LA SAVE LE DANUBE ET LE BALKAN L'auteur et le* éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en decembre I8S3. OUVRAGES DU MÊME AUTI'Uli : Chants héroïques et Chansons populaires des Slaves de Bohème. — Un \o\. in-iH. Librairie internationale, I86<>. La Bohême historique. — Un vol. in-8". Librairie internationale 1SÎ7. Cyrille et Méthode. — Étude historique sur la conversion des Slaves an christianisme. — lu vol. in-H». Librairie Franck, 1868. Le Monde slave. — Un \ol. in-iï. Librairie Didier, 1x73. Études slaves. — Un vol. in-12. Librairie Ernest Leroux, 1875. Nouvelles Études slaves. — Un vol in 12. Même librairie, isko. Itinéraires de l'Asie centrale. — Un vol. in-K". Même librairie, 1878. Contes slaves, — Dit vol. i 11—1 S. MAine librairie, 1882. Esquisse sommaire de la mythologie slave.— In-S". Mime librairie, (883. Chrestomathie russe. — In-s». Même librairie, 1877. Grammaire russe. — Un vol. in-K". Librairie Maisonneuve, 1878. Histoire de l'Autriche-Hongrie. — l'n vol in-12. Librairie Hachette, IH7!*. La Russie et l'Exposition de 1878. — Un vol. in-12. Librairie Dela-grave, 187«. Les Prussiens en Alsace-Lorraine. — Un vol. in-12. Librairie l'Ion, 1876. Pour paraître prochainement : La Chronique de Nestor, traduite mr le texte sla von-russe, avec une Introduction et un index critique. — Leroux, éditeur. l'.UMS. TVt'OClUI'HIK K, riOX, KOUlitUT K T C'f, CtlUTI Cl KliK, S. LÀ SAVE LE DANUBE ET LE BALKAN VOYAGE CHEZ LES SLOVÈNES LES CROATES, LES SERBES ET LES BULGARES Par M. L. LEGER PARIS s. LIBHAiniE P L ON E. PLON, NOURRIT n C», IMPRIMEURS-ÉDITEURS FUF. OARAVCIÈHE, 10 18SV Tous (traits réservi ! A V À IN T - P ROPOS Ce volume résume les impressions d'un voyage que j'ai fait pendant l'été de l'année 1882 chez les Slaves méridionaux. J'ai visité tour à tour les quatre peuples dont l'ensemble constitue la Iougo-Slavie, les Slovènes, les Croates, les Serbes et les Bulgares. Je connaissais déjà les Croates et les Serbes1. Les Slovènes et les Bulgares étaient nouveaux pour moi; mais je n'arrivais pas chez eux en touriste novice; j'avais une 1 Par un voyage fait en 1867. Voir dan3 mon volume le Monde slave (Paris, Didier, 1872) les etnpitres qui leur sont consacrés. a II AVANT-I'UOPOS. longue pratique de leur langue et de leur littérature; leur histoire ancienne ou récente m'était familière. Publiées d'abord dans des Revues, les études qu'on va lire ont été, dès leur apparition, traduites, résumées ou commentées dans les journaux des peuples qu'elles racontent. J'ai profilé des observations qui m'ont paru justes; j'ai maintenu mon opinion lorsque j'ai eu conscience d'avoir raison. Les sympathies que je pro fesse pour les Slaves m'imposent avant tout le devoir de leur dire la vérité. C'est en ami que je suis allé les visiter, c'est en ami dévoué, mais sincère, que je veux parler d'eux. Le tableau que j'ai tracé au retour de mon voyage a été, dans certains détails, modilié par les incidents qui se sont produits récemment en Croatie, en Serbie et en Bulgarie. Je n'ai pas cru devoir tenir compte de ces incidents; l'histoire se fait tous les jours; mais l'observateur doit savoir fixer à un certain moment ses impressions et ses jugements, sans s'inquiéter des événements qui continuent à se dérouler autour de lui. Quelques épreuves que doivent traverser en- AVANT-PROPOS. "I core les Slaves méridionaux, j'ai une ferme confiance dans leur avenir, et je serais heureux si ce volume écrit avec bonne foi pouvait intéresser à leurs destinées quelques-uns de mes compatriotes. Louis Léger. Paris, janvier 1884. LÀ SAVE LE DANUBE ET LE BALKAN CHAPITRE PREM IKK L A Y B A CII ET LE PEUPLE SLOVÈNE. Les Slovènes. — Noms slaves et allemands. — Lublania. — Laybach. — Les langues; la presse. — Les sociétés littéraires. Parmi les peuples slaves de la monarchie austro-hongroise, les Slovènes sont peut-être les plus ignorés. Ils ne s'imposent à l'attention ni par leur nombre, ni par les souvenirs éclatants de l'histoire, ni par le rôle bruyant qu'ils ont joué dans les débats parlementaires ou dans les révolutions. Ils existent cependant et ils ont môme la vie fort dure. Ils sont au nombre d'environ treize cent mille; ils atteignent l'Adriatique en Istrie; ils débordent dans la préfecture d'Udine sur le royaume d'Italie; ils poussent des pointes dans trois comitats hongrois; ils habitent la Carriole, la Carinthie et la Styrie méridionale, les comtés de Goriça et de Gradišča, une partie de l'Istrie, et ils isolent complètement les Allemands de l'Adriatique, S'ils ne jouent pas dans l'État autrichien un rôle proportionné à leur nombre, à leur ténacité, à leurs solides vertus, cela lient à ce qu'ils sont dispersés entre cinq ou six groupes historiques, où ils se trouvent mêlés à des éléments rivaux ou hostiles, les Allemands ou les Italiens. Leurs efforts se trouvent ainsi dispersés; ils ne peuvent se rencontrer que sur deux terrains : le parlement de Vienne, où leurs députés forment un groupe solidaire ; le développement de la littérature nationale, qui franchit sans obstacle les limites provinciales. Moins heureux que leurs voisins, les Croates, ils n'ont pas comme eux un royaume, une diète centrale, un gouvernement national. Il y a bien un royaume d'Illyrie dont le nom figure encore dans les protocoles autrichiens, mais ce royaume est une pure fiction de chancellerie. Réduits à leurs propres forces, les Slovènes seraient évidemment bien faibles; mais ils puisent chaque jour une énergie nouvelle dans le sentiment de leur solidarité avec la race slave, dans les relations qu'ils entretiennent avec leurs voisins, les Croates et même les Serbes. Dans l'évolution fédéraliste que l'État autrichien accomplit en ce moment, ils commencent à jouer un rôle sérieux, et si cet Etat, — comme on l'a plus d'une fois supposé, — venait à se dissoudre, ils ont dès maintenant assez d'énergie morale pour résister aux tentatives d'assimilation de l'élément germanique. C'est en Carniole que les Slovènes sont le moins mêlés aux étrangers. C'est à Laybach, la capitale de celte province, que se concentre la plus grande partie de leur vie morale et littéraire. Pressé par le temps, je n'ai pu, comme je l'aurais désiré, parcourir l'ensemble des pays Slovènes. J'ai pris Laybach pour quartier général, et j'y ai recueilli quelques observations intéressantes. Il ne faut pas dédaigner en voyage les chemins de traverse. Je suis arrivé à Laybach non point par la grande ligne du Semmering, qui va de Vienne à Venise, mais par les roules moins banales du Brenner et du Pusterthal. Cet itinéraire m'a conduit à Villach, sur les limites mêmes des pays Slovènes; on parle encore allemand ici, mais déjà les noms slaves commencent à faire leur apparition. 11 fut un temps où le Pusterthal lui-même était habité par des Slaves aujourd'hui disparus. Il n'est pas facile d'établir aujourd'hui si Villacb vient du lalin villa, comme nos villes alsaciennes en villcr, ou du slave Bielak (la ville blanche), nom qu'il porte encore aujourd'hui chez les Slovènes. Après la station de ïarvis, nous entrons en plein pays slovène. La compagnie du chemin de fer applique loyalement sur sa ligne le principe de la Glekhberechtigung1, qui a donné matière à tant de discussions. Désormais les stations portent une double dénomination, l'une allemande, l'autre slovène. La première n'est le plus souvent que la traduction ou la déformation de la seconde. Ainsi Jauerbourg représente le mot slave Javor-nik, le village des platanes; Lees égale Lcsce, la * Égalité de droits non pas seulement, comme chez nous, entre les citoyens, mais entre les différentes nationalités. forêt; Fcislritz est le slave Bystriça qui désigne une eau vive. La voie entre dans une riche et fertile vallée dominée à gauche par la masse imposante des monts Karavanke, dont certaines cimes dépassent deux mille mètres d'altitude ; à droite, par le pic majestueux du Triglav, que nos géographes appellent Terglou. Le Triglav, la montagne aux trois tètes (tri : trois; (jlava : tète), est Tune des cimes les moins visitées des alpinistes. De son sommet on découvre, dit-on, l'Adriatique et même Venise. Mais l'ascension en est dangereuse. D'autre part, les guides ne parlant d'autre langue que le slovène, les étrangers n'osent guère s'aventurer en ces pays perdus où l'idiome germanique a peu pénétré. Dans des replis isolés se cachent de délicieuses stations d'été encore ignorées de la plupart des touristes. La plupart des hauteurs abordables sont couron-nées-<]e petites églises ou de chapelles qui tantôt se dressent fièrement sur la roche nue, tantôt se dissimulent dans une verdure luxuriante. Nous sommes ici chez une nation très-catholique. Essentiellement agricole, comme le sont presque tous les Slaves, le peuple slovène est, comme ses congénères, peu commerçant. Il ignore encore l'art d'exploiter le voyageur, ou môme d'en vivre honnêtement. Tout au plus rencontre-t-on pendant une halte de cinq minutes une paysanne disposée à trafiquer d'un verre d'eau. Provlant mitnehmen, emportez des vivres, dit avec raison le bon et prudent Baedeker, toujours prêt à veiller au confort de son voyageur. La ligne suit la vallée de la Save, cette rivière essentiellement slave, qui arrose tour à tour les Slovènes, les Croates et les Serbes. Cependant ce n'est pas sur la Save qu'est située la ville de Laybach, mais bien sur son affluent, la Lublaniça, un cours d'eau pacifique, qui donne son nom à la ville, Lublania. Les Allemands l'ont modifié de manière à lui prêter une terminaison germanique. Mais ici encore cette terminaison n'est qu'un trompe-l'œil. Les Italiens ont mieux respecté la forme originale qu'ils transcrivent Glubiana. Je demande pardon d'insister sur ces détails. Ils ont leur importance. Depuis le début de ce siècle-ci, la cartographie de l'Europe centrale a été complètement embrouillée par les géographes allemands, qui ont mis partout des noms germani- ques. Il faut un véritable effort pour rétabli]1 la réalité des choses Le touriste en quête de pittoresque peut se contenter d'un court séjour à Lublania. La ville est construite au milieu de la plaine fertile qu'entourent les masses du Triglav et des Karavanke. Elle est dominée par une colline à pic, surmontée d'un château sans caractère qui sert aujourd'hui de prison. Elle ne possède aucun monument vraiment remarquable ; les égl ises en style jésuite, ruisselantes de dorures, sont d'un fort mauvais goût. L'hôtel do ville et quelques palais aristocratiques sont d'une architecture rococo lourde et disgracieuse. Le plus joli endroit de la ville, c'est la place du Congrès (Kongresni térg), ainsi nommée en souvenir de la réunion réactionnaire de 1823. Cet événement est le plus intéressant dont Laybach ait été le théâtre; elle n'a pour 1 Sur cette question des noms, plusimportamto qu'elle n'en a l'air, je me permets de renvoyer aux considérations que j'ai présentées dans mon Histoire d'Autriche, p. 610, 611. M. Elisée Reclus est le premier géographe français qui se soit occupé do rétablir les noms propres sous leur forme réelle. M. le commandant Niox a suivi son exemple dans son excellente carte de l'Allemagne et de l'Europe centrale (i:aris, Humaine, 1882). ainsi dire point d'histoire, encore qu'elle prétende avoir remplacé l'ancienne Hémona, construite au temps jadis par les Argonautes. La place est plantée de beaux ombrages et ornée d'un buste de Radctzky, le fameux général qui fut jadis si populaire en Autriche. En dehors de la ville, de vertes allées de marronniers conduisent à un parc charmant, une espèce de petite Suisse, toute verdoyante, qui est l'abri favori des bons bourgeois pendant l'été. Tout cela est calme, frais, riant, et, comme on dit en allemand d'un mot intraduisible, gemûthlich. Laybach, entrevue au passage, a l'air d'une ville de rentiers. La vie morale du pays ne se révèle qu'à un observateur attentif. Je parlerai tout à l'heure des documents précieux que renferme sa bibliothèque. Les archéologues feront bien de ne pas négliger le musée; il possède une admirable collection d'antiquités lacustres et romaines, notamment une statue en bronze doré, l'une des plus rares en ce genre. Le conservateur actuel, M. Dezman, l'entretient avec un zèle des plus louables et en fait les honneurs avec une exquise courtoisie. Ce qui m'intéresse ici, c'est l'étude de la vie politique et intellectuelle du peuple slovène, c'est la recherche des souvenirs qu'a laissés dans ce peuple la domination napoléonienne. J'ai pour me guider dans cette double étude des ci-ceroniaimables et intelligents; un avocat, M. Zar-nik; un professeur au gymnase, M. Pletersnik; un député au parlement de Vienne, M. le docteur Vosniak; le joupan ou maire de la ville, un patriote très-slave malgré son origine italienne, M. Grasclli; le rédacteur de la Nation slovene, M. Zeleznikar. Si vous avez jamais cru que la Garniolc était un pays allemand, remarquez en passant, je vous prie, combien tous ces noms sont peu germaniques. Au moment de mon arrivée, la bonne ville de Laybach était dans la joie; les dernières élections municipales avaient enfin donné la majorité aux Slovènes. Le maire, l'adjoint, étaient Slovènes, les délibérations du conseil étaient enfin tenues et rédigées en langue nationale, quitte, bien entendu, à laisser aux membres de la minorité allemande le droit de s'exprimer en leur idiome; les plaques des rues et des places publiques étaient encore rédigées dans les deux langues; mais on se proposait bien, à la première occasion, de les remplacer par des plaques en pur slovène, afin d'attester à tout venant que la nationalité dominante avait enfin reconquis sa ville. Les Slovènes, ainsi que je l'ai fait remarquer plus haut, étaient représentés à Vienne par quatorze députés qui s'efforçaient, d'accord avec les Tchèques, les Dalmatcs et les Polonais, de faire prévaloir cette justice entre toutes les nationalités, qui devrait être la base même de l'Etat autrichien. {Justilia erga omnes naliones est fundamentum Austriœ.) Ils n'y sont pas encore complètement arrivés. En Carniole, par exemple, dans les tribunaux, l'allemand a encore la prétention de se substituer à l'idiome indigène, môme quand il n'est compris par aucune des deux parties. J'ai assisté à Lay-bach à une audience de justice de paix; les débats avaient lieu en langue slovène, mais les protocoles étaient rédigés en allemand. Malgré les instructions formelles du ministre de la justice, certains tribunaux où les Allemands sont en majorité persistent à repousser les rcquôtcs qui leur sont adressées en slovène. Une fois qu'on a pris des habitudes de domination, il est à la fois dur et dilTicilo cl'y renoncer. Ces abus se commettent en violation d'une des lois organiques de l'empire : « Tous les peuples de l'Etal autrichien sont sur le pied d'égalité, et chaque peuple en particulier a droit à ce que l'inviolabilité de sa nationalité et de son idiome soit garantie. L'égalité de tous les idiomes usités dans l'empire pour les écoles, l'administration et la vie publique est reconnue par l'Etat.» (Article 19 de la loi organique du 21 décembre 1867.) Ce qu'il y a de curieux, c'est que cette loi est précisément conlre-signée par M. le comte Taaffe, qui est aujourd'hui le chef conciliant et libéral du cabinet cisleithan. Mais pour obliger tous les Allemands à respecter une loi d'équité, M. Taaffe serait obligé de recourir à des mesures de rigueur. Les Allemands crieraient à l'oppression, invoqueraient le secours de leurs frères de l'empire. Force est donc de prendre patience et de faire semblant de fermer les yeux. En attendant, des haines accumulées fermentent au cœur des Slaves, et il ne faudra pas s'étonner si on les voit un jour éclater. Le même article 19 dit dans son dernier paragraphe : « Dans les pays où il existe différentes nationalités, les établissements publics d'éducation doivent être organisés de manière que, sans être contraints d'apprendre une seconde langue du pays, chaque nationalité ait dans sa propre langue tous les moyens nécessaires d'instruction. » Cette disposition est appliquée en Carniole d'une façon plus libérale que les précédentes. Dans les écoles primaires et les gymnases, l'enseignement se donne en slovène; l'allemand y joue d'ailleurs un rôle, et cela dans l'intérêt même des élèves, L'instruction publique, l'administration, les tribunaux, dépendent du gouvernement central et portent naturellement une empreinte plus ou moins profonde de germanisme. En revanche, la presse est indépendante; c'est la manifestation sociale qui permet de juger le mieux la vigueur d'une nationalité. En Italie, par exemple, vous trouvez de nombreux dialectes, mais une langue unique. Sauf quelques feuilles populaires, les journaux de Venise ou de Naples sont imprimés dans le même idiome que ceux de Florence ou de Turin. En Autriche, au contraire, chaque groupe ethnographique atteste son existence par une presse nationale. A Laybach, par exemple, le gouvernement entretient un journal officiel en allemand, la Laybacher Zeitung; mais tous les journaux indépendants sont en slovènc; il n'y aurait point d'abonnés pour les feuilles allemandes. La plus importante du pays est un journal quotidien, le Slovenski Narod (la Nation slovènc). 11 lire à mille exemplaires et fait ses frais, grâce à des annonces assez abondantes. Une revue populaire, Novice, fondée il y a bientôt quarante ans, par le célèbre patriote Bleivcis, est écrite surtout en vue des gens du peuple1 et des paysans. Une revue littéraire, Zvon (la Cloche), fort agréablement rédigée, tire à huit cents exemplaires. On compte, en somme, à Laybach, une dizaine de journaux Slovènes, dont un humoristique. Il en paraît une dizaine d'autres dans les provinces de môrne langue, depuis Trieste jusqu'à Klagenfurlh (Celovec). Le théâtre est encore fréquenté l'hiver par des troupes dramatiques allemandes; mais on commence à y donner des représentations en slovène. Il se publie depuis quelques années une bibliothèque dramatique qui compte déjà une cinquan- (aine de volumes. Le principal éditeur littéraire, c'est la société appelée Malica slovenska \ Elle a été fondée en 180i, sur le modèle des institutions de ce genre qui existaient déjà à Novi Sad (Hongrie) pour les Serbes, à Àgram pour les Croates, à Prague pour les Tchèques. Ce sont tout simplement des associations composées d'un certain nombre de membres qui s'engagent à payer annuellement une somme déterminée et qui reçoivent en échange de leur souscription un certain nombre de volumes. La Maliça slovènc compte aujourd'hui plus de quinze cents membres; mais comme elle vend également ses publications aux non-souscripteurs, elles atteignent un tirage d'environ deux mille exemplaires. Depuis 1867, la Matica publie un annuaire intéressant qui renferme des travaux de science vulgarisée, d'histoire et d'imagination. Elle y a joint des publications indépendantes, des manuels à l'usage des écoliers, des grammaires des idiomes slaves, etc. A côté de la Matica existe une institution d'un caractère plus populaire, l'association de Saint- 1 Maliça, mère des abeilles. Hermagoras (Družba svetoga Mohora), qui a son siège à Klagenfurt. Moyennant une contribution annuelle d'un florin (deux francs au cours actuel), elle distribue à ses membres six volumes par an, dont deux de piété, quatre de science vulgarisée ou d'imagination. Elle compte aujourd'hui plus de vingt-cinq mille sociétaires. Enfin la Matiça musicale s'occupe surtout de répandre la musique populaire. Une étude détaillée des principaux représentants de la littérature slovène sortirait du cadre de cette esquisse. Elle a produit notamment des poêles fort distingués, etdonllesœuvres mériteraient un examen particulier. Ce qui caractérise le peuple slovène, c'est son profond attachement au catholicisme. Parmi les livres traduits, le plus grand nombre appartient a cette littérature mystique qui fleurit en France, en Belgique et dans l'Allemagne méridionale. Il n'y a guère que quinze mille Slovènes qui appartiennent à la religion réformée. La Slovénie a été cependant au seizième siècle l'un des pays slaves où la Réforme fut le mieux accueillie. Il y eut alors toute une littérature religieuse protestante dont les publications, imprimées tour à tour à Urach (Wurtemberg), ù Tubingue, à Laybach, à Wiltenberg, sont de véritables chefs-d'œuvre typographiques. La bibliothèque publique de Laybach en possède une collection à peu près complète. Elle possède aussi les livres et les manuscrits du grand slaviste Kopitar, qui était d'origine slovène, comme son illustre compatriote M. Miklosieh. CHAPITRE II La domination française eu Illyrie. — Un mot de l'empereur François lor.— Le poëte Vodnik.— Nodier cl le Télégraphe illyricn. — Sympathies pour la France. — Los Slovènes et les Croates. Laybach a été sous la domination française (1809-1813) la capitale des provinces illyrienncs qui comprenaient une partie de la Carinthie, la Carniole, ITstrie, Goriça, la Croatie civile et militaire, la Dal ma lie. Sauf dans la Dalmatie, conquise depuis le traité de Presbourg, le régime français n'a duré que quatre ans dans ces contrées. J'ai été étonné des bons souvenirs qu'il y a laissés; les historiens slaves que j'ai consultés sur cette période sont unanimes à constater les services que l'administration française rendit à ces pays si longtemps écrasés par l'oppression allemande et par les privilèges féodaux. Sans Joute on regrettait bien que les Français ne fus- sent pas assez dévots et n'eussent pas pour le clergé la considération à laquelle il croyait pouvoir prétendre; mais on admirait l'ordre qu'ils avaient introduit dans le pays, la justice et les impôts égaux pour tous, les grands travaux publics entrepris avec énergie, achevés avec rapidité. Notre langue était apprise avec enthousiasme par une jeunesse réfractaire au rude idiome germanique. « Les Français n'ont régné que quatre ans chez nous, écrit M. Trdina dans son histoire du peuple slovène; il n'y avait personne à Laybach qui ne sût parler leur langue. S'ils étaient restés trente ans chez nous, les Slovènes seraient sans doute devenus Français '. » Encore aujourd'hui, le paysan se souvient du gendarme français; l'impôt qui remplaça pour lui toutes les redevances féodales a gardé un nom français: Placzati franke, payer des francs. Curieuse réminiscence dans un pays où la monnaie officielle est, comme on sait, le florin. 1 Jo retrouve des témoignages analogues dans deux ouvrages croates : l'Histoire de Croatie, par M. le professeur Smiciklas, Agram, 1810; ['Histoire de la ville de Karlovac (Karlstadt), par M. Lopabic, Agram, 48*79. Mes hôtes de Laybach me montraient avec une sympathie presque reconnaissante les magnifiques allées de marronniers et de sycomores dont leur ville est entourée, et ils se plaisaient à me faire remarquer qu'elles avaient été plantées par les soldats de Mar mont, qui fut ici gouverneur général. Ils me citaient à ce propos une plaisante anecdote. Quand, après le départ des troupes napoléoniennes, l'empereur François I,r vint vifei-ter les provinces d'Illyrie, il s'étonna de l'état florissant où il retrouvait un pays si longtemps occupé par l'ennemi. — Qui a construit ce pont? demandait l'Empereur à son guide. — Sire, ce sont les Français. — Qui a planté ces arbres? —■ Sire, ce sont les Français. — Qui a fait empierrer celte roule? — Les Français. — En vérité, dit l'Empereur en souriant, c'est dommage qu'ils ne soient pas restés plus longtemps. 11 existe dans la littérature slovène un remarquable document qui allesle quel enthousiasme avait su inspirer Napoléon. C'est l'ode du poète Vodnik sur l'Illyrie rcssuscitée, ode qui fut publiée en 1813 dans le journal officiel de la domination française, le Télégraphe illyrien : « Napoléon a dit : Réveille-toi, Illyrie 1 Elle s'éveille, elle soupire : Qui me rappelle à la lumière ? O grand héros, est-ce toi qui me réveilles? Tu me donnes ta main puissante, tu me rélèves. Noire race sera glorifiée, j'ose l'espérer. Un miracle se prépare, je le prédis. Chez les Slovènes pénètre Napoléon. Une génération nouvelle s'élance de la terre. Appuyé d'une main sur la Gaule, je donne l'autre à la Grèce pour la sauver. A la tète de la Grèce est Corintlie, au centre de l'Europe est l'Illyrie. On appelait Corinthe l'œil de la Grèce, l'Illyrie sera le joyau du monde ! » J'ai trouvé à la bibliothèque de La y bac h la collection aujourd'hui rarissime 1 de ce Télégraphe illyrien qui a eu l'honneur d'avoir Charles Nodier pour rédacteur. Ce journal, rédigé tour à tour en français et en italien, parut alternativement à Triestc et à Laybach. C'est un document des plus précieux pour l'histoire de la politique napoléonienne. Le nom de Nodier n'y apparaît guère qu'en 1812; un certain nombre de feuille- 1 Elle manque à Paris à la Bibliothèque nationale. tons anonymes peuvent certainement lui être attribués. Ainsi Nodier s'occupe avec un vif intérêt de la poésie populaire des Slaves et exprime le désir de la voir recueillie par des collectionneurs compétents. C'est dans ces études qu'il a évidemment puisé l'inspiration de quelques-unes de ses œuvres les plus originales : Jean Sbogar, Smarra. J'ai parcouru les quatre années du Télégraphe dans cette même bibliothèque dont Nodier avait été autrefois le conservateur, et où il a sans doute travaillé plus d'une fois. La brièveté de mon séjour à Laybach ne m'a malheureusement pas permis de dépouiller cette collection comme je l'aurais voulu. J'ai noté au passage dans le dernier numéro publié à Trieste, en septembre 1813, une proclamation de Fouché, alors gouverneur général : « Je ne vois pas d'autre danger pour l'Illyric, — écrivait le duc d'Otrante, — que dans la pusillanimité et l'imbécile disposition où l'on est de croire à toutes les fables qu'on répand sur les prétendues forces de l'ennemi. Jusqu'à présent, il n'a pas paru sur notre territoire six cents soldats! » Un mois après celte fanfaronnade, l'IUyrie napoléonienne avait cessé d'exister. Deux ans plus tard, Fouché était ministre de LouisXVIII. En 1820, il mourait exile dans cette même ville de Triesle où il avait représenté l'Empereur en qualité de gouverneur général. A côté do la collection du Télégraphe, la bibliothèque en renferme une qui n'est pas moins curieuse, c'est celle des M?vice, journal populaire rédigé par Vodnik depuis 1797, le premier organe publié chez les Slaves du sud en langue nationale. L'hôtel de ville contient dans ses archives un grand nombre de documents qu'il serait certainement curieux d'examiner. Dans la salle du conseil, j'ai noté un détail qui surprendrait singulièrement le touriste ignorant de l'histoire locale. Les noms des bourgmestres sont inscrits dans des cartouches qui courent tout an-tour de la muraille. A l'année 1813, on lit celui de M. Codelli, maire. Ce mot français détonne comme une fanfare dans cette salle pacifique où les délibérations municipales avaient lieu naguère en allemand et se tiennent aujourd'hui en slave. Du reste, les sympathies des Slovènes pour la France paraissent avoir survécu aux circonstances éphémères qui avaient mis en rapport le petit Peuple et la « grande nation ». J'ai eu occasion Je le constater dans une réunion moitié publique, moitié intime, organisée à la Société de lecture (Citavnica) par quelques patriotes, la veille de mon départ. Dans cette fète de famille dont mon humble personne était le prétexte, mais dont je tiens à reporter tout l'honneur à mon pays, des toasts chaleureux furent portés non-seulement au voyageur — rara avis — qui pouvait les comprendre et répondre dans la langue du pays, mais aussi à la France, à la ville de Paris, à l'amitié des peuples latins et slaves, menacés tous les deux par un ennemi commun. Dans une improvisation vraiment éloquente, M. Vosniak, député au parlement de Vienne, se ut l'interprète des sympathies que sa race entretient pour la nôtre, et des antipathies qu'elle res-s°nt pour la race germanique. « Comparons, disait-i|, l'histoire des Allemands, des Slaves et des Français. Nous n'avons vu jusqu'ici l'Allemagne faire la guerre que pour satisfaire les intérêts les plus égoïstes. L'Allemand ne se contente P«s de vouloir vivre libre chez lui; il prétend aussi s'établir chez les autres-, il revendique notre sol; il veut nous imposer sa langue et ses mœurs. Quand a-t-on vu les Allemands faire la guerre pour une idée, délivrer un peuple asservi sans rien lui demander, comme la France qui naguère affranchissait l'Italie, comme la Russie qui vient d'arracher nos frères bulgares au joug musulman ? » Cette réunion cordiale avait lieu le 13 juillet 1882, le jour même où la municipalité de Paris réunissait dans un banquet les représentants des grandes villes de l'Europe. Le maire de Laybach, rappelant celte circonstance, buvait à la ville de Paris, aux glorieux souvenirs qu'éveille l'anniversaire de la prise de la Bastille, à ceux qu'a laissés dans ces contrées la domination française, qui, bien qu'imposée par un tyran, apportait avec elle tous les bienfaits de notre révolution. Je regrette de ne pouvoir reproduire en entier toulcs les chaleureuses et cordiales paroles échangées dans cette soirée, qui restera l'un des meilleurs souvenirs de ma vie. Un concert vocal improvisé par une société d'artistes distingués me permit d'apprécier tout le charme et toute la délicatesse des chansons Slovènes. Ces mélodies, tour à tour mélancoliques 6t joyeuses, sontconsidérécscomme les plus belles perles de la musique populaire slave; elles sont encore peu connues chez nous. Plus d'une d'entre elles a cependant pénétré dans nos répertoires sous un déguisement étranger; on m'a cité telle mélodie d'un maestro illustre qui n'est qu'une chanson slovène accommodée à la française. En somme, les Slovènes sont loin encore de posséder en Autriche toutes les libertés auxquelles la Constitution donne droit, toutes celles auxquelles leur instinct national les fait aspirer. Disloqués entre quatre ou cinq provinces différentes, ils ne forment pas un groupe assez puissant pour pouvoir agir efficacement, comme les Tchèques de Bohême ou les Polonais de Galicie. Ils n'ont pu obtenir ni la justice, ni l'enseignement supérieur en langue nationale. Cependant leurs griefs contre les Allemands ne les empêchent pas d'être de bons et loyaux Autrichiens. Ils sont sincèrement attachés à la dynastie ; ils ne le sont pas moins au catholicisme, qui est l'un des traits saillants de la tradition au- 2 trichiennc. Ils ne comprennent guère l'enthousiasme que certains slavomanes professent pour la religion orthodoxe. Mais ils sentent très-bien qu'ils sont solidaires des destinées de la race slave, et rien de ce qui se passe chez leurs congénères ne les laisse indifférents; ils suivent avec passion les destinées de la Russie, celles des Tchèques qui sont à la tête du mouvement fédéraliste et colles de leurs voisins méridionaux, les Slaves du Balkan. L'un des premiers chefs de l'insurrection bosniaque a été un Slovène, un ouvrier typographe de Laybach, l'artilleur Hubmayer. Mais, parmi les Slaves méridionaux, ceux vers lesquels ils se sentent le plus attirés, ce sont leurs voisins immédiats, les Croates. Les deux peuples sont tous deux foncièrement catholiques; tous deux pratiquent l'alphabet latin et ont la même orthographe ; leurs langues offrent de nombreuses analogies. Tous les gens éclairés lisent également l'un et l'autre idiome. La Slovénie a môme donné à la Croatie l'un de ses plus grands poètes, Stanko Vraz. Elle lui fournit encore aujourd'hui des savants et des professeurs. Ces rapports scientifiques seraient kien plus intimes si les jeunes Slovènes pouvaient aller étudier à l'université d'Agram; mais la loi cisleithanc ne reconnaît aucune valeur aux diplômes translcithans. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà! dit Pascal. Les deux peuples ont d'ailleurs on ïstrie et en Dal ma lie à lutter contre un ennemi commun, l'Italien. C'est dans le patriotisme des Croates et des Slovènes que se trouve le meilleur appui de l'Autriche menacée par les manœuvres des irrédentistes. Jusqu'ici, avec le système dualiste, les rapports des deux nations sœurs conservent nécessairement un caractère tout platonique. Les Croates font partie de la couronne de saint Etienne et envoient des députés au parlement de Pesth; les Slovènes sont englobés dans la Cislei-thanie, dans « les autres pays de Sa Majesté », et se font représenter au Reichsfag de Vienne. ne peuvent guère se rencontrer sur le terrain politique que dans la réunion annuelle des deux délégations. Les circonstances dans lesquelles ils se manifestent leurs sympathies sont d'ordre pu rement artistique ou littéraire. Ce sont des concours de musique ou de gymnastique, des visites de corps que l'on se fait de l'une à l'autre capitale, des fêtes en l'honneur do tel écrivain ou poëte national. En somme, c'est surtout par des articles de journaux, des chansons, des discours ou des toasts que les deux peuples expriment leurs fraternelles aspirations. Pour l'observateur attentif, il y a déjà là des symptômes qui jettent quelques lueurs sur l'avenir. CHAPITRE III A G R A M ET LE PEUPLE CROATE. La Croatie.— Coup d'œil sur Agram.— L'Académie, ses travaux. — Les savants. — L'Université, la littérature et la presse. — La musique et le théâtre. Je parlais dans le chapitre précédent des rapports moraux qui existent entre les Slovènes et les Croales. Il y a cependant un contraste très-marqué entre la physionomie extérieure des deux pays et des deux nations. Ce contraste saute aux yeux dès qu'on entre en Croatie. C'est à Steinbruck (Kamenni most, le pont de pierre) qu'on quitte la grande ligne de Vienne à Tricstc pour prendre l'embranchement latéral qui descend au sud-est vers Agram. La Carniole, pays de montagnes, est toute hérissée d'après sommets surmontés de châteaux ou d'églises. La Croatie Se déploie en une vallée immense, bordée au sud et au nord par des cimes peu élevées. La 2. Save, jusqu'alors rapide et tumultueuse, s'élargit et roule des eaux jaunâtres entre des rives plates. Kilo commence à devenir navigable, du moins pour les canots et les bacs ; elle ne porte bateau qu'à partir d'A gram. Les paquebots à vapeur ne remontent pas au delà de Sisek. Le costume du paysan Slovène, veste gros bleu, culotte collante, guêtres, chapeau mou, boucle d'oreille à l'oreille gauche, ne ditïérait guère de celui de ses voisins tyroliens ou autrichiens. C'est un costume de montagnard. Celui du paysan croate, larges culottes blanches, houppelande blanche avec ou sans broderies, petit chapeau plat, pieds nus, annonce déjà la puszta hongroise '. Nous sommes maintenant dans la Translei-thanie. Les Magyars ont tenu à ce que le voyageur pût constater, dès la première station croate, qu'il est entré dans le royaume de saint Etienne. Des inscriptions hongroises, peu lues d'ailleurs, s'étalent sur les portes des gares. La Croatie est autonome, mais les chemins de fer 1 On appelle puszlas les steppes de la Hongrie. font partie des affaires communes qui se traitent à Pesth, et — faute de mieux — la Hongrie oppose sa griffe sur l'entrée des salles d'attente et d'autres édiculcs..... L'allemand a désormais complètement disparu ; nous ne le retrouverons que dans les cartes des restaurants et sur la devanture do certains magasins. A partir de Steinbruck, le train prend une allure modérée ; il met, suivant qu'il est Perso-nenzug ou Gemischtcrzug (train qui prend à la fois des voyageurs et des marchandises), trois ou cinq heures pour atteindre la capitale de la Croatie. Il roule lentement au milieu d'un paysage a8sez mélancolique; la voie est bordée de prairies, de champs de blés ou de champs de maïs; les villages sont rares à l'horizon, les arrêts aux stations d'une longueur désespérante. Aucun buffet ; il est même difficile de se procurer un verre d'eau. On chercherait en vain ici le gamin qui, sur la ligne du Scmmering, sollicite un Kreutzer du voyageur altéré, en criant : Glas Yasser! Glas Wasser/ou la fillette aux nattes Mondes qui vous offre en souriant les raisins dorés et les pêches vermeilles. Le paysan croate, comme son voisin slovène, est essentiellement agriculteur; mais il est fort ignorant des choses du commerce; il ne soupçonne nullement les petits profits légitimes qu'on peut tirer du voyageur. Il aurait bien besoin d'aller à l'école chez les Allemands. Ceci nous explique pourquoi dans les villes la plupart des magasins sont aux mains des Allemands ou des Israélites. Il y a quinze ans que j'ai visité pour la première fois la ville d'Agram. Elle m'a laissé alors des impressions fort agréables1. Elle a pour le touriste un double charme. Au point de vue du confort, c'est encore une ville d'Europe ; au point de vue pittoresque, c'est déjà une ville d'Orient. Certaines rues sont d'un grand village; certaines places, d'une splendide capitale. L'artère principale, qui va de la gare à la place Jel-lacich, V Ilira, est aussi mouvementée que le Corso de Rome. Les paysans mettent pour aller en ville leurs plus beaux costumes, et ces costumes réjouissent les yeux par les couleurs écla- 1 On les trouvera dans mon volume : le Monde slave (Paris, 1872), p. 22-66. Je me permets d'y renvoyer le lecteur pour les détails que je ne répète point ici. tantes. Les 1 lommes ont fort bonne tournure avec leur prslouk ou gilet bleu brodé, leurs manches flottantes, leurs larges culottes blanches, leur petit chapeau bien campé sur l'oreille. Les femmes, coiffées de foulards rouges, sont vêtues de longues robes en toile blanche brodée de dessins r ou ces. C'est vraiment un coup d'oeil 8ai que celui de la place Jellacich, encombrée le matin de fruits savoureux, de poteries éclatantes, d'écuelles et de gourdes en bois, produits de l'industrie rustique. Les cafés qui la bordent du eôté du midi étalent joyeusement sur le trottoir d'innombrables rangées de tables où les consommateurs se succèdent sans relâche. On dirait un coin du boulevard des Italiens à cette heure de flânerie si chère au Parisien. Au milieu de la place, la statue équestre du ban Jellacich ; sur Un mamelon voisin, la lourde tour de la cathédrale, moitié église, moitié forteresse, et le palais des archevêques, prélats féodaux dont le type a disparu chez les catholiques d'Occident. Derrière monte la haute ville, avec sa rue du chapitre, bordée de petits hôtels uniquement habités par des chanoines, grassement prébendes, ses rues âpres et sombres, ses escaliers tortueux, ses promenades en terrasse, d'où l'on découvre au loin la vallée de la Save. Sous la colline s'enfonce brusquement une gorge ombreuse, le ravin de Tuskanets, qui met en quelque sorte la campagne et la solitude au cœur de la cité môme. On peut passer à Zagreb (c'est le nom slave de la ville) les étés les plus chauds ; on est toujours sur d'y trouver de l'ombre, de la fraîcheur et du silence. J'ai décrit autrefois l'aimable cité, à une époque où elle n'était guère connue en Occident, où l'on se figurait volontiers les Croates comme des demi-barbares, bons tout au plus à fournir des kaiserliks à l'Autriche. Je ne veux point recommencer l'esquisse que je traçais alors; mais j'ai plus d'un trait à y ajouter. Les Croates, depuis celte époque, ont fait des progrès très-sérieux. J'étais à Agram en 1807, à l'époque où s'ouvrait cette Académie des Slaves méridionaux qui m'a fait depuis l'honneur de m'admettra parmi ses membres correspondants; je signalais l'acli- vùé littéraire cl politique dont la modeste capitale était alors le théâtre. Pendant les quinze ans qui se sont écoulés depuis, — grande mor-tdlis œvi spatium, — elle a justifié les éloges que je lui donnais alors et la ferme confiance que j'avais en son avenir. Ses progrès ont surpassé mon attente. Non loin de la place Jellaeich, sur un terrain naguère abandonné, s'est élevée une place splen-dide qui porte, comme elle, le nom d'un héros national. C'est le Zrinski tag (la place Zrinski) \ Le palais de l'académie, qu'on a construit récemment, est assurément un des plus élégants édifices de l'empire d'Autriche. Il ne serait déplacé ni à Vienne ni à Pesth ; il a été bâti par le célèbre architecte viennois Schmidt, l'heureux restaurateur de Saint-Étienne. Il est d'un style excellent et merveilleusement aménagé. L'académie croate est certainement mieux logée que l'Institut de France. Les dilférentes salles sont groupées autour 1 Zrinbki, en hongrois Zrinyi, ban de Croatie au seizième siècle, est surtout célèbre par l'héroïsme avec lequel il défen-f 11 'a ville do Szigelh conlre les Turcs. Les faubourgs de la d'un immense vestibule où se déploie tout à son aise un escalier monumental ; les murs, peints en rouge vif, sont destinés à recevoir des fresques qui reproduiront les principaux épisodes de l'histoire nationale. Le roi de France offrit jadis aux quarante immortels les fauteuils dont le souvenir est resté légendaire. Ce sont les grandes dames croates qui ont brodé les sièges de leurs savants compatriotes. La bibliothèque de l'académie est déjà considérable. Mais une collection qui se recommande surtout à l'attention des visiteurs, c'est le musée d'archéologie, conlié à l'habile direction d'un savant dal mate, M. Sime Ljubich. Les monuments romains (médailles, inscriptions, statues) qu'il renferme ont déjà sollicité plus d'une fois l'attention des spécialistes. Une immense galerie recevra prochainement les tableaux anciens et modernes offerts à la ville d'Agram par le Mécène des Slaves méridionaux, Mgr Strossmayer. Les Croates ne sont pas encore assez riches ville une fois détruits par l'artillerie ennemie, il se réfugia dan3 la citadelle; la citadelle devenue intenable, il se précipita au milieu des ennemis et y trouva la mort. Pour s'offrir des statues en pied. De simples bustes décorent le square Zriny autour duquel s'élèvent les somptueux palais de l'aristocratie croate. Cette aristocratie, qui préférait naguère le séjour de Vienne ou de Pesth, revient depuis quelques années se fixer dans la cité transformée. Tous ces édifices ont heureusement été respectés par le tremblement de terre qui a naguère si fortement endommagé la ville d'Àgram, Cette catastrophe a fait relativement peu de bruit en Europe. Elle n'a pas donné lieu à ces fêtes de bienfaisance qui fournissent au high Hfc d'ingénieux prétextes pour des divertissements excentriques. Il ne s'agissait que de Slaves, et les ambassadeurs de l'Autriche-Hongrie ne s'émeuvent pas pour si peu. Si les victimes eussent été des Allemands ou des Hongrois, c'eût été une tout autre affaire. Rappelez-vous ce qui s'est passé lors des inondations de Szegedin. Le désastre n'en a pas moins été fort grave-, les dommages qu'il a causés eut atteint le total, énorme pour une petite nation, de quatre millions de francs. Il n'est guère de maison particulière qui n'ait été endommagée. De tous les édifices publics, le plus éprouve est la cathédrale, dont la voûte est entièrement écroulée et dont le gros œuvre est resté intact. Il faudra cinq ans de travaux pour la remettre en état. Le palais de l'académie d'Àgram n'est pas un de ces édifices auquels on pourrait appliquer le mot du fabuliste : « Belle tète, mais de cervelle point ! » La docte compagnie a sérieusement travaillé depuis quinze ans, et ses publications comprennent déjà une centaine de volumes. Elles se divisent en plusieurs séries. D'abord les mémoires proprement dits, recueils de travaux divers dont il paraît en moyenne quatre fascicules par an ; ensuite les Starine, recueil d'anciens textes latins ou slaves, édités avec introductions et commentaires, et dont quelques-uns ont fait grand bruit dans le monde scientifique. Des érudits de Vienne, de Belgrade, de Péters-bourg, collaborent à cette importante publication. À côté de ces séries, l'académie a entrepris une collection des anciens poètes croates de l'école dalmate et ragusaine, et celle des Monu-menta spectantia hisloriam Slavorum meridiona-lium, documents empruntés aux archives de Denise et fort intéressants pour l'histoire de la Sôrénissime République, des Slaves méridionaux et de la péninsule des Balkans. Sous ses auspices Paraissent également un certain nombre de travaux isolés. 11 faut citer en première ligne le grand dictionnaire de la langue croate-serbe, rédigé par un illustre philologue serbe, M. Danicich. L'auteur de ce beau travail, — le plus remarquable assurément de toute la lexicographie slave,— était professeur à la haute école de Belgrade. Le gouvernement serbe, avec une libéralité qui l'honore, a bien voulu le prêter à l'académie d'Agram pour une œuvre que lui seul était capable d'entreprendre et de mènera bonne fin. Ce que l'œuvre de Liltré est pour la France, eelle de Grimmpour l'Allemagne, le dictionnaire de M. Danicich devait l'être pour les Slaves méridionaux. Malheureusement l'auteur est mort au moment même où il achevait l'impression du Premier volume. ...Pendent opera interrupta, minœque Murorum ingentes... L'académie a confié ce lourd héritage de gloire cl de labeur à un savant linguiste ragu-sain, M. Budmanni. Parmi les autres publications de l'académie, il faut encore mentionner les patients travaux de M. Bogisich sur le droit écrit et coutumicr des Slaves méridionaux, la Flora Croatica de M. Schlosscr, et un certain nombre de volumes relatifs aux sciences historiques, naturelles et philologiques. Toutes ces publications sont excellentes et ont mérité l'approbation des meilleurs juges. Les Slovènes n'en sont encore qu'à la période de littérature et de vulgarisation. Les Croates, eux, sont entrés de plain-pied dans la science. L'académie est aujourd'hui en relation avec la plupart des grands corps savants de l'Europe. Le ministère de l'instruction publique français lui a demandé l'échange de ses publications. Seul l'Institut s'est refusé à des relations que l'académie de Berlin avait acceptées avec empressement. Il se verra plus tard obligé d'acquérir à grands frais des publications qu'il a eu le tort de dédaigner à leur début. L'âme de l'académie, c'est son président, le savant historien Raczki, prélat romain et cha- noine do la cathédrale. C'est un vrai bénédictin. N s'est passionné pour l'histoire des Slaves méridionaux. Il avait jadis médité de l'écrire en entier. Mais par ses savantes dissertations sur des points de détail, par ses innombrables publications de textes, il a plus que personne contribué à en préparer les éléments. C'est un patriote ardent et qui a joué un rôle considérable dans les négociations entamées naguère entre la Hongrie et la Croatie. U convient de citer à côté de lui les deux secrétaires de l'académie, MM. Sulek et Malkovich. M. Sulek est d'origine slovaque et appartient à Une famille qui a donné des martyrs à la cause du slavisme; l'un de ses frères fut pendu par les Hongrois en 1818. Établi à Agram en 1830, il est depuis de longues années naturalisé Croate. Botaniste, linguiste, écrivain politique, c'est un Nygraphe des plus érudits. M. Matkovich, géographe et statisticien, s'est surtout occupé de l'élude de l'Orient slave au moyen âge. Il semble vouloir continuer les traditions de son illustre compatriote Katancsich, dont le nom est encore aujourd'hui bien connu des hommes du métier. M. Matkovich n'est pas seulement un savant do cabinet, c'est l'érudit militant et voyageur tel que le réclame notre siècle de congrès et d'expositions. On l'a vu tour à tour aux réunions scientifiques de Paris, de Moscou, de Venise. Il a publié, en français, un livre fort bien fait sur son pays1. MM. Raczki et Malkovich sont des prêtres catholiques ; ils justifient par leur vie simple et laborieuse la respectueuse considération que leurs compatriotes professent pour le clergé national. M. Sulek est protestant. Leur collègue M. Danicich, qui fut longtemps secrétaire de l'académie, était orthodoxe. La savante compagnie donne ainsi à la nation l'exemple du labeur et de la tolérance. On n'attend pas de moi une énumération minutieuse de tous les savants qui font l'honneur de la petite et vaillante académie. Il en est deux cependant qui se sont fait à l'étranger une importante situation et dont le nom mérite d'être 1 La Croatie et la Slavonie, au point de vue de leur culture physique et intellectuelle. Agram, 1873. Un vol. in-8° de 188 pages. Cet ouvrage, publié sous les auspices du gouvernement croate, a pour auteur M. Matkovich. appelé ici. M. Bogisich, professeur à l'université d'Odessa, est parmi les Slaves le plus profond connaisseur du droit coutumicr, qui joue encore chez eux un rôle si considérable. Appelé par le gouvernement russe à créer un enseignement nouveau, il a reçu le litre de conseiller d'État, et il a été chargé par le gouvernement monténégrin de rédiger un code nouveau pour la principauté. L'éminent légiste est Ragusain d'origine; mais pour Ragusc comme pour toute la Dalmatie, c'est Agram qui est le grand foyer littéraire et scientifique. Un ancien professeur au gymnase d'Agram, M. Jagich, a été successivement professeur de philologie slave aux universités d'Odessa, de Berlin, de Saint-Pétersbourg. Il a fondé à Leipzig YArchiv fur sluwischc Philologie, l'un des organes les plus sérieux de l'Allemagne. 11 est devenu, avec M. Miklosich, le représentant le plus important de cette science si neuve, si importante, qui n'a pas encore dit son dernier mot. Certes l'académie a le droit d'être fière de lels hommes; c'est elle qui, la première, a eu "honneur de les mettre en lumière. Je parlerai P'us loin du patriote éminent qui a sacrifié sa vie et sa fortune au progrès intellectuel et moral do ses compatriotes, l'évoque Slrossmaycr. L'académie n'est pas le seul institut scientifique d'Agram. Elle possède depuis quelques années une société archéologique qui compte aujourd'hui plus do trois cents membres et qui publie une revue spéciale (Àrcheologicki Vie&tnik) fort estimée. Le sol de la Mésie et de la Pan-nonie est fort riche en monuments romains, surtout en inscriptions et en médailles. Ils trouvent à Agram, à Sisek et dans d'autres villes de province des collectionneurs consciencieux et des interprètes expérimentés. Jusqu'en 1874, la capitale de la Croatie n'avait eu qu'une école supérieure de législation. Elle a ouvert à cette époque line université aujourd'hui florissante. Cet établissement ne compte encore que trois facultés : théologie, droit et philosophie; cette dernière comprenant, comme en Allemagne, l'histoire, la philologie et les sciences. La faculté de médecine est plus difficile à constituer; elle réclame un matériel considérable, une littérature technique dont il n'existe encore aujourd'hui que de rares spécimens. On n'improvise pas du jour au lendemain des manuels pour un enseignement aussi délicat. Les trois autres facultés sont bien organisées et fonctionnent avec succès. Quel»pics cours de théologie ont lieu en latin; tous les autres se font en croate. Sauf trois ou quatre Tchèques et un docent slovène, tous les professeurs sont des indigènes. Lors de l'inauguration solennelle de Valma mater Zagrabiemîs, l'illustre Gneist, qui représentait à celte fète l'université de Berlin, crut devoir donner aux. Croates des conseils bienveillants. Tout en les félicitant des progrès de leur nationalité, il les engageait à fonder quelques chaires où l'on enseignerait en allemand, ne fût-ce que pour maintenir la solidarité du pays croate avec la Kultursprachc et le Kid-turvolk. Mais les Croates ont eu fort à souffrir du germanisme sous le régime des Bach et des Schmcrling. Ils en craignent le retour, et ils n'ont point écouté les conseils du savant jurisconsulte. Certes ce n'est pas moi qui oserai leur en mire un reproche. Au point de vue scientifique, °u peut rêver d'une ère idéale où il n'y aura 3. qu'un troupeau et qu'un pasteur; au point de vue politique, on comprend que les plus petits peuples tiennent à maintenir une langue qui est le symbole et le signe vivant de leur nationalité. t/université possède une bibliothèque de plus de soixante mille volumes; son musée d'histoire naturelle, dirigé par MM. Brusina et Pilar, est l'un des mieux organisés que j'aie eu l'occasion de visiter. La collection conchyliologupie, recueillie sur les plages voisines de l'Istrie et de la Dalmalie, est l'une des plus riches de l'Europe. Le personnel enseignant se compose actuellement de quarante-cinq professeurs; toutes les spécialités sont convenablement représentées, quelques-unes par des professeurs de grand talent. J'ai noté cependant une lacune importante. L'enseignement des littératures étrangères fait complètement défaut. Il y a bien des lecteurs pour l'allemand, le russe et le magyar. Mais l'anglais, l'italien, le français s nt complètement oubliés. L'étudiant croate n'entendra jamais parler de Shakespeare, de Dante ou de Corneille1. L'ita- 1 Cette lacune vient, dit-on, d'être comblée pour le français. lien est, il est vrai, familier aux jeunes gens nés dans les villes du littoral. Il faudrait choisir l'un d'eux et l'envoyer étudier à Vienne ou à Paris, et en faire un docent de philologie romane. Malheureusement le budget restreint de l'université ne lui permet guère de créer des bourses de voyage. Depuis un demi-siècle, A gram est à la tète du mouvement littéraire des Slaves méridionaux. La génération actuelle ne s'est pas contentée d'exhumer pieusement et d'éditer avec soin les œuvres poétiques du passé. Elle a repris leurs traditions, et les poètes de l'heure présente continuent l'œuvre de leurs glorieux prédécesseurs. Quelques-uns d'entre eux, Stanko Vraz, Prera-dovich, Senoa, Y. Markovich, mériteraient une réputat ion européenne. Le roman produit des œuvres distinguées; le théâtre national s'enrichit chaque jour de drames et de comédies. La presse périodique a pris un développement considérable. Les journaux Politiques et littéraires se multiplient dans la capitale et dans les provinces. En somme, ce ne s°nt pas les débouchés qui manquent à la production intellectuelle. Le public lisant est bien plus considérable ici que dans les pays Slovènes. Il n'est pas besoin de recourir uniquement à la force de l'association pour éditer des livres et créer des lecteurs. Agram et d'autres villes de langue croate-serbe possèdent des éditeurs entreprenants et qui font des affaires très-honorables. Deux grandes sociétés foumissen t leurs adhérents de livres habilement choisis. L'une, la société de Saint-Jérôme1, publie surtout des ouvrages de piété ou de vulgarisation; l'autre, la Matica, des travaux littéraires et scientifiques. Ainsi elle a donné l'an dernier un traité de chimie, la traduction de l'histoire des Grecs de M. Duruy, un recueil de nouvelles originales, un drame, un volume de poésies, des traductions d'Homère et de Sal-lustc. Les adhérents reçoivent cet ensemble de publications moyennant une contribution annuelle de trois florins (six francs environ). Cette 1 Saint Jérôme était né à Stridon, en Pannonie, dans les contrées occupées aujourd'hui par les Croates. Aussi est-il considéré par eux comme un saint national. Il y a à Home une église de Saint-Jérôme des Illyriens (San Girolamo degl' niirici). Elle est desservie par un chapitre de chanoines croates. faible cotisation permet — dans un pays où la main-d'œuvre est à bon marché — de rétribuer convenablement les collaborateurs de la Matiça, qui compte d'ailleurs un certain nombre de membres bienfaiteurs. Le tirage de certains ouvrages atteint cinq mille exemplaires. C'est qu'en effet le terrain d'action de l'idiome croate, ou mieux serbo-croate, est beaucoup plus considérable qu'on ne l'imagine en Occident. Il ne se limite pas seulement à la Croatie et à la Slavonie, il embrasse la Dalmatie, la Bosnie, l'Herzégovine, le Monténégro et la Serbie. La littérature de ces deux pays, pour être imprimée en caractères gréco-slaves, n'en est pas moins solidaire de la littérature serbo-croate. Tel poëte en renom, par exemple le comte Pucich, dont j'ai traduit autrefois1 un poème sur la Suisso, a fait paraître successivement ses œuvres dans les deux alphabets. L'annexion de la Bosnie et de l'Herzégovine Par l'Autriche a précisément ouvert un nouveau champ à l'activité littéraire dont Agram est le 1 Un poème slave sur la Suisse. (Bibliothèque universelle, bvraison de mars 1874.) foyer. L'Autriche a surtout eu pour objet de tenir en échec la Serbie et le Monténégro; mais elle ne peut songer ni à germaniser ni à magya-riser ses nouvelles conquêtes. Force lui est donc de se servir des Croates pour les administrer et les civiliser. Mais elle emploie ces auxiliaires tout en s'en défiant. Ainsi les journaux libéraux qui paraissent à Agram se voient refuser le débit postal dans les provinces annexées. L'administration autrichienne fait môme des prodiges d'ingéniosité pour escamoter la nationalité réelle des nouveaux pays d'empire; ils renferment des Croates catholiques, des Serbes orthodoxes, des musulmans d'origine slave qui ont gardé la langue de leurs pères tout en renonçant à la foi chrétienne. On refuse un nom ethnique à cette masse incohérente; on en refuse môme un à son idiome. Il devient, dans les documents officiels, la langue du pays (die Landsprache), Malgré toutes ces subtilités, la littérature croate, celle du moins qui n'a point de caractère politique, s'introduit en Bosnie et en Herzégovine. Elle y est d'autant mieux accueillie que les deux provinces sont rigoureusement fermées aux publi- cations orthodoxes imprimées à Belgrade ou à Tsettiniô. Ce tableau serait nécessairement incomplet si Je n'ajoutais quelques mots sur l'état de l'art dramatique chez les Croates. Le théâtre d'Agram n'est pas, comme celui de Laybach, aux mains des étrangers. Il a un caractère purement national. 11 entretient deux troupes, l'une de drame, l'autre d'opéra, et reçoit de la diète du royaume une subvention de trente-deux mille florins. J'ai gardé un bon souvenir d'une représentation à laquelle il m'a été donné d'assister en 18G7. .Malheureusement, au mois de juillet dernier, le théâtre était fermé. L'opéra m'eût particulièrement intéressé. Son existence avait été un instant menacée, la diète du royaume ayant songé à supprimer la subvention qui lui était allouée. Un orateur l'avait sauvé en lisant en pleine assemblée quelques lignes d'un journal parisien °ù justice était rendue au sens artistique de la uation croate. Le suffrage de Paris avait fait merile en celte circonstance, et les trente-deux Kùlle florins rayés du budget avaient été rétablis. 52 LA swe, l.e danube et le BALKAN. J'étais l'auteur de l'article (m question, et j'aurais aimé à jouir dos fruits d'une victoire si flatteuse pour mon amour-propre. J'aurais presque eu le droit de réclamer une représentation pour moi tout seul, à l'instar de celles que se donne, dit-on, le roi de Bavière. L'idée ne m'en est pas venue; elle eût d'ailleurs été peu réalisable. Musiciens et chanteurs, tout le inonde était dispersé. J'ai du moins eu la consolation d'entendre au piano des fragments d'un opéra remarquable dû à un maestro d'Agram, M. Zaïïz. Certaines opérettes de M, Zaïlz sont populaires en Autriche et même en Allemagne; son opéra de Zrii,// n'a été, que je sache, représenté sur aucune scène étrangère. Ainsi le théâtre d'Agram se crée, môme en musique, un répertoire national. A côté de la troupe d'Agram il y a des troupes errantes qui desservent la province et qui poussent des pointes jusqu'en Dalmalie. Les acteurs serbes de Novi Sad (Neusatz, Hongrie) et de Belgrade viennent quelquefois en représentations chez leurs congénères de Croatie. Ces trois villes sont, à ma connaissance, les seules du monde sud-slave qui entretiennent un théâtre National permanent. L'instinct musical est d'ailleurs fort développé chez les Croates; un maître distingué, M. Knhacz-Koch, vient de publier à Agram quatre volumes de chants populaires des Slaves méridionaux : ils renferment de véritables trésors de poésie et de mélodie. Je ne saurais trop engager les amateurs à se procurer cette admirable collection. Les touristes qui ont visité, à l'exposition autrichienne de Trieste, le pavillon croate ont été surpris des richesses inattendues de l'art populaire croate. Le musée industriel, récemment fondé à Agram, renferme des échantillons de broderies et de tapisseries du plus intérêt. Celles de mes lectrices qui cherchent des motifs inédits trouveront des choses exquises dans le grand ouvrage illustré que M- Lay (d'Essek) a consacré à l'ornementation populaire des Slaves méridionaux. Après cette courte esquisse de la vie intellectuelle des Croates, il nous reste à étudier leur v'e sociale, politique et religieuse. CHAPITRE IV L'hospitalité croate. — Croates et Serbes. — L'étiquette. — La religion. — Le clergé. — Mgr Strossmayer et la liturgie slave. Je voyageais un jour sur la ligne du Scmme-ring avec un Allemand qui venait de visiter le midi de l'Autriche et l'Italie du Nord. Il avait poussé une pointe jusqu'à Agram. Il en était revenu enchanté : « La ville est belle, disait-il, les femmes y sont charmantes, les fruits savoureux, les vins exquis. Je préfère Agram à Gratz, à Trieste, à Vérone et même à Venise. » Mon compagnon de route exagérait un peu. Il n'est Pas donné à tout le monde de comprendre Denise, et je suppose qu'il ne l'avait pas comprise du tout. Je ne connais pas un Croate de bon sens qui ait la prétention de comparer sa Modeste capitale à la ville des doges. Il n'en est pas moins vrai que Zagreb est un séjour fort agréable et l'une des villes où l'hospitalité s'exerce avec le plus de charme et le plus de bienveillance envers l'étranger. Certains voyageurs ont accusé cette hospitalité d'être parfois un peu tyrannique, mais celte tyrannie s'exerce sous des formes si aimables qu'on aurait vraiment mauvaise grâce à vouloir y résister. « Les rois, dit quelque part Horace, ont coutume, à ce qu'on prétend, de presser de nombreuses coupes, de torturer de vin les gens dont ils veulent savoir s'ils sont dignes de leur amitié. » Reges dicuntur multis urgere culullis Et torquere mero quem perspexisse laborant An sit amicitia dignus. Il y a précisément en Croatie un roi du festin qui semble vouloir renouveler la tradition signalée par le poëte romain ; ce roi du festin existait, comme on sait, dans la Rome ancienne. À travers mes nombreux voyages, je ne l'ai retrouvé que chez les Croates. Le maître de maison se contente d'offrir une bonne table et quelques-uns de ces vins généreux dont le pays est prodigue. Il se décharge ensuite de ses droits et de ses devoirs sur lo directeur de la table (stola ravnatelj). Mais ce n'est pas sans avoir souhaité une bienvenue spéciale à celui de ses hôtes qui est invité chez lui pour la première fois. Toute maison qui se respecte possède pour cet usage un verre de cristal, taillé ou doré, accompagné d'un plateau de même matière. On l'appelle bilikom, ce qui est tout simplement une corruption de l'allemand toillkommen. On le remplit en l'honneur de l'étranger; l'amphitryon, on le lui offrant, lui explique qu'il lui remet les clefs de sa maison. Désormais il aura le droit de s'y présenter tant qu'il lui conviendra et d'y etre reçu en ami. Le convive doit vider le verre et, bien entendu, remercier. Ce rite accompli, commence le rôle du roi du festin; il fixe les toasts, comme ferait un maître des cérémonies, et tout le monde doit se conformer à ses instructions. La galanterie d'ailleurs en fait un devoir; à toute santé portée par le stola ravnatelj est associé le nom d'une dame : « Je porte la santé de M. N..., et afin qu'il ne boive pas seul, je lui donne pour compagne madame ou mademoiselle N... » Le convive ainsi interpelle" doit remercier en son nom et au nom de sa compagne improvisée. Quand le stola ravnatelj est homme d'esprit, ces toasts donnent naturellement lieu à une foule de combinaisons plaisantes. Ses pouvoirs sont d'ailleurs absolus, et il en use pour rappeler à l'ordre les récalcitrants qui négligeraient de vider leurs coupes rubis sur l'ongle. Il ne suffit pas de boire en silence; il faut répondre par un discours plus ou moins long. La gaieté des repas développe chez les Croates une éloquence joviale qui ne se retrouve pas chez leurs voisins les Serbes. Ici l'on se grise plus encore de paroles que de vin. La présence des dames relient d'ailleurs ces excès bachiques dans des limites décentes. L'étranger aurait plus de risques à courir dans une réunion privée de leur présence. Je me souviens d'une soirée passée en 1867 à YHÔtel de l'Empereur d'Autriche; j'étais en train de souper seul et sobrement dans la salle à manger, quand elle fut brusquement envahie par une bande joyeuse de gens fort graves d'ailleurs, magistrats, médecins, hommes de lettres : « Vous allez bien nous tenir compagnie, Monsieur le professeur. » Une première santé rae fut portée, et naturellement il me fallut bien y répondre et prouver par un discours bien rhylhmé que je n'ignorais ni les lois de l'étiquette locale ni celles de l'éloquence croate. Il était dix heures du soir quand les flacons de vin blanc commencèrent à circuler. Dieu sait combien chacun de nous reçut tour à tour de compagnes et dut adresser de remercîments. A Cinq heures du malin, les toasts s'échangeaient encore. Mes souvenirs, un peu troubles il est vrai, m'aflirment qu'en cette circonstance j'ai fait tout mon possible pour soutenir l'honneur de mon pays. Parmi les diverses villes sud-slaves que j'ai visitées récemment, Agram est assurément celle qui m'a laissé, au point de vue de l'hospitalité, les meilleures impressions. A peine arrivé à l'hôtel, j'ai dû en échanger le séjour contre le cerdial accueil d'une famille affectueuse et pré-yenante; cette circonstance contribue certaine- nient encore à embellir mes souvenirs de voyage. Il y a toujours un peu d'égoïsme duns les impressions du touriste. Que mes aimables hôtes, M. et madame Markovich, me permettent de leur envoyer ici l'expression émue de ma reconnaissance. Bien que les Croates et les Serbes soient de même race et parlent la même langue, il existe entre eux des différences bien tranchées. Le Serbe, essentiellement démocrate et égalitaire, ne reconnaît aucune aristocratie, aucune distinction de catégories sociales. Les Croates, au contraire, ont une hiérarchie complexe. Les nobles sont chez eux presque aussi nombreux, toute proportion gardée, que chez les Polonais ; les titres sont aussi variés que les tchines chez les Russes. Je ne sais si c'est à une influence hongroise qu'il faut attribuer cette particularité; je penserais plutôt à une tradition romaine ou byzantine. Dans ces contrées, la langue latine a été jusqu'au début du dix-neuvième siècle celle des affaires publiques; elle a disparu, mais certaines épithètes emphatiques sont encore employées pour désigner les distinctions sociales. Ainsi les joupans ou préfets portent l'épithétc à'illustrimmi (presvetli) ; d'autres fonctionnaires sont clarissimi. A tel personnage on donne l'é-pithèle de velmojni (potentissime), à tel autre celle de vrkurzcni (doctissime) ou do preuz-Viteni (excellentissime). « Comment vous permettez-vous de m'appeler clarissimus? disait un fonctionnaire de ma connaissance à un de ses subordonnés. Vous savez bien que je suis ttftif-trUsimus. » Le personnage en question est un écrivain fort distingué, et ses ouvrages lui ont acquis une illustration plus durable que celle des fonctions dont il a pu être revêtu. Cette pompe du langage se retrouve dans la plupart des manifestations extérieures de la vie sociale. Il m'a été donné un jour d'assister à l'enterrement d'un bon bourgeois. Quatre chevaux traînaient le corbillard sur lequel s'étalait un cercueil tout doré. Un grand heiduque, vêtu en hussard de la mort, kolpak noir à plumet, brandebourgs d'argent sur une redingote noire, ouvrait le cortège; d'autres heiduques revêtus 'lu même costume tenaient des cierges gigantesques. Une vingtaine de musiciens également 4 en uniforme faisaient retentir des airs lugubres. On se fût cru pour le moins à l'enterrement d'un général. Les Croates offrent le type, assez rare aujourd'hui en Europe, d'une nation absolument religieuse et où la libre pensée est complètement inconnue. Qui dit Croate dit catholique. Sans doute d'autres cultes sont professés dans le royaume. Mais ils représentent des nationalités distinctes. Les protestants sont Allemands, les orthodoxes (du culte grec) sont Serbes, les Israélites constituent, comme dans tout l'Orient européen , un véritable groupe ethnique, les confessicmlose sont des Tsiganes '. Les divers cultes vivent d'ailleurs en excellents termes, et la Croatie est par excellence un pays de tolérance religieuse. Le mouvement antisémitique qui agite en ce moment l'Allemagne et la Hongrie ne s'est point fait sentir chez les Slaves méridionaux. Les Juifs sont généralement considérés commode bons patriotes; dans les pays 1 Huit mille catholiques croates appartiennent au rite grec; ce sont des uniates qui reconnaissent la suprématie du Pape. mixtes, comme la Bohème, ils ont le plus souvent une tendance à se ranger du côté des Allemands. En Croatie, l'influence allemande est nulle, et les Israélites ne forment point un clan spécial au point de vue politique. Ils sont d'autant mieux traités que la masse du pays ne voit en eux ni des étrangers ni des adversaires. Der-mèrement, à l'inauguration de la synagogue d'Agram, le clergé catholique était officiellement ^présenté. Il est rare de voir le Nouveau Testament rendre un aussi fraternel hommage à l'Ancien. Les clergés des cultes catholique et orthodoxe entretiennent des relations beaucoup plus cordiales que ne sont chez nous celles des curés et des pasteurs. Un pope en voyage ira fort bien demander l'hospitalité à un couvent de Franciscains. Un malade, à son lit de mort, fera appeler le prêtre orthodoxe, à défaut du curé. Ce qu'on ne comprendrait pas en Croatie, c'est l'absence d'une religion positive. Nul homme éclairé n'oserait s'avouer alliée; aucun Journal ne s'aviserait de publier un article mettant en doute le dogme chrétien, inspiré par une philosophie spiiïlualiste ou positiviste. Je ne sache pas que jamais un volume ail été écrit pour exposer les théories qui circulent couramment en France, en Angleterre ou en Allemagne. Ce ne pourrait être (pie pour les réfuter. La Croatie, à ce point de vue, semble en être encore à la période théocratique ; elle est certainement beaucoup plus orthodoxe que l'Espagne ou le Portugal. La presse d'Agram est aussi correcte vis-à-vis du dogme que pouvait l'être la presse romaine du temps de l'autocratie pontificale. Ce phénomène est d'autant plus frappant que la dévotion populaire, considérée dans ses formes extérieures, parait très-modérée. On ne voit point dans les églises ces prosternements, ces signes de croix, ces élans mystiques, qui étonnent le voyageur non-seulement dans les pays du Midi, mais môme en Pologne. Je me rappelle avoir rencontré dans la cathédrale de Yilna une bonne femme qui faisait sur ses genoux le tour du sanctuaire. Le paysan croate ne me parait point capable de ces ascétiques exploits. 11 n'y a ici ni censure laïque ni censure ecclésiastique. Ce sont les moeurs qui font la police de la presse. Les doctrines hétérodoxes s'étalent librement dans les journaux de Vienne, qui encombrent les tables des cafés. L'opinion publique ne les ignore pas. Mais ces doctrines étrangères n'ont aucune prise sur elle. Autant que je puis être informé, on n'entend parler, chez les Croates, ni de grèves ni de socialisme. Leur pays ne connaît point les maux qui résultent d'un excès de civilisation, d'une science absorbée trop tôt par les masses populaires et mal dirigée; il ne souffre point do la plaie du nihilisme. En revanche, il souffre des misères qu'engendrent l'ignorance et la barbarie. Le brigandage est encore fréquent; il n'est guère de saison où l'on n'apprenne que telle voiture de poste a été dévalisée par des bandits. Je comparais tout à l'heure la Croatie à un Etat théocratique. Il ne faudrait pas cependant s'imaginer que le pays donne tout au clergé et ue lui demande rien. Je reçus un jour pendant mon séjour à Agram la visite d'un député, pro- 4. fesseur à l'Université, homme fort distingué, très-catholique, ou si l'on veut prendre le mot au sens français, très-clérical. Il me parla avec émotion de la crise antireligieuse que la France traversait en ce moment, des ordres dispersés, du clergé persécuté. Je me permis de lui demander sous quelles conditions les congrégations religieuses existaient dans son pays. — La première, me dit-il, c'est l'autorisation de la dicte, qui se fait soumettre les statuts, les modifie au besoin et les rejette s'ils lui semblent contraires aux intérêts de l'Etat. Ainsi nous avons là-bas — il me montrait une colline voisine de la ville — des Sœurs de Sainte-Madeleine. Ce sont des Allemandes; chassées de la Prusse, elles sont venues nous demander asile. Nous ne les avons autorisées qu'après avoir pris connaissance de leurs statuts. — Et si elles avaient refusé de les communiquer? — Dans ce cas, nous ne les aurions pas autorisées à résider dans le royaume. Mon interlocuteur parut fort surpris quand je lui démontrai que le gouvernement de la Repu- blique française n'avait pas émis d'antres prétentions que celles de la Croatie conservatrice et cléricale. Cet esprit religieux des Croates s'explique en partie par le prestige d'une longue tradition, par le voisinage de l'Italie, surtout par l'influence qu'exerce sur le pays un clergé patriote °t éclairé. Sauf quelques rares exceptions, les ecclésiastiques sont à la tête du mouvement poétique ou littéraire do la nation. Ils défendent ses droits au Parlement ou dans la presse ; ils dirigent ses institutions scientifiques. J'ai rappelé plus haut que le président et les deux secrétaires de l'Académie étaient des ecclésiastiques. L'Académie et l'Université ont été fondées par l'initiative d'un prélat éminent, Mgr Strossmayer, cvêque de Diakovo en Slavonie. Le nom de Mgr Strossmayer a été surtout connu en Europe par le rôle libéral qu'il a joué au dernier concile du Vatican. J'ai tracé de lui ■ cette époque 1 un portrait qui est encore exact 1 Voir lo Monde slave, p. 113-134. Voir aussi le récent v°lume de M. de Caix de Saint-Aymour : les Pays sud-*aves d<> ïAustro-Hongrie. Paris, Pion, 1883. aujourd'hui. Je n'ai que quelques traits à y ajouter. La vie de l'émincnt prélat peut se caractériser par le mot bien connu : « Il a passé en faisant le bien. » Il a fondé l'académie d'Agram ; il a fourni les premiers fonds pour l'établissement de l'université ; il vient de bâtir à ses frais une cathédrale dans sa résidence de Diakovo; il a donné à la capitale delà Croatie la galerie de peinture qui ornait son palais épiscopal et qui constituait déjà tout un musée. Il entretient de ses subsides de jeunes artistes, des étudiants. Les Croates l'ont surnommé le premier fils de la patrie. Nul ne mérite plus que lui ce nom glorieux. Il serait depuis longtemps archevêque d'Agram et cardinal, si son patriotisme ne faisait peur aux Magyars. On lui a préféré un ancier aumônier de l'insurrection hongroise, un ecclésiastique obscur, Mgr Michalovich, qui consomme les immenses revenus de son archevêché sans rien faire pour le pays. Mais, du fond de son diocèse reculé, Mgr Strossmayer est le véritable chef spirituel de la nation croate : il est son véritable représentant auprès du Saint-Siège : Loon XIII a pour lui une hante estime et une sympathie profonde. Mgr Strossmayer poursuit un rêve généreux, difficile sans doute à réaliser, mais qui ne peut que sourire à un pontife intelligent et politique : il voudrait amener un rapprochement entre les catholiques elles orthodoxes, préparer la fusion de deux Églises longtemps séparées, et dont le conflit a amené la plupart des malheurs du monde slave. L'un des meilleurs moyens de préparer ce rapprochement, ce serait de ramener l'Église catholique croate à la liturgie nationale qu'elle a professée naguère avec l'autorisation du Saint-Siège, mais à laquelle elle a dû renoncer par suite du schisme bysantin. La Croatie possède, il est vrai, encore aujourd'hui quelques milliers d'uniates, qui célèbrent l'otfice en sla von. Il y a en Dal ma t ie un certain nombre de paroisses catholiques où la liturgie dite glagolilique est autorisée ; mais ce ne sont là que des exceptions. L'Église croate est romaine et n'est point nationale. L'évoque patriote estime qu'en la ramenant a la liturgie primitive le Saint-Siège la rappro- cberait do l'Église orthodoxe. Parlant la même langue, on s'entendrait vite sur le dogme. On renouerait la tradition de ces deux grands apôtres slaves, Cyrille et Méthode, qui surent tenir la balance égale entre Rome et Ryzance, et dont la mémoire est encore aujourd'hui honorée et disputée par les orthodoxes et les catholiques. Grâce aux instances de Mgr Strossmayer, le Pape a même publié une encyclique, malheureusement peu exacte au point de vue de la critique historique, pour remettre en honneur dans le inonde catholique le nom et le culte un peu oublié des deux apôtres. Le prélat a organisé, à cette occasion, un grand pèlerinage slave à Rome. Pour la première fois, en 1881, on a vu paraître ensemble au Vatican les délégués de la Croatie, de la Bohême, de la Pologne, les représentants de ce qu'on pourrait appeler le panslavisme catholique. À vrai dire, les démarches de Mgr Strossmayer n'ont pas été accueillies jusqu'ici des orthodoxes comme il aurait pu l'espérer. Des fanatiques ont publié, en Russie et à Belgrade, des volumes ou des brochures dans lesquels ils accusent la curie romaine de leur avoir escamoté les deux saints, et l'évoque d'être le complice d'une mystification '. A l'occasion de cette fête nouvelle, MgrStross-mayer avait sollicité du Pape la faveur de faire célébrer — une seule fois, à titre exceptionnel — la liturgie dans cette langue slavonne que Cyrille et Méthode ont mise en honneur, et qui fut autrefois autorisée par plusieurs papes. Léon XIII, si je suis bien informé, n'eût pas mieux demandé que de déférer à ce vœu. Déjà le bruit courait que l'autorisation était accordée; les éditeurs d'Agram préparaient de petits missels en langue slavonne. Les fidèles se réjouissaient d'un retour aux anciennes coutumes, qui flattait à la fois leur dévotion et leur patriotisme. Mais le gouvernement hongrois, toujours affolé par le spectre du panslavisme, a eu peur même de l'ombre des saints Cyrille et Méthode. La célébration de la messe et des vêpres en langue slavonne, même Pour une seule fois, est devenue une affaire 1 On peut consulter, sur le rôle réel des deux sainls, mon ouvrage : Cyrille et Méthode, étude sur la conversion des Slaves au christianisme. Paris, 4868. Voir également fopus-Culo : Die heiligen Cyrill und Method, von Bisciioff J. G. StRossmayer (traduit du croate). Vienne, 1881. d'État. Des dépêches ont été échangées entre Pesth, Vienne et Rome. La curie, désireuse de ménager les Magyars, déjà fort enclins au protestantisme, a dû céder et se refuser aux vœux du prélat patriote. Mgr Strossmayer n'en reste pas moins en termes excellents avec Léon XIII; le jour où les circonstances politiques le permettront, il entrera certainement au Sacré Collège. Il en ferait l'ornement par ses vertus et son éloquence. CHAPITRE V Les Croates catholiques et les Serbes orthodoxes. — Situation politique du royaume triunila'ire. — Le ban, la frontière militaire, griefs des Croates. Les Croates vivent en contact perpétuel avec dos concitoyens de religion orthodoxe. Mais dans ces contrées orientales, la religion est toujours une des formes de la nationalité. En France, un Bourguignon catholique et un Bourguignon réformé se sentent et se disent Français tous les deux; ils n'ont qu'un idéal, c'est de rester à jamais citoyens d'une même patrie. Il n'en est pas de même chez les Slaves méridionaux; un catholique est Croate, un orthodoxe est Serbe. Actuellement, sur deux millions environ d'habitants que renferment les pays croates (en laissant de côté la Dalmatie, province cisleithane), °u compte treize cent mille catholiques et près de cinq cent mille orthodoxes. Tous sont citoyens du même Élat, membres du même groupe politique ; tous parlent la même langue. Cependant la religion les rattache à des origines différentes, et leurs aspirations plus ou moins lointaines d'avenir ne sont pas complètement identiques. Les catholiques sont des Autrichiens plus convaincus; les orthodoxes songent parfois qu'ils ont au delà de la Save des frères indépendants qui possèdent un royaume, un drapeau, une aimée. Us ont nécessairement plus de sympathie pour la Russie, qui est le grand empire de leur foi. Ils préfèrent les livres imprimés en caractères gréco-slaves et se rattachent au mouvement littéraire qui a ses foyers à Belgrade, à Novi Sad (Neusatz), à Pancsevo. Les catholiques, au contraire, tiennent pour L'alphabet latin et la littérature dont Agram est le centre. Line comparaison fera mieux saisir ces nuances un peu délicates. 11 y a en Allemagne deux religions dominantes, le luthéranisme cl le catholicisme. On imprime des livres avec deux alphabets, le gothique et le latin. Supposez que chacun de ces deux alphabets fui propre à l'une des deux religions; (pie les luthériens eussent adopté le gothique, les catholiques le latin, il se formerait immédiatement une sorte de scission dans le monde littéraire. Les uns graviteraient vers Berlin, les autres vers Munich; il s'établirait en Allemagne une espèce de dualisme. Les hommes d'un esprit vraiment élevé, d'une large intelligence, planent au-dessus de ces misérables questions de liturgie ou d'orthographe. Suivant les besoins du moment, ils publient leurs œuvres dans l'un ou l'autre alphabet. C'est ce qu'ont fait, par exemple, MM. Bogisich et Medo Pucich, de Raguse; M. Jagich, d'Agram; M. Da-nieich, le savant linguiste de Belgrade. Les fanatiques, bien entendu, ne savent pas s'élever jusqu'à cette généreuse indifférence. Ils ne veulent voir partout (pie des Croates ou des Serbes, au gré de leur fantaisie. Tandis qu'ils se querellent, un troisième larron, l'Allemand, s'introduit chez eux, fonde des journaux, ouvre des écoles et s'efforce de leur persuader qu'ils sont avant tout... des Autrichiens. Dans les villes dallâtes, moitié slaves, moitié italiennes, on a vu parfois les Serbes, ou ceux qui se croyaient tels, voter pour le candidat italien plutôt quepour le croate. ce Laissons ces noms de protestants et de catholiques, ne gardons que le nom de chrétiens », disait le chancelier lTIospital. C'est le langage que tiennent les vrais patriotes; une Revue conciliatrice, fondée il y a quelques années à Raguse, publie des articles dans les deux alphabets et s'intitule bravement le Slave (Slovinac). C'est le titre que M. Medo Pucich a donné à une de ses poésies les plus populaires : « Que serait le Serbe sans le Croate ? — Ce qu'est le fivnî sans son frère. — Ht le Croate sans le Serbe? — Ce que sans son frère est le frère. « Que serait le Bulgare sans le Serbe? — Ce qu'est le pere sans son fils. — VA le Serbe sans le Bulgare ? — Ce que sans son père est le fils. « Que serait le Slovène sans eux trois?— Ce qu'est l'époux sans son épouse. — Que serait leur groupe sans le Slovène?— Ce que sans épouse est l'époux. « C'est seulement à eux quatre — qu'ils forment un chœur harmonieux. — C'est alors que nous sommes un seul peuple — le peuple slave. » Le sujet réel de ces discordes futiles en apparence est peut-être au fond plus grave qu'on ne l'imagine. Vous vous rappelez le mot de ce père de comédie qui fait dresser le contrat de sa iillc : « Ahçàl mais dans tout ceci il n'est question que de ma mort! » Dans toutes les aspirations, du us routes les querelles des peuples autrichiens, il y a toujours un sous-entendu. C'est (pie l'empire peut venir à se dissoudre, et que les nations dont '1 est composé lui survivront. Les conflits des Serbes et des Croates sont des chicanes de collatéraux qui se disputent à l'avance un héritage incertain. La Turquie est à peu près finie; l'Autriche peut disparaître dans une commotion européenne. Les Slaves du Sud une (bis maîtres d'eux-mêmes, qui prendra la tète du groupe? Le total des Croates catholiques, en Croatie, Slavonie, Dalmalie, Bosnie, Herzégovine, ne dépasse guère deux millions; niais ils s'appuient sur la supériorité de la culture el de la tradition latine. Les Serbes orthodoxes sont plus de trois millions, quatre peut-être1 ; leur civilisation est inférieure, mais ils ont à leur service deux États indépendants et déjà organisés, la Serbie et le Monténégro. Les musulmans de race serbo-croate ! Un volume que je reçois de Belgradp, Srptka Zemlia (le Paya serbe), par M. le professeur Kaiutcii, évalue le chiffre (los catholiques à 2,400,000, et celui des orthodoxes à M00,000, Ces chiffres, le dernier surtout, me paraissent un Peu exagérés. sont au nombre de six cent mille; pour le moment ils flottent entre les deux cléments rivaux; ils apporteront un appoint précieux à celui dont ils embrasseront le parti. Je ne les ai pas observés d'assez près pour pouvoir me former une idée à ce sujet. Il me semble cependant, — sauf erreur, — que les musulmans ont en général plus de respect pour les catholiques que pour les orthodoxes. Le clergé catholique est plus instruit que l'autre. Les religieux franciscains qui desservent les deux provinces sont justement populaires. Avec leur robe de bure noire, leurs moustaches brunes, leur lier type slave, ils semblent des héros épiques déguisés en ascètes. Voici d'ailleurs un fait qui démontre avec éloquence la supériorité du clergé romain. On compte en Croatie un condamné sur douze cents catholiques, et sur six cent cinquante orthodoxes. Celte proportion s'explique par le caractère des deux religions, l'une faisant une large part à renseignement moral, l'autre confinée dans les rites et les manifestations extérieures de la foi. Dans l'État autrichien, la Croatie fait partie du groupe hongrois ou transleithan, mais elle y garde une physionomie bien distincte. Elle forme avec la Slavonie un royaume autonome. Ce royaume, dit t ri uni taire, devrait comprendre aussi la Dalmatie, mais cette province en a été détachée par la conquête vénitienne et l'occupation française; elle est aujourd'hui annexée à la Cisleilhanie. Cependant les protocoles officiels la considèrent comme faisant toujours partie de la Croatie. A diverses reprises, les souverains autrichiens ont promis de la réannexer. Les rapports de la Croatie et de la Slavonie avec la Hongrie sont réglés par une longue série de traités. Le premier remonte au douzième siècle. La Croatie a eu jadis des rois nationaux. Les noms des Drzislav, des Kresimir et des Zvo-nimir sont restés aussi populaires ('liez les Croates que peuvent être chez les Français les noms de Charlemagne ou de Philippe-Auguste. Au début du douzième siècle, leurs ancêtres offrirent la couronne à un roi de Hongrie, mais il n'y eut entre les deux États qu'une union purement Personnelle analogue à celle qui existe aujourd'hui entre la Hongrie et le reste de l'empire. Le représentant, le symbole vivant de cette union, c'était le ban, véritable vice-roi des Croates. Ce haut et puissant personnage existe encore aujourd'hui. Mais ses pouvoirs ne sont plus que l'ombre de ceux qu'il exerçait naguère. Il était nommé par le roi sur la proposition des Etats; il réunissait en sa personne l'autorité civile et l'autorité militaire. Il faisait son entrée solennelle dans Agram, tenant dans la main droite le sceptre, dans la gauche l'étendard. Des milliers de chevaliers, formant ce qu'on appelait l'armée banale, l'accompagnaient; il prêtait serment devant les États dans l'église de Saint-Marc. Le ban qui ne se serait pas soumis à cette formalité n'eût pas été reconnu par eux, et le roi eût été obligé d'en nommer un autre. Il avait le droit tic convoquer la diète de sa propre autorité, sans demander l'avis du souverain; il [>résidait les délibérations et sanctionnait les décisions des États. Lorsqu'il fallait lever des troupes considérables, c'est la diète qui décrétait l'insurrection. Le ban conduisait en personne l'armée croate; parfois même la monnaie était frappée à son image. On comprend que les rois de Hongrie et plus lard les empereurs d'Autriche se soient appliqués à restreindre ce privilège Aujourd'hui, le ban n'est plus qu'un fonctionnaire de l'ordre administratif, une sorte de gouverneur général. Le titulaire de cette haute dignité est actuellement M. le comte Ladislas Pejacsevics. Il m'a paru peu populaire. On le considère comme un serviteur trop docile de la politique hongroise, trop peu soucieux de l'autonomie nationale. Du reste, le véritable représentant de l'individualité croate, ce n'est plus le ban, c'est le ministre indigène qui réside à Pcslh. Il n'a point de portefeuille. Il est l'intermédiaire légal entre le souverain et la Croatie d'une part, entre la Croatie et le royaume de Hongrie de l'autre. Les relations entre le royaume triu ni ta ire et celui de saint Etienne sont aujourd'hui réglées par l'accord conclu en 1868, et renouvelé en 1878, entre les deux diètes de Peslhet d'Agram. 1 Ce nom de ban n'a point d'étymologie slave. On suppose qu'il remonte au temps de l'invasion des Avares, dont le chef s'appelait Baïan. 11 est à remarquer que chez les Slaves, — race essentiellement anarchique, — tous les mois qui désignent l'autorité sont d'origine étrangère. Kral, roi, vient de l'allemand Karl; kniaz, princo, de Koaig; tsar, do César. Mais cet accord, plus favorable au v Magyars qu'aux Croates, est vicié dans son principe. Il n'a été obtenu qu'au prix des manœuvres les plus déloyales; à la diète du royaume de Croatie, on a substitué un véritable rump parliament; on n'a épargné ni les destitutions do fonctionnaires indépendants, ni les suppressions de journaux. J'étais à Âgram eu 1807, à l'époque où se préparait la sujétion de la Croatie, et j'ai raconté ailleurs les procédés fine j'ai vu alors employer1. En vertu de l'accord actuel, la Croatie no touche que 45 p. 100 de ses revenus; le reste est versé à Pesth et profite soit à l'empire, soit à la Hongrie, Sont considérés comme affaires communes entre la Hongrie et la Croatie le commerce, l'agriculture, les voiesde communication, la défense nationale. Sont considérées comme rentrant dans l'autonomie croate l'administration de l'intérieur et du budget régional, l'instruction publique et la justice. Il n'y a point de ministères; trois chefs de section sont à la tète des trois départements. 1 Voir le Monde slave. Les Croates élèvent plus d'un grief contre cet arrangement. Ils n'ont pas oublié par quels procédés il leur a été arraché; ils se plaignent tpie l'accord leur enlève, au profit de leurs voisins, la plus grande partie de leurs revenus ; que leurs voies de communication soient aux mains des étrangers; que le roi, docile aux voeux des Magyars, nomme dans les postes supérieurs des hommes hostiles ou indifférents à la nationalité croate. Un grief non moins grave, c'est que les Magyars ont détaché du royaume tritunitaire le port de Fiume et en ont fait, aux dépens de la Croatie mutilée, une enclave hongroise qui dépend directement du gouvernement de Pesth. Depuis que l'accord a été imposé à la Croatie, un certain nombre d'hommes distingués se sont retirés de la vie publique et protestent par leur abstention contre une situation qu'il n'est plus en leur pouvoir de modifier. A la tête de ces abstentionnistes figure l'évoque Slrossmaycr, dont l'éloquence honorerait les plus illustres parlements de l'Europe. La population de la Croatie et de la Slavonie 81 LA S AVE, LE DANUBE ET LE BALKAN. comprend aujourd'hui douze à treize cent mille habitants. Le petit royaume va s'augmenter prochainement d'un appoint sérieux. La frontière militaire croate, enfin rendue à la vie civile, va être restituée à la mère patrie, dont elle a été détachée depuis la période des invasions musulmanes. C'est un accroissement de plus de six cent mille âmes. Depuis de longues années, la frontière n'avait plus de raison d'être. Il y a beau jour que les Osman lis ont cessé d'être une nation envahissante, et les eaux de la Save et du Danube suffisaient largement à protéger contre eux le sol de l'Autriche-Hongrie. J'ai entendu autrefois déclarer que si l'on maintenait les régiments confi-naires, c'était uniquement comme cordon sanitaire, pour empêcher la peste asiatique de se propager en Europe. En réalité, c'est que l'Autriche trouvait là une pépinière d'excellents soldats, étrangers à toute vie politique et toujours prêts à marcher contre les révolutions. On l'a bien vu en Italie. La frontière était d'ailleurs un instrument de germanisation. Avec des jeunes gens croates on fabriquait des officiers allemands. Jollacich lui- même, le grand patriote, s'était laissé germaniser. Il eut un jour la velléité d'être poète, et c'est en allemand qu'il écrivit ses vers. Je me rappelle à če propos un souvenir de mon premier voyage. C'était en 18G7, je voyageais dans la frontière avec un jeune Croate de mes amis. Nous nous arrêtâmes à Yinkovci pour déjeuner; nous entrâmes dans une auberge où des officiers prenaient pension. Un grand silence se fit à notre arrivée. Tandis que j'avais le dos tourné, un officier reconnut mon ami et le prit à part : « Etes-vous sûr, lui dit-il, de la personne avec qui vous voyagez? — Sans doute; c'est un Français, grand ami de notre nation. Pourquoi me demandez-vous cela? — C'est que nous étions en train de chanter des chansons croates; un Allemand aurait pu nous dénoncer. » Aujourd'hui, la frontière est décidément rendue à la vie civile; mais elle n'est pas encore complètement restituée à la Croatie. Au point de vue du droit public, elle en a toujours fait partie Intégrante. En 1848, en 1861, en 18Go, ses dé- légués ont paru au parlement d'Agram. En 1808, lorsqu'il s'est agi de discuter l'accord avec la Hongrie, ils n'ont point été convoqués. On se méfiait de leur indépendance et de leur patriotisme. Ce n'est pas évidemment sans quelque chagrin que les Magyars voient la frontière entrer définitivement dans le royaume tri unitaire, dont la population va se trouver accrue de près d'un tiers. Trente-cinq dépotés nouveaux vont arriver au parlement d'Agram; mais le nombre des délégués croates au parlement de Pesth ne sera pas augmenté proportionnellement. Depuis le 1er août 1881, la frontière a cessé d'être administrée militairement; elle est passée sous l'autorité personnelle du ban; mais il n'est pas encore question d'élections à la diète. Si jamais l'idée venait à l'empereur d'Autriche de restituer au royaume triunitaire la Dalmatie, d'y joindre la Bosnie et l'Herzégovine, il se formerait un groupe jougo-slave de plus de trois millions et demi d'habitants. Si l'on y joignait les Slovènes, on arriverait à près de cinq millions. Ce serait presque l'IUyrie, dont le poète Vodnik avait naguère chanté la résurrection. Mais il est LES CROATES. 8T douteux. (iue les Hongrois se prêtent à une combinaison qui renforcerait l'importance de l'élément slave dans la monarchie. Une lllyric slave, °c serait la ruine du dualisme, c'est-à-dire du systèmosur lequel les Magyars ont édifié leur puissance. Qui sait d'ailleurs combien de temps la Bosnie et l'Herzégovine resteront à l'Autriche? CHAPITRE VI BELGRADE, LE D A KUBE ET LA SERBIE. Belgrade il y a quinze ans et aujourd'hui. — Progrès accomplis. — Ce qui reste à faire. — Vexations policières ; les passe-ports. — La douane autrichienne. — Les furçats. — La vie sociale et les partis. Il y a quinze ans que j'ai visité Belgrade pour la première fois. C'était en 1867, au lendemain do l'évacuation des forteresses serbes par les Ottomans; la Serbie, si longtemps opprimée, commençait enfin à respirer, grâce à l'heureuse et sage politique du prince Michel. Les patriotes se plaisaient à nourrir « de longs espoirs et de vastes pensées ». Ils considéraient leur pays comme le Piémont des Slaves méridionaux; ils voyaient déjà la Bosnie, l'Herzégovine, la vieille Serbie, groupées autour de lui, la défaite de Kosovo vengée, l'empire du tsar Douchan reconsti- tué. Je partageais ces illusions. Pendant la dernière guerre, j'avais suivi avec un intérêt ému les épreuves par lesquelles la principauté avait dû passer pour s'émanciper de la tutelle ottomane et devenir un royaume indépendant. La plupart des amis que j'avais quittés en 1807, les uns étudiants, les autres débutant à peine dans la vie politique, étaient devenus à leur tour des hommes d'État. Je me réjouissais de les revoir, de constater avec eux le progrès accompli, de mesurer l'espace qui leur reste encore à parcourir. Je suis arrivé les mains pleines de sympathies et d'illusions: je suis parti affligé et je dirai presque désenchanté. Est-ce la faute des circonstances? Serait-ce que l'Age mûr apporte avec lui un esprit morose que ne connaît point la jeunesse? C'est une question à laquelle le lecteur impartial pourra peut-être mieux répondre que moi. J'ai décrit autrefois la ville de Belgrade telle qu'elle m'est apparue au lendemain de l'évacuation des forteresses par les musulmans 1. Je l'avais 1 Dans mon livre le Monde slave. Paris, \872. quittée chef-lieu d'une principauté vassale; je l'ai retrouvée résidence d'un roi et capitale d'un Etat indépendant. Je dois reconnaître qu'elle a ^it quelques efforts pour se mettre à la hauteur de sa nouvelle fortune. Le quartier turc, le Dortjol, avec ses maisons louches et ses ruelles étroites, a presque entièrement disparu. J'ai cherché en vain les ruines monumentales du palais où avait naguère habité le prince Eugène et celles de la grande mosquée turque, la lîatlal-Djamia. Tout cela n'est plus. Les autres mosquées, qui donnaient à Belgrade une physionomie orientale, °nt été rasées. Deux seulement subsistent encore : l'une, entretenue par le gouvernement, pourvoit aux besoins spirituels des voyageurs musulmans; l'autre, — ironie amère du destin! — sert à fabriquer le gaz du théâtre national. Les derniers restes de l'enceinte fortifiée ont également disparu; les débris des portes (Kapia) ont été nivelés; Belgrade a maintenant comme Paris son boulevard (Chanats, de l'allemand Schauze), sur lequel on commence à élever des constructions dégantes. La plupart des ambassades y ont établi leur hôtel. Je regrette les consulats, dont les pavillons arborés aux grands mais flottaient naguère si gaiement au soleil. La nouvelle rue du prince Michel, droite, flanquée de trottoirs et presque pavée, est bordée de maisons à plusieurs élages et de magasins à l'européenne; ils sont ornés d'enseignes cosmopolites dues au pinceau d'artistes indigènes : Au Viennois, Au Parisien. Je ne donnerais ni l'un ni l'autre pour un type de suprême distinction. Dans ces magasins modernes, le système métrique et la monnaie décimale sont désormais en usage. En ces pays lointains, le nom du mètre et de ses subdivisions a une douceur toute particulière pour des oreilles françaises. Le dinar (franc) et le décime ont heureusement remplacé l'effroyable anarchie monétaire, roubles, ducats, piastres, contre laquelle se débattait jadis l'étranger effaré. A vrai dire, les négociants serbes ne sont pas encore faits à ce progrès. Ils se servent bien de la monnaie nouvelle, mais ils persistent à compter en piastres. Faut-il s'en étonner, quand on voit nos paysans, dans certaines provinces, rester encore fidèles aux vieux noms d'écus et de pis-toles? L'esplanade qui précède la forteresse, le Kali-Btàgdan, naguère témoin de sanglantes exécutions, a été plantée d'arbres et constitue un agréable jardin de ville ou la population oisive vient respirer, le soir, l'air frais du Danube. Le Konak du prince, devenu trop étroit pour la royauté serbe, est en train de se transformer en un palais grandiose. Sur la place, où la statue du regretté prince Michel a été récemment inaugurée, un théâtre permanent a été élevé. Nous voilà loin du temps où la Thalie serbe abritait ses pénates errants dans des granges ou dans des hangars. Je me rappelle avoir assisté autrefois à la représentation d'un grand drame intitulé : Miloch, ou la Délivrance de la Serbie. On y voyait, des voïévodes, des heidouques, des raiahs, des pachas, desnizams. « Il y aura, avait dit l'affiche, une scène avec des décors. » Tout ce monde épique s'agitait dans un espace de trente mètres carrés. Les coulisses étaient figurées par des paravents derrière lesquels Turcs et Serbes dissimulaient à grand'peinc leur stature héroïque. Au i ourd'hui, Belgrade possède un vrai théâtre, une vraie troupe. Les acteurs se recrutent en grande partie parmi les Serbes de la Hongrie. Le public se passionne et ne dédaigne point les allusions politiques. Une représentation de Habagas a été dernièrement le sujet d'une véritable émeute; les jeunes gens croyaient que Sardou avait voulu rendre ridicules les chefs de l'opposition indigène : Habagas n'était plus Gambctta, c'était M. Ristitch! Voici encore un progrès fort louable, surtout en Orient. Les rues ont reçu des noms, et les maisons des numéros. On lesa même appliqués d'une façon fort ingénieuse. Chaque maison a été ornée d'une petite plaque en fonte indiquant le nom de la rue et le numéro. Précieuse innovation pour l'étranger! Malheureusement, l'édilité a fait badigeonner de blanc toutes les plaques, qui sont devenues aussitôt illisibles. Personne n'en tient compte, et je pourrais citer tel habitant qui ignore absolument la dénomination officielle de sa rue. Si vous demandez où est située telle oulitsa (c'est le mot serbe officiel), le passant riposte invariablement par le mot turc de sokak. Si, du moins, le touriste avait un plan à son service! Mais le seul qui existe est en quatre feuilles grand aigle et vraiment peu portatif. Au bout do quelques jours, j'ai renoncé à courir après mes amis, et j'ai attendu patiemment qu'ils vinssent me chercher dans mon hôtel. Grâce à Dieu, Belgrade offre au voyageur une hospitalité suffisamment confortable. Ce qu'elle ne lui otfre point, par exemple, c'est une poste restante bien organisée. J'ai vu, de mes yeux, un employé "le déclarer que rien n'était arrivé à mon nom, et cela lorsque je reconnaissais sur les rayons un paquet de livres qui m'était destiné. J'ai entendu a ce sujet, dans les bureaux des légations, des plaintes sérieuses, et dont l'administration serbe devrait bien tenir compte. La poste serbe fait presque regretter l'ancienne poste autrichienne, qui avait la réputation — méritée ou non — de lire les dépêches, mais qui du moins les remettait exactement. Tout en constatant avec sympathie les progrès accomplis, un peu lentement peut-être, mais au milieu du tumulte des guerres extérieures et des convulsions politiques, il faut signaler tous ceux qui restent encore à réaliser. Belgrade n'a point ('c quai sur la Save, et la berge mal pavée où abordent les voyageurs est vraiment trop primitive. On s'étonne de ne pas rencontrer un système d'éclairage conforme aux besoins de la civilisation moderne. 11 est singulier qu'on n'ait pas encore établi une usine à gaz dans une capitale commerçante dont la population, suffisamment agglomérée, est certainement supérieure à trente mille âmes. Les optimistes se consolent, il est vrai, en pensant qu'on débutera tout à coup par l'éclairage électrique. Le pavage, sauf dans une ou deux rues privilégiées, continue à no justifier nullement ce nom grec de kaldcrma (kalos dromos, la belle route!) que la tradition byzantine a légué à l'idiome serbe. D'ici à deux ou trois ans, Belgrade , qui n'est encore accessible que par les voies fluviales, sera définitivement rattachée à l'Europe par le chemin de fer. J'ai visité sur les bords de la Save le vaste chantier où notre compagnie de Fives-Lille achève le grand pont de fer qui réunira prochainement l'Autriche à la Serbie. Deux locomotives courent déjà le long du fleuve et ballastcnt la voie. Non loin de Belgrade, on commence à percer des tunnels. Le royaume tout entier est cou- vert d'ingénieurs qui plantent des jalons et relèvent des niveaux. Bientôt Belgrade sera reliée à Pesth et à Vienne, à Sofia, à Salonique, àConstan-linople. Elle deviendra une des grandes étapes du transit international. Il faut qu'elle s'apprête à jouer dignement le rôle de ville européenne. En attendant que le royaume soit traversé de part en part par la voie ferrée, on a du moins organisé quelques lignes postales. Une diligence, fort primitive d'ailleurs, franchit en vingt-quatre heures les 300 kilomètres qui séparent Belgrade deNich. Dans la plupart des provinces, on voyage encore à cheval ou en voiture particulière. II faut espérer que, le jour où les railways auront définitivement pénétré en Serbie, le gouvernement serbe renoncera à des vexations policières qui ne se retrouvent plus nulle part en Europe, pas même chez ces pauvres Turcs, pas même en Russie. Le voyageur qui débarque à Belgrade est d'abord tenu d'exhiber son passeport,. C'est là une formalité qui n'est plus guère en usage dans les pays civilisés, sauf en Russie et en Turquie. Si la Serbie tient à se distinguer d'eux, c'est son droit, et il n'y a rien à dire. Ce 6 qui est plus grave, c'est ceci. Le passe-port est remis à un gendarme qui happe le voyageur sur la passerelle même du bateau, sans lui donner le lemps de se reconnaître. Il est expédié à la police serbe, qui ne le rend pas à son propriétaire, mais l'envoie à la légation compétente, où vous êtes libre d'aller le réclamer le lendemain ou même vingt-quatre heures après. Vous arrivez à Belgrade le samedi soir à cinq heures; vous comptez y dîner et repartir immédiatement pour Nich ou Kragouicvals; impossible, votre passeport est confisqué. Le lendemain dimanche, la légation n'est pas ouverte. Le lundi matin, vous courez à la chancellerie; mais comme elle était déjà fermée le samedi soir, votre passe-port n'y est point encore arrivé. Total, quarante-huit heures d'internement à Belgrade. Les Serbes, auxquels je signalais non sans indignation cet abus de leur gouvernement, paraissaient fort étonnés. Ceux qui n'avaient jamais quitté le pays trouvaient la chose toute naturelle; ceux qui avaient vécu en Europe ne s'apercevaient point de la dilférencc. D'aucuns cherchaient à justifier leur administration. ■—Noire pays est trop petit, disaient-ils; si nous le laissions ouvert à tout le monde, nous serions envahis par les aventuriers de toute l'Europe. Nous avons suhi des convulsions politiques; la dynastie régnante des Obrenovilch a longtemps eu à craindre les complots de la dynastie tombée des Karageorgevitch. Il faut bien prendre ses précautions. En vérité, ces précautions sont prises d'une singulière façon : le gendarme chargé de recueillir les passe-ports ne connaît aucune langue étrangère et d'ailleurs ne les lit même pas. On lui remet un papier plié en quatre, une note quelconque, et le tour est joué. Mon ami M. Jireczek, qui a visité Belgrade en 1874, raconte ceci : « J'ai vu, dit-il, dans un consulat, un monceau 'le notes de restaurant, de récépissés postaux, de laisser-passcr de bétail, de quittances et autres documents du même genre, qui avaient été remis par des étrangers au gendarme; il ne savait pas lire et prenait pour un passe-port tout ee qui portait un timbre ou un cachet1. » Ceci ' Le témoignage de M. Jiroczek est peu suspect de malveillance. Il est, comme je crois l'être moi-môme, un ami dévoué était écrit en 1875. Les choses n1onl pas changé depuis, si j'en crois les témoignages que j'ai recueillis dans certaines chancelleries. Le procédé est vexafoire, mais en revanche absurde, puisqu'il ne peut en aucune façon empêcher les gens suspects d'entrer dans le royaume. Je sais des étrangers que leurs affaires appellent fréquemment à Scmlin, de l'autre côté du Danube; ils sont obligés, pour assurer la liberté de leurs mouvements, d'avoir un jeu de trois ou quatre passe-ports. Que mes amis serbes prennent la peine d'aller chez leurs voisins, en Bulgarie, en Roumanie, en Uoumélie, dans les États aussi petits et plus récents (pie le leur, ils ne trouveront nulle part ces chinoiseries grotesques, véritables inventions de pachas en délire. Ce n'est vraiment pas la peine d'envoyer chaque année des jeunes gens étudier à Vienne, à Ileidclbcrg, à Paris, pour qu'ils rapportent chez leurs compatriotes des idées aussi saugrenues en matière de police et d'administration. Je cherche tous les moyens possibles d'excuser de la Serbie. Mais le premier devoir qu'impose la sympathie pour un peuple, c'est de lui dire franchement sc^ défauts. mes amis serbes. J'avais suppose que peut-être leurs procédés étaient provoqués par des procédés analogues de leurs voisins d'Autriche. Un beau matin, j'allai à Scmlin tout exprès pour vérifier la chose. Pas le moindre gendarme sur le ponton autrichien; on m'a laissé entrer dans Semlin et en sortir, sans daigner même s'informer de mon identité. Cette grande villasse ne mérite guère d'ailleurs d'être visitée. Je ne sais où Lamartine avait l'esprit quand il a écrit qu'elle lui était apparue « avec toutes les splendeurs de l'Orient ». Il n'est pas aisé d'entrer en Serbie, — par Belgrade du moins, —même pour les honnêtes gens qui ont un passe-port; il n'est pas plus commode d'en sortir. Le voyageur qui prend les bateaux de la Compagnie autrichienne, fut-ce pour aller à Semlin, doit : 1" présenter son passeport à la police serbe; i' payer un droit fixe de 35 centimes; 3" remettre le récépissé de ces 35 centimes au gendarme qui l'attend sur la passerelle; 4" soumettre ses bagages à la visite de la douane autvichienne établie sur le ponton, et cela quand, même il n'irait point en Autriche. Examinons un peu en détail ces formalités. Le 6 visa des passe-ports à la sortie de la frontière no se pratique plus aujourd'hui que dans un seul Etat, la Russie. Mais la Russie autocratique traîne après elle deux boulets : le polonisnie et le nihilisme. La Serbie pourrait assurément choisir de meilleurs modèles. Quand sur une personne on prétend se régler, €'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler. La seule raison du visa qui m'ait paru vraisemblable, c'est une raison fiscale, assez difficile d'ailleurs à justifier. On m'a proposé diverses explications. Autrefois, les bateaux à vapeur du Danube ne touchaient point Belgrade; ils restaient à Semlin, sur la rive autrichienne. Il fallait aller les chercher en canot; le gouvernement serbe profilait de ce trafic. Depuis (pie les paquebots abordent à Belgrade, cette source de revenu est supprimée. Ou la remplace par une taxe imposée au voyageur. Voulez-vous une autre explication qui ne vaut guère mieux? La Save, comme je l'ai dit plus haut, n'a point de quai. La taxe en question serait destinée à produire les fonds nécessaires pour en construire un. Soit; mais un gouvernement intelligent trouverait pour le prélever des procédés moins vexaloires. Il suffirait de faire percevoir l'impôt sous forme de surtaxe ajoutée au prix du billet. C'est ce qui se pratique chez nous pour les billets de chemin de fer. Personne en France n'a eu l'idée d'envoyer d'abord chez le percepteur les voyageurs qui veulent aller de Paris à Bougival. En tout cas, l'impôt est hors de toute proportion avec la matière imposée. Une excursion à Semlin conte environ I franc; le voyageur est frappé d'une contribution de plus de 30 p. 100. Il est vrai qu'il ne paye pas plus pour descendre jusqu'aux bouches du Danube. J'aime mieux croire qu'il s'agit d'une simple mesure protectionniste. On veut empêcher les lïelgradiens d'aller chercher à Semlin les articles autrichiens qu'ils introduiraient au détriment de la douane dans le royaume. Quoi qu'il en soit, il y a là un abus à supprimer au plus vile. J'ai souvent lu dans les journaux de Belgrade de généreuses tirades sur la liberté et la dignité humaine. Si jamais ceux qui les écrivent sont au pouvoir, voilà pour eux une belle occasion de réformes à accomplir. Du reste, il semble que tout «lit été combiné dans le port de Belgrade pour la plus grande incommodité du voyageur. Après avoir échappé au policier et au gendarme serbe, à peine met-il le pied sur le ponton qu'il tombe aux mains du douanier autrichien. « Mais je ne vais pas en Autriche, je vais à Semendria en Serbie, à Vuldin en Bulgarie, à Turn-Sevcrin en Roumanie. —■ Il n'importe! Ouvrez vos malles. » Le voyageur non prévenu de cette formalité, qui arriverait à la dernière heure, se verrait inexorablement refuser l'accès du bateau. Les personnages diplomatiques ne sont pas même assurés d'échapper à ces vexations. Dernièrement, le ministre de Roumanie à Belgrade s'est vu, malgré ses passeports, obligé de laisser fouiller ses bagages. Les douaniers exigeaient de lui un certificat de l'ambassadeur autrichien. Qu'est ceci, sinon le fameux droit dc~visite naguère réclamé par l'Angleterre, et contre lequel l'Europe s'est insurgée à bon droit ? L'Autriche a toujours tenu les Slaves méridionaux en suspicion ; elle a longtemps fait contre eux la police du Danube. Le temps n'est pas loin où les capitaines de ses paquebots livraient aux agents de Mitliad-Pacha les Bulgares suspects qui naviguaient sous le pavillon de l'empire. Elle garde encore ses habitudes inquisilorialcs. Je ne puis croire qu'elle déploie un tel luxe de douaniers uniquement pour empêcher quelques voyageurs de fumer du tabac serbe ou de boire du vin deNcgotin à bord de ses bâtiments. Ah! si les Anglais voyageaient dans ces contrées, comme ils feraient retentir les journaux de leurs doléances! Ils sont malheureusement fort rares dans ces parages. De Belgrade à Constantinople, je n'en ai pas rencontré un seul. Le bateau qui part do Belgrade, à six heures du malin, pour le bas Danube arrive la veille au soir sur les dix heures, venant de Pesth. Il dépose les passagers qu'il amène d'Autriche, mais refuse de prendre, pour passer la nuit à bord, ceux qui doivent partir le lendemain malin. MM. les douaniers ont besoin de dormir en paix et ne sauraient visiter les bagages à la lueur du pétrole. Force est donc au voyageur de passer la nuit à l'hôtel et de se lever à quatre heures du matin pour remplir toutes les formalités que j'ai indi- qtiécs plus haut. Ce que j'admire le plus, c'est le flegme avec lequel les Serbes supportent cette série d'avanies. On parle beaucoup de la liberté du Danube; elle n'a point de pire ennemie que la Donautlampfschi/ffahr(s(/(>s('llsrhaft1. On se querelle dans les parlements de Bucarest, de Belgrade, de Sofia. H y a des blancs et des rouges, des conservateurs et des libéraux. On verse des flots d'encre et des torrents d'éloquence. Pendant ce temps-là, le noble fleuve, le grand lien des trois Étals, reste aux mains d'étrangers qui l'exploitent et en font la police. Quand donc Serbes, Roumains et Bulgares sauront-ils s'en-tendre pour s'émanciper de ce monopole humiliant? On me dit que dans tel de ces trois États il y a des personnages considérables qui ont des actions de la Société danubienne, et qui, en luttant eontre elle, lutteraient contre leurs propres intérêts. Ce sont là, j'aime à le croire, des bruits ealomnicux. Il y a des cas où une spéculation, d'ailleurs en soi-même indifférente, devient un véritable crime de haute trahison envers le pays. 1 Compagnie de navigation danubionno. Belgrade est donc pour le touriste une prison d'où l'on ne sort pas sans l'autorisation de deux ou trois geôliers. Cette prison, à certains moments, prend des allures de bagne. Si j'ai été blessé dans ma liberté, je ne l'ai pas moins été dans le sentiment élevé (pie j'ai de la dignité humaine. La forteresse de la ville, à peu près inutile aujourd'hui au point de vue militaire, sert de résidence à un certain nombre de forçais. Il y en a, hélas! en tout pays; mais ce qui est le propre de Belgrade, c'est l'exhibition perpétuelle de ces misérables. Ils ne restent pas renfermés dans la citadelle; ils sont employés en ville aux corvées les plus diverses, et on les rencontre sans cesse par escouades, marchant sous la conduite d'un soldat en armes et faisant sonner leurs chaînes sur le rude pavé des rues. La capitale serbe est la seule ville d Europe où j'aie jamais eu l'occasion de constater celte prostitution quotidienne de la dignité humaine. Que les farouches compagnons de Miloch aient ignoré les délicatesses occidentales, rien de plus naturel. Que leurs descendants, les élèves des Bluntschli, des Fauslin Hélie, des Sluart INIill, ne saisissent pus tout ce qu'il y a de dégradant, d'humiliant dans ces lamentables exhibitions, cela m'étonne. Il y a peut-être, en ce moment, à la Faculté de droit, à l'École des sciences politiques, un étudiant serbe qui sera quelque jour là-bas ministre de la justice. Si ces lignes lui tombent sous les yeux, je le supplie de les méditer un instant dans l'intérêt de son propre pays. On ne peut pas civiliser tout un peuple en un demi-siècle; on peut faire disparaître, du jour au lendemain, les marques extérieures de la barbarie. La vie sociale était naguère presque inconnue à Belgrade; elle commence à naître aujourd'hui. Il faudra cependant quelque temps encore pour que nos mœurs pénètrent dans toutes les couches de la bourgeoisie. Vous trouverez en Serbie cette hospitalité patriarcale qui installe l'hôte au foyer domestique, en fait un membre de la famille, une sorte de frère ou d'enfant d'adoption. J'ai joui longuement autrefois de cette hospitalité, et j'ai gardé un souvenir reconnaissant à ceux qui m'en ont fait connaître la douceur. C'était dans une vieille famille indigène qui n'avait jamais voyagé et ne connaissait d'autre langue (pie le parler national. Mais les salons sont rares à Belgrade, et ne s'ouvrent pas aisément. Les diplomates sont réduits à se recevoir entre eux et forment comme un îlot isolé. Ces mœurs commencent pourtant à changer, grâce à l'influence de la jeune reine qui préside aujourd'hui la petite cour de Serbie. A moitié Russe,à moitié Roumaine, elle appartient par ses origines à deux pays où la femme est depuis longtemps émancipée du gynécée oriental. Les réceptions Qu'elle a inaugurées dans les salons du Konak apprendront peu à peu aux dames serbes les charmes de cette vie délicate que les Belgra-dicns ignoraient presque complètement sous le règne précédent. Les Serbes appelés à représenter leur pays dans les grandes capitales de l'Europe en rapporteront certainement des traditions d'élégance et de courtoisie qu'ils transmettront . à leurs compatriotes. Les légations étrangères, récemment installées à Belgrade avec tout nu état-major de secrétaires d'ambassade, exerceront aussi une influence inévitable sur les mœurs des habitants. J'ai trouvé les Serbes divisés sur toutes les 7 110 LA SAVE, L E DANUBE ET LE BALKAN. questions de politique intérieure ou extérieure. Je ne les ai vus d'accord que sur un point : leur enthousiasme pour la reine Nathalie. « Avez-vous vu notre reine? » me demandaient mes interlocuteurs et surtout mes interlocutrices. J'ai le regret d'avouer que je n'ai pas eu l'honneur d'être présenté à Sa très-gracieuse Majesté. C'est la première fois que les Serbes ont une princesse vraiment digne de ce nom. Lioubitsa, la femme de Miloch, n'était qu'une héroïque paysanne; Hélène, l'épouse du prince Michel, était Hongroise d'origine et ne vivait pas en très-bons termes avec son mélancolique époux. La reine Nathalie est jeune, belle, intelligente. Elle réussira certainement à donner à ses sujets une idée de la vie sociale telle qu'elle se pratique àPétcrs-bourg et à Bucarest, à leur apprendre cet art de recevoir, que l'on peut ignorer même quand on pratique de la façon la plus cordiale les devoirs de l'hospitalité. Malheureusement ce développement de la vie sociale, si désirable à tous égards, est fortement contrarié par les dissensions politiques qui agitent le pays depuis plusieurs années. Il y a, en Serbie comme en tous pays, des conservateurs et des Libératil; il y a en outre deux partis bien tranchés : d'un côté, ceux qui estiment que le l>ole de la Serbie n'est pas encore fini, et qu'elle doit travailler sans relâche à s'annexer tous les P«ys de langue serbe, la Bosnie, l'Herzégovine, la vieille Serbie; de l'autre, ceux qui croient que le développement de la patrie est arrêté jusqu'à "Ouvcl ordre, et que le royaume doit se contenter des limites assignées par le traité de Berlin. Les querelles des deux partis, envenimées par les violentes discussions de la presse, ont atteint un degré d'acuité maladive. Dans une petite capitale ïuoins importante que telle de nos sous-préfectures, le contact incessant des adversaires politiques donne lieu à des conflits sans cesse renaissants. Les meilleurs amis brisent d'anciennes •elations parce qu'ils sont, les uns libéraux, les autres radicaux. On se traite mutuellement do Maîtres et de vendus. Les démarches les plus banales de la vie privée sont interprétées au point de vue des passions du moment. Je me rappelle à ce sujet un curieux incident (lui date de mon premier séjour à Belgrade. Je vivais alors dans une famille serbe qui m'offrail la plus aimable hospitalité. Celte famille se plaisait à me présenter à ses amis, et je m'y prêtais d'autant plus volontiers que c'était le meilleur moyen d'étudier à fond la langue et les mœurs du pays. J'avais ainsi été présenté à une famille ... i toi i j dont le chef était un haut fonctionnaire du ministère. À ce moment-là se tenait à Belgrade une réunion de l'Omladina serbe, c'est-à-dire de la jeunesse des écoles1; j'y assistais naturellement. Après une séance orageuse, le gouvernement crut devoir dissoudre la réunion. Ce fut M...itch qui fut chargé de mettre cette mesure à exécution. Elle excita une fermentation générale. Quelques jours plus tard, un visiteur se présente chez mes hôtes; ils me prient de passer au salon pour voir M.,.ilch. Presque tous les noms serbes se terminent ainsi, et l'étranger peut aisément les confondre. Je suis assez myope, et le 1 L'Omladina (la jeunesse) élait une association déjeunes gens qui avait pour objet le développement do la littérature et de la nationalité serbes dans tous les pays habiles par les Serbes, notamment dans la principauté et en Hongrie. salon, — c'était au mois d'août, — avait ses jalousies et ses rideaux soigneusement fermés. Je ne reconnais point le visiteur, et la conversation se borne à un échange de banalités. Quelques jours plus tard, j'apprends que M...itch est fort mécontent de moi et convaincu que j'ai voulu l'insulter à cause du rôle qu'il a joué dans l'affaire de l'Omladina. Je ne m'étais point rappelé son nom, et ne l'avais point reconnu. Lui, s'imaginait de bonne foi que je m'associais aux passions du jour, et que j'avais tenu à lui témoigner mon indignation. Une courte explication suffit à dissiper le malentendu. Lors de mon récent voyage, tel homme politique, depuis descendu du pouvoir, s'est montré mdigné de me voir rendre visite à d'anciens amis actuellement dans l'opposition, plutôt qu'à des inconnus qui se trouvent aujourd'hui aux affaires. Un haut personnage, que je ne nomme-ra' pas, a cru devoir chercher à m'ètre désagréable parce que je n'étais pas allé lui présenter ,nes hommages, alors que j'allais dîner chez son subordonné. Depuis quelques années, avec les ehemins de fer et les emprunts serbes, il s'est abattu sur Belgrade toute une nuée de quémandeurs, parmi lesquels on a signalé môme quelques aventuriers. Ils n'ont épargné aux gens en place ni les visites ni les flagorneries. Pour tel homme d'État, la présence d'un étranger, simple observateur, connaissant déjà les hommes et les choses, et ne demandant rien à personne, s'exprimant sur tout avec franchise, a semblé un phénomène extraordinaire et même désagréable. Dans ces petites capitales, le rôle de l'étranger doit être des plus réservés. S'il se permet de signaler un abus, il n'est jamais sûr de n'être pas en face de celui qui l'a imaginé ou qui en vit. S'il apprécie un homme public, c'est peut-être eu présence de son fils ou de son neveu. Le plus sage est donc de laisser parler les indigènes et de garder un silence religieux. Cette neutralité ne saurait cependant aller jusqu'à faire oublier ou renier de vieux amis qui ont le malheur d'être aujourd'hui dans l'opposition, et qui demain reviendront peut-être au pouvoir. « La roue de la fortune tourne, tourne sans cesse sans s'arrêter. Celui qui fut en haut, le voici en bas. Celui qui était en bas, le voici en haut : Kolo otl sreče u okoli Varteci se ne prestaje. Tko bi gori eto doli, A tko doli, gori ustaje. » Qui a dit cela? Le Serbe Gundoulitch, qui «e faisait que mettre en beaux vers un axiome de la sagesse des nations. CHAPITRE VII La Serbie après le traité de Berlin. — L'armée. — L'instruction publique. — Les institutions scientitiques ; le musée ; la presse et la littérature.— Le Kullurkampf. — La Serbie, la Russie et l'Autriche. Arrivons à des choses plus sérieuses. Chez ces Elats nouveaux, ce qu'il faut avant tout étudier, c'est la situation de l'année et de l'instruction publique; c'est le développement de la force matérielle, qui assure l'indépendance de la nation, et (,elui de la force morale, qui préparc son avenir. J pour 100 en un demi-siècle constitue cependant un progrès considérable. D'après M. ïovanovitch, 1 Statistika Nastave ou Knejt rini Srln'ji. Be'gralo, 1876. le nombre des écoles s'accroissait de 10 environ par an. Cette proportion parait s'être maintenue. M. Karilch accuse pour 1882 un chiffre de 000 établissements primaires. Il faut tenir compte ici de doux faits importants : d'une part, les dommages subis par la Serbie pendant la dernière guerre; d'autre part, l'accroissement de population résultant de l'acquisition des arrondissements de Nich et de Pirot. En somme, la Serbie possède aujourd'hui une école primaire pour trois mille habitants. Un dixième seulement des enfants fréquente l'école. Ce chiffre paraît en contradiction avec la proportion de 15 pour 100 de conscrits lettrés que j'ai citée plus haut; mais l'annexion des provinces enlevées à la Turquie a nécessairement fait baisser le niveau moyen de l'instruction publique. A l'exemple de la Bulgarie, la Serbie a proclamé le principe de l'obligation dans une loi votée par la Skoupchina au mois de décembre 1882. Celte loi fait aux instituteurs do fort belles conditions; elle leur assure après dix ans de service une retraite égale à 40 pour 100 de leur traitement. Après trente-cinq ans de service, la retraite est égale à l'intégralité du traitement. J'ai assisté, pendant mon séjour à Belgrade, à un congrès d'instituteurs et d'institutrices. Ils m'ont paru sérieux et intelligents; mais c'était évidemment une élite. L'instruction des tilles est, bien entendu, très-inférieure à celle des garçons. Le ministre actuel de l'instruction publique, M. Stoïan Novakovitch, a eu l'heureuse idée de créer pour son département un organe spécial : le Prosvetni Glasnik. Ce recueil renferme des documents statistiques, des travaux de pédagogie ou de science vulgarisée. Les inspecteurs y publient leurs rapports et signalent les lacunes qu'ils ont constatées dans l'enseignement ou dans le matériel des établissements scolaires. Le Glasnik nous apprend qu'il existe actuellement deux écoles normales d'instituteurs : l'une à Belgrade, avec 143 élèves; l'autre à Nich, avec 53 élèves. L'enseignement secondaire est représenté par trois gymnases : celui de Belgrade (490 élèves), celui de Kragouievats (445 élèves), celui de Nich (108 élèves). C'est donc un mil- lier d'enfants, sur deux millions d'hommes, qui reçoivent les bienfaits de l'enseignement classique. Le gouvernement serbe a multiplié avec raison les établissements scolaires dans la ville de Nich; ce sont surtout les pays le plus récemment enlevés à la Turquie, qui ont lo plus besoin d'être éclairés. Le royaume compte encore vingt-cinq pro-gymnases à quatre classes seulement, avec une population scolaire de 4,727 enfants. On constate que le nombre des élèves diminue b'ès-rapidement en raison de l'élévation des classes. Ainsi, la sixième, qui correspond à notre rhétorique, ne compte pour tout le royaume que litî élèves; la septième, qui équivaut à notre philosophie, n'en a plus que (>7. L'enseignement supérieur n'est représenté en Serbie que par un seul établissement, la haute école de Belgrade. Kilo n'a point la prétention d'être une université; elle ne décerne poinl de diplômes de docteur; elle se contente de préparer des jeunes gens d'élite aux carrières libelles. Elle comptait l'an dernier 172 élèves, dont ^ pour le droit, 21 pour l'histoire, 41 pour les sciences pures et appliquées. Quelques-uns des professeurs de la liante école sont des savants très-distingués. La Serbie n'est pas réduite, comme la Bulgarie, à recruter son personnel enseignant dans son propre fonds. Il y a, au delà de la Save et du Danube, des milliers de Serbes, descendants d'aïeux, émigrés au siècle dernier, qui ont reçu en Autriche une éducation supérieure et qui viennent volontiers prendre du service dans la patrie de leurs ancêtres. La plupart d'entre eux se font naturaliser. En dehors des élèves de la haute école(visoka schkola), un certain nombre de jeunes gens sont envoyés, aux frais de l'Etat ou par leur famille, dans les universités étrangères. Ce sont surtout des étudiants en droit, en médecine, en économie politique. II est évidemment indispensable d'aller chercher ces sciences du dehors. Malheureusement, ces jeunes gens n'ont à leur retour qu'une ambition, celle de se faire caser à Belgrade dans les bureaux et d'administrer, du fond de leurs fauteuils, un pays qu'ils ne connaissent pas, qu'ils n'ont jamais visité. Ici encore, je me plais à citer le témoignags de mon ami, M. Constantin Jircezek. « En Serbie, dit-il, le voyageur constate à chaque pas que, depuis le départ des Turcs, le gouvernement n'a pas fait tout ce ipie l'étranger, peut-être même l'indigène, pourrait attendre de lui... Un négociant serbe attribuait devant moi cette stagnation du pays aux bureaucrates de Belgrade, des gens qui, après avoir passé quelques joyeuses années à Vienne, à Paris, à Berlin, reviennent dans leur pays sans en connaître les besoins, y introduisent des réformes la plupart du temps intempestives et souvent ne pensent qu'à leur propre intérêt1, » A côté de la haute école, l'institution scientifique la plus importante du royaume, c'est la Société des sciences (Outcheno droujtvo), qui, sans avoir la prétention de rivaliser avec celle d'A-&ram, a rendu d'utiles services au pays. Elle a été fondée en 1812, sous le règne de Miloeh; elle publie, depuis 1847, un recueil annuel de fnénioires(G/a.sm7t),do[it la collection jouit d'une 'êgitime autorité. Elle a édité, en outre, un certain nombre de travaux d'histoire, de sciences ' Voir la Itevue de Prague, Osveta, année 187;), p. 428. naturelles, d'archéologie. Elle se divise en quatre sections : philosophie et philologie, — histoire et droit, — sciences mathématiques et naturelles,— beaux-arts. Le gouvernement lui accorde une subvention de 12,000 francs. Les membres les plus distingués de la Société sont, dans l'ordre des lettres : M. Novakovitch, le ministre actuel de l'instruction publique; son collègue M. Miato-vitch, ministre des finances, historien et publiciste distingué; M. Militehevileh, un géographe consommé, auquel on doit la meilleure description de la Serbie et nombre de récits populaires; M. Kouïoundjilch, poëte et philosophe, qui représente aujourd'hui la Serbie auprès de la cour d'Italie. Il existe en outre, à Belgrade, une Société de médecine, une d'agriculture et une fondation particulière due à la libéralité d'un officier récemment décédé, le capitaine Tchoupitch. Ce patriote a légué par testament une partie de sa fortune pour la publication d'oeuvres morales et littéraires. De telles libéralités ne sont pas rares chez les Serbes, plus pourtant que chez les Grecs et les Bulgares. L'un des Mécènes les plus généreux a été le capitaine Mieha Atanasiovitch, qui a fait construire à ses frais le grandiose édifice où sont logés la haute école, la Société scientifique, la bibliothèque et le musée. La bibliothèque, qui a été autrefois sous la direction de M. Stoïan Novakovitch, renferme environ vingt-cinq mille volumes et une belle collection de cartes et de dessins. Les catalogues sont fort bien tenus. Une autre bibliothèque a été fondée par l'Etat dans la seconde capitale du pays, à Kragouievats. Le musée est certainement, au point de vue archéologique, un des plus intéressants de l'Europe orientale. Les antiquités, les médailles, abondent sur le sol de l'ancienne Singidunum. On en découvre chaque jour. Le commandant de la forteresse m'a montré toute une poignée de monnaies que ses forçats venaient de découvrir au pied d'un vieux mur Une statue d'Isis a été •'apportée de la Bosnie. Une tète de bronze, trouvée dans le Danube, est considérée comme ayant appartenu à une statue de Trajan. Mais ce qui mérite surtout l'attention des amateurs, c'est 'a numismatique des anciens États serbes, Ser- bie, Bosnie, Bulgarie. 11 y a là des pièces à faire pâmer de joie un collectionneur. Toutes ces richesses ont été décrites dans un grand ouvrage publié à Agram par un archéologue dahnate, M. Sime Ljubich. Une salle particulièrement intéressante pour l'historien, c'est celle qui renferme les souvenirs de la domination turque et de la guerre de l'indépendance. Quel est le Serbe dont le patriotisme ne s'enflammerait à voir ces carcans de fer, ces fouets aux nœuds métalliques sous lesquels ont naguère gémi ses ancêtres, ces drapeaux qui ont mené au combat les Karagcorge et les Obreno-vilch? Une galerie de peinture renferme les portraits de ces héros épiques et ceux des hommes qui ont régénéré par la science un peuple redevenu à demi barbare : les Dosithée Obradovilch, les Karadjitch, les Miloutinovitch. OEuvres d'artistes indigènes, ces portraits sont d'une exécution grossière, mais d'une grande sincérité. Ils donnent bien l'idée de ces rudes personnages, nés pour vendre des prunes, élever des pourceaux ou végéter dans un monastère, et qui s'improvi- surent un beau matin chefs d'armée, poètes, diplomates. Celte partie du musée est une excellente école de patriotisme. Parmi les établissements fondés par l'État, il faut encore citer l'imprimerie royale, qui existe depuis de longues années, et qui est dirigée avec zèle et intelligence par M. Sleva Raïtchcvilch. Ses travaux sont très-soignés, et, dans une exposition internationale, ils mériteraient d'être distingués. Elle a été longtemps la seule imprimerie de Belgrade. Aujourd'hui, l'industrie privée lui fait une sérieuse concurrence. Le nombre des typographies s'est multiplié, en même temps que celui des journaux, et les journaux se sont accrus en raison du progrès des passions et des idées politiques. Nos confrères belgradiens se font remarquer par la violence de leurs polémiques. Bs ont un goût peut-être prématuré pour les questions sociales et la logomachie cosmopolite. Cela tient sans doute à ce que la plupart d'entre eux ont fait leur éducation à l'étranger. H est bien tôt pour parler des rapports du travail et du capital dans un pays où l'industrie est encore dans l'enfance, 11 serait plus pratique et 8 plus patriotique de créer une industrie nationale, qui affranchirait le pays du monopole du marché autrichien. La librairie se développe en môme temps que l'imprimerie. Je me rappelle le temps où elle n'avait d'autre établissement que celui du sieur Valojitch, une papeterie de village. Aujourd'hui, le commerce des livres est représenté par des magasins à l'européenne; Belgrade a même des éditeurs. Leur commerce s'alimente en grande partie de travaux publiés à l'étranger, à Novi-Sad et à Pancsevo (Hongrie), à Pesth, à Vienne, à Raguse. La littérature serbe dépasse de beaucoup les limites restreintes du royaume; son territoire s'étend des bouches de Galtaro aux frontières de la Bulgarie, et de la Drave aux Balkans. Elle obéit à dos influences très-diverses. Parmi les littérateurs distingués de Belgrade, beaucoup sont originaires des pays étrangers, de la Dal-matie, de la Syrmie, de la Hongrie méridionale. Les études historiques me paraissent être les plus florissantes; la poésie a des représentants de quelque mérite; le drame, le roman, vivent surtout de traductions et d'adaptations. Si les progrès de l'instruction publique dans un pays dépendaient uniquement des mérites du ministre compétent, la Serbie ne tarderait pas à égaler les plus avancés des Etats européens. Le miqistre actuel, M. Stoïan Novakovitch', est un des savants les plus remarquables du monde slave. Ses travaux d'histoire et de linguistique l'ont autorité. Il est depuis de longues années l'âme de la Société des sciences ; les Académies de Pétcrsbourg et d'Agram l'ont nommé membre correspondant. Ses amis regrettent que les labeurs de l'administration et de la politique l'aient arraché aux études qui ont assuré sa réputation. Malheureusement ni le talent, ni l'érudition ne peuvent faire jaillir du sol les instituteurs ou les écoles. M, Novakovitch a hérité d'une situation qui ne peut être modifiée qu'avec l'aide de deux facteurs indispensables, le temps et l'argent. M. Novakovitch a d'ailleurs d'autres soucis M"c- ceux de l'instruction publique. 11 est aussi ministre des cultes. Ce devrait être un porte- 1 M. Novakovitch a donné sa démission on septembre 1883. feuille aisé à manier dans un pays où l'unité religieuse est à peu près absolue. Sauf quelques musulmans de passage, trois ou quatre mille catholiques, sujets étrangers, et deux, mille Israélites, toute la population du royaume appartient à la religion orthodoxe. L'Eglise serbe n'a point départi ultramontain. Cependant la Serbie, tout comme la Prusse, a eu son Kulturkampf. La chose, au premier abord, semble assez singulière. S'il est un peuple chez lequel les passions religieuses paraissent peu capables de s'allumer, c'est le peuple serbe. Il pratique l'orthodoxie avec sobriété; son caractère est essentiellement flegmatique* Le fanatisme et le mysticisme n'ont guère prise sur lui. A ce point de vue, il offre peu de rapports avec le peuple russe. Vous ne verrez dans les rues de Belgrade ni génuflexions ni signes de croix devant les églises, ni saintes images pieusement baisées, ni cierges allumés devant la chapelle de tel patron miraculeux. Les pèlerinages sont surtout des prétextes à fêtes populaires et à réunions. On compte en Serbie cinquante-quatre couvents avec cent trente-huit moines, soit, pour parler le langage rigoureux de la statistique, deux moines six dixièmes par monastère. Il n'y a point de couvents de femmes. Étant donné ces dispositions générales des esprits, on s'attendait lieu à voir éclater un conflit entre l'Église et l'État. Ce conflit a pourtant eu lieu; il s'est produit à propos d'une loi de finances. Le gouvernement prétendait frapper d'un impôt certaines fonctions ecclésiastiques; il voulait faire payer une taxe de cent francs à quiconque se faisait moine, une de cent cinquante à qui devenait hiéromonaque. Le métropolitain de Belgrade, -Mgr Michel, protesta contre une mesure qui lui semblait contraire aux canons, aux constitutions apostoliques, et qui, paraît-il, entachait l'Eglise serbe du péché de simonie. Non-seulement il protesta par lettre, mais la première fois qu'il eut une consécration à célébrer, il se refusa à prélever l'impôt en question. Le gouvernement le frappa d'une amende égale à six fois la somme exigée. Le métropolitain soumit le conflit à un concile national composé des évoques de Nich, Negotin, Oujitsa et Schabats. Le concile se prononça également 8, contre l'innovation gouvernementale. Le ministre répondit par la suspension du métropolitain, qui se vit relégué dans un monastère1. Le scandale a été grand dans le monde russe, à Moscou notamment D'après les hommes d'État serbes, il s'agit d'une simple question de discipline intérieure; d'après les slavophilcs moscovites, l'incident est beaucoup plus grave. Le métropolitain, chef suprême de l'Eglise serbe, est le partisan le plus dévoué de la Russie dans le royaume. Or, le ministère actuel suit une politique entièrement docile à l'Autriche. Il a donc dû supprimer l'homme dont la présence à la tête du clergé national est une protestation vivante contre la tutelle autrichienne. Je ne prends point parti entre les deux opinions; je me contente de les exposer. Il m'a semblé qu'à Belgrade la suspension du métropolitain avait produit assez peu d'effet, du moins parmi les classes intelligentes. i Mgr Michel a été remplacé (avril 4883) par M. Mraovitch; ce prélal a été sacré par lo métropolitain serbe de Karlovtsi (Hongrie). LES SERBES, 13» Ceci m'amène à étudier la situation que les circonstances ont faite à la Serbie. Je suis depuis de longues années en rapport avec ses hommes politiques, avec les représentants de l'opinion publique en ce pays, et je crois pouvoir donner des appréciations assez exactes. Le peuple serbe n'est plus, — sauf telle ou telle exception individuelle, — capable ni de fanatisme religieux, ni même de fanatisme patriotique. Plusieurs siècles de servitude, de longs rapports avec les Osman-lis, lui ont appris qu'il faut savoir tour à tour se résigner et dissimuler. Si la Serbie, au début de notre siècle, s'est affranchie par les armes, elle s'est maintenue par la diplomatie. Elle a cherché tout d'abord d'où venait le vent, et elle a plié devant les plus forts, de crainte d'être brisée par eux. Pièce à pièce, morceau par morceau, elle a arraché à l'Europe et aux sultans les concessions successives avec lesquelles elle a fait son indépendance. Les sympathies naturelles qu'elle peut avoir pour ses congénères slaves ou ses coreligionnaires orthodoxes, elle a toujours su les sacrifier aux nécessités du moment ou aux espérances de l'avenir. C'est ainsi que, pendant la guerre de Crimée, elle est restée neutre pour être agréable aux puissances alliées, et surtout par crainte de l'Autriche, sa puissante voisine. Certes, elle prévoyait bien qu'elle aurait un jour besoin de la Russie, et en Orient on regardait volontiers la Russie comme sa protectrice. Mais cette protection, elle la subissait plutôt qu'elle ne la désirait : « L'homme qui se noie se raccroche même à une paille », dit un proverbe indigène. Causée par les abus de L'administration turque, fomentée peut-être en secret parle gouvernement autrichien, l'insurrection de la Bosnie et de l'Herzégovine a été, comme on sait, le point de départ des événements qui ont définitivement affranchi la Serbie et l'ont transformée en royaume. La principauté ne pouvait guère refuser l'aide que venaient lui apporter les volontaires russes. Elle en a profilé, avec l'assentiment tacite de l'Autriche, bien entendu. Cependant, cette fraternité d'armes n'a peut-être pas beaucoup contribué à resserrer les liens d'affection avec les Russes et les Serbes. Si parmi les volontaires il y avait des héros, il y avait LES SERBES. HI aussi beaucoup d'aventuriers. On les a subis, mais sans enthousiasme, et l'on n'en a pas gardé partout un excellent souvenir. D'ailleurs, l'empereur Alexandre II a fait payer cher à l'amour-pro-pre des Serbes les secours qu'il leur envoyait. Dans le discours célèbre auquel je faisais plus haut allusion, il a grièvement blessé leur amour-propre. Il se servit même, m'assure-t-on, d'expressions que des raisons de haute convenance ne permettent pas de reproduire ici. Il n'est jamais habile d'humilier ceux à qui l'on vient de rendre service. Un bienfait reproché Lint toujours lieu d'oiïenso. Quand les Turcs arrivés devant Djunis se furent ouvert la route de Belgrade, la médiation russe vint tout à coup arrêter leur marche triomphante et rétablir le staki quo ante bellum. La Russie ne faisait que son devoir le plus strict en tirant le petit Etat d'une aventure où elle avait puissamment contribué à rengager. Un peu plus tard, vers la fin de la campagne de Bulgarie, la Russie eut à son tour besoin de la principauté. Elle lui fit reprendre les armes,et cette interven- tion produisit une diversion utile sur l'aile gauche des Ottomans. Les Serbes prétendent donc que si la Russie leur a rendu quelques services, elle les leur a bien fait payer. Ils se considèrent comme quittes envers elle, et n'admettent point d'ailleurs que la reconnaissance ait un rôle quelconque à jouer dans la politique des nations. La Serbie, comme l'Autriche de Schwarzenbcrg, est prête à « étonner le monde par son ingratitude ». L'acquisition de dix mille kilomètres carrés alloués par le traité de Berlin, l'indépendance, le titre de royaume, peuvent-ils être considérés comme des compensations suffisantes pour les sacrifiées que le petit État s'est imposés pendant la dernière guerre ? Oui, sans doute, si ces avantages sont l'augure et le gage assuré d'un développement ultérieur. Non, s'ils tracent le cadre définitif où la nation serbe doit être renfermée ne varietur. Le traité de Berlin, en accordant à la Serbie les districts de Nich et de Pirot, a donné à l'Autriche la Bosnie et l'Herzégovine; il a fauché jusque dans leurs racines les espérances de la Serbie; il a réduit le royaume à l'état de vassal du dangereux voisin, qui s'annonce dès maintenant comme l'héritier réservataire de la Turquie, et dont l'ambition vise, dit-on, les rivages de l'Archipel. Depuis que la Serbie régénérée a recommencé son existence politique, jamais un coup plus rude n'avait été porté à son avenir. Ces provinces maintenant livrées au Schwaba, elles avaient été l'objet des aspirations et des convoitises de tous les patriotes. De tout temps ils avaient rêvé de les affranchir du joug détesté et d'aller, par-dessus la Drina, donner la main aux frères du Monténégro. Tant (pie les Osmanlis restaient les maîtres en Bosnie et en Herzégovine, on pouvait avoir l'espérance de les en chasser, comme on les a chassés jadis des forets de la Schoumadia. Et voici que l'éternel ennemi des Slaves, l'Allemand, s'y établit avec la force militaire d'un empire de quarante millions d'hommes! Désormais la Serbie est surveillée par l'Autriche, non pas seulement sur la ligne si mal défendue de la Save et du Danube, mais encore sur la frontière occidentale de la Drina. Dans ces provinces où elle voyait naguère des frères prêts à l'accueillir comme une libératrice, elle ne voit plus désormais que des ennemis jaloux qui épient toutes ses démarches, contrôlent toutes ses ambitions. Au sud de la Bosnie et de l'Herzégovine, il y a encore la Vieille Serbie, où les Autrichiens n'ont pas pénétré. C'est là que s'élèvent la ville de Prizren, où fut jadis la capitale du tsar Douchan, la ville de Petch, où siégeaient les patriarches; c'est là qu'est le champ de bataille de Kosovo, où succomba l'indépendance nationale. Il suffirait d'un coup de main heureux pour remettre les Serbes en possession de tous ces sanctuaires nationaux. Mais les Kaiscrliks sont là, à deux pas, qui veillent sur le chemin de fer de Salo-nique. Quelle rage a dû mordre le cœur des patriotes quand ils ont vu la diplomatie européenne briser ainsi toutes leurs espérances! En vingt-quatre heures les Autrichiens peuvent occuper Belgrade; en cinq ou six jours leur armée de Bosnie peut arriver à Kragouïevats. La Serbie, pour renouer le fil brisé de ses destinées, ne doit plus compter que sur une guerre européenne. l ti s s e k k t; s. i i .ri Faut-il s'étonner si, au milieu de circonstances si délicates, le roi Milan et ses conseillers ont cru devoir courber la tète et s'incliner devant la loi inéluctable du plus fort? La Serbie est aujourd'hui dans la situation où se trouvait le Piémont après Novare. Elle se recueille et elle attend. Tempus et mcumjus, dit l'exergue inscrit dans les armoiries de sa jeune royauté. Il ne manque pas d'impatients à qui l'attente semble pénible et qui contiennent mal l'expression de leurs angoisses et de leurs aspirations. On m'a raconté à Belgrade une anecdote significative. L'an dernier, le roi faisait un voyage dans ses Etals; il se rendait à Oujitsa. C'est un chef-lieu de département à l'ouest du royaume, à dix lieues environ de la frontière bosniaque. Ainsi qu'il est d'usage entre pays monarchiques, une députationd'officiers autrichiens de l'armée d'occupation cantonnée en Bosnie devait venir le saluer au passage. Les habitants d'Oujitsa avaient imaginé d'élever à l'entrée de la ville un are de triomphe portant deux inscriptions; d'un coté : ceci est le chemin de la bosnie. 1 ï ; LA SAVE, LE DANUBE ET LE BAI.KVN. De l'autre : LA bosnie SERA a mus. Le roi, arrivé à quelque distance de la ville, fut prévenu de cette incartade pou diplomatique. Il s'empressa de tourner bride et lit annoncer aux habitants d'Onjitsa qu'il n'irait point les visiter. Ceux-ci eurent beau lui envoyer une députation, prier, supplier, le roi resta inflexible:» Je reviendrai, répondit-il, quand vous serez plus sages. » Le métier de roi a parfois de dures exigences. L'une des plus cruelles que .Milan i,r ait eu à subir, c'est certainement ce vassclage autrichien qui lui est impose'' par les circonstances. Ses conseillers l'acceptent avec une gaieté de cœur plus apparente peut-être que réelle. La niasse de la nation est-elle d'accord avec son gouvernement? Oui, si l'on mi croit certaines manifestations officielles de l'opinion publique; non, sans doute, si l'on fait parler à cœur ouvert ceux qui doivent, pour des raisons politiques, mettre une sourdine à leur pensée '. Royaume indépendant, la Serbie 1 J'écrivais ceci dans la Nouvelle Iievue en avril 1832. Quatre moi: nprè-Jes élections pour la Skoupchlina,lacliule est aujourd'hui dans une situation plus précaire que n'était naguère la principauté vassale, même ;.) trouvé aux environs de nombreuses pointes de flèches. En dehors du château s'élevaient encore, au commencement du siècle, un hammam turc (bain) et une mosquée. Miloch les délruisiten haine des souvenirs ottomans. Avec les matériaux qu'on en retira, il fit construire aux environs le village de Goloubats. Toute la contrée est fort riche, dit-on, en antiquités romaines. Le nom de Goloubats veut dire colombier; des légendes assez vagues rattachent à ce nom des légendes amoureuses où des pigeons voyageurs auraient joué le rôle de messagers. .Te ne sache pas (pie la poésie populaire, si riche en récits merveilleux, ait célébré le château ou sa ruine. Goloubats n'est pas moins célèbre par ses moustiques que par ses souvenirs historiques. Dans le flanc des rochers qui l'entourent s'enfonce une grotte humide et malsaine qui sert d'abri à ces insectes dangereux. Une tradition, peu scientifique, veut qu'ils en soient originaires. La tête d'un dragon tué par saint Georges aurait été jetée dans la caverne, et de ses chairs putréfiées seraient nés les perfides animalcules. Ce qui paraît acquis à la science, c'est que leurs larves se développent dans les cours d'eau marécageux des environs. Ces moustiques (simi-ttum reptans Golubalscnsc des naturalistes) se multiplient dans des proportions effroyables et étendent au loin leurs ravages. Poussés par le vent, °n a vu parfois leurs essaims arriver jusqu'en Moravie. Leurs piqûres, aussi fatales aux hommes qu'aux bestiaux, provoquent une fièvre intense et parfois même donnent la mort. Le seul moyen qu'on ait inventé pour préserver les troupeaux, c'est d'allumer des feux immenses dont ';> fumée repousse les infatigables parasites. Nous n'avons pas eu l'occasion de faire, même en passant, connaissance avec ces dangereux représentants de la faune serbe. Sur la rive autrichienne, une route excellente suit les anfractuosités des rochers; tantôt elle est taillée à vif dans le granit, tantôt elle s'élance sur des viaducs, ou elle s'enfonce sous des tunnels. Ce bel ouvrage d'art porte le nom d'un illustre patriote hongrois, le comte Szechenyi, le véritable créateur de la navigation danubienne. Le bâtiment ralentit sa marche, et la sonde interne fréquemment le lit du fleuve. 11 se resserre entre deux ri vos abruptes; à travers la luxuriante végétation qui les couronne, on devine parfois la ruine d'un castellum; la bailleur des eaux nous dissimule en général tes récifs qui embarrassent le lit du fleuve. Elles ne sont cependant pas assez élevées pour que nous puissions continuer indéfiniment notre voyage à bord de YAlbrecht. Le capitaine nous fait annoncer que le transbordement aura lieu à Drenkova. Nous n'avons pas encore trop à nous plaindre, nous continuerons notre voyage sur le Danube. Dans certaines saisons le fleuve cesse d'être navigable a Drenkova, et les voyageurs sont transportés en omnibus jusqu'à Orsova. Nous échappons par bonheur à cet ennui. La ville de Drenkova se compose de quelques rares maisons abritées à l'ombre des montagnes. Elle doit toute son importance à la station des paquebots hongrois, aux mines de charbon et aux forêts qu'on exploite dans son voisinage. L'opération du transbordement est naturellement longue et pénible. O surprise! le vapeur sur lequel je monte est une vieille connaissance. C'est YArgo, YArgo sur lequel j'ai fait il y a quinze ans le voyage de Sissek à Belgrade, « l'expédition des Argonautes », disait un Allemand qui m'accompagnait alors. Tout un monde de souvenirs endormis se réveille en moi. Il y a quinze ans de eela! Combien de fois verrai-je une période aussi longue se renouveler dans mon existence ? Saint, vieux compagnon de ma jeunesse! Qui sait quand nous nous reverrons? Je te remercie de m'a voir rappelé le printemps de la vie et l'ivresse des premiers voyages. UAlbfecht cotai t cent cinquante chevaux ; VArgo n'en a (pie cinquante1. Heureusement nous ne sommes pas nombreux, et nous pourrons jouir, sans être trop incommodés, des splendeurs qui nous attendent. Le Meuve tantôt se resserre entre les lianes escarpés des montagnes, tantôt s'infléchit en sinuosités brusques, tantôt s'élargit en un vaste bassin qui semble n'avoir pas d'issues. A certains moments, les parois des montagnes qui nous étreignent dépassent une altitude de 1 Le bâtiment qui dessert la Save, de Sissek à Holurade, est aujourd'hui île quatre-vingts chevaux. Ce chiffre donne une 'dée de l'augmentation du trafic et des voyageurs pendant ces dernières années. 600 mètres. Le grand silence de la nature n'est (rouble que par le ronflement de la machine ou par la rencontre bien rare d'une voiture qui file sur la route de Szechcnyi. Parfois un aigle noir plane au-dessus de nous. Nous traversons sans difficulté les passes de Tchatalia et d'Izlaz. Izlaz, eu serbe, veut dire sortie; le nom est exact. Nous débouchons brusquement dans un immense bassin qui a près de deux kilomètres de largeur. Nous avons franchi la petite Porte de Fer. Nous touchons la station serbe de Milanovats. Devant nous, le fleuve semble complètement fermé. Il s'engage par une gorge étroite dans le défilé que les Turcs ont appelé le Chaudron (Kazan). À notre gauche court toujours la route de Szechcnyi; à droite, on reconnaît par endroits celle que les Romains avaient taillée dans la pierre. La roche à pie a été évidée; la route, surplombée par ces masses gigantesques, n'avait guère qu'une largeur d'un mètre et demi; on la doublait en ajoutant un plancher de bois qui restait suspendu au-dessus des eaux. Tout en haut plane une frondaison luxuriante; les chênes, les noyers, les bouleaux élancés, les vignes Tulles entremêlent clans un fouillis harmonieux leurs verdures glauques, éclatantes ou pâles. Cette masse d'eau colossale, engouffrée dans le déhié de Kazan, a du gagner en profondeur tout ce qui lui était enlevé en largeur; le lit du lleuve, profond de soixante mètres, est plus bas ici que le niveau de la mer Noire. C'est dans !e défilé de Kazan , sur la rive serbe, que se rencontre un des monuments les plus curieux de l'époque romaine, la Table de Trajan. Les passagers se pressent sur le pont pour contempler ce vénérable document. C'est une inscription taillée dans la roche vive, au milieu d'un cartouche soutenu par deux génies en bas-relief: IMPERATOR, i 1 S Ai', DIVI NiaiV/E FI LU S NERVA TUAJANUS AUGUSTUS GERMANICU3 PONTIEEX MAXIM US TftIBUNITIjE POTESTATIS QUARTUM PATER PATRIE CONSUL QUARTUM MONTIS ET ELU VU ANFRACT1BUS SUPERATIS VIAM PATEFECIT 1 « L'empereur César, fils du divinNcrva, Ncrva ' Lis dernières lignes sont à moitié ifuicecs. M. Nommée n bt ainsi la fin de l'inscription : M0KT1BUS EXCIS1S, AMN1BUS SUPEBATIâ VIAM PATEPFC1T Trajan Auguste Germanicus, grand pontife, tribun pour la quatrième fois, père de la patrie, consul pour la quatrième fois, a dompté la montagne et le fleuve, et ouvert cette voie. » La Table de Trajan est malheureusement sans cesse endommagée par la fumée des feux que les pêcheurs allument sous le rocher qui la surplombe. Le gouvernement serbe, qui possède ce rare monument, a jusqu'ici négligé de prendre les mesures nécessaires pour assurer sa conservation. 11 serait à souhaiter qu'un grillage fut établi devant lui pour le mettre à l'abri des atteintes des curieux ou des ignorants. Une société d'archéologie est, dit-on, en train de se fonder à Belgrade. Je lui recommande ce trésor. Après les souvenirs de l'antiquité, ceux du présent. La Chapelle de la Couronne, située sur le sol hongrois, près d'Orsova, rappelle un des plus dramatiques épisodes de l'histoire des Magyars. Ce petit édifice octogonal, en style byzantin, s'élève au bout d'une allée de peupliers qui aboutit au fleuve même. Il indique l'endroit où furent enterrés, en 18 i 9, les insignes royaux si ehers au patriotisme hongrois. La couronne de saint Etienne est pour eux le symbole sacré de leur droit historique; le souverain qui n'en a point été solennellement investi par le primât du royaume ne saurait être un roi légitime. En 18.48, quand le gouvernement révolutionnaire dut (potier Pesth et se réfugier à Debreczen, il emporta 'es insignes du couronnement, pour les empêcher de tomber aux mains de François-Joseph. Après 'asservissement de la Hongrie, un certain nombre de patriotes s'enfuirent en Turquie. Ils emportèrent avec eux le trésor national. Craignant de le perdre OU d'être arrêtés au passage du Danube, ils l'enterrèrent au-dessous d'Orsova, dans une plaine marécageuse. Ils gardèrent bien leur secret, et pendant longtemps Ja nationalité hongroise pleura, avec la perte de ses libertés, ,;elle des reliques augustes qui en étaient le symbole. Retrouvées au bout de quelques années, elles furent réintégrées à Pesth, et ont servi e,ï 1808 au couronnement de ce même François-•f°seph (pie la Diète hongroise avait naguère déclaré déchu du trône de saint Etienne. Les hongrois ont pour ces insignes une supersti-''cusc vénération. L'une des plus hautes siné- eu lus du royaume, c'est celle de gardien de la couronne. La chapelle est située à coté de la petite ville d'Orsova; c'est la tête de ligne d'un chemin de fer qui met le Danube en communication avec ïemesvar, Buda-Pesth-Yionne, d'une part, Bu-charest, de l'autre. C'est à Orsova que descendent les voyageurs qui vont chercher le repos et la santé aux eaux, sulfureuses de Mehadia. Les bains d'Hercule, déjà connus des Romains, régulièrement exploités sous la domination ottomane, sont encore fort à la mode aujourd'hui, surtout parmi les habitants des Étals danubiens. Nous longeons l'ancienne île turque d'Adah-Kaleh, qui a joué un certain rôle dans les luttes entre les Autrichiens et les Osmanlis. Léopold Ier y avait construit une forteresse appelée le Nouvel Orsova, dont les débris subsistent encore aujourd'hui. Tour à tour prise et reprise par lès deux belligérants, l'île avait été, par le traité de Sistova (1790), définitivement cédée à la Porte ottomane, qui y avait établi une forte garnison. Elle surveillait à la fois le délilé des Portes de Fer, l'Autriche, la Roumanie et la Serbie. Pendant les guerres de l'indépendance, lus Serbes n'eurent pas l'occasion de s'emparer de l'île, el la petite garnison resta en quelque sorte suspendue entre la rive serbe et la rive autrichienne, colonie lointaine et hasardeuse de la mère patrie musulmane. Kn mai 1878, l'Autriche profita des embarras de la Porte et mit sans façon la main sur l'îlot isolé. Il est resté peuplé do musulmans qui vivent désormais sous le pavillon do l'Empire. En face, sur la rive serbe, s'élève le vieux fort d'Elisabeth, naguère construit par les Autrichiens, aujourd'hui abandonné. Un peu au-dessous d'Orsova commence la frontière roumaine. Le fleuve, étranglé par les contre-forts des Carpathes, décrit ici ses méandres les plus capricieux. Il se dirige tour à tour vers le nord, puis vers le sud-est, puis brusquement à l'ouest, et se replie sur lui-même comme un serpent. Un canal qui couperait la cote serin: 'le Dolni Milanovats à Brza Palanka abrégerait le trajet des trois quarts. Le voyageur y gagnerait en célérité et perdrait peu en pittoresque. La Porte de Fer inférieure (Dothi Déniir Kapou) est 10 plus périlleuse (pie la précédente, mais moins grandiose d'aspect. Le fleuve n'est plus encaissé entre des rives abruptes. Il coule sur un lit de récifs et acquiert une rapidité redoutable Les liantes eaux nous dérobent la vue de la plupart des rochers, bien connus d'ailleurs des pilotes et des capitaines. Nous glissons, sans avoir conscience du péril, au milieu de ces obstacles dissimulés. Nous entrons, sans secousse et sans émotion, dans les régions sereines où le Danube déroule ses eaux jaunâtres entre les basses plaines de la Valaohie et les côtes ondulées de la Serbie. Parfois un village de pêcheurs égayé la solitude du paysage par la couleur vive de ses toits rouges. Sur la rive valaque, la voie ferrée d'Or-sova à Turn Severin atteste seule la présence de L'homme. C'est dans ces régions qu'avait été construit le fameux pont reproduit sur la colonne Trajane. Je n'en ai aperçu aucun débris. A sept heures du soir, VArgo jetait l'ancre en face de la ville romaine, aujourd'hui roumaine, de Turn Severin. Là nous attendait le François-Joseph^ un paquebot de cent cinquante chevaux, qui descend le Danube jusqu'à son embouchure. Mais dans ces pays d'Orient, le temps n'a pas encore la mémo valeur que chez nous. On ne voyage point la nuit. Nous avons donc toute facilité d'aller passer la soirée à terre pour jouir des divertissements variés qu'une sous-préfecture valaque peut offrir au touriste. Ce n'est pas sans une certaine émotion que je me risque sur la passerelle. Depuis mon séjour à Belgrade, j'ai une sainte horreur du gendarme. J'ai toujours peur qu'un policier n'ait, comme à Belgrade, l'idée de confisquer mon passe-port et de ne me le rendre que quarante-huit heures après. Je me risque cependant; je mets les pieds sur le sol roumain; personne ne daigne s'apercevoir de ma présence. Ce dédain me semble presque humiliant. Turu Severin élale sur un plateau qui domine le fleuve ses places gigantesques et ses rues colossales. Les maisons sont blanchies à la chaux, les églises badigeonnées de même; le tout forme un ensemble sans grâce et sans caractère. Par malheur, je n'ai point prévu cette station en pays roumain : je n'ai emporté ni dialogues, ni vocabulaires. Ma conversation se trouve réduite à 172 LA SAVE, LE DANUBE ET LE BALITAN. un stock de mots très-insuffisant. Je me livre, pour acheter des timbres - poste, à un prodigieux effort de combinaisons philologiques. Cela se dit tout simplement limbri. J'avais pensé à tout, excepte à cette forme-là. En Orient, plus on s'éloigne de la France, plus on s'en rapproche au point de vue linguistique. En Bulgarie, je me suis longtemps cassé la tête pour savoir comment les Bulgares pouvaient bien appeler une gare de chemin de fer. Ils disent tout simplement gara-ia ! C'est un samedi soir; je vois toute la foule se précipiter vers la grande place. Je la suis, pressentant quelque chose d'extraordinaire. En effet, il y a une retraite militaire en musique. La bande se compose d'une cinquantaine de soldats poudreux et basanés; elle est commandée par un grand diable à barbe rousse,un Allemand, peut-être un Tchèque. Le costume de ses hommes est des plus simples : blouse de grosse toile grise, pantalon pareil, un petit bonnet bleu. Voilà un pays où il est facile de transformer des paysans en militaires. Il a été longtemps de bon goût de ne pas prendre au sérieux l'armée roumaine; elle a gagné ses éperons pendant la campagne de 1877, et personne aujourd'hui n'oserait contester sa vaillance. Les petits musiciens que je suis dévotement par la ville ont un air martial et résolu; ils jouent fort juste, ce qui ne gâte rien. Jusqu'à l'issue des Portes de Fer la navigation du Danube est peu animée. Son cours est semé d'obstacles, et les escales y sont rares. A partir de Turn Severin, le fleuve commence à se peupler : Viddin, Lom Palanka, Nicopoli, Sistova, Houstchouk, sur la rive bulgare; Turn Severin, Kalafat, Turnu Magurclli, Giurgevo, Galatz, sur la rive roumaine, sont des places commerçantes dont le trafic est considérable. Les pavillons roumains, bulgares, grecs et russes flottent gaiement au soleil. Le pavillon serbe est fort rare; la Serbie possédait autrefois un paquebot à vapeur, le Deli grad; il est actuellement en réparation à Pesth. On comprend que. la conférence de Londres n'ait pas voulu considérer le petit royaume comme un état danubien. Le dernier port de la côte serbe est celui de KladoYO. Là, sur les ruines d'un castellum romain, les Turcs avaient construit le fort de Fet- io. islam, le défenseur de la foi. Ce nom est resté dans la langue serbe sous la forme slavisée de Svetislav. Une inscription turque qui existe encore aujourd'hui compare le château à un paradis, « Ce sont façons de parler ordinaires en ce pays-là », dit le Covielle de Molière qui avait l'habitude des mamamouchis. Les « mamamou-chis » sont partis depuis 1867, et si l'islam ne compte plus que sur la forteresse de Kladovo pour le défendre, ses destinées sont fort compromises. Nous quittons la côte serbe après avoir dépassé l'embouchure du Timok. La Bulgarie commence; ses rives plates ne sont guère plus habitées que celles de la Serbie. Elles portent encore l'empreinte de cette domination musulmane qui ne les a quittées que depuis quelques années. La première ville bulgare que nous rencontrons, Viddin, a la physionomie d'une cité orientale. Les pointes élancées des minarets luisent encore au soleil; les hommes coiffés du turban, les femmes voilées du yachmak ne sont pas rares dans la foule bigarrée qui se presse aux abords du ponton. Quelques hôtels sordides perchés sur la berge (il n'y a naturellement point de quai) donnent une idée peu favorable de l'hospitalité qui attend le voyageur. Le long du fleuve s'étendent les remparts de la forteresse où le pacha Pasvan Qglou tint naguère en échec toutes les forces de l'empire ottoman. La décomposition de cet empire avait commencé bien avant le dix-neuvième siècle; le pachalik indépendant de Viddin, tel que Pasvan Oglou l'avait constitué au siècle dernier, représentait presque la principauté actuelle de Bulgarie1. Les murs d'escarpe et les parapets de la forteresse portent encore la trace de nombreuses blessures que la ville reçut pendant la dernière guerre. En face d'elle, sur la cote roumaine, se dresse la ville roumaine de Kalafat; elle domine Viddin, Gt pendant la campagne de 1877 elle l'a bombardée sans pitié. Un corps d'armée roumain Unit par assiéger la ville, mais il n'eut pas l'honneur de s'en emparer. L'armistice conclu à An- 1 consul 1er sur Pasvan thdou les mémoires do l'évèquc bu1gare Sofroni; je les ai traduits dans le volume do Mélanges {)r^ntau!c, publié par l'École des langues orientales à l'occa-Sl0n du Congrès de Leyde. — Paris, Leroux, 1883. 170 LA SAVE, ETE I) A rs UB E ET LE BALKAN. drinople en 1878 prescrivait que Viddin serait évacuée par les Ottomans. Elle fut alors occupée par les Russes, qui l'ont remise ensuite aux Bulgares. Le traité de Berlin oblige les nouveaux possesseurs à démolir les fortifications. Bs s'acquittent lentement de cette besogne et se servent des matériaux qu'ils en tirent pour construire des écoles. C'est à Viddin, dans celte ville naguère si franchement musulmane, que j'aurais été curieux d'observer les premiers résultats de L'émancipation des chrétiens. Mais elle est entourée de marécages malsains, et il faut bien se garder de débuter en Orient par une attaque de lièvre danubienne. Je sacrifiai donc Viddin, non sans regret, me réservant d'aborder en Bulgarie par l'escale de Lom Palanka, qu'une route assez fréquentée relie à Sofia, la capitale de la nouvelle principauté. CHAPITRE IX lom PALAN K A. — LE BALKAN. Lom Palanka. — Histoire d'un panslavlste. — L'araba. — La grand'roule. — Les bans, — On village. — Une nuii à Klisoura, — L'ascension du Balkan. C est au mois d'août dernier (1882) que j'ai "lis le [)ied pour la première fois sur le sol de la Bulgarie; j'avais depuis longtemps le désir de I;; visiter. Je me serais bien gardé de l'essayer tant que les Turcs restaient campés au pied du Balkan et sur les bords du Danube. Malgré tirmans et Passe-ports, je ne me serais pas cru absolument en sûreté; mes relations avec les émigrés bulgares, ma connaissance pratique des langues 8«*ves, eussent été pour les Osmanlis de légitimes ^Otifg de suspicion. J'aurais été pris pour un ^usse déguisé ou pour un agent panslaviste; on 1Vl aurait attribué Dieu sait quelles visées mysté- rieuses. Pour visiter la Bulgarie, j'ai «lu attendre qu'elle fût rendue à elle-même. Ce que j'en ai pu voir a confirmé la loi optimiste que j'ai toujours eue dans les solides qualités qui ont préparé la renaissance du peuple bulgare et qui assureront son avenir. Certes, il a encore beaucoup à taire pour devenir ce qu'il devrait êlrc aujourd'hui si des siècles de servitude n'avaient pesé sur lui; mais l'observateur impartial peut dès maintenant affirmer que la Russie, en affranchissant les Bulgares, a fait une œuvre utile, et qu'elle a en somme rendu service à la cause de la civilisation. Il y a cinq ans à peine que la Bulgarie danubienne est émancipée; il y a cinq siècles qu'elle est devenue ottomane. 11 ne faut donc pas s'étonner si ses villes gardent encore une physionomie plus orientale qu'européenne. Lom Pa-lanka, où me dépose le vapeur de la Compagnie autrichienne, attire tout d'abord l'oeil du voyageur parles minarets élancés de ses mosquées. On y chercherait en vain les clochers d'une église. Les Turcs, comme on sait, m» permettaient point (pie les temples du Christ osassent dépasser ceux, de Mahomet, Le son même des cloches était interdit. Les édiiices religieux, au lieu de dominer tièrement la cité, se dérobaient aux regards dans des enceintes do murailles. Dans la plupart des villes bulgares, il faut les chercher longtemps avant d'arriver à les découvrir. L'accueil qui attend le voyageur à la frontière bulgare est moins désagréable, moins traeassier, que celui qu'il trouve à Belgrade chez les Serbes, plus civilisés pourtant que leurs voisins. Un bon gendarme examine les passe-ports pour la forme et n'a point — comme à Belgrade — l'idée saugrenue de les confisquer. Les douaniers sont polis et presque respectueux. Ils sont revêtus d'une vareuse brune et coiffés du bonnet ou k(dpa/: national en peau de mouton. Les gendarmes, habillés et coiffés de blanc, rappellent 'es soldats russes. On devine ainsi dès le premier Coup d'ceil la main qui a présidé à l'organisation (le la principauté. Dans la foule qui se presse aux abords du ponton, les costumes orientaux se cèlent aux costumes slaves; les turbans et les fez fraternisent avec leskalpaks; les femmes mu- sulinancs, la figure à demi voilée par le yach-mak, coudoient les femmes bulgare! aux bras chargés de massifs bracelets de cuivre, aux tresses entrelacées de fleurs, de sequins, de Jilasse et de boulons en porcelaine. Lom Palanka, auquel mon guide consacre une ligne à peine, est devenue une ville importante depuis que Sofia est la capitale de la Bulgarie. Elle est actuellement sur le Danube, ce grand chemin de l'Orient, le point le plus rapproché de la nouvelle capitale. C'est ici qu'il faut nécessairement aborder pour se rendre à Sofia. L'hôtel Bellevue, le seul convenable de la ville, est encore presque européen; il se dresse sur un petit mamelon qui domine la berge du Danube; avec son enseigne en français, ses terrasses et ses constructions rustiques, il a l'air d'une guinguette comme on en trouve à Mcudou ou même à .Montmartre. Il odre au voyageur habitué à se contenter de peu une hospitalité presque suffisante. Les chambres, petites et blanchies à la chaux, ressemblent à des cellules de Chartreux, mais elles sont propres et saines. La table est convenable. Le vin, passable, n'a rien de coin- ttnin avec los piquettes infâmes qui déshonorent la plupart des auberges bulgares. Par exemple, je cherche en vain la belle vue qu'annonce renseigne : au premier plan, le large Danube roule des eaux bourbeuses; au second s'étendent les plaines marécageuses de la Roumanie. Elles sont loin d'offrir un « horizon à souhait pour le plaisir des yeux », La ville est vite vue; les mosquées en sont les seuls monuments; l'église orthodoxe est fermée, bes rues sont encore pavées et les maisons construites à la turque; les boutiques en bois ne sont que de misérables échoppes. Par-ci par-là une fontaine boiteuse, recouverte de dalles en marbre et ornée d'une inscription en vers turcs. C'est le grand luxe des cités musulmanes. Sur une place plantée d'arbres s'élève un café turc ouvert à tous les vents; un jet d'eau jaillit au milieu; tout autour s'étendent ces bancs profonds SUr lesquels les sectateurs du Coran aiment à s'accroupir. C'est, parait-il, une pose agréable, (;ar je rencontre un certain nombre de chrétiens qui l'ont adoptée. Les services publics sont encore installés d'une 11 façon assez primitive; la posle loge dans une échoppe, le télégraphe dans un grenier. J'ai la malheureuse idée d'envoyer un télégramme à Sofia et d'offrir en paiement un napoléon; on me rend dix-neuf francs trente-cinq centimes en pièces de deux sous. Le franc est la monnaie théorique de la principauté, qui a adopté notre système décimal; malheureusement, ceux qu'on Frappe à Saint-Pétersbourg ne sont pas encore arrivés; en attendant, le rouble russe et ses subdivisions ont cours légal ; mais l'argent est rare, et les décimes bulgares le remplacent trop souvent. Le seul édifice vraiment européen de Lom Pa-lanka, c'est un grand gymnase (collège) en briques dont on achève en ce moment la construction. Les matériaux proviennent pour la plupart de l'ancienne forteresse turque de Viddin, Ainsi, par un bizarre jeu du sort, les jeunes générations de la Bulgarie indépendante seront élevées à l'ombre de ces mêmes pierres qui ont jadis abrité les oppresseurs de leurs pères. Je n'ai pu arrivera découvrir où pouvait bien se cacher le gymnase actuel. Le hasard m'a fait rencontrer un de ses professeurs. C'est un Tchèque qui cumule les fonctions de maître de dessin et de maître de russe. Il a lu mon nom sur le registre de l'hôtel, il a vu mon arrivée annoncée dans les journaux du pays, et il ne veut pas me laisser partir sans me remercier des travaux que j'ai autrefois publiés sur sa patrie. J'ai eu occasion d'étudier en lui un curieux spécimen de patriote slave, ou plutôt pan slave. En haine des Allemands, il a quitté la Bohême pour aller vivre en Russie; en haine de l'infaillibilité pontificale, il s'est fait orthodoxe. 11 a pris part plus d'une fois aux mouvements qui ont agité la Bulgarie et préparé son indépendance. Aujourd'hui, sa carrière militante est finie; il a épousé une Russe, et le voilà établi professeur de dessin au gymnase de Lom Palanka. C'est son bâton de maréchal. Voilà donc un de ces fameux agents panslavistes dont la presse allemande ou magyare nous entretient si souvent! Il faut avouer que le métier u'esl pas bien tentant, et que mon hôte eût pu se •aire un aussi bel avenir sans jamais quitter la Bohême. De Loin Palanka à Sofia, on compte environ 184 LA SAVE, LE DANUBE ET LE BAI. K AN. trente-cinq à quarante lieues; la poste bulgare franchit cette distance en quinze ou dix-huit heures. La montée et la descente du Balkan allonge d'un tiers au moins la durée du trajet. Malheureusement les véhicules et les chevaux de l'État sont aussi rares que coûteux. Il ne faut chercher ici ni mail-coaches, ni diligences. Quelques privilégiés peuvent seuls se procurer des chevaux de relais et faire le voyage sans coucher en route. Mais ces chevaux officiels sont tellement peu nombreux que les ministres eux-mêmes ne réussissent pas toujours à en obtenir. Le commun des martyrs est réduit à réclamer les services des arabadjias 1, comme on les appelle encore aujourd'hui; il faut, bien entendu, passer la nuit au pied du Balkan, soit à Hcikovats, soit à Klisoura. La négociation avec le voilurier ne laisse pas d'être assez curieuse. J'en pourrais confier le soin au garçon de l'hôtel, mais je préfère traiter moi-même; c'est le meilleur moyen d'étudier les hommes et les mœurs. Les cinq ou six cochers des cinq ou six arabas de Lom Pa- 1 Loueurs de voilure.-;, mot turc. lanka sont groupés avec leurs équipages auprès du café turc que j'ai décrit tout à l'heure. Dès qu'ils flairent un voyageur, ils se mettent à crier tous à la fois et à l'abasourdir de propositions discordantes. 11 faut savoir garder son sang-froid au milieu de ce tumulte, apprécier d'un coup d'ceil rapide la solidité de la voiture et celle des chevaux. Je fais prix pour quinze roubles avec Pctko; c'est un beau gaillard à l'œil vif et intelligent; coiffé du kalpak bulgare et chaussé d'un large pantalon à la turque, il semble résumer en lui les deux nationalités qui se disputaient naguère le pays. Au fond, je soupçonne qu'il n'est ni Bulgare, ni Osmanli, mais plutôt Zinznre ou Arménien; il est chrétien, à coup sur, et boit du vin sans scrupule; mais il parle volontiers le turc avec ses camarades. Son araba ne ressemble guère à nos équipages occidentaux. C'est une espèce de tapissière, à dôme bombe; elle est peinturlurée de jaune et do bleu sur toutes ses faces, ornée de paillettes, de verroteries et de guipures; elle se ferme à volonté avec des rideaux de cuir qui abritent suffisamment du vent, du soleil et de la pluie; elle est lourde- ment suspendue, mais résiste fort bien aux cahots du chemin. En somme, un équipage de dentiste ambulant. Quant aux chevaux, ce sont d'admirables bêtes; leurs croupes noires reluisent «l'embonpoint; leurs jarrets nerveux bondissent sans relâche sur la chaussée pierreuse; ils m'ont fait franchir en une journée une étape d'environ quatre-vingts kilomètres; en arrivant, ils semblaient encore frais et dispos. Dans ce long trajet du Danube à la Stara Planina (vieille montagne), le touriste amoureux de pittoresque trouve bien peu de choses à noter; jusqu'au pied du Balkan s'étend une plaine nue. Par-ci par-là quelque champ de blé déjà moissonné ou de maïs encore vert; le plus souvent, des jachères où croissent à grand'peine des arbustes rabougris, moins hauts que l'herbe des steppes cosaques; pas un cep, pas un arbre fruitier. Dans les prairies sans lin paissent de grands buffles aux cornes retournées, au long poil noir; ils se vautrent par troupeaux dans les eaux fangeuses des marcs qui leur servent d'abreuvoirs. Sur les hangars isolés des fermes perchent des cigognes blanches, familières avec L'homme et que le bruit des attelages ne paraît pas étonner. Les villages sont fort rares; parfois un han (auberge) isolé au bord de la route ; mais il faut être indigène pour savoir que c'est une auberge. On chercherait en vain ici les joyeuses enseignes, les bouchons hospitaliers de l'Occident. De Lom Palanka au Balkan, je n'ai rencontré ni une enseigne, ni une affiche; il semble que personne ici ne sache lire ou écrire. On jugerait mal l'état de l'instruction publique dans ces pays en l'appréciant d'après ce détail. L'intérieur de ces hans est fort misérable; un sol en terre battue, des murs en torchis couverts d'images russes lithographiées à Moscou ou à Pétersbourg, et représentant des scènes de la dernière guerre ou des épisodes de la vie du tsar libérateur. Celle qui revient le plus souvent, c'est la reddition de Pleven (Plevna). Mais les artistes ne sont pas d'accord sur les détails; les uns font sortir Osman Pacha en voilure, les autres à cheval. Deux ou trois tables branlantes flanquées de tabourets boiteux; un large banc sur lequel s'accroupissent les consommateurs. L'ali- mcnlation est lamentable : un pain noir, lourd, mal cuit, indigeste, bien inférieur certes à ce fameux pain du siège dont les Parisiens ont gardé le légendaire souvenir; du vin piqué ou fétide, du fromage blanc qui réalise trop à la lettre la formule virgilienne : ...pressi copia lactis. Si du moins on rencontrait aussi les castaneœ molles dont le poète régale ses bergers! La pomtne de terre semble absolument inconnue. On en mange à Sofia, mais je n'ai pu découvrir OÙ on la cultivait. C'est au ban de llasova qu'a lieu notre première halte. 11 est trop noir et trop sale pour que je me risque à y pénétrer. Je m'installe en dehors, à une table où sont déjà assis un paysan bulgare en veste et en pantalon blanc et un monsieur en redingote qui parait être son homme d'affaires. Ils déjeunent tout en causant de prés, de bœufs et de moutons; ils mangent à la gamelle un poulet bouilli qui nage dans une purée de gruau liquide, et déchirent la volaille à belles mains ou à belles dents. Ils me saluent en me tutoyant, et m'invitent à partager leur fortune. Le peuple bulgare ignore absolument le vous des peuples civilisés. Je tolère volontiers ce mode de civilité; mais je n'ai pas assez faim pour accepter une hospitalité dont j'apprécie d'ailleurs la cordialité ingénue. A midi, halte au village important de Koutlo-vitsa. Pelko dételle les chevaux, qui ont vaillamment gagné leur avoine. La commune a encore l'aspect osmanli; les rares boutiques sont des échoppes en bois; les produits anglais, français ou autrichiens, s'y entassent dans un désordre peu élégant. La mosquée s'élève au bord de la route; l'église, comme toujours, se dérobe je ne sais où. Les fez et les turbans sont ici presque aussi nombreux que leskalpaks. Le han qui nous reçoit est le meilleur que j'aie rencontré de Lom à Tatar-Bazarjik; en bas, une salle pour la plèbe des cochers; en haut, un salon pour les voyageurs de distinction. Il est tout à coup envahi par une bande joyeuse et bruyante; ce sont des étudiants bulgares qui arrivent de Zurich et vont passer leurs vacances en Houmélie, un Juif de Pesth qui se rend à Sofia pour y ouvrir une cha- pellerie. Il ignore le bulgare et est fort heureux de trouver des interprètes. La Bulgarie affranchie est devenue une sorte de Far-West, où les esprits aventureux vont maintenant tenter fortune. Hélas! ils ne réussissent pas toujours. Voici précisément un pauvre diable d'Alsacien qui revient de Sofia où il a été chercher une place de garçon brasseur. Il exhibe son certificat d'option et réclame un secours qui, naturellement, ne lui est pas refusé. Le patron du han se multiplie pour être agréable à ses hôtes; son mouton et ses poulets rôtis, assaisonnés de concombres dans la saumure, constituent un menu vraiment appétissant. Son vin blanc se laisse boire. Voyageurs qui viendrez après moi, permettez-moi de vous recommander l'auberge de Koutlovitsa, et si vous m'en croyez, faites-y vos provisions. La halte inévitable de Klisoura vous réserve de pénibles surprises. Nous recommençons à rouler à travers la plaine inculte, nous voyageons maintenant en caravane* Arabas et phaétons, — on appelle ainsi les cabriolets, — se suivent à intervalles inégaux. De temps en temps nous rencontrons de longues files de chevaux qui vont porter au Danube les produits de la Bulgarie, des peaux de mouton ou de chèvre non préparées, des laines mal nettoyées. Ce mode de transport est fort long, mais il coûte peu. Les chevaux sont solides, bien campés sur leurs jarrets et durs à la fatigue. Les animaux trouvent gratis, dans les immenses jachères, le fourrage qui leur est nécessaire; leurs conducteurs se contentent d'une nourriture grossière qui ferait reculer de dégoût nos joyeux rouliers. A sept heures du soir, nous arrivons enfin au pied du Balkan, Cette montagne farouche, que nous avons vue pendant tant d'heures nous barrer l'horizon, se dresse maintenant devant nous toute ruisselante de cascatclles, toute frémissante de verdure. Voici enfin des arbres, de l'ombre, de la fraîcheur; mais c'est au moment môme où le soleil va disparaître que nous atteignons celte oasis. Nous laissons de côté la ville industrieuse de Berkovats; nous tournons à l'est et nous entrons à Klisoura. Ce nom seul nous annonce que nous allons pénétrer dans une gorge étroite. Klisoura, c'est le mot grec Klei$Oltm} la ferme- turc, l'endroit où la vallée se rétrécit brusquement. C'est la Klaus des Allemands, la cluse de certains dialectes français. Bien de frais et de charmant comme cette première rencontre avec le Balkan. Le petit village de Klisoura est bâti au confluent de deux, torrents qui lantùt s'élargissent en nappes riantes, tantôt se resserrent en bruyantes cascatelles. Des scieries, des moulins, mettent à profit la force des eaux écumantes. Des ormes luxuriants, des noyers au feuillage odorant s'élancent à travers les anfracluosités de la roche. Quelle vie charmante on mènerait dans ce coin délicieux... si l'on y trouvait de quoi vivre! Le Balkan, c'est rilémus des anciens, et les beaux vers de Virgile reviennent involontairement à la mémoire : ...0 qui me gelidis in vallilms Ila'mi Sistat et ingenti rarnorum protegat umliru ! 11 semble que les Turcs n'aient jamais mis le pied ici. On n'aperçoit ni turbans, ni mosquées; le village s'étend le long de la gorge; cinq ou six maisons arborent des drapeaux, des lanternes et des enseignes sur lesquelles on lit le titre préten- ticux d'hôtel. Celui d'Italie, où me conduit Petko, se compose de deux étages : un rez-de-chaussée pavé en terre battue, orné d'un lit de camp sur lequel couchent tout habillés les cochers et les gens du commun, un premier réservé aux voyageurs de distinction. On y monte par un escalier boiteux et branlant, lequel aboutit à une trappe. La chambre est meublée d'une table et d'un lit couvert de draps sordides. On y chercherait en vain les meubles indispensables qui garnissent la plus misérable de nos chambres d'auberge. L'hôtel d'Italie est d'ailleurs dépourvu de toute espèce de provisions. Je me vois réduit à aller chercher mon souper à l'hôtel de Macédoine, où mes jeunes compagnons de voyage sont déjà installés. Le handjia paraît Tort affairé; il est en train de tuer un poulet. Au bout de deux heures environ nous obtenions une soupe et une omelette, le tout arrosé d'un vin bolide. Quel contraste entre celte vie grossière et celle qu'on menait à bord des bateaux danubiens ! Qu'on me pardonne de tant insister sur ces détails matériels; ils peignent une civilisation; les Bulgares viennent à peine d'échapper à la domination ottomane, et voilà ce que l'Islam avait fait d'un peuple européen. On ne sait pas encore ici ce que c'est qu'une bonne économie rurale; l'usage des conserves, du lard, du jambon, est totalement inconnu. J'ai rencontré, le long des villages, quelques rares pourceaux, mais je n'ai pu découvrir quel rèle le m cher ange », chanté par le poète gourmet, jouait dans l'alimentation publique. Sa chair était en horreur aux maîtres musulmans, et les raïas voyageaient si peu! C'est pour la même raison sans doute que le vin était si mal fabriqué, si déplo-rablement conservé. En somme, le voyageur soucieux d'un confort quelconque n'a qu'une chose à faire : c'est d'emporter sa literie, ses provisions, et de coucher dans sa voiture. Le paysan bulgare, — tout le monde lui rend cette justice, — est très laborieux, mais il n'est pas inventif; il a la patience résignée du bond', mais il en a aussi la lourdeur. Ces qualités passives faisaient, on le comprend, l'affaire des maîtres osmanlis. Aujourd'hui, les deux tiers de cette intéressante nation sont rendus à la liberté. Ceux qui ont l'honneur de la gouverner ont presque tous fait leur éducation à l'étranger. Ils ont vu comment on vil dans les pays civilisés. Il faut qu'ils apprennent à leurs compatriotes à devenir Européens. Si l'initiative individuelle est trop lente à s'émouvoir, il faut que l'État n'hésite pas à lui substituer la sienne. Si l'industrie privée ne comprend pas ses véritables intérêts, il faut que la concurrence de l'Etat les lui apprenne. L'étranger qui se rend dans la capitale de la Bulgarie affranchie éprouve tout d'abord l'impression d'un pays inculte et barbare. Cela est fâcheux, non pas seulement pour le voyageur, mais pour la contrée dont il emportera un mauvais souvenir. La diète de Serbie n'a pas dédaigné de faire une loi sur les méanas1; l'Assemblée nationale bulgare devrait bien imiter son exemple. On crée des fermes modèles pour l'éducation des paysans; qu'on établisse à Klisoura un hôtel modèle pour l'éducation des handjias zinzares ou bulgares. On fera tout ensemble une bonne alfaire et une bonne action. 1 Auberges de village. Sofia était autrefois une bourgade perdue dans un coin oublié de l'empire ottoman. C'est aujourd'hui la capitale d'un Etat de deux millions d'hommes; les grandes puissances y sont représentées; le commerce européen vient s'y établir. Il faut qu'on puisse y arriver, je ne dis pas sans difficultés, — on ne peut pas supprimer le Balkan, — mais au inoins sans répugnance. Une nuit mauvaise, succédant à un souper détestable, préparc mal le voyageur à jouir des beautés de la Stara planina. Cette nuit d'ailleurs est courte. A quatre heures du matin, alors que la gorge de Klisoura est encore plongée dans une nuit profonde, nous sommes réveillés par les bouviers dont le pesant attelage peut seul accomplir l'ascension de la rude montagne. Le col de Cinci, qu'il s'agit d'atteindre, s'ouvre à 1,500 mètres au-dessus du niveau de la mer; nous sommes ici à Î300 mètres environ; les rampes sont fort dures, les lacets mal établis; la chaussée actuelle traverse des éboulis très-pénibles à franchir pour les chevaux. Quatre bœufs sont attelés à mon araba, et l'ascension commence dans l'ombre de la nuit, au milieu des objurga- lions des bouviers, du bruissement des feuilles et du murmure des eaux. Soudain, le soleil frappe de sa lumière crue les grandes roches qui dominent la montagne. Je suis à pied ma voiture que les quatre bœufs soulèvent péniblement. Nous croisons de longues caravanes qui descendent vers Loin Palanka. La route s'élève de plus en plus, tour à tour dominée par des massifs superbes ou surplombant des ravins grandioses. C'est presque aussi beau que la montée de la Grande-Chartreuse ; malheureusement les sapins manquent complètement. A certains endroits, la montée est tellement rude, que les quatre ruminants n'arrivent même pas à enlever le voyageur; i! faut descendre de voiture et gravir la cote à pied. L'hiver, quand la montagne est envahie par la neige, les communications deviennent absolument impossibles, et Solia reçoit les nouvelles d'Europe par la voie de Constantinople. Le gouvernement fait construire une nouvelle chaussée dont les lacets bien aménagés seront plus facilement accessibles aux chevaux. Elle coûtera, dit-on, huit millions. Nous la traversons à diverses reprises; ingénieurs, contre-maîtres, ouvriers, fourmillent sur ces hauteurs escarpées, (jui semblaient délier l'homme, À neuf heures du matin, nous atteignons le point le plus élevé du col; un vent violent souflle de tous les côtés. Les mamelons gazonnés qui dominent la route portent encore les traces visibles de la dernière guerre. Ce sont les ouvrages de campagne construits par les Turcs pour défendre le passage. Il y a là toute une série de redoutes et de blockhaus élevés autour d'une koula (tour en pierre), détruite par les Russes. On ne s'est point battu, que je sache, au col de Ginci ; les Russes ne sont arrivés ici que lorsque le Balkan avait été franchi plus à l'est. Une clause du traité de Berlin stipule que les fortifications léguées par les Turcs à la Bulgarie devront être démolies. Les Bulgares répondent, non sans quelque apparence de raison, qu'ils n'ont pas les ressources nécessaires pour accomplir ce travail gigantesque. En attendant, ils bénéficient de l'adage cher à M. de Bismarck : Bèali possidentes. À l'ombre de ces redoutes s'élève une construction isolée; c'est l'auberge de Pierre (Petrov Man). C'est là qu'on détache les bœufs et que les arabas sont rejoints par les chevaux qui, partis au jour, ont gravi la montagne sans fatigue. Un pourboire généreux provoque les bénédictions et les signes de croix des bouviers. Ils reçoivent de Parabadjia pour les services de leur attelage la modeste somme d'un rouble (trois francs cinquante) , se réconfortent d'un verre de raki et redescendent vers Klisoura. L'hospitalité de Petrov lian est bien supérieure à celle de l'hôtel d'Italie; une fumée joyeuse Hotte au-dessus de la maison; elle s'échappe à vrai dire par un trou percé au beau milieu dela toiture; une marmite pendue à une corde se balance au-dessus d'un foyer rustique; elle a à subir de terribles assauts de la part d'appétits aiguisés par l'air frais du matin. Le versant méridional de la Stara Planina (vieille montagne) n'a malheureusement rien de commun avec celui que nous venons de gravir. Le cola peine franchi, toute végétation cesse brusquement. C'est maintenant une série de côtes absolument nues, hérissées de cailloux où la voiture est souvent secouée par des cahots furieux. A l'horizon, l'immense plaine de Sofia, dominée par la croupe disgracieuse du mont Yiloucha. La ville s'aperçoit de fort loin, blanche ou grise, suivant que les nuages mobiles promènent sur elle leurs ombres capricieuses; des terres effroyablement ravinées attestent la violence des eaux. Le pays semble désert; les villages y sont presque aussi rares que les arbres. A une station de poste, Petko me demande la permission de faire monter un voyageur. Je lui donne volontiers place. Le nouveau venu m'aborde en langue russe; il me demande quelques détails sur les Français qui s'intéressent aux Slaves, notamment sur MM. Rambaud et Léger. Je les lui donne. Il paraît enchanté d'avoir l'occasion de voyager avec un professeur parisien. C'est un jeune Monténégrin, blond, pâle et délicat, qui, la veille, n'a pu supporter les fatigues du voyage, et qui est resté malade en route. Il a fait des études de droit à l'Université de Moscou, et comme il n'a guère l'espérance d'utiliser ses talents dans la petite patrie monténégrine, il va en Bulgarie avec l'espoir d'y trouver du service. Il ne sait pas encore le bulgare, mais le russe lui est familier, et jusqu'à nouvel ordre l'administra- lion prend des employés où elle les trouve. La langue russe est populaire ici et, dans une foule de circonstances, s'emploie concurremment avec le bulgare. La conversation de mon compagnon improvisé m'aide à franchir sans trop d'ennui la longue plaine de Sofia, dont les blancs minarets semblent fuir devant nous. Enfin, à cinq heures du soir, nous faisons notre entrée dans la capitale de la Bulgarie. / CHAPITRE X SOFIA ET LA BULGARIE. Pourquoi Sofia cA devenue capitale. — Aspect de la ville, les mosquées, la bibliothèque, les églises. lui jetant les yeux sur une carte de la principauté, telle que Ta faite le traité de Berlin, on s'étonne au premier aspect de la situation singulière qu'occupe sa capitale. Elle est en quelque sorte perdue dans un recoin ignoré du sud-ouest, également éloignée du Danube et de la mer Noire. Le centre que la géographie et l'histoire semblaient imposer au choix des Bulgares, c'est la ville de Tyrnovo, l'ancienne résidence de leurs tsars, située presque à égale distance du Timok et du Pont-Euxin, du Danube et du Balkan. Si les patriotes ont choisi Solia, ce n'est pas sans raison. La principauté ne comprend que deux millions de Bulgares sur quatre ou cinq qui peu- pleut la péninsule balkanique; elle n'est (pie l'amorce, le noyau de l'état définitif qui réunira un jour les Bulgares à demi a (franchis de la Rou-mélic orientale et les Bulgares restés sous le joug de la servitude ottomane. Elle est située sur le trajet du chemin de fer qui réunira tôt ou tard Belgrade à Constantinoplc et à Salonique. Abritée des vents chauds du midi par la masse colossale du mont Vitoucha (2,500 mètres), elle jouit d'un climat sain et agréable; elle n'a point de cours d'eau, il est vrai; mais ce détail est peu important dans un pays où, — sauf le Danube, — nulle rivière n'est naviguable. Son passé n'est d'ailleurs pas sans gloire : sous le nom de Ser-dica, elle a été jadis la capitale d'une tribu thrace, celle des Serdes; ce nom revit encore dans celui que lui donnent les Bulgares, Srédels; elle a vu naître non loin d'elle les empereurs Maximin et Galère; au quatrième siècle, elle a été le siège d'un concile. Conquise au début du neuvième par les Bulgares, elle a été à diverses reprises la résidence de leurs princes; plus tard elle est devenue la capitale du Beglerbeg de Roumélie. Des chaussées, fort bonnes pour ces régions, la mettent en communication avec Nich, Lom, Vidclin, Plevna, Salonique, Philippopoli. Sous le régime turc, elle était naturellement peu florissante. Blanqui, notre compatriote, qui la visita en 1841 , la dépeint « bâtie en bois, sale et infecte », et donne un tableau saisissant des humiliations auxquelles les chrétiens y étaient exposés. Aujourd'hui, elle se transforme, et sera bientôt une cité occidentale. Elle a dès maintenant une double physionomie : d'un côté, la ville turque avec ses rues étroites plantées de saules et bordées de boutiques en bois, peuplée de Juifs espagnols, d'Arméniens, d'Osmanlis... et même de Bulgares; de l'autre, la cité nouvelle, avec ses rues larges, ses maisons en pierre de taille, son parc élégant, son Grand-Hôtel, et le nouveau palais du prince qui contera trois millions et ferait honneur à n'importe quelle résidence. Les étrangers commencent à arriver; à côté d'un restaurateur allemand, on rencontre un bazar français et une imprimerie slave tenue par des Tchèques. Sofia, d'ici à quelques années, aura vraiment fort bon air. Elle a été occupée par les Turcs en 1383; elle n'a été affranchie par les u Russes qu'en 1878. Après cinq cents ans de servitude, la voici qui renaît à la civilisation. Le plus ancien de ses édifices, c'est l'église à moitié ruinée de Sainte-Sophie, qui lui a, dit-on, donné son nom. C'est une église byzantine à coupole harmonieuse; elle est aujourd'hui située hors de la ville, ce qui semble indiquer que la ville elle-même s'est déplacée sous la domination ottomane. Les Turcs, naturellement, en avaient fait une mosquée; depuis de longues années elle est abandonnée; le minaret s'est écroulé, et la ruine est redevenue chrétienne. Couverte de mousses et d'herbes folles, sa coupole se dresse solitaire au milieu d'une place silencieuse. A deux pas, on construit le nouveau gymnase qui préparera la jeunesse bulgare à de meilleures destinées. Parmi les nombreuses mosquées, une seule est restée ouverte aux fidèles musulmans; elle est entourée d'une galerie couverte; ses murs sont ornés d'arabesques assez élégants, où les tons bleus dominent, et parmi lesquels se déroulent des versets du Coran. Auprès de cet édifice, on rencontre un hammam plus fréquenté aujourd'hui par les giaours que par les Osmanlis. Il est alimenté par une source sulfureuse thermale de trente-cinq degrés environ. L'établissement actuel est peu confortable et d'une saleté repoussante. Passé dix heures du matin, il est dangereux de s'y baigner. La municipalité do Sofia se propose de capter les eaux bienfaisantes, de les amener dans les nouveaux quartiers et de créer un établissement thermal à la manière de l'Occident. Les sources d'eaux chaudes sont nombreuses au pied du Vitoucha. Sofia leur devra peut-être un jour sa prospérité. La plupart des mosquées tombent en ruine : l'une a perdu l'éteignoir de fer-blanc qui coiffait son minaret; l'autre a sa coupole qui s'effondre. Dans l'une des mieux conservées, la rédaction d'un journal bulgare avait naguère établi ses bureaux. Une autre sert de prison. On L'appelle la Mosquée Noire. La plus belle de la ville, la grande mosquée aux neuf coupoles, Bouyouk Djamij appartient aujourd'hui au ministère de l'instruction publique. C'est dans son enceinte que sont établis l'imprimerie de l'État, la bibliothèque nationale et le musée. Ceci tuera cela. Du temps des Turcs, la typographie était, bien entendu, absolument ignorée à Sofia. L'Imprimerie nationale, habilement dirigée par un Bulgare, M. Kirkov, occupe une soixantaine d'ouvriers. Elle possède une machine à vapeur et a reçu les derniers perfectionnements techniques; j'y ai vu des œuvres de luxe d'un goût très-délicat; une partie des ouvriers sont, il est vrai, des étrangers, des Croates pour la plupart, mais tous les apprentis sont Bulgares; ils montrent beaucoup d'assiduité et d'intelligence. D'ici à quelques années ils seront en état de remplacer leurs maîtres. La bibliothèque publique occupe l'autre moitié de la grande mosquée; elle compte déjà douze mille volumes; elle est tenue avec un ordre excellent et ouverte tous les jours, même le dimanche. L'Assemblée nationale bulgare lui alloue un subside annuel de quinze mille francs. On commence également à recueillir les éléments d'un inusée, pour lequel le sol historique de l'ancienne Mésie fournira de nombreux trésors archéologiques. Mon guide m'a montré, non sans émotion, parmi les objets bulgares, un canon de bois qui a servi pendant les dernières insurrections. Je voudrais qu'on ne négligeât pas de recueillir au musée tous les objets d'art musulman (pii offrent quelque intérêt. J'ai constaté plus d'une fois que les trottoirs de Sofia étaient pavés avec des turbés (pierres tombales) couverts d'arabesques délicats ou d'inscriptions. Plusieurs coffres renferment de nombreux manuscrits arabes, turcs et persans, apportés ici par un des derniers mutessarifs; quelques-uns proviendraient, dit-on, de Samarcande. Ils ne sont encore ni classés ni décrits. Je signale cette collection aux orientalistes. La salle de travail de la bibliothèque est ornée de portraits du prince régnant et de l'empereur Alexandre IL On ne saurait imaginer combien le souvenir du tsar libérateur est populaire ici. Il semble planer sur toute la Bulgarie. A Sofia même, un monument a été récemment élevé en son honneur; c'est une pyramide de pierre blanche, du meilleur goût. Le soubassement porte celte inscription en langue slavonne : AU TSAR LIBÉRATEUR : SEIGNEUR, GLOIRE SOIT NON A MOI, MAIS A TON NOM. Sofia possède plusieurs églises chrétienne»; la principale est la cathédrale orthodoxe; elle n'a, comme tous les édifices construits sous la domination turque, ni clocher ni coupole; mais elle est remarquable par l'élégance de ses proportions. Je la préfère de beaucoup à la cathédrale de Belgrade, où l'on sent trop l'influence du style jésuite autrichien. L'intérieur est décoré avec goût; j'ai surtout remarqué le trône du métropolitain surmonté d'un baldaquin en chêne sculpté : c'est l'œuvre d'un paysan autodidacte. Je parlais tout à l'heure de la lourdeur du peuple bulgare; elle est loin d'exclure tout instinct artistique. Il suflit pour s'en convaincre de jeter un coup d'œil sur les costumes populaires : les tabliers des femmes, les vestes blanches des jeunes gens, sont brodés d'ornements fort délicats. Les jeunes filles entrelacent avec goût dans leurs cheveux les fleurs et les sequins, qu'elles remplacent trop souvent, hélas! par des boutons de porcelaine. J'ai assisté, non loin de Sofia, dans le village de Kniajevo, à la danse nationale du choro; un jeune musicien de quatorze ou quinze ans jouait des airs traditionnels sur une flûte de roseau avec une justesse et un rythme parfaits. Le choro bulgare, plus compliqué que le kolo serbe, est d'une rare élégance. Un maître de ballets y trouverait des motifs délicats qui charmeraient certainement le public blasé de nos scènes lyriques. Il n'y a pas encore de théâtre en Bulgarie; mais on commence à donner des représentations d'amateurs. La société de Sofia y prend un vif intérêt. La presse a pris un développement rapide depuis l'émancipation. Sofia possède plusieurs journaux politiques, dont l'un publie des articles en russe et même en français. L'Agence Havas y entretient un correspondant. Il y a jusqu'à une feuille turque! Il a fallu l'affranchissement des chrétiens pour donner aux musulmans le droit d'imprimer leurs idées en leur langue! CHAPITRE XI SITUATION POLITIQUE DE LA PRINCIPAUTÉ. Russes et Bulgares.— Libéraux et autoritaires. — L'armée; l'instruction publique.— Avenir de la principauté. De par le traité de Berlin, la principauté fait partie intégrale de l'empire ottoman et reconnaît la suzeraineté de la Porte. Elle doit même, en principe, lui payer un tribut; ce tribut no sera sans doute versé que le jour où la Turquie aura elle-même réglé l'indemnité de guerre qu'elle a promise à la Russie; c'est un compte renvoyé aux calendes turques. Le Sultan pourrait, il est vrai, déléguer au Tsar la dette de ses vassaux bulgares; on voit ce qui résulterait de cette combinaison. Du reste, en fait, la Bulgarie est vassale do la Russie; l'occupation à laquelle le traité de Berlin croyait avoir mis fin continue sous une forme atténuée. Le prince que les Bulgares se sont donné est, il est vrai, d'origine germanique; mais il servait dans l'armée russe, et il est apparenté à la famille impériale. Le ministère de la guerre a, jusqu'au mois de septembre 1 883, toujours été confié à un Russe. L'armée bulgare compte plus de deux cents officiers russes; les uniformes sont calqués sur ceux de l'armée libératrice; les commandements se font en russe. L'étranger qui assiste à une parade militaire pourrait se croire brusquement transporté sur quelque esplanade de Kiev ou de Moscou. Une partie de la jeunesse bulgare a fait campagne avec Gourko et Skobelev; l'armée nationale, — qui avec les milices monte à plus de cent cinquante mille hommes, — a donc accepté sans répugnance le seul idiome dans lequel il lui fut possible de s'instruire. Voici d'ailleurs un fait curieux qui montre que cette anomalie apparente répond à un besoin réel. Le congrès de Berlin a, comme on sait, créé à côté de la principauté de Bulgarie celle de Roumélie, en haine de la Russie et dans le secret espoir de consolider la Turquie expirante. La Roumélie est censée n'être qu'une province turque pourvue d'une certaine auto- iiomie. Elle n'a point de ministère de la guerre, mais une simple direction de la milice et de la gendarmerie. Les officiers supérieurs nommés par le Sultan sont Allemands ou Français. Eh bien, les troupes i'Oiunélioles sont commandées en langue russe. « Il nous était impossible, me disait un officier prussien au service de la Rou-mélie, d'improviser une langue militaire bulgare, et nous ne pouvions pourtant pas commander les Bulgares en français ou en allemand. » Le môme phénomène, —je le faisais observer plus haut,—se reproduit partiellement dans un certain nombre d'administrations; des fonctions importantes sont confiées à des Busses, étrangers à l'idiome bulgare. Avec la langue, les moeurs russes commencent également à s'introduire dans le pays. Ceci a son bon et son mauvais côté. L'armée bulgare, par exemple, n'a rien à gaguer à voir pénétrer dans ses cercles le gout du Champagne et des cartes. J'ai entendu à ce sujet des plaintes sérieuses, et je souhaite qu'elles parviennent jusqu'au ministre de la guerre. En aucun pays, les réunions d'officiers ne doivent dégénérer en cabarets ou en tripots. Ed revanche, la vie sociale devra beaucoup à l'exemple de la vie russe, à l'introduction du (hé et du samorar. Là où règne le samovar, les réunions intimes se multiplient; la femme apprend à jouer son rôle de maîtresse de maison; elle se mêle aux conversations des hommes et sort du gynécée où les mœurs orientales la tenaient enfermée; les hommes, de leur coté, ne désertent plus le foyer domestique pour le café ou la brasserie. Je ne serais pas étonné de voir, d'ici à quelques années, la vie de salon plus développée chez les Bulgares, — grâce au thé, — que chez les Serbes leurs aînés en liberté et en civilisation. Le ministère de l'intérieur est aujourd'hui confié à un général russe1; plusieurs Bulgares ont occupé ce poste; ils n'ont pu s'y maintenir. Ils manquaient, m'assure-t-on, d'autorité et ne savaient pas gouverner. Cela n'a rien d'étonnant chez un peuple récemment affranchi, et qui a lutté pendant de longues années, tantôt par des menées occultes, tantôt à ciel ouvert, pour la liberté. Ceux qui ont été ensemble à la peine 1 Qu'en n'oublie pas uue tout ceci é'aU écrit en 1882. L fc S BULGARES. 217 savent rarement être ensemble à l'honneur. Qui dit gouvernement dit commandement et obéissance, Chez une nation où le principe d'autorité n'est pas encore fondé sur une longue pratique, il est difficile d'obéir à ceux qui étaient hier des égaux ou des inférieurs. Les Bulgares ont dû, comme les tirées, comme les Roumains, aller chercher un prince à l'étranger. Ce prince, à son tour, se voit obligé de prendre certains ministres en dehors do la Bulgarie. En arrivant chez le peuple qui l'avait appelé, il a trouvé une constitution calquée sur celle des nations qui avaient déjà une longue vie dans l'histoire; il s'est senti incapable de gouverner avec elle, et il a réclamé des pouvoirs plus étendus «pie ceux qu'elle lui conterait. Actuellement, la Bulgarie se trouve partagée entre deux partis : ceux qui désapprouvent la politique militante du souverain, ceux qui estiment (pic leur pays no peut acquérir tout à la fois l'indépendance nationale et la liberté politique. Il est ditlicile, téméraire peut-être, à un étranger de se prononcer pour l'une ou l'autre des deux factions. Que mes amis bulgares me per- 13 mettent cependant d'exprimer un humble avis. Je ne crois pas que les constitutions libérales soient précisément faites pour les peuples enfants. Ce sont des engins perfectionnés; ils demandent, pour être maniés avec succès, une expérience qui ne s'acquiert, hélas', qu'avec le temps. Echanger brusquement le régime arbitraire des pachas contre le plein exercice de la liberté parlementaire, c'est là pour un peuple une dangereuse épreuve : c'est comme si Ton passait brusquement à l'air libre en sortant d'une cloche d'air comprimé. Dans la vie des peuples comme dans celle des individus, il y a des lois physiologiques inéluctables. D'autre part, chez une nation inexpérimentée, les querelles politiques, les discussions des assemblées absorbent trop souvent en des luttes stériles une activité qui trouverait mieux son emploi dans l'étude assidue des perfectionnements matériels, des progrès économiques. Certes, le droit de réunion, la liberté de la presse, la responsabilité ministérielle, sont pour un peuple de précieuses prérogatives. Sont-elles indispensables à une nation qui ne sait encore l'aire ni son pain ni son vin, qui laboure encore avec une charrue de bois, et chez qui la moitié du sol est en jachères? J'en doute; s'il m'était permis de faire un vœu en faveur des Bulgares, je leur souhaiterais moins un souverain constitutionnel qu'un bon tyran, un sultan Mahmoud, un Pierre le Grand inexorable et farouche qui les fît entrer de force en Europe, qui osât forcer chez eux la marche du progrès et les émanciper définitivement des traditions ottomanes, comme le Tsar de fer émancipa son peuple des traditions byzantines ou lartares. Je ne suis pas de ceux qui voient d'un œil inquiet la prépondérance de la Russie dans la partie orientale de la péninsule balkanique. Depuis que Vienne a mis la main sur la Bosnie et l'Herzégovine, ce n'est plus Pélersbourg qui menace dans ces régions l'avenir de la paix européenne. Consciente ou inconsciente, l'Autriche n'est en Orient que l'avan(-garde de l'Allemagne. Elle continue, suivant une tradition inélue-table, à travailler « pour le roi de Prusse ». 11 n'est pas mauvaisqu'unegrande puissance lu i fasse contre-poids et puisse au besoin la tenir en échec. Tous les eflbrts de la Bulgarie doivent tendre à ne pas laisser s'établir chez elle celle influence autrichienne qui, en ce moment, pèse si lourdement sur la Serbie. L'Autriche-Hongrie prétend faire la police au Danube et isoler de l'Europe ces petits Etats auxquels la Turquie interdit d'autre part l'accès de la Méditerranée. Que la Bulgarie se hâte d'entrer en rapport avec l'Occident. Qu'elle presse par tous les moyens possibles l'achèvement des chemins de fer qui doivent la rattacher d'un côté à Belgrade, de l'autre a Saloniquc et à Constant i no pie. Qu'elle crée sur le Danube une flottille nationale qui lui permette d'échapper au monopole lyrannique de la I)a-naudampschiffahrtgèsllschaffl. N'a-t-on pas vu, du temps de la domination turque, les capitaines autrichiens livrer au pacha, avec l'aide des consuls, les bulgares suspects qui naviguaient sous le pavillon jaune et noir? Aujourd'hui, les douaniers autrichiens prétendent encore exercer le droit de visite sur les bagages des voyageurs qui vont de Serbie en Bulgarie sans toucher le sol hongrois. Ceci, — je l'ai déjà fait remarquer plus haut, — me paraît un abus violent, contie le- quel notre diplomatie aurait déjà dù protester. On annonce qu'une compagnie russo-bulgare \ientde s'organiser pour établir, entre les ports de la mer Noire et ceux du bas Danube, des relations indépendantes. C'est là une tentative que les Bulgares ne sauraient trop encourager, dût-il même leur en coûter quelque argent. On annonce également rétablissement d'une société de navigation roumaine au capital de cinq millions. Il serait peut-être plus sage que les trois États, serbe, roumain et bulgare, s'entendissent pour fonder une entreprise internationale. J'ai parlé plus haut de la chaussée dispendieuse (pie le gouvernement actuel construit entre Sofia et Lom Palanku. Il y a beaucoup à faire pour la voirie dans un pays sillonné de montagnes, où le régime des eaux et forêts est tout entier à établir. Dans les régions (pie j'ai parcourues, — sauf de Klisoura à Petrov-IIan, — la barbarie turque a fait table rase. Elle n'a laissé derrière elle ni un chêne ni un pommier. La plus grand)1 partie du sol reste inculte; bien exploitée, la Bulgarie pourrait nourrir une population double de ce qu'elle possède au jour- d'hui, Elle pourrait alors tenter les entreprises pour lesquelles les ressources lui font défaut en ce moment. Parmi les services publics, ceux qui m'ont paru les mieux organisés sont ceux de la guerre et de l'instruction. La législation est encore à faire : on continue de juger d'après des lois turques, imitées par bonheur de nos lois françaises, et dont il n'existe pas encore de bonnes traductions bulgares. Des étrangers de diverses nations travaillent dès maintenant à l'œuvre de codification. Ainsi, j'ai rencontré à Sofia un ancien magistrat français qui travaille en ce moment à rédiger une loi communale. L'armée fait grand honneur aux Russes qui l'ont organisée. Avec les cent cinquante mille hommes et les cent canons qu'elle peut mettre en campagne, elle constitue dès maintenant un élément militaire très-respectable. Les Bulgares prennent fort au sérieux les devoirs que leur impose l'intérêt de la patrie. La milice s'exerce régulièrement tous les dimanches. Dans ce pays démocratique et patriarcal, on peut voir des ministres en fonction prendre place dans le rang et faire, sous les ordres d'un caporal, l'ccole du soldai. C'est par l'école surtout (pie s'opérera la régénération du peuple bulgare. Les patriotes l'onI bien compris. Sous la domination ottomane, tous leurs efforts ont tendu à créer des écoles indigènes; les instituteurs furent les premiers apôtres d'une émancipation morale qui devait fatalement suivre l'émancipation politique. Dès que les Russes eurent mis le pied sur le sol de la Bulgarie, une direction provisoire de l'instruction publique fut créée; elle a été depuis transformée en ministère. Celui-ci a déjà eu plusieurs titulaires; le plus éinincnt est sans contredit M. Joseph Constantin Jireczek, Ce jeune savant n'est pas Bulgare d'origine, mais personne n'a rendu plus de services que lui à la Bulgarie. Il est d'origine tchèque; son père, M. Joseph Jireczek, un érudit de premier ordre, a été ministre de l'instruction publique à Vienne, dans le cabinet Hohenwart (1871); son aïeul est l'illustre historien Schafarik, l'auteur des Antiquités slaves. Dès sa jeunesse, M. Jireczek s'est senti appelé vers les études historiques. La Bulgarie, 224 L A SAVii. LE DANUBE ET LE BAI. K AN. encore presque inconnue, attira surtout son attention. En 1872, à vingt ans à peine, il publiait une bibliographie de la littérature bulgare; en IS7(i, il faisait paraître à Prague son Histoire des Bulgares, ouvrage entièrement nouveau cl qui révéla tout un monde. Il fut immédiatement traduit en allemand et en russe, line édition française est en préparation. On peut imaginer avec quel enthousiasme le jeune savant salua la renaissance d'un peuple qu'il connaissait mieux (pie personne, et dont les destinées l'intéressaient passionnément. Il venait d'être nommé professeur adjoint à l'Université de Prague, quand le nouveau gouvernement eut l'heureuse idée de l'appeler à Sofia pour l'attacher au ministère de l'instruction publique. Il fut d'abord secrétaire général, puis plus tard titulaire du portefeuille. C'est en cette qualité qu'il a eu l'honneur de publier le premier rapport olliciel sur les travaux de son département1. Malheureusement, dans un pays constitutionnel et parlementaire, les ministres sont responsables et solidaires. M. Ji- 1 Glavno hlnjenie na Negovo Vifotcheatvo, Kniozt, etc., imprimerie de l'Étal, 1882. rcezek dut su com promettre cl se fatiguer i nu ti— lcinent dans des conflits où la science n'avait tien à voir. Ecœuré, il douna sa démission. Il restera désonnais à Solia avec le titre de conseiller près le ministre de l'instruction publique. Cette situation le met au-dessus des fluctuations de la politique; elle sera, il faut l'espérer, respectée par tous les partis qui se succéderont au pouvoir. La Bulgarie ne saurait impunément se priver des services d'un ami aussi dévoué, d'un serviteur aussi émineut. Sur ma proposition, M. Jules Ferry a bien voulu, pendant son dernier ministère, conférer à son jeune collègue les palmes d'officier de l'instruction publique. Jamais distinction ne fut plus méritée. Parmi les personnes qui ont précédé M. Jirec-zok dans l'organisation de l'instruction publique, il serait injuste d'oublier 31. Dri nov, qui fut changé d'organiser le département pendant la période d'occupation russe. M. Drinov, Bulgare d'origine, est l'auteur d'excellents travaux bis-toriques qui lui ont valu une chaire à L'Université de Kharkov. Quand la guerre éclata, il vint se mettre au service de ses compatriotes; mais il a 18. lini pur préférer la paix de Ja vie universitaire à l'atmosphère agitée de la Bulgarie, et il est retourné en Russie, Au mois d'avril 1879, à l'époque où l'on discutait encore chez nous la question de l'enseignement obligatoire et où une partie de nos classes dirigeantes réclamait la liberté de l'ignorance, cette question était déjà tranchée en Bulgarie par l'Assemblée des notables réunie à Tyrnovo. Il va de soi qu'il y a loin du principe à l'application; la loi spéciale qui doit la réglementer n'a pas encore été présentée. Cependant, les efforts du gouvernement et de ses agents ont déjà obtenu des résultats fort remarquables, eu égard aux circonstances. Voici des chiffres qui ont leur éloquence. Dans un canton perdu de la principauté, celui de Kuslendjil, sur les frontières de la Macédoine et de la Serbie, on comptait, en 1878, pour 50,000 habitants, 3 écoles primaires laïques et 5 ecclésiastiques. Pendant l'année 187(.)-1880, il a été ouvert %\ écoles de garçons et une de fdlcs, avec un personnel de 2'.\ instituteurs, % institutrices, 743 élèves gar- çons et (i9 élèves filles. L'année suivante, on comptait 31 écoles, 37 instituteurs, et 1,350 élèves. Passons brusquement de l'ouest à l'est. Dans le canton de Schoumen (Choumla), il y avait 18 écoles bulgares en 1876 et 43 en 1881. Voyous les chiffres d'ensemble. En 1878-1879, on comptait 1,088 écoles primaires; en 1881, il y en avait 1,365. Les progrès de l'instruction publique sont d'autant plus intenses qu'on approche davantage de la mer Noire; l'ouest, tout comme chez nous, est plus arriéré. Les habitants de la plaine de Sofia, les Schoptsi, jouissent, à tort ou à raison, d'une fâcheuse réputation de lourdeur et d'opiniâtreté. Dans le district déjà nommé de Kustendjil, on cite une commune où l'arrivée de l'inspecteur chargé d'ouvrir une école fut considérée par la population comme une calamité publique. Les paysans cachaient leurs enfants; les mères, en les voyant aller à l'école, poussaient des hurlements et s'arrachaient les cheveux. Tout autre est le caractère des habitants dans l'est de la principauté. « Là, dit M. Jercczek, l'école est déjà devenue une nécessité pour les paysans. Ils l'ont instruire leurs enfants sans qu'on ait besoin de les exciter; ils suivent les progrès de leurs écoles et ils en sont fiers. » Les districts de Tyr-novo, Gabrovo, Schoumen, Provadia, occupent le premier rang. Certes, même dans ces provinces, l'idéal de l'enseignement obligatoire n'est pas encore réalisé, mais on en approche. A Sistovo, le nombre des enfants fréquentant l'école est déjà de 00 pour 100; à Schoumen (Choumla), il est de 8> pour 1 00. Les écoles primaires sont entretenues aux trais des communes et, ce qu'il y a de plus curieux, des églises; on leur applique les deux tieis du produit des cierges brûlés par les fidèles. Or la fabrication de ces cierges constitue un monopole du clergé, qui se trouve ainsi contribuer à l'instruction laïque. D'autre part, les communes abandonnent au profit de l'école une partie de leur domaine. Jusqu'à l'occupation russe, les maisons d'école étaient misérables. On en a déjà construit plus de quatre cents. Jl est plus facile d'élever ces modestes édifices que de créer un personnel enseignant. Sous la domination turque, les Bulgares intelligents qui L E S BULGARES. 22fl voulaient rester dans leur pays cl le servir n'avaient guère d'autres ressources que de se faire instituteurs, prêtres ou médecins. La plupart d'entre eux ont été, depuis l'émancipation, absorbés par les carrières administratives. Ceux qui sont restés fidèles à l'école ont été chargés de dresser à la hâte des jeunes gens de bonne volonté. Après six semaines ou deux mois de conférences pédagogiques, des adolescents ont été improvisés instituteurs. Les deux tiers des ma il i'es bulgares sont aujourd'hui âgés de dix-sept à vingt-quatre ans. Ils suppléent à leur inexpérience à force de bonne volonté. En 1 SB I, deux écoles normales ont été établies, Pu ne à Vratsa, l'autre à Schoumen (Choumla). A coté de ces écoles purement bulgares, le gouvernement a dû conserver les écoles musulmanes, — il y a encore environ trois cent mille Turcs dans la principauté; leur enseignement a un caractère purement religieux, — et les écoles israélites. Les Juifs de la Péninsule sont, comme on sait, les descendants de ceux qui furent jadis exilés d'Espagne par Philippe IL Ils parlent, encore aujourd'hui l'espagnol. Cette circonstance nous explique pourquoi ils apprennent le français plus aisément que les Slaves. Leurs écoles, fort primitives, ont reçu clans ces derniers temps d'heureux perfectionnements, grâce aux efforts de Y Alliance Israélite. Cette année même, à rétablissement juif de Samakov, les examens ont eu lieu dans notre langue. Les méthodistes américains ont ouvert dans cette même ville une institution dont on dit grand bien; ils poursuivent sans doute une propagande religieuse; mais les jeunes Bulgares qui suivent leur enseignement ne sont pas forcément tenus d'embrasser le protestantisme. Il en est de même de l'école récemment établie à Sofia par les Pères français de l'Assomption. Les slavophilcs de Moscou, jaloux de ces influences étrangères et soucieux de la foi orthodoxe, annoncent l'intention d'ouvrir prochainement une -école russe à Sofia. Tant mieux; la jeunesse bulgare ne pourra que gagner à cette rivalité de généreux efforts. Quant à nous, Français, notre devoir est de soutenir par tous les moyens possibles, non-seulement à Sofia, mais à Philippo-poli et Andrinople, des établissements qui font aimer notre langue et notre pays, et qui sont libéralement ouverts aux enfants de toutes les confessions. Je reviendrai plus loin sur cette question, qui intéresse au plus haut point l'avenir de notre influence en Orient. La plupart des écoles ne comprennent que deux ou trois classes. Un certain nombre de localités ont ajouté des classes supplémentaires où l'on donne un commencement d'instruction professionnelle. Douze villes possèdent des établissements secondaires. Sofia a un gymnase classique où Ton étudie les langues anciennes. On n'a pas pu songer à créer cet établissement de toutes pièces; le personnel et les élèves lui auraient fait également défaut. La première année, on s'est contenté d'ouvrir une seule classe; on en ajoute une chaque année. 11 a fallu se servir, au début, d'édifices peu appropriés à leur destination pédagogique. Les gymnases de Lom Palan ka et de Sofia se construisent en ce moment et seront prochainement achevés. Les maîtres sont pour la plupart des Bulgares émigrés qui ont fait leur éducation aux universités de Russie et d'Autriche. On compte parmi eux un certain 23 2 LA SA V F, LE DANUBE ET LE UAL KAN. no ni brc de Tchèques cl de Croates; Les traiter monts varient de 3,600 à 4,500 lianes, ce qui, vu la simplicité des mœurs et la valeur de l'argent, constitue une rémunération très-suffisante. Le nombre des élèves s'accroît très-rapidement. Pendant l'occupation russe, lorsqu'on a ouvert les premiers établissements secondaires, il était de 365; aujourd'hui, on en compte près de £,000; un quart environ reçoit des subventions de l'État. Il va de soi que, jusqu'à nouvel ordre, renseignement supérieur n'existe pas. Les futurs officiers sont instruits à l'Académie militaire de Sofia, sous la direction d'ollicicrs russes. Une école d'agriculture doit être prochainement ouverte à Roustchouek, On ne saurait trop se hâter; l'ignorance du paysan a besoin d'être vigoureusement secouée. On réclame l'institution d'une école de droit et de sciences administratives pour former des fonctionnaires. Provisoirement, les jurisconsultes, les médecins, les industriels de la principauté font leur études à l'étranger. La plupart d'entre eux ont des bourses du gouvernement; un riche négociant de Tyrnovo a légué récemment une somme de 300,000 francs, dont le revenu doit être employé à subventionner des missions scientifiques. De tels actes de générosité ne sont pas rares chez les négociants bulgares. Au ministère de l'instruction publique est rattaché le bureau de statistique, dirigé par un mathématicien distingué, M. Sarafov. C'est lui qui a publié le premier recensement raisonné de la principauté. Il accuse un total de 1,998,983 habitants. J'ai parlé plus haut de la bibliothèque et du musée; je n'y reviendrai pas ici. Je dois ajouter (pie le ministère fait de louables efforts pour doter de collections scientifiques les établissements d'enseignement secondaire. Cinq gymnases ont déjà reçu des instruments météorologiques. Enfin, Sofia vient de voir renaître la Société de littérature bulgare qui existait avant la guerre à Brada, en Roumanie, et que les événements avaient dispersée. Cette compagnie a publié pendant la première phase de son existence le meilleur recueil périodique qui ait encore paru en langue bulgare. La nouvelle série s'annonce fort bien. Les deux volumes que j'ai eus sous les yeux, renferment des travaux excellents. Si les suivants se maintiennent à la même hauteur, la Revue prendra une place très-honorable à côté du Glasnik de Belgrade et des Mémoires de l'Académie d'Agram. Ce sont là certes de louables efforts. Ils méritent d'être signalés à l'attention et à la sympathie de l'Occident. Il y a cinq ans à peine que la Bulgarie est rendue à elle-même. Dans ce court espace de temps, elle a su prouver qu'elle était digne de reprendre sa place parmi les nations européennes, qu'elle apporterait à l'Orient régénéré un précieux élément de force, d'ordre et de civilisation. CHAPITRE XII DE SOFIA A PIIILIPP0P0 1.1. Le brigandage.— La grand'route. — tchliman. — Tatar-Bazarjik, Pendant mon séjour à Solia, j'avais eu d'abord l'intention de visiter en détail la Bulgarie du Nord ; je comptais me rendre par Orklianié à Plovna, de là à Tyrnovo, l'ancienne capitale, enfin à Rouslchouk, où j'aurais rejoint le chemin de 1er de Varna. Plusieurs circonstances mo décidèrent à changer d'itinéraire; d'abord,—je l'avouerai, dùt-on m'accuser do lâcheté, — la difficulté des voyages, l'organisation défectueuse des postes, les fâcheux renseignements (nie je recueillis sur l'état des auberges où j'aurais à demander l'hospitalité. J'étais venu avec l'intention de faire une excursion en Bulgarie; il s'agissait maintenant d'une expédition pour laquelle je n'étais pas outillé, et qui réclamait plus de temps que je n'en avais à ma disposition. Par-dessus le marché, le journal officiel annonçait que des bandes de brigands turcs avaient paru dans un certain nombre de districts de la principauté. Chaque jour des télégrammes nous apportaient le récit de leurs exploits 1. Une partie de la principauté était mise en état de siège; les ministres de l'intérieur et de la guerre, deux généraux russes, qui devaient savoir à quoi s'en tenir, m'engageaient à être prudent et à ne point m'a-venturer au delà d'un certain rayon. On m'offrait, il est vrai, une escorte de gendarmes, mais je n'aime point voyager en si pompeux équipage. Certains de mes amis, — des libéraux bien entendu, — m'engageaient à ne prêter foi ni aux télégrammes ofliciels ni même aux assurances des membres du gouvernement. « Le brigandage n'était, disaient-ils, qu'une manœuvre électorale »; si l'on proclamait l'état de siège dans cerlains districts, c'était uniquement pour avoir un prétexte de peser sur les populations à la 1 Ces eip'oits ifonl pas encore cc.«sé au moment on j'écris ces lignes. veille des élections qui devaient renouveler l'Assemblée nationale. Brigandage à part, il n'est pas toujours commode pour un touriste isolé de voyager en Bulgarie. Le paysan est méfiant; il flaire dans tout étranger qui vient pour étudier le pays un espion, un agent anglais ou autrichien. Peu de temps avant moi, un Kusscde mes amis était aller flâner au pied des Balkans; il portait, pour se garantir du soleil, un chapeau à double visière de mode britannique et était muni de la carte de l'élat-major autrichien. Des paysans l'avaient arrêté : a Tu es un espion, lui disaient-ils, tu portes un chapeau anglais et lu as dans fa valise des papiers allemands. » Que répondre à cela? Le Busse eut grand'peinc à se tirer d'affaire. Toutes réflexions faites, je me décidai pour une excursion à Philippopoli. Il n'était d'ailleurs pas sans intérêt de visiter, l'une après l'autre, les deux capitales, et d'étudier tour à tour la situation du peuple bulgare dans la principauté vassale et dans la Roumélie autonome. Oc Sofia à Philippopoli, les communications ne sont guère plus aisées que de Sofia au Danube. Les postes des deux États ne correspondent pas entre elles; il Tant, bon gré, mal gré, recourir à l'industrie errante des arabadjias et coucher deux fois en route : la première à Ichtiman, la seconde à Tatar-Bazarjik, où l'on rejoint le réseau des chemins de fer ottomans qui dessert Philippopoli, Andrinople et Stamboul, Le voyage est médiocrement intéressant. Au sortir de Sofia, la route s'élève lentement, laisse à gauche un grand cimetière musulman, planté de pierres non dégrossies, et passe entre deux mamelons couronnés de redoutes construites par les Turcs lors de la dernière guerre. Elles n'ont d'ailleurs servi à rien; le Balkan une fois tourné par Gourko, elles sont tombées sans coup férir aux mains des Busses. A droite, le mont Y i toucha élève sa croupe disgracieuse et pelée. A ses pieds, les monastères de Dragolevci et de Bojana se dissimulent derrière des massifs de verdure. J'ai visité celui de Dragolevci; il possède une église, ou plutôt une chapelle bulgare du quinzième siècle. Elle est ornée de fresques assez curieuses, malheureusement gâtées par l'humidité. Tout le personnel du couvent se composait d'un unique moine qui paraissait mener une vie assez douce; en son absence, les domestiques nous offrirent une hospitalité qui ressemblait peu à celle de l'abbaye de Thélème. À dix kilomètres environ de Sofia, on franchit 1'Isker, un torrent fougueux en hiver, presque sec en été; c'est l'OLcus des anciens. On l'a longtemps rattaché au bassin de la Maritsa; on a découvert qu'il traverse le Balkan dans une gorge fort pittoresque, niais inaccessible aux humains, et qu'il va se jeter dans le Danube au delà de Nicopoli. Derrière le mont Vitoucha apparaît le Kilo, célèbre par son monastère, qui a été pendant des siècles le sanctuaire inviolé de la religion orthodoxe et de la nationalité bulgare. A l'horizon bleuit la masse imposante du Rho-dope, où vivent encore aujourd'hui les Bulgares musulmans, les Pomaks. C'est chez ces Pomaks qu'un patriote trop ingénieux a prétendu retrouver la légende d'Orphée mise en vers bulgares. La route que nous suivons a vu passer bien des peuples et bien des armées. C'est elle qui allait jadis de Byzanceà Singidunum; le chemin de 1er qui doit la suivre réunira prochainement Bel- grade à Constantinople. Elle est bordée do nombreux tumuli dont Hérodote constate déjà l'existence ; là reposent les anciens peuples de la Thraco. Une route romaine, dont on reconnaît par endroits le pavage, est encore nommée route de Trajan. Nous retrouvons plus loin le souvenir du grand empereur; après tant de siècles, il semble encore planer sur ces contrées. Cette plaine de Sofia est d'ailleurs aussi nue <> chapitre IV L'hospitalité croate. — Croates et Serbes, — L'étiquette. — La religion. — Le clergé. — Mgr Strossmayer et la liturgie slave....................................... ti5 16 2T8 TABLE DES MATIÈRES. CHAPITRE V Les Croates catholiques et les Serbes orthodoxes. — Situation politique du royaume triunilaire. — La ban, la frontière militaire, griefs des Croates....................... 7.'$ chapitre VI belgrade, le danube et la serbie, Belgrade il y a quinze ans et aujourd'hui. — Progrès accomplis. — Ce qui reste à faire. — Vexations policières ; les passe-ports. — La douane autrichienne. — Les forçats. — La vie sociale et les partis........................ S9 CHAPITRE VII La Serbie après le traite* de Barlin. — L'armée. — L'instruction publique. — Los institutions scientifiques ; le musée ; la presse et la littérature.— Le Kulturkampf.— La Serbie, la Russie et l'Autriche......................... 117 CHAPITRE VIII sur le danube. — la traversée des portes de fhr. Le Danube sous Belgrade. — Smederevo. — Baziasch, — Les Portes de Fer. — Babakaï. — Le château de Goloubats.— Drenkova. — La table de Trajan. — La chapelle de la couronne. — Adah Kaleh. — Turn Severin. — La Bulgarie ......................................... 149 CHAPITRE IX l.i i m palanka. — ».e balkan. Lom Palanka. — Histoire d'un panslaviste. — L'araba. — La grand'route. — Les hans. — Un village. — Une nuit à Klisjura. — L'ascension du Balkan............... 177 CHAPITRE X sofia et la bulgarie. Pourquoi Sofia est devenue capitale. — Aspect de la ville, les mosquées, la bibliothèque, les églises.............. 203 TABLE BES MATIÈRES. 2 7!> CHAPITRE XI SITUATION POLITIQUE DE LA PRINCIPAUTÉ. tinsses cl Bulgares. — Libéraux et autoritaires.— L'année; l'instruction publique. — Avenir de la principauté.. 213 CHAPITRE XII DE SOFIA A PH1LIPPÛP0LI. Le brigandage. — La grsnd'route. — Ichtiman. — Tatar-Bazarjik....................................... 235 Les chemins de fer ottomans. — Aspect de Philippopoli.— La ville et la société. — L'instruction publique. — Progrès littéraires. — La mission française, —L'armée. — Situation transitoire de la Boumélie.— L'avenir de la Bulgarie. 233 PARIS. — tvi\ ii K k. CLOS, mu: mu t i:r c'«, utk CAHANCIERE, S. CHAPITRE XIII PHILIPPOPOLI ET LA ROUHÉLIE.