont les représentants siègent à Buda-Pest, dominer la statue d'un homme qui dirige encore son glaive menaçant vers la capitale de la Hongrie. Il est vrai qu'à Pest i Le tremblement de terre qui a désolé Agram il y a deux ans a respecté tous ces monuments, sauf la cathédrale, dont la voûte s'est écroulée. On la rétablit en ce moment. a Ce patriote croate, très-populaire et très-hahile, engageai la cour de l'empereur Ferdinand une lutte d'influence très-vive avec même od voit également sur une place publique la statue du général autrichien qui vint à bout, en 1849, (le se rendre maître de la métropole magyare et qui la mil à feu et à sang ! Si Agram n'est phi/siqucment qu'une ville tout à fait secondaire, elle occupe un rang élevé parmi les cités auxquelles l'avenir promet peut-être de grandes destinées. Zagreb (c'est son nom slave) est en effet non-seulement la capitale du royaume tri-unitaire slave soumis à la couronne de saint Etienne, mais encore le chef-lieu intellectuel incontesté de tous les Jougo-Slaves ou Slaves du Sud 1 qui occupent les vallées de la Save et du Danube, depuis l'Adriatique jusqu'à la mer Noire. Belgrade, avec l'avantage de son indépendance nationale, essaye bien de résister à l'influence littéraire des frères croates. Dès 1836, elle a créé un séminaire ou école de théologie (bogoslovia) en vue de former à la fois des instituteurs et des prêtres pour les villages. En 1838, le prince Miloch fonda le lycée, devenu depuis (en 1863)l'Académie; en 1841, la société littéraire serbe (Droujtvo Slovencsti Srbske) fut établie « dans le but de perfectionner la langue et de propager les lumières au sein de la nation serbe » . Belgrade possède aussi une biblio- fiatthyanyi, le représentant du parti magyar. La cour, après beaucoup d'hésitation, se pronor.fa eu faveur du Ban, Malgré cela, le parti allemand voulut l'aire déclarer Jellatchich rebelle par l'Assemblée constituante de Vienne; mais les Slaves réussirent au contraire à lui faire passer les subsides qui lui permirent de préparer la lutte nationale. Dès que l'armée de Jellatchich fut prèle, il vint investir Vienne, et battit près de cette ville, à Scluvechat, les troupes envoyées par les Magyars au secours de leurs amis de l'Assemblée. C'est ainsi (>, lors de la célébration du troisième centenaire de Zrnij (en croate Zrinsky), le héros croate de la défense de Szigeth eontre les Turcs au seizième siècle, l'illustre prélat patriote posa en quelque sorte la première pierre de cette fondation en souscrivant personnellement cinquante mille florins (le florin vaut environ deux francs vingt-cinq centimes). Son généreux exemple entraîna toutes les hésitations. L'archevêque d'Agram, Mgr Haulik, donna trente mille florins; Malhias Debeljak, onze mille; la ville de Varasdin, cinq mille ; celle de Carlovatz, deux mille; celle d'Agram, cinquante mille, et l'empereur lui-inénie, ayant visité Zagreb en 1800, consentit à donner son nom à la future Université. Cependant les événements politiques en retardèrent encore la réalisation jusqu'à l'année 18715, époque à laquelle la question fut de nouveau posée devant la Diète parle chanoine Racki et réussit enfin, grâce au concours du nouveau ban Mazuranitch, à entrer dans la periodo d'exécution. L'inauguration eut lieu en grande pompe, le 19 octobre 1874; tous les villages croates la célébrèrent par des illuminations. Ce fut un véritable triomphe pour Mgr Strossmaycr, qui fut reçu à son arrivée à la gare d'A-gram par le vice-roi, le clergé, le conseil de ville, les professeurs de l'Université marchant derrière leur Hector Ma-gnificu$;\l. Mesitch, cnGn ; par une foule immense qui saluait en lui le promoteur de cette création, véritable base de la reconstitution de la nationalité sud-slave l. Les Croates ont résolu, en effet, de ne devoir leur patrie qu'aux moyens pacifiques. « Nous comprenons fort bien, me disait un de ces patriotes, que nous ne pouvons aujourd'hui combattre autrement que sur le terrain scientifique et littéraire , et nous avons renoncé à toute folle revendication, satisfaits de l'autonomie dont nous jouissons sous le sceptre des Ilapsbourg, et attendant tout du temps et de nos efforts patriotiques dans les limites légales qui nous sont tracées. Ce que nous ne voulons pas, c'est être germanisés ou 1 L'Université d'Airain compte cette année (1879) trois cents élèves. Les cours du premier semestre commencent à la fin d'octobre pour se terminer i la semaine sainte , et ceux du second semestre durent depuis Pâques jusqu'au mois de juillet. Le gouvernement paye en grande partie les dépenses de cet établissement, qui lui coûte chaque année soixante-dix mille à quatre-vingt mille florins. Chez les Serbes de la Hongrie proprement dite, c'est Neuzalz ou \Tovisad qui joue le même rôle que Zagreb chez les Croates, quoique les Serbes se soient bien souvent ralliés autour d'Agram. Pour les détails sur le mouvement intellectuel chez les Slaves méridionaux, voir plusieurs publications de M. Léger, et notamment le Monde slave (Paris, Didier, 1872) et les Eludes slaves. {Paris, Leroux.) magyarisés '. Nous sympathisons aux progrès do nos frères de Serbie, et nous ne sommes nullement jaloux de leurs efforts pour créer à l'autre extrémité do la patrie jougo-slave un nouveau groupement d'intérêts; nous sentons très-bien que la terre qui est à nous de par la race et l'histoire, s'étend sur une trop grande longueur pour que ses quinze ou vingt millions d'habitants puissent regarder toujours vers Zagreb, placée à une des extrémités de ce pays, et cette prétention nous semblerait aussi absurde que la tentative de grouper autour d'un unique centre intellectuel et national les Français, les Italiens, les Espagnols et les Portugais. Notre seule ambition est donc de travailler , pour notre part et de tout notre pouvoir, à l'émancipation commune, et nous regrettons que nos frères serbes nous considèrent trop souvent comme des adversaires voulant absorber à notre proGt exclusif toute l'activité nationale '. » 1 Pendant les luttes de 1844 a 1849, les Croates disaient dans leur latin politique : « Volucrunt nos magyarizarc ! » * Cet antagonisme entre les Serbes et les Croates date de 18f)5, et s'est traduit tout d'abord parla tentative faite a Belgrade de transformer la haute école (Visokaschola) de Belgrade en une université rivale de celle d'Agram. Un patriote serbe nommé Kolovalz a môme légué dans ce but une somme de trente mille ducats. Mais on a dit tout bas que Kolovatz étant un chaud partisan de Karayror-Jjevitch, le gouvernement actuel de la Serbie s'est montré peu favorable à la transformation désirée , et qui s'est trouvée ainsi indéfiniment ajournée. Il n'est pas besoin de dire que cet antagonisme est favorisé par le parti magyar, qui s'appuie pour ce travail de division sur les ultra-Croates. Ici, comme partout, tes exagérations des patriotes servent les desseins cachés des ennemis de la patrie. t. 111 C'est ù Agram que commencent à proprement parler les pays slaves du Sud. Dès le lendemain de mon arrivée dans cette ville, j'eus le spectacle d'un grand marché croate, avec ses costumes pittoresques qui ont été bien des fois décrits et dessinés, car ils sont peut-être les plus beaux et les plus riches en couleur de l'Europe. Pour les femmes, une sorte de grande chemise d'épaisse toile blanche... ou qui du moins le fut jadis, sur laquelle elles mettent un caraco.de laine de même couleur rehaussé de broderies rouges; quand le caraco est de nuance sombre, les broderies sont blanches. Sur la tète, un mouchoir blanc arrangé un peu comme la coiffure si connue des Napolitaines, et par-dessus, lorsque comme aujourd'hui il ne fait pas chaud, un affreux fichu bariolé de couleurs voyantes. Aux pieds, des bas de nuances et de propreté variées, mais presque toujours blancs (de nuance!), et les souliers caractéristiques de tous les Slaves du Sud, iesopanfié, sorte de sandales à rebords et à poulainc, lacées sur la jambe au moyen de cordons de cuir, et qui rappellent la chaussure des anciens Egyptiens '. Quelquefois même, elles ne craignent pas de mettre des bottes comme les hommes, ce qui n'est que trop justifié, du reste, par la viabilité du pays. La robe 1 C'est peut-être à l'opanké (pie fait allusion Constantin Porphy-rogénète, quand il parle des souliers particuliers aux Serblis (ou Serbes), et qu'il appelle Scrbuliani ceux qui portent cette espèce de souliers. ou jupe blanche, toujours courte, est le plus souvent ornée, a hauteur du mollet, de deux larges raies rouges, parfois brodées, et le corsage est fréquemment mosaïque de losanges carrés ou rondins de soie ou de drap multicolores. L'effet de cette arlequinade est très-singulier. Chaque village a, du reste, des différences de costume caractéristiques. Ainsi, par exemple, les femmes de Saint-Ivan ont un mouchoir blanc transparent qui leur tombe sur les épaules; chez d'autres femmes du voisinage, ce mouchoir, qui s'appelle rubafeh, et qui se termine par une belle frange de laines multicolores, est d'une teinte rosée; les femmes de Zagorie, qui prétendent descendre des Avares, — où l'amour-propre généalogique va-t-il se nicher? — rejettent le rubalch en arrière par-dessus les cheveux, auxquels il est retenu par une grande épingle d'argent fixée horizontalement. Vue par devant, cette coiffure rappelle un peu celle des paysannes de la Romagne. Du reste, le type et probablement le costume croate ont subi l'influence du voisinage de Venise, et peut-être le sang s'est-il trouvé modifié dans un sens italien par les nombreuses colonies romaines de la contrée. Ces mêmes femmes de Zagorie portent ordinairement, au lieu de jupon, deux tabliers se plissant l'un sur l'autre, l'un devant, l'autre derrière, celui de devant orné d'étoiles, de grecques et de bandes roses et lilas, rapportées et cousues sur l'étoffe blanche. L'hiver, elles ont un manteau bordé de fourrures. Quelquefois aussi, les femmes croates portent une toute petite veste de drap brodé; mais d'ordinaire le seul vêtement des bras et du torse est une tunique de toile grossière (ou plutôt une chemisette) avec des manches larges et flottantes ajustées seulement au poignet. L'orgueil de leur toilette est une large ceinture d'un rouge brillant (pojas) qui entoure leur taille, et dont les bouts retombent gracieusement sur le tablier de devant. En Femme croule, au marché d'Agram. guise de corset, elles ont sous les seins une écharpe rouge ccarlale qui n'est autre que le strophion des femmes antiques; le nœud d'attache de ce ruban est par devant, ainsi que nous le voyons sur plusieurs statues de nos niusées. Au cou, elles ont un collier de plusieurs rangs de faux corail ou de perles en filigrane, et quelquefois des boucles d'oreilles en argent, des bagues et des pendeloques de même métal. Mais il est à remarquer que les Croates portent moins de bijoux que leurs sœurs slaves d'outre-Save. Beaucoup d'entre elles, et surtout les jeunes filles, nattent leurs cheveux en deux longues tresses dont les bouts sont noués par des rubans de couleur voyante; ce n'est donc pas une coiffure dont les Gretchen tudesques aient le monopole, puisqu'elle se retrouve chez beaucoup de Slaves méridionaux. Le costume des hommes se compose d'un grand pantalon, — nous dirions plus exactement un caleçon, — de même toile que la jupe des femmes, qu'ils laissent pendre à mi-jambes, s'ils portent des opanké, ou qu'ils rentrent dans leurs bottes, s'ils sont assez riches pour en avoir. Pour le haut du corps, un gilet sans manches, presque toujours de nuance foncée, couvert de boutons argentés et de pierres de couleurs variées, enchâssées dans du cuivre; sur le gilet, ils jettent ou passent une veste qu'ils appellent layhek, et qui est presque pareille à celle des femmes. Cette veste est en général écarlate et parsemée d'étoiles d'argent; de larges et nombreux boutons en métal brillant ornent le devant. Enfin, quand le temps est tout à fait mauvais, ils mettent par-dessus tout cela un 3rand manteau de laine blanche avec manches fermées en sac, dans lesquelles se trouve seulement un trou pour passer le pouce, ce qui leur donne un faux air de manchots. On appelle ce manteau surina. Dans l'ouest de la Croatie et la Slavonie, il est le plus souvent tout rouge, ce qui fait que les Allemands appelaient autrefois les habitants de cette contrée : Rothmanlel. Le capuchon se com- pose d'un simple col très-grand, très-large, qu'ils rabattent sur la tète quand il pleut. Ils ont aussi d'autres manteaux Ustensiles du marché d'Agraiii. I. Lonals (cruche o cnu ou a luit en terre noire). — 2. Pibar (vase jaune-rouge pour viu, etc.). — 3- Doulclieli- (terre verte vernissée). — 4. Tlgel (terre Imiiie avec bandes blanches). — 5. Ustensile eu terre noire servant à faire bouillir i petit feu (Slavonie). _ 6. Cruche cylindrique de Slavonie. — Zaniatslo ^terre verte vernissée). — 8. Couvercle du précédent —'.), H). Svichna ou Tchereupatz, lampe et chandelier. — 11. Siffle! en forma d'oiseau. — 12. Scafa ou Scalica, gobelet à boire. — 111. Plat ou assiette |lerre rouge de ZdilliUu, avec des dessins 4 l'iutérieur). — 14. Passoire. — 15. Haindl, ou Haiua, ou poêlon (terre rouge). — 10. Verre croate. — 17. r'Iatchilza. — 18. Poêlon à main eu terre (Hcu;|la). plus civilisés avec manches ordinaires. Ils portent en outre une énorme cravate (ce mot vient des mercenaires croates ou cravates, comme on disait alors, au service de nos rois a G K a M et la croatie. 15 Louis XIII et Louis XIV),puis un chapeau de feutre, en forme de... vase indispensable, sans anse, bien entendu, Vases romains de Sissia et de Salone« lequel chapeau est vert ou noir, orné de fleurs, de feuilles, de plumes ou de passementeries. Ajoutez à tout cela Vase» croates et bosniaques. Une ceinture de cuir ornée de mosaïques de couleur en découpure (remen), maintenant autour de la taille la tuni- que, qui de là retombe en jupe tendue jusqu'au genou qu'elle recouvre, et quelquefois même jusqu'à la cheville. Un baudrier de cuir semblable, passé sur l'épaule, sert à suspendre une gibecière également de cuir, mais toute rouge et ornée d'une profusion de glands et de franges. Cette torba est la compagne inséparable du Croate, pour lequel elle remplace les nombreuses poches que l'ingénieuse industrie de nos tailleurs sème avec tant d'élégance sur nos vêtements civilisés ! Voilà les costumes de tous les jours, que j'ai vus ce matin. 11 y en a beaucoup d'autres, plus beaux et plus ornés, spéciaux aux fêtes de fiançailles, de mariages, etc. Le gospodi h (monsieur) Herm-Fickcrt, photographe à la mode [de Zagreb, en fournit, au plus juste prix, ample provision aux amateurs. De tous les costumes slaves, le vêtement croate paraît être celui qui rappelle le plus le type primitif de la grande époque de l'empire serbe d'Etienne Douchan, et qui fait appeler les Slaves dans ses anciennes lois : les habillés de blanc. Dans les autres pays sud-slaves, la couleur de ce costume a été dénaturée par l'influence mahoiuélane. En Croatie même, le ton général beaucoup plus sombre de leurs vêlements distingue des indigènes les habitants non slaves et surtout les Vlachs, Tzingarcs, Roumains, et autres étrangers. Il y en a notamment une véritable colonie à Sluîn, au sud de Carlovalz. En dehors des habillements qui tranchent tout à fait avec ce qu'il vient de voir dans les pays plus septentrionaux, le voyageur est encore frappé au marché d'Agram par la forme des ustensiles qui y sont mis en vente. Quelques-uns de ces vases proviennent évidemment d'une forme typique ancienne qui ne peut être que romaine ou byzantine, et A G H A II ET LA CROATIE. iT que l'on retrouve également en Bosnie, en Serbie, en Bulgarie et même en Roumanie. Plusieurs, tels qu'une petite boire qu'on appelle à Agram teslia (lat. testa), une petite tasse nommée ici scafa (oxdfcpi) ou cxnfyo;), enfin un troisième vase désigné par le mot scalka (lat. g « Instruments de musique croates. 1. 2. Fisljola on lifflcl». — 3, 4. Svirala. — 5, 6, 7. Tambouritia. 8, 9. Flula. calix, gr. xuXtxa), ont même, comme on le voit, conservé le souvenir assez évident de leur origine. D'autres, au nom purement indigène, tels que le stutza ou stutchka, ont néanmoins des formes d'une harmonie et d'une beauté toute classique, et rappellent tout à fait les échantillons antiques de même forme que l'on rencontre dans les fouilles de Sissek et autres localités slaves autrefois occupées par les Romains. Il en est de même, du reste, en ce qui concerne les bijoux qui ornent les paysannes et les instruments de musique que les jeunes gens se rendant à quelque fête portent suspendus à la ceinture ou en bandoulière '. Les premiers se composent surtout de filigranes retenant des chapelets de grains et des spirales en forme de vrilles comme on en rencontre dans tous les tombeaux barbares des premiers siècles de l'ère chrétienne. Les broches, les boutons et les boucles d'oreilles incrustées de gros cabochons sont aussi tout à fait de style byzantin. Quant aux instruments de musique croates, ils sont encore beaucoup plus classiques. Parmi eux, on trouve, sous le nom de fuskola ou encore fistjela (lat. fistula), la flûte pastorale des anciens, celle dont parle Tibulle quand il décrit dans ces vers le chalumeau champêtre : Fistula eut semper decrescit arundinîs ordo, Nam calainus ccra juiigitur usque minor 8. Une autre flûte, double celle-là, est issue de la tibia romaine, fille elle-même d'instruments beaucoup plus primitifs que l'on retrouve jusque sur les monuments de l'ancienne Egypte; seulement, en Croatie, sa construction a reçu un sensible perfectionnement; en effet, au lieu d'être, comme dans l'antiquité, tenus séparément dans la bouche, les deux pipeaux sont réunis par une sorte d'embouchure fixe; déplus, un des tuyaux est plus aigu que l'autre et porte quatre trous, tandis que le plus large en a seulement trois. C'est bien là le « flûtage marié 3 » des anciens. Le nom de cet instrument est cependant indi- 1 Tkroug Bos nia and Herzegovina, by Evans. London 1876. 2 Tu»., II, v, p. Si. 3 rà[A^),tov auXv;u.«. 3^ne en Croatie — svirala — mais dans quelques parties de la Serbie, il s'appelle encore du grec « diplé ». Les Croates ont aussi une sorte de flûte grossière qu'ils nomment tout comme nous jlitia, et leur instrument préféré le tamburilza, sorte de luth avec un col droit, un ventre ovale et quatre cordes en acier. Sauf une corde en plus, c'est la reproduction exacte du luth à trois cordes des anciens Egyptiens, des Phéniciens et des Grecs, qui s'est transmis à travers les âges à tous les peuples modernes chez lesquels il est encore l'accompagnement obligé des amoureuses sérénades. Quelquefois la Jluta slave est un tube ouvert, à l'extrémité ronde, et l'ouverture par où l'on souffle est taillée sur une grande partie plate légèrement convexe sur laquelle se reposent les lèvres. J'ai eu occasion d'acheter à un petit pâtre des environs de Serajcwo une de ces curieuses flûtes Percée de six trous. Pour en finir avec les réminiscences antiques inspirées Par le marché d'Agram, il faudrait parler du panier conique que les Croates nomment « corpa », et qui, comme le « corbela >- du paysan de la Campanie moderne, n'est que le « corbix » romain. Mais il pourrait paraître quelque peu puéril de pousser P'us loin cette recherche de la tradition et de la ferme antique dans un pays où les Romains ont laissé des traces aussi considérables de leur domination que les 'uines de Sissek. Il est temps de parler des habitants A gram. Les Croates sont de taille moyenne, moins grands en général que les Serbes, leurs frères. Ils ont le nez fin à 1 extrémité et aplati vers la racine, les yeux profonds dans "ne orbite très-creuse ; ils portent la moustache et les favoris. Tout cela constitue une physionomie assez sombre, ce qui n'empêche pas les habitants d'Agram d'être à la fois les plus aimables et les plus cérémonieux des hôtes. IV Je ne sais, en effet, si l'étiquette austro-hongroise a été importée jusqu'ici ou si c'est un produit spontané du sol slave, mais toutes les personnes que je rencontrais affectaient avec une insistance parfois comique de me laisser toujours la droite en marchant. J'ai soupe hier, — on a conservé la vieille habitude patriarcale de dîner au milieu du jour, — j'ai soupe hier dans une honorable famille pour laquelle j'avais des lettres de recommandation, et qui m'a accueilli d'une façon charmante. A la mode antique, j'étais roi de la table, et placé au haut bout, — le maître de la maison à ma gauche; M. Zornleib, mon compagnon de voyage et interprète, à ma droite, et les autres convives s'étageant ensuite par rang d'âge, les dames, — horresco referais ! — les dames reléguées toutes ensemble aux places les moins honorables. J'ai eu l'occasion, il y a quelques années, en Corse, d'observer une coutume analogue. A la fin du repas, composé, entre autres plats du pays, de la paprikasch, mets assaisonné à \apaprica, ou poivre rouge, que je recommande aux palais blasés, et arrosé d'excellents vins du cru, que je ne recommande pas aux buveurs qui ont la tête faible; à la fin du repas, disais-je, toast en français du maître de la maison, qui parle couramment notre langue. Et à ce propos, ce dîner offrait une véritable image de la tour de Babel, tous s'évcrtuant obligeamment à parler la langue que je devais comprendre le mieux, parmi celles qu'ils possédaient; de sorte que c'était une véritable cacophonie où, par ordre d'importance, le français, l'italien, l'allemand, l'anglais, et même le croate, Vieille femme ïlech (fin la cathédrale Saint-Etienne, que mon aimable cice-ronc connaît mieux que personne, car il en prépare une Monographie, en collaboration avec son collègue de l'Uni— versité, M. le professeur Ivan Kalcilch. Cette cathédrale, qui appartient à différentes époques, est remarquable en ce que, c<"nme beaucoup d'églises des pays slaves, elle est entoure d'une sorte de cloître fortifié qui ne laisse autour du ""moment qu'un étroit couloir. Ses trois nefs du qna-loi'zièine siècle sont de la menu; hauteur, ainsi que cela Se voit à Munich et à Saint-Étienne de Vienne. Les murs extérieurs contiennent un grand nombre de marques d'ouvriers ; une des tours manque, et il est question de la refaire. Il y a, du reste, un grand projet de restauration de lout le monument. Malheureusement ce projet de restauration détruit la tour du milieu et la muraille adjacente de *tt chemise, pour dégager le portail de la fin du douzième «ecleet le clocher, qui seul existe encore; cette destruc-tl°n serait des plus fâcheuses. Ne pourrait-on pas se concilier de démolir le rempart en conservant la tour qui porte les armoiries sculptées de l'évêque qui fit construire le cloître fortifié? A l'intérieur, cette église contient une chaire en marbre blanc, datée de 1694, et des autels qui semblent avoir été sculptés à l'imitation de cette chaire et qui ont été donnés au commencement du dix-huitième siècle par un chanoine du chapitre. Ces autels sont certainement de beaux morceaux décoratifs, qui ne manquent pas de caractère, bien qu'ils pèchent par le flou et le négligé dans le modelé, qui sont la marque de l'époque où ils ont été faits ; mais ils ne peuvent consoler un archéologue de la perte des anciens tombeaux qu'ilsont, dit-on, remplacés, et qui sont aujourd'hui complètement perdus. A coté de ces autels, on peut remarquer des stalles en chêne sculpté de la fin du seizième ou du commencement du dix-septième siècle, qui paraissent être un travail tout à fait indigène ; plusieurs d'entre elles sont ornées, au dossier, de mosaïques de bois de couleur. Mais la partie de beaucoup la plus intéressante du mobilier de la cathédrale d'Agram est son trésor, contenu dans une sacristie spéciale, dans des armoires gothiques d'excellent style. Ce trésor possède des calices, des crosses, des ciboires, des étoffes, etc., etc, et il faudrait un volume pour en décrire toutes les richesses. Presque tous les objets sont datés par la présence des armoiries gravées de l'évêque qui les a fait faire, de sorte que le catalogue de ce trésor serait un guide chronologique précieux pour l'histoire de l'art du moyen âge en Allemagne et chez les Slaves occidentaux. Je dois encore une mention au beau parc de Maxiinir, que je visitai en compagnie de M. Pilar, professeur de géologie à l'Université, qui voulut bien être ma providence à Zagreb. Ce parc, —le bois de Boulogne de la capitale croate, — a été créé et donné au public par l'illustre It k , Saint- Yïûp. Femme VNu !i tic S1»in. l'onimc de Drafl1 Z«! Vfach (1<: Slliin. Jeune femme de Sissoii. Homme dos environi d'Ayram. Petite fi I lo de Doropolje, et généreux archevêque Haulik, qui joua un si noble rôle dans les luttes patriotiques de 1845 à 1849. Le titulaire actuel de l'archevêché d'Agram, Mgr Michalovitch, peu populaire, parait-il (c'est un Magyar), laisse cette belle créa- Type croate. tion de son prédécesseur en assez mauvais état. Le cardinal Haulik ne se contenta pas, du reste, de léguera ses ouailles une délicieuse promenade; j'ai déjà indiqué la part considérable qu'il prit à la fondation de l'Université ; de plus, »I établit un orphelinat auquel il consacra 150,000 florins et une maison de retraite pour les veuves, qu'il dota de 50,000 florins. A l'occasion de ses noces d'or, il offrit 80,000 florins aux paroisses pour être distribués aux pauvres de tous les cultes, sans distinction, (le prélat bienfaisant est mort le 11 mai 1800, âgé de quatre-vingt-un ans. Il est impossible, — quelles que soient les croyances personnelles de celui qui écrit, — de ne pas rendre hommage au rôle éclatant qu'a joué et que joue encore le clergé catholique dans la renaissance croate; je l'ai déjà signalé, et j'aurai occasion d'y revenir plus loin à propos de nia visite au grand évêque patriote, Mgr Strossmayer. Les Croates sont du reste en majorité catholiques, et catholiques fervents, pour ne pas dire intolérants; on ne trouve point parmi eux de libre-penseurs. Il y a à peine trente ans, ils ne souffraient pas de prolestants dans leur pays, et ils privaient de tout droit municipal quiconque abandonnait l'Église latine pour l'Kglise grecque. Le protestantisme, en effet, n'apparaissait le plus souvent aux Croates que sous les traits du magyarisme lui-même, et quant à l'orthodoxie grecque, ils la repoussaient absolument, bien que leurs affinités de race eussent dû les pousser à l'indulgence vis-à-vis de leurs frères serbes qui suivent le rite grec, mais qui, il faut bien le dire, sont disposés à la même intolérance vis-à-vis de leurs congénères du rite latin. Tout cela tend aujourd'hui à s'effacer, par suite du progrès des idées scientifiques modernes. Je voudrais que ces quelques pages aient donné une idée suffisante de la capitale croate, si intéressante à taul de titres, et qu'elles puissent engager beaucoup de mes compatriotes à la visiter. Ils y trouveraient connue moi, je n'en doute pas un seul instant, un accueil empressé et cette sympalhie latente des caractères et des intelligences, qui par-dessus la tète des Allemands, leurs ennemis hérédi- laires a tous deux, crée si facilement des liens de bienveillance mutuelle entre le Slave méridional et le Français '. 1 A ce sujet, je puis rappeler un fait tout récent : Le Pozor (d'Agram) du 16 janvier 1883 annonçait que sept étudiants de l'Université croate avaient été punis a cause d'un télégramme envoyé à I occasion de la mort du grand Français (iambctta. Deux de ces étu-diants avaient été renvoyés de l'Université, et les cinq autres s'étaient vu retirer leurs bourses. « Les doyens des deux Facultés laïques », ilJoute le Journal des Débuts du 19 janvier auquel nous empruntons cette anecdote, » ayant cité tous leurs étudiants pour procéder a une enquête, ceux-ci déclarèrent, sur la question qui leur fut faite, qu'ils étaient tous d'accord avec le télégramme envoyé par leurs eumarudes. Lorsque ensuite les doyens voulurent les interroger séparément, les étudiants refusèrent de répondre aux questions qui leur lurent posées. » Hâtons-nous d'ajouter que quelques jours après, ''es punitions furent levées, à la satisfaction générale; mais nous ne 'levons pas oublier cette manifestation unanime de la sympathie des étudiants croates pour la France frappée d'un coup si sensible et si '"attendu! CHAPITRE II SUR LA SAVE. Garlovatz. — Sissek : son passé, son présent, son avenir. — Kra-patch : un vieux château du seizième siècle. — La Kulpa et la Save. —« A bord du Borèas. — Les Confins militaires et leurs résultats économiques. — Jasenovatch : la frontière de l'empire français.— Gradišča, Berbir, Swinyar, Kobach. —Types et paysages de laSlavonic et de la Possavina. I Sissek, le 13 mai. La voie ferrée qui d'Agram se dirige vers le sud conduit d'un côté à Carlovatz (Karlstadt), de l'autre à Sissek. Carlovatz est situé au confluent de la Kulpa et de la Korana, et Sissek, au confluent de la Kulpa et de la Save. La première de ces villes doit sa fondation et son nom à rarchiducautricliicn Charles, qui commandait la frontière militaire croate au seizième siècle. 11 commença a construire la ville en 1577 et en termina les murailles vers 1582, et il la peupla avec des soldats et surtout des réfugiés de la Croatie turque qui la défendirent avec succès contre leurs anciens maîtres, en 1599. Carlovatz se divise en deux parties : la ville forte qui contient la citadelle, les églises et monuments publics, ainsi que les demeures des autorités autour d'une place assez laide, et le faubourg qui comprend le reste des habitations, dont beaucoup sont en bois ; tout cela n'a rien de bien intéressant. 11 n'en est pas de même de Sissek, bien que ce ne soit plus aujourd'hui qu'une petite bourgade ou plutôt un immense village de trois mille habitants, morne, désolé, avec Jeune fille de Sissek. des rues non bâties et la physionomie d'une grande ville de l'avenir ; cela n'est guère plus agréable que la musique du même nom. Et cependant Sissek est tellement plein de souvenirs, qu'il doit intéresser le voyageur le plus indifférent. La ville que cette bourgade a remplacée était déjà, en effet, une cité importante à l'époque pannonienne1 ; son 1 Sissek (croate Sisak) tire son nom , d'après les archéologues de a. territoire fut conquis pur les Romains sous le consulat de L. Cécilius Métellus Dalmaticus et de L. Aurélius Cotta, c'est-à-dire l'an de Kome 034, suivant les marbres du Capitule, ou 035, d'après Vurron(119 av. J. C). Auguste en fil un custrum slaiicum ; Tibère y prit ses quartiers d'hiver pendant la guerre paunonienne; sous Septi nie Sévère, elle devint le siège d'un grand gouvernement militaire, et elle prit de cet empereur le nom de Septimia Sissia. Plus tard, elle resta la ville principale de la Pannonie supérieure, et ensuite, quand la Savia devint une province, elle fut la résidence de son corrcclor, et sous Callicn et Probus, le siège d'un trésor impérial et de la principale fabrication de monnaies de l'empire. Pendant toute leur domination, les Romains agrandirent et embellirent la ville, qui devint, grâce à son admirable situation à cheval sur le Danube et l'Adriatique, un grand centre de commerce. Elle était alors entourée de puissantes murailles dont on retrouve aujourd'hui les vestiges dans tout le triangle compris entre les rivières Save, Kulpa et Odra; la cité de celle époque (levait occuper toute cette étendue. Suivant Appien (Derebuslllyricù, cap.xxn), Segesta était située sur la Save; Strabon (Géoijr., liv. VII, c. v) dislingue Segesta ou Segeslica de Siscia, qui, d'après lui, se trouvait non loin de la première. Il est probable qu'il y avait alors deux villes, la Segesta pannonienne et la Siscia Castellum Sicrxia ^-poupiov), construite par les Romains. Les deux villes ont dû se réunir et se confondre, et le nom romain aura absorbé l'autre. Cependant la ville sur la Save est encore mentionnée par Zosime(///.s7., lih. II,C. XLVlii) à propos de la guerre qui eut lieu, en 351, la localité, de sa situation au confluent de la Kulpa ( - sa usca j, signifiant « du côté du confluent ou de l'embouchure »). SUR LA SAVE. 31 0iu>c Constance et Maxence. C'était aussi sur la Save que Se trouvait la station commerciale des Romains. On a Couvé en Croatie un coffret sculpté du quatrième siècle (Iui témoigne de l'importance qu'avait encore Siscia à cette 'Poque. Sur ce coffret sont personnifiées les cinq principales villes de l'empire, qui sont Rome, liyzance, Cartilage, Nicomédie et Si ssek. Château de Krapatch, près de Sissek. Après la chute de l'empire romain, Sissek, bien que depuis longtemps il fût le siège d'unévèché et qu'il comp-tiU une population de cinquante mille habitants, commença u déchoir, ne pouvant se défendre contre les attaques des Whares, et Attila y porta la dévastation, après qu'il eut pris et détruit Sirmium , en 441. Le siège épiscopal fut al°rs momentanément transféré à Salone. Quand les Croates, après avoir, au septième siècle, «basse les Avares, occupèrent le pays, Sisak devint le siège d'une de leurs joupanies (zupanija). Ljudevit (Louis), le plus célèbre de leurs grands joupans, secoua le joug des Francs après la mort de Cbarlcmagne, qui avait étendu son empirejusqu'à la Save; mais à la réunion des deux joupanies croates, cette ville vitencore diminuer son importance, et au dixième siècle, elle fut de nouveau saccagée par les Magyars. Il faudrait un volume pour raconter l'histoire de la Siscia antique, sa conversion au christianisme et ses martyrs sous les persécutions de Dioclélien et de Galère. En 1092, saint Ladislas, roi de Hongrie et de Croatie, érigea l'évêché d'Agram et lui fit don du territoire de Sis-sek. Au seizième siècle, cette malheureuse ville devint, a cause de sa situation stratégique et commerciale, l'objectif des efforts des Turcs, qui, maîtres de la Bosnie, l'attaquaient constamment. C'est alors que le chapitre d'Agram fit élever la forteresse qui se voit encore au confluent des deux fleuves et que j'ai pu visiter en détail, guidé par un aimable compatriote, M. A. Schurer, Alsacien, à l'obligeance duquel je dus d'être mis en rapport avec les principaux membres d'une société archéologique qui s'est donné la patriotique mission de recueillir les antiquités du pays, et qui a formé ainsi le noyau d'un petit musée très-intéressant Le vieux château dont il s'agit, dont lenomestKrapalch, a été construit en 1544, par le chapitre d'Agram, sous la direction d'un architecte italien, Pietro de Milan. Les travaux commencèrent le 21 avril 15 H, et le jour de Saint-Luc 1545, le ban de Croatie, Thomas Nadazd, vint officiellement visiter la nouvelle forteresse. Les commandants, élus pour un au par le chapitre d'Agram, devaient être chanoines de la cathédrale; le premier cité s'appelait SIK LA SAVK. 33 j^ûn Tominilch. Le château domine le confluent de la J^ulpa et de la Save ; il est entièrement bàli en grandes •ques plates romaines, enlevées aux ruines de Sissek; il °rrne Un triangle irrégulier dont chaque angle est défendu Par une grosse tour; les murs de ces tours ont trois mètres piquante centimètres d'épaisseur, et elles sont voûtées à eurs deux étages avec piliers de soutien au rez-de-chaus-s°e et plusieurs rangs de meurtrières ; les voûtes sont en P**in cintre. Les bâtiments qui rejoignent les tours ont aussi des murailles de grande épaisseur, avec deux étages °nlés et casemates ; ces constructions accessoires ne sont Pas très-hautes, mais sur leur terre-plein formant remparts avaient se trouver des appareils défensifs en bois, de Jttêine qu'aujourd'hui l'on y a élevé les pièces de l'habita-9°» l'unité de la construction et la régularité des dernières assises ne m'ont laissé aucun doute à cet égard. Il a sur la Save, et notamment à Gradiska, des forteresses analogues, mais de date plus récente. Comme en aucun Pays il n'y a de vieux château sans légende OU sans cachette ystérieuse, on prétend qu'il y aurait ici un souterrain qui Passerait sous la Kulpa, de façon à permettre le ravitaillement de la place à l'insu des ennemis qui en investiraient Murailles; ce souterrain aurait son issue dans le voisinage d une petite église moderne qui se trouve de l'autre *é de Ia rivière, et aurait nécessité la création de fonda-|'°ns d'une profondeur formidable; je ne me rappelle pas 'en si l'on ne m'a pas parlé de trente mètres! Je laisse le 0ln de rechercher ce merveilleux souterrain aux ama-°T8 de surnaturel ; quant à moi, je me suis contenté ^examiner avec soin le carrelage du grand corridor qui ^îjne a jour derrière tous les bâtiments et à l'intérieur de aque tour. Ce corridor, véritable chemin de ronde inté- rieur, est pavé exclusivement de grandes briques antiques posées aplat; plusieurs de ces briques portent la marque Sissia:/ d'autres montrent des empreintes de pattes de chien ou de cervidés, ou même des pieds d'hommes qui ontmar-ché sur la terre avant sa cuisson. Le vieux château de Sissek est fort bien entretenu par son propriétaire actuel, M. M..., qui l'a acheté il y a peu d'années au chapitre d'Agram, avec la grande propriété rurale qui l'environne, pour la somme de dix-huit mille florins. Il est, du reste, en assez bon état de conservation, malgré les nombreux assauts qu'il a eu à essuyer. En 1592, Hassan, pacha de Bosnie, en fut repoussé à trois reprises par le prêtre Mikacitch. En 1593, le 22 juin, nouvelle attaque du même Hassan, battu cette fois sous les murs de la ville par le ban Thomas lîakac-Erdody. La déroute des Turcs fut complète, et Hassan, treize chefs et dix-huit mille musulmans périrent, dit-on, dans cette mémorable bataille. Le tombeau du ban vainqueur se voit encore dans la cathédrale d'Agram. La même année, une armée turque de quarante mille hommes, sous le commandement du Jîeglerbeg, revint à la charge pour venger Hassan, et Sissek, moins heureux cette fois, tomba au pouvoir de l'ennemi; mais quelques mois plus tard (1594), après la victoire de l'archiduc Maximilien à Petrinja, la garnison musulmane évacua la ville après l'avoir réduite en cendres; le château, tout de pierres, survécut à cette dévastation. Le dernier fait de guerre que je signalerai dans l'histoire de Sissek est une nouvelle attaque de* Turcs en 1041. Aujourd'hui, comme je l'ai dit plus haut, le moderne Sisak n'est plus qu'un grand village; en dehors des anti' qui tés qu'on y trouve à chaque pas dans les ruines, il n'a de remarquable que son pont de bois sur la Kulpa, et un SUR LA SAVE. 3r> Petit obélisque moderne près de l'embarcadère des bateaux (,e Belgrade. L'avenir prépare peut-être à cette bourgade de brillantes destinées, si son chemin de fer qui va dès maintenant à Banjaluka, en Bosnie, se poursuit jusqu'à Sérajeuo et de là à Salonique, ajoutant ainsi un débouché vers la mer Egée, à celui qu'elle possède déjà vers la mer Noire Par le Danube, et plaçant Conslantiuople entre les deux branches d'un compas dont elle est le sommet. Ce serait «ans doute alors la résurrection de l'antique Segesla des Romains. M Sissek, li mni,a bord du Borda*. •le suis à bord du bateau qui doit demain me faire descendre la Save jusqu'à Brod. Ce bateau flotte sur la Kulpa; la Save est a douze cents mètres d'ici; ce dernier fleuve est aPpele le fleuve slave par excellence; depuis sa naissance en effet, au mont Mangart en Slovénie, jusqu'à son confluent avec le Danube, sous la forteresse de la blanche Belgrade, il n'entend pas ses riverains dire un seul mol (' allemand ou de magyar. .....Je recommande beaucoup aux gens qui voyagent dans des pays un peu primitifs, où les garçons manquent style et les horloges (quand il y en a) d'exactitude, de "mclier, si cela leur est possible, à bord du bateau qui 'j01* 'cs emmener le lendemain. Quand un lit passablement ^ 11 Cst indifférent, c'est presque le seul moyen de dormir dllquille et d'être à peu près Certain de ne pas manquer ( départ, Ceci soit dit, bien entendu, sans faire aucun tort 36 LES PAYS SUD-SLA Vili au grand hôtel dos Armas de Hongrie, ni à celui de Y Agneau d'or de Sissek, que je n'ai l'honneur de connaître ni l'un ni l'autre.....Le capitaine du Boréal est un jeune Hongrois tort aimable, avec qui je cau^e beaucoup.....en italien, bien entendu. Tous les gens instruits parlent ici cette langue ; l'Italie est si près, et il se lait d'ailleurs un commerce très-considérable, par Trieste, entre les pays des rives de la Save et la Péninsule. \ous avons à bord un musulman, marchand de Kerska , qui vient de vendre pour cinquante mille florins d'eau-de-vie de prunes à Trieste. On Fabrique une énorme quantité de celle liqueur chez les Sud-Slaves, qui l'appellent Slivovitsa (de Sliva, prunes); le prunier joue un rôle considérable dans leur économie rurale, et ils inondent les marchés d'Orient de pruneaux de qualité intérieure qu'ils décorent audacicuse-ment du nom de pruneaux de France. Notre marchand de Slivovitsa était, du reste, avec un Croate en costume national, le seul compagnon un peu pitoresque que nous eussions à bord du llorèus; ils représentaient les deux races qui se partagent la contrée. Le reste (une soixantaine de passagers en tout) se composait en grande majorité de soldats et d'officiers qui s'en allaient en Bosnie, et de qui j'ai essayé de tirer le plus de renseignements possible. Parmi ces passagers, deux dames qui vont rejoindre leurs maris, aux avant-postes du côté deNovi-flazar. Ellesonll'airfort crâne, ma foi, avec le chapeau à plumes, le lorgnon, la lunette et la boussole, et elles fument la cigarette comme de vrais Iroupiers. Mais pourquoi l'une d'entre elles porlc-t-elle nu petit chien havanais sous le bras?... Ces dames, du reste, paraissent amies du confortable, car elles ont avec elles une voilure qu'elles doivent faire atteler, en débarquant, à des chevaux du train des équipages; et il parait que ce W n'est pas superflu. Diable! cela me fait faire des '^flexions assez cuisantes, à moi qui n'ai aucun pbaéton °ans mes bagages. Enfin, nous verrons bien!... \otre effendi\ qui est fort obligeant, nous donne des indications d des recommandations pour des begs de Serajewo... Le Paysage à travers lequel nous naviguons est, du reste, assez monotone et ne peut nuire beaucoup aux conversations. C'est avec raison que l'on a nommé ce pays la Posa-v'na, c'est-à-dire le pays de la Save. Les eaux du fleuve sont en effet ici chez elles, et elles en prennent à leur aise. Partout, sur les deux rives, d'immenses lagunes bordées de terres émergeant de quelques mètres à peine, et couvertes d'arbres assez chétifs. Le fleuve déborde Presque régulièrement au printemps et à l'automne; mais, cctte année, c'est une véritable inondation : heureusement (l'ie la culture principale du pays est le maïs , dont les habitants récoltent le grain en bateau, quand ils ne peuvent te couper autrement. Singulière manière de moissonner, n'est-ce pas?Çà et là, sur la rive, quelques misérables villages, dont les maisons, y compris le toit, sont toutes en bois. Les églises seules sont souvent en pierres ou plutôt en mauvaises briques recouvertes de plâtre. Quelques-unes, de construction plus moderne, font reluire au soleil (qui daigne enfin se montrer) les lames de zinc qui recouvrent les joints de leurs murailles et les arêtes de leurs toitures de bois. La population est aussi misérable que ses habitations. On aperçoit avec la lorgnette (car la Save, 1 On donne ce titre à tout homme qui possède une certaine instruction, c'est-à-dire la lecture, l'écriture et la langue turque, "' 'I111 est loin d'être commun parmi les Slaves musulmans des provinces bosniaques. sans parler de ses lagunes, est large comme quatre ou cinq fois la Seine à Paris) des hommes pieds nus qui vont et viennent sur l'étroite langue de terre restée à sec entre la rivière proprement dite et la plaine inondée, des bergers avec des troupeaux de petites vaches et d'énormes pourceaui ', des enfants à peine vêtus, qui grouillent avec iesdits cochons et les oies, et des femmes qui, retroussées jusqu'au haut des cuisses et les pieds dans l'eau, lavent debout leur linge, en le battant contre une sorte d'auge eu bois qu'elles tiennent appuyée sur leurs jambes nues. La lessive doit être bien faite! Sur le fleuve même, nous dépassons des îles désertes qui abritaient encore, dit-on, il y a une cinquantaine d'années, « d'industrieuses républiques de castors* », et nous croisons quelques bateaux ou radeaux chargés de bois et de grains 3, et de nombreux moulins composés de deux ou quatre gros troncs d'arbres arrimés au milieu de l'eau et auxquels on a fixé une grande roue à palettes que Je courant fait tourner; à côté de la roue est construite une masure en bois, demeure du meunier; c'est primitif, mais pittoresque, et il y en a beaucoup. .Vous sommes ici en pleins Confins militaires, et bien qu'ils aient été supprimés il y a quelques années, leurs déplorables résultats économiques pèsent encore sur toute la contrée. 1 Les Magyars appellent avec mépris les sud-Slaves « gardiens » ou u marchands de cochons i. 2 Cyprien ROBERT, les Slaves de Turquie, 1844-1852, Paris, (Pasbard), 2 vol. in-8, t. II, p. 35. 3 Ces bateaux sont un peu relevé» à l'avant, avec une chambre éclairée par de petites fenêtres. Une grande godille à la proue, et deux à la poupe, servent à les diriger. On sait que ces frontières militaires furent établies au seizième siècle à l'imitation des colonies défensives des Romains, Les divisions territoriales y prenaient le nom de régiments; le soldat, quand il n'était pas sous les armes, redevenait paysan, et son officier juge ou administrateur, ^e service de sentinelle se faisait au moyen de tours de garde q«e l'on voit encore pour la plupart et qui étaient munies Villajjn des froiiti.'res militaire*. uo système de signaux au moyen desquels toute la popu- lation valide de l'Adriatique aux Carpalbes pouvait être appelée aux armes en quelques heures. Tout cela était partit au point de vue militaire, mais il n'en était pas de ,r|ênie au point de vue économique. En effet, pour favo-n«er le maintien de cette étrange organisation, le gouvernement avait consacré le vieux système communiste slave ; 'a propriété était commune entre tous les membres de la famille sous l'autorité des père et mère de famille élus parmi les anciens par tous les membres de la tribu et assistes d'une sorte de conseil. Or, si cette vie patriarcale rend ceux qui y sont soumis, gais, sans soucis et en général accueillants pour l'étranger; si elle empêche la naissance et le développement du prolétariat et de la domesticité, elle a d'un autre côté pour effet de détruire toute initiative et par suite toute responsabilité. L'Autriche a supprimé les Confins militaires, mais elle n'a pu, du jour au lendemain , changer l'assiette sociale et les mœurs de ses anciens défenseurs. Aujourd'hui encore, cette population est on ne peut plus arriérée au point de vue de l'instruction ; les soins donnés aux enfants y sont déplorables, et leur mortalité est effrayante; quant à la culture du sol, elle laisse encore plus à désirer. Peu de travail et pas d'économies, telle parait être la devise de cette population ; quand les paysans ont quelque argent dans leur poche, ils vont le boire à Radovatch, sous prétexte de se rendre au marché! Il faudra des siècles pour réparer le mal qu'ont causé des siècles de dépravation sociale et économique. Entre Jasenovalch et Cradisca. Jusqu'ici cependant, les deux rives sont autrichiennes, et il y a encore des deux côtés quelques cultures; on voit ça et là des jardins de pruniers destinés à produire le Slivovitsa, la fameuse eau-de-vie de prunes, boisson nationale de tous les Jougo-Slaves, et à laquelle s'habitue fort bien, je vous assure, quand elle est de bonne qualité, le Français gâté par notre cognac. A Jasenovalch, nous entrons en pays turc. Ce village, au confluent de la Save et de la luna1, a 1 Cette localité, qui est bâtie sur pilotis et qui compte aujourd'hui toujours été un point frontière important. Sous Charle-niagne et sous Napoléon 1er, l'Empire français arrivait jusque-là; aussi avait-on coutume de dire, au commencement de notre siècle, que les coqs de ce village, quand ils chantaient, étaient entendus dans trois empires : le français, l'autrichien et le turc. Aujourd'hui, hélas! la France est bien loin, la Turquie s'en va, et les coqs de Jasenovatch ne chantent plus qu'en hongrois ;... mais ils apprennent le slave. Voici, en effet, la Bosnie à notre droite, et cela ressemble terriblement à ce que nous voyions tout à l'heure dans les anciens pays autrichiens, sauf que les villages sont plus rares et les plantations de pruniers plus clair-semées. On aperçoit quelques aigles, venus sans doute des montagnes, qui s'élèvent tout là-bas vers le sud, et à travers lesquelles nous allons chevaucher sous peu de jours. Le pays est encore plus inondé qu'il ne l'était en amont; aussi des bandes de hérons et de vautours s'en donnent à cœur joie et à bec-que-veux-tu. Du côté de la rive hongroise, dans un misérable village sur pilotis, comme tous les autres, une troupe de femmes se baignent dans un costume aussi léger que possible, dans l'enclos palissade qui entoure leur bouge lacustre et qui leur sert, suivant la saison, de jardin °u de bassin de natation. Je viens enfin d'avoir un petit avant-goût de Bosnie. En face du Gradišča austro-hongrois, — qui ne fut repris sur le Croissant par les Impériaux qu'en 1085, — est le Gradišča turc, qui s'appelle aussi Berbir. Au-dessus de ce pauvre village, se dressent deux minarets de bois sur le plus élevé m'lle cent habitants, a èlè prise en 1536 par le pacha de Bosnie, après la bataille Mohatch. desquels, à notre passage, le muezzin était à son poste. Etait-ce pour appeler les fidèles à la prière? Je ne le crois pas. Je pense que ce brave curé musulman était bien plutôt là par curiosité, et ce qui me confirme dans cette opinion, c'est qu'au pied du minaret, et dans les courettes des masures groupées en cet endroit, je distinguais parfaitement de nombreux curieux en fez et turban, et même quelques femmes, chrétiennes probablement. Tout ce monde blanc et rouge, bariolé de couleurs voyantes, pasteurs et fidèles, regardait passer le bateau à vapeur, qui les rattache des deux côtés à la vie civilisée. Du reste, dans presque tous les villages, la population est aux portes sur le fleuve, quand nous passons, et cela sur les deux rives. A Gradišča, nous voyons de plus un bon nombre de soldats austro-hongrois. Celte localité est une importante position stratégique, à cause de la roule qui de là mène à Banjanluka, et par suite d'un tournant de la Save où l'on vient de construire un fort. Le lit du fleuve reste assez étroit, et il ne s'élargit pas en s1 avançant vers le Danube; mais la vallée est toujours inondée. Du côté de la Bosnie, de jolies collines boisées; puis, plus haut, une seconde ligne de coteaux plus élevés sur lesquels on dislingue des masses forestières importantes; puis enfin, plus haut encore, dans la brume, les sommets du centre de la Bosnie, tachetés çà et là par la blancheur de la neige. Le long du fleuve et jusque dans l'eau débordée, des arbustes, des arbres debout et de grands squelettes d'arbres morts d'excès d'humidité ou de vieillesse, peut-être aussi du chagrin de n'avoir pas été utilisés, et maintenant noirs, chi-coteux, décharnés, fantastiques. La rive hongroise ne montre pas pareil abandon. Pendant que nous traversons ce paysage, des soldats dorment ou fument sur le pont; quelques-uns jouent aux cartes, comme de vrais Hongrois 4"U ils sont; une femme croate, vieille avant l'âge, allaite un enfant qui braille; les officiers boivent ou bavardent; un retnouIeur utilise ses loisirs en repassant les couteaux des soldats; quelques turcs en guenilles, suivant leur usage national, tuent le temps en regardant devant eux sans rien v°ir ; et mon ami Zornleib exploite à mon profit un musulman plus propre que les autres, monté à bord à Gradišča, et qui se trouve être le maître d'école de Berbir. C'est un hodja (pèlerin), s'il vous plaît, et son turban de soie brodé d'or prouve qu'il a été visiter le tombeau du Prophète, en personne ou... par procuration. Il se rend maintenant à Hrod pour étudier l'École autrichienne, et faire un rapport à l'autorité scolaire dont il dépend à Constantinople, qui veut, dit-il, faire des améliorations et des réformes dans l'école musulmane de Berbir. Il parait intelligent et parle couramment l'arabe, le turc, le persan et le croate, plus un peu d'allemand. MM. les Osmanlis sentiraient-ils la nécessité de faire quelque chose pour la Bosnie? Il serait grand temps vraiment, maintenant qu'elle ne leur appartient plus. III Svinjar (rive autrichienne). C'est ici Venise ! une Venise de masures avec force loques blanches — ou qui ont la prétention de l'être — pendues aux balcons et aux escaliers, toujours placés à l'extérieur Je long de la paroi en bois de la maisonnette. Svinjar est absolument dans l'eau; les habitants n'ont pins de communication entre eux qn'en bateau, et leva-peur ne peut accoster. C'est donc en nacelle qu'on débarque et qu'on embarque. Sur la rive bosniaque, rien qu'un misérable hameau au pied d'une colline boisée, dont le lleuve s'approche en faisant un coude pour s'éloigner aussitôt. Tous les habitants de ce hameau, une cinquantaine en comptant les oies, tripotent au bord de l'eau, sans que je puisse distinguer ce qu'ils font. Ils s'amusent sans doute : la misère leur crée des loisirs ! Kobach (rire autrichienne). Nous nous sommes arrêtés tout à l'heure sur la rive bosniaque à Kamen. Ce n'est qu'une énorme carrière où travaillent des soldats et des ouvriers, en grande majorité italiens, et dont les pierres sont destinées à la confection des nouvelles routes ouvertes par les Austro-Hongrois dans les provinces conquises. Avant Kamen, la Save arrive perpendiculairement sur les monts de Bosnie, qui la forcent à tourner brusquement à angle droit. Les montagnes sont maintenant tout près de nous sur la rive droite, et le pittoresque y gagne beaucoup. La rive gauche, au contraire, est plate comme précédemment et ne laisse apercevoir que fort loin, à l'horizon, les montagnes de la Slavonie. Kobach est un assez joli village qui, par miracle, n'est point inondé. Il possède, comme tout à l'heure Svinjar, une église catholique et une chapelle grecque. 11 y a aussi un Kobach turc ou plutôt bosniaque, mais il est sans doute caché dans les bois de la rive droite, car je ne distingue (pie deux ou trois maisons, d'assez bonne apparence relativement, cela va sans dire. Nous longeons toujours de près S 11 H LA SAVE. 45 les montagnes de la rive de Bosnie, et nous voici bientôt à Dubocatcb, où nous trouvons encore cette monotone répétition d'un village bosniaque à droite, avec un minaret en bois, et d'un vdlage hongrois ou pour mieux dire slave, à gauche, avec son clocher catholique ou orthodoxe. Les montagnes s'éloignent vers la rive bosniaque. — En route pour Brod, notre dernière étape avant d'entrer en Bosnie. CHAPITRE III EN SLAV0N1B. — D J A K O V A. Brod : une grande ville de l'avenir. — Un village bosniaque.— Chemins de fer et roules en Slavonie. — Un évêque patriote et grand seigneur. — Mgr Strossmnyer. — Le palais et la cathédrale de Djakova. — Retour à Brod. I. Brod, 15 mai. En passant pour arriver à Brod sous le magnifique pont à cinq arches en fer, d'un demi-kilomètre de long sur six mètres de large — que les Austro-Hongrois font jeter en ce moment sur la Save, et qui sera le premier sur lequel on pourra franchir les eaux de la vallée du Danube, depuis Agram jusqu'à la mer Noire ■— on peut se faire un instant l'illusi on que l'on va retrouver la vie civilisée ou du moins le confortable du voyageur. Il n'en est rien cependant : des rues énormes sans pavé et remplies de fondrières qui, en ce moment, sont de véritables cloaques; une foule de gens à mine hétérodoxe contre l'empressement suspect desquels il faut défendre ses bagages; pas une voilure, bien entendu — par où passerait-elle?— c'est ainsi que doivent se présenter tout d'abord à l'arrivant les villes du Ear-West américain, du cap de fionnc-Kspôrancc ou de l'Australie, le jour où elles sont "nprovisées ; mais il y a ici deux éléments en plus : les soldats qui sont nombreux, à en juger par ceux que Ton encontre partout, et le typhus qui fait actuellement beaucoup de victimes. Nous avons obtenu heureusement, et à grand'peine, une chambre h deux lits à Bothe-IIaus, l'unique auberge de cette bourgade qui contient, à l'heure où j'écris, trois mille habitants; nous y serons sans doute fort mal, mais il n'y a pas de choix; je doute même, entre nous, que nous jouissions partout d'un pareil luxe en Bosnie. Tout ce que nous entendons dire de cette terre promise nous parait peu engageant; aussi sommes-nous fort heureux d'accepter l'aimable invitation que nous fait une dépêche de Mgr Strossmayer, évêque de Djakova, d'aller le visiter en sa ville épisco-pale. J'avais pour cet illustre et savant prélat, qui est en même temps un grand patriote slave et un grand ami des Français, des lettres de recommandation de Paris et d'A-gram; mon premier soin en arrivant à Brod avait été de lui demander audience, dette démarche préliminaire, sans parler dela question de convenance, était aussi absolument nécessaire, car on disait à Brod, dont l'inondation a fait une île, que toutes les routes et même la voie ferrée étaient coupées, et que Djakova ne pouvait être atteint que par un détour qu'il nous aurait été impossible de faire. H paraît qu'il y a exagération, et qu'on peut y arriver directement. Je vais donc demain tourner le dos à la Bosnie pour quarante-huit heures encore, mais ce n'est presque pas m'éloigner de mon but, car Mgr Strossmayer, évêque de Slavonie, porte aussi le titre d'évêque de Bosnie. ...J'ai pris terre aujourd'hui pour la première fois sur la rive bosniaque, et cela grâce à l'obligeance d'un brave négociant croate qui, m'ayant reconnu dans la baraque de bois de l'unique restaurant de l'endroit, pour le voyageur français dont les journaux d'Agrarn avaient annoncé la venue il y a quelques jours, me proposa de m'accompagner dans ma visite de Brod hongrois et de Brod turc, et me pilota pendant toute cette journée avec une bienveillance aussi intelligente que dévouée. Après avoir traversé la Save1 sur le squelette du pont en construction dont j'ai parlé plus haut — cč qui, entre nous soit dit, ne me donna qu'une idée médiocre de l'agrément du métier de charpentier ou de couvreur — nous abordâmes la rive turque et le village bosniaque de Brod. Quand je dis : nous abordâmes, je parle sans aucune figure, car le pays est tellement inondé qu'on ne peut circuler entre les maisons — dans le Brod turc, bien entendu — qu'en nacelle. Nous hélâmes donc un petit bateau creusé dans un tronc d'arbre, un vrai canot de sauvage conduit par un petit musulman qui nous déposa sur l'ilot où est construite la principale rue de « Turkissh-Brod » . Justement midi sonnait, de sorte que le muezzin était à son poste et appelait les fidèles à la prière; nous allâmes nous planter à la porte de la petite mosquée qui était restée ouverte à cause de l'affluence (c'était un vendredi), et j'eus la primeur d'un office musulman en Bosnie. Je vous ferai grâce de nos courses dans ce trou hnmide 1 Au milieu du fleuve se trouve une île dont la possession était depuis longtemps en litige entre l'Autriche et la Turquie. — J'apprends en passant que la question a été réglée récemment, et que l'Autriche a généreusement abandonné — en détail — l'île à la Turquie, pour la reprendre en gros avec le reste de la Bosnie. Pauvre Turquie ! EN SI.av0n1e. — »JAKOVA. <9 0u végètent un millier de pauvres diables, au bazar, dans un café; je ne vous parlerai pas du débraillé pittoresque de tout ce monde, des petites scènes de mœurs que j'aperçus a droite et à gauche, tout cela est trop connu, et c'est toujours la même chose. Mais ce que je ne puis m'empêcher de noter ici, c'est que ces maisonnettes occupent un cmpla- La Save à Brod, avant la construction du pont. cement où s'élèveront plus tard les palais d'une grande v'Ue, car Brod sera une importante cité commerciale avant la fin du siècle prochain. Ce n'est pas seulement comme passage commercial que ''avenir de Brod doit grandir, mais le territoire qui l'environne est, je le crois, appelé à un véritable développement agricole. 11 n'y a aucun chemin encore digne de ce nom dans cette partie de la vallée de la Save; du reste, ils seraient très-chers à construire, car la pierre manque, et il faudrait faire venir les matériaux des montagnes de Slavonie ou de Bosnie, qui sont fort loin, ou des bords de la Save à Kamen. Pourquoi ne construirait-on pas les routes en briques de terre cuite, comme en Hollande? Celte vallée, quand elle sera mise à l'abri des inondations de la Save, et qu'elle aura des chemins, sera d'une richesse Type rd les rois de Dalmatie, puis ceux, de Croatie : la situation plus avantageuse de leurs possessions, placées sur le bord de la mer, explique tout naturellement celte supériorité. Les rapports suivis de tous ces peuples avec Home et Byzance commencèrent, du reste, de bonne heure. Au neuvième siècle, l'empereur ILisilo le Macédonien avait conquis les pays qui composèrent depuis la Bosnie, la Bascie, l'Herzégovine et la Dalmatie; mais celle occupation fut éphémère, ainsi que celle des Bulgares sous leur grand tsar Siméon. N'ous voyons en 91 i un grand joupau ou roi de Croatie, Tomislav, accepter le titre de consul romain; c'est son successeur qui, dit-on, s'empara du banal serbe voisin, que l'on commença à appeler, du nom de son fleuve principal, la Bosona ou Bosnie. L'Ile continua à dépendre de la Croatie jusqu'à la conquête hongroise. La Bosnie, pendant toule celle période, était un des sept banals du royaume de Croatie. De 1018 à 1070, les rois croates recevaient leur diadème et une investiture nominale de Byzance. C'est an commencement du douzième siècle qu'eut lieu l'invasion magyare; en 1141» Bela II de Hongrie compléta celle conquête par l'occupation du pays de Rama, ainsi appelé du nom de la rivière qui l'arrose, affluent de la Xarcnla; mais cette domination n'était guère qu'une vague suzeraineté qui n'empêchait pas la Bosnie d'avoir des bans à peu près indépendants : nous trouvons sur la liste de ces princes Sélimir, au dixième siècle; puis, 63 LES PAYS S V D-S LAVES. plus lard, Boritch, el en 1168, Koulin, fils de Bor i t ch. Le règne de Koulin est considéré comme la période la plus remarquable de la Bosnie chrétienne; il fut le premier prince de ce pays qui frappa monnaie, et le peuple, dans ses légendes et dans ses chants, regrette encore aujourd'hui le temps du bon ban Koulin. C'est sous sa domination que les Bagusains commencèrent à entrer en Bosnie et à en exploiter les richesses naturelles. Mais ce fut lui aussi qui commit l'erreur do favoriser l'hérésie des Bogomiles; peut-être espérait-il s'en faire une arme contre les catholiques magyars et croates; son calcul fut, du reste, déjoué, et celte hérésie devint, au contraire, la cause de la ruine de son pays. Ces Bogomiles, sorte de secte manichéenne originaire d'Arménie, étaient ensuite passés en Bulgarie; puis de là, eu présence des persécutions des empereurs et notamment d'Alexis Comnène, ils avaient fui plus loin encore de l'orthodoxie byzantine, et étaient arrivés en Bosnie, dont l'histoire se confond bientôt avec la leur. La Bosnie et l'Herzégovine avaient presque toujours appartenu nominalement à l'Église de Rome, qui la réclamait connue héritière de l'Empire d'Occident, dont l'Ulyrie de l'ouest faisait partie; mais, en réalité, le catholicisme bosniaque était absolument indépendant et autonome. Les évoques de Bosnie reconnaissaient cependant comme métropolitain l'archevêque de Salone, quand les raisons politiques ne les portaient pas à accorder leurs préférences à Uaguse, qui réclamait aussi celte suprématie purement nominale; cependant, en 1180, Koulin était encore considéré comme un fils dévoué de l'Eglise romaine. C'est seulement quelques années plus lard que nous le voyons, ainsi que sa sœur, veuve du comte de Chelm (Herzégovine), embrasser l'hérésie dos Bogomiles; mais bientôt après, sous l'influence de la crainte des Magyars catholiques, il se rétracte tout d'abord à Rome, en personne. Puis nous apprenons par une lettre adressée au Pape en 1199 par le prince slave de Zêta, que Koulin est retourné à ses erreurs. Celte fois, le Pape a beau en appeler au roi de Hongrie, Koulin est assez fort pour résister à toutes les injonctions; sur ces entrefaites, Daniel, évèque de Bosnie, embrasse lui-même l'hérésie, et les Bogomiles détruisent la cathédrale et le palais épiscopal de Kretchevo. Il en résulte une rupture complète des relations entre le Saint-Siège et la Bosnie, qui devient le centre et comme la forteresse de la grande hérésie slave. Elle donnait asile à un pape bogomile dont l'autorité s'étendait jusque sur les patarins de France, puisque nous lui connaissons un vicaire <« m parlibus Galîiarum «. A la mort de Koulin, le roi de Hongrie essaya de réagir et nomma un ban catholique, appelé Zhisclave; de son côté, le Pape envoya en 121G une mission spéciale pour essayer de convertir les hérétiques ; mais tous les efforts furent vains, puisque l'histoire nous montre encore en 1233 un pape ou évèque de la secte exerçant en Bosnie. Alors, le pontife romain , qui venait de convertir les Albigeois manu militari, résolut d'employer les mêmes moyens de persuasion vis-à-vis de leurs coreligionnaires des bords de la Bosna et de la Narenta. Il prêcha donc une croisade contre eux dans l'Europe centrale, et en 1238, Coloman, roi de Hongrie, entra dans le pays et le ravagea. Depuis ce moment, l'histoire de la Bosnie n'est plus que le récit d'incursions sanguinaires qui avaient la religion pour prétexte et pour but le pillage et le massacre; histoire lamentable fort peu connue en Occident, où tout l'intérêt se porta sur la lutte qui eut le Languedoc pour théâtre et les patarins français pour victimes. Après la première croisade de Coloman, la hiérarchie romaine avait été rétablie en Bosnie; mais ce qui prouve bien l'invincible vitalité des Bngomiles, c'estquedès 125G, l'évèché catholique de Bosnie était une seconde fois supprimé. C'est vers cette époque aussi que les Franciscains furent envoyés dans les deux provinces, pour y aider les Dominicains qui y étaient déjà établis. Enfin, à la fin du treizième siècle, la Bosnie fut pour quelque temps sous la suzeraineté de la Serbie, dont le tsar Stéphan Dragouline, qui était favorable à l'Eglise romaine, y établit l'inquisition en 1291. Nous verrons tout à l'heure ce qui advint de cette nouvelle création; il nous faut maintenant revenir un peu en arrière, pour dire quelques mots de la Zachloumia ou pays de Chelm, devenu depuis l'Herzégovine. Cette province, dont l'histoire a toujours été intimement liée, nous l'avons vu plus haut, à celle de la Bosnie, avait subi comme elle l'hégémonie des rois de Dalmatie et de Croatie, puis celle des bans de Bascie. Au milieu du dixième siècle, Constantin Porphyrogénète nomme plusieurs jou-panies de la Zachloumia. A la même époque, un ban de cette contrée accepte le titre de proconsul et de palrîce. De 1091 à 1105, les Hongrois s'emparèrent de la Croatie et de la partie nord de l'Herzégovine. Puis le roi serbe Stéphan Xemanja, s'en étant rendu maître en 1181, la donna à ses deux frères Constantin et Mieroslav ; le fameux saint Saba, dont le nom remplit, les légendes populaires des Slaves méridionaux, était le frère cadet de ces deux princes. Nous ne suivrons pas l'histoire confuse des Nernanja, leurs luttes avec les divers seigneurs ou princes du voisinage, leurs rapports éphémères avec Baguse et Spalatro, leur renversement par les aventuriers de la famille Branivoj. Cela dura plus d'un siècle, jusqu'au moment où Paul, ban de Bosnie, en 1302, et ses deux successeurs Sléphan IV et Tvartko, commencèrent ou complétèrent la conquête de tout le pays de Chelm, nom que l'on donnait alors à l'Herzégovine. Pendant ce temps, les Hongrois, qui dominaient plus ou moins directement sur toutes les contrées du littoral slave jusqu'à la Xarenta, avaient supplanté les Serbes et acquis une influence prépondérante sur tous les petits princes de l'intérieur du pays. Aussi c'est à eux que s'adressaient les papes qui poursuivaient leur lutte contre les Bogomiles quand les bans de Bosnie, obligés, quels que fussent leurs sentiments personnels, à de grands ménagements envers leurs sujets hérétiques, se montraient trop Cèdes au gré des persécuteurs cal Indiques. Nous voyons en 1325 le pape Jean XXII adresser deux lettres identiques quant au fond, et relatives à cette éternelle question des Bogomiles, l'une à Charles, roi de Hongrie, et l'autre à Stéphan, ban de Bosnie. Cette dernière est datée d'Avignon, au mois de juin. Quelques années après, c'est encore au roi de Hongrie que le Saint-Siège écrit pour se plaindre du ban Stéphan Tvartko Iorqui favorisait aussi l'hérésie. Même depuis qu'ils étaient forcés d'obéir personnellement à la curie romaine, les princes bosniaques ne prêtaient qu'à leur corps défendant l'aide de leur puissance séculière aux inquisiteurs chargés d'extirper l'hérésie. Le Tvartko dont il est ici question était devenu le beau-frère de Louis, roi de Hongrie, qui espérait s'en faire un boulevard contre les Turcs de plus en plus menaçants; et une alliance si avantageuse lui avait permis de se faire proclamer en 137G, au monastère de 69 LES r . Y S S L'O-SI, 1VES. Milelchcvo, où étaient conservés les restes de saint Saba, roi de Bosnie, de Bascio et de Primorie. Mais l'espoir de Louis de Hongrie fut trompé : les rivalités ethniques et religieuses et les haines accumulées par les sanglantes croisades des Magyars furent plus fortes que les alliances de famille; et Tvarlko Ier, de mémo que ses •ttecesseurs Tvarlko II et Tvarlko III, luttèrent pendant tout leur règne contre les Hongrois '. Ils ne craignirent même pas de s'appuyer sur les musulmans pour satisfaire leurs rancunes nationales ou leurs vues d'agrandissement, et ils contribuèrent ainsi à la ruine du slavisme dans la péninsule balkanique. C'est ici que se place l'événement capital de cette époque de l'histoire des Slaves, événement dont les conséquences fatales pèsent encore sur l'Europe tout entière. Je veux parler de la bataille de Kossovo. Il Mourad Ier était alors calife des Ottomans ; il s'était emparé de la Thrace et de la Thessalie, et avait transporté le siège de son empire à Andrinople, ne laissant provisoirement, et parce qu'il manquait de vaisseaux, que Constan-linople et sa banlieue aux faibles successeurs des empereurs byzantins; il faisait de fréquentes incursions en Macédoine et en Albanie, et devant cette puissance mena- ' En 1381, Tvarlko |«* paraît s'être emparé de toute la Dalmatie, h l'exception de Zara. La mémo année, il repoussa une attaque dea Turcs. çante, les Valaques, les Hongrois el les Slaves, oubliant leur rivalité, unirent leurs forces pour résister au danger commun, Lazare, prince de Serbie, qui avait réuni sous son étendard tous les Slaves de la rive méridionale du Danube, fut choisi comme chef de cette confédération défensive dans laquelle dominaient ceux de sa race. Celui qui est Serbe et de père serbe, Qui est de sang el de famille serbe, S'il ne vient pas combattre à Kossovo , Que, sous sa main, il ne lui pousse rien! Que le froment ne pousse dans son champ! Sur la colline que sa vigne ne pousse ! C'est ainsi qu'une piesmu populaire 1 chante l'appel que Lazare adressa aux Slaves avant de quitter sa capitale, Kroulcheva, où il avait reçu la provocation du sultan. Malgré cet appel, l'armée des Turcs, suivant une tradition, — du reste, absolument contraire à l'histoire, — était tellement supérieure en nombre à celle des Slaves que « si tous les Serbes avaient été changés en sel, ils n'auraient pu saler un repas à leurs adversaires, et que la pluie, tombant sur l'armée des Turcs, ne pouvait nulle part tomber sur la terre ». Néanmoins, la victoire fut longtemps disputée; mais enfin le Croissant l'emporta, et Lazare, resté presque seul, fut fait prisonnier, tandis (pie ceux qui fuyaient étaient taillés en pièces. Puis, pendant que le sultan vainqueur parcourait le champ de bataille, un soldat serbe blessé se releva et le frappa à mort. Les Ottomans, pour venger leur chef, massacrèrent à ses pieds tous leurs prisonniers et i Traduite par CviULLS, Voyage sentimental aux pays slaves, p. 88. avec eux le tsar Lazare, depuis honoré comme un martyr. D'après la tradition constante des peuples vaincus, qui ne peuvent admettre leur défaite qu'en les attribuant à la trahison, le désastre de Kossovo serait dû à la lâche défection du voïvode Vouk Hrankovilch, gendre de l'empereur Lazare, qui aurait passé à l'ennemi pendant la bataille avec douze mille hommes. A Kossovo, dit un chant populaire ', A Kossoio, Vouk a trabi Lazare, Il a trahi le prince glorieux. Que le soleil n'éclaire plus sa face! Vouk a triLhi son seigneur, son beau-père; Maudit soit-il, et qui l'a engendré! Maudites soient sa tribu et sa race! Et ce n'est pas seulement l'épopée qui a conservé ce souvenir ; il se montre même dans les documents publics. « S'il se trouvait au Monténégro, dit une déclaration officielle signée par les chefs monténégrins eu 1803, s'il se trouvait un homme, un village, une tribu qui, ostensiblement ou occultement, trahisse la patrie, nous le vouons unanimement à l'éternelle malédiction, ainsi que Judas qui a trahi le Seigneur Dieu, et l'infâme Vouk ISrankovilch, qui, en trahissant les Serbes à Kossovo, s'attira la malédiction des peuples et se priva de la miséricorde divine ".» Quoi qu'il en soit, le souvenir de la défaite de Kossovo, qui prépara l'asservissement de tous les Jougo-Slaves, est, comme on le voit, resté vivant parmi leurs descendants ; jusqu'à nos jours, tous les événements qui, de près ou de loin, peuvent être considérés comme la revanche du Vidov- 1 GnutiB, toc. cit., p. 100. ' Cité par Cvrillk, toc. cit., p. 103, clan l, y compris la victoire des Monténégrins sur les Turcs à Grahovo, en 1858, ou l'insurrection de septembre 1875, sont célébrés par des chants ou des proclamations dans lesquels on rappelle la sanglante défaite de 1389. C'est ainsi (pie les Allemands imprimaient, en 1870, que Sedan était la revanche de Tolbiac ; mais ils n'avaient pas l'excuse de cinq siècles d'esclavage sanglant. Ce roi Tvartko de Bosnie avait envoyé à l'empereur Lazare un contingent de vingt mille hommes sous le commandement de son grand voïvode Vlatko llranitch, qui, après le désastre de Kossovo, parvint à les ramener en bon ordre jusque dans leur pays. Aussi, quand les Turcs, poursuivant leurs succès, eurent pénétré avec un corps d'armée en Bosnie, llranitch les battit et sauva ainsi, pour un temps du moins, l'indépendance de sou pays. Le roi Tvartko, en récompense de cet immense service, donna à son voïvode, à titre de lief héréditaire, tout le pays de Chelm, c'est-à-dire l'Herzégovine actuelle; puis il mourut en 1391 et eut pour successeur Stéphan Dahiscia, qui régna sous le nom de Tvartko II jusqu'en 1390 et fut remplacé alors lui-même par Tvartko III, dont la domination dura quarante-sept ans. Cependant, la donation du pays de Chelm aux llranitch et l'ambition de ces grands feudataires devinrent, avec les dissensions intestines des Bosniaques, la perte des deux pays. En effet, Sandal, fils de Vlatko llranitch, inaugura bientôt une politique de bascule dont le but était de se rendre de plus en plus indépendant des rois de Bosnie; il prit parti, tantôt pour Tvartko, tantôt pour les compéti- l i Le jour de Saint-Vit. i Oa donne ce nom à la bataille de Kossovo, qui fut livrée le 15 juin, jour de la féte de ce saint, un de» patrons des Slaves. teurs qui lu: disputaient le troue; tantôt s'unit à lui contre les Hongrois qu'il battit même à l'grah en 1 410, et tantôt soutint leurs revendications; et malgré l'aide qu'il donna, en lil 4, au prince serbe Sléphan, attaqué par les Turcs, il prépara l'asservissement définitif des chrétiens slaves par les Osmanlis. Son fils Stéphan continua sa politique d'intrigues, s'appuyant tour à tour sur les Magyars ou sur les Turcs, et nous verrons tout à l'heure quel en fut le déplorable résultat. Mais avant d'aller plus loin, il nous faut revenir en quelques nuits au règne de Tvartko III. Ce prince, comme nous venons de le constater, voyait son pouvoir battu en brèche par des compétiteurs que lui suscitaient les magnats catholiques, jaloux de l'influence que laissait prendre le Roi aux bogomilcs qui représentaient le parti populaire. La situation de Tvarlko avait môme été un instant si compromise, qu'il avait demandé secours à Vladislas Jagellon, roi de Pologne et prétendant au trône de Hongrie, lui offrant, en échange de son assistance, de le reconnaître pour son suzerain et appuyant sa requête sur la parenté de race des Polonais et des Bosniaques. En réalité, Tvarlko fut sauvé par l'ambition des Magyars et par la haine qu'en dépit de leurs querelles intestines avaient pour eux les Slaves du Sud, qui sentaient bien qu'il y avait dans cette lutte de race, une question de vie ou de mort. Nous voyons, en effet, le roi de Bosnie placé, en 1408, à la tète des magnats de Croatie et de Bosnie unis contre Sigisinond, roi de Hongrie. La fortune ne favorisa pas ses armes; il fut battu et pris sous les murs de Doboj. Mais bientôt rendu à la liberté, il ne perdit pas sa couronne, grâce à l'appui du parti populaire ou bogomile. Son règne ne fut plus dès lors qu'une longue lutte contre ses deux rivaux, dont la mort ne le débarrassa qu'en 1435; qu'une série de guerres continuelles avec les Hongrois, et qu'une suite de fatigantes querelles avec son ambitieux feudalaire, Stéphan Cosatcba, petit-Gls de Vlatko Hranitch, qui, au milieu des désastres de sa race, n'oubliait pas la satisfaction de ses coupables convoitises. Afin d'arriver au but de ses désirs, qui était de se rendre indépendant des rois de Sceau Je Tvarlko III. Armoiries de Bosnie. Bosnie, il profita des embarras de Tvarlko III pour renoncer à son allégeance, et il se déclara vassal de l'empereur Ferdinand IV, qui en 1440 le créa duc ou en allemand u Herzog » de S. Saba. C'est de là que le pays de Chelm fut désormais appelé Herzégovine (de Herzog, devenu en slave Herzego, d'où Herzégovine). Ce duché s'étendit sur la côte, des bords de la Rascia au voisinage de Zara 1. 1 Nous donnons ici la gravure du sceau de Tvarlko III, et par la môme occasion les armes de bosnic ou d'Illyrie, ce qui est tout un. Ces armes sont ainsi blasormées : D'or aux deux bâtons noueux, surmontés d'une tête couron tèf le tout de sable; chargé en cœur III Stéphan Thomas succéda en I 113 à Tvartko III sur le trdne de Bosnie; ce prince, espérant sans doute être plus heureux que son prédécesseur en changeant de politique, abjura le bogomilisme et s'appuya sur la féodalité bosniaque et sur les moines catholiques romains; toujours dans le même but, il épousa Catherine, fille de Stéphan llranitch, qui reconnut sa suzeraineté. On put même croire un instant qu'il allait reprendre les grandes traditions de la Serbie. Eu 1 i57, il lança, en effet, de son château de Suliska, un appel aux princes chrétiens, les convoquant à une croisade contre les infidèles ; et cet appel n'ayant pas été entendu, il donna, le 3 juin 1 iT)?), de Pristina, rendez-vous sur le champ de Kossovo à sa noblesse bosniaque et herzégnvi-nienne. Mais quand il les vit réunis autour de lui, sa couardise naturelle l'emporta, et au lieu de combattre les Turcs, il fut heureux d'acheter du sultan Amourath une paix ignominieuse, en promettant de lui payer vingt-cinq mille ducats de tribut annuel et de remettre entre ses mains la forteresse danubienne de Semendria, alors en sa possession. En revanche, il persécuta les lîogomiles, dont quarante mille émigrèrent à la fois en cette année 1159, et sa lâcheté ayant, autant que sa cruauté, exaspéré le parti des magnats aussi bien que le parti populaire, il fut assassiné en 1100, il'iih êcusson de gueules au croissant d'argent surmonté d'une étoile de même (qui est de Bosnie proprement dite). d~ o CATHARINAL-REG IN/L-BOSNENSI STEPHANI DVCIS SANCTI- SABB/L SORORI E GENERE HELENE ET DOMO PRINCIPIS STEPHANI NATflE, THOM*.REGIS BOSN/L VXORI QVANTVM VIXIT ANNORVM Lili ETOBDORM IV IT ROMAL ANNO DOMINI MCCCC LXXVIII DIE XXV OCT OBRIS_ MONVlMENTVM IPSIVS SCRIPT1S PÛSIT V> riaaclie III. TOMBE DE CATHERINE, DKRXIÈRE REINE DE liOSXIt. LES SLAVES DE BOSNIE ET D'il E H Z É G O V I N E . 73 pendant Qu'il était campé A Bilalch, par son demi-frère Radivoj uni à son fils bâtard Stéphau. Cependant l'ambitieux duc d'Herzégovine n'avait pas perdu l'occasion d'enlever quelques lambeaux de territoire à son misérable gendre, et il avait donné asile, dans son duché, aux llogomiles chassés de Bosnie, dont il était ouvertement le coreligionnaire; il espérait, en effet, arriver à ses fins en s'appuyant sur cette secte puissante à laquelle appartenait la grande majorité du peuple bosniaque, et que d'étroites relations avec les Hussites de Bohême, leurs frères de race, avaient encore fortifiée quelques années auparavant. Malgré l'aide que leur prêtait le faible et fanaticpie Thomas, les inquisiteurs envoyés par Borne ne parvenaient pas à faire le silence dans cette terre classique de la révolte religieuse, et les malheureux Bosniaques en étaient réduits aux extrémités du désespoir. Torturés par les moines, auxquels leurs seigneurs, plus ou inoins soumis à l'influence du magyarisme, prêtaient leur appui matériel, ils en étaient arrivés à considérer comme un soulagement la perspective de passer sous le sceptre des Turcs, et à envier le sort de leurs frères serbes déjà soumis au Croissant. On prétend que dès I 450, un grand nombre d'entre eux avaient appelé les Osmanlis, et L'anarchie, qu'augmenta encore la mort violente du roi Thomas, ne put que favoriser leurs vues. StéphanThomasevitch, monté sur le trône par un parricide, en I iOO, persévéra, en effet, dans la déplorable politique de son père et continua à persécuter sans relâche les Bogomiles. iïu 1 402, la situation devint telle, —sous l'influence d'une nouvelle mission religieuse envoyée par le pape Pie II, — qu'un autre exode eut lieu en Herzégovine, cl qu'un nouvel appel fut adressé par les martyrs bosniaques au sultan Mahomet. Cette fois, le sultan crut le moment venu d'agir, et il entra en Bosnie, dans le courant de l'année 1463. Le roi Stéphau Thomasevitch fut, comme il le méritait, abandonné par son peuple; toutes les villes, au nombre de soixante-dix, ouvrirent leurs portes aux musulmans comme à des libérateurs, et le royaume entier fut en huit jours aux mains de Mahomet. Pourquiconque a visité ce pays, vraie forteresse naturelle où la défense serait encore aujourd'hui si facile à un peuple uni et décidé à rester libre, cette rapide conquête de la Bosnie par les Turcs ne peut s'expliquer que par la connivence de la grande majorité des habitants hérétiques qui, lassés de la sanglante tyrannie des inquisiteurs et de leurs seigneurs catholiques, crurent trouver dans l'arrivée de nouveaux maîtres la fin de leurs souffrances. Thomasevitch s'était réfugié en Dalmatie et enfermé dans la forteresse de Clissa avec la poignée d'hommes qui étaient restés fidèles à sa mauvaise fortune. C'est là qu'il fut pris et exécuté quelque temps après. Les principaux magnats bosniaques se sauvèrent sur les côtes de Dalmatie ou bien furent faits prisonniers et déportés en Asie; cinquante mille jeunes gens furent incorporés de force dans les janissaires, et deux cent mille habitants furent vendus comme esclaves. La reine Catherine, veuve de Thomas, qui depuis l'assassinat de son époux vivait retirée au monastère de Sutiska, s'enfuit à Baguse et de là, en 1 475, à Borne, où elle mourut deux ans après et fui enterrée dans l'église d'Ara-Cœli. Je donne ici sa pierre tombale d'après Evans. Son fils Sigismond, héritier légitime du trône bosniaque, s'était fait musulman pour échapper à la mort '. 1 La reine Catherine légua en mourant le royaume de Bosnie fc LES SLAVES DE I10SNIE ET D'il E II 7. É G 0 V I N E. 7 5 Stéphan Hranitch ne porta aucun secours à son suzerain, et au mépris de son devoir de vassal et des intérêts de la chrétienté, il s'enfuit à Raguse. Aussi les Turcs, la Bosnie définitivement conquise, se tournèrent-ils vers l'Herzégovine, et Stéphan mourut de chagrin, en 14G6, tributaire des Osmanlis. De ses trois fils, les deux aines, Vlalko et Vla-dislas, qui avaient recueilli son triste héritage par la protection des Hongrois, furent définitivement chassés par les Turcs en 1483, tandis que le troisième, Stéphan, livré en otage par son père et imitant sa félonie, se faisait musulman et devenait, sous le nom d'Herzck-Ahmed-Pacha, le gendre du sultan Mehemcd, qui le créait beglerbeg de Koumélie \ Telle fut la triste fin de la domination chrétienne dans la Bosnie et l'Herzégovine. Mathias Corvin, roi de Hongrie, essaya bien de maintenir par les armes les droits qu'il prétendait avoir sur les pays d'outre-Save ; il reprit aux Turcs vingt-sept villes de la basse Bosnie et réussit à créer, sous le titre de banat de Jaycze, une province chrétienne qui comprenait, sous le sceptre de la Hongrie, la Croatie turque, la vallée du Ver-bach, la Possavina, l'Cssora, et même une partie de laPri-morie et le nord de l'Herzégovine. Mais cette création fut éphémère. Les Turcs ne cessèrent de lutter pour la possession de tout le pays jusqu'à la Save. Ils assiégèrent plusieurs fois la grande forteresse de Jaycze, capitale du Banat, située l'Église catholique romaine, à condition que si son fils redevenait chrétien, son trône lui serait rendu par la papauté. Pour gage de cette donation, elle offrit au pape Sixte IV l'épée et les éperons des rois bosniaques, qui furent solennellement déposés dans le trésor pontifical. 1 U périt en 1488, dans une bataille navale contre les Égyptiens; «on fils fut trois fois grand vizir. au confluent du Verbach et du Piva, ainsi que les autres citadelles occupées par les chrétiens. En 1520, Zwornik, Sokol et Techanj tombèrent au pouvoir des musulmans, et Jaycze elle-même ayant succombé en 1527, la Bosnie et L'Herzégovine lurent annexées aux possessions du Calife. Dès lors, ces deux malheureuses provinces, devenues partie intégrante de l'empire ottoman, furent le principal champ de bataille de la grande guerre entre les Turcs, les Magyars et les Vénitiens, et, au lieu de servir de rempart à l'Europe chrétienne, elles devinrent bientôt la tète d'attaque du Croissant contre la Croix. La désastreuse bataille de Mohacz (1520), dans laquelle les Hongrois et les Tchèques furent écrasés et leur roi Jagellon tué, valut à la maison de Hapshourg la couronne impériale, spontanément offerte par les chrétiens épouvantés, et assura aux Turcs la conquête des pays au sud de la Save. Néanmoins, ce ne fut qu'en 1090, et après une nouvelle série de luttes continuelles entre les Magyars et les Osmanlis pour la possession de la Bosnie, et entre ces derniers et les Vénitiens pour celle de l'Herzégovine, que ces deux provinces désolées furent reconnues, par le traité de Karlovvitz,comme définitivement et irrévocablement annexées à l'empire ottoman, et devinrent, au point de vue stratégique, suivant le mot des historiens turcs, « le lion qui garde les portes de Stamboul ». Désormais isolées du reste de la chrétienté, oubliées et abandonnées à leur sort, livrées, par le fait de la conquête, à un régime agraire désolant et ruineux, — régime dont nous aurons occasion de reparler plus loin, — vivant complètement en dehors de l'histoire et de la civilisation, elles formèrent comme une tache noire sur la carte de l'Europe méridionale. De tempa à autre seulement, une insurrection, — cri de désespoir bientôt étouffé dans le sang, — l'appelait au monde qu'il y avait là un peuple qui agonisait; puis tout retombait dans le silence, jusqu'à ce qu'une autre génération, lasse de souffrir, tentât un nouvel effort, également impuissant. Enfin le traité de Berlin (juillet 1878), en donnant à l'Austro-Hongric la mission, — longtemps désirée par elle, — d'occuper les provinces slaves de la Turquie, mit un terme à cet isolement contre nature; et malgré les résistances partielles des musulmans bosniaques et herzé-goviniens, et la mauvaise humeur de la Russie, cette occupation fut acceptée comme un bienfait par la grande majorité de la population des deux provinces et accueillie avec un soupir de soulagement par l'Europe, qui, malgré son égoïsme, avait honte de l'état d'abandon dans lequel elle laissait des frères de race et de religion. C'est à ce moment et quelques mois après l'occupation autrichienne, que j'arrivai en Bosnie, et qu'après avoir, comme je l'ai dit plus haut, parcouru la Croatie et la Sla-vonie, je pénétrai enfin par Brod dans les nouvelles provinces slaves de la monarchie austro-hongroise, muni de toutes les recommandations et pièces nécessaires pour pouvoir circuler dans le pays où les officiers, les fonctionnaires et les fournisseurs de l'armée étaient seuls admis librement à cette époque. chapitre v L K N'OKD de la dosms. Dervend. — Maisons chrétiennes et musulmanes. — Un «farde champêtre bosniaque. — Le confortable en Bosnie. — Un mot sur le beau sexe. —Le couvent de Saint-Marc de Plëbau. —Un point de vue sur la vallée de la Save. — Un chemin de fer rudi-inenlaire. — Kotorsko. — Doboj et son vieux château. — Agriculture primitive. I Dervend, 19 mai. Mous voici enfin en Bosnie. Nous avons quitte Brod hier matin, à quatre heures, et nous sommes arrivés à Dervend par le petit chemin de fer stratégique qui n'est pas encore ouvert au public, mais dont nous avons le droit d'user, grâce à nos firmans. Dervend (ou Derbend), bien que possédant dans ses six cent cinquante maisons une population de quatre mille habitants environ (sans compter les quatre-vingts hommes du génie et du train qui composent en ce moment sa garnison), Dervend est un affreux trou, formé de trois ou quatre rues tortueuses, mais qui a le mérite pour le touriste venant de la Save d'être le premier centre musulman qu'il rencontre sur son chemin. L'n effet, ce sont les villes (pii représentent surtout ici l'élément turc, tandis que les villages sont presque exclusivement peuplés de chrétiens. Le régime féodal, avec le propriétaire mahométan et le serf chrétien, régime qui existe en Bosnie depuis la lin du quinzième siècle, a naturellement groupé autour du château tous les clients personnels du seigneur, ses officiers, ses valets, tous ceux enfin qui, pour des motifs divers, avaient embrassé la religion du vainqueur, tandis que les pauvres raïas, fidèles à leur foi, restaient dispersés dans la campagne, obligés de cultiver la glèbe à laquelle ils étaient attachés de par la loi du plus fort, et désireux d'ailleurs de traîner leur misérable vie le plus loin possible des vexations du maître et de ses parasites. Tout le pays des environs appartient ici à deux grands begs, dont l'un s'appelle Voussouf et l'autre Busleiu Alibe-govitch. Ils sont parents, et possèdent à eux deux un territoire an moins égal à un département français. Voussouf est le plus riche; sa terre s'étend jusqu'à la Save. Le sont des gens bien élevés, parait-il, et dont la vie privée est des plus honorables. Comme presque tous les Slaves musulmans de Bosnie, et surtout ceux de l'aristocratie, ils n'ont chacun qu'une femme (on compte seulement à Dervend trois musulmans polygames, et ils ne sont pas des plus distingués). Avant l'arrivée des Autrichiens, ils menaient l'existence de grands propriétaires campagnards, se bornant à manger tranquillement, et sans trop compter, les redevances du tiers des produits de la terre que leur devaient leurs métayers raïas. Ils n'ont essayé aucune résistance, — le premier coup de fusil a été tiré à Kotorsko, et c'est plus loin, à Maglaj et à Doboj, qu'ont eu lieu les premiers engagements sérieux ', — et ils mani- 1 Les insurgés, si l'on on excepte quelques bataillons réguliers, testent aujourd'hui l'intention de faire venir des paysans d'outre-Save pour travailler leurs terres, leurs raïas étant décidément trop paresseux et trop ignorants. Est-ce là seulement une flatterie à l'égard des envahisseurs ou le résultat de l'ancienne influence du voisinage des pays civilisés? On ne parle pas moins tout bas de leur prochain départ pour une terre musulmane, et l'on assure que, au moins en ce qui concerne Youssouf-Bcg, c'est une décision absolument arrêtée. Je reviens à la ville de Dervend. Sauf quelques édifices Plan d'uuc maison de musulman bosniaque. particulièrement soignés et, parmi eux, les demeures des deux grands begs, Dervend, comme toutes les villes de la Bosnie, est bâtie exclusivement en bois. Les maisons des pauvres chrétiens se composent d'une misérable cabane en planches avec soubassement de terre, qui n'a qu'un trou pour cheminée et pas de cloisons intérieures. C'est là marcliant avec eux volontairement ou non, n'étaient qu'un ramassis de fanatiques sans commandement et sans discipline, au nombre de vingt à vingt-cinq mille. Ils résistaient rarement à une charge a la baïonnette, mais se défendaient bien dans les maisons ou derrière un abri quelconque. dedans que grouillent pêle-mêle le père , la mère, les enfants et les cochons (ces deux catégories sont ordinairement nombreuses), sans compter la vermine. Les maisons des musulmans du commun sont un peu plus confortables: elles ont en général unétage,et le rez-de-chaussée est exclusivement consacré aux quadrupèdes, au-dessus desquels demeurent les bimanes. L'escalier n'est qu'une échelle pénétrant dans l'étage par un trou au plancher; il y a ordiuai- XI ,1 i si > ri bosniaque musulmane. rement trois pièces : une chambre centrale avec un divan plus ou moins primitif pour recevoir les visiteurs, et de chaque coté deux chambres plus petites, réservées à la famille. Le seul reste ancien de Dervend est la ruine de son vieux château, dont deux portes existent encore et dans l'enceinte duquel se trouvent une petite mosquée et le tombeau d'un saint musulman recouvert d'un mauvais hangar entouré d'une grille en bois. Autour de ce tombeau, un cimetière turc, qui est loin de valoir comme pittoresque, sinon comme propreté, ceux qui sont disséminés dans les bosquets entourant immédiatement la ville. Quant 82 les p a y s sud-slaves. aux cimetières chrétiens, les musulmans exigeaient, en signe de mépris, qu'ils fussent relégués au loin dans la campagne ; celui de Derveml est à plusieurs kilomètres de la ville, sur la route de Scrajewo. Les chrétiens sont pourtant relativement très-nombreux ici, et, s'il y a trois mosquées, il y a, d'autre part, une chapelle catholique et une église grecque orthodoxe (srbs/w crkva). Tout ce monde-là vit, du reste, très-calme sous la bannière austro-hongroise ; à sept heures et demie du soir, toutes les boutiques, — si l'on peut donner ce nom aux misérables échoppes des étalagistes du lieu,— se ferment, sauf deux ou trois, tenues depuis l'occupation par des giaours ou, comme on dit en Bosnie, des Kaurs sans scrupules; les rues appartiennent alors à d'énormes rats qui se cachent pendant le jour dans les crevasses des soubassements des maisons, et le Franghi, curieux et noctambule, peut apercevoir, à travers les planches mal jointes qui servent de murailles, des scènes intimes qui, pour être orientales, ne sont pas toujours empreintes de la plus pure poésie. La police de la ville se compose de seize zaptiés, qui ne sont peut-être pas payés très-régulièrement, —je veux le croire, du moins, pour l'honneur de l'uniforme... qu'ils pourraient avoir, —■ car ils acceptent facilement le bakchich. Lors de mon arrivée, la première personne que je rencontrai fut un de ces pauvres diables, qui, rassemblant tout ce qu'il savait d'aimable dans une langue civilisée, mesahia d'un : » Bravo ! » en me tendant la main. Etait-ce pour serrer la mienne ou pour me demander d'augmenter son casuel? Je n'en sais rien... Toujours cst-il que je me débarrassai de cet honorable garde champêtre en lui donnant quelques kreutzers, qu'il reçut avec une dignité froide et une satisfaction marquée. La ville de Dervend ferait peut-être mieux d'avoir un peu moins de zaptiés et un peu plus de soin de ses rues, qui sont dans un état lamentable et qui se changent en fondrières à la moindre pluie. Ce lieu de délices possède encore deux hôtels, l'hôtel Kostich, le plus ancien, et le nouveau, le meilleur et le plus à la mode, l'hôtel Europa. On y trouve une unique chambre à deux lits, pavée en briques et munie des meubles et des ustensiles rigoureusement indispensables; en un mot, le suprême confort des hôtels de province... en Bosnie. Ouant aux draps, par exemple, ils sont là, comme dans les pays jougo-slaves, à peu près inconnus; on les remplace avantageusement, — pour le budget de blanchissage de la maison, — par des pièces de toile carrées boutonnées ou cousues aux couvertures, et qu'on change seulement quand elles sont sales... Heureux le voyageur qui passe le premier!.,. En m'introduisent dans cette unique chambre, le patron de V Kttropa, croyant sans doute me faire plaisir en me donnant cette bonne nouvelle, m'affirma que, pour cent florins, je ne trouverais pas un appartement pareil jusqu'à Serajewo. C'est possible; mais la perspective manque d'agrément, quand on a encore une dizaine d'étapes à faire avant d'arriver à la capitale bosniaque. Je n'ai plus rien à citer à Dervend que sa rivière, torrent rocailleux que l'on traverse en temps ordinaire en retirant ses chaussettes, — je ne fais ici, bien entendu, aucune allusion aux indigènes, qui ignorent l'usage de ce vêtement inutile, — et dans laquelle les femmes lavent leur linge d'une façon encore plus primitive, et en montrant leurs jambes un peu plus haut que leurs voisines des bords de la Save. Puisque je parle du beau sexe, je dirai, une fois pour Ion les, (pie les échantillons rencontrés en Bosnie ne sont pas faits pour donner une grande idée de ses charmes. Il est vrai (pie l'on voit seulement à visage découvert des chrétiennes, pauvres créatures vouées dès leur plus jeune âge aux privations, à la misère et à la servitude des rudes travaux des champs. Dans la Possavina, où elles ont le plus souvent les cheveux courts ou tressés en queue comme ceux des hommes, les jeunes filles jettent parfois sur cette coiffure un mouchoir arrangé avec celle élégance relative qui, en tout pays, est l'apanage de leur sexe. Mais, tout considéré, les jolis minois sont d'une rareté désespérante. Quant aux musulmanes, elles sont invisibles. On remarque seulement quelquefois vers le midi, allant en nombre, presque toujours, des paquets d'étoffes qui rasent les murailles et qui, du plus loin qu'elles aperçoivent le rouini, se détournent avec mépris de leur chemin. Saluez, voyageurs, l'amour et la poésie de l'Orient qui passent! C'est le harem de M. Y... qui va faire visite au harem de M. Z..A ...Le commandant d'étapes, aimable officier slave, a bien voulu nous promener toute l'après-midi. 11 nous a conduits à un monastère catholique du voisinage. Le couvent de Saint-Marc-lez-Pléhan (Samostan Sv. Marka na Plelu/n) est habité par six Franciscains prêtres et cinq clercs ou élèves; il a été fondé seulement en 1872 et n'est pas riche. Le Père gardien, — Pater Sleplianus Cicatch, —jeune homme aimable et intelligent, nous lit Lui-même les honneurs de sou couvent, dont l'église est une espèce de grange affreusement décorée à l'intérieur. Les Pères, hommes simples et de peu de besoins, vivent d'aumônes, de leur école et des services qu'ils rendent ; ils ont quelques chà- taignicrs et quelques lopins de terre qu'ils cultivent et dont •Is tirent aussi une maigre ressource. Ces lopins sont-ils bien à eux? Mul ne saurait le dire, car il n'y a dans le pays ni bornage ni cadastre, et, en dépit des droits féodaux, la Femme musulmane de Bosnie. devisc/jn'wo occupa nti [mut encore avoir une certaine valeur en haut de la montagne de Pléhan. Il faut, en effet, faire une véritable ascension à travers des chemins creux, coupés de rochers, que l'on exploite pour l'entretien de la route qui passe en bas, avant d'arriver au couvent de Saint-Marc, mais aussi on jouit de ce sommet d'une vue splendide. Au nord, la Save, Brod et les collines qui ferment le bassin de cette rivière, et à la base de ces collines, à droite, le profil des tours et de la coupole de la cathédrale de Djakova, vers lesquelles, au temps de la domination turque, les regards des bons Franciscains se tendaient toujours comme vers le symbole de l'espoir et de la délivrance. A l'ouest, le haut plateau de Molajitcha et les montagnes au pied desquelles se trouvent Banjaluka, au nord, et plus bas, Travnik. Au sud, le panorama est raccourci par le fouillis des collines qui resserrent le cours de la Bosna; mais, à l'est, la vue s'étend encore fort loin par-dessus cette rivière jusqu'au plateau de Majevilcha et aux montagnes qui dominent les frontières de la Serbie. Je ne crois pas qu'il existe en Kurope beaucoup de points de vue d'une pareille étendue; il y a, en Bosnie même, un bon nombre de sommets plus élevés, mais celui-là a le mérite de l'isolement au moins de trois côtés, et cette circonstance, jointe à la largeur inusitée de la vallée de la Save, qui s'étend mollement à ses pieds, lui donne une ouverture d'horizon des plus remarquables. Au moment où nous quitions Pléhan, fatigués, mais non rassasiés d'admiration , et à l'instant précis où je franchissais le seuil du monastère, le Père gardien m'offrit très-cérémonieusement une pomme. Prévenu auparavant par mon excellent guide et interprète Zornleib, je reçus cette attention très-sérieusement et avec force remcrcî-menls pour un si grand honneur fait à ma modeste personne. C'est, en effet, un ancien usage conservé chez quelques Jougo-Slaves, d'offrir à l'hôte de distinction qui les quitte et à qui ils veulent témoigner l'espoir et le désir de le revoir, soit une orange, soit un citron, soit une pomme, symbole de paix et d'amitié1. Cet hommage ne se l'end ordinairement qu'à l'hôte principal et à un seul; v*>ilà pourquoi la pomme fut donnée, à Pléhan, et cela à 1 exclusion du commandant et de Zornleib, au premier ''tançais qui visitait le monastère de Saint-Marc. La culture est ici tout à fait semblable à celle que nous avons vue au delà de la Save; c'est une culture pastorale avec quelques parcelles semées en maïs et en BVoine, çà et là des bouquets de bois, le tout rappelant Quelque peu une Normandie mal exploitée et montagneuse. La terre est très-profonde dans les vallées et vaut, près de la ville, de 300 à 400 florins le jocke * (2,000 francs l'hectare à peu près), ce qui, dans tous les pays du monde, constitue déjà une assez jolie valeur donnée au sol. Il est. vrai que dans la campagne cette valeur diminue beaucoup, et que les pentes et les crêtes des montagnes n'ont plus aucun prix. D'ailleurs, les transactions °nt toujours été très-rares et très-difficiles, à cause du régime féodal. On fait peu de vin autour de Dervend, par suite, me dit 'e Père gardien du couvent de Pléhan, de la défense du Coran, qui, comme on le sait, l'interdit aux musulmans. Cela est possible, et je ne voudrais pas répondre à l'excel-'ent Franciscain que je ne crois pas les musulmans aussi Scrupuleux, quoique en Bosnie leur rigorisme soit très-remarquable. Mais il y a peut-être encore une autre raison : la terre de tout ce canton me parait forte, un peu î]rasse, et trop argileuse dans les vallées pour produire 1 Pour offrir la pnix ou la guerre, les Slaves présentaient une Pomme et la I range d'un manteau. 2 Le joeke équivaut à cinq mille sept cent cinquante-cinq mètres. HH LES PAYS S L I) - S L A V E S. de bons vins; et les habitants n'en sont pas encore arrivés à sentir l'utilité qu'il pourrait y avoir pour eux à défricher la montagne. Il l)oi)oj, 20 mai. Mous sommes venus de Brod ici par le chemin de 1er nouvellement établi pour le service de l'année d'occupation austro-hongroise. Ce petit railway a seulement 0"l,7(i de gabarit. Les traverses, — dont beaucoup sont en sapin ou autres bois blancs, — ont lm,50 de longueur et reviennent, toutes posées, à 1 florin la pièce. C'est cher, pen-serez-vous, dans un pays où le bois est pour rien, et vous n'avez pas tort. Mais il faut compter avec la paresse des Bosniaques, qui, tant chrétiens que musulmans, résistent aux réquisitions (bien que ces réquisitions leur soient mieux payées que toute autre main-d'œuvre locale), de manière à obliger presque partout à se servir d'ouvriers étrangers, en grande majorité italiens, et aussi avec l'absence de voies de communication, qui rend les transports très-difficiles. Aussi a-t-on dû se contenter d'un railway tout à lait rudimentaire, et on l'a fait passer par monts et par vaux avec des l'ayons de 50 et même de 40 mètres. Ainsi, le terrassement n'est préparé que pour une voie; il est vrai que, dans ce pays, l'expropriation du terrain nécessaire pour la pose d'une seconde voie ne coûterait pas grand'chose, — si l'on n'attend pas trop longtemps, — car le gouvernement s'est contenté de payer les maisons qu'il a fallu démolir; quant à la terre aux champ*» °n l'a prise provisoirement sans indemnité, faute de savoir à qui elle appartient; les droits de chacun sont réservés, et le règlement doit se faire quand le cadastre auquel on va procéder sera terminé. Le chemin de ferlait des détours sans fin pour traverser la ligne de faite entre la vallée de la Save et celle de la Jeune fille de la l'ossnvina. Bosna; c'est ce qui explique la longueur des distances kilométriques entre des stations très-rapprochées Tune de l'autre à vol d'oiseau. La station de Modron est le point culminant : de Dervend à ce point, on monte de I 60 mètres, a peu près 1 mètre pour 80. Les poteaux télégraphiques sont très-primitifs : de simples brins de bouleau non écorcé. Quant aux ponts, ils sont tous en bois, bien entendu, et il y en a sur la rivière Bosna qui ont jusqu'à 1150 à 190 mètres de longueur! Du reste, tout est en bois en Bosnie, et cela se comprend, si l'on songe qu'il y a dans cette province 400,000 milles carrés de forêts, tant à l'État qu'aux communautés, nuxvakoujs et aux particuliers. Que de richesses encore inexploitées, ou, ee qui est pis encore, mal exploitées! Pour en revenir à notre chemin de 1er, il a été ouvert jusqu'à Dervend en novembre 1878 et en mars 1879 jusqu'à Doboj. Les travaux sont entrepris seulement jusqu'à Zienitza, parer que de ce point à Serajewo, la route est toujours bonne, tandis que de la Save à Zienitza, les chemins sont tellement mauvais que, l'hiver dernier, mille voitures du train ont été arrêtées par une fondrière; pendant deux jours entiers. Pour le moment, les rails ne dépassent pas Zeptche, OÙ l'on a trouvé du charbon qui sert à alimenter les machines. Le chemin de 1er coûte à l'Etat de 25,000 à 30,000 florins le kilomètre, matériel conquis (soit vingt locomotives et quatre cents wagons) ; et rien que cela empêcherait à jamais la Turquie de remettre pacifiquement la main sur ses provinces slaves occupées par l'Austro-Hongrie eu vertu du traité de Berlin. Comment, en effet, pourrait-elle rembourser cette dépense et tous les autres frais de 1*occupation, qui s'élèvent déjà, à l'heure où j'écris, au bout de huit mois, à plus de 200 millions de florins? Quoi (ju'il en soit de ses défauts de construction, ce Iramuay a bien servi l'armée envahissante, et c'est lui seul qui rend possible l'occupation de la Bosnie. Mais, en dehors de son utilité stratégique, il est certainement destiné à alimenter tout le commerce entre les anciens pays de la couronne de saint Etienne et les nouvelles provinces, et, remplacé par une voie plus large et une pente plus douce, il sera un jour une des grandes lignes du trafic entre l'Orient et l'Occident. Il n'est pas douteux, d'un ftuire côté, que l'établissement de celte voie ferrée de lîrod, dans la direction de Serajewo et de Salonique, a fait perdre pour toujours à A gram l'espoir de devenir la tête de ligne du grand chemin de fer de l'Occident à l'Archipel, Les Hongrois, qui ont toujours été opposés à la continuation sur Sissek de la ligue de Banjaluka à ftovi, — ligne cependant terminée malgré eux, depuis l'occupation, — préparent maintenant l'aboutissement fatal à Buda-Pest de 'a grande route commerciale méditerranéenne à travers la presqu'île des Balkans, roule qui passera par Brod, Serajewo et Novi-Bazar, Déjà , depuis quelques jours, la ligne stratégique transporte les marchandises des particuliers, et parmi eux le principal est llustem-lîeg, le grand beg de Derveml lui-même, —■ les inventions diaboliques de ces mécréants de giaours ont parfois du bon! — Dans quelques semaines, sans doute, les voyageurs pourront circuler librement de Brod à Zienilza, et quand la voie s'avancera jusqu'à Serajewo, les 250 kilomètres qui le séparent de la Save seront franchis plus facilement que l'on n'allait autrefois de llrod à Dervend '. Le voyage, sur ce rudiment de chemin de fer, n'est pas moins accidenté aujourd'hui que la ligne elle-même. A Chaque instant, le train s'arrête. Tantôt c'est la locomotive qui a besoin de faire de l'eau aux petits torrents qui coulent un peu partout et que l'on a captés là où ils coupaient la voie, sans se préoccuper de savoir si c'était ou non à une station; tantôt c'est une vache ou un pore qui barre la roule el qui regarde bêtement le train arriver sur ' Une dépêche insérée dans les journaux frauçais du 8 octobre 1882 annonce que l'ouverture officielle de la ligue île Zicnitza tt Serajeuo a eu lien le 4 du même mois. lui, sans se déranger et sans s'émouvoir des coups de sifflet désespérés de la locomotive ; ici c'est une chaîne d'attache qui se rompt; là un pont que l'on a des raisons de croire peu solide; plus loin, c'est un monsieur qui a perdu son chapeau, — comme cela m'est arrivé à moi-même un peu avant la station de Velika. Alors, du dernier wagonnet où sont assis sur leurs valises les rares voyageurs militaires ou civils autorisés à se servir du chemin de fer, on hèle le mécanicien à un des continuels tournants de la voie; le train s'arrête, on ramasse le couvre-chef vagabond, et fouette cocher! \ous avons bien le temps,... ne sommes-nous pas à peu près en Orient? Et quelles secousses, à chaque arrêt! et quels soubresauts pour se remettre en marche! Dans ces conditions de transport, on a peu de dispositions à admirer le paysage, qui, du reste, ne présente rien de bien original, si j'en excepte une série de moulins microscopiques, grands comme nos cabanes de bergers, mais beaucoup moins bien construits, et qui s'étagent de 500 mètres en 500 mètres sur la rivière de Velika, dont nous avons suivi les bords pendant un certain temps. Kotorsko, où l'on passe, est un affreux village de 400 habitants situé à un bon kilomètre de la station du même nom. C'est là que commença la résistance lors de l'entrée des Autrichiens en Bosnie, et les environs n'en sont pas encore très-sûrs. Dohoj, qui passe pour fiévreux, est cependant beaucoup plus important et compte environ 1,400 habitants, parmi lesquels les neuf dixièmes sont Turcs; aussi les chrétiens y sont-ils la lie de là population, et les musulmans les tiennent en mépris particulier. Le château en ruine est fort pittoresque et commande superbement la vallée de la Bosna. Ce château était, du côté du nord, la clef dt; la B0SDÎ6. Il dépendait du ban d'Ussora, et c'est à l'e titre que le roi Tvarlko Ier en donna le commandement Au voïvode Jean Horvvarth. C'est dans les murs du château de Dohoj que l'évèque d'Agram vint, en 1387, comploter Wec Tvarlko l'enlèvement des deux reines de Hongrie et Vieux château de Doboj, la révolte contre Sigismond. Mais celui-ci battit l'armée Croate-bosniaque, et en 1390 Jean Horuart et l'évèque furent pris à Dohoj, le premier en essayant de fuir, le second avec le château qu'il fut obligé de rendre. Tvarlko reconnut alors la suzeraineté des Hongrois. En 110 S, sous Tvarlko III, une nouvelle révolte contre les Magyars fut étouffée sous ces mêmes murs, et le roi de Bosnie pris dans le combat. On raconte que 1?0 nobles bosniaques et croates furent exécutes et jetés dans la rivière. D'après la tradition du pays, ce serait à Doboj que la noblesse bosniaque parjura sa foi et livra le pays aux musulmans; on a vu, parce que nous avons dit dans notre résumé historique, ce qu'il faut penser de cette légende. Sous la domination turque, le château de Doboj parait avoir été abandonné : le prince Eugène l'occupa sans difficulté en 1(>77, et en 1717 il tomba une seconde fois au pouvoir des Impériaux sous le commandement du général Petrasch. La population de cette petite ville est aujourd'hui presque exclusivement musulmane. Est-ce par suite des souvenirs que nous venons de rapporter, ou parce que les Turcs en ont écarté les chrétiens à cause de la valeur stratégique de la position? Quoi qu'il en soit, la vallée de la Ilosnaest ici assez bien cultivée, autour de la ville surtout; mais ces gens-là, mémo les moins paresseux, ont décidément du temps et de la force à perdre. Il n'est pas rare de voir un gaillard, dans la vigueur de l'âge, gravement occupé à garder quatre ou cinq pourceaux. On rencontre aussi souvent dans la campagne six bœufs attelés à la même charrue et accompagnés de six paysans, hommes et femmes, une personne pour guider chaque paire de bœufs, une autre qui pousse à la charrue, la cinquième tenant l'araire, et un sixième, peut-être le chef de famille, ne faisant rien, — comme le quatrième porteur du convoi de Marlborough, —mais suivant consciencieusement en regardant le travail, tandis que les autres crient, tapent, hurlent, sans doute pour animer les attelages. Puis, quand l'heure du repas arrive, poulies bêtes et les gens, on retire une cheville du collier des bœufs, qui ne sont pas, ici, attelés par les cornes, et l'animal, devenu libre, se met à pâturer çà et là, suppléant LE NORD DR LA BOBNIK. !>5 a»nsi à la maigre pilance de l'étable jusqu'au moment °ù, docile, il revient prendre sa place sous le joug et ^commencer sa besogne. Et quelle besogne! Le rayon de la charrue est aussi tortueux que peu profond. Mais, que voulez-vous? ces gens-là n'ont pas lu les gros livres de nos économistes, et personne ne leur a appris les bienfaits de la division du travail. Kn sont-ils beaucoup plus 'Malheureux? CHAPITRE VI TECHANJ ET LE Iî a n a T DE ussora. Agréable voyage et arrivée nocturne à Teclianj. — La capitale des bans de Ussora et sa vieille forteresse. — L'armée slave en Bosnie. — Visite h un martyr orthodoxe. ■— Un mot sur la religion grecque en Bosnie. — Une chanson patriotique. — Influence russe chez les Bosniaques. — Vertu des dames de Teclianj. I Teelianj, 21 niai. ...Départ de Doboj pour Teclianj (prononcez Tecliani), localité de deux mille habitants, située à 24 kilomètres, sans route pour y arriver et occupée par quelques troupes autrichiennes. .le tenais beaucoup à voir cette ville, ancienne capitale d'une petite principauté bosniaque longtemps indépendante, le banal d'Ussora', et dans laquelle se trouvent les ruines d'un vieux château slave, le plus grand et le plus célèbre de la contrée. Nous partons à six heures du soir, dans une carriole bosniaque frétée à grand'peine, attelée de deux bons petits chevaux et conduite par un indigène, avec un ublan devant et un autre derrière; le commandant d'étapes, responsable de nos précieuses personnes, n'avait pas voulu nous laisser aller sans cette escorte, le chemin de traverse qui mène à Teclianj étant encore peu sûr et la nuit pouvant nous sur- TECHANJ ET LE BANAT DE ISSORA. <)7 prendre. Celait à Doboj un vér itahle véncment : deux étrangers, dont un « Franzous » (on n'en a jamais vu s'arrêter ici), qui partent pour Techanj ! Mais il faut six heures pour y aller, ils coucheront dans la forêt, etc. Comme j'étais absolument convaincu que nous pourrions arriver, comme nous étions bien armés et accompagnés par des soldats ayant fait souvent la route, j'étais parfaitement tranquille ; le pis qui pouvait nous advenir était d'être; obligés, en débarquant la nuit à Techanj, de coucher au poste ou dans une écurie; c'est un petit inconvénient pour des gens qui, depuis Djakova, n'ont plus vu de draps et qui, depuis plusieurs jours, couchent par terre dans leurs couvertures; aussi je passai outre. Mais quelle carriole, bonté divine! et quel chemin ! Impossible de rien dire à cet égard qui approche de la réalité. Figurez-vous une charrette tout en bois, sauf quelques clous et vis et les fers des roues, sans ressorts, bien entendu, et dans laquelle, pour lui donner plus d'élasticité et de solidité, les moyeux des roues sont reliés à l'écalage par des sortes de membres en écorce tordue, telle est Yaraba classique des pays slaves. Juchez sur cette carriole des bancs de bois, agrémentés en notre honneur de paille hachée, faites rouler le tout pendant quatre mortelles heures de nuit, sur un large sentier frayé à travers trous et fondrières, et vous aurez une idée de l'état et de l'équipage dans lequel nous finies, à onze heures et demie, du soir, notre fort peu solennelle entrée dans l'antique capitale des bans de l'Ussora. Au bruit, un porte-turban non endormi entrc-bàille sa porte. Nous demandons s'il y a un endroit quelconque où l'on puisse coucher. Né! né! nous répond-on en secouant la tête de droite à gauche. Lorsqu'un indigène étranger vient ici, parait-il, il couche chez un ami ou à la belle étoile, hôtellerie que l'on trouve ti partout et à la portée de toutes les bourses; quant à un homme civilisé, on ne voit que des soldats, et encore ils sont tous Croates et, par conséquent, à moitié du pays. Il n'y a même pas de hem pour les voyageurs, attendu qu'il n'y a pas de voyageurs à Techanj. Nous demandons le commandant de la ville. — Couché. Et son hrosseur refuse éner-giquement de le réveiller, car il a eu son accès de fièvre dans la journée, et il a défendu sa porte de la façon la plus absolue. Mais n'y a-t-il donc plus un officier encore debout? Heureusement que cette idée était bonne, et qu'en effet deux jeunes sous-lieutenants étaient encore à causer et à fumer dans la petite chambre turque qui sert aux sept officiers de la garnison de cercle, de tmokina room, de salle à manger et de salon de réception. C race à l'obligeance de ces messieurs, qui nous cèdent leurs paillasses et vont coucher avec des camarades, nous pouvons enfin reposer nos membres endoloris dans la soupente où ils demeurent; ce n'est pas un palais; on s'y tient à peine debout; dans un coin, une espèce de huche sordide; dans un autre coin, un grand poêle bosniaque, une valise et deux paillasses : tel est le mobilier. Mais quand on est rompu de fatigue, on n'a pas besoin de berceuse , et nous ronflons à qui mieux mieux. Le lendemain, dès l'aube, nous sommes sur pied, et, grâce à nos hôtes qui rivalisent de bonne grâce envers les étrangers et qui nous invitent à partager leur repas (ce qui est plus qu'une politesse, car le restaurant est aussi inconnu à Techanj que l'hôtel), nous commençons notre visite dela ville et des environs. ...Techanj 1 a été tout d'abord une forteresse des bans 1 Tcchno signifie, en slave, étroit, resserré. En persan ou en lurr, TECHANJ ET LE BAN A T DE U S S 0 H A. &9 d'Ussora, dont la résidence était à deux lieues de distance, au lieu dit Vrutchitcha (eau chaude), et où l'on voit encore quelques ruines. Plus tard, ces petits princes vinrent établir à Techanj même le siège de leur gouvernement. Lors de Techanj. l'invasion turque, les bans de Vrutchitcha, de Jaet/e et de Srehrenitza, qui se partageaient tout le pays, étaient tributaires de Raguse. Le sultan Mahomet, ayant été longtemps cela veut dire sec, soif, ou sans eau. Aussi les conquérants ne changèrent-ils pas ce nom, qu'ils interprétaient à leur manière. Mais l'existence de la petite rivière Techanitza, aussi bien que la position du château sur une butte isolée dans une étroite vallée, me fait eroire que le nom est bien d'origine slave. arrêté (levant les défenses de Vrandnk, ravagea tout le voisinage, y compris Velika, Tech an j et Dohoj, où il rencontra L'arméti de Mathias Corvin, roi de Hongrie. Plus tard, le prince Eugène y vint aussi, mais il n'osa pas attaquer le château , où s'étaient réfugiés les habitants sous les ordres d'Ali, leur gouverneur. Il se contenta de bombarder et de démolir la ville. A la suite de cet événement, Ali, ayant constaté que ce château était trop petit pour servir d'asile à toute la population, en augmenta l'enceinte et fit de nouvelles constructions que l'on voit encore. Après la ruine de Tcchanj, les Impériaux allèrent jusqu'à Serajewo, où ils lancèrent quelques bombes; puis ils remontèrent vers le nord. Le château de Techanj présente encore une masse importante. Il serait peut-être intéressant de décrire son vaste donjon, sa curieuse tour de guet, qui rappelle le campanile de Saint-Marc à Venise, et ses puissantes défenses; mais ces données purement archéologiques m'entraîneraient beaucoup trop loin Le bombardement du prince Eugène est le dernier événement militaire dont Techanj fut le théâtre. Aujourd'hui, et bien que la première bataille un peu sérieuse livrée aux Austro-Hongrois en 1878 ait eu lieu non loin de là, au défilé de Kosna sur la Bosna, la vieille capitale de l'Ussora vit eu paix sous ses nouveaux maîtres, représentés par deux compagnies du 79a régiment d'infanterie Jellatchitch, chargées aussi de garder toutes les étapes de la route depuis Brod jusqu'à Vranduk. De ce dernier point jusqu'à Kis- 1 Le li'cieur qui s'intéresse aux questions archéologiques trouvera une description du château de Techanj dans un travail spécial qui paraîtra prochainement, et où je m'occuperai tout particulièrement des forteresses et des vieux tombeaux de Bosnie et d'Herzégovine. TE g H AN J ET LE BAiMAT DE USSOIlA. 101 scljak, c'est le régiment Philippovitch qui garde la roule, et qui détache un bataillon à Travnik. Comme l'indiquent leurs noms, ces corps sont exclusivement slaves : le Jcllat-chitch est croate, et le Philippovitch smyrnien. Tous les régiments d'infanterie slaves (1C, 53e, 70", 78 et 79e) sont actuellement en Bosnie, ainsi que les uhlans (5* et 12°) croates. Il est tout naturel que l'on ait envoyé dans les deux provinces nouvellement occupées les régiments composés de congénères des Bosniaques et des Her-zégoviniens, qui, parlant la langue du pays, avaient le double avantage de rendre l'occupation moins odieuse et l'installation plus facile. Mais n'est-ce pas la reconstitution pour ainsi «lire forcée d'une armée slave? Ces Magyars le craignent, et ils n'ont pas tout à fait tort. Il y a là, on ne saurait le nier, un fait d'une certaine gravité, quand on se rappelle que les anciens soldats des confins militaires croates, la meilleure milice de l'Autriche, appartenaient de tout ceour au slavisme Pour en revenir à Techanj, c'est une petite ville pittoresque, groupée au pied de son vieux château et qui fait un assez grand commerce de grains et de cire; on y vend de jolis vases en terre et surtout en cuivre travaillé; un de ces vases porte le nom de tilio ; un autre est une sorte de gourde, et j'ai aussi remarqué une cruche à eau en forme de cafetière, très-gracieuse et originale. Les costumes des femmes de Tesanj, comme on peut le voir par la figure ci-après, se rapprochent beaucoup de celui des Serbes de la Serbie indépendante. Cela tient peut-être à ce que les 1 S'il faut en croire la Revue militaire de l'étranger, citée dans le Journal officiel du fi février 1882, l'Austro-Hongrie a eu dans les deux provinces jusqu'à 100,000 hommes de troupes, réduits peu a peu i 25,000. Crées orthodoxes y sont nombreux et influents. Avant Kussovo, m'a-t-on dit, il n'y avait pas ici de quartier serbe; depuis cette mémorable défaite, de nombreux chétiens grecs (serbes et albanais) sont venus s'y installer; et, en dépit des mesures vexatoires, qui les obligeaient, par exemple, à ne bâtir leurs maisons que dans des carrières ou dans les plus mauvaises terres des faubourgs, et qui leur interdisaient d'avoir des fenêtres du côté de la ville, ils ont Poterie» «In Techanj. prospéré, et le quartier grec contient aujourd'hui huit cents habitants. Aussi ai-je été heureux de l'occasion qui s'est présentée pour moi de rendre visite au P. Théodor Slavetehevitch Ilitch, leparoch de Techanj. C'est sinon un martyr, au moins un confesseur, car il a pourri durant cinq années dans les prisons turques, un an à IJanjaluka, deux ans à Serajewo et deux ans ici; et il n'a été délivré qu'il y a quelques mois, lors de l'arrivée du général Philippovitch. Il était accusé de « tendances » de rébellion contre la domination turque! N'était-ce pas adorable? Disons cependant, à la décharge de ses bourreaux, que, pendant ces cinq ans de tortures, T E C M AIVJ J ET LE BANAT DE USSOHA. 10Î ils ont permis à sa courageuse femme de rester à Teclianj, attendant des jours meilleurs. Le P, Ilitch a le titre de doyen; c'est un homme dans la lorce de l'âge, qui a une bonne maison et m'a bourré de café et d'eau-de-vie de prunes. La reconnaissance de l'estomac ne doit pas m'empêcher de dire cependant que Femme chrétienne de Teclianj. les mauvaises langues accusent les curés orthodoxes de Bosnie d'augmenter trop facilement les tarifs de leur casuelr sous prétexte que ce casuel doit aussi servir à entretenir pour un cinquième l'évêque (qui réside à Scrajewo), et pour un autre cinquième l'école, — sans parler des monastères. En ce moment, ces monastères ne coûtent plus rien, car ils ont tous été détruits et leurs religieux massacrés Pendant les dernières insurrections d'il y a deux ans. Il y avait trente moines tout près d'ici, à Liplje et à Ozren. Tous ont été assassinés, et les deux couvents, — construits autrefois par l'empereur serbe Ncmanitch,— pillés; les murs sont cependant restés debout, et il paraît que de nouveaux religieux vont bientôt en reprendre possession. C'est un phénomène assez curieux à constater que les catholiques ont moins souffert en Bosnie que les orthodoxes. Est-ce par un hasard du fanatisme ou par haine du nom russe, partout protecteur de la religion orthodoxe, et L'éternel ennemi du calife? Il serait difficile de le dire; mais ce qu'il y a de bien certain, c'est que le voyageur impartial ne peut s'empêcher d'être frappé de la popularité des Russes chez les chrétiens jougo-slaves, ici comme à Agram, aussi bien chez les catholiques que chez les Crecs-unis; il y a là une grosse question politique qu'un avenir prochain résoudra sans doute. Partout OÙ j'ai passé, j'ai constaté ce sentiment. Les officiers slaves disent eux-mêmes : Sans la Bussie, il n'y aurait plus de Slaves. Quant au peuple, il appelle de tous ses vœux l'intervention du grand tsar moscovite. Je me promenais un jour dans la banlieue de Techanj, à la recherche d'un poste commode pour en dessiner le château, lorsque tout à coup, dans un pli de terrain qui nous cachait, j'entendis un petit pâtre qui chantait. Frappé de l'accent qu'il y mettait, je priai M. Zornlcib de me transcrire sa chanson. La voici : O misérable Turc! tu perds toute la terre Dans la Bosnie et à Plevna ! Le Busse est ton vainqueur aux quatre coins du ciel... Le Magyar ne peut te défendre. Kossuth verse des pleurs et dit à la Turquie : transporta même la capitale à Banjaluka; mais quand Bude fut repris en 1686, Banjaluka fut considéré comme trop exposé à un coup de main, et le vizir revint s'installer îl Travnik. de Belgrade et mène de Bucharest, appelant les Slaves du sud à la délivrance de leurs frères de Bosnie. Ce fut le Commencement de cette insurrection qui, malgré des for- Dopjon (lu château de Travnik, tunes diverses, amena l'annexion des deux provinces à P Austro-Hongrie. Travnik contient en ce moment une garnison assez importante, et elle est la résidence du grand rabbin des Israélites de toute la province. Les musulmans y sont cependant en majorité, et leur mufti possède une bibliothèque célèbre parmi tous ses Coreligionnaires de Bosnie. Comme, depuis mon entrée line vue de Travnik. dans la province, on m'avait vanté sans cesse les mcrveil-ù'i'x manuscrits de ce mufti, je n'eus rien de plus pressé que de demander à le voir; nous nous rendîmes donc, mon interprète et moi, chez ce vénérable personnage, qui, nous prenant sans doute pour des amateurs peu scrupuleux, se montra tellement jaloux de ses trésors qu'il nous fut impossible d'y toucher; nous pûmes néanmoins constater que, parmi la trentaine de manuscrits qu'il possède, la moitié au moins se compose de Coran s ou de parties du Coran, et en dehors de quelques géographies, le reste ne nous parut pas avoir beaucoup de valeur. Travnik est une petite ville assez proprette, dont le château est assez bien conservé pour servir de caserne et de poste défensif aux Autrichiens. On prétend que ce château a été construit par Tvartko t**, dont il était une des résidences. Son aspect général est celui des forteresses de Dohoj et de Tcchanj ; comme elles, il est assis sur un promontoire triangulaire et possède une grosse tour d'angle polygonale qui lui sert de donjon. On remarque encore dans une des rues de la ville une petite mosquée de bois à côté de laquelle se trouve, sous un kiosque, le tombeau d'un saint musulman, mort en combattant les infidèles. Bien que Travnik jouisse de quelques affreuses auberges qui se décorent traîtreusement du litre d'hôtel, j'ai préféré, profitant de l'offre qu'avait bien voulu nous faire à Zienitza, où nous l'avions rencontré, le Révérend Père Nicolas Cov-rilch, supérieur du couvent des Franciscains de Goucia-Cora', près Travnik, user une fois de plus de l'hospitalité de ces braves religieux, véritable providence du voyageur dans ce pays dépourvu de ressources. Pour se rendre de Travnik à Coucia-Gora, il faut deux 1 Gora, foret; Goucia, roucoulement des oiseaux; Goiicia-Goru signifie donc : forêt du roucoulement, forêt où roucoulent les oiseaux. LA VALLÉE DE LA 1J0SNA. - TRAVNIK« 1*0 grandes heures pur des chemins abominables, dans lesquels il est prudent d'aller à pied ou sur les petits chevaux du pays; malheureusement, on nous avait donné des chevaux appartenant au régiment de cavalerie croate dont deux soldats nous servaient de guides et d'escorte, et nous manquâmes nous casser le cou. Mais l'hospitalité du P. Lovritch et de ses excellents collaborateurs nous eut bientôt fait oublier les difficultés de l'arrivée. Le couvent de Goucia-Oora est un des plus beaux de la Bosnie : c'est un vaste bâtiment carré situé à mi-côte de la montagne et à une altitude de G00 à 700 mètres. Sur L'ois des côtés du préau ou cour intérieure dans laquelle on entre par une vaste porte en arcade se trouvent les bâtiments destinés aux Frères.franciscains et à leurs élèves — car Goucia-Gora est à la fois monastère, école primaire et petit séminaire; le quatrième côté, celui du fond, est occupé par la chapelle; cette chapelle, dont le goût, il faut bien l'avouer, n'est pas parfait, est cependant assez vaste; des piliers en bois la soutiennent, et elle possède, outre quelques peintures, un orgue, luxe inouï en Bosnie. Le grand réfectoire est beau, les chambres propres et confortables ; tout autour du préau règne un promenoir couvert, sorte de cloître ou de corridor qui dessert tout le rez-de-chaussée; enfin, je résumerai l'idée que le voyageur doit se faire du couvent de Goucia-Gora, dans ce pays de masures misérables, quand je dirai qu'il a trois étages et trente-neuf fenêtres sur chacune de ses quatre faces. Tous les Pères franciscains qui l'habitent sont des gens instruits, Parlant l'italien et quelque peu d'allemand, et si le monastère de Goucia-Gora est un des plus récents parmi les couvents catholiques de Bosnie, c'est très-certainement aussi un de ceux où l'on travaille le plus et où l'on accueille le plus syinpiithiquoment le voyageur, quels que soient la religion qu'il professe et le drapeau qu'il porte dans sa poche. V Busovatcha ', le 27 mai. ...Il a bien fallu cependant s'arracher aux délices du séjour de (îoucia-Gora, où nous avions un lit à peu près européen et des hôtes tout à fait aimables, et nous en sommes repartis hier, conduits par un brave soldat du train, qui, tout en fouettant ses chevaux , nous a bien amusés avec ses doléances, fort sensées au demeurant. C'est un malheureux réserviste, paysan de la banlieue de Vienne, qui a été rappelé l'année dernière et qui, après avoir assisté à plusieurs combats, a été littéralement oublié avec quarante de ses camarades lors de la dislocation de son corps d'armée. « Que peut-on faire avec 13 kreutzers par jour? nous disait-il d'un air piteux; j'ai au pays une femme et un enfant; ma femme a écrit au ministre de la guerre; on lui a dit «le patienter. Voilà deux mois de cela ! Ah ! non, je ne resterai pas ici quand on me donnerait la moitié de la Bosnie !... » Cet homme st malade de la nostalgie ; il parait que ce n'est pas un cas isolé dans l'armée d'occupation, et que l'Autriche ne doit guère compter sur ses soldats libérés pour peupler ses nouvelles provinces. 1 Busovatcha : herbages. Ce village de sept cents habitants est peuplé de musulmans et de catholiques. Peu ou point de chrétiens du rite grec. 11 possède des eaux ferrugineuses. ...Mous quittons sans regret V « hôtel des Mille-Punaises » de Busovatcha; c'est ainsi que nous baptisons, vengeance insuffisante! la maison turque abandonnée où 'mus avons passé la nuit, par une faveur spéciale du commandant d'étapes, et où nous avons succombé sous le QOmbre après une résistance désespérée. Sorti de cette tanière à la pointe du jour, je fais le croquis de ce lieu de tortures... cuisantes, en attendant notre équipage et en oie promettant de signaler aux entomologistes l'étude consciencieuse de l'espèce géante, que je propose d'appeler citnex Busovacentû. Knfin, voici notre voiture, et le beau soleil qui se lève •ail oublier les douleurs de la nuit. Allons donc! dobro Jitiiatc/ie*, et en route pour Fojnîtza! VI Monastère des Franciscains de Fojnitza, le 28 mai. ...Nous voici dans le grand monastère de Fojnitza, le plus ancien et le plus connu des couvents franciscains ('o Bosnie. Nous y avons trouvé, bien entendu, la traditionnelle hospitalité de ces excellents Frères. Fojnitza so trouve en dehors de la route directe de Travnik à ^erajeveo, dans une vallée latérale qui s'en détache près Kisscljak. C'est dans ce trajet, à Buhovitch, près de Poljeselo, que j'ai remarqué les premiers beaux 1 Dobro : bon; junatche : jeune héros. Terme familier et bien-yeillnnt que l'on emploie chez les Slaves du Sud en parlant à ses '"•erieurs, et qui m'a paru correspondre à notre : » Mon garçon, i arbres que j'aie rencontrés en Bosnie; partout ailleurs, il n'y a dans les vallées que des arbustes, et il faut gravir les montagnes pour trouver ces belles forets qui peuvent être encore aujourd'hui, et malgré les désastres de l'administration turque, une des principales richesses du pays. La vaine pâture a produit ici son résultat habituel, et partout où passent les troupeaux, les arbres périssent; il n'est pas rare non plus de voir quelque berger jeter par terre un grand arbre pour en faire manger la feuille à son troupeau. Joignez à cela les incendies allumés en temps d'insurrection par les troupes turques de chaque côté des routes pour éviter les surprises, et vous aurez l'explication du déboisement des meilleures parties de la Bosnie. Laissant à gauche la grande route, nous nous engageons dans un chemin de terre pour gagner r'ojiiilza, et nous faisons halte pour déjeuner à un petit ban, où nous trouvons un vieillard malade et son petit-fils, qui fait le service des voyageurs. Sous un hangar de planches, un arbre entier, — bûche de longue durée, sinon partout très-économique, — brûle par une de ses extrémités, et quelques paysans fout cuire dans la cendre leurs œufs durs, tandis qu'un autre enfourne son pain de coucourouz dans un four pittoresque construit à quelques pas du han. Nous demandons un ustensile quelconque pour faire notre omelette quotidienne : il n'y a dans le han qu'une aiguière en cuivre sans plateau et quelques petites lasses à café également en cuivre. Toute autre vaisselle y est inconnue, et ces pauvres gens ignorent même le mot qui, dans leur langue, désigne la faïence ou la porcelaine ; aussi commençons-nous à craindre pour nos estomacs affamés, quand nous avisons heureusement le plat à barbe du bonhomme, qui est, comme toujours, barbier aussi bien qu'aubergiste. Que vous dirai-je? Nous avons le choix de mourir de faim ou de nous donner une indigestion d'o'ufs durs, à nioins de nous décider à rincer vigoureusement au ruisseau voisin le susdit plat à barbe : c'est à ce dernier parti que nous nous arrêtâmes, et voilà comment je mangeai ma Four bosniaque. première..., et, je l'espère, ma dernière omelette au savon dans le han inhospitalier de Masinov. Fojnitza est un des trois anciens couvents catholiques de ta Bosnie. C'était originairement un domaine royal, et le monastère du Saint-Esprit (Sveta Dusa) doit sans doute son origine à la générosité des rois dont la résidence habituelle, Sutiska, était proche. Le domaine royal passa, des 'l'vartko, à la noble famille des Mergniavitch ou Marnavitc h, qui joua un grand rôle pendant la dernière période de 1 »ndependance bosniaque. Puisque je suis ici dans le chef-lieu catholique de toute la province, le moment me parait assez bien choisi pour résumer en quelques mots mes notes sur les différentes religions qui se rencontrent en Bosnie et en Herzégovine. chapitre viii DE F O J M T Z A A SKRAJEVVO. - LES RELIGIONS BN BOSNIE KT KN HERZÉGOVINE. ''Onversion de lu majorité des Bosniaque! et des llcrzégovinicns à l'islamisme. — L'église grecque orthodoxe. — Rivalité entre les ehrélicns du rite grec et les catholiques. — Recrutement du clergé Catholique. — Ecolei et paroisses. — Influence de l'Autriche cl de la Russie sur leurs coreligionnaires. — Les Juifs en Bosnie et en Herzégovine. — Leur origine espagnole. — La question juive °n Orient. — Une ville d'eau bosniaque. — La plaine de Sera-jewo. I '•est au neuvième siècle qu'eut lieu La grande évan-îJ°lisation des Slaves du Nord par saint Cyrille et saint ^•'thode; mais, bien avant eux, des missionnaires latins "oient déjà venus prêcher le christianisme aux Slaves de *il Bosnie et de l'Herzégovine. Lors de la conquête turque, il ';i fin du quinzième siècle, un grand nombre de vaincus "''jurèrent 1 e christianisme et embrassèrent la loi maho-lnétane; cette apostasie ne fut pas seulement, comme on ' il cru, le fait de la noblesse féodale, désireuse de conserver ses fiefs sous la nouvelle domination. Les Rogomiles ' dont nous avons parlé dans un autre chapitre — durent passer en masse à la religion des envahisseurs qui leur apparaissaient comme des libérateurs venant les soustraire aux persécutions des magnats catholiques et des inquisiteurs romains. On se demande, en effet, ce que serait devenue cette majorité hérétique dont on ne trouve presque plus de traces dans les deux provinces 1 si elle ne s'était pas convertie à l'islamisme. Enfin, les scandaleuses intrigues des évéques indigènes ou magyars, l'indifférence coupable de la papauté aux envahissements du Croissant dans des provinces qu'elle renonçait à défendre, absorbée qu'elle était par le soin d'asseoir sa domination sur les princes de l'Kurope occidentale; et, en dernier lieu, l'abandon déplorable et inintelligent des Ktats voisins, de la Hongrie en particulier, qui, au lieu de se liguer contre le Turc, l'ennemi commun, usaient leurs forces à se disputer, les armes à la main, quelques lambeaux de ces malheureuses provinces, tout cela, en détachant les indigènes de leurs frères chrétiens du Nord et de l'Ouest, fît accepter à beaucoup d'entre eux un changement de religion qui leur laissait espérer, du moins, sous de nouveaux maîtres, un adoucissement à leur sort. Néanmoins la conversion ne fut pas aussi universelle qu'on pourrait le croire, et aujourd'hui encore, après trois siècles de domination fanatique, les musulmans sont, en Bosnie, la minorité; en effet, sur un million d'habitants que possède cette province, d'après les statistiques les plus approximatives3, on compte seulement i()0,000 mahomé- 1 On croit généralement que les Bogomiles sont éteints en Bosnie, et l'on n'en trouvait plus de traces dès la lin du siècle dernier. Cependant M. Evans (p. 4V), toujours si consciencieux et si bien informé, prétend que pendant l'insurrection de 1875, plus de 2,0(30 Bogo-miles de Popovo eu Herzégovine se réfugièrent it Bagusc. ! On ne s'expliquerait pas l'énorme supériorité numérique des DE rOJNITZA A SEIIAJEWO. 137 tans contre 400,000 Grecs orientaux et 135,000 catholiques L'Eglise grecque orientale de Bosnie est divisée en trois diocèses : Serajewo, Zwnrnik et .Yovi-Bazar, dont les evêques ou métropolitains, ainsi que celui de Ylostar, qui 11 dans sa juridiction l'Herzégovine, sont nommés par le patriarche de Constantinople sur la proposition du saint-synode et confirmés par la Sublime Porte; ces évèqucs sont toujours pris, comme c'est la règle dans leur église, parmi les moines qui doivent rester célibataires, tandis que tas pnrochx ou curés peuvent se marier. Gomme je l'ai dit P'us haut à propos de ma visite au curé grec de Tcchanj, le fanatisme turc s'est particulièrement attaqué, dans ces derniers temps, aux monastères grecs orthodoxes, et, à l'heure qu'ils est, ils sont presque tous ruinés et abandonnés. Peut-être cet acharnement spécial contre les Orthodoxes vient-il de ce qu'on leur reproche générale* ment dans les pays turcs de commettre des abus nombreux e* de trafiquer trop souvent de leurs pouvoirs spirituels. A la mort du père de famille, en effet, les popes prennent, dit— °rtliodoxps sur les catholiques dans une province dont le gouvernement national était catholique nominalement, du moins, au quinzième flecle, lors de la conquête turque, et si l'on ne se souvenait du rôle J°«é par l'hérésie boyomile et si l'on ne savait qu'A différentes écriture, le calcul, un peu d'histoire et de géographie. meilleurs élèves des écoles primaires de lit circonscription sont défrayés de tout pendant les huit ou dix années de leurs études; ils y apprennent le latin, un peu d'italien et les éléments des sciences. (Iliaque année, les Pères font un second choix parmi les élèves les plus avancés de celle école secondaire, qui entrent alors dans les classes dites de philosophie, où, déjà revêtus de la soutane, il se préparent, sous la désignation de clercs, à entrer au grand Séminaire, autrefois à Bavenne, puis à Djakova', et aujourd'hui à Gran en Hongrie, et ils y reçoivent la prêtrise. Les catholiques bosniaques et herzégoviniens reprochent amèrement aux Hongrois d'obliger leurs clercs à aller se faire ordonner prêtres dans un séminaire magyar, (liiez CCS peuples, en effet, un l'idée de nationalité prime celle de religion, ces questions de suprématie ecclésiastique jouent un grand rôle. Ainsi, les Roumains orthodoxes d'Autriche ont refusé' de rester soumis au même patriarche que les Serbes orthodoxes du même empire, et l'on a du leur céder. Mn 1K.VÏ, les Roumains catholiques de Hongrie ont obtenu, à leur tour, un métropolitain spécial, au lieu de relever, comme par le passé, de l'archevêché hongrois de Gran. 1/Austro-Hongrie sera obligée de donner satisfaction sur ce point à ses nouveaux sujets chrétiens de Bosnie cl d'Herzégovine*. Quoi qu'il en soit, le clergé catholique des deux provinces est non-seulement un clergé essentiellement nalio- 1 l.c monastère de Djakova avait été fondé en IS.17 par Mgr Stros -mayer pour servir de grand séminaire aux franciscains bosniaques; mais bientôt les Magyars en prirent ombrage et exigèrent «pie le* jeunes prélres serbes fussent ordonnés en Hongrie. i C'est aujourd'hui choM faite pour les catholiques. Voir la note de la page précédente. DE POJ M iT K A A SËHAJEWO. 143 1«, niais encore, par suite (le l'intelligente sélection qui P'eside à son recrutement, il se compose, on peut l'affir-'Oer hautement, de l'élite de la population catholique du Pûys ; aussi les Pères franciscains n'éprouvent-ils jamais de difficultés pour faire entrer dans les Ordres les sujets (lu'ils ont choisis, et c'est un grand honneur pour une ■•mille bosniaque que d'avoir un Père franciscain parmi ses membres \ Cette organisation est antérieure, comme nous l'avons vu, ai|x conquérants turcs, et fut respectée par eux. On raconte 'lue Mahomet II, ayant appris que les catholiques s'en-,uyaient,se lit amener le Père provincial Angelo Zvizdovitch, *î* dont le tombeau existe encore dans l'église de Fpjnitza, et lui demanda pourquoi les catholiques abandonnaient y pays. Ayant appris que c'était parce qu'ils craignaient d'être persécutés et empêchés de pratiquer leur religion, 11 donna au Père provincial un firman lui accordant, avec liberté du culte pour ses ouailles, et la dispense de la Ci,pitation pour les religieux, le monopole de l'enseignement catholique en Bosnie et en Herzégovine; puis il lui "Ut, dit-on, sur les épaules, en signe d'investiture, un riche Miium : ce morceau d'étoffe orientale, bleu, à fleurs d'or, Usl encore, ainsi que le firmant conservé au trésor du Monastère de P'ojnitza. Ceci se passait en 1403. Cette intelligente tolérance ne fut cependant pas de Ion- 1 Ces sentiments se retrouvent en général chez tous les Slaves; l,>"s les voyageurs sont d'accord sur ce point. Chez les Podhalains 1 (>s monta Tatras (Gallicie), la profession de prêtre est aussi la plus f0(,l'erchée, et la plus grande ambition d'un I'odlialain est d'arriver \h °Xnrcov- (Voyez De Moscou aux monts Tatras, par M. 0. Le °'v> dans le Bulletin de la Société de géographie, septembre 1881, P- 22li, 237«, gue durée : les musulmans bosniaques qui avaient embrasse la nouvelle religion bien plus en vue des avantages personnels qu'ils devaient en retirer que par conviction, devinrent peu à peu plus zélés, soit qu'ils voulussent mériter par ce zèle les faveurs du vainqueur, soit que la lutte sourde qui devait nécessairement exister entre ces seigneurs mabométans et leurs raïas restés chrétiens eût peu à peu excité leur fanatisme; il ne faut pas oublier non plus qu'il y avait parmi eux un grand nombre de renégats bogomiles qui avaient à se venger des chrétiens romains et orientaux, leurs anciens persécuteurs; peut-être aussi la Porte , intéressée dans une vue de domination et pour diminuer l'influence de la puissante féodalité de ses nouvelles provinces à attiser la haine entre les exploitants et les exploités, se prèla-l-elle volontiers à tout ce qui pouvait rendre plus profond l'abîme qui séparait les raïas et les begs : toujours est-il que la persécution sévit bientôt sur les églises catholiques, et que vers le milieu du seizième siècle tous ses couvents étaient détruits ou ruinés, et l'exercice du culte catholique interdit sous les peines les plus sévères. En 1566, cependant, les catholiques eurent la permission de se bâtir des églises et des couvents en bois et en terre non cuite; quant aux curés, ils étaient errants. C'est de cette époque que datent les premières constructions des trois anciens monastères franciscains de llosnie, savoir : ceux de r'ojnilza, de Suliska et de Krctchevo, qui, pendant de longues années, n'ont réussi à se maintenir qu'à force d'argent, donné aux autorités turques et auxquels sont venus s'ajouter depuis le traité de Paris, en 1850, ceux de Goucia-Cora, Livno, Tolissa et Plehan, sans parler d'un dernier en construction à Banjaluka. Il y a maintenant en Bosnie deux cents prêtres catholiques et en Herzé- DE F0JN1TZA A SEItAJEWO. 145 Bovine une soixantaine dépendant de deux couvents : ceux Tchiroki-Brjeg et de Humatch. La guerre de Crimée eut, en effet, par un bizarre résiliât de la politique européenne, un contre-coup favorable aux chrétiens de Bosnie. Par le traité de Paris, l'Autriche, qui, comme on le voit, a depuis longtemps des idées de domination sur les provinces jougo-slaves de la Turquie, fut reconnue protectrice des catholiques de Bosnie et d'Herzégovine; elle ne perdit pas de temps pour établir s°n influence, et de larges subventions, dues surtout à la Munificence des empereurs Ferdinand et François-Joseph, Permirent la construction de nombreuses cures et des deux n°uveaux monastères cités plus haut. H me sera bien permis de m'arrèter un moment ici pour admirer, unefoisencore,le don-quichottisme de [apolitique française : en 1832, nous allons en Belgique — parce °iUe le roi Louis Philippe avait besoin de la reconnaissance de l'Angleterre dans un intérêt dynastique — créer à coups de canon une nationalité factice cl empêcher ainsi la réunion P la France de provinces dont l'esprit profondément mii-Q,eipal nous fui définitivement aliéné par le centralisme u outrance de l'Empire; vingt ans après, nous allons en ^rimée nous battre pour le Grand Turc — parce que ^apoléon avait, lui aussi, pour sa dynastie, besoin de ' aniitié anglaise — et nous préparons ainsi à l'Autriche-Hongrie l'annexion d'une Belgique slave. Quand donc, ratons de la politique, cesserons-nous de assembler à .....ces princes Qui, flattés d'un pareil emploi, Vont s'échauder en des provinces Pour te profit de quelque roi '. 1 La Fontainu, Fables, I. IX, f. xvu. Cependant, et malgré le haut patronage de la monarchie des Hapsbourg,lescatb.oliques bosniaques et herzégovi-niensétaient soumis à tontes sortes de vexations; ils ne pouvaient aller par certains chemins traversant des villages habites par des musulmans sans s'exposer à des coups de fusil ou à la bastonnade; un Turc avait-il à traverser une rivière à gué, il ne se gênait pas pour appeler un raKa qui passait, voire même une femme, et à s'en servir comme monture pour éviter de se mouiller les jambes ; bien heureux les pauvres diables quand ils ne recevaient pas en remerciaient s quelques coups de bâton ou tout au moins de grossières injures! Les chrétiens devaient porter le turban rouge, le turban blanc étant réservé aux. hodjas et la couleur verte aux autres mahométans. 11 leur était également interdit de porter la barbe, parce que le Coran ordonne que le père de famille ou le pèlerin laisse pousser la sienne. Bref, je n'en finirais pas si je voulais décrire tous les genres d'arbitraire auxquels étaient exposés les malheureux chrétiens catholiques ou grecs avant l'arrivée en Bosnie des troupes austro-hongroises. Est-ce à dire qu'il règne aujourd'hui parmi eux une satisfaction parfaite? Non, certes, j'en ai déjà parlé, et j'aurai occasion d'y revenir'. Pour terminer ce que j'ai à dire des différentes religions qui se rencontrent en Bosnie et en Herzégovine à côté du mahométisme, il rnc reste à parler des Israélites. Les Juifs des deux provinces sont, comme on le sait, des descendants de ceux qui furent chassés de l'Espagne et du Portugal au commencement du seizième siècle, et qui vinrent chercher 1 Pour les avanies auxquelles étaient soumis les chrétiens en pay» musulmans, on peut consulter encore : De la condition des chrétiens sous la domination turque, par M. IL Gankm, dans le Journal des Débats du 2 août 1882. DE FOJXITZA A SERAJEWO. 147 chez les musulmans d'Afrique et de Turquie un refuge contre les persécutions de l'inquisition. La petite colonie de Bosnie est surtout installée à Serajewo et à Travnik, °ù l'on en comptait, en 18G2, plus d'un millier : deux Mille dans la capitale, et autant dans le reste de la province ; il y en a beaucoup moins en Herzégovine, où le capitaine Boskiévitch 1 en compte à peine cinq cents, tandis (luc M. de Sainte-Marie 8 prétend qu'il n'y en pas vingt dans toute la province. Ces Israélites sont en grande majorité blonds, tous portent la barbe ; rien, du reste, dans leur Costume , ne les dislingue des indigènes du pays On m'a cependant cité comme une particularité que les Juives de Travnik ont toutes trois jupes superposées : la première, Celle de dessous, jaune; la seconde, bleue, et la troisième, celle de dessus, blanche. Un fait beaucoup plus intéressant à noter, c'est que les Juifs de Bosnie parlent encore entre eux un espagnol corrompu. Aucun, pas même les rabbins, toc sait écrire l'espagnol en caractères latins; ils se servent pour cette transcription de lettres hébraïques, dont la lecture est enseignée dans leurs écoles particulières. Un autre souvenir de leur origine est le nom d'un gâteau de blanc d'œuf. que les rabbins servent encore à leurs ouailles à certaines fêles de l'année, et qu'ils appellent encore pain espagnol. Le grand rabbin réside à Travnik. Ce grand rabhin, ainsi que les évêques latins et grecs, jouit du pri-Vl'ége de juger toutes les causes qui peuvent surgir entre Ses coreligionnaires en matière d'état civil. Ces causes sont 1 Carte du villayct de Bosnie, (FHerzégovine et de Bascie, v'enne, 18 précédée de ses hussards et suivie de près par le général Pïûlippovitch, à coté duquel chevauchait llafiz-Pacha, délégué du sultan, revenu la veille de Serajevvo, où il avait été essayer, mais en vain, de faire exécuter les ordres de soumission du kalife. Quelle singulière ligure devaient faire Ce jour-là le malheureux pacha et le petit état-major turc l'accompagnait, au milieu de l'armée qui allait occuper la capitale d'une des plus belles provinces de l'empire °ttoman ! La brigade lîillccz, appuyée parcelle du général Kaiffel, attaqua d'abord les hauteurs qui dominent le village de Svrakinoselo, tandis que, de l'autre coté dela vallée, des 'ces de campagne, placées sur la petite colline de Goritza et soutenues par les brigades Millier et Lemaï, qui for-"wiient l'aile gauche, battaient vigoureusement les positions des insurgés, qui se tenaient surtout en force au fond de la cuvetle où se trouve la ville et la citadelle située à mi-côle. L" autres batteries étaient placées sur différents points le hmg de la rivière Midljaska. Le centre, à cheval sur la l'°ute, dans le fond de la vallée, resta, par suite de la conjuration du terrain, en réserve toute la matinée. Kn avant de l'aile gauche, le troisième bataillon du régiment t^ançois-Charlcs u° 52 avait de bonne heure pris possession de la colline de Hum et était arrivé, dès neuf heures du matin, jusqu'aux premières maisons de la ville ; mais, c°mmc les musulmans étaient parfaitement abrités, il fal-"Jt attendre, pour avancer, que l'artillerie eût ouvert un Cueniin à l'infanterie; bientôt ce fut chose faite, et la bri-Sade Lemaï planta le drapeau autrichien sur la citadelle, mais elle ne réussit pas à couper la retraite à ses défenseurs, qui s'échappèrent parla route de Mokro. On trouva Ur les bastions une trentaine de canons, dont sept, bien approvisionnés de munitions, purent être utilisés par les vainqueurs. Du reste, cette artillerie, mal servie sans doute par les insurgés, n'avait fait aucun mal aux assaillants. Vers midi cependant, la résistance militaire était brisée partout; mais alors commença une guerre de rues meurtrière qui dara jusqu'au Soir. L'acharnement était extrême: des femmes, de tout jeunes enfants tiraient des fenêtres de leurs harems sur les Autrichiens. Des soldats blessés étaient égorgés sur place par des passants ; un officier du 40' régiment d'infanterie fut assassiné d'un coup de pistolet à bout portant par un musulman qui venait de l'inviter à se rafraîchir sur le pas de sa porte ; les coups de feu partaient même des rues situées bien en arrière des premières colonnes d'attaque et déjà parcourues par les troupes; bientôt les soldats, exaspérés, ne firent plus de quartier, et la défense devenant de plus en plus énergique* l'hôpital militaire, situé à l'entrée de la ville, regorgea de blessés, que soignaient avec un égal dévouement les médecins militaires turcs et autrichiens. Le général l'hilippovitch, qui attendait près de cet hôpital, espérant par un moyen violent faire cesser la résistance, ordonna de lancer trois obus incendiaires sur différens points, et, dans cette ville tout en bois, trois foyers de destruction s'allumèrent aussitôt. Le grésillement de l'incendie et le bruit des munitions renfermées dans les maisons et qui sautaient, ajoutèrent bientôt à l'horreur de la situation, mais amenèrent le résultat désiré; peu à peu La lutte diminua d'intensité, et, vers cinq heures, le général l'hilippovitch pB* faire son entrée dans la ville et prendre possession du Konak ou palais du gouvernement. Il s'avança à la tète de son état-major entre deux haies formées par l'infanterie', toute la population chrétienne et juive, dans ses pluS beaux atours de fête, se pressait sur le passage du cortège ; les soldats poussaient des hourras, les tambours battaient aux champs, et le canon de la citadelle saluait de cent un coups de canon l'étendard austro-hongrois hissé sur la crête des bastions. Devant l'église grecque, décorée de riches d raperiesel dont les cloches sonnaient à toute volée, le clerg é était réuni; il en était de même devant la petite chapelle catholique, où se tenaient le curé, ses deux vicaires et les Sœurs grises d'Agram ; tous les habitants paisibles saluaient dans l'entrée du général autrichien la fin du régime de terreur sous lequel ils vivaient depuis plusieurs longues semaines, par suite de la résistance désespérée d'insurgés fanatiques. Il . .On prétend que Serajcwo doit sa première origine à Une exploitation minière tentée par les Hagusains sur la Partie du mont Trebevitch appelée Jagodina, et où s'élève aujourd'hui la citadelle '. Les rois bosniaques y auraient ensuite construit un château dans lequel se seraient réfugiés, vers 1236 et après la destruction de Krelchevopar 'es hérétiques palarins, les évèques catholiques de la province. Malgré celte circonstance, il est probable que ce ne fut qu'une forteresse jusqu'au moment où les Turcs **n emparèrent en 1464. Mais, dès l'année suivante, 1 Engki., Geschichte des Frcislaatcs Rayusa. — Voir ce que n°"s disons plus haut. deux seigneurs bosniaques, — les premiers qui, d'après la traditition, se firent renégats pour sauver leur fortune, Sokolovitch et Zlatarovitch, à qui appartenait vraisemblablement le territoire d'alentour, — commencèrent à élever des maisons au pied du palais fortifié ou Serai', que Khosrev-Pacha, le premier vizir turc de Bosnie, avait construit sur l'emplacement du vieux château (Starigrad). C'est de là qu'est venu le nom de Bosnaï-Seraï (le palais de la Bosna), que les Slaves ont abrégé ou simplifié en Serajewo. Bientôt, tant à cause de la valeur stratégique et économique de son site que par suite de la présence du vizir, Serajewo prit une grande importance, et fut la résidence favorite des janissaires ou spahis bosniaques, sorte de milice turbulente affiliée à l'aristocratie provinciale dont elle était issue, et qui devint peu à peu le boulevard du fanatisme musulman et des franchises du pays. En effet, les Slaves bosniaques, en se convertissant à l'islamisme, avaient entendu conserver une large autonomie locale, et fidèles aux traditions de leur race, ils avaient gardé, sous le gouvernement des califes, leurs libertés municipales. Lorsque, de simple camp de prétoriens, Serajewo fut devenue une ville et la plus importante de toute la province, les spahis qui l'avaient créée obtinrent des privilèges tout particuliers. En réalité, leur constitution municipale faisait de leur cité une petite république féodale et indépendante sous la suzeraineté du sultan. Les citoyens élisaient leurs anciens, et les familles terriennes des environs y étaient représentées par des starechinas héréditaires. A côte de ceux-ci, les marchands et les artisans constituaient des bralsva ou corporations fraternelles, et chaque corps de métier élisait ses chefs. A l'abri de ce véritable gouvernement communal, les spahis de lîosnaï-Seraï, activement protégés par les janissaires de Stamboul, devinrent peu à peu les véritables Maîtres de la Bosnie, et réussirent même à éloigner de leurs murs le vizir représentant le pouvoir central. Une loi municipale à laquelle ce fonctionnaire dut se soumettre, lui interdit de passer plus de deux jours chaque année dans 1 a capitale, où, par une compensation insuffisante, iinon ridicule, il était hébergé aux frais de la ville pendant ccs quarante-huit heures de tolérance. Le reste du temps, H résidait à Travnik, où il n'était même pas à l'abri de la tutelle jalouse qui pesait sur lui ; car s'il avait le malheur de faire quelque chose qui déplût aux anciens de Serajewo, ceux-ci portaient plainte à Constantinople, et l'infortuné Pacha ne tardait pas à être relevé de sa fatigante sinécure. Cette situation avait porté au plus haut point le sentiment d'indépendance des habitants de Serajewo; aussi, lors des tentatives de Mahmoud II, au commencement de ce s,ècle, pour détruire les libertés provinciales, la capitale se mit à la tête de la résistance. Quand les janissaires de Stamboul furent détruits, les spahis de Serajewo trouveront un dernier refuge dans leur citadelle; mais la l°rtune se déclara contre eux : le vizir turc s'empara de la forteresse, où il s'installa, et cent des principaux citoyens de la ville furent proscrits et mis à mort, cependant ce premier succès des Osmanlis ne dura que Quelques mois : en juillet 1828, les habitants de Serajewo, aidés par ceux de Visoka, commencèrent dans les tues de leur ville une lutte désespérée contre les deux mille soldats de la garnison, et bientôt le pacha vaincu fut heureux de pouvoir sauver sa vie et celle des Turcs qui n avaient pas péri pendant le combat. Quelques années après, néanmoins, Serajewo retomba pour la seconde fois au pouvoir des Osmanlis, et ils l'occupèrent sans contestation jusqu'en 1850. Les habitants s'étant révoltés de nouveau à cette époque, ils furent définitivement vaincus, et leurs privilèges municipaux disparurent en même temps que la féodalité bosniaque. Depuis ce temps, le pacha résidait à Serajewo, mais cette ville n'en est pas moins restée en Bosnie le foyer du fanatisme musulman et de la résistance aux idées de progrès et de transaction avec les giaours. Dès leur arrivée, les Autrichiens, comprenant combien il leur serait avantageux de conserver l'esprit municipal de la capitale et de s'en servir pour le maintien de l'ordre et comme moyen d'apaisement, s'empressèrent de confirmer les pouvoirs du conseil communal (mahalebachi ou hoi/s-cha(xulu), en y adjoignant les habitants les plus notables et les plus considérés, et en lui donnant pour chef ou bourgmestre un des musulmans les plus respectés de la ville, Mustapha-Bey. Ce personnage tient plutôt sa notoriété de son père que de lui-même ; en effet, il est le fils de Fazli-Pacha, ancien gouverneur de la ville, dont les grandes richesses (on estime sa fortune à 5 millions), l'énergie et l'intelligence prudente ont fait le personnage le plus en vue de toute la province. Son fils, Mustapha-Bey, quoique moins bien doué que son père, n'en avait pas moins un esprit droit et éclairé, et une parfaite connaissance des exigences locales; le choix ne pouvait donc être meilleur, et le général Philippovitch a eu d'autant plOS raison de le faire que Fazli-Pacha et son fils s'étaient toujours tenus à l'écart de l'insurrection et avaient accueilli les Austro-Hongrois de la façon la plus correcte, sinon la plus amicale. Fazli-Pacha est avant tout un fidèle serviteur du sultan : il descend d'une famille arabe, et ses ancêtres portaient le titre àescherifzade, ou descendant du Prophète; °n l'an 000 de l'hégire, ils allèrent en Crimée, où un siècle et demi plus tard le chef de la famille se fit un nom comme écrivain. C'est le fils de celui-ci qui, étant venu à Scrajeivo l'an 1100 de l'hégire, y épousa une fille d'un riche beg appelé Tetchilch, dont un village entre Zienilza et Visoka perte encore le nom. De ce mariage est issu l'arrière-fpand-père de Fazli, qui naquit lui-même Pan 1222 de l'hégire (1806). A douze ans, il entra comme page dans le palais du gouverneur turc, où il fut élevé ; à vingt-quatre ans, il fut nommé mollah ou cadi, ce qui ne l'empêcha Pas, en 1828, lors de la guerre turco-russc, de se mettre à la tète d'une troupe de volontaires et d'aller combattre en Bulgarie les ennemis de l'Islam. Kn récompense de ses services, le sultan Mahmoud le nomma en 183G pacha et îjouverneur de Scrajeuo. Il maintint l'ordre avec une sévérité impitoyable; mais s'étantbrouillé avec Omer-Pacha, ■1 tomba en disgrâce et fut rappelé à Constantinople, où il Passa dix-huit années. De retour de cette espèce d'exil, il ue s'occupa plus que de la gestion de sa fortune, et il ne sortait de son recueillement que pour user de son ancienne mfiuence en faveur du maintien de l'ordre et de la paix sociale. Comme on le voit, Fazli-Pacha est un caractère, et c'était de la part du général Philippovitch un acte de bonne politique que de placer sous le patronage de son "om respecté la reconstitution de la municipalité de Sera-Jcvvo, chargée d'administrer une ville où le vieux levain du fanatisme a plus que partout ailleurs besoin d'être apaisé. — J'avoue, à ma honte, que ces grandes pensées étaient loin de me préoccuper le jour de mon arrivée à Scrajcwo ; pour des gens qui roulaient depuis quinze jours et quinze nuits sur les chemins invraisemblables et dans les hans primitifs de la Bosnie, celte ville devait être une véritable Gapoue; aussi nous livrâmes-nous à tous les délices que Tite-Live reproche aux soldats d'Annihal : « Som-nus enim, et vinum, et epulœ, balneaque et otium... » C'est avec une joie de collégien entrant en vacances que nous nous installâmes au consulat de France, mis gracieusement à notre disposition parle titulaire, M. Patin, alors en congé. Quelle volupté de s'étendre dans un bon lit bien large, de forme, sinon d'origine française, avec de beaux draps bien blancs qui n'ont encore servi à personne! Je garderai toujours précieusement le souvenir de l'accueil que me firent M. Wiet, consul de France à Moslar, alors en intérim à Serajeuo, avec sa charmante jeune femme, ainsi que M. Z,,.y, chancelier du consulat, cl madame Z,..a. chapitre x SERAJ KU'O.--T VI'K S Ji T MONUMENTS. aspect tic Serajewo. — Sa population. — Types et costumes. — Les musulmans et le vieux turban des teles de pipes. — Le quarlier des Tsiganes. — Les Grecs orthodoxes et les Israélites. — Goût des femmes slaves pour les bijoux. — Une visite aux bazars de Serajewo. — Talismans et amulettes. — Les mosquées et la cathédrale grecque. I Les Osmanlis prétendent que la capitale de la Bosnie serait, après Constantinople, la plus belle ville de la Turquie d'Kurope. Je ne puis contrôler la vérité de ce dire, "lais il m'a semblé qu'extérieurement, du moins, Serajewo ressemblait à toutes les villes orientales avec les minarets de ses mosquées, les coupoles de ses bains et de s°n église grecque orthodoxe, les clochers pins modestes de ses chapelles catholiques et enfin les mais multicolores de Ses maisons consulaires, — le tout émergeant d'un dédale de petites ruelles, à peine coupées dans deux ou trois directions principales par des voies plus larges et moins tortueuses. Il y a cependant un trait dont il est impossible de ne pas être frappé : on sait que, dans tout l'Orient, les différentes confessions religieuses se distinguent extérieu- renient au moins dans les villes par quelques particularités; niais parmi les populations fanatiques de la Bosnie et de l'Herzégovine (et surtout àSerajewo), ces démarcationssonl observées avec une rigueur scrupuleuse. Ainsi, tandis que, dans la plupart des villes de la Bulgarie, de la Boumélie et de la Macédoine, la tenue franque, cette espèce de coin-promis entre le vêtement européen et le vêlement oriental, est d'un usage général, ici, au contraire, le vieux costume osmanli a conservé la faveur des habitants, et le fez et le pantalon ne sont guère portés que par les employés venus des autres provinces de l'empire ottoman, qui, aux yeux des vrais croyants bosniaques, sont toujours plus ou moins suspects de tiédeur et de complaisances coupables pour le giaour. Ce costume turc classique se compose, comme on le sait, d'une espèce de veste en étoffe de soie claire rayée, avec manches de couleur voyante, très-souvent rouge feu. La jaquette elle-même est quelquefois écarlate, attestant ainsi le goût très-prononcé des musulmans de Serajeuo pour les couleurs criardes. Le bas du corps flotte dans de larges caleçons le plus souvent verts quand la jaquette est rouge ou blanche, ou vice versa. Ces caleçons finissent, à la façon des guêtres de nos zouaves, par d'étroits fourreaux boulonnés d'où sortent les pieds revêtus de bas blancs et chaussés de pantoufles de cuir jaune pointues; ajoutez le turban classique, généralement en étoffe blanche parsemée de petits points multicolores ou tissée de fils d'or, et vous aurez une reproduction de ce costume que l'on ne voit plus guère, même dans l'Orient européen, que sur les têtes de pipes et chez les marchands d'orviétan. Ce costume a ici un caractère tout à fait national et religieux; aussi était-il absolument obligatoire pour les gens bien pensants, et l'on a vu dernièrement les membres du gouver- SERAJEWO. — TYPES ET M O Ml M E N T S. 160 nemcnt insurrectionnel décréter le port du cafetan, du turhiin et des calerons à jambes étranglées sous peine d'être considéré comme un mauvais musulman et traité comme tel. La chaussure elle-même a son importance Femmes mahomélaiies iiou voilées, d'après Evans. politique : tandis que le Turc porte des souliers pointus, les Grecs mettent des pantoufles à bouts ronds, et les catholiques, pauvres diables en général, chaussent le national opanhè des Jougo-Slaves. Ceux des habitants de Serajewo dont l'habillement se rapproche le plus de celui des mahométans sont les Tsiganes, qui, au nombre de 1,800 à 2,000, occupent un quartier particulier à l'ouest de la ville. L'habitude de cantonner les diverses confessions religieuses dans des quartiers séparés est, en effet, encore en vigueur à Sera» jevvo. Au centre de la ville et autour du bazar demeurent presque uniquement les chrétiens orientaux et les Juifs ; les mahométans habitent surtout dans les rues abruptes qui gravissent les hauteurs du mont Trebevitch ; il en est aussi qui demeurent dans les rues avoisinant le fleuve. Les Tsiganes se sont établis à l'entrée ouest de la ville, dans un quartier bâti de pauvres huttes de bois , entourées de jardinets palissades. Ce quartier tsigane se reconnaît de loin au vacarme uni en sort. Accroupis sur de petits tapis fanés devant leur porte étroite et basse, les hommes s'y livrent, sans pitié pour les oreilles du passant, aux divers métiers bruyants qui, dans tous les pays du monde, font de ces nomades mystérieux les parias de la ferraille. Pendant ce temps, leurs femmes vont et viennent pour les travaux du ménage. Quoiqu'ils se disent musulmans, ilsne sont pas reconnus comme tels par les Turcs bien pensants, qui les considèrent comme des êtres inférieurs. C'est cependant une belle race. Les hommes sont grands et forts, leurs traits sont nobles et pleins d'énergie, leur peau brune, leurs yeux noirs et expressifs. Avec leur barbe et leur cheveux en buisson et toute cette gamme de tons bruns ou olivâtres relevée par les reflets plus clairs du vêtement, ci; sont de vraies tètes d'étude à tenter la palette d'un coloriste. Leurs femmes, bien que soumises théoriquement à la claustration mahométane, jouissent d'une grande liberté, et, leur misère aidant, ont une réputation de légèreté que justifierait, du reste, parfaitement la beauté de leur type, au SER.AJEWO. — TYPES ET MONUMENTS. 171 moins dans l'extrême jeunesse. Leur teint mat, leurs beaux cheveux couleur aile de corbeau, leurs yeux noirs fendus en amande et pleins d'une langueur provocante, leurs mains mignonnes et leurs petits pieds, leurs formes de marbre emprisonnées dans un corsage de couleur voyante, tissé de fils d'or, leurs façons obséquieuses sans embarras et familières sans impudeur, leurs chants mélancoliques qu'elles accompagnent étrangement avec le tambourin, tout cela serait bien fait pour séduire, si tout cela n'était gâté par la plus horrible malpropreté. Kn effet, linge, mains mignonnes, jolis visages, tout est sale, mais de celte saleté orientale, dont un soleil impitoyable se charge de souligner les moindres détails. De plus, les Tsiganes se fanent vite, et il n'est pas rare de rencontrer, parmi les vieilles, de vrais modèles de sorcières classiques, aux ongles crochus, aux cheveux noirs parsemés de gris et dépeignés, sortant comme une crinière d'un turban sordide, aux yeux ternes, au rictus de faune, aux vêtements déguenillés. Dans la rue, les femmes tsiganes sont rarement voilées, et quand elles niellent un voile, elles ne se font aucun scrupule de l'écarter pour jouer de la prunelle d'un air provocateur. C'est sans doute celte absence de voiles des Tsiganes '"ahoinélanes qui a induit en erreur certains voyageurs et leur a fait croire que les femmes turques de Serajeivo avaient une tendance à s'européaniser. Il est possible Qu'elles soient moins rigoureusement voilées que dans certaines villes de province, à Travnik, par exemple, où les lemnies se piquent de vertu, et que les dames de la capitale aient adopté les voiles transparents fort à la mode aujourd'h ui parmi les élégantes de l'aristocratie turque. Mais de là à prétendre que les femmes de Serajcuo ton- dent à adopter les coutumes européennes, il y a loin, comme on le voit. Tout ce que j'ai vu pendant mon séjour me porte à penser, au contraire, qu'elles vivent plus retirées, plus farouches que jamais depuis l'occupation. Quand nous en rencontrions dans la rue, notre costume civil étranger et nos allures de voyageurs (rara avili car, d'après le directeur de la poste, nous étions les premiers touristes que l'on voyait à Serajeuo depuis l'arrivée de l'armée) excitaient d'abord leur curiosité, et elles nous regardaient avec attention; mais dès que nous tournions, même sans aucune affectation, la tète vers elles, elles s'écartaient de la manière la moins obligeante, comme des biches effarouchées, en nous lançant de menaçants : Hai-ti! hai-til (Ah toi! ah toi!) A Jahlanica, Evans prétend avoir vu des femmes musulmanes non voilées. Suivant lui, cela lient à l'influence des chrétiens et à la pauvreté du pays, qui oblige les femmes turques à travailler, tandis qu'ailleurs elles ne font rien. Par contre, on voit quelquefois, notamment à Pristina, des femmes chrétiennes voilées. Il ne faudrait pas croire néanmoins que toutes les femmes que l'on rencontre en Bosnie à visage découvert sont des musulmanes; en effet, les jeunes filles de celte religion, contrairement à l'usage des autres pays turcs, peuvent se montrer sans voiles, ce qui a donné lieu à ce proverbe: « Va en Bosnie, si tu veux voir ta fiancée, n Les costumes des Grecs orthodoxes et des Israélites se ressemblent beaucoup ; ils portent le plus souvent le fez, et leurs vêtements, comme ceux des Tsiganes, sont en général d'une couleur plus sombre que ceux des musulmans ; leur jaquette est presque toujours bleue, et leurs caleçons noirs sont retenus par une large écharpe de soie de couleur plus claire. A certains jours de fête, ils passent SEllAJEWO. - TYPES ET MONUMENTS. 173 par-dessus une grande houppelande qui Ieu> descend jusqu'à la cheville. Le type des Grecs orthodoxes, au nombre d'environ 0,000, ne se distingue pas de celui des autres Jougo-Slaves ; mais les Israélites qui, comme je l'ai dit plus haut, sont d'origine espagnole, ont une physionomie toute différente. On sait que les Juifs d'Kspagne et de Portugal ont toujours fait classe à part parmi les des-eendants d'Israël; dans certains pays où ils s'étaient réfugiés après avoir été chassés de la Péninsule, et notamment en Hollande, ils avaient des synagogues particulières, et leurs cérémonies différaient même assez notablement de celles de leurs coreligionnaires. L'origine de ces prétentions est la croyance dans laquelle ils sont d'être issus de la tribu de Juda, dont les principales familles seraient venues en Espagne au temps de la captivité de Hahylone 1. On voit que leurs pérégrinations en Europe dateraient de loin. Quoi qu'il en soit, les Israélites de Serajewo ont un caractère physique tout particulier; beaucoup sont blonds, et ils sont très-facilement reconnaissahles au milieu de la population. Ils ne sont guère que deux mille, mais c'est la portion la plus riche de la ville; connue partout, ils sont banquiers ou plutôt usuriers, et servent d'interprètes et de bailleurs de fonds aux autorités turques, trop souvent même d'entremetteurs pour les plaisirs des grands hegs. ils sont, du reste, bien que très-intolérants en matière reli-ît'euse, de nature pacifique et rangée, et ne vont jamais en prison que pour dettes. La différence entre la toilette de ville et celle d'intérieur existe chez les Juives comme chez les musulmanes. La 1 Lettres de quelques Juifs portugais, etc., à M. de Voltaire, par l'abbé (jiK\i';K. plupart, et souvent les plus âgées, portent au dehors des vêtements rouge cerise sans ornements, avec des voiles blancs qui leur tombent aux genoux, mais qui laissent leur visage découvert. Les jeunes tilles mettent chez elles de jolies vestes brodées d'or; et la veille ou le jour du Sabbat, tandis que, sur le seuil des maisons, les Juives du commun viennent exhiber, en tout bien tout honneur, leurs plantureux appas à peine recouverts d'une gaze transparente, il n'est pas rare d'apercevoir quelque joli minois d'Israélite de distinction, à demi caché derrière le grillage de bois qui, à la mode turque, clôt la fenêtre; les bras et le cou de la jouvencelle sont chargés de beaux bijoux, et souvent aussi un diadème de monnaies d'or orne les cheveux, toujours coupés très-court. Les chrétiennes grecques orthodoxes, moins fines en général que les Juives, portent chez elles un costume mi-oriental, mi-européen, c'est-à-dire le petit corsage de velours, la veste brodée d'or, et le fez orné de glands d'or, puis des jupons de belles étoffes de soie, à la mode de Vienne. Leurs coiffures sont très-variées : quelquefois les cheveux sont roulés autour du fez à la manière serbe ; ou bien elles les couvrent d'une mousseline blanche ; d'autres fois enfin elles ont un fez appliqué avec coquetterie sur un des côtés de la tète, et de ce fez tombe en cascade leur noire chevelure chargée d'une profusion d'ornements d'or et surtout de monnaies. Nous avons signalé tout à l'heure cette coiffure chez les Juives ; les femmes chrétiennes de Bosnie, comme les Herzégoviennes et les Dalmates, affectionnent aussi beaucoup cette parure; et, les jours de fête, les plus pauvres d'entre elles portent bien souvent sur leur tète toute la fortune de la famille. Les commerçants grecs de Serajewo sont, du reste, après SERAJEWO. - TYPES ET MONUMENTS. 175 •es Juifs, les habitants les plus riches de la ville, beaucoup plus que les musulmans, rendus par leur fatalisme orgueilleux incapables de toute entreprise sérieuse. Les Grecs,au contraire,laborieux et intrigants, tiennent dans leurs mains Jeune chrétienne bosniaque. u,ie bonne partie du commerce extérieur de la Bosnie avec l'Autriche, la Dalmatie, la Serbie et Constantinople. Mais e est une classe égoïste et ignorante, qui ne s'occupe en aucune laçon d'améliorer le sort des paysans du même rite, et qui '°rnicdans la ville une caste isolée et peu sympathique 1 Pour donner une idée de l'étroitesse d'esprit des Grecs de Sera- Toute cette foule bigarrée dont je viens de passer en revue les éléments, anime de ses vives couleurs les rues de Serajewo quand, vers neuf heures, l'Oriental paresseux se lève et va à ses affaires. C'est alors que des convois de hôtes de somme, amenant toute sorte de marchandises, pénètrent dans l'intérieur de la ville; les bazars se remplissent d'acheteurs; les ouvriers commencent à travailler dans leur échoppe ouverte sur la rue, et ainsi continuent le mouvement et la vie jusqu'aux heures chaudes du midi pendant lesquelles tout se ferme et chacun se livre au dolce far niente. Après la sieste, l'activité recommence jusque vers six heures; alors toutes les boutiques se ferment définitivement, et leurs propriétaires vont se promener au dehors. C'est aussi le moment où les officiers autrichiens, revenant de leurs excursions, caracolent un peu partout, où le kaiserlick, aussi flâneur que nos petits soldats, traîne ses guêtres à travers les rues en cherchant aventure, et où le touriste rentre chez lui et se prépare à aller dans quelque maison hospitalière dîner, se reposer par quelque longue causerie et augmenter ainsi son bagage d'observations, —le seul dont l'encombrement n'est jamais à craindre en voyage. C'est dans une de ces agréables soirées que madame Wiet, qui parle le bosniaque aussi bien que le russe, sa langue maternelle, me proposa de m'accompagner le lcn- jcwo, il me suffira de citer le fait suivant : l'Empereur de Muss;e ayant donne", il y a quelques années, de riehes icônes à la cathédrale orthodoxe, elles furent adressées à la communauté par llrod, jusqu'où le port était payé. .Mais de là à Serajewo, on n'avait pu les affranchir. Les chefs de la communauté eurent l'impcrtinenec de protester bruyamment devant le consul de Russie contre cette charge minime qui leur était imposée en échange d'un riche présent. demain au bazar. On devine avec quel indiscret empressement j'acceptai une offre si séduisante, qui nie permet- L'nc nie de Serajewo. tait de faire, avec un guide aussi aimable que sûr, une foule d'études de mœurs absolument interdites au simple passant. Il Tous les jours ne sont pas bons pour visiter les bazars do Serajewo. En effet, le vendredi, jour férié des musulmans, beaucoup de chrétiens et de Juifs les imitent avec empressement; le samedi, les mahométans rendent la politesse aux Juifs, qui se joignent à eux le dimanche pour chômer le repos chrétien, de sorte qu'il n'y a guère que quatre jours d'activité commerciale. Les gens disposés à prendre tout du beau côté prétendent voir dans cet échange de courtoisies une disposition de bienveillance mutuelle amenée, en dépit des haines séculaires, par l'unité de la race; les autres, — et j'avoue que je suis du nombre, — assurent qu'il ne faut attribuer cette circonstance curieuse qu'à la paresse et à l'apathie habituelles aux peuples de l'Orient, pour qui le temps n'est rien et le travail peu de chose. Quoi qu'il en soit de l'origine de cette coutume, elle existe, et si l'on ajoute aux trois jours fériés hebdomadaires les nombreuses fêtes chômées des deux cultes chrétiens, on voit que les habitants de Serajewo sont dans l'impossibilité de faire le lundi sous peine de ne plus trouver dans la semaine un jour de travail... pour se reposer de ne rien faire. Dans tous les cas, ce ne sont pas eux qui, comme le savetier de la fable, songeraient à se plaindre de ce que l'iman, le rabbin, le pope ou le curé De quelque nouveau saint charge toujours son prône. La capitale de la Bosnie a deux bazars, ou plutôt deux endroits consacrés au commerce de détail. 11 y a d'abord la «aile de vente (bezeslan, éebez, toile, linge), puis la balle de la triperie ou du bric-à-brac. Toutes deux appartiennent à des communautés religieuses qui louent les boutiques aux marchands. Ces boutiques, toutes en bois, sont adossées aux murs d'un cloître, autour d'un vaste préau dont le centre est occupé par une fontaine. Kn dehors des bazars, le commerce de la ville est concentré dans les cinquante ou soixante rues situées sur la rive droite de la Midljaska, et particulièrement dans celles qui aboutissent aux trois ponts de pierre et aux quatre ponts de bois qui réunissent les deux rives. Ce quartier s'appelle le Tchartchi. Parmi les marchandises européennes dominent naturellement celles de provenance autrichienne; on y trouve non-seulement des fez, que ce pays a depuis longtemps le monopole de fournir à tout l'Orient, mais encore, à côté du tabac indigène, la tète de pipe en terre cuite, dorée ou non, fabriquée en Hongrie, les bouts d'ambre de la Baltique et les tubes de chihouk en bois de merisier. Les lausses japonaiseries et chinoiseries en laque de Vienne s<>nt fort recherchées à cause de leur bon marché relatif et de leur origine supposée ; car il est à remarquer que le Tore apprécie beaucoup les provenances de l'extrême Prient. Au bazar viennent encore échouer les objets démodés de Vienne et de Pesth, qui font, dans le mystère du harem, les délices des élégantes de Serajewo. Nous entrons dans une boutique qui ne se distingue en aucune façon de ses voisines; c'est pourtant celle de Mehemet, qui tient ici le même rang qu'Auguste Klein a Vienne ou Alphonse Ciroux à Paris. Sur une estrade élevée de trois pieds environ qui règne dans toute la Ion- 180 LES PAYS S UD-S LAV ES. gueur, du côté de la rue, et contre laquelle se tient l'acheteur, Meheniet est assis, les jambes croisées, fumant des cigarettes et regardant sans préoccupation apparente le va-et-vient du bazar. Derrière lui, au fond de l'échoppe, sur des planches ou dans des malles et des tiroirs placés uu peu partout, sont dissimulées les marchandises (pie le malin négociant peut ainsi faire admirer peu à peu au client en graduant savamment ses effets de façon à allumer les désirs. Grâce à mon aimable cicérone, je pus, sans me faire trop écorcher, user et abuser du droit (m'en tout pays s'arroge l'acheteur présumé de mettre sens dessus dessous le magasin sur lequel il a jeté son dévolu. Après les étoffes de laine ou la soie de Damas, pourpre ou violet foncé et tissée de fils d'or, provenant partie de Brousse et partie de l'Inde, nous déplions les belles pièces de cachemire blanc aux dessins rouge feu, verts ou bleus, imprimés ou tissés; puis viennent les foulards indiens rouges, à raies jaunes ou blanches, avec de magnifiques broderies qui reproduisent en or mal des fleurs et des feuilles; les décorations en or et argent sont, du reste, prodiguées ici sur tous les lissus, même les plus légers, comme la mousseline et la gaze, et, bien qu'il fasse sombre dans le bazar, le brillant de toutes ces étoffes est vraiment merveilleux. Puis ce sont des cosmétiques pour les ongles et les yeux, des bijoux en perles, — vraies ou fausses, — un assez grand choix de tapis, depuis la grossière natte fabriquée en Bosnie jusqu'aux belles tentures de Iloumélie et de Bulgarie, et les dessus de table en poil de chameau, venant de Stamboul. Enfin, des couteaux, de belles armes anciennes, de très-jolis objets d'ébène incrustés d'argent et des ciseaux damasquinés d'or de Prizrcnd, en Albanie, etc. On trouve tout ce qu'on veut dans la boutique de Meheniet, mais, malgré ses instances et ses ruses intéressées, je voulus réserver une partie de mes ressources pour aller acheter quelques souvenirs aux véritables représentants l'industrie bosniaque, c'est-à-dire aux fabricants du Tchartclii. Extérieurement, ce quartier ne présente aucune différence avec le bazar proprement dit; seulement, on n'y vend presque toujours, dans chaque boutique, qu'une espèce de marchandise, et quand on jette un coup d'œil dans le fond des échoppes, on voit le marchand travailler avec un ou deux ouvriers, et ne se déranger pour grimper sur son estrade qu'au moment même où quelque client se présente. 11 y a là une quantité de cordonniers et de tailleurs, puis des fourreurs qui préparent, assez médiocrement du reste, des peaux d'ours, de loup et de renard; des selliers-harnacheurs, des fabricants de filigranes d'or ou d'argent qui rappellent par leurs formes le style de Byzance; des menuisiers, ouvriers hongrois, depuis longtemps installés à Scrajewo; des couteliers qui vendent des poignards ou d'excellents coutelas dont quelques-uns, niellés d'or ou d'argent et rehaussés de pierres fines, sont de véritables objets d'art et justifient la réputation des ouvriers damasquineurs : on assure, en effet, que, lors de 'a conquête du quinzième siècle, les sultans appelèrent de Damas des artisans en métaux, et que les vraies traditions de cette célèbre fabrication se sont conservées dans la Damas du nord, comme on appelle encore Scrajewo. On me dit, du reste, pendant ma visite, que récemment encore Jl existait à Bonaï-Seraï une école d'art industriel. J'aime mieux ne pas le croire : il répugne, en effet, à mon patriotisme dépenser que Scrajewo ait pu, en pareille matière, être en avance sur Paris ! il A côté des couteliers, on peut également citer les armuriers, dont l'habileté ne le cède en rien à celle des couteliers, et les orfèvres qui font des services à café en argent et en cuivre, dans lesquels on retrouve de belles lignes et des formes élégantes. Ce sont ces orfèvres qui vendent les amulettes ou talismans dont les Slaves du Sud sont si friands. Ces plus recherchés pour les merveilleuses propriétés qu'on leur attribue, — en particulier contre les Collier en pointes île flèches. — Amulelle bosniaque. (Evans.) maladies de la peau, — sont les cornalines et les jaspes rouges, que l'on trouve en assez grande quantité dans certaines vallées de la contrée, et que des mendiants vagabonds viennent vendre à l'état brut sur les ponts de Seiajevvo. On grave sur ces pierres des étoiles, des monogrammes cabalistiques ou le nom arabe du propriétaire, et on les porte en bagues, en colliers, en bracelets ou attachées aux vêtements. Le cachet talisman se distingue du cachet ordinaire en ce que l'inscription n'y est pas rétrograde. On rencontre souvent parmi ces amulettes des bijoux antiques, découverts dans le pays ou apportés du dehors Quand un Turc brise son talisman, il tombe dans la SE HA JE IVO. — TYPES ET MONUMENTS. 18! Consternation et s'attend à quelque grand malheur que souvent alors lui attire son fatalisme inintelligent. Mais il ne faut pas croire que les musulmans seuls aient conservé cette superstition. Les chrétiens des deux rites y sont aussi fidèles, et peut-être vient-elle aux uns et aux autres des vieilles traditions gnostiques des manichéens et des bogomiles ou patarins. Quoi qu'il en soit, les chrétiens portent non-seulement des croix avec des inscriptions en vieux caractères cyrilliques, mais encore des versets pieux Amulettes bosniaques contre le mauvais œil. écrits sur des rouleaux de papier pendus au cou, dans des sachets de cuir, cousus dans la robe ou attachés à la partie supérieure du bras; les musulmans portent de même des stances du Coran; il n'est même pas rare de voir ces derniers faire bénir leurs rouleaux-fétiches par les Pères franciscains, dans la croyance que cette bénédiction ajoute encore à leur efficacité. Les cultes chrétiens et musulmans ont du reste fortement réagi l'un sur l'autre dans ces provinces. Les chrétiens bosniaques à qui leurs moyens le Permettent entreprennent le pèlerinage de Jérusalem presque aussi souvent que les musulmans celui de la Mecque, °t ils en tirent autant d'honneur, étant comme leurs frères turcs traités dès lors de Hadji. On a remarqué aussi que le Saint Sépulcre était appelé en Bosnie Tjaha, évidente corruption de l'arabe Kaaba, qui désigne le saint tombeau des musulmansl, A propos de ces curieux rapprochements entre les musulmans et les chrétiens de Bosnie et d'Herzégovine, on me permettra de citer ici, d'après M. A. Delarue, une singulière légende : En Herzégovine, on place dans la main gauche des morts mahométans trois pièces de monnaie, et dans leur droite un bâton. Ainsi muni, le mort monte droit au Paradis et frappe à la porte. Saint Pierre vient ouvrir. Le Turc le salue courtoisement, et, lui glissant une de ses pièces, se dispose à entrer, h Mais d'abord, demande saint Pierre, qui es-tu? — Je suis un tel de Bosnie. — Mais, malheureux! tu ne peux entrer, c'est ici le Paradis chrétien. Va-t'en au Paradis musulman. — Mais, répond le maho-métan, tous mes ancêtres sont ici. Là-bas, où tu me renvoies, je ne connais personne; laisse-moi donc passer, a Et pour rendre sa prière plus persuasive, il donne sa seconde pièce. » C'est impossible , reprend saint Pierre. — Il y a peut-être moyen de s'arranger, insiste l'autre; dis-moi ce qu'il faut faire. Tiens, prends encore, et je te serai bien reconnaissant. » Si saint Pierre n'est pas touché par la troisième pièce et refuse toujours la porte, le Turc se fâche, prend son bâton et fait un tel tapage que l'incorruptible portier du Paradis est bien obligé de laisser fléchir sa consigne. Sous sa forme naïve et irrespectueuse, cette histoire nous donne une idée des vrais sentiments qui animeraient les uns pour les autres les chrétiens et les musulmans 1 Rakkk, cité par Euan», p. 133. des provinces slaves, si les haines agraires et les excita-lions intéressées de leurs maîtres étrangers ne leur avaient pas fait oublier presque toujours leur commune origine. Ce qu'il y a de certain, c'est que la superstition est la même dans les deux cultes. Sans parler des chevaux au cou desquels on attache aussi des talismans, les enfants portent des amulettes pour se préserver du mauvais œil. Tantôt c'est un petit lièvre en plomb, un poisson, un serpent ou une tortue de même métal, et tantôt une griffe d'aigle ou des cornes de lucane-cerf-volant desséchées et montées dans de petits caissons en fer-blanc, ou bien encore c'est une petite figurine grossièrement taillée dans du jayet. Comme il s'agit, avant tout, d'éviter le premier regard du jette tore, le seul dangereux d'après la croyance populaire, ces talismans sont attachés à un endroit bien en évidence du costume enfantin, et le plus souvent sur le fez. Pour en revenir au quartier marchand de Serajevvo, je ne sais s'il y existe des libraires, mais je n'en ai pas vu; c'était, du reste, un commerce complètement inconnu sous la domination ottomane; je n'en veux pour preuve qu'une anecdote qui m'a été racontée. Il paraît qu'en 1875, des Anglais philanthropes, qui avaient tenté de créer une école slave chrétienne dans la capitale de la Bosnie, ayant voulu faire passer par Brod une certaine quantité de livres classiques nécessaires à leur enseignement, la permission leur en fut impitoyablement refusée. On peut juger par là de l'état intellectuel de ce malheureux pays. LES PAYS SUD-SLAVES. III En dehors de ses bazars, Serajewo offre encore à la curiosité de l'étranger quelques mosquées et la grande église grecque orthodoxe. Celte dernière, qui est aujourd'hui le principal monument de la ville, fut commencée en 1870; elle coûta, dit-on, 325,000 francs, somme énorme pour le pays. L'érection de cette église monumentale, dans la plus grande rue de la ville et tout près de la mosquée impériale, dont je parlerai tout à l'heure, ne se fit pas sans soulever les vives protestations des musulmans fanatiques, en dépit des firmans du Grand Seigneur et de la présence du corps consulaire. Aussi, lorsqu'on annonça que l'inauguration, qui devait se faire le jour de l'àques de 1875, aurait lieu au son des cloches, l'exaspération de la population mahométane fut portée à son comble. J'ai déjà signalé plus haut (p. 191) l'aversion des musulmans de Bosnie pour les cloches des églises chrétiennes, qui, disent-ils, troublent les prières des muezzins sur les minarets du voisinage, et qu'ils considèrent comme un défi jeté à la supériorité de leur foi. Faire carillonner les cloches à l'inauguration de la grande cathédrale orthodoxe constituait donc une bravade qui risquait d'amener les désordres les plus graves; en effet, une conspiration se trama parmi les mahométans, et ils résolurent d'empêcher à tout prix ce sacrilège ou de laver cette souillure dans le sang des chrétiens. Fort heureusement, la police des consuls fut avertie à temps; ceux-ci prévinrent le pacha, qui éloigna de la ville les plus exaspérés, rendit les modems respon- BERAJBWO. — TYPES H T M O X L M K \ T S. 187 sables du maintien de l'ordre, obtint des chrétiens qu'ils renonceraient à faire sonner leurs cloches, et prit enfin des mesures militaires si énergiques que la cérémonie put avoir lieu sans amener de conflits sanglants, et la cathédrale Orthodoxe élève aujourd'hui fièrement ses coupoles byzantines au-dessus des plus grandes mosquées de la ville. Deux de ces mosquées sont cependant très-remarquables ; rentrée en était, bien entendu, absolument interdite aux giaours sous la domination ottomane, mais aujourd'hui j'ai pu les visiter en détail, sous la conduite de mes aimables hôtes. L'une, la Tsareva Djamia, ou mosquée impériale, fut construite par le sultan Meheniet, au moment de la conquête ; l'autre, la Begova Djamia, doit sa fondation à Khosrev-lleg, le premier vizir ou gouverneur ottoman. Celle dernière est la plus grande, et, avec son dôme central, ses coupoles latérales et le portique de sa façade, elle présente extérieurement tous les caractères d'une église byzantine primitive. Devant ce portique s'étend une petite place plantée d'arbres, au milieu de laquelle s'élève une fontaine de pierre alimentée par une source d'eau pure pour le Ghuscl ou les luslrations religieuses. Ce détail se trouve, du reste, dans toutes les mosquées un Peu importantes. Dans le porche sont utilisées deux colonnes monolithes de marbre brun, provenant d'une église chrétienne antérieure. Cette mosquée, qui est divisée en trois parties, contient une chapelle dans laquelle sont déposés deux sarcophages, dont l'un, — le plus grand, — ren-ferme les restes du fondateur; l'autre, ceux de sa femme; tous deux, et surtout le premier, sont couverts d'objets de Prix déposés par la piété des fidèles. Aucun tableau, bien entendu; on sait que la religion mahométane ne permet Pas de reproduire les êtres animés, — ce qui entre paren- thèses, n'empêche pas les musulmans les plus rigoristes de se laisser photographier, la photographie n'étant pas, pour eux, un portrait; de même qu'ils se refusent à considérer le Champagne comme du vin, liqueur défendue par le Coran. 11 est partout des accommodements avec le ciel! —■ L'intérieur des grandes mosquées de Serajeivo est, comme toujours, blanchi à la chaux, et sur celte chaux sont peints des versets du Coran ; le sol est couvert de tapis persans. Au fond sont deux pupitres ou tribunes, l'une pour les prières ordinaires, l'autre exclusivement réservée à celle qui est faite en grande solennité tous les vendredis pour le calife; dans le mur, une pierre carrée, la Kihla, indique la direction sacrée de la Mecque. Quelques jours après ma visite du bazar et des mosquées, une circonstance heureuse me permit de pousser une pointe au sud et à l'est de la ville, et comme Serajcuo devait être le point extrême de mon voyage, je saisis avec empressement l'occasion qui m'était offerte d'une excursion dans les deux directions que mon itinéraire de l'arrivée et du départ laissait précisément de côté. CHAPITRE XI S L II M ROUTE de NOVI-RAz.lR. La liante vallée île la Midljaska. —Le pont du Clievrier. — Le II an Ljiibogosco. — lu aubergiste bosniaque. — Les bandits de la Romanja-Plani un. — Mokro et ses ruines. — Visite au général Jovanovitch. Serajewo, o juin. Xous sommes donc partis ce matin à cheval pour faire une excursion au sud de Serajewo, sur la route de Gorazda, accompagnés des deux braves Kawas du consulat français, l'un mahométan, qui répond au nom de Mehemet, et l'autre chrétien, qui s'appelle Philippe Vakovitch; notre caravane se complétait par le beau chien Pseto qui, lui aussi, fait respecter à sa manière le drapeau aux trois couleurs françaises. \ous rencontrons d'abord la haute vallée de la Midljaska ; rien de pittoresque comme ces gorges étranglées où passe le sentier que gravissent nos chevaux, munis d'excellentes selles anglaises, jouissance nouvelle depuis Urod. A une heure de Serajewo, nous passons la rivière Midljaska sur un 1 Pseto signifie en slave : chien. pont slave appelé le pont du Chevrier ou pont des Chèvres (Kozia Tchoupria), et dont l'arche unique s'élève fièrement à une vingtaine de mètres, au moins, au-dessus du lit de la rivière. D'après la légende, ce pont est dû à la générosité d'un pauvre chevrier habitant la montagne voisine, qui, ayant trouvé un trésor, et témoin journalier des fréquentes noyades de voyageurs et de hètes de somme qui avaient lieu en cet endroit dangereux, voulut « faire quelque chose de bon pour les hommes et laisser un souvenir de lui » . On voit que le charitable pâtre a réussi, si la légende dit vrai, puisque aujourd'hui encore son nom est béni par tous les voyageurs. Le sentier, véritable casse-cou, suit le tracé probable du futur chemin de fer qui, à travers un long défilé de plus de 250 kilomètres coupé par des contre-forts secondaires et des cours d'eau encaissés, reliera Serajevvo à Mitrovitsa. Ce sentier serpente dans l'étroite vallée en suivant les sinuosités du torrent; et un peu avant d'arriver au han de Ljubogosco (ou Ljehogosta, d'après la prononciation du maître du han lui-même), on traverse une fois de plus la Midljaska sur un pont que l'on appelle Dervend poreg (le péage du bois), parce qu'autrefois il y avait sur ce pont une cabane où un employé turc prélevait un morceau de bois sur chaque cheval chargé de combustible qui passait; ce péage était censé destiné à entretenir le pont. L'impôt, perçu sous cette forme primitive, n'en constituait pas moins une lourde charge pour le contribuable; en effet, le petit cheval de montagne ne peut porter par ces affreux chemins qu'un poids tout à fait médiocre que l'on peut estimer au maximum à 120 ou 130 kilogrammes 1 ; cela ne donne 1 Celte charge de bois valait, au moment de mon séjour à Scra-jeuro, 1 florin. donc pas un nombre considérable de morceaux de bois par charge de cheval; et il est à croire (pie le percepteur qui devait entretenir non-seulement le pont, mais lui- Lo pont du Chevrier, près de Senijcivu. même, — sans parler du pacha et des autres fonctionnaires inférieurs, — ne prenait pas le morceau le plus petit. On rencontre dans tous les sentiers de la Bosnie et de l'Herzégovine des caravanes de ces petits chevaux qui portent les denrées. Ils marchent a la file, le premier et le dernier ayant au cou une clochette, et quand ils croisent «ne voiture ou des cavaliers, dans ces voies étroites et 192 LES PAYS S U D-S la V ES. presque toujours suspendues au-dessus du précipice, ils se rangent d'eux-mêmes très-adroitement et tous du même côté, en présentant leur croupe en biais, de manière à ne jamais faire accrocher leur charge. La précaution est plus que nécessaire sur le chemin de Serajeivo au han de Ljuhogosco, où nous avons déjeuné avec des œufs cuits d'une manière atroce, d'excellent lait caillé de chèvre et du café. Pour boisson, de l'eau claire arrosée de slivovitsa, que nous avons bue, — luxe inouï que nous n'avions pas encore eu l'occasion de constater ailleurs que dans les villes, — dans deux verres dépareillés, il est vrai, mais enfin dans deux vrais verres à boire. Muharcm Kurtevitch, l'aubergiste, était tout fier de sa vaisselle. C'est du reste un gaillard avec lequel il ne serait pas bon de se rencontrer dans un chemin creux, s'il était disposé à vous faire un mauvais parti ; mais pour l'instant, comme il est Uniquement occupé à nous préparer à déjeuner, j'en profile pour le croquer comme un type des paysans des montagnes au sud de Serajewo. Sa tète, rasée haut sur le front et d'où tombent de chaque côté de longues mèches droites de cheveux châtain foncé, est couverte pour le moment du kalpak ou fez de laine blanche, caché lui-même par la cula, bonnet de toile gris avec petite bordure ornée de broderies; mais quand il sort pour aller à la ville, il met sur tout cela son fez rouge de cérémonie, et je vous assure qu'il a très-bon air là-dessous avec son teint bronzé et ses longues moustaches blondes, car Muharcm est chrétien, cela va sans dire. Sur sa chemise de dessous, qui laisse ses bras nus à partir des coudes, il porte une veste rouge à broderies noires et à double rangée de boutons, serrée à la taille par une énorme ceinture rouge faisant plusieurs fois le tour du corps et sous laquelle apparaît de nouveau la chemise, qui tombe à mi-cuisse, dissimulant l'attache du caleçon de toile blanche, qui couvre les jambes jusqu'à la moitié du mollet. Le bas des jambes et les pieds sont nus; des sandales de cuir jaune protègent seulement la pointe des Un aubcrjjistc bosniaque, pieds, et ainsi accoutré, allant nous chercher dans un vase de terre à forme archaïque et originale, de l'eau au ruisselet qui passe au pied de sa maison, Muharem Kurtevitch est un beau gars et a meilleure mine que nos dandys du boulevard. Nous l'interrogeons longuement sur le pays qui entoure son ban. II nous montre de loin l'emplacement où se trouvait un vieux château slave (Starigrall), presque inabordable aujourd'hui, et qui no présente plus du reste que quelques ruines informes. D'un côté, le han est dominé par la Romanja; de l'autre, par la Jahorina Planina, dont les sommets sont encore couverts de neige. A propos de la première de ces montagnes, Muharem nous propose de nous dire une légende; nous lui offrons avec empressement une tasse de son café, et il nous raconte ce qui suit : u II y avait autrefois ;'i Virhegrad une reine païenne qui, ayant toujours besoin d'argent et voulant faire bâtir un palais, mit un impôt énorme sur ses sujets, en céréales et en or, plus une corvée. Un pauvre chrétien, appelé Novak1, eut houle de travailler au palais de la reine; il dit : « .le « veux, bien donner l'impôt en céréales et ce que je pourrai « de l'or qu'on me demande, mais je ne ferai pas de corvée « pour des païens. » La reine lui fit dire : « Si d'ici à huit « jours tu n'es pas venu faire toi-même la corvée ctm'ap-« porter en même temps la somme à laquelle tu es imposé, «je te ferai mourir. » L'homme eut peur; il retourna à sa maison et chercha à ramasser l'argent demandé, mais il n'y parvint pas. Alors il alla errer sur les pentes de la Romanja Planina; et comme les huit jours étaient expirés, il se dit : « Puisque je ne puis trouver d'argent et (pie je « ne veux pas travailler au palais de la reine, je vais rester « ici. » Or, il avait pour toute arme un crampon. Alors vint à passer un riche Turc à cheval : « Que fais-tu ici? dit le « Turc. — Je ne puis plus retournera la cabane, répondit « Novak, la reine m'a demandé plus d'argent que je n'en « puis trouver, et je ne veux pas travailler aux demeures des « païens; je vais donc rester ici. — Je te dénoncerai à la « reine, reprit le Turc, et je lui dirai que tu es ici. » 1 Ce nom équivaut à peu près nu Ncumann allemand. « Alors Xovak, avec son crampon, tua le Turc, prit son cheval et se fit bandit, — le premier bandit de la Romanj a-Tchernagora; bientôt son frère, nommé (ironitcha, le rejoignit, puis un autre fugitif, puis deux, puis vingt, puis cent; et depuis ce temps, il y eut toujours des bandits sur cette montagne. Ils devinrent aussitôt les protecteurs de tous les chrétiens des vallées avoisinantes. Quand un beg maltraitait un raïa, le raïa se plaignait aux braves bandits, et le beg était Puni ; et c'est ainsi que les compagnons du pauvre \Tovak et ses successeurs devinrent les grandsjusticiers de la contrée. » Telle fut l'histoire que nous dit Muharem. Sous sa forme naïve, la légende des bandits de la Rcinanja-PIanina, que l'on croit remonter au quinzième siècle, peint bien ce qui a dû se passer souvent dans ces montagnes entre les victimes et les tyrans. En effet, chez tous les peuples opprimés, le banditisme, c'est-à-dire la révolte individuelle contre l'état de choses existant, fut Considéré comme une profession noble et patriotique; et celui qui s'exerçait en grand sur les montagnes, entre ^ichegrad et Serajeu/o, préoccupa les Turcs pendant tout le temps de leur domination. Il y a une douzaine d'années à peine qu'à la suite du massacre d'un poste et de l'enlèvement de 10,000 ducats par les outlaics de la Ilomanja-Pla-mna, une véritable bataille eut lieu entre les Turcs et les successeurs de Novak. Aujourd'hui, tout cela n'est plus qu'un thème à récits, le soir, à la veillée, et l'ordre le plus parfait règne dans la contrée, sous les drapeaux de Eranz-Joseph ; mais le feu qui couve n'est pas éteint; et si le populaire avait a se plaindre del'administration austro-hongroise, il est probable que Ton verrait les mêmes causes produire les mêmes effets, et de nouveaux partisans «prendre la montagne 1 ». ' Lorsque j'écrivais ces lignes, en 1879, j'étais loin de penser que Il ,..Du han de Ljubogosco nous sommes repartis à travers bois pour rejoindre une autre route, en «pimpant des sentiers de chèvres, qu'il ne faut regarder ni avant ni après y avoir passé, mais où Ton passe quand même; nous avons dû descendre de cheval vingt fois pour franchir des barrières rustiques ou des fossés profonds; et enfin, nous sommes arrivés à Mokro. C'est par ce point que passe la route stratégique des Austro-Hongrois, qui va d'un coté vers Bogalitsa, de l'autre vers Vlasenitza. De Ljuhogosco, un autre chemin se dirige sur Pratcha, Gorazda et Fotcha 1 (12,000 habitants), Vichegrad (1,200 habitants) et Tchai-nitsa. Novi-Bazar est à trois étapes plus loin (environ vingt-quatre heures de marche effective, ou trois journées). Des trois points extrêmes occupés aujourd'hui chacun par un bataillon et de l'artillerie, l'armée fait patrouille jusqu'à la frontière pour tenir en respect les Turcs et les Albanais, qui se préparent évidemment à ta résistance pour le cas où les envahisseurs voudraient s'avancer plus loin que les limites traditionnelles de la Bosnie et de l'Herzégovine. Après avoir, à Mokro, constaté la présence des ruines d'une vieille basilique chrétienne et de plusieurs autres restes d'antiques monuments, (pie j'étudiai aussi consciencieusement qu'il me fut possible de le faire dans cette rapide excursion, nous réprimes le chemin de Serajevvo, moins de trois ans après, les événements justifieraient ces craintes. 1 Fotcha est célèbre par sa coutellerie et ses armes, sabres et pistolets, qui sont répandus dans toute la Bosnie et pays voisins. que nous regagnâmes, cette fois, par la grande route stratégique. Cette roule est toute différente comme aspect de celle que nous avions suivie le malin : elle passe, en effet, par les sommets et donne une vue superbe sur deux énormes plateaux aux pics couverts de neige, et après une descente de douze kilomètres, ramène à Serajewo, dont le panorama se déroule aux pieds du touriste bien avant d'entrer dans le dédale des petites rues qui entourent la vieille citadelle. m Sans se prolonger au delà des bornes raisonnables d'un repos nécessaire, après les rudes journées du voyage d'arrivée, mon séjour à Serajewo me permit encore de voir beaucoup de personnages distingués, parmi lesquels je citerai seulement le gouverneur de Bosnie, général Jovano-vitch, qui me reçut avec la plus grande affabilité dans le konak, ou palais du gouvernement. Ce palais, situé près d'une des deux grandes mosquées de la ville, est une vaste construction en pierres, assez imposante, et précédée d'une grande cour entourée de murs et de grilles. A l'arrivée des Autrichiens, il était littéralement obstrué aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur par des monceaux d'immondices, et il dut être désinfecté de la cave au grenier pour être rendu habitable. Au premier, sont les bureaux et les archives, et, au second, les appartements du commandant en chef. Le général Jovanovitch, qui parle très-purement •e français, voulut bien me questionner longuement sur nos impressions de voyageur, et je dus lui avouer que j'avais constaté partout un mécontentement général. « Je lésais, me répondit mon illustre interlocuteur, mais j'espère que bientôt, quand les premières difficultés de la transition seront surmontées et nos intentions mieux comprises, les choses reprendront leur cours normal. Pour le moment, ce que je veux empêcher avant tout, c'est l'espèce de grève dont nous menacent les raïas, et j'ai donné les ordres les plus sévères pour qu'on punît de la prison tous ceux qui refuseraient d'ensemencer leurs terres. » Involontairement ma pensée se reporta vivement vers le pauvre paysan dont j'avais été l'hôte, — un peu malgré lui, — sur la montagne entre Téchanj et Dohoj, et je dus constater que le gouverneur était bien informé. Pendant cette conversation si intéressante pour moi, un coup de canon, parti de la citadelle, retentit tout à coup, et aussitôt un panache de fumée noire s'élevant du quartier turc sur la croupe du mont Trehevilch annonça qu'un incendie venait d'éclater. C'est un événement pour ainsi dire quotidien dans cette ville de bois, et personne ne s'en émeut ou ne s'en occupe jusqu'au jour où quelque grande catastrophe, — comme la destruction du bazar de Serajevvo, qui a eu lieu depuis mon voyage dans cette ville, — fait tenter un nouvel effort, toujours impuissant, contre ce terrible fléau. Je quittai le général Jovanovitch, charmé de sa réception et muni de tous les nouveaux firmans qui étaient nécessaires pour continuer mon voyage jusqu'à Moslar et l'Adriatique, dès que les études que je faisais à Serajeivo seraient terminées; j'avais, en effet, entrepris de profiter de cette halte réconfortante dans la capitale pour compléter mes investigations générales sur la Bosnie. Je pus, notamment, me trouvant au siège de toutes les administrations provinciales, colligcr de nombreux documents sur la grosse ques- SIR L A ROLTE DE NOVI-BAZAR. 109 Con de la propriété foncière, et rapprochant ce que j'appris alors de ce que je savais déjà, je parvins à réunir quelques données intéressantes que je crois l'occasion favorable de consigner ici, puisque j'ai bon lit et bonne table, à l'abri d'un toit hospitalier sur lequel flottent les trois couleurs nationales, à l'ombre desquelles il est si doux de vivre quand on est loin de la patrie. CHAPITRE XII LA QUESTION AGRAIRE E\ BOSNIE ET KN UKRZKUOVINK. Origine de la question agraire en Bosnie et en Herzégovine. — Les spahis et lei spaliiliks. — Rapports des raïas avec leurs seigneurs. — La Porte Ottomane, ses gouverneurs et ses ti lui tliks ou majorais. — Souffrances des raïas. — Révolte des seigneurs en 1850. — Fin de la féodalité bosniaque. — Ancien régime agraire. — Kssais de réforme : le Tanzimat. — Hésultats négatifs sur ce point de l'occupation autrichienne. —■ Mécontentement général. — Répulsion pour le service militaire. — La question desVakoufs. —Rapports des musulmans avec les fonctionnaires austro-hongrois. — Una scène au café entre un seigneur musulman et un rata chrétien. I J'ai déjà eu l'occasion de dire que, lors de la conquête musulmane, les seigneurs slaves de Bosnie et d'Herzégovine avaient embrassé le mahomélisme pour conserver leurs fiefs et leurs privilèges, tandis que la plupart des paysans, plus fanatiques ou moins intelligents, restèrent chrétiens, sauf les Bogomiles, et devinrent ainsi, sous le nouveau régime, plus que jamais une race de parias laillahles et corvéables à merci. C'est là ce qui donne à la conquête de ces provinces un caractère tout particulier dans l'histoire. « Dans la Serbie propre, dit M. Guillaume Lejean la féo- 1 Ethnographie de la Turquie d'Europe, Gotha (Justus Perlbcs), 1861, ln-4", p. 26. dalité, qui se développa très-tard et seulement par imitation de l'Occident, fut enveloppée dans les désastres nationaux, et périt ou fut réduite à l'état de raïa comme le reste du Peuple. 11 y a quelques années, on demandait à un Serbe libre s'il y avait des nobles dans la principauté : « Xous "sommes tous nobles », répondit-il. En Bosnie, au contraire, la noblesse passa à l'islamisme pour conserver ses fiefs, et elle est restée l'élément le plus rétrograde et le plus féodal de toute la Turquie; aussi la Bosnie n'a-t-elle cessé de protester par les armes contre les réformes de Mahmoud II et d'Abdul-Medjid. Cette aristocratie, très-oppressive pour ses vassaux, est musulmane, mais nullement turque; elle conserve ses usages, sa langue et ses noms de famille, et le voyageur qui ne saurait que le turc éprouverait en parcourant la Bosnie des mécomptes continuels... » On comprendra ces résistances aux réformes, si l'on se rappelle qu'en réalité la Bosnie et l'Herzégovine étaient, depuis la conquête, des provinces autonomes, administrées par les begs ou possesseurs de fiefs nobles, exempts de tout impôt et ne devant au suzerain de Constan-tinople que le service militaire en cas de guerre. La terre y appartenait exclusivement, sous la dénomination de spahililis, à cette arrogante noblesse héréditaire qui se transmettait ses fiefs, non par droit d'aînesse, mais indivisément, suivant l'usage oriental, entre tous les membres d'une même famille, qui choisissaient pour chef le plus "rave ou le plus âgé d'entre eux, chargé, en cas d'appel aux armes, de les conduire au combat. Dans la seule Bosnie, d y avait douze mille de ces fiefs disposant de quarante mille soldats. Cette organisation avait été acceptée par la Turquie, dans l'impossibilité, au moment de la conquête, de réduire autrement ces fiers vassaux. Mais quand, la 202 LES PAYS S L'D-SLA VES. paix rétablie, elle put consacrer à des réformes intérieures une partie de ses forces, elle s'attacha avec cette patience persévérante qui distingue les théocraties à diminuer F importance des begs slaves ; son premier pas dans cette voie fut l'envoi en Bosnie d'un pacha chargé de représenter à litre permanent le pouvoir central. Le rôle de ce fonctionnaire fut d'abord des plus effacés. Installé à Travvuik, seule ville où, comme nous l'avon.- vu plus haut, il lui fut permis de résider, il dut d'abord se borner à bâtir des mosquées pour réchauffer le zèle des musulmans envers le calife de Constantinople, à nommer des cadis pour connaître sinon de tous les crimes et délits qui appartenaient à la justice des begs, au moins des petites causes civiles et religieuses de moindre importance; puis il s'attacha les chrétiens en maintenant et faisant maintenir les anciens privilèges pour l'exercice de leur culte; enfin, et petit à petit, il mit dans la main du sultan toutes les terres de la contrée restées sans propriétaire. Allant plus loin, le représentant du pouvoir central avait même essayé d'établir un impôt foncier et personnel qui, à la vérité, ne devait frapper que le raïa, — et qui, par conséquent, aurait rapporté peu de chose au trésor, — mais qui, du inoins, eût été comme une consécration officielle de la prise de possession du pays. Les spahis virent le danger et le conjurèrent en se rapprochant de leurs ratas et en se montrant moins exigeants à leur égard. Ils avaient besoin, en effet, de ménager la solidarité qui, malgré eux, les unissait à leurs frères de race, devenus leurs sujets, et de maintenir les derniers sentiments de patronage et de clientèle qui, prenant leurs racines dans les anciennes traditions du clan slave, avaient survécu à la conquête ; il leur fallait des soldats pour résister ftu pouvoir ottoman, et ils essuyèrent de prendre vis-à-vis de leurs serfs une altitude moins vexatoire. Aussi la Porte »e tarda-t-elle pas à s'inquiéter de l'accord qui semblait régner entre les Slaves chrétiens et les Slaves musulmans de •ses provinces, et elle crut trouver le remède au danger que Courait sa domination en essayant de diminuer l'influence (lue donnait à la noblesse bosniaque et herzégovinienne la division des terres en vastes et riches spahîliks. Afin o arriver à son bul, a la Porte, dit M. Cyprien Robert1, 'OUlant, dans son ambition jalouse, réduire ses alliés à 'étal de sujets, excita, d'une part, le fanatisme si prompt à s'enflammer des Bosniaques chrétiens contre leurs spahis ; de l'autre, elle jeta un appât à la cupidité des chefs musulmans, dont elle transforma les spahiliks en tchiflliks sous prétexte de récompenser leur dévouement à la cause de l'islamisme ». Ces tchiflliks étaient des espèces de majorais pris sur ^s terres libres et constitués par la Turquie au profit des ligueurs partisans dévoués de l'autorité du sultan. Ils donnaient le droit de prélever les dîmes de la récolte et d'expulser les raïas chrétiens établis sur les terres qui en dépendaient, à moins que le seigneur ne préférât pressurer Ces malheureux pour eu tirer le meilleur parti possible a. 11 Partout où cet infernal système fut appliqué, cou lin ne 1 Les Slaves de la Turquie, Paris, 18VV, et Reçue des Deux Mondes, 1er mai 1843, 2 C'est peut-être aussi à cette pensée de la Porte d'être agréable ll|Jx spahis qu'il faut rattacher la création de ces trois légion* de petits nobles : celle de Kliss, celle de Zvoruik et celle de Bosna, qui en 1865 comprenaient environ vingt-cinq mille titulaires, recevant en n,oyenne chaque année une pension de 400 piastres, et grevant ainsi Je budget de la province de 8 millions de piastres sur les 40 qu'elle produisait au maximum. M. Cyprien Robert (loc. cit., p. 10,) il excita l'horreur des raïas et le dépit des spahis qui n'obtenaient pas de tehiftliks; il eu résulta des luttes violentes, et une irritation extrême régna dès lors parmi les possesseurs des fiefs, qui furent amenés à ériger de leur propre autorité leurs terres en tehiftliks. Les tehiftliks privés étaient, en effet, le seul moyen infaillible de neutraliser l'influence des tehiftliks impériaux. Les raïas, foulés aux pieds, n'eurent plus d'autre propriété que celle de leur corps. Tout spahis qui passait près de leurs cabanes se faisait héberger et nourrir par eux; il pouvait employer leurs chevaux pour un jour de marche sans être obligé de les payer; il pouvait même accabler de coups le raïa, qui n'osait répondre, car tousles musulmans étaient sacrés; il y avait peine de mort pour le chrétien qui aurait frappé l'un d'eux. » — « Les Bosniaques « , dit à peu près à la même époque un auteur à qui une élude attentive a donné les idées les plus justes sur les populations de l'Europe orientale « les Bosniaques se débattent dans l'anarchie la plus douloureuse pour tous, paysans et seigneurs ; mais ils sont tellement aveuglés par leurs haines mutuelles et ils croupissent dans un tel état d'ignorance qu'ils sont incapables de comprendre leurs vrais besoins et de se concerter pour en obtenirl a satisfaction. Ils n'en sont que plus à craindre peut-être pour le gouvernement, qui est obligé quelquefois de recourir à de grandes expéditions armées pour les pacifier. Cet esprit d'insubordination qui ne formule point les griefs, et qui se manifeste à tout propos, perdrait pourtant beaucoup de sa vivacité, si le divan, sans promettre encore aux paysans bosniaques le 1 Hipp. Despiiez, les Peuples de l'Autriche et de la Turquie, Paris, 1850, et Revue des Deux Mondes, 1" juin 1848. droit commun des Serbes, s'occupait du moins de régler leurs rapports avec les seigneurs... Le problème est d'imaginer un moyen de séparer les paysans de leurs suzerains. 11 ne s'agirait pas d'extirper d'un seul coup les dernières racines du système féodal; mais on pourrait, sans porter trop d'ombrage à la susceptibilité des capitaines jaloux de leurs privilèges, transformer successivement la condition déplorable des populations laborieuses, les attirer par la reconnaissance; et après les avoir soustraites ainsi à l'autorité oppressive et malfaisante des seigneurs, on en finirait avec cette féodalité redoutable pour entreprendre la réorganisation du pays... » Et ailleurs, le même auteur dit encore en parlant des malheureuses populations qui nous occupent : « Le calme, la paix, la sécurité, sont inconnus dans leurs montagnes. Combien de fois, pour le moindre incident de la vie ordi-oaire, n'a-t-on pas vu toute la population en émoi, arrachée à la charrue, se soulever, le fer et le feu à la main, pour porter d'un village à l'autre la ruine et la désolation! Aussi le paysan bosniaque est-il voué à la misère la plus Profonde... La physionomie du pays porte l'universelle empreinte de la terreur sous le poids de laquelle il gémit. *n beaucoup d'endroits, les maisons ressemblent à de Petites citadelles sombres et menaçantes; des postes d'observation sont établis quelquefois dans les arbres, le long des chemins. Quiconque ose s'aventurer parmi ces populations sans cesse armées pour attaquer ou se défendre eourt à chaque instant le risque de payer cher sa témérité... „ C'est sous ce régime que vécurent la Bosnie et l'Herzégovine jusqu'à l'insurrection de 1850. A cette époque, les Slaves musulmans de la Bosnie, blessés des tentatives réitérées de la Porte pour établir dans la province un ordre de choses un peu plus régulier et plus conforme aux idées modernes de souveraineté, de justice et de progrès, et ayant appris, de plus, que le sultan avait résolu d'introduire chez eux les principes généraux du tanzimat ou des nouvelles réformes politiques et administratives dont l'application venait d'être faite dans le reste de l'empire, prirent les armes et se révoltèrent. C'était, en effet, la fin de leur domination et de leur indépendance, et la ruine de leurs privilèges. Aussi organisèrent-ils une formidable résistance au corps d'armée qui fut envoyé pour les soumettre et pour faire en même temps rentrer dans le devoir Ali, pacha d'Herzégovine, qui ne tendait à rien moins qu'à se rendre indépendant. Mais Omci-Pacha, qui commandait celte armée, les vainquit et, après une sanglante répression, établit l'autorité absolue du sultan dans tout le pays. La Porte profita de son succès pour anéantir le régime féodal et la puissance des hegs, et pour introduire dans les deux provinces une administration à peu près régulière et analogue à celle qui était en vigueur dans les autres parties de l'empire. Je n'ai rien à dire de celte administration, puisqu'elle est aujourd'hui supprimée par l'arrivée des Autrichiens, mais je dois examiner la situation nouvelle qui fut faite aux raïas vis-à-vis des hegs, car c'est la question bosniaque tout entière, quel que soit le drapeau qui dans ce pays protège l'ordre matériel, quel que soit l'uniforme des soldats qui y tiennent garnison. Sous l'ancien régime, antérieur à l'insurrection, les engagements conclus entre les propriétaires et les kmèles ou paysans pouvaient être de deux espèces : ou bien, comme dans le centre et le midi des deux provinces, l'agha fournissait la terre, la maison, les bêtes de trait, les outils agricoles et les semences, et le paysan n'apportait que la main-d'œuvre, et alors le partage se faisait entre eux soit par moitié, soit deux tiers pour le propriétaire et un tiers pour le raïa; ou bien, suivant l'usage ordinaire de la partie septentrionale du pays et surtout dans IaKraïna et la Possavina, les deux districts les plus fertiles de la Bosnie elles plus peuplés de chrétiens, le propriétaire ne fournissait que la terre, et alors le fermier gardait les huit neuvièmes de la récolte. Cet état de choses qui, bien que dur, pouvait permettre au raïa de vivre, avait été violemment modifié vers 1848, et la tretina, ou droit au tiers de la récolte pour l'agha, fut substituée à la develina (droit au neuvième). On décida bien, il est vrai, que le beg serait partout obligé de fournir, outre la terre, la maison, les outils et les semences; mais comme en fait les conditions stipulées ne furent pas exécutées par les propriétaires, le kmèlc fut réduit à mourir de faim. Aussi l'émigration prit-elle des proportions inusitées, et plusieurs tentatives de soulèvement se produisirent. Bientôtaprèsavait lieul'insurrection musulmane, vaincue par Omer-Pacha ; la féodalité était supprimée, et la Porte croyait le moment venu d'opérer des réformes dans le régime agraire et social de ses provinces slaves. 11 Le gouvernement nomma donc une commission du " lanzimat » pour donner son avis, et en 1859 cette commission proposa et fit approuver parle sultan un règlement dont les principales dispositions étaient les suivantes : I" Suppression de la corvée. Jusqu'à cette époque, il était d'usage, surtout dans les districts où les propriétaires touchaient moins d'un tiers de la récolte, que les fermiers fussent soumis à un certain nombre de corvées qu'ils étaient obligés de faire sans rémunération, comme de couper et d'amener chez eux le bois nécessaire à la provision des aghas, de transporter leurs personnes et leurs provisions, d'entretenir gratuitement leurs jardins ; enfin, de leur rendre d'autres services de domesticité. Le règlement de 1859 supprime toutes ces charges et oblige seulement le kmète à transporter au magasin du propriétaire ou au marché le tiers de la récolte qui lui revient, et, dans le cas où ledit agha n'aurait droit qu'au quart ou au cinquième dela récolte, oblige le fermier à donner quelques soins au jardin potager de son seigneur. — 2° Construction et réparation des habitations à la charge du propriétaire. Il arrivait souvent qu'après avoir tout rebâti à neuf, un kmète était renvoyé sans aucun motif par le beg, qui, dans ce cas, n'était tenu envers son fermier à aucune indemnité. C'est pour faire cesser cet abus que le règlement de 1859 stipule qu'à l'avenir la construction et la réparation des maisons resteront à la charge de l'agha. — 3° Diminution de la part des propriétaires dans la récolte des fruits, des légumes et du foin. Tandis que, sur le reste de la récolte, l'agha ne prélevait que le tiers, il était presque partout d'usage qu'il prit la moitié, et même dans certaines localités les trois quarts sur les fruits, les légumes et les fourrages 1. Souvent même, il prenait en eau-de-vie la portion lui revenant sur 1 On comprend cependant que, suivant la nature des récoltes, l'origine du défrichement et la différence du travail nécessité par chaque produit, la part du propriétaire ait été et soit encore les prunes qui devaient servir à la distillation de cette eau-dc-vie. Le règlement de 1859 réduit au tiers la part revenant au propriétaire sur ces récoltes comme sur les autres. — ie Abolition du droit de gîte de l'agha. Un des droits les plus vexatoircs était l'obligation pour le fermier d'héberger l'agha et toute sa famille, aussi longtemps qu'il lui prendrait fantaisie de vivre chez lui, à ses dépens. Le règlement supprime ces droits, ainsi que l'usage des cadeaux périodiques de beurre, de laitage, etc., imposé aux kmètes dans beaucoup de localités. — 5° Interdiction aux propriétaires de céder à des tiers les revenus de leurs propriétés. Les aghas endettés et désireux de s'affranchir des ennuis de la direction de leurs propriétés en cédaient souvent les revenus à leurs créanciers ou à des spéculateurs, — la plupart Juifs ou Grecs pha-nariotes, — qui, n'ayant pas les mêmes raisons que le maître du fonds de ménager le fermier, accablaient ce malheureux d'exactions et de mauvais traitements. La moisson à peine coupée et encore sur le champ, le receveur se présentait, et, comme la^ taxe devait être payée en argent, si le paysan ne pouvait ou ne voulait payer ce qui lui était demandé et qui souvent s'élevait au double ou au triple de la somme réellement duc, on l'obligeait à laisser pourrir sur place le fruit de son travail. Si cela ne suffisait pas, on employait des moyens encore plus persuasifs. Les zaptiés étaient appelés à la rescousse pour faire respecter la loi, et avec leur aide, on soumettait à toutes sortes de tortures le rata récalcitrant. Tantôt on le mettait nu et on l'attachait à un arbre, où il était, l'été, dévoré par les variable. A Kojnitsa, par exemple, en Herzégovine, le beg ou l'agha a un tiers sur les céréales, un quart seulement sur les arbres fruitiers et un sixième sur la vigne. insectes que Von avait soin d'attirer en enduisant son corps de miel, et l'hiver, littéralement gelé jusqu'aux os. D'autres fois, on l'enfermait, sans nourriture, dans une cabane où on l'inondait d'eau froide jusqu'à ce qu'il criât miséricorde; ou bien encore, on l'enfumait au-dessus d'un feu de bois vert, ou on l'enterrait jusqu'au cou à la porte de sa maisonnette jusqu'à ce qu'il consentit à payer. On voit que, si le musulman n'avait pas tout à fait contre le chrétien le droit de vie ou de mort, il avait au moins celui de torture à peu près illimité. Croyant mettre fin à ces horreurs, le règlement de 1859 décide que, dorénavant et sous quelque prétexte que ce soit, aucun beg ne pourra plus donner en régie une partie quelconque de ses propriétés. — G0 Règlement des contestations entre propriétaires et fermiers. Jusqu'au règlement de 1859, les kmètes étaient presque toujours, en cas de difficultés avec leurs propriétaires, victimes de l'arbitraire des tribunaux locaux, soumis la plupart du temps à l'influence des riches aghas ou hegs. L'appel même à la cour de medjliss, la seule devant laquelle fut admis le témoignage des chrétiens, était absolument dérisoire, car ce témoignage, fùt-il apporté par vingt chrétiens, était annulé, en fait, par le dire d'un seul musulman. Le règlement décide donc que, dorénavant, toutes les difficultés de ce genre seront soumises à quatre arbitres désignés par les parties et qui, en cas de désaccord, en nommeront un cinquième pour les départager, et que les tribunaux de district ne seront appelés à intervenir que pour enregistrer la sentence prononcée et veiller à ce qu'elle soit impartialement exécutée. — 7° Enfin, le règlement ordonne que tous les contrats précédemment passés soient confirmés, dans toutes les dispositions qui ne lui sont pas contraires, et qu'à l'avenir, prohibant toutes conventions verbales, tous les contrats entre propriétaires et fermiers seront faits par écrit et passés sans aucuns frais devant l'autorité locale, et signés en double expédition par les deux contractants, qui en garderont chacun une copie légalisée. Gomme on le voit, il y avait dans le règlement de 1859 les éléments d'une excellente réforme... sur le papier. Malheureusement, elle resta sur le papier; les aghas profitèrent des clauses qui leur étaient favorables et continuèrent à exiger de leurs kmètes impuissants à se défendre les mêmes redevances que par le passé. La Porte aurait eu un moyen de remédier d'un seul coup à tous les abus : c'était de supprimer purement et simplement le droit de tretina, la corvée et le reste, et de laisser en présence pour un libre contrat l'agha et le fermier; mais cela eût été bien simple et bien libéral pour des Turcs; d'ailleurs la dîme a chez eux un caractère religieux; et, en attendant, le rata continuait à être indignement exploité par son seigneur et maître. "En beaucoup d'endroits, écrivait en 1847 le même auteur que nous avons cité plus haut1, il serait difficile aux paysans bosniaques de dire à quel titre ils cultivent, si c est pour leur compte en qualité d'hommes libres, ou si c'est pour le seigneur comme serfs. En Bosnie, en effet, rien "'est défini, rien n'est assuré, ni le droit, ni le fait, ni le t'tre de premier occupant, ni les fruits du travail, ni les Choses, ni les personnes. » Ce tableau lamentable, peint avant la suppression de la féodalité bosniaque en 1850, est encore vrai en 1879 après l'occupation autrichienne. En effet, cette occupation n'a 1 H. Dksimikz, Op. cit. pas, il faut bien le dire, amélioré au point de vue légal La situation du raïa. C'est le propre des gouvernements réguliers et civilisateurs, à qui répugnent les moyens violents, de laisser vivre momentanément les abus qu'ils trouvent installés dans les pays semi-barbares dont ils prennent possession, et d'être même obligés de protéger l'exercice de ces abus jusqu'au jour où ils peuvent légalement, et avec le moins de secousse, les faire disparaître1. Le gouvernement austro-hongrois a même été forcé, non-seulement de tromper les espérances des raïas, mais encore de prêter l'appui de son autorité au recouvrement de ces redevances maudites qui, depuis plusieurs années, et à la faveur de l'insurrection, étaient peu ou point payées. Aussi les haines, loin de se calmer, se sont-elles ravivées encore, et est-il à craindre que bientôt les chrétiens de Bosnie et d'Herzégovine, sous le coup de l'amère déception qu'ils ont éprouvée, n'en arrivent à confondre dans un même sentiment leurs maîtres d'hier et leurs maîtres d'aujourd'hui. J'ai déjà cité, à ce sujet, l'opinion d'un paysan des environs de Techauj. Dès mon arrivée à Dervcnd, la première localité bosniaque où je m'étais arrêté, j'avais pu constater le mécontentement général. Lors de l'invasion, les raïas chrétiens, en effet, avaient cru que l'armée autrichienne allait les libérer de la tretina, et que la terre leur appartiendrait. Aussi sont-ils restés tranquilles, favorisant de tout leur pouvoir l'entrée des frères chrétiens du nord de la Save. Maintenant que leurs espérances ne se sont pas 1 On pourra lire avec intérêt sur l'organisation des divers services austro-hongrois en Bosnie et en Herzégovine une courte étude publiée par la Revue militaire de l'étranger et reproduite dans le Journal officiel de la République française du G février 1882 (p. 672). l'éaliséos, ils se demandent ce que sont venus faire ici les autrichiens, qui parlent prématurément de conscription et fjui prêtent leur appui aux bcgs pour toucher leurs redevances. Il n'est pas possible de se figurera quel point la première de ces exigences, — le service militaire, — est d'avance impopulaire dans les deux provinces, où les chrétiens en étaient dispensés sous le régime turc, moyennant une taxe de 28 piastres par mâle appelée le bedelik askériè. En y réfléchissant un peu cependant, rien n'est plus compréhensible que cette aversion. Dans les agglomérations de peuples disparates, ou peu avancés en civilisation, et par conséquent peu familiarisés avec les nécessités modernes, rien n'est plus contraire à la nature et ne semble plus tyran-nique que l'enlèvement prévu, régulier et presque mécanique du fils de la maison par le recrutement obligatoire. Si encore on savait pour qui et contre qui l'on va se battre! Mais il faut s'enrégimenter avec des Allemands ou des Mon- p-ois que l'on déleste, pour aller sur l'Adriatique, sur le Rhin ou sur la Vistule échanger des coups de fusil avec ces Italiens ou ces Français contre lesquels on n'a aucun 'ji'ief, et qui inspirent même une sympathie latente, ou avec ees frères russes sujets du puissant tsar que toutes les chansons populaires saluent et appellent comme le grand protecteur des Slaves opprimés. Le drapeau est étranger. Le commandement se fait une dans langue barbare ; c'est l'exil incompris et sans but, dans les conditions les plus dures d'esclavage physique et de compression morale, au service d'un despotisme césarien dont le pauvre hère ne voit pas la raison d'être, et au milieu d'une promiscuité de races qui blesse tous ses préjugés nationaux. On comprend que, dans ees conditions, la crainte du service militaire ait beaucoup augmenté, chez les nouveaux sujets chrétiens de l'Austro-Hongrie, la désaffection que leur a causée l'attitude impartiale prise dans la question agraire par le gouvernement de Vienne. Quant aux Turcs, qui voient succéder un régime régulier à leur domination factice et arbitraire, ils sont aussi mécontents, cela va sans dire. Si on leur parle du rachat de toutes les corvées ou redevances dues par les raïas aux propriétaires musulmans, moyennant une rente en argent, ils objectent, le Koran à la main, que la loi religieuse leur défend de vivre du produit de l'argent capitalisé, que Mahomet assimile l'intérêt à l'usure, et que les usuriers « seront livrés au feu, où ils demeureront éternellement ». La question des vakoufs, ou biens de mainmorte, n'est pas moins embarrassante : non-seulement l'Autriche, en prenant possession de la Bosnie et de l'Herzégovine , s'est engagée à respecter les propriétés des communautés religieuses; mais, comme ces propriétés sont libres de tout impôt, elle se trouve en présence d'une quantité de ventes fictives au moyen desquelles beaucoup de musulmans, au prix d'un minime tant pour cent sur les produits, abandonnaient la propriété nominale de leurs terres aux mosquées ou aux religieux et conservaient ainsi leurs revenus, tout en se dispensant de toute charge fiscale, car il y a des accommodements avec le ciel, et comme ditencorc le livre inspiré : « Dieu a permis la vente », même quand elle constitue une tromperie, tout en interdisant l'usure, même quand elle n'est que le produit légitime du capital argent. III On voit à quelles difficultés inextricables se heurtera la reforme agraire vis-à-vis des musulmans, et l'on comprend quels doivent être leurs sentimens envers leurs nouveaux maîtres ; aussi n'y a-t-il rien d'étonnant à ce que presque tous les grands begs veulent louer ou même vendre leur terre et se retirer eu pays mahométan ; pour beaucoup d'entre eux, ce serait chose déjà accomplie si l'Autriche, sachant que cette émigration n'aurait pour résultat que de faire passer tout le sol aux mains des usuriers juifs, race que l'on n'aime guère à Vienne et surtout à Peslh, et que l'on sait être plus difficile à évincer que le Turc, ne s'était empressée d'interdire provisoirement toute transaction ayant la propriété foncière pour objet '. La population chrétienne de la Bosnie a, du reste, une tendance à augmenter, tandis que les musulmans semblaient, même sous la domination turque, diminuer. Et à ce sujet, °n me permettra de citer un fait assez curieux. Il résulte de la comparaison des chiffres donnés par l'historien romain Pline et de ceux de la population actuelle de la Bosnie et de l'Herzégovine que cette population est sensiblement la même qu'il y a dix-huit cents ans. L'énorme déficit que dévoile cette situation tient non-seulement aux Suerres continuelles et aux massacres dontees malheureuses 1 Cette tendance h l'émigration que je constatais en 1879 n'a fait que s'accentuer depuis, et d'après tous les renseignements, l'exode des riches musulmans prend de jour en jour plus d'importance. 216 LES PAYS S L' D - S L A Y E S. provinces ont été les victimes séculaires, et aux perpétuelles émigrations qui en ont été la suite, niais elle s'explique encore par le peu de fécondité de la population musulmane, qui, sous ce rapport, semble très-inférieure » à la population chrétienne, bien qu'elle appartienne à la même race. En effet, on prenant pour base les chiffres donnés par la statistique d'Omer-Pacha eu 1851, on constate qu'étant donné le nombre des maisons chrétiennes et des maisons musulmanes delaBosnie, les derniers devraient, à fécondité égale, réprésenter les ii,425 pour 100 de la population, tandis qu'ils n'en forment, en réalité, que les .'$9,3i pour 100, et que les chrétiens des deux rites ne devraient compter que pour les 55,75 pour 100, alors qu'ils en forment effectivement les 59,13 pour 100. D'où nous pouvons tirer cette conséquence physiologique (pie la reproduction dans les familles chrétiennes est beaucoup plus grande que dans les familles musulmanes, et cette autre conséquence politique, que, même sous le régime turc, l'élément chrétien tendrait à s'augmenter, tandis que l'élément mahométan diminuait et tendait à disparaître. Peut-être les avortements clandestins, qui sont si fréquents dans les familles musulmanes, suffisent-ils à expliquer ce fait. Dans tous les cas, il est curieux de constater (pie la domination austro-hongroise aura pour résultat d'accélérer encore ce mouvement de recul de la population musulmane, qui se trouvera ainsi, peu à peu, remplacée, même sans refoulement ni changement violent de religion, par l'élément chrétien. Quoi qu'il en soit de ce résultat qu'il est loin de prévoir, le musulman de Bosnie ou d'Herzégovine n'a certainement pas encore renoncé, au fond, à l'idée de s'accommoder du nouveau régime et de vivre en bonne intelligence avec ses nouveaux maîtres. Ce qui le prouve , c'est son attitude vis-à-vis de l'armée d'occupation. Le Leg ou l'agita P b pour le Simple soldat que de l'indifférence boudeuse ou hautaine, mais il subit, malgré lui, l'ascendant de l'officier ou de l'employé austro-hongrois, son égal au moins pour l'éducation et la position sociale, et son supérieur de beaucoup pour la culture intellectuelle. Le Turc d'ailleurs, avec sa finesse d'homme relativement bien élevé, sait que, s'il a les chefs pour lui, il n'a rien à craindre des inférieurs. Il fait donc, autant que son caractère le comporte, la cour aux officiers, vis-à-vis desquels il se montre souvent presque obséquieux, malgré sa morgue ordinaire. Aussi les officiers et fonctionnaires autrichiens sont-ils assez disposés à voir toutes choses, en Bosnie et en Herzégovine, d'une manière bienveillante pour les musulmans, d'autant plus qu'aucun Bosniaque ou Herzégovinien maho-ttétau ne veut qu'on lui dise qu'il est Osmanli; c'est une mjure à lui faire : il est Bosniaque, il est Herzégovinien, dit-il, et pas autre chose; au fond, il sait qu'il est Slave et Uon Tarlarc. Il y a là un particularisme absolument comparable au sentiment des Corses vis-à-vis des Français du continent, avec cette différence que la légende napoléonienne, la communauté de religion et la fraternité d'armes ont créé entre les continentaux et les Corses insulaires un Véritable lien national. Une autre raison encore dispose bien les autorités autrichiennes envers leurs nouveaux sujets musulmans, c'est lue Serajewo, capitale et siège du gouvernement, est en Uicrne temps le chef-lieu d'un district où prédomine la Population mahomélane, par suite de l'origine même de cette ville et de la tendance naturelle qu'a eue, à toutes les époques, cette population à se grouper autour du pouvoir central; il en résulte nécessairement des frottements plus nombreux entre vainqueurs et vaincus; et les fonctionnaires austro-hongrois que leur éducation rapproche beaucoup plus des begs et des aghas que des raïas chrétiens, écoutent plus volontiers les doléances de ceux-là que de ceux-ci. Les raïas bosniaques ne sont pas, en effet, naturellement gentilshommes, et il ii'y a pas chez eux cet héritage d'une civilisation plus raffinée que l'on trouve, par exemple, chez les paysans italiens. Les raïas chrétiens sont, en général, grossièrement familiers; ils exagèrent par manque d'éducation les façons démocratiques et égalitaires des Slaves, vous traitent sans vergogne de « brat », frère, ou a tchja » voisin, et sont avec l'étranger d'un sans gène insupportable. On comprend que ce caractère, qui a peut-être sauvé leur individualisme de longs siècles d'oppression, soit peu apprécié de leurs maîtres d'aujourd'hui, et que la morgue autrichienne s'accommode peu de ces façons révolutionnaires. Chez le dernier des petits bourgeois musulmans, au contraire, le fonctionnaire ou l'officier austro-hongrois trouve cette dignité naturelle que le sectateur de l'Islam doit aux habitudes de sa religion et aux grandes traditions orientales. Ils sont donc généralement mieux disposés pour les musulmans que pour les chrétiens, en dépit de la religion, d'autant plus qu'ils reçoivent le mot d'ordre de Sera-jewo, où les premiers jouissent d'une prépondérance et d'une influence incontestées. Est-ce à dire que l'apaisement se fera facilement entre les anciens cl les nouveaux maîtres du pays? Je suis loin de le penser, et, dans tous les cas, la possibilité de cet apaisement est subordonnée au règlement de la question agraire, qui est la grande difficulté intérieure en Bosnie et en Herzégovine. Mahoniélans et chrétiens ne pourront marcher ensemble pacifiquement et loyalement sous le sceptre de la maison de Hapsbourg que lorsqu'ils auront supprimé entre eux cette cause d'antagonisme séculaire qui rend tout progrès précaire et toute amélioration impossible. Malheureusement, tout est à l'aire dans cette voie, et l'arrivée des Autrichiens, au lieu de calmer les passions, a encore exaspéré la haine qui sépare les chrétiens et les musulmans des deux provinces. Le dieu Hasard, patron des voyageurs, me fournit un jour l'occasion de prendre pour ainsi dire sur le fait les sentiments réciproques des Legs et des colons bosniaques. IV J'étais installé dans un café turc situé sur la grande place de Zienitsa. Suivant mon habitude presque quotidienne, j'étais allé dans ce forum enfumé des musulmans, — où, sans les carreaux cassés qui ne manquent jamais, on étoufferait littéralement, — dans l'espoir de recueillir quelque renseignement ou de saisir sur le vif quelque scène de mœurs. Lue dizaine de musulmans, jeunes ou vieux, étaient assis ou plutôt accroupis sur le banc de bois d'un demi-pied de haut qui, en guise de divan, régnait tout autour de la salle; dans un coin, le grand Laboura, ou poêle bosniaque en forme de pyramide arrondie, recouvert de plâtre et orné de ses ronds de poterie vernissée, rouges ou verts; entre les bancs, deux grands braseros. Pendant que tout ce monde fume, se gratte le dos avec son chi-houck sans se préoccuper du qu'en dira-t-on, se mouche sans sourciller avec les doigts, et surtout boit sans cesse les petites lasses de calé servies par un jeune garçon, un fumeur, juché sur un grand fauteuil en X, forme renaissance, abandonne sa tète au cafetier, qui cumule en même temps, comme c'est l'usage, les importantes fonctions de barbier, et rase tous ses clients à tour de rôle. A chaque tasse de café servie, le garçon fait avec un morceau de craie une raie blanche sur une des poutres du plafond, noir de suie comme tous les plafonds de Bosnie; chaque client a son morceau de poutre, et ce système primitif de comptabilité, que j'ai constaté chez beaucoup de cafetiers bosniaques, est, je crois, le seul en usage chez ces industriels. J'étais là depuis une heure, ne trouvant rien à noter et interrogeant vainement ces hommes à l'intelligence si bornée sous une apparence de dignité qui leur est, du reste, tout à fait naturelle, et que leur ont donnée de longs siècles de violente domination et l'habitude du commandement, — lorsque tout à coup un individu vêtu comme un paysan entra dans le café, et après le dobardan (bonjour) d'usage, s'accroupit à côté de moi. Pendant qu'il s'installait et demandait une tassé de café, je vis que sa présence jetait un froid, et je compris que c'était un chrétien ; nous étions au dimanche. Je fus étonné, car je croyais que les chrétiens ne mettaient jamais le pied dans un café turc. L'explication ne se fit pas longtemps attendre. A peine lui eut-on présenté le café qu'il fil signe au servant de le porter à un vieillard au turban blanc et à l'air distingué, qui était placé en face de lui, — Tiens, Mahommed-Iîeg, dit-il en même temps, veux-tu accepter ce café en payement de la redevance que je te dois? Le Turc se contenta do faire un geste de mépris. ■— Tu ne veux pas de ce café en payement de ma Ire-tina? Eh bien ! tiens, voici du tabac; allumes-cn ton chi-bouck, et nous serons quittes. Un café bosniaque. Et il jeta aux pieds du beg un paquet de tabac de dix kreutzers. Le Turc, sans s'émouvoir et sans qu'un muscle bronchât sur sa figure régulière et vénérable, attendit une seconde; cl, prenant légèrement le paquet de tabac, il le ''ejeta du côté du colon. I*uis il dit sans élever la voix : — Tu es un mauvais homme ! ( Ti si zlolchesi tdiomck! — Ah ! lu ne veux pas de mon café ni de mon tabac en payement, s'exclama l'autre, qui commençait à s'animer et qui criait déjà comme un homme du commun que la colère gagne. Eh bien! si tu ne veux pas de cela, tu n'auras rien du tout. Je le payerai avec... (ici le mot célèbre injustement prêté à Camhronne). — Coquin! répondit en se levant le Turc, qui cette fois perdit son sang-froid; et il lança au chrétien une injure dont j'ai le texte, mais qu'il est impossible d'imprimer dans aucune langue. Le chrétien riposta par la contre-partie. — Va-t'en, fils de chien! continua le vieillard en brandissant son long chibouck et en faisant un pas en avant, ou je le casserai cent bâtons sur le dos. Les voisins s'interposèrent. — Cent coups de bâton ! repartit le colon goguenard. Allons donc! Tu sais bien, beg, que nous ne sommes plus au temps des Turcs. C'était bon autrefois; mais aujourd'hui, si lu me donnais cent coups de bâton, je te les rendrais, car sous Josef, un raïa est l'égal d'un beg. Le Turc, blême, s'était accroupi de nouveau ; il ne disait plus rien, tandis que le chrétien continuait ses récriminations cl ses invectives. Les autres Turcs regardaient sans mot dire, sauf un vieillard à caractère conciliant sans doute, qui allait de l'un à l'autre, disant au beg : « i\Te le mets pas en colère ! ne t'excite pas! » [Ne razjaroujse!) et au chrétien : « Tais-toi donc ! reste tranquille ! » (Tc/iouli! mir!) Mais on comprenait bien que, sous ce calme apparent, tous ressentaient vivement l'injure faite à l'un d'eux; et je crois que, si nous n'avions pas été là, mon compagnon de voyage et moi, le chrétien eût été vite jeté à la porte... et peut-être par la fenêtre. Il est vrai que, dans cette hypothèse, il eût sans doute été moins impertinent, cl il n'est même pus impossible (pie, nous ayant vus monter dans le café, il ait voulu profiter de notre présence pour faire son petit scandale et dire impunément au beg quelques dures vérités. — Le misérable! dit assez tranquillement celui-ci à un moment où le raïa époumOnné reprenait baleine, il m'offre de me payer un chibouck, et il me doit quinze kuèbUx\ — Quinze kuèble!... Il prétend que je lui dois quinze kuèble! Mais, voleur et fils de voleur! je ne te dois rien, car tes pères ont pris leurs terres à mes pères; et si tu ne veux; pas de mon tabac, tu n'auras rien. — Pourquoi m'as-lu coupé mon jardin de pruniers? — Je n'ai rien coupé du tout : ce sont les soldats. Il fallait rester ici à garder ton bien et ne pas partir pour aller en Albanie retrouver les insurgés!... Car tu y étais, Mohammed ! Notre présence , si elle encourageait l'insolent raïa , gênait évidemment le beg. Nous ne voulûmes pus abuser plus longtemps de notre situation , et nous laissâmes les champions aux prises. Ils paraissaient, du reste, se calmer au moment de notre départ, et ils répondirent avec les Autres à notre salut par le même sbogom (adieu), mais je le crains bien, avec des idées très-différentes sur nous autres Européens, gens civilisés, et sur le rôle que l'Autriche est appelée à jouer en Bosnie. Chez nous, une querelle de ce genre finirait chez le juge de paix ou ailleurs; ici, elle est sans issue. C'est là le mal. Quant à moi, je quittai ce café plus que jamais persuadé (I"e la question bosniaque est, avant tout et depuis des 1 Mesure de Lie appelée metzen on allemand (les Croates disent aussi quelquefois metzen), et qui contient environ 50 kilogrammes. siècles, une question sociale et agraire, et que, loin d'être résolue par l'arrivée des Autrichiens dans la province, elle ne fait qu'entrer dans sa phase aigue; enfin, qu'il faudra à la monarchie des Hapsbourg non-seulement beaucoup de précision dans les idées, mais encore beaucoup d'énergie dans l'exécution de ces idées, pour la résoudre pacifiquement. CHAPITRE XÏII L' HERZÉGOVINE. - M O S T A R. Adieu* àScrajewo. — Tartchin.— Passage de la ligne de faîte entre le Danube et l'Adriatique. — Changement brusque de climat. — Kojuilsa et la vallée de la Narenta. — La plaine de Mostar. — Le chaos lierzégovinicn : sa légende. — Origine des princes du Monténégro. — Le pont antique deMostar; ses mosquées. — Cultures de Mostar; son importance commerciale. — La navigation sur la basse Narenta. 1 Kojuitsa, 8 juin, ...Il faut pourtant s'arracher aux délices de Scrajewo, quitter ces hôtes d'une semaine dont nous nous souviendrons avec gratitude toute notre vie , les remercier de leurs complaisances, renoncer à ces bonnes réceptions consulaires dont madame Wiet fait les honneurs avec tant de grâce pour ses invités et tant d'utilité pour le drapeau que représente son mari, — car n'est-ce pas un véritable tour de force que de se créer à Serajcwo un petit salon très-recherché de tous?— Enfin, nous devons dire adieu au joli, — comment dirai-je? est-ce une maison, un hôtel, un petit palais, un kiosque, un chalet? — Rien de tout cela ! — Xous devons donc dire adieu à la charmante habitation 13, où M. et madame Z...y, lui Polonais, elle Croate, reçoivent si bien les Français et les amis de la France, qu'ils servent avec le double dévouement de gens qui ont choisi librement leur patrie. Il Faut partir... Ce chemin est encore long d'ici àl'Adria- Mont ItjelasniI«ii.i. tique, et il commence à faire bien chaud pour un Parisien. Aussi, emportant les souhaits de tous et le baisemain des braves kauas du consulat, Mehemet et Vakovitch, nous avons laissé ce matin derrière nous Serajeuo et ses aimables habitants, et nous voilà sur la roule de Mostar. A peine sortis de la ville et presque en face du village de Svrakinosclo 1 où a été découverte la stèle romaine qui 1 Le villujje des Corneilles. fait le principal ornement du jardin du consulat de France, nous rencontrons un convoi de vingt-cinq ou vingt-six canons do campagne, dont les uns portent l'étiquette Serajewo, les autres Gorazda, d'autres enfin Vichegrad : serait-ce l'occupation de Xovi-Bazar qui se prépare? Rojnitsa. Nous déjeunons à Tartchin, hameau d'une cinquantaine d'habitants et siège d'une étape où les officiers trouvent du moins quelques distractions, car il est bâti au pied du Bjelasnitcha, sur les pentes duquel s'élèvent de magnifiques forêts pleines d'isards. Toute cette haute plaine entre la vallée du Krapatch et celle du Lepenitsa est assez bien cultivée au pied du Bjelasnitcha, couvert encore de neige malgré la chaleur torride qu'il fait en bas. Pazarich est le centre principal de population que nous rencontrons; il possède une petite mosquée. Partout ailleurs, les villages ne sont que de misérables trous de trois ou quatre maisons. La route de Tartchin à Kojnitsa suit en montant les sinuosités du col étroit qui perce le mont Ivan et à travers lequel coulent, d'un coté, vers le Danube la Kalsnitsa; de l'autre, vers l'Adriatique, Trehcnitsa. Nous voyons là les premiers ateliers d'ouvriers bosniaques travaillant à casser et à transporter des cailloux pour faire la roule. Ces ouvriers sont mêlés à des manœuvres européens et sont payés 80 kreutzers par jour; les européens ont davantage, parce qu'ils comprennent mieux et plus vite la besogne à l'aire; maïs les indigènes ne s'en considèrent pas moins comme très-bien traités, et à nos questions à ce sujet ils répondent presque tous par le mot approbalif : « Dobro! dobro! C'est bien! c'est bon! » Nos investigations d'ordre économique ne nous empêchent pas d'admirer le paysage; ce col, seule porte ouverte par la nature à travers les monts Prologh qui séparent les eaux de la mer Noire de celles de l'Adriatique, est en effet on ne peut plus pittoresque et rempli de beaux arbres, les premiers que nous ayons eu occasion de rencontrer sur notre route. A Topolor-Crah (le tombeau du Boiteux), au sommet de la ligne de faîte, on jouit d'une vue magnifique sur toute la vallée du Lcpenitsa, les montagnes qui bornent à l'ouest la plaine de Serajewo et celles de Fojnitsa et de Traunik; puis, de l'autre côté, la Xarenta (X'eretva), dominée par le Prenj Planina, que nous contournerons demain en nous rendant à Mostar, la Jahlanitsa Planina, et tout au fond la Glogovo Planina et les sommets de la mon- titgne Noire, tous encore couverts de neige. On descend •dors vers Kojnitsa, et l'on entre en Herzégovine, quelques centaines de mètres avant d'arriver au grand et vieux pont de cinq arches sur lequel on traversé la \arenla; en effet, «ien que le fleuve serve ici de limite aux deux provinces, .\lniiiii;|iics aujl enilroni de Kojnilu. en l'ace du bourg, la rive droite elle-même, par suite d'une exception d'origine historique, appartient aussi à l'Herzégovine. Kojnitsa1, l'antique Brindia, par où passait de toute ancienneté la seule route qui reliait la Bosnie à la côte de r.id rialique, a toujours été une localité d'une importance » Le pays ou la ville des Chevaux. exceptionnelle. Encore aujourd'hui, c'est au point de vue stratégique la clef quiferin e toute communication entre les deux provinces, et une place forte ou un camp retranché à Kojnitsa serait la meilleure position militaire de la Bosnie et de l'Herzégovine. Son pont, qui porte le millésime turc de 1093 (de l'hégire), remonte très-certainement à une époque beaucoup plus reculée, elles traditions les plus modestes en attribuent la construction à Falimir, dixième roi de Dal-matie et Croatie ; mais il est fort probable qu'il existait déjà un passage commercial à cet endroit dès l'époque romaine. C'est à Kojnitsa que fut signée, en 1440, par le roi Thomas de Bosnie, la fameuse charte qui réglait la situation réciproque de la royauté, des seigneurs et du peuple. Cette signature eut lieu dans une assemblée de la nation, sorte d'états généraux qui se réunirent plusieurs fois dans le même endroit. La pièce originale ou plutôt une copie ou traduction latine 1 est conservée aujourd'hui au trésor du couvent de Kojnitsa, ainsi que plusieurs autres actes délivrés au même endroit par les rois de Bosnie en faveur des Franciscains. Aujourd'hui, Kojnitsa, peuplée de trois à quatre cents habitants, n'est plus qu'un village, bien déchu de son ancienne importance, malgré son bazar et ses deux mosquées, l'une située sur la rive gauche, l'autre sur ta rive droite de la Narcnta. Mais elle occupe toujours la magnifique situation commerciale et défensive que la nature lui a donnée et que les hommes n'ont pu lui retirer, cl peut-être l'avenir lui réserve-t-il une nouvelle ère de grandeur et de prospérité. 1 Celle copie fut faite par un moine franciscain pour Farlato, qui l'inséra dans son llhjricum sacrum. Tbommcl en a donné une traduction allemande, et Evans une traduction anglaise (Op. cit., p. 305). II Alostur, 9 juin, ...En quittant ce matin notre étape de Kojnitsa et les officiers qui nous y ont si aimablement donné l'hospitalité, nous ne nous doutions pas que nous allions parcourir le l>out de chemin le plus pittoresque de tout notre voyage. La Xarenla, — dont la route suit pas à pas le cours plein de trous et de tourbillons, — traverse en effet une gorge tellement étranglée qu'on ne sait comment on va en sortir. C'est ici que, sous la domination turque, un pont de fer, amené à grands frais d'Angleterre, resta pendant plusieurs années gisant sur le sol, livré à la rouille et à l'abandon. Les eaux tombent en cascades bruyantes et limpides sur les rochers aux lianes desquels une société d'entrepreneurs est occupée à accrocher une voie... qui Sera carrossable ; et, malgré les horribles cahots de notre carriole, malgré les émotions que nous donnent l'étroitesse du chemin, ses tournants aigus, les mines qui éclatent à chaque instant au-dessus, au-dessous et à côté de nous, nous n'avons pas assez d'yeux pour admirer les magnifiques forêts qui bordent la route, les cataractes du fleuve et les pittoresques cavernes qui percent de toutes parts le rocher à pic et dans lesquelles les ouvriers se sont créé des demeures provisoires, véritables abris sous roche qui préparent de la besogne aux archéologues de l'avenir. Aussi éprouvons-nous, malgré le soulagement physique, une sorte de désappointement quand, au petit hameau de Zicnitza, la vallée devient plus large et la descente plus régulière. C'est là que nous déjeunons auGrand-Hôte) de la ville de Laybach, baraque en planches et en toile où s'est installé un brave Slovène ami du pittoresque et des florins des voyageurs. Bientôt, quand nous arrivons à Selakovatch, la vallée devient une plaine à l'autre bout de laquelle nous apercevons bientôt, au pied de son vieux mont Hum, qui a longtemps donné son nom à la province, le campanile de Mostar. La Marcnta est le dernier fleuve, en allant du nord au sud, de la Croatie à la Grèce, qui ait un cours normal et qui obéisse aux lois ordinaires de l'orographie et de l'hydrographie ; au delà commence réellement le chaos monténégrin, caractérisé par un entassement de montagnes sur montagnes et un enchevêtrement de ruisseaux sans bassins réguliers, sortant souvent tout formés d'une anfracluosité de rochers pour se perdre un peu plus loin de la même manière. D'après un ancien chant slave, Dieu, pendant qu'il était occupé à créer le monde, parcourait l'espace, portant dans ses mains un grand sac où étaient renfermées les collines et les montagnes qu'il semait çà et là sur la terre comme un laboureur sème le grain dans un champ. Or, comme il passait au-dessus du Monténégro, le sac vint à crever, si bien que les montagnes tombèrent pêle-mêle sur le sol, où elles prirent racine et formèrent la Tsernagora, que AI. Guillaume Lejean (Tour du monde, 18G2) compare à un énorme gâteau de cire aux mille alvéoles, et M. II. Delarue [le Monténégro, p. 19) à une mer houleuse pétrifiée. On peut en dire tout autant de la partie sud de l'Herzégovine ; mais ce n'est pas seulement par leur aspect physique que ces deux contrées se rapprochent ; il s'est fait entre elles, à toutes les époques, un va-et-vient continuel de population qui se renouvelle à chaque commotion politique. La famille qui gouverne le Monténégro est elle-même originaire de l'Herzégovine. Les Petrovitch de Niegouchou NiegOch sont, en effet, venus au seizième siècle du mont Niegoch en Herzégovine, pour s'établir au pied du Lovtchen, dans un canton alors désert, auquel ils donnèrent leur nom en souvenir de leur lieu d'origine '. Le > Grand Hôtd ». à ZieniUa, En 1G97, un descendant du premier Petrovitch émigré, ayant été élu vladika (prince-évèque) sous le nom de Danilo, fit déclarer le pouvoir héréditaire dans sa famille et fonda ainsi la dynastie qui règne encore sur le Monténégro . Mostar signifie en slave vieux pont2 ; ce nom ne prévalut 1 « „,En !f»S7, le Bosniaque Voutkovitcli de Livno s'établit dans le Kafomska (Monténégro) avec 400 familles appelées Kraïrlinilzi (gens de frontières), et cette colonisation fut suivie de beaucoup d'autres. . » (Cuill. Lkjea.v, Kthnogr.dc la Turquie d'Europe, \>. 2 V.) 'Most, pont; ttar, vieux. — Cette élymologic parait indiscutable, qu'au quinzième siècle; jusque-là les Slaves rappelaient Vitrinitsa. Sous la domination romaine, cet endroit n'était qu'un camp de légions, probablement abandonné vers le milieu du quatrième siècle; il portait alors le nom deAndo-Irium ou Mandelrium. Certains auteurs ont voulu y voir le lieu appelé Saloniana ou Sarsenterum. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on y a trouvé beaucoup de monnaies romaines consulaires. Le pont de Mostar est d'une seule arche et s'élève à quatre-vingts pieds de hauteur, à un endroit où la rivière se rétrécit entre deux; rochers. On le croit d'origine romaine; il fut construit, dit-on, en 98 après Jésus-Christ, sous le règne de Trajan; d'autres pensent que c'est l'œuvre d'Adrien. Les Turcs, voulant s'en réserver l'honneur, l'attribuent à leur sultan Soliman le Magnifique. Lui et d'autres l'ont certainement beaucoup réparé; le sultan Mehemet y fit travailler en l'année 1C59, comme l'indique une inscription qui y est encastrée. Il serait peut-être plus prudent d'admettre qu'il a seulement pris la place d'un ouvrage romain et fut reconstruit par les Slaves, sans doute au quinzième siècle, lorsqu'on 1430 Hadivoj-Cost, chambellan du due Stéphan, s'installa dans cette localité, qu'il agrandit et qui prit alors son nom actuel. Les deux grosses tours, plus pittoresques que terribles, qui défendent de chaque coté les portes du pont, m'ont paru être de celte époque. Quoi qu'il en soit de la date de construction'du pont, il est certain que c'est aujourd'hui une des curiosités de la ville, et la principale ; il est, comme tous ses pareils, très-aigu, très-étroit et absolument insuffisant pour les besoins modernes, ce qui ne le rendait, du reste, que plus facile à défendre. Son importance commerciale a bien qu'en général dans les langues slaves, les mots composés d'un nom et d'un qualificatif mettent l'adjectif le premier. toujours été Considérable, car c'est le seul qui existe sur la Narenta jusqu'à son embouchure. C'est aussi, au point de vue stratégique, la clef de la vallée et de l'Herzégovine tout Potière, dont cette vallée est la seule issue possible du côté de PAdr ialique. La capitale actuelle de l'Herzégovine, bâtie presque Le poill de Musili'. toute en maisons de pierre, couvertes de tuiles ou d'ardoises, a été peuplée originairement, si l'on eu croit la tradition, par des chrétiens latins, qui y avaient encore un évéché au quinzième siècle et qui seraient venus s'y établir à l'abri du poste militaire romain d'Andetrium. La moitié de la population du casa de Mostar est catholique \ ce qui n'empêche 1 On peut dire d'une manière générale que les catholiques d'IIer- pas la ville elle-même, avec ses dix-huit mille habitants, de compter, outre ses églises latines et grecques, quarante mosquées, dont la plus remarquable est celle de Karageuz-lîeg. On voit que messieurs les imans, muftis, muezzins et autres acolytes de Mahomet sont ici en pays conquis. Quoi qu'il en soit, cette ville a toujours été plus attirée vers l'Occident et l'Adriatique, OÙ la conduit tout naturellement la vallée de la Narenta, que vers l'Orient, dont la séparent les inextricables défilés des Planina bosniaques. On s'aperçoit, en y entrant, que l'influence de Venise et de sa colonie dalmate a toujours été grande ici, et si l'architecture ', la langue et les paysages sont bien jougo-slaves, on sent «à un je ne sais quoi d'italien que l'Europe occidentale n'est pas loin. Au point de vue des tendances politiques cependant, c'est au sud, vers la Tsernagora, (pie se tournent les yeux: de l'ancienne capitale des ducs (h; Saint-Saba, et l'on m'a montré de la ville le sommet montagneux, qui la domine vers la gauche et sur lequel, lois de l'invasion des Austro-Hongrois, les soldats du prince Nikita étaient arrivés de leur frontière en une journée de marche rapide à travers les hauts plateaux. Malheureusement pour eux, le drapeau des Ilapsbourg flottait depuis le matin même sur la tour de Moslar, et ce coup de main slave, — qui pouvait amener des complications graves, s'il avait réussi,'—était manqué. Mostar est le centre d'une culture toute différente de celle de la Bosnie. En effet, à partir de Kojnitsa, le climat est zégovine sont groupés dans la partie nord de la province, et surtout entre la Narenta et la frontière dalmate. Au sud, au contraire, domine l'élément orthodoxe, qui s'appuie sur le \Iontcnegro. 1 La tour de Moslar rappelle tout a fait celles de Tcchanj, Maglaj, et tous les autres campaniles de construction slave, dont j'ai parlé plus haut. changé, la température beaucoup plus élevée, les sources beaucoup plus rares, le sol beaucoup plus rocheux; on entre dans un pays exposé aux chauds rayons du Midi et dans lequel la vigne, le figuier, l'olivier, le grenadier viennent à merveille. Les Herzégoviniens ont, sur ce point, conscience de la supériorité de leur contrée sur celle qu'habitent leurs voisins du Nord; aussi ont-ils coutume d'appeler les Bosniaques avec une pitié dédaigneuse des « mangeurs de prunes » (slivari). Dans la vallée de la Narenta, on vil aussi beaucoup plus dehors que sur l'autre versant des montagnes; Mostar possède un casino ; les cafés à l'italienne sont assez nombreux, elle règne dela granita 1 y commence. Au point de vue commercial, Mostar, autrefois célèbre pour ses manufactures d'armes damasquinées, offre au voyageur à peu près les mômes séductions que Serajcwo; niais elle est surtout importante comme lieu de transit; en effet, c'est la porte des deux provinces sur l'Adriatique et "Europe méridionale, et un chemin de 1er la reliera certainement un jour aux rivages dalmales, à moins qu'un vieux projet de canalisation de la Narenla jusqu'à trois heures environ de Mostar, ■— travail difficile et dispendieux, mais non impossible, — ne soit repris par les HlaîtreS actuels de l'Herzégovine. L'exécution de ce projet * ne ferait, du reste, que rétablir ce qui existait, en partie du moins, à une époque plus ancienne, avant que le fleuve, coulant rapidement des eaux beaucoup plus hautes dans un lit encaissé, ne l'eût creusé au point de dénuder les écueils qui s'y trouvent ' Sorte de «{lace ou sorbet italien. 2 A l'exposition de Tricste (septembre 1882), on voyait un plan en relief d'une rectification projetée de la Narenta. actuellement et qui forment, par endroits, de véritables rapides. Sans parler, en effet, du lac qui devait, à l'époque préhistorique, s'étendre dans la cavité comprise entre Blagaj, Moslar et le mont Porini, nous apprenons par l'histoire que les X'arcntani, vers l'an 100 avant notre ère, se rendirent redoutables par leurs pirateries sur le fleuve dont ils portent le nom; plus lard, la grande ville mari-lime de Xarona occupait le bord du fleuve, à l'endroit au-dessus duquel a été construit depuis Poldchitel (Tchitlouk); un autre établissement maritime important était situé au moderne Vido, et enfin, en 1403, la république deBaguse fit remonter quatre de ses galères jusqu'au confluent de la Rama, au delà de Moslar et tout près de Kojnitsa, pour combattre Osloja, compétiteur de Thomas, roi de Bosnie. On voit que, jusqu'au quinzième siècle, la Xarenta était navigable, au moins pour de petits vaisseaux, sur une longueur très-considérable de son cours inférieur. chapitre xiv [/HERZÉGOVINE. - LA BASSE VALLÉE DE LA \Al!ENTA. ha forlcressc de Blagaj. —Une rivière souterraine. —Deux voleurs intelligents. — Bouna. — Histoire d'Ali-Pacha Kizvanbegoiïtr.h. — Le couvent orthodoxe de Gélomislitch. — ïchitluk et Gabela, — Les origines de l'insurrection de 1875. — Entrée en Dalmatie : Metko vitch. Metkovitch, 11 juin. De Mostar à Mclkovitch, le chemin est relativement facile et rapide, car on est tout à fait sorti des grands massifs montagneux. La route suit presque partout le fleuve. * une heure environ de Mostar, on croise l'embranchement du chemin qui se dirige vers Blagaj et Névésigné. C'est dans la première de ces localités que se trouve une mladellc célèbre qui se dresse fièrement à 800 pieds au-dessus de la Bouna, et qui fut construite, dit-on, par le duc d'Herzégovine Stéphan Hranitch. D'après la légende, son nom (de blago, trésor) lui vient de ce que le trésor des ducs y était déposé. Cette forteresse, qui fut pendant près de cent ans la capitale de l'Herzégovine et qui était alors formidable, fut néanmoins prise par les Turcs en 1483. C'est encore une ruine imposante, du haut de '^quelle on jouit d'une vue splendide. Un curieux phénomène naturel, — dont les exemples ne s°nt, du reste, pas très-rares dans le pays, — se remarque à Blagaj. On y voit reparaître la rivière Zalonska, _»56 LES P A Y S SUD-SLAVES, A peine débarqué à Vido, j'aperçois des fragments de colonnes et d'énormes pierres couvertes d'inscriptions, adossées au mur de la première maison et qui attendent mélancoliquement qu'on leur fasse une bonne route, ou qu'on leur creuse un port pour les transporter au musée de Spalato, à qui elles appartiennent. Où sont les temples de Jupiter, de Diane et de lîaccbus, qui ornaient cette riche colonie? En 639 de notre ère, la ville et ses monuments furent réduits en cendres par une horde d'Avares, et, quelques années plus tard, les Slaves, appelés par llonorius, prirent possession de ces lieux dévastés et y bâtirent une nouvelle cité dominée par un temple du dieu slave dont le nom Vido ou Vito, christianisé plus tard en saint Vit, s'est perpétué jusqu'à nos jours 1. De Vido à Ilumalch nous suivons une voie romaine parfaitement reconnaissante, et qui, laissant à droite la vallée de la Trébézatz, en ce moment inondée et par conséquent inabordable, passe par les sommets déserts et arides où se trouvent les tombeaux slaves que l'on m'avait indiqués. Ces tombeaux sont, du reste, analogues à ceux que j'ai vus dans le reste de mon voyage, bien que beaucoup plus ornés ; la tradition populaire les attribue aux Bngomiles. Patarîns ou catholiques, ce sont évidemment des lombes slaves antérieures à la conquête musulmane. Il y aurait beaucoup à dire sur ces tombes, mais ce n'est pas ici le lieu de m'étendre sur les observations qu'elles m'ont suggérées; je préfère renvoyer le lecteur que ces questions intéresseraient au travail spécial que je prépare sur ce sujet. 1 Saint Vit, nous l'avons déjà vu plus liant (p. 69), est devenu un des patrons préférés des Slaves méridionaux. Beaucoup de noms de lieux lui sont empruntés; je citerai comme exemple notable Fiume, qui s'appelle en slave : Ricka de S. Vito. LES MONTAGNES ET LES COTES DE DALMATIE. 2ù7 ...Il y a à Humatch six prêtres, dix clercs étudiants et quatre garçons de service. Les deux monastères catholiques de L'Herzégovine, Chirokibrjeg, fondé en 18il et contenant vingt-cinq Pères et quinze profès, et Humatch, à peine terminé, avec leurs curés paroissiaux, comptent seulement une cinquantaine de prêtres dépendant du vicaire apostolique de Kfostar. Nous fumes reçus par ces braves religieux moustachus, a bras ouverts et à verres pleins. Il faut vous dire qu'ici, dans ces deux provinces slaves aux mœurs encore primitives, dès qu'un étranger arrive quelque part, on débouche la meilleure bouteille de vin blanc le plus capiteux (Dieu Sait si le vin indigène porte àla tête!), on prend le verre le plus grand et Ton oblige L'hôte, avec une insistance aussi bienveillante que peu conforme à nos usages civilisés, à boire à sa santé, à la santé de celui qui le reçoit, à celle de sa famille, etc. Cela n'en finit pas. Pour échapper à ces rasades assassines, j'accable les bons Pères de demandes indiscrètes et je les mets, comme toujours, sur la question agraire. Ils se plaignent surtout ici de la difficulté d'établir la propriété, ce qui donnait lieu aux abus les plus criants. Ainsi, un raïa voyait une terre 'nculte et complètement abandonnée; il la défrichait et la mettait en culture; puis, quand il croyait jouir en paix du f'uit de ses sueurs, un Turc arrivait muni d'une concession ancienne ou récente obtenue à Constantinople moyennant "ttkchich, et réclamait le payement de la trelina, accompagné de toutes les vexations habituelles. Le fcmète ou l)ilysan était, du reste, en général, plus malheureux en Herzégovine qu'en llosnie. Ici, en effet, la féodalité était Pms puissante par suite de la topographie ou de la pau-v,'eté du pays. L'agha refusait, en général, toute espèce d'arrangement écrit avec le raïa, qui était un véritable esclave, battu sans cesse, et toujours maltraité. Mais c'était surtout cette question des défrichements qui exaspérait le malheureux chrétien. On voit que l'établissement du cadastre, dont vont s'occuper bientôt les Austro-Hongrois, sera le bienvenu des raïas. ...Humatch est bâti sur une colline, au pied de la montagne au sommet de laquelle s'élève Ljubuski. J'ignore pour quel motif les habitants de cette petite ville forte partagent avec ceux de Niksitch, actuellement annexé au Monténégro, le triste privilège de passer pour les plus sots et les plus poltrons des Herzégoviniens. Je n'ai rien remarqué de particulier, ni en bien ni en mal, chez les gens de Ljubuski, et je ne sais sur quoi peut reposer celte réputation de héotisme. Le monastère de Humatch, comme presque tous les couvents franciscains des deux provinces, se compose d'un grand rectangle avec corridor ou cloître intérieur; son église est surmontée d'un clocher qui a 27 mètres de hauteur. Quant à Ljubuski, c'est un village groupé sur les lianes d'un énorme rocher, au pied d'un grand château en ruine. Son nom lui viendrait de la princesse Ljubilsa (du radical Ijuhicker, aimable), fille du duc Stéphan, à qui elle avait été donnée en dot; le château parait, du reste, dela même époque que celui de IMagaj. 11 est bâti sur l'emplacement d'une station romaine dont le temple, d'après les inscriptions, devait être consacré à Hacchus. De son sommet, on a une vue splendide sur une immense plaine entourée de hautes montagnes et formant une gigantesque cuvette dont la hutte où se trouve Ljubuski est Je centre. Au nord, on aperçoit le couvent de Lhirokibrjeg, et au sud Vergoratch, en Dalmatie, avec la route construite au commencement du siècle par les ordres du maréchal Marmont, duc de Raguse, et qui va de Knin et de Sebentco a Melkovitch. Cette route est encore aujourd'hui le seul murage d'art qui réunisse les diverses parties de la Dal-oiatie : aussi le souvenir des Français y est-il populaire. 111 Hakaraka, le 15 juin. Partis hier à six heures du monastère de llumalch sur des chevaux turcs, — que j'ai eu toutes les peines du monde à me procurer, — nous sommes arrivés à Vergoratch, en Dalmatie, à dix heures. La route parcourt la vallée de la Trébizalz jusqu'au moment où l'on entre en Dalmatie. On passe la rivière elle-ïnême sur un pont qui doit occuper l'emplacement d'un autre pont d'une époque bien reculée, puisque c'est la direction de Vergoratch et de la mer. La rivière est divisée en deux par une île, ce qui est encore une raison de penser qu'il y a eu là un passage, depuis l'antiquité. D'en bas, °n aperçoit à mi-CÔte le mur qui sert de frontière et la toute qui suit cette frontière de Vergoratch à .Melkovitch. La vallée n'est pas mal cultivée, surtout en vignobles, aux endroits du moins OÙ les pierres qui jonchent partout le s°l permettent le travail agricole, et l'on se rend bien vite Co'npte (pie l'on entre dans un pays depuis longtemps sou-à une administration régulière, en marchant dans des temina plus droits, bordés de murs en pierres sèches et d'une largeur à peu près normale. Cela n'empêche pas le système de culture d'être bien primitif, témoin plusieurs charrues (pic nous rencontrons attelées de huit bœufs et menées par trois ou quatre hommes qui font un labour moins profond de moitié que ceux que nous ferions avec deux ou trois de nos bœufs nivernais. On laisse à droite, avant de franchir la frontière et sur une colline basse qui émerge du milieu de la plaine, les ruines du château de Vasarovitch, qui m'ont semblé tout à fait analogues à celles de Vergoratch, dont nous voyons bientôt la vieille tour carrée au delà des lagunes de Caskok. Ces lagunes sont produites en hiver par l'amas des eaux surabondantes qui s'écoulent ensuite, dit-on, pendant la belle saison, par des égouts naturels et inexplorés, pour reparaître de l'autre côté de la montagne et se jeter dans la mer Adriatique. La plupart de ces lagunes se trouvent en territoire dalmale ; et comme elles engendrent des miasmes dangereux, des ingénieurs autrichiens ont étudié la question de leur dessèchement au moyen d'un tunnel sous la montagne; mais ce projet a été abandonné : il coûterait beaucoup trop cher pour le résultat à obtenir. Nous sommes aimablement accueillis à Vergoratch par le brigadier de gendarmerie et ses hommes, tous Dalmales et parlant parfaitement l'italien, ainsi, du reste, que tous les employés et fonctionnaires de la Daimalie ; ils nous aident à voir le château en ruine, d'origine turque, dit-on, qui domine fièrement le col où est située la petite ville, commandée elle-même par une montagne en pain de sucre qu'on appelle \lalokit; plusieurs parties de celle forteresse, — qui fut prise et reprise à diverses époques par les Turcs cl les Vénitiens à la fin du dix-septième siècle, et notamment LES M O N T A G N E S ET LES COTES DE DALHATIE. 261 en 1685 et en 1(!00, —• sont aujourd'hui rendues à peu près inabordables par l'éboulemenl des murailles et des escaliers qui y conduisaient. Grâce à l'intervention de nos gendarmes, nous trouvons enfin à deux heures des chevaux, et un guide pour nous mener au port de Makarska, où nous devons coucher. Quarante-huit kilomètres à faire et un retard de deux heu- Tonr Ju château dr Vergoratch. J'es, cria rue met de fort méchante humeur; mais cette humeur se change en une profonde mélancolie quand je Vois la route. Qu'on se figure un lacet blanc et tout frais Macadamisé (grand agrément pour nos montures et pour nous!) qui court tantôt sur le liane de la montagne et tantôt à ses pieds, au milieu d'un vaste horizon de roches *'l de cailloux. Partout, devant, derrière, au-dessus, au-dessous, dans une étroite vallée fermée de tous cotés conune une gigantesque casserole dans laquelle le soleil nous cuit de ses rayons, un amas indescriptible de pierres, ...rudis indigcstaque moles, dont la fatigante et monotone blancheur est à peine entrecoupée çà et là de quelques taches vertes formées par de maigres broussailles ou bien par les cultures de seigle, d'avoine ou d'orge que font dans les creux de rochers, dont le plus grand n'a pas vingt ares de superficie, les malheureux indigènes de cet enfer. Car cet affreux chaos a des habitants : nous apercevons un ou deux hameaux, çà et là quelques enfants qui gardent des chèvres ou des moutons, quelques hommes qui piochent littéralement la pierre... Au milieu de la vallée serpente un torrent de cailloux, déversoir des hivers et des orages, actuellement sans une goutte d'eau. Pas un arbre dans cet horizon désolé. Tout cela me rapelle d'une manière frappante certaines illustrations de Custave Doré pour VEnfer de Dante, et je conseille fort aux peintres qui voudraient avoir une idée du chaos de faire cette excursion. Quant aux autres touristes, je les conjure, dans leur intérêt, dene jamais prendre cette route horrible. Sous l'influence de la fatigue, du soleil et de l'éncrve-ment causé par la monotonie du paysage, les rochers prennent des formes bizarres. Je croyais voir partout des tètes grimaçantes, des yeux grands ouverts, qui m'observaient d'un air goguenard, des bouches horribles qui me ricanaient impertinemment, Tout ce monde pétrifié commençait à m'agacer terriblement, quand le guide me montra un endroit où, un mois auparavant, deux passants avaient été trouvés égorgés. La perspective était peu agréable, mais cela me sortit pourtant du monde fantastique où je m'hypnotisais et modifia le cours de mes idées. Je me dis qu'au demeurant, bien armé comme j'étais, ce serait presque un but à donner à cet insupportable voyage que de purger cet enfer des démons qui le rendaient peu sur, et. nies yeux, au lieu de regarder les pierres, examinaient avec soin ce qui pouvait se lever derrière. Le fait est que le paysage est créé à souhait pour tenter les bandits : une solitude de dix lieues trouée de cachettes dans les interstices de chaque rocher, et avec cela une circulation tics plus restreintes; c'est un vrai pays de Fra Diavolo philosophe et méditatif, et l'on comprend qu'un monsieur peu délicat Cède à l'envie d'y tuer son rare prochain, quitte à mourir ensuite de faim lui-même dans quelque caverne ignorée, s'il n'aime mieux se livrer à mes amis les gendarmes de V ergoratch ou à leurs collègues de Makarska. Il y a peu de temps encore, m'ont-ils dit, qu'il y avait une quinzaine de bandits dans ce désert; aujourd'hui ils sont réduits à cinq. Ce sont de vulgaires meurtriers qui ne sont même pas ennoblis par une pointe de vendetta '. Pour peu que vous fassiez jamais comme moi cet affreux trajet sur un petit cheval de montagne, rétif et ayant peur à chaque pierre, c'est-à-dire dans un état d'affolement perpétuel, — assis dans une selle barbare composée de deux rondins de bois réunis par une toile capitonnée en dessous, pour protéger la monture, de plus, mal attachée et qui menace de tourner à chaque instant, — avec des élriers de corde trop courts, un guide qui ne dit pas un 'LcsMorlaques,— c'est le nom générique des Slaves de Dalmatic,— 0:'t cependant la rendetta, et ils disent proverbialement : « Qui ne se venge pas, ne se sanctifie pas! » On prétend aussi que souvent chez eux deux jeunes gens du même sexe s'unissent sous la bénédiction d'un prêtre et créent ainsi une association amicale qui pousse le dévouement jusqu'à la mort. Cette communauté dans l'injure reçue doit beaucoup augmenter le nombre des vengeances a accomplir. 2ti4 LES PAYS S V D-S L A V E S. mot de français ni d'italien, et un interprète inintelligent et grossier, la fête sera complète; il ne me restera plus alors qu'à vous souhaiter d'arriver avant la nuit au sommet du magnifique panorama que présente la mer et ses grandes îles noyées dans l'azur, lorsque l'on est auprès de la petite chapelle de San Vincenzo de Podgora ou S. Elia, bâtie tout au haut de la falaise; enfin, le dernier vœu (pie je me permettrai de faire, c'est qu'en vous couchant à minuit après avoir fait soixante-six kilomètres en si bel équipage, vous ne trouviez pas votre lit préalablement occupé par ces petites bestioles dont j'ai déjà signalé la présence en maint endroit de la Bosnie et de l'Herzégovine, et dont l'espèce, parait-il, n'est pas encore éteinte en Dalmatie, bien que la civilisation y remonte plus haut. Makarska (1,700 habitants), petite bourgade épiscopalc, d'où dépendent nominalement les catholiques d'Herzégovine, n'a du*reste rien de bien séduisant pour un voyageur. l']lle est située au pied du mont Biakovo, pelé, rocailleux, désolé, comme toutes ces montagnes de Dalmatie. Autour de la ville cependant L'amateur d'horticulture peut admirer de belles plantations d'oliviers et de marasques ou cerisiers sauvages avec le fruit desquels on fabrique le nutntsyiti/i. En fait d'histoire, quand j'aurai dit qu'en M97 elle fut prise par les Turcs, depuis peu maîtres de l'Herzégovine; qu'en 1 (}{•(> elle se donna aux Vénitiens; qu'en 1663 Ali Tchengilch, général ottoman, L'attaqua sans succès, et qu'en l(i(>!) la paix de Candie la réunit de nouveau à l'Herzégovine, dont elle fut détachée peu de temps après; puis enfin qu'en IG0;ï elle résista victorieusement aux Turcs, j'aurai fait en peu de mots toute l'histoire de Makarska. Celte ville ne renferme aucun monument qu'une église mot de français ni d'italien, et un interprète inintelligent et grossier, la fêle sera complète ; il ne me restera plus alors qu'à vous souhaiter d'arriver avant la nuit au sommet du magnifique panorama que présente la mer et ses grandes îles noyées dans l'azur, lorsque l'on est auprès dela petite chapelle de San Vincenzo de Podgora ou S. Elia, bâtie tout au haut de la falaise; enfin, le dernier vœu (pie je me permettrai de faire, c'est qu'en vous couchant à minuit après avoir fait soixante-six kilomètres en si bel équipage, vous ne trouviez pas votre lit préalablement occupé par ces petites bestioles dont j'ai déjà signalé la présence en maint endroit de la Bosnie et de l'Herzégovine, et dont l'espèce, paraît-il, n'est pas encore éteinte en Dalmatie, bien (pie la civilisation y remonte plus haut. Makarska (1,700 habitants), petite bourgade épiscopale, d'où dépendent nominalement les catholiques d'Herzégovine, n'a du reste rien de bien séduisant pour un voyageur. Elle est située au pied du mont Biakovo, pelé, rocailleux, désolé, comme toutes ces montagnes de Dalmatie. Autour de la ville cependant l'amateur d'horticulture peut admirer de belles plantations d'oliviers et de marasques ou cerisiers sauvages avec le fruit desquels on fabrique le marasquin, En fait d'histoire, quand j'aurai dit qu'en 1497 elle fut prise par les Turcs, depuis peu maîtres de l'Herzégovine; qu'en 1646 elle se donna aux Vénitiens; qu'en 1663 Ali Tchengitch, général ottoman, l'attaqua sans succès, et qu'en 1669 la paix de Candie la réunit de nouveau à l'Herzégovine, dont elle fut détachée peu de temps après; puis enfin qu'en IGOli elle résista victorieusement aux Turcs, j'aurai fait en peu de mots toute l'histoire de Makarska. Cette ville ne renferme aucun monument qu'une église LES MONTAGNES ET LES COTES DE D A L M A T1E. 2C5 sans grand caractère, et dans le voisinage un couvent do ftoines mendiants, à la quête hebdomadaire desquels j'assistai par hasard. Gomme j'attendais le bateau qui devait nie conduire à Spalalo, je vis passer un clerc, tenant un cierge d'une main et de l'autre une bourse plate en cuir, pareille au sac habituel des Slaves du Sud. Suivi d'un servant qui portait un seau pour les dons en nature, il tendait à chacun sa besace en marinolanl à toute aumône un remercîment religieux en langue croate. IV Pour un homme qui, après avoir parcouru la Bosnie et l'Herzégovine, rentre tout à coup dans la vie civilisée, nul endroit ne peut être mieux choisi que le canal qui, entre la côte dalmate et les îles de Lésina et de Urazza, le porte tranquillement bercé sur les eaux bleues de l'Adriatique, de ■Makarska à Spalato. Ce n'est pas que la côte soit belle; elle est au contraire fort aride et dépourvue de ports; mais le voyageur éprouve un véritable plaisir à revoir sans en sentir les inconvénients et les fatigues, ces sommets arides OÙ il a eu à souffrir; et c'est avec une certaine volupté que, assis sur le pont ou penché au bastingage, il revoit, Gomme dans un songe, les incidents souvent peu agréables qui ont rempli ses journées dans ses pérégrinations à travers les montagnes qui défilent à présent sous ses yeux, noyées dans un pittoresque éloignement. Çà et là, quelques villages maritimes blanchissent le pied de la falaise, mais pas une échancrure ne se montre dans la haute muraille jusqu'à Almissa, petite bicoque aujourd'hui démantelée située à l'embouchure de La rivière Cet-tina, le Titurus des anciens, au pied d'un rocher au sommet aplati. D'Almissa à Spalato, la mer est dominée par la puissante montagne du Mossor (Mous aureus). C'est là, dans la partie de cette montagne qui force la Cetlina à la contourner avant de se jeter dans l'Adriatique et qui forme une sorte de péninsule pointue — qu'exista depuis le treizième siècle jusqu'à nos jours, sous la protection de Venise, la petite république de Politza, fondée par des seigneurs de Bosnie, chassés par leurs paysans révoltés. Cet État minuscule était composé de douze paroisses et peuplé de quelques milliers d'habitants. La capitale était Cala, au-dessus d'Almissa, sur la rive droite de la Celtina ; on voit encore près de ce village douze gros rochers représentant les douze paroisses, et auprès desquels, dans les assemblées générales de la république, quand il s'agissait de nommer les dignitaires, c'est-à-dire le Veliki-Knèse (grand chef), le Voïvode ou commandant militaire, le Tchauch ou chancelier, l'archiprètre et le doyen — la population tout entière se réunissait. Les anciens fonctionnaires rendaient leurs comptes, et les mali-knèses (ou petits chefs des paroisses) procédaient à l'élection des nouveaux dignitaires, au moyen de pierres jetées sur des manteaux étendus à terre. Le lendemain, on plantait devant la maison du nouveau Veliki-Knèse le plus grand peuplier qu'on pouvait trouver dans le pays. Puis commençait une fêle qui durait six jours, et après laquelle deux envoyés allaient annoncer au doge de Venise que la république de Politza avait terminé ses élections. 11 est probable que les Bosniaques qui composèrent sans grand caraclèrc, et dans le voisinage un couvent de moines mendiants, à la quête hebdomadaire desquels j'assistai par hasard. Comme j'attendais le bateau qui devait nie conduire à Spalalo, je vis passer un clerc, tenant un Cierge d'une main et de l'autre une bourse plate en cuir, pareille au sac habituel des Slaves du Sud. Suivi d'un servant qui portait un seau pour les dons eu nature, il tendait à chacun sa besace en niannotant à toute aumône un remercîment religieux en langue croate. IV Pour un homme qui, après avoir parcouru la Bosnie et l'Herzégovine, rentre tout à coup dans la vie civilisée, nul endroit ne peut être mieux choisi que le canal qui, entre, la côte dalmate et les îles de Lésina et de lîrazza, le porte tranquillement bercé sur les eaux bleues de l'Adriatique, de Makarska à Spalalo. Ce n'est pas que la côte soit belle; elle est au contraire fort aride et dépourvue de ports; mais le voyageur éprouve un véritable plaisir à revoir sans en sentir les inconvénients et les fatigues, ces sommets arides oii il a eu à souffrir; et c'est avec une certaine volupté que, assis sur le pont ou penché au bastingage, il revoit, comme dans un songe, les incidents souvent peu agréables qui ont rempli ses journées dans ses pérégrinations à travers les montagnes qui défilent à présent sous ses yeux, noyées dans un pittoresque éloignement. Çà et là, quelques villages maritimes blanchissent le pied de la falaise, mais pas une échancrure ne se montre dans la liaule muraille jusqu'à Almissa, petite bicoque aujourd'hui démantelée silure à l'embouchure de la rivière Cet-lina, le Tilurus des anciens, au pied d'un rocher au sommet aplati. D'Almissa à Spalato, la nier est dominée par la puissante montagne du Mossor (Muns minus). C'est là, dans la partie de celle montagne qui force la Cetlina à la contourner avant de se jeter dans l'Adriatique et qui forme une sorte de péninsule pointue — qu'exista depuis le treizième siècle jusqu'à nos jours, sous la protection de Venise, la petite république de Politza, fondée par des seigneurs de Bosnie, chassés par leurs paysans révoltés. Cet Etat minuscule était composé de douze paroisses et peuplé de quelques milliers d'habitants. La capitale était Gâta, au-dessus d'Almissa, sur la rive droite de la Cetlina ; on voit encore près de ce village douze gros rochers représentant les douze paroisses, et auprès desquels, dans les assemblées générales de la république, quand il s'agissait de nommer les dignitaires, c'est-à-dire le Veliki-Knèse (grand chef), le Voïvode ou commandant militaire, le Tchauch ou chancelier, l'archiprètre et le doyen — la population tout entière se réunissait. Les anciens fonctionnaires rendaient leurs comptes; et les mali-knèses (ou petits chefs des paroisses) procédaient à l'élection des nouveaux dignitaires, au moyen de pierres jetées sur des manteaux étendus à terre. Le lendemain, on plantait devant la maison du nouveau Veliki-Knèse le plus grand peuplier qu'on pouvait trouver dans le pays. Puis commençait une fête qui durait six jours, et après laquelle deux envoyés allaient annoncer au doge de Venise que la république de Politza avait terminé ses élections, 11 est probable que les Bosniaques qui composèrent le premier noyau des Polilziens étaient des catholiques chassés par des Bogomïles, car le catholicisme était L'unique religion de la petite république; les offices se disaient cependant en slave, et les livres dont on se servait étaient imprimés en caractères glagolitiques. LesPolitziens avaient Un séminaire à Priko, faubourg d'Almissa, jusqu'au jour où Zmajevitch, évoque de Zara, fonda dans cette ville un séminaire slave. Plus tard, ce séminaire est devenu latin, mais on y enseigne toujours le cyrillique. «Les habitants, continue l'auteur auquel nous empruntons ces détails1, ont été souvent accusés de relations avec les pirates, auxquels ils auraient donné asile dans leurs montagnes; mais aucun vol ne se commettait dans l'intérieur de la République. Les lois ou plutôt les coutumes étaient d'ailleurs très-sévères : tout voleur était lapidé dans une réunion générale des paroisses. Aussi l'usage des serrures y était-il inconnu. Les portes restaient ouvertes de jour et de nuit, même quand les maîtres n'y étaient pas. La nature du terrain n'étant pas favorable aux céréales, les habitants se livraient beaucoup a la culture du tabac. La république de Politza était aussi renommée pour ses fruits, particulièrement pour les Cerises... Leur seule industrie était la fabrication de plats et de cuillers en bois. « Les armes de la République avaient été d'abord l'image de saint Luc; mais comme on se moquait des Politziens à cause du bœuf, ils adoptèrent saint Georges. Leur drapeau était le hongrois uni à celui de Venise. Lorsque le gouvernement autrichien occupa pour la première fois la Dalmatie, il ne fut rien changé au sort du 1 Cyrilm", loi/, sentim. aux paya tlavet, p. 14. petit K tat. Le lion de Saint-Marc disparut, et l'étendard hongrois resta seul. En 1807,1a malheureuse république se laissa entraîner à aider les Russes qui débarquaient en Dalinalie pour y combattre les Français. Vainqueur des RUSses à Klobuk et à Almissa, le général Marmont lit entrer ses troupes sur les terres de Polilza. Comme il n'avait pas la moindre idée d'avoir affaire à un Etal indépendant, dont aucun Français n'avait entendu parler, il traita les Politziens armés comme des rebelles. Quelques mali-kuèses et quelques curés furent fusillés, et les villages eurent beaucoup à souffrir. Ainsi périt une ancienne république. « Aujourd'hui, les Politziens sont de paisibles montagnards. Ils ne veulent pas, comme nobles, être confondus avec les paysans morlaques, lesquels se moquent de celte prétention, en accusant leurs voisins d'être adroits et perfides comme des Juifs. Les Politziens ont une prédilection pour les costumes hongrois, et ils portent, comme les Avares, une tresse de cheveux retombant sur le dos. a Si Almissa n'est qu'une crique au pied de la falaise, le golfe de Spalato est au contraire un vaste port naturel dont les rives présentent une vaste étendue de terre cultivable. 11 est donc facile de s'expliquer comment une ville considérable est venue s'installer à cet endroit, et c'est avec une vive satisfaction que nous y débarquons le soir même du jour où nous avions quitté Macarska. chapitre xvi DE S l'A LATO A VENISE. Spnlato et le palais (le Dioelétien. — Fêtes Catholiques. — Le • Cana e (Ici Castelli » . — Slaves et Italiens. — Les ruines de Salone. — Trau. — (Hissa. — Sebenieo, Zara, Pola. — Retour en France, I Spalato, 15-18 juin. Spalalo est un pays de cocagne pour les archéologues; la plus grande partie de lit ville est Littéralement bâtie dans le gigantesque palais construit en cet endroit par L'empereur philosophe Dioelétien, qui s'y retira après avoir abdiqué l'empire. Les rues, dans cette enceinte, sont de véritables sentiers de pierres; en beaucoup d'endroits, on touche des deux mains les parois, en étendant les bras sans aucun effort. Ce ne sont partout qu'escaliers extérieurs grimpant aux paliers supérieurs , des entresols qui ont coupé en trois ou quatre étages les grandes salles du palais impérial. Partout, dans ces ruines et dans ces ruelles de construction romaine, se rencontrent des sculptures vénitiennes enchâssées dans les murailles, des portes à colonnetles renaissance, des balcons de pierre richement °rnés, des voûtes en plein cintre ou en ogive, au fond de cours sans profondeur, pas plus larges que la rue, et qui, do si près, font l'effet de décors mal peints et sans recul. Dans ce milieu, une population mi-orientale, mi-européenne, italienne de langage et slave de race, spirituelle et ignorante, vive et paresseuse, promenant dans un mélange confus la « bereta » des Spalatins et des Morlaques, sœur du fez, et le turban rouge du paysan des confins de la Bosnie et de l'Herzégovine; puis des femmes au verbe haut, au costume léger, aux propos plus légers encore, bariolées de couleurs voyantes que le soleil fait resplendir à en blesser les yeux, quand il parvient à passer par la fente de quelque ruelle; imagine/ au fond de tout cela, quand vous regardez vers la mer à travers les passages étroits percés dans les murs romains, des en/rentes des flots bleus de L'Adriatique sur lesquels flottent silencieusement, au loin, des balancelles de pêcheurs ou les vapeurs du Lloyd, et vous aurez une idée du Spalato moderne — successeur de l'antique Salone — que ses habitants décorent, un peu ambitieusement peut-être, du surnom d'« Oc-chio del mare ». Cet « œil de la mer » remonterait, si l'on en croyait la tradition, à une antiquité véritablement fabuleuse. En effet, d'après cette légende, en 1735 avant notre ère, Ilius, fils d'Hercule, fonde Ilia qui devint plus tard Salone. En 128;}, les Argonautes, sous la conduite de Jason, abordent à Salone, où ils sont reçus par Clinicus, descendant d1 Ilius, qui, en 1192 — (on voit que les rois régnaient longtemps en ce temps-là!),— envoya au siège de Troie, pour secourir les Crées, soixante-douze vaisseaux. Après le siège de Troie, c'est-à-dire en 11815, ce prince donne l'hospitalité àldoménée, lors de son passage en Illyrie. Diomède, chassé d'Etolie, et Anténor le Troyen, suivi des Hénèles, abordent également à Salone. Clinicus mourut cette même année 1183, après plus de quatre-vingts ans de 'èjjue, et Daninus son lils lui succéda; mais les Ciburncs, Venus d'Asie, le détrônèrent et le chassèrent. Nous permettrons, si vous le voulez bien, à ces nouveaux venus do s'installer tranquillement en lllyrie, et nous laisserons là l'Iiis— toire de Salone pour arriver tout de suite à la fondation de Spalato par l'empereur philosophe Dioctétien Né à Diocléa, ville antique de la Dalmalic méridionale, Dioclétien, dans une visite qu'il fit en 285 de sa province d'origine, résolut de se créer près de Salone, dont le site l'avait séduit, un vaste palais où il pourrait sur ses vieux jours venir, comme un simple mortel, « planterses choux ». Eu effet, après un règne glorieux, il dépose en 305 la pourpre avec un désintéressement politique qui fait encore aujourd'hui l'admiration des badauds, et il se relire à Spalato, où il meurt en 313, dans la splendide demeure préparée par son intelligente prévoyance. Je n'ai pas la prétention de décrire les restes de ce palais, pas plus que les ruines de Salone que m'a fait visiter avec tant d'obligeance M. Giavinitch, l'aimable directeur des fouilles et des recherches archéologiques dans les deux localités. Celle description a été faite cent fois, et la gravure a reproduit de toutes façons ce qui, de ces merveilles, a résisté au vandalisme des hommes plus encore qu'aux morsures du temps \ D'ailleurs, mon état fiévreux, — souvenir des marais de la Xarenla, — me laissa tout juste ;issez de force et d'énergie pour étudier, durant plusieurs longues séances, les antiquités locales qui constituent le 1 Pour celte histoire, cf. lï. ds S.\istb-Marik, les Slaves méridionaux, passim; L.AG0, Memorie sulla Dalmazia, Venise, 1800, etc. 8 Voir notamment pour Spalato {'Univers pittoresque et le beau hvre de M. Yuiaiitg sur les Bords de lAdriatique (Hachette), polit musée de Spalato, qui, malgré sa modeste installation, est on ne peut plus riche en inscriptions et en antiquités de tout genre trouvées tant dans la ville même qu'à Salone et aux environs. Je visitai aussi le Gymnase, qui compte 200 élèves et l i professeurs, elles églises, qui n'offrent rien de bien remarquable, Mais ce qui m'intéressa le plus dans cette petite cité ilalo-slavc, c'est le spectacle que me donna la lue pendant le séjour (pie j'y fis. 11 Le second jour après mon arrivée, je fus en effet réveillé à cinq heures du matin par un carillon infernal : c'était la fêle-Dieu, ou, comme on dit ici à la mode italienne, le Corpus Domini. Quelques heures après, tout était en liesse dans la ville, et je m'installai sur la terrasse d'un café de la grande place pour voir passer la procession. Voici d'abord le clergé d'une paroisse; cela sent tout de suite la mascarade; des bannières énormes de couleurs bariolées, accompagnées de grands candélables de clinquant ou même tout simplement de bois peint en jaune d'oeuf. Le clergé de chaque paroisse se compose non-seulement des prêtres et acolytes, mais encore d'un grand nombre de fidèles revêtus du surplis blanc à capuchon, et ornés d'énormes boucles d'oreilles eu filigrane d'or ou d'argent : grand luxe du pays. Il faut voir les têtes abruties des vieux, el la physionomie distraite et ricanante des jeunes; tous ont, du reste, la même préoccupation : ne pas laisser éteindre l'énorme cierge allumé dont ils sont porteurs. II est midi, et il fait une chaleur atroce. Beaucoup de ces malheureux ont à la main un chapeau de paille dont la protection est inutile dans les rues étroites; mais sur les places, ce n'est plus la même chose : bientôt, plusieurs n'y tiennent plus et le coiffent hardiment, ce qui leur donne l'air le plus comique avec leurs surplis à ailes ailles surmontés d'un bolivar tressé de 20 kreutzers! Tout cela est grotesque, et ne ressemble en aucune façon aux processions de France ; les chants sont nasillards, les musiques jouent des airs de valse, le son des cloches, happées à tour de bras, à grands coups de marteau, par des escouades de gamins en délire, rappellent étonnamment le bruit de quelque gigantesque atelier de réparation de casseroles ; et tout cela se confond; la tète de la procession tombe dans la queue sur l'étroite place devant oous, et les musiques de toutes les paroisses brassent du Son à la fois; quand ce sont les instruments qui dominent, on se croirait à un concours d'orphéons de village; quand ce sont les chantres, c'est un braiment criard ; enfin, quand les cloches ont le dessus, c'est un déluge de quincaillerie. Impossible d'imaginer une plus horrible cacophonie; et cependant ces gens-là sont musiciens ; je n'en veux d'autre preuve que ces collégiens qui battent le pas avec tant de mesure; et certainement les musiques ne seraient pas Mauvaises si elles jouaient chacune leur tour, et les chants îl deux parties des paroisses ne seraient pas désagréables, si les ténors pouvaient garder la note au diapason trop élevé où ils la prennent. Heureusement qu'il y a quelques jolis minois aux fenêtres, ornées d'ailleurs de bandelettes ot de tentures rouges; mais quel air bête ont donc les Scandes filles des pensionnats de la ville, sous la surveil- lance résignée des maîtresses qui les accompagnent ! rît quelles mines prétentieuses ont les plus petites, déguisées en poupées fleuries et enrubannées! A dire le vrai, cette procession n'est pour ceux qui y prennent part qu'une exhibition de costumes excentriques 1, et pour les étrangers qui les regardent une foire à pittoresque, une mascarade, une bacchanale, tout ce que l'on voudra, excepté une le te religieuse, (le n'est pas que le clergé, grand ou petit, n'ait bonne façon, et que toutes les autorités qui suivent ne se tiennent bien; mais tout cela est italien, et sent le carnaval d'une lieue. Ah! que nous sommes loin des pauvres catholiques de Bosnie, qui m'ont si profondément émus à Zienitsa, malgré leurs sermons sur l'enfer, leurs chiens, leurs pigeons et leurs hirondelles! C'est que, chez eux, hier encore, c'était la persécution, tandis qu'ici c'est la religion d'État, la religion protégée, la religion enfin devenue un moyen de gouvernement, sinon un objet de luxe et un prétexte à manifestations joyeuses. Ne cherchez pas d'autre raison, celle-là Suffit; .....Nous avons eu un regain de bruit et de procession à l'occasion de la San Antonio, patron d'un couvent et de l'honorable bourgmestre de la ville. Hier soir, à minuit, on chantait encore des chœurs à trois voix sous les fenêtres de « l'Hôtel de la Ville », et l'on tirait des boîtes préparatoires; ce malin à quatre heures, une nouvelle artillerie recommençait son tintamarre. Le soleil est si chaud qu'on 1 Un costume de femme entre mille : corsage de laine noire — qui devrait bien plus justement s'appeler panrmsismc, — est un but et le terme suprême d'une politique, et que Ton peut appliquer le mot fameux de Joseph de Maistre : « Le désir slave est sans limites! » Partout ailleurs, le panslavisme n'est qu'un moyen pour des peuples opprimés d'arriver à la liberté. Les Slaves méridionaux, comme les autres, demandent l'établissement de nationalités slaves distinctes, unies, si cela est possible, par un lien fédéral l. Au fond, ils redoutent l'autocratie russe, mais ils s'en servent, parce que son appui leur est indispensable pour résister à leurs oppresseurs. La fameuse Omladina serbe ne constituait-elle pas, malgré les apparences contraires, pour tout homme qui connaît l'Orient, un mouvement séparatiste, eu égard aux visées des panslavistes ? « l'as plus par nos idées que par nos sentiments, me disait un patriote intelligent et circonspect comme il y en a tau t parmi les Slaves méridionaux, nous ne sympathisons réellement avec la Russie, dont le centre d'attraction est de plus en plus asiatique; nous avons, en effet, une nationalité historique autre que celle des Uusses, et, au point de vue moral, social et économique, ils se sont développés d'une tout autre manière que nous ; mais nous avons besoin de la Russie pour vivre ; sans elle, nous n'aurions jamais obtenu ce que nous avons et nous ne serions pas ce que nous sommes. Faibles, nous tournons les yeux vers le fort qui, par ambition, s'est donné pour tâche de nous défendre, nous et nos congénères, et nous nous servons de l'idée panslaviste, qu'au fond nous trouvons dangereuse et égoïste, pour résister aux Allemands et aux Magyars, nos ennemis héréditaires1. Le Russe est loin, en effet, tandis que ' Le fédéralisme est une forme de gouvernement qui peut s'appliquer très-facilement au* moeurs et aux traditions des Slaves du sud. Ils ont, en effet, une forte tendance à la décentralisation, et leur idéal est une sorte de démocratie patriarcale;. La constitution serbe rappelle ces tendances dans quelques-unes de ses parties. a L'Obzor d'Agram, annonçant à ses lecteurs mon passage et la mission scientifique dont j'étais chargé, ainsi que l'arrivée prochaine en Bosnie de M. Mori t z Hoerncss, envoyé par le gouvernement autrichien dans le même but, et qui me suivit de quelques jours, s'exprime ainsi à la fin de son article : « Nous voyons que les gouvernements l'Allemand et le Magyar nous oppriment ! Mais le panslavisme national et ethnographique, s'il existait réellement, serait notre pire ennemi, car ce (pie nous voulons, c'est voir chaque branche de la grande faïuilie slave devenir indépendante et autonome, tout en restant unie à ses congénères parle lien d'une alliance économique et défensive. Les Hongrois et les Allemands se servent du fantome pan-slaviste pour paralyser nos efforts d'émancipation,en faisant croire à l'Europe occidentale que notre oppression est la garantie de sa liberté contre le colosse moscovite. Ah! quand donc la France, que nous aimons en particulier comme la mère de toutes les idées généreuses, se déga-gera-l-elle enfin de ces préjugés ridicules? n On peut dire que telle est, en réalité, la pensée de tous les Jougo-SIaves éclairés, vrais fils des héros de leur race qui sont morts pour ne pas être germanisés ou niagyarisés, mais qui se seraient aussi bien fait tuer pour ne pas être russifiés. Quant au peuple, il ne voit dans la politique, comme toujours, que ce qui le touche de plus près, et il déteste cordialement le maître, c'est-à-dire l'Allemand, le Hongrois ou le Turc; mais il est loin d'aimer le Russe, et, de même que les Roumains de Transylvanie disaient : « Coûte que coûte, mieux vaut le despotisme autrichien que la liberté hongroise 1 , les Slaves danubiens disent : d'Autriche cl de France, quoique étrangers, s'intéressent aux éludes archéologiques en Bosnie, et nous, nous ne faisons rien : nous n'allons rien apprendre en Bosnie, et nous sommes obligés d'étudier dans les livres français et allemands. » [ObzOf de Zagreb,3mai 1879.) tïcllc éptthète d'étrangers appliquée aux Autrichiens en même temps qu'aux Français n'est-elle pas caractéristique? 1 Les Roumains de Transylvanie disent encore : « Mieux vaut le knout russe que la liberté allemande. » Le danger le plus redouté est toujours le plus voisin! « Le joug turc est de bois, le joug russe est de fer. » Aussi les Slaves du Sud ne se jetteraient-ils réellement et définitivement dans les bras de la Russie que s'ils avaient perdu tout espoir de vivre de leur vie nationale. Il dépend de l'Autriche que cela n'arrive jamais. La Russie n'a même aucune chance de dominer les Slaves orthodoxes; en effet, depuis longtemps, dans toutes ces régions, la question religieuse est devenue une forme de la nationalité, mais une forme tout à fait accessoire et subordonnée. N'a-t-on pas vu, par exemple, en 1821, les Roumains orthodoxes de Valachie, craignant pour leur existence nationale, se lever à côté des Turcs contre les Grecs orthodoxes qui arboraient le drapeau de l'indépendance? Et plus récemment encore, en 1818 et 1840, les Croates catholiques ne se sont-ils pas unis aux Serbes orthodoxes pour combattre l'hégémonie menaçante des Magyars catholiques? Veut-on une preuve de plus que les Slaves du Sud ne sont pas Russes, quand on consulte leurs vrais sentiments? Qu'on lise ces passages d'une lettre adressée au Saint-Synode de Saint-Pétersbourg par les Monténégrins réunis en diète générale le 3 juillet 1804 : « Selon l'histoire ecclésiastique, y est—i 1 dit, nous reçûmes la foi chrétienne des Grecs et non pas des Russes... Nous n'avons jamais su jusqu'à présent que le synode russe ait exercé un pouvoir quelconque sur les peuples slavo-serbes, qui vivent en dehors des confins de l'empire russe... Le peuple du Monténégro et des Renia n'est aucunement sujet de l'empire russe; il se trouve seulement sous sa protection morale, parce qu'il a la même foi ; mais il n'y a pas d'autre raison. Nous avons de l'affection, de l'attachement et de la fidélité pour la cour de Kussie, et nous voulons garder ces sentiments éternellement... Nous garderons notre fidélité et notre inclination pour la Russie, mais à la condition que nous ne partagions pas les rapports de sujets avec les habitants de la Russie. Mous défendrons de toutes nos forces l'indépendance dont nous avons hérité de nos ancêtres, et nous mourrons plutôt l'épée à la main que de subir une servitude honteuse d'une puissance quelconque... Si vous faisiez une démonstration hostile à notre pays en dehors de vos frontières, nous nous y opposerions avec notre propre tactique, et nous défendrions l'entrée de notre pays à l'ennemi, quel qu'il fût1... » II Si le panslavisme est une chimère, où est donc le véritable danger de la dislocation définitive qui se prépare dans l'Europe orientale par suite de l'expulsion prochaine des Osmanlis? Ce danger, pour tout homme qui a visité sans parti pris les vallées de la Save etdu Danube, doit être cherché dans la direction qu'imprime à la politique européenne la puissante main qui, depuis douze ans, pèse si lourdement sur les destinées du monde civilisé, et qui, avec la persévérance du génie heureux et la patience de la force prépondérante, marche sûrement vers le but suprême de son ambition inassouvie. Ce n'est donc pas sur Saint-Pétersbourg, mais sur Berlin qu'il faut avoir les 1 Dklarue, le Monttnègro, Paris, 1862. 1 vol. in-12 de xiv-182 p. yeux ouverts pour défendre le slatit quo de l'Europe orientale, ou pour modifier dans l'intérêt général l'équilibre instable qui y règne depuis si longtemps. Ce n'est pas le panslavisme qui est ici à craindre, c'est le pangermanisme. Déjà, du reste, le jeu de l'Allemagne se découvre jusque dans sa politique officielle; et M. de Bismarck est ouvertement aujourd'hui le grand ami et protecteur du sultan Abdul-IIamid ; les Teutons sont à la mode à Stamboul; mais les Turcs seraient bien naïfs de croire que c'est pour leurs beaux yeux que l'empereur Guillaume dérange ses officiers et ses employés civils ; ces messieurs n'iraient-ils pas plutôt, en fourriers, faire les logements pour leur excellente amie et fidèle alliée, l'Auslro-IIongrie ? Pour les Allemands, en effet, l'Autriche n'est qu'une avant-garde, un pionnier de l'Allemagne en Orient; et sa mission est de civiliser, c'est-à-dire de germaniser tout le sud-est de l'Europe. Pour les politiciens de Berlin, la forme actuelle de la monarchie des Hapsbourg n'est qu'une forme provisoire, préparatoire, qui ne doit durer qu'aussi longtemps qu'elle sera nécessaire pour couvrir de son drapeau l'infiltration lente des Germains dans la vallée du Danube; tous les pays soumis à l'Austro-Hongrie sont considérés dès à présent comme autant de provinces d'une grande Allemagne future, et les nations qui les habitent comme des vassales de la race allemande. Aussi favorisent-ils de toute leur influence les prétentions des Magyars, — aujourd'hui réconciliés avec les Allemands par le partage du pouvoir, — cl qui, on le sait, se regardent comme les héritiers de leurs ancêtres du moyeu âge, non-seulement en ce qui concerne les peuples qui sont maintenant rattachés à la couronne de saint Etienne, mais encore ceux qui, à une époque quelconque de l'histoire, ont été plus ou moins, d'une manière permanente ou intermittente, ses sujets ou ses vassaux. C'est ainsi qu'ils réclament, documents en main, les royaumes de Serbie et de Roumanie, ainsi que les Bulgares Au couronnement de l'empereur d'Autriche comme roi de Hongrie, les étendards de ces peuples, — et ceux de la Bosnie et de l'Herzégovine qui appartenaient alors aux Turcs, —figuraient à côté de ceux des provinces qui leur sont effectivement soumises. Ce sont, en effet, pour les Magyars, des sujets in pu rtih un infidclium. Et il ne faudrait pas croire que ces idées appartiennent seulement aux classes dirigeantes de la Hongrie. Ecoutez un paysan magyar : « Il vous dira (pie le peuple magyar est le plus grand des peuples, que sa langue est la plus harmonieuse des langues ; que ses magnats sont plus nobles que le roi, et que quelques-uns d'entre eux descendent directement de Noé par Attila; que saint Etienne, patron de la Hongrie, est le plus grand saint du paradis; enfin, que Dieu a donné la révélation en langue magyare, et qu'il porte habituellement le costume national de son peuple de prédilection » Avec un pareil orgueil, soutenu par de réelles qualités, un peuple peut parfois succomber, niais il accomplit toujours de grandes choses. Les Allemands ont parfaitement compris que sans les Magyars, la monarchie des Hapsbourg, n'ayant plus à se 1 D'après les Hongrois, les Bulgares leur appartiennent ethnique-ment; en effet, disent-ils, les immigrants qui vinrent d'Asie au sixième et au septième siècle s'établir entre le Balkan et le Danube étaient de la même race que les Ongrcsou Magyars. Le fait est que ces immigrants furent noyés dans la masse slave, et qu'aujourd'hui les Bulgares sont Slaves par la langue et surtout par ce libre choix qui constitue le titre le plus légitime d'une nationalité. 3 H. Dksi'hez, ht Peuples de l'Autriche. Taris, 1850, p. 5j. ménageries moyens d'une politique de bascule, deviendrait slave du jour ail lendemain ; aussi entre-t-il dans leurs vues de flatter l'amour propre hongrois et de favoriser ses revendications ; ils ont donc été heureux d'aider politiquement l'Austro-Hongric à obtenir cette profondeur surV'Adriatique 1 qui était depuis si longtemps le rêve des militaires et des politiques à courte vue de la cour de Vienne. Drang nach Oslen! En avant vers l'Orient! dit l'Allemand, et toute la politique actuelle du chancelier de fer tend vers ce but : le Danube doit être un fleuve allemand, et pour le devenir, il doit d'abord être un fleuve autrichien9. Les Roumains, qui possèdent l'embouchure de celte grande voie fluviale, ont déjà pour roi un Hohenzollern ; c'est une pierre d'atlcnte qui a sa valeur, bien que Charles I" semble avoir adopté cordialement le peuple qui l'a choisi. Mais le grand jeu se joue à Vienne et à Pesth, et c'est l'Autriche-Hongrie que l'Allemagne pousse sur la route du Bosphore. Les deux étapes de cette roule sont faciles à déterminer : 1" étape. — L'Austro-IIongrie, démesurément étendue vers l'Orient, devient réellement l'empire de l'Est... à la condition, cela va sans dire, d'abandonner à la grande 1 Venise, qui au plus beau temps de son histoire savait certainement coloniser, n'avait jamais sérieusement recherché cette « profondeur sur l'Adriatique » ; elle préférait n'avoir à garder que le littoral par lequel elle était toujours maîtresse de l'intérieur du pays. ' M. de Bismarck disait à la conférence de Berlin : » L'opinion qui représente le Danube comme la grande artère du commerce allemand vers l'Orient repose sur une fiction : les navires allemands venant d'en amont de Ralisbonnc ne descendent pas le Danube pour exporter des marchandises allemandes en Orient, i Cette parole du chancelier peut être absolument vraie au point de vue commercial (cf. le Journal des Débats du 20 février 1883); mais cela n'empêché en aucune façon qu'au point de vue politique, tous les efforts de l'Allemagne tendent à germaniser la vallée du Danube. Allemagne les sept millions de Germains qu'elle délient encore. 2* étape. — L'empire des Hapsbourg, s'épuisant vainement à maintenir dans une cohésion factice ses peuples ethniquement et linguistiquement séparés et rivaux, sinon hostiles, ne réussit dans cette tâche qu'avec l'appui de l'empire des Hohenzollern et sert, en échange, de véhicule et de champ de germanisation à la culture allemande. Puis, quand cette germanisation aura fait assez de progrès, quand l'empereur d'Autriche, devenu à son tour Y homme malade, ne gouvernera plus que des Magyars , des Roumains ou des Slaves teutonisés, la presqu'île des Balkans tombera comme un fruit mûr aux mains du Gargantua de Berlin, qui pourra tranquillement alors quitter les tristes bords de la Sprée et transporter sa capitale sur les rives plantureuses de la belle Donau, sinon sur les eaux bleues de la mer Egée. Drang nach Oslenl III Tel est le plan pour l'exécution duquel le prince de Bismarck trouve des auxiliaires plus dévoués à Vienne même qu'à Berlin, car à Berlin il règne encore un certain particularisme; on y trouve toujours des Prussiens comme il y a des Bavarois à Munich et des Wurtemhergeois à Stuttgart; tandis qu'à Vienne, noyé au milieu des Slaves et des Magyars, il n'y a que des Allemands, des Grands Allemands, comme on dit là-bas, et leurs journaux, tous aux mains des Juifs, ont même le tort de trop laisser voir le but vers lequel ils tendent et les chances qu'ils peuvent avoir de réussir. Hélas! il faut bien le dire, ces chances sont sérieuses. Une nation, elhnographiqueincnt et historiquement unifiée, n'a pas besoin de remplir une mission spéciale pour avoir le droit de vivre; il n'en est pas de même d'un amalgame de peuples qui n'existe, comme l'Austro-Hongrie, que par une fiction politique, et il n'a sa raison d'être que s'il a une œuvre internationale à accomplir. Or l'Autriche, dans les limites qu'elle a encore à peu de chose près aujourd'hui, avait pour devoir de défendre la chrétienté contre les Turcs; c'est pour cela que les Slaves et les Hongrois s'étaient donnés à elle au seizième siècle après la désastreuse bataille de Mohacz. Depuis que cette mission a pris fin par la décadence de la puissance expan-sive de l'Islam en Europe, la maison de Hapshourg avait assumé la tâche de diriger ce monstre à vingt tètes qu'on appelait le saint-empire romain germanique, et le groupement d'Etats qui lui appartenaient en propre, à titre héréditaire, était nécessaire pour maintenir en équilibre ce grand corps vermoulu ; mais aujourd'hui que cet équilibre est rompu, que le saint-empire romain est allé, mort, rejoindre les choses mortes dans les catacombes de l'histoire, et que, sur ses ruines, s'est élevé le nouvel empire d'Allemagne, où tout est prussien, sauf le nom, quel peut être le rôle de la maison d'Autriche si elle ne veut pas se prêter à celui que lui confient et que voudraient lui voir jouer ses bons amis de Berlin? Il n'y a qu'un moyen pour cette race illustre d'échapper au danger qui la menace, c'est de se laisser aller du coté où la poussent à la fois ses intérêts dynastiques et les vœux ardents de la grande majorité des peuples qu'elle gouverne, c'est-à-dire des Slaves. En effet, les Slaves d'Austro-Hongrie sont dix-huit millions, et ils croissent plus rapidement que les autres races de l'empire ; les Roumains de Transylvanie sont trois millions, les Magyars sont cinq millions, les Allemands enfin sont sept millions. Or, un jour viendra, jour prochain peut-être, qui verra les sept millions d'Allemands de l'Autriche, subissant la loi d'attraction universelle, se fondre dans ta grande unité germanique. Ce jour-là, les Slaves constitueront près des trois quarts de l'empire danubien, et la monarchie des Ilapsbourg, débarrassée du boulet qu'elle traîne aujourd'hui, pourra, si elle le veut, se mettre à la tête d'une fédération de peuples jeunes, vigoureux, et devenir réellement, dans l'Europe renouvelée, l'empire de l'Est '. Pour cela, elle n'aura qu'à s'appuyer sur ses Slaves sans opprimer ses autres sujets. L'historien tchèque Palacky a écrit : « Si l'Autriche n'existait pas, il faudrait l'inventer» ; et, après lui, le docteur Ricger, soutenant à la fois le maintien de l'empire et l'adoption du système fédé-ratif, s'écriait au nom des vieux Tchèques : « Tous nos efforts doivent tendre à un seul but : conserver l'Autriche et nous conserver nous-mêmes dans l'Autriche. » Les Polo- 1 Au point de vue stratégique, la position de l'Autriche est maintenant absolument dominante en Orient. Tant qu'elle ne pouvait attaquer la Turquie que sur la Save et sur le Danube, la lutte semblait etre difficile. Depuis l'acquisition de la Dalmalic, cependant, l'empire des Ilapsbourg tournait déjà les positions de son adversaire; mais aujourd'hui, avec la Bosnie et l'Herzégovine, l'Albanie (où l'Autriche-Hongrie a, du reste, des alliés possibles dans les tribus catholiques) se trouve tout i\ fait en l'air, et la Turquie est, au point de vue militaire, entièrement à la merci de sa voisine du nord-ouest. nais disent aussi : « La Pologne se fera par François-Joseph! » Ces sentiments sont ceux de tous les Slaves d'Austro-Hongrie, et quand le moment sera venu, son empereur n'aura qn'à s'adresser à eux pour trouver dans leur fidélité et dans leur courage la hase solide et indépendante qui manque aujourd'hui à sa dynastie. IV Dans quelles conditions cette rénovation pourra-t-elle se réaliser? Il serait difficile de le prévoir. Mais il n'y a aucune témérité à affirmer (pie telle doit être la solution de la question qui bientôt ne sera plus seulement la question orientale, mais s'appellera la question européenne. Il est aisé de voir, du reste, que ces préoccupations ne sont pas loin d'entrer dans le domaine de la politique active. Au mois de mars 1882, la Gazelle nationale de Merlin ne proposait-elle pas ouvertement « le groupement des Slaves qui vivent au delà du Danube et de la Save en un corps de nations sous le sceptre d'un archiduc autrichien » ? A quoi la Notvot/e U'remia, journal russe, répondait que les peuples slaves du Sud possédaient des dynasties nationales et demandait la formation d'une confédération des L'tats slaves des Balkans, y compris la Bosnie et l'Herzégovine, avec le prince de Monténégro comme chef militaire. D'un autre côté, l'alliance étroite de la Serbie et de l'empire austro-hongrois n'est-elle pas, pour le moment du moins, un fait accompli, et un membre de la délégation autrichienne n'a-t-il pas pu dire publiquement, le 17 novembre dernier, qu'il ne voterait les sommes demandées pour l'occupation de la Bosnie et de l'Herzégovine « que dans l'espoir que la Bosnie sera cédée un jour à la Serbie et liée à l'Autriche-Hongrie par une convention militaire, de même que par des conventions se rapportant au commerce, aux chemins de fer, aux postes et aux télégraphes » ? Complétons la pensée du député austro-hongrois, et faisons avec le Monténégro, augmenté de l'Herzégovine, une opération analogue, nous aurons un commencement de réalisation de ce fédéralisme slave, à qui l'avenir appartient. Chimère! dira-t-on; soit. La chimère d'aujourd'hui est la vérité de demain, surtout quand elle répond à des nécessités inéluctables. Qu'on ne dise donc pas que tout cela est impossible; ce serait avouer que l'existence de P Austro-Hongrie elle-même est impossible. Il y a en histoire des lois supérieures aux coups de main brutaux de la force aussi bien qu'aux savantes combinaisons de la politique. Sous quelles formes, après quelles secousses se fera la transformation de l'Europe orientale dans le sens que nous indiquons? l'avenir seul pourrait répondre; mais ce qui paraît évident pour tout homme qui étudie sans parti pris la situation respective des grandes puissances et l'état d'endettement où se trouvent les races de la péninsule balkanique, c'est que l'Austro-Hongrie doit pencher à l'est, vers Saloniquc et vers Constantinople, et devenir la tète d'un grand empire fédératif réunissant des royaumes slaves, grecs, hongrois, roumains ; ou bien qu'elle doit disparaître, laissant la vallée du Danube livrée, sinon à l'anarchie politique, du moins aux influences contradictoires de toutes les ambitions rivales, et léguant au hasard, après des luttes sanglantes, le choix entre l'écra- sèment de la grande Allemagne par le reste de l'Europe coalisée ou la germanisation complète et définitive de tous les pays qui s'étendent du Rhin et des Alpes aux collines de la Vistule et aux rives du Dnieper. fin. table des matières. CHAPITRE PREMIER A G HA 11 K T I. A CU O ATI K. Départ de Vienne. — Agram, capitale et centre littéraire et politique des pays slaves méridionaux. — L'université croate. — Types et costumes. — Le marché d'Agram. — Un repas polyglotte. — Le théâtre, le musée, la cathédrale............ 1 CHAPITRE II s i: Il l A S A V K . Carlovalž. — Sissek : son passé, son présent, son avenir. — Kra-patch : un vieux château du seizième siècle. — La Kulpa et la Save. — A bord du Roréas. — Les Confins militaires et leurs résultats économiques. — lasenovatch : la frontière de l'empire français.— Gradišča, Berbir, Swinyar, Kobach. —Types et paysages de la Slavonie et de la Possavina............. 28 C H A PI TRE III KM SI.AVO.VIK. - I) J A K O V A. Brod : une grande ville de l'avenir. — Un village bosniaque. — Chemins de fer et routes en Slavonie. — Un évoque patriote et grand seigneur. — Mgr Strossmayer. — Le palais et la cathédrale de Djakova. — Retour à Brod................ 46 CHAPITRE IV COUP û'OKU, HISTOTIIQUK SUR LBS SLAVES DE DOSNIK ET D'HERZÉGOVINE. Arrivée des Serbes et des Croates dans l'Illyrie. — Les Grands-Joupans et les Bans de Bosnie. —Le temps du a bon ban Koulin ». — Les Bogomilcs. — Luttes avec les Magyars et la papauté. — Croisades des Hongrois en Bosnie. — Le royaume bosniaque. — LestroisTwartko. — La bataille de Kossovo. — Les Hranitcb, ducs d'Herzégovine.— Rivalité des rois de Bosnie et des Hranitch.— Les rois Stéphan Thomas et Stéphan Thomacevitcli. — Persécutions contre les Bogomilcs. — Conquête de la Bosnie et de l'Herzégovine par le sultan Mahomet II. — La dernière reine de Bosnie. — Mathias Corvin, roi de Hongrie, elle banat de Jayczc. — Annexion définitive des deux provinces sud-slaves à l'empire turc........................... 59 CHAPITRE V l K NORD dr I. a 11 os me. Dervend. — Maisons chrétiennes et musulmanes. — Un garde champêtre bosniaque. — Le confortable en Bosnie, — Un mot sur le beau sexe. —Le couvent de Saint-Marc de Pléhan. —Un point de vue sur la vallée de la Save. — Un chemin de fer rudi-mentaire. — Kotorsko. — Doboj et son vieux château. — Agriculture primitive..................... 78 CHAPITRE VI techanj et li banat de ussor.a. Agréable voyage et arrivée nocturne à Techanj. — La capitale des bans de Ussora et sa vieille forteresse. — L'armée slave en Bosnie. — Visite à un martyr orthodoxe. —■ Un mot sur la religion grecque en Bosnie. — Une chanson patriotique. — Influence russe chez les Bosniaques. — Vertu des dames de Techanj. . . 96 CHAPITRE VII la vaj.LÉE DE L a »osna. — TRAVNIK. Déjeuner chez des raïas. — Leurs doléances. — Le marché et le café de Doboj. — Kosna et la vallée de la Bosna. — Maglaj et Zeptehc.— Le défilé deVranduk. — La cure de Zienitza. — Un office catholique. — Les cloches en Bosnie. — De Zienitza A Travnik. — La seconde capitale de la Bosnie. — Une bibliothèque bosniaque. — Le couvent de Goucia-Gora. — L' « hôtel des Mille-Punaises » de Busovatcha. — Fojnitza. — Une omelette dans un plat a barbe....................... 108 CHAPITRE VIII de FOJV'ITZ.l A SERAJEUO. — l r S religions EN BOSNIE ET EX herzégovine. Conversion Je la majorité des Bosniaques et des Herzégoviniens à l'islamisme. — L'église grecque orthodoxe. — Rivalité entre les chrétiens du rite grec et les catholiques. — Recrutement du clergé catholique. — Ecoles et paroisses. — Influence de l'Autriche et de la Russie sur leurs coreligionnaires. — Les Juifs en Bosnie et en Herzégovine. — Leur origine espagnole. — La question juive en Orient. — Une ville d'eau bosniaque. — La plaine de Scra-jewo........................... 135 CHAPITRE IX SERAJEIVO. — NOTES HISTORIQUES. Résistance de Serajcwo à l'occupation austro-hongroise en 1878. — Prise de la ville. — Origine de Scrajewo. — Son organisation communale indépendante.— Les spahis de Bosna-Seraï et le gouverneur turc. — Un grand seigneur bosniaque : Fazli-Pacha. 156 CHAPITRE X SERAJEIVO. — ÏVI'KS ET MONUMENTS. Aspect de Serajcwo. — Sa population. — Types et costumes. — Les musulmans et le vieux turban des têtes de pipes. — Le quartier des Tziganes. — Les Grecs orthodoxes et les Israélites. — Goût des femmes slaves pour les bijoux. — Une visite aux bazars de Scrajewo. — Talismans et amulettes. — Les mosquées et la cathédrale grecque.................... 167 CHAPITRE XI SUR LA ROUTE DE N O l I - H A/, A H. La haute vallée de la Midijaska. — Le pont du Chevrier. — Le han Ljuhogosco. — Un aubergiste bosniaque. — Les bandits de la Romanja-Planima. — Mokro et ses ruines. — Visite au général Jovanovitch........................ 189 CHAPITRE XII la question agraire 8 n nos.m k r t en herzégovine. Origine de la question agraire en Bosnie et en Herzégovine. — Les spahis et les spabiliks.— Rapports des raïasavec leurs seigneurs. — La Porte Ottomane, ses gouverneurs cl ses tchiftliks ou majorais. — Souffrances des raïas. — Révolte des seigneurs en 1850. — Fin de la féodalité bosniaque. — Ancien régime agraire. — Essais de réforme : le Tanzimat. — Résultats négatifs sur ce point de l'occupation autrichienne. — Mécontentement général. — Répulsion pour le service militaire. — La question des Vakoufs. — Rapports des musulmans avec les fonctionnaires austro-hongrois. — Une scène au café entre un seigneur musulman et un raïa chrétien......................... 200 CHAPITRE XIII l'Herzégovine. — uostar. Adieux à Serajeuo. —Tartchin. —Passage de la ligne de faite entre le Danube et L'Adriatique. — Changement brusque de climat. — Kojnitsa et la vallée de la Naronta. — La plaine de Mostar. — Le chaos herzégovinien : sa légende. — Origine des princes du Mon-lénégro. — Le pont antique de Mostar; ses mosquées. —■ Cultures de Mostar; son importance commerciale. — La navigation sur la busse lYarcnla......................225 CHAPITRE XIV l'herzégovine. — la basse vallée de la narenta. La forteresse de IJIagaj.— Une rivière souterraine.— Deux voleurs intelligents. — Bouna. — Histoire d'Ali-Pacha Rizianbegoiitch. — Le couvent orthodoxe de Cétomislitch. — Tchitluk et (iabela. — Les origines de l'insurrection de 1875. — Entrée en Dal matic : Melkovitch........................ 230 CHAPITRE XV i. B S m 0 n t a (i n e S b t l B s c 0 t E S d e d a l u \ T i E. Le delta de la lYareiifa. — Les Marcntins autrefois et aujourd'hui. — Slaguo et les Ri-aiiivc-j. — Raguse et Kpidaure. — CatlarO : la bonne fée du tzar Douchnn, — Le couvent de Hurnntch. — Tombes slaves. — Ljubuski. — De Vergoratch a Makarska. — Agréable cavalcade. — Paysage infernal. — Les bandits dalmates. — Sur l'Adriatique. —■ Histoire d'une république minuscule. — Arrivée a Spalato......................... 248 CHAPITRE XVI dk S T A L A t 0 A VKiVISE. Spalato et le palais de Dioclétien. — Fêtes catholiques. — Le « Canale dei Castelli ». — Slaves et Italiens, — Les ruines de Salone. — Trau. — Glissa. —Scbenico,Zara,Pola. — Retour en France. 2(19 CHAPITRE XVII CONCLUSION : L ' a i; t n i c 11 E s l a V E. Danger pour l'Austro-Hongrie de l'acquisition de ses nouvelles provinces slaves. — Le Panslavisme. — Opinion des Slaves méridionaux. — Le Pangermanisme. — Les Austro-Hongrois travaillent dans la vallée du Danube... pour le roi de Prusse. — • D rang naeh Oslen! » — Etapes du pangermanisme sur la route du Bosphore. — La maison de Hapsbourg doit changer de politique. — Elle ne peut échapper à la ruine qui la menace, qu'en s'appuyant franchement sur ses sujets slaves............. 281 PIN DE LA TABLE DES MATIÈRES. table des gravures hors texte Pages. I. — Vue générale de Serajewo........... £ II. — Types croates................... 25 III. — Tombeau de Catherine, dernière reine de Bosnie. . 73 IV/. — Village chrétien de Bosnie............. 97 V. — Types de Serajewo.............. 169 VI. — La cathédrale orthodoxe de Serajewo....... 181 VII. — Konak ou palais du Gouvernement, à Serajewo. . . 205 VIII. — Types d'Herzégovine................ 241 PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PtON, NOURRIT ET C1', RIJE OARANGIERE. &>