APPROCHES METHODOLOGIQUES DE LA TRANSGRESSION SPATIALE Bertrand Westphal Universite de Limoges, France 82.0 Methodological Approaches to Spatial Transgression. After a short semantic overview of transgression, which results in an analysis of the notion of threshold, the article closely examines the relations between space and transgression. Scrutinizing the idea of transgression in a socio-poetic framework by using the example of the hospitality code, the author focuses on the dynamics of whole large units, as elaborated by Y. Lotman (semiospheres), I. Even-Zohar (polysystem) and by G. Deleuze and F. Guattari (the dialectic of deterritorialization). In conclusion, the analysis is related to the views of transgression as an imagological and geocritical notion. Key words: literary methodology / treshold / hospitality / polysystem / semiosphere / deterritorialization / imagology / geocriticism To transgress derive du latin transgredi, dont le sens etait essentiellement spatial : "passer outre". Chez les Romains, on transgressait lorsque Ton passait de l’autre cote d’une limite ou d’un fleuve, ou lorsque Ton passait d’un argument a un autre (sauter du coq a l’ane). On transgressait egale-ment lorsque Ton depassait la mesure. La transgressio etait Taction qui consistait a transgredi. Le substantif etait en principe le reflet du predicat, mais la transgressio pouvait aussi etre une figure de rhetorique, que l’on traduirait aujourd’hui par hyper-bate. Or l’hyperbate est a priori la figure de l’inversion ou de la dissociation de mots normalement connectes. Pour d’autres, l’effet propre a l’hyperbate tient plutot a "une spontaneite qui impose l’ajout de quelque verite, evidente ou intime, dans une construction syntaxique qui paraissait close"1. Peut-etre cet effet est-il present dans la transgression meme, qui agencerait une plage d’intimite au-dela de la cloture. Enfin, la transgressio pouvait etre une infraction : c’est qu’on ne franchit pas une limite sans sortir de la norme. Mais les Romains n’accordaient pas la priorite a cette acception du mot. Primerjalna književnost (Ljubljana) 27/2004, Special Issue 75 Dans les langues germaniques (allemand, suedois, notamment), la racine transgressio n’a pas eu de succes ; elle n’a pas ete incluse dans le Wortschatz. En fran9ais moderne (comme en italien et en espagnol), la transgression a pris un sens qui s’est developpe a partir des marges de 1’etymon : la transgression consiste a violer une limite plus morale que physique. On transgresse la loi. En anglais, le sens de transgression ou de to transgress est a peu presque equivalent, mais l’acception du terme parait plus dynamique. Sans doute parce que to trespass est un quasi-synonyme. La distinction entre to trespass et trepasser aurait ete plus stimulante, le trepas etant la transgression ultime en fran9ais. L’italien aurait servi d’ar-bitre, trapassare se situant quelque part entre transgresser et trepasser (en frangais). Quoi qu’il en soit, les espaces de notre transgression ne sont plus ceux des Romains. Pour ces demiers, il se serait agi d’examiner ce qui se deploie au-dela du seuil. Tout bonnement. Encore que... Le seuil lui-meme etait per?u selon deux angles differents : il etait limes-ligne d’arret, mais aussi //mew-frontiere poreuse destinee a etre franchie. Or la transgression n’est pas le propre du franchissement des lignes poreuses. Elle suppose une volonte, en tout cas une effraction. Les Romains pretaient davantage attention a la nouveaute qu’a l’interdit. Peut-etre qu’au fil du temps on a fini par croire que la nouveaute ne pouvait se situer que dans l’espace investi par effraction. Dans ce contexte mouvant, parler des espaces de la transgression n’est pas une affaire simple. On a d’une part l’espace de cette transgression, en quelque sorte la zone d’intimite qui s’ouvre au-dela d’une construction qui paraissait close, pour reprendre la definition de l’hyperbate. Cet espace-la peut etre examine selon une optique sociopoetique. II s’agit alors de determiner les regies en vigueur au seuil au-dela duquel la transgression est constatee et les manieres dont elles sont appliquees, ecartees ou violees. Plusieurs codes regissent les limites : le code de l’hospitalite, par exemple. L’intersection, la zone de contact entre les acteurs sociaux, est regie par des regies formulees. Ces regies supposent qu’un rythme soit partage. A defaut d’un rythme commun, la transgression sera inevitable. Dans certains cas, la transgression est massive et se transforme en intrusion voulue : c’est notamment le cas lors des guerres, vastes transgressions d’Etat. Mais la transgression peut entretenir un autre type de relation avec l’espace. Elle peut devenir une caracteristique propre a ce dernier et s’appliquer a de grands ensembles. L’espace est generalement pergu dans sa stabilite (sauf lorsqu’il est sujet a la guerre, qui vise a modifier ce qui est etabli). Mais, dans une optique heracliteenne, on pourrait aussi bien estimer que l’espace est dans son essence meme transgressif. II n’est pas fixe, il fluctue, il est saisi dans des forces (ou genere une dynamique) qui provoquent (que provoque) sa permanente oscillation. Peut-etre ce perpetuum mobile sanctionne-t-il non plus tant une transgression qu’une transgressivite inherente a la spatialite et a toute perception du lieu. La philosophic s’est attachee a etudier cette mobilite/transgression permanente. Panta rei, deja. Ses applications litte- raires sont plus manifestement presentes dans les oeuvres de Lotman (et sa "semiosphere"), d’Even-Zohar qui a con9u la theorie des polysystemes et surtout dans celle de Deleuze/Guattari (et leur "dialectique de la terri-torialite"). Enfin, et on l’aura compris, la transgression etant un franchissement spatial (un mouvement) apprehende selon une norme morale, elle releve principalement du point de vue. De meme que l’espace est souvent perfu dans sa stabilite, le point de vue est frequemment perfu dans son uničite. Mais, a partir du moment oil l’espace se fait mobile (trans/gression, trans/ formation), il entre dans le champ d’une multifocalisation (multiplication, voire proliferation de points de vue), qu’il s’agira d’examiner dans toute sa complexite. L’imagologie est l’etude du point de vue sur un lieu. La geocritique est l’etude de la multifocalisation. L’une est placee dans la perspective du modemisme, l’autre s’inscrit dans une "logique" postmoderne, ou la transgression se relativise a mesure que les concepts de verite (et done de norme), ainsi que de realite, s’affaiblissent. Sociopoetique de la transgression : quelques pistes. La transgression presente des aspects variables - e’est meme son apanage, mais elle repond a une serie minimale de criteres definitoires. Ainsi ne peut-il y avoir transgression que dans la mesure oil Ton contrevient a un code, ou a un rite. La transgression ne peut done etre eonstatee qu’en presence de deux instances : le contrevenant et celui qui atteste la contravention. Parfois il s’agit de la meme personne. Tel est le cas de Robinson Crusoe sur son ile, qui trace des lignes de demarcation et cumule avec delices le double statut de juge et de partie. Mais Robinson lui-meme sort assez vite - et ineluctablement - de son isolement; la presence d’un Ven-dredi s’impose, sans doute parce que la transgression est par nature dans Pinteraction. Se lasserait-on trop vite d’etre le ressort exclusif de son propre tribunal ? Le code est en principe monologique. II est explicite dans un discours oral ou ecrit, mais en tout cas articule, a savoir : saisi dans une concatenation d’articles, qui laissent aussi peu de marge que possible a Pinterpre-tation. La monologie du code s’etend bien entendu a son environnement: elle suppose que tout instant participe d’une duree homogene et que tout lieu releve d’un espace uniforme. La transgression intervient des lors que se dessine une alternative a la ligne droite temporelle, aux figures trop geometriques de l’espace police. Elle est dans le side step qui laisse percevoir les incalculables declinaisons de Pespace-temps. Le code fait de Pespace-temps un bloc unique et destine a le rester. Or la transgression impose le pluralisme, a savoir la polychronie et l’hetero-topie. L’heterotopie connait du reste plusieurs acceptions : e’est bien entendu Pespace apprehende dans sa pluralite, mais e’est aussi, selon Michel Foucault, Pespace que l’individu soustrait aux intrusions exterieures. En d’autres termes, il s’agit de Pespace secret, Pespace de l’hyperbate, celui oil l’individu deploie un supplement de verite intime a l’abri des yeux du monde, des prescriptions du code. La tension entre la volonte d’unite sanctionnee par la norme et le besoin de liberte qui s’esquisse dans les marges du code inscrit l’individu dans une societe oil coexistent des rythmes asynchrones, plus ou moins compatibles. Tout le monde ne vit pas a la meme vitesse. Et la vitesse est elle-meme un concept tres relatif. Pour un Indien Hopi, la construction d’une autoroute ne merite pas que le desert du Nouveau-Mexique soit lacere. A quoi bon ? Les cycles regissant la vie du Hopi n’ont rien de commun avec la frenesie du Blanc. La polychronie et Pheterotopie pro-duisent une polyrythmie, que Ton a pu etudier dans des disciplines comme Panthropologie (par Edward T. Hall, a qui j’ai emprunte l’exemple precedent). On en tient moins compte en litterature - ce qui est dommage. Car la pluralite des types description dans l’espace-temps, et la proliferation des rythmes qui en decoule, sont en partie a la base d’une approche sociopoetique. C’est que le code ecrit est certes une entite monologique, mais il est complete et parfois supplee par un certain nombre de normes non-ecrites, qui sont destinees a reglementer les marges, a assurer des transitions. La transgression n’est pas forcement le resultat d’un acte volitif; elle provient aussi d’une transition mal negociee, d’une tension non controlee qui se transforme en turbulence. Je me demande avec inquietude ce qui se passerait dans mon Limousin d’adoption si l’invite refu-sait d’obtemperer a la fameuse injonction : "Mais finissez done d’entrer!". De veritables rituels sont destines a muer en transitions acceptables ce qui autrement seraient des transgressions. II m’est deja arrive d’examiner2 des situations de ce type a propos de zones oil le mecanisme rituel est particulierement bien huile, et coercitif (la contravention pouvant entrainer la peine capitale ou le debut d’une vendetta). Je songe notamment aux montagnes de l’Albanie, a la zone du Rrafsh en bordure du Kosovo, ou etait - est encore ? - en vigueur le celebre kanun, le coutumier clanique attribue a Lek Dukagjini, et transcrit au moment de l’independance du pays (en 1912) par un pere franciscain, Shtjefen Kostantin Gje^ov. Le kanun definissait le code de comportement cense regler tous les aspects de la vie quotidienne. II lui incombait d’apporter une reponse a une question comme celle-ci : que se passe-t-il quand un etranger souhaite/doit franchir le seuil d’une demeure ? Le passage bien maitrise permet d’operer un rapprochement, d’autant que le xenos est repute theos ; le passage echappant au controle des interesses constitue en revanche une transgression. Par consequent, d’un point de vue sociopoetique, la transgression sera ramenee a une mauvaise gestion de l’interface spatio-temporelle (non-synchronisation) et a une interacti-vite avortee (incongruence). La transgression peut avoir plusieurs mobiles : la malveillance, certes, mais aussi - et le plus souvent - tel petit glisse-ment imperceptible, infinitesimal, resultant de la meconnaissance du code de la part de l’impetrant. Ismail Kadare ne s’est pas prive de recourir a des cas de figure de cette sorte dans quelques-uns de ses romans les plus celebres (Le Dossier H., Avril brise, ...). Kadare explore en fait l’expe-rience que Edward T. Hall resume ainsi : "[...] comment les individus sont lies les uns aux autres et pourtant isoles par d’invisibles tissus de rythmes et par des murs de temps cache."3 La gesti on de 1’interface spatio-temporelle, qui se traduit par une concordance ou une discordance rythmique - discordance d’autant plus probable et redoutable que Ton se rapproche du seuil, de la ligne de demarcation entre unites (sociales, etc.) coherentes - est au cceur des preoccupations de tout ensemble legal visant a reguler les passages, a desamorcer les transgressions. Tel est bien entendu le role du code de l’hospitalite, qui s’efforcera d’eviter la confusion entre le statut d'hospes (hote) et celui d'hostis (ennemi). La typologie des interfaces ne se limite pas a l’etude du code de l’hospi-talite. Elle englobe tous les aspects du franchissement des frontieres. L’etude de la transgression est coextensive a une sociopoetique de la mobilite. Dynamiques de la transgression. Oscillation des grands ensembles. Les transgressions spatiales peuvent porter sur les petites unites, et jusque sur la sphere d’intimite. A l’autre bout de l’echelle, elles peuvent concer-ner les grands ensembles. A un niveau macroscopique, tout deplacement peut entrainer une transgression. La definition traditionnelle du code, en tant que repere a ne pas transgresser, jette les bases d’une telle interpretation. En effet, "le code regie un domaine". Bien entendu, le legislateur entend par la un domaine d’application de la norme, au sens thematique. Mais "domaine" peut aussi etre entendu au sens spatial du terme. Le domaine est alors une vaste unite spatiale, dont la coherence est assuree par une homogeneite de sens, une synchronie reconnue. En fonction des approches, le domaine peut changer de denomination. Pour un semiologue tel que Yurij Lotman, il s’agira d’une "semiosphere"4; pour Gilles Deleuze et Felix Guattari, il s’agira plutot d’un "territoire". Mais dans tous les cas I’instabilite constitue la caracteristique principale de l’unite prise en compte. Dans ce cadre, aucune representation ne definira l’espace dans la stase : l’entropie semble gagner tous les plis de l’existant. Et la transgression est un processus inherent au mouvement. Contraire-ment a ce qui se deroule dans la sphere d’intimite (consideree selon une optique sociopoetique), ce n’est plus un code fige qui fait office de repere. Ici, la transgression correspond a un chevauchement, qui resultera d’un mouvement perturbant les grands equilibres. La transgression est en quelque sorte le resultat d’une oscillation, aussi peu imputable a une responsabilite particuliere que la derive des continents, que le choc de socles geologiques. La transgression correspond en principe au franchissement d’une limite au-dela de laquelle s’etend une marge de liberte. Elle est alors emanci-patrice, mais aussi centrifuge : on fuit le coeur du systeme, l’espace de reference. Dans le contexte qui retient ici notre attention, il n’en va pas tout a fait de meme. La transgression ne resulte plus d’une oscillation du centre vers la peripherie, mais plutot en sens contraire : les entites peri-pheriques pointent le centre, operent un rapprochement et visent a se substituer au centre consacre. Par la meme, la transgression adopte une valence centripete. Voila pour le moins la theorie que Yurij Lotman, heritier du formalisme russe et promoteur de l’ecole de Tartu (Estonie), a developpee dans son idee de choc de "semiospheres" (unites de sens spati-alisees), et que Itamar Even-Zohar, de l’Universite de Tel-Aviv, a repris sous forme de theorie du polysysteme (la oil Pierre Bourdieu - sociologue, et non semioticien ou semiologue - parlait de "champs"). Une fois encore, l’idee de base s’inspire d’une constatation d’ordre temporel : la synchronie n’est pas homogene ; elle est traversee par une multitude de lignes diachroniques. En clair, l’actualite est un agencement de forces plus ou moins contradictoires (entropiques) qui troublent la coherence du present. Cela signifie que le centre spatial et l’actualite (en tant que reperes ontologiques) coincident, mais que cette coincidence sera provisoire et, en tout etat de cause, illusoire. De meme que la synchronie est soumise a des forces diachroniques perturbantes, le centre au singulier est en relation avec une peripherie qui se decline toujours au pluriel. Comme le dit Even-Zohar : "It is, therefore, very rarely a uni-system but is, necessarily, a polysystem - a multiple system, a system of various systems which intersect with each other"5. II va de soi qu’une telle approche integre la notion de transgression, et d’une certaine maniere la prive de toute connotation negative. La transgression fait partie du systeme, ou plus exactement c’est elle qui fait d’un systeme apparemment unique un polysysteme. La transgression est alors le nom que l’on donnera a l’oscillation que j’evoquais tout a l’heure. Elle correspond au principe de mobilite consubstantiel de l’entite examinee. Elle n’entrera plus dans une echelle de valeur sanctionnee par une legitimite preetablie, une hierarchie, en somme. Car, comme le note encore Even-Zohar, "with a polysystem one must not think in terms of one center and one periphery, since several such positions are hypothesized"6. La limite est done integree dans un champ dynamique, ou ce qui evolue en peripherie est destine a se rap-procher du centre selon une loi d’interference. Par consequent, la transgression est neutralisee : elle n’est plus forcement affectee d’un coefficient negatif, mais correspond a un simple acte de franchissement. Elle est debarrassee de son acception ethique. On en revient en quelque sorte aux origines, a l’etymon spatialisant transgredi, "passer outre", "aller au-dela". Deleuze et Guattari aboutissent eux aussi a la neutralisation de la notion de transgression. Alors que chez Lotman, Even-Zohar et autres tenants du formalisme russe, c’est un systeme ou un ensemble de signes qui se met a proliferer - ce qui rend la transgression ineluctable -, chez Deleuze et Guattari, c’est le territoire qui s’agence de maniere rhizomatique, et done instable, selon un triple principe de connexion, d’heterogeneite et de multi-plicite. On note au passage que le meme vocabulaire est a l’ceuvre dans la plupart des theories qui neutralisent la transgression. Si cette demiere est propre a des systemes fondes sur l'homogene et l'unique, elle adopte une valence differente dans tout systeme heterogene et multiple engendrant sa propre ligne de fuite. Car il va de soi que la transgression au sens tradi-tionnel est difficile a concevoir dans un ensemble oil la ligne de fuite est integree, un ensemble pense comme un territoire destine a se deterrito- rialiser. Comme disent Deleuze et Guattari : "Un territoire emprunte a tous les milieux, il mord sur eux, il les prend a bras le corps bien qu’il reste fragile aux intrusions [...] II a une zone interieure de domicile ou d’abri, une zone exterieure de domaine, des limites ou membranes plus ou moins retractiles, des zones intermediaires ou meme neutralisees, des reserves ou annexes energetiques"7. L’hyperbate continue a caracteriser cet espace d’intimite, mais ce dernier ne se deploie plus en de?a d’une limite a transgresser : une simple membrane, au demeurant retractile, suffit a le proteger des assauts d’un code qui chercherait a imposer ses privautes. "L’essentiel est dans le decalage que Ton constate entre le code et le territoire"8, precisent Deleuze et Guattari. Or ce decalage desamorce la transgression entendue au sens traditionnel. Focalisations multiples et transgression : de l’imagologie a la geocritique. Jusqu’ici, j’ai tente d’examiner la transgression dans un cadre ou tri-omphe la proliferation - pluralite des conceptions temporelles (polychronie et asynchronie), spatiales (heterotopie), rythmiques (polyrythmie) et sy-stemiques (polysysteme, rhizome). Reste a prendre en compte la relation entre l’observant et la realite observee (que Ton declinera plutot au pluriel) et le type de representation qui en decoule. Cela suppose notamment que Ton s’interesse a la focalisation, au point de vue. A ce stade de mon etude, j’en reviens a la litterature ... qu’au plus fort de l’excursus se-miologique et philosophique je n’ai d’ailleurs jamais perdue de vue. Pour qu’il soit question de transgression, il faut qu’une contravention soit constatee par un observateur (qui sera eventuellement l’agent de la transgression). En litterature, la focalisation est susceptible d’etre etudiee de plusieurs manieres. On peut - comme Gerard Genette - l’inserer dans une taxinomie narratologique. On peut aussi la poser plus etroitement en relation avec la notion de representation - cette demiere constituant la transposition tangible du referent tel qu’il a ete filtre par l’observateur. Applique a un contexte spatial, le point de vue s’avere unique ou multiple. L’imagologie prend en consideration la representation qu’un observateur precis fait d’un referent: c’est notamment ce qui se produit dans les recits de voyage, selon une logique du voyageur que decrit Edward Said : "II n’y a aucun doute, en effet, que la geographie et l’histoire imaginaires aident l’esprit a rendre plus intense son sentiment intime de lui-meme en dramatisant la distance et la difference entre ce qui est proche et ce qui est tres eloigne"9. L’imagologie examine justement cet ecart, qui par essence empeche toute transgression. Le proche et l’eloigne restent immuable-ment separes sans que la permutation soit envisagee, parce que le voyageur ne l’envisage pas non plus. Le geocriticien n’examine pas l’espace du point de vue du voyageur, ou sur la foi d’une representation unique. II concentre son attention sur l’espace en soi (ce qui revient a dire a "la" somme de representations dont il fait l’objet), plutot que sur Pobservateur. II n’est pas dans mon intention de revenir trop longuement sur une approche que j’ai tente de formaliser ailleurs.10 Disons simplement que dans une optique geocritique l’espace est saisi a la fois dans sa dimension stratigraphique (souvenir deleuzien), dans sa dimension multifocale et dans sa dimension fictionneile. Comme nous Pavons vu, l’espace est essentiellement mouvant dans le temps. Du coup, il est en perpetuelle emergence. II constitue en quelque sorte une oeuvre ouverte. L’espace, apparemment homogene dans l’instant, est un compossible de mondes mouvants. La "transgressivite" est coextensive a cette mobilite. En outre, la geocritique ne vise pas seulement les espaces per?us dans leur dimension "etrangere", mais confronte plusieurs optiques - endogene, exogene, allogene - afin qu'apparaisse la dialectique sous-tendant tout processus de deterritorialisation. Des lors, l'accent est mis davantage sur l'espace observe que sur l'observateur singulier. A titre d’exemple, on s’attachera moins a etudier la maniere dont Pascal Quignard ou Thomas Mann ont decrit chacun Lisbonne dans leurs romans que les aleas de la representation de Lisbonne aupres d’un echantillon suffisant d’auteurs portugais (Pessoa, Saramago, Lobo Antunes, ...), aupres de Quignard et de Mann, outre Volodine, Munoz Molina et quelques autres, sans oublier des cineastes comme Wenders ou Tanner, etc. (interdisciplinarne oblige). Sous cet angle, la geocritique contribue a mettre en relief les principaux stereotypes inherents a une representation figee de l'espace humain (ou ethnotypes) pour mieux les demonter. Car la representation repose souvent sur une statistique (d’idees refues), qu’elle contribue a alimenter... ou qu’elle infirme, dans un elan transgressif. La geocritique s'attache enfin a degager les fondements de ce qui fait de toute perception humaine une re-simulation elaboree sur un plan imaginaire, de ce qui fait de tout espace un lieu intertextuel, un "espace litteraire au carre" (Claudio Magris). II s’agira de decrypter la dimension fictionneile de tout espace dit "reel". Ces quelques principes rapidement enonces laissent penser que la geocritique pourrait devenir une approche utile pour affronter la question de la transgression spatiale en litterature (et dans d’autres formes de representation fictionneile du realeme). Elle permettrait de degager ce que l’espace, des lors qu’il est represente, possede d’intrinsequement transgressif ; en outre, et parce qu’elle permet de debusquer les stereotypes, elle consentirait aussi a la mise en place d’un discours transgressif a l’egard de la norme etablie, de toute doxa s’evertuant a juguler les vel-leites transgressives de la representation. NOTES 1 Bernard Dupriez, Gradus. Les procedes litteraires, Paris: UGE, coll. 10/18, 1984, p. 231. 2 Voir Bertrand Westphal, "Discordance/Concordance. Ismail Kadare et les rythmes de Phospitalite", in L ’hospitalite : Signes et rites, Alain Montandon (ed.), Clermont-Ferrand: Presses Universitaires Blaise Pascal, 2001, pp. 141-155. 3 Edward T. Hall, La Danse de la vie. Temps culturel, temps vecu, Paris: Seuil (Collection "Points"), 1984, p. 11. 4 Youri Lotman, La semiosphere, Limoges: Pulim, 1999. 5 Itamar Even-Zohar, Polysystem Studies, in Poetics Today, 11: 1, 1990, p. 11. 6 Ibid., p. 14. 7 Gilles Deleuze, Felix Guattari, Miile plateaux. Capitalisme et schizophrenic, Paris: Minuit, 1980, p. 386. 8 Ibid., p. 396 9 Edward Said, L'Orientalisme. L’Orient cree par VOccident, Paris: Seuil, 1980, p. 71. 10 Bertrand Westphal, "Pour une approche geocritique des textes", in La geocritique mode d’emploi, Bertrand Westphal (ed.), Limoges: Pulim, 2000, pp. 9-40.