153 Alicja Kacprzak* UDK 811.162.1'373.4:355.01(581) Université de Łódź DOI: 10.4312/linguistica.58.1.153-162 LE JARGON DE GUERRE D’UNE MISSION DE PAIX : LE CAS DU CONTINGENT MILITAIRE POLONAIS EN AFGHANISTAN (2002 – 2014) 1. INTRODUCTION La commémoration en France du centenaire de la Grande Guerre donne lieu, entre autres, à une diversité d’études historiques consacrées à la période 1914-1918 et aux séquelles qu’elle a laissées. Un intérêt est aussi porté au discours public de cette époque et à son langage, plus particulièrement au lexique. En effet, il s’avère que c’est non seulement l’histoire du pays et de ses habitants qui a été marquée par les événements de l’époque, mais aussi le vocabulaire français qui le reflète. Ainsi, nombre de diction- naires de mots de guerre ont déjà été publiés ces dernières années, d’autres sont encore en préparation, tous témoignant sans doute d’une liaison indissociable entre l’histoire vécue par un peuple et la langue de celui-ci. Or, il est malheureusement connu que ni le choc de la Première, ni de la Deuxième Guerre n’a immunisé le monde contre les conflits armés. Ils ont continué à proliférer tout au long du 20 e siècle et n’ont pas plus cessé en ce début du III e millénaire. La Pologne, qui depuis 1945 jouit d’une paix continue sur son territoire, a cependant parti- cipé à des guerres dites « locales », dont dernièrement (2002 – 2014) celle en Afghanis- tan. En effet, il s’agissait d’un contingent militaire polonais (PKW Afganistan), consti- tuant une des composantes des forces armées polonaises, dont l’objectif officiellement formulé consistait à « rétablir la sécurité en Afghanistan et de reconstruire le pays » 1 . Ainsi, 28 000 soldats polonais ont servi entre 2002 et 2014 en Afghanistan ; 45 soldats sont morts et 361 ont été blessés lors de cette mission. Dans sa grande majorité (70-80 %), la société polonaise n’a jamais accepté l’engagement des forces nationales dans cette guerre, même si, par euphémisme, elle portait le nom de « mission de paix ». L’expérience commune des soldats polonais qui, pendant douze ans ont servi tour à tour en Afghanistan, se voit reflétée par quelques reportages, livres et blogs de participants. Ces textes, si rares soient-ils, démontrent l’existence d’une expérience collective qui s’est formée dans les processus de coopération et de communication des militaires du contingent dans un environnement hostile de la guerre. C’est cette expérience partagée qui a inévitablement soudé les membres du groupe. Le caractère de ce dernier permet de le concevoir comme un monde social, communauté définie en sociologie comme « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce * alicjakacprzak@wp.pl 1 https://pl.wikipedia.org/wiki/Polski_Kontyngent_Wojskowy_w_Afganistanie Linguistica_2018_FINAL_2.indd 153 14.3.2019 8:12:27 154 à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres » de cette communauté (Becker 1982 : 22). En effet, le groupe en question démontre plusieurs composantes qui caractérisent tout monde social : ses membres exercent une activité primaire qui leur appartient (ici c’est le service militaire dans les conditions d’un conflit armé), le lieu où cette activité est pratiquée et les règles du jeu qui lui sont propres. Il est frappant que le critère de la durée n’est que très peu pris en compte comme un trait typique des mondes sociaux en général. Comme le souligne Daniel Céfaï : « Certains mondes sociaux sont éphémères, d’autres durables, certains se forment ad hoc dans l’épreuve d’un événement, d’autres sont davantage organisés, formalisés et institutionnalisés » (Céfaï 2015 : 10). Ce qui est important par contre c’est le discours émanant d’un monde social, car celui-ci « n’existe que dans et par la communication » (Céfaï 2015 : 41). Or, chaque discours s’appuie, entre autres, sur le lexique qui porte l’empreinte du monde social qui l’emploie. Tel est le cas du lexique spécifique qui s’est développé au sein de la Task Force White Eagle, ceci pour dénommer les réalités de cette opération militaire. Dans le présent article nous nous proposons d’en présenter une analyse visant à établir le statut de ce code particulier. Le corpus de termes sur lequel notre analyse est basée a été recueilli lors de la lecture de nombreux blogs 2 , livres 3 , reportages 4 et sites spécialisés 5 consacrés à la par- ticipation des militaires polonais au conflit armé afghan. Une centaine de mots relevés dans les sources énumérées forment à notre avis un lexique rudimentaire, mais spéci- fique de la mission polonaise en Afghanistan dans les années 2002 – 2014. Notre étude des termes prend en considération d’abord les champs notionnels auxquels ils appar- tiennent, ensuite leurs types lexicogéniques et à la fin les fonctions qu’ils remplissent dans le langage. 2. LES CHAMPS NOTIONNELS DU LEXIQUE DE LA MISSION PKW Comme il est de règle dans le cas des vocabulaires non standard développés par des groupes réunis par un intérêt professionnel et/ou social commun, ils se caractérisent, entre autres, par l’existence de champs notionnels particulièrement bien fournis en uni- tés lexicales qui en relèvent. Elles se rapportent à des phénomènes, activités, êtres, etc. particulièrement importants pour les communautés en question. Ainsi notamment, dans 2 http://zafganistanu.pl/ http://facet.interia.pl/obyczaje/militaria/ http://mojafganistan.blogspot.com/ http://blogi.polskatimes.pl/raportafganistan/2013/09/14/ghazni-jak-jechalam-rosomakiem/ 3 Langenfeld, Piotr, Afganistan. Dotknąłem wojny, Ogdowski, Marcin, zAfganistanu.pl. Alfabet Polskiej Misji 4 http://www.tvn24.pl http://facet.onet.pl/kompania-w-ogniu http://archiwum.dziennikpowiatowy.pl/ 5 http://www.defence24.pl/ http://www.mon.gov.pl/aktualnosci/artykul/najnowsze/2014-12-27-misja-isaf-podsumowanie/ Linguistica_2018_FINAL_2.indd 154 14.3.2019 8:12:28 155 sa description du FCC, J-P. Goudaillier (2001) énumère de tels champs caractéristiques de cette variante du français que celui de la drogue, de la police, des femmes, etc. Dans le cas du jargon des multinationales, il est essentiellement question de types de postes dans la corporation, des étapes du travail, des types d’évaluation du personnel, etc. (Kacprzak 2017). Chacun des champs notionnels distingués de cette manière contient un grand nombre de mots, au détriment d’autres champs, totalement ou presque inexis- tant dans ces vocabulaires : par exemple le jargon des multinationales se désintéresse de la police, alors que celui des jeunes de cités ne tient pas compte des types de postes dans les grandes corporations internationales. Pour ce qui est du lexique étudié, il comporte de nombreux champs notionnels pri- vilégiés, relatifs à des éléments importants dont se compose le monde social en ques- tion. En premier lieu, énumérons le champ des mots désignant les protagonistes du conflit. Il est caractéristique que les dénominations qui y appartiennent forment deux groupes, se rapportant d’un côté aux soldats du contingent et à leurs alliés, et de l’autre à l’ennemi. Ainsi, dans le premier groupe, le mot principal misjonarze ‘missionnaires’ désigne les militaires de la mission polonaise, qui, par ailleurs peuvent être aussi dési- gnés au moyen du sigle PKW (Polska Misja Wojskowa ‘mission militaire polonaise’). Les soldats alliés faisant partie de la MP (Military Police) sont appelés à l’aide d’un dérivé de ce sigle, empiki, qui présente en plus une nuance ludique, obtenue par allu- sion au nom d’une chaîne homonyme de librairies polonaises (EMPiK). Le nom des alliés afghans, Analsi, est formé de la même manière : ce dérivé est créé sur la base du sigle ANA (Afghan National Army). Là aussi, il faut noter une nuance ludique, grâce à l’effet paronymique de ce terme par rapport à l’adjectif analny ‘anal’. Quelques noms spécifiques se rapportent aussi à différents sous-groupes formant le contingent : żetony ‘jetons’ sont des gendarmes de la mission, gromiki (< GROM, Groupe de Réaction Opérationnelle et de Manœuvres) sont des soldats de l’unité de force spéciale de l’ar- mée polonaise, dénommés par ailleurs d’une manière légèrement dépréciative comme chłopcy-difakowcy (< angl. DFAC, sigle désignant la cantine où ces soldats sont censés passer beaucoup de temps). Parmi les dénominations de l’ennemi, le nom insurdżent ‘insurgé’ semble le plus neutre, tout comme le sigle TB qui représente le mot ‘taliban’. D’autres termes se rapportant à l’ennemi ont un caractère dépréciatif ou méprisant, comme turbaniarz ‘porteur de turban’, brodacz ‘barbu’, arabus ‘bougnoul’, brudas ‘crasseux’, szuszfol ‘crasseux’, et autres. Notons aussi l’appellation lokalsi ‘locaux’ se rapportant à des habitants indigènes de la région, mais qui ne sont pas engagés dans le conflit armé. L’autre champ notionnel important dans le vocabulaire de la mission polonaise en Afghanistan comporte des termes relatifs aux armes dont elle dispose. Dans une cer- taine mesure il s’agit des noms appartenant au jargon militaire général, étant donné que le contingent utilise les armes qu’utilise l’armée polonaise dans son ensemble, comme pekaśka (< rus. пулемёт Калашникова) ‘fusil d’assaut Kalachnikov’, ou encore rura (lit. tuyau) ‘lance-grenades antichar portatif RPG-7’. Par contre les dénominations des fougasses installées par l’ennemi semblent spécifiques du lexique des soldats de la mission. Le terme ajdik (< angl. IED ‘Improvised Explosive Device’) désigne ainsi Linguistica_2018_FINAL_2.indd 155 14.3.2019 8:12:28 156 une mine improvisée construite en faisant un creux dans le sol ou de la roche et en le remplissant avec des explosifs (à l’origine, de la poudre noire) et des projectiles. Ce type de fougasses portent aussi le nom de naciskówka, dérivé du verbe polonais naciskać ‘appuyer’, ou bien de śpioch ‘dormeur’, par allusion à leur façon de fonction- ner. Notons aussi l’appellation ukso (< angl. unexploded ordnance), terme dénotant une mine qui n’a pas explosé. Deux autres expressions se rapportent à la situation contraire : wyłapać śpiocha ‘tomber sur un dormeur’ et nauka latania ‘(lit. leçon de pilotage) qui désignent la situation de sauter sur une mine. Le troisième champ notionnel rassemble des mots et locutions qui décrivent diffé- rentes activités des soldats. Citons d’abord le verbe skanować (lit. scanner) qui renvoie à l’action de ‘regarder attentivement, veiller’, en parlant d’un soldat lors d’une garde. L’expression imagée pojść na słupek (lit. aller sur un petit poteau) indique bien les circonstances de cette action qui consiste à ‘être de garde sur une tour de guet’. Une autre activité des soldats consiste à dépister les EEI, mines qui sont en général faites avec, entre autres, des câbles visibles, d’où le terme chodzić na wąsach (lit. aller aux moustaches). En dernier lieu, énumérons un groupe de mots qui désignent des réalités de la vie quotidienne du contingent en Afghanistan. Ainsi le mot bichata (< angl. B-hut) se rap- porte à une baraque en bois où habitent les soldats, alors que difak (< DFAC, Dining Facility) est un nom de la cantine des soldats. 3. LES TYPES LEXICOGÉNIQUES DES TERMES ÉTUDIÉS Les mots du lexique étudié sont très différenciés du point de vue lexicogénique, quant à leurs origines et leurs formes. Étant donné le caractère international des forces armées, surtout américaines, inter- venant en Afghanistan, plusieurs termes proviennent d’une langue étrangère, le plus souvent de l’anglais. Il est caractéristique que les unités empruntées ont le plus souvent subi des adaptations au système grammatical de la langue polonaise. Ainsi le nom ganer (ang. < gunner) ‘tireur’ a été assimilé aussi bien du point de vue phonétique (prononcé en polonais comme [ganer]), que graphique (avec «a » à la place de « u » et un seul « n » a la place de la consonne double). Il en va de même des noms appelant des baraques en bois où habitent les soldats, sichata (< ang. C-hut) et bichata (< angl. B-hut), qui ont été adaptés aussi au système morphologique du polonais au moyen de la terminaison –a indiquant le féminin. Il est à souligner que grâce à cette dernière modification, les deux mots ont été « familiarisés » par les locuteurs polonais, par analogie au mot du polonais standard chata ‘masure’. Parmi les termes d’origine anglaise il convient d’énumérer aussi des sigles empruntés à cette langue, comme par exemple ar-si-pi < RCP (< ang. Route Clearance Patrol), terme désignant un ensemble de véhicules munis du matériel destiné au dépistage et à la neutralisation des mines, même de celles qui sont dissi- mulées plusieurs mètres sous le sol. Un autre exemple est constitué par le sigle Tik (< ang. Troops in contact), désignant le ‘contact de guerre avec l’ennemi’. Notons à la fin un sigle emprunté au russe, RPG (< rus. Pучной Противотанковый Γранатомёт) qui désigne un ‘lance-grenades antichar portatif’, ce qui est lié à l’existence de ce type Linguistica_2018_FINAL_2.indd 156 14.3.2019 8:12:28 157 d’arme russe dans le contingent polonais. Dans le discours des soldats de la mission signalons aussi des emplois ponctuels de quelques mots d’origine arabe, en particulier de ceux qui sont liés à l’islam, religion dominante dans la région de conflit. Ainsi, dans la phrase venant d’un mémoire « La voiture a explosé 15 minutes après le adhan. », le mot adhan (arabe <أذان ) ‘appel à la prière musulmane’ est employé avec la valeur d’une marque temporelle. Notons aussi un emprunt intralingual : il s’agit du mot szuszwol (lit. crasseux) qui provient du patois utilisé dans la région de Pałuki, employé dans le jargon de la mission pour désigner l’ennemi. La néologie sémantique constitue un autre procédé créateur particulièrement fré- quent dans le lexique analysé. Les termes nouveaux sont obtenus grâce à des change- ments sémantiques intervenus par rapport à la signification première de leurs mots de base. Comme c’est souvent le cas des jargons, la métaphore est un trope particulière- ment productif dans le lexique en question. Ainsi, nombre de termes dont le sens nou- veau résulte de la comparaison renvoient au matériel de guerre utilisé par la mission, notamment wiatrak (lit. moulin) ‘hélicoptère’, qui prend en compte l’aspect similaire du moulin et de l’hélicoptère, et kosiarka (lit. moissonneuse) ‘kalachnikov’ qui fait allusion aux fonctionnements semblables de la moissonneuse et de la kalachnikov. Pour ce qui est du mot dzban (lit. pot) ‘officier’ il semble être basé sur le stéréotype de stupidité béate liée en polonais à l’objet en question. Un cas à part est constitué par les noms propres (essentiellement les noms féminins) employés pour dénommer les armes. C’est notamment le cas des appellations Lady Gaga ou Fiona données à des ‘canons automoteurs’, à titre d’une comparaison (étant à la base du processus de la métaphori- sation) prenant en compte probablement une voix puissante de la chanteuse homonyme (Lady Gaga) ou une forte personnalité de l’ogresse verte d’une série animée (Fiona). À part le mécanisme métaphorique qui sous-tend l’apparition des deux termes mention- nés, il est licite d’évoquer dans leur cas la procédure de la personnalisation, consistant à pourvoir les objets inanimés (canons) des qualités humaines. Il semble d’ailleurs que ce procédé soit fréquent dans le cas des appellations données aux armes individuelles ou non, comme en témoignent des noms tels que Durandal, épée de Roland, ou, à une autre époque La Grosse Bertha (all. Dicke Bertha), un grand obusier utilisé par l’armée allemande lors de la Première Guerre mondiale. Par contre, le nom kaśka (lit. Catherine, Catin) n’a pas été créé par la métaphore : en effet, kaśka est une aphérèse de pekaśka, dérivé du sigle PK (< rus. пулемёт Калашникова, poulemiot Kalachnikova) ‘fusil d’assaut Kalachnikov’. La personnalisation n’a donc été que secondaire dans le cas de la création de ce mot, mais son effet est fort sensible et fait que le mot s’inscrit bien dans la série des appellations basées sur la métaphore que l’on pourrait paraphra- ser comme : L’ARME EST UNE PERSONNE. La synecdoque et un autre trope présent dans le vocabulaire étudié. Ainsi le mot śmigło (lit. hélice) est employé au sens de ‘hélicoptère’, il s’agit donc de l’emploi du nom d’une partie pour désigner le tout. Par contre le sigle PKW (Polska Misja Wojs- kowa ‘Mission Militaire Polonaise’) est employé par métonymie pour désigner ses par- ticipants, même des individus. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 157 14.3.2019 8:12:28 158 Quelques termes résultent aussi du procédé de restriction du sens de mot de base. Ainsi le mot kopacz dont la première signification se rapporte à la personne qui pioche (lit. fossoyeur), a pris le sens plus étroit de ‘l’ennemi qui installe les EEI’ (souvent installés dans/sous le sol). Un certain nombre de termes relèvent aussi de la néologie formelle. Parmi eux, il existe des mots suffixés et des sigles. Comme exemple du premier procédé, citons le terme turbaniarz (< turban). Il s’agit du dérivé du mot turban, considéré comme un attribut vestimentaire caractéristique des talibans. Le terme est formé au moyen du suf- fixe –arz qui est un morphème désignant en polonais, entre autres, un détenteur d’une qualité liée au mot de base. Ainsi turbaniarz est une dénomination imagée de l‘ennemi, caractérisé par le port d’un turban. Le deuxième exemple, naciskówka, est créé grâce à la suffixation au moyen du suffixe – ówka ajouté au radical du verbe naciskać ‘appuyer’. Le suffixe en question sous-tend aussi une nuance de qualité liée au mot de base, ainsi naciskówka ‘ce qui se caractérise par le fait d’être appuyé’ désigne un type de fougasse qui explose quand un passant, véhicule, etc. appuie sur elle. Dans le cas des sigles, énumérons ici des termes qui, utilisés dans le lexique étu- dié, proviennent certainement du vocabulaire général de l’armée polonaise. C’est le cas notamment de THL (< pol. Twardy Hełm Lotniczy) qui renvoie au ‘casque dur d’aviation’. Un autre procédé de création lexicale semble caractéristique du vocabulaire étu- diée : il s’agit de modifications phonétiques, jouant sur les approximations parony- miques entre les mots créés et les mots de base. C’est notamment le cas du mot Ga- zownia, nom polonais désignant ’usine à gaz’, qui est utilisé dans le lexique analysée à la place du nom propre Ghazni qui est une ville et une province en Afghanistan, lieu de stationnement de la mission polonaise. Un autre mot du même type, Omlety ‘omelettes’ est une transformation irrégulière du sigle OMLT (Operational Mentorand Liaison Team ‘Équipe de Liaison et de Tutorat Opérationnel’) qui fait allusion à un plat populaire. Notons que la même équipe de soldats est appelée aussi par son parasyno- nyme naleśniki ‘crêpes’. 4. LES FONCTIONS DU LEXIQUE DE LA MISSION PKW Cette richesse de procédés et de formes n’est évidemment pas fortuite. Au contraire, elle illustre le besoin des locuteurs tout d’abord de dénommer différentes réalités de la mission en Afghanistan, puis de le faire d’une manière suffisamment expressive. Ainsi, les termes créés remplissent plusieurs fonctions, dont surtout la fonction pratique qui consiste à partager les connaissances et à transmettre les informations d’une manière efficace et rapide. La phrase « À 5h du matin le lieutenant Staszek est déjà dans le siège du TOC, pour sa permanence QRF et ne se sépare pas de son PKM. » en constitue un bon exemple, dans lequel l’auteur utilise des sigles faisant partie du vocabulaire du contingent. Les termes longs, composés de plusieurs éléments sont ainsi raccourcis, TOC étant le sigle de Tactital Operation Center, QRF de Quick Reaction Forces, PKM de Pulemiot Kalasznikowa Modernizirowannyj), ce qui certainement permet de rendre le discours plus bref, plus économique. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 158 14.3.2019 8:12:28 159 Il est sûr aussi que le lexique étudié et son emploi remplisent une fonction identi- taire qui consiste à instaurer des limites qui séparent le groupe qui l’utilisant par rapport à d’autres, qui ne le connaissent / ne l’utilisent pas. Ce rôle du code en question est bien visible, surtout au travers des mots qui servent à désigner l’Autre, quel qu’il soit. En effet, un processus de polarisation identitaire intervient à deux niveaux. D’abord grâce au système des dénominations de l’ennemi et d’autres formations au sein de la mission, déjà mentionnées, ensuite grâce à des appellations attribuées à des officiers (Wodzowie ‘chefs indiens’), voire même au quartier où ceux-ci habitent dans le camp militaire (Zatoka Świń ‘Baie des Cochons’). Ce dernier cas semble démontrer que le lexique non standard étudié relève plutôt des simples soldats que des cadres. La dernière fonction est celle que l’on peut qualifier, d’après Alma Sokolija, d’af- fecto-ludique (Sokolija 2014 : 49), du fait que les termes créés apportent divertissement et détente et qu’ils rendent plus familière la réalité hostile de la guerre. Les exemples qui en témoignent sont notamment les appellations qui personnalisent les armes, comme les canons, en leur donnant des prénoms féminins, comme Danuśka, Lady Gaga, Fiona. 5. POUR CONCLURE Pour ce qui est de la circulation des termes du lexique étudié, leur présence est consta- tée avant tout sur Internet, dans des médias traditionnels et dans un nombre d’ouvrages (mémoires, reportages), mais uniquement dans des textes relatifs à la guerre en Afgha- nistan, écrits par des participants de la mission polonaise. Il s’agit donc d’un vocabu- laire limité à un seul type de discours et, en même temps, à un seul type d’émetteur. En même temps, les unités relevées lors de la présente recherche ne sont notées ni par des dictionnaires traditionnels, ni même par des dictionnaires en ligne, ce qui confirme leur statut non stabilisé en polonais général. À la fois, la méconnaissance de ces mots par des locuteurs moyens peut être considérée comme une preuve de leur caractère quasi secret et de ce fait identitaire. Au terme de notre analyse, il semble licite de constater que le lexique étudié appar- tient à un jargon relativement bien développé, fonctionnant au sein d’une communauté particulière, constituant un monde social à part. Celui-ci est déterminé par les variables suivantes : • la situation de mission militaire au sein d’un conflit armé • l’appartenance présumée des locuteurs à une communauté de « simples soldats » • la tranche d’âge des locuteurs évaluée à < 40 ans • le niveau informel des échanges. Le lexique présenté se caractérise aussi par une opacité relative, même si elle n’est pas forcément programmée, mais découle plutôt du caractère fermé du monde militaire. Ce dernier trait caractérise d’ailleurs très fortement les jargons (par opposition aux ar- gots), selon la définition (de Denise François, citée par Marc Sourdot) où il est question de « parlers techniques qui peuvent être ésotériques pour le profane, mais dont la fin n’est pas de masquer l’objet du discours : elle est, au contraire, d’en rendre l’expression plus rigoureuse, plus spécifique » (Sourdot 1991 : 20). Linguistica_2018_FINAL_2.indd 159 14.3.2019 8:12:28 160 L’utilisation de ce code spécifique réunit donc plusieurs fonctions propres à des jargons en général, par contre sa spécificité réside dans le caractère bien particulier du monde social dont il relève. Le paradoxe veut que l’analyse de son contenu lexical démontre bien que c’est un vocabulaire de guerre, alors que le nom officiel de la mis- sion militaire au sein de laquelle il a été créé évoque le terme de paix. Bibliographie BECKER, Howard S. (1982) Les mondes de l’art. Paris : Flammarion. CEFAÏ, Daniel (2015) « Mondes sociaux. » SociologieS, Dossiers, Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations. http://sociologies. revues.org/4921 BLANCHET, Philippe (1991) « Diversité du français, argot, jargon, réflexions d’après la situation actuelle de la Provence. » Documents de travail XI-XII, Centre d’Argo- tologie de l’Université René Descartes (Sorbonne-Paris V), 50-55. FRANÇOIS, Denise (1989) « La fonction de familiarité de l’argot. » In : ead., L’argo- terie. Paris : Sorbonnargot, 140-143. FRANÇOIS-GEIGER, Denise (1990) À la recherche du sens : des ressources linguis- tiques aux fonctionnements langagiers. Paris : Peeters/SELAF. GOUDAILLIER, Jean-Pierre (2001) Comment tu tchatches ! Paris : Maisonneuve et Larose. KACPRZAK, Alicja (2009) « Métaphore dans le jargon des médecins. » In : A. Kacprzak/J.-P. Goudaillier (éds.), Standard et périphéries de la langue. Łask : Ofi- cyna Wydawnicza LEKSEM, 109-116. 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Il est malheureusement connu que le choc de la Première, puis de la Deuxième Guerre n’a pas immunisé le monde contre les conflits armés. Ils ont continué à proliférer tout au long du 20 e s., ils n’ont cessé non plus au début du III e millénaire. La Pologne, qui depuis 1945 jouit d’une paix continue sur son territoire, a cependant participé à des guerres dites « locales », dont dernièrement (2002 – 2014) celle en Afghanistan. D’ailleurs, dans sa grande majorité (70-80 %), la société polonaise n’a jamais accepté l’engagement des forces nationales dans cette guerre, même si, par euphémisme, elle portait le nom d’une « mission de paix ». L’expérience commmune de plus de 28.000 soldats polonais qui, en douze ans, en se relayant, ont servi en Afghanistan, se voit réflétée par quelques reportages, livres et blogs de participants. Ces textes, si rares soient-ils, démontrent l’existence d’un lexique particu- lier qui s’est développé au sein du Task Force White Eagle, afin de dénommer les réalités de cette opération militaire (noms d’armes, de mines, d’activités militaires, d’ennemi, etc.). Nous nous proposons d’en présenter une analyse formelle et sémantique, suivie de la question sur les fonctions possibles de ce jargon particulier. Mots-clés : variation linguistique, lexique, jargon, guerre Abstract WAR JARGON OF A PEACE MISSION: THE CASE OF THE POLISH ARMY CONTINGENT IN AFGHANISTAN (2002 – 2014) In the centenary of the First World War many historical studies concerning the pe- riod between 1914 and 1918 and its consequences have appeared in France. Many of these are also interested in the public discourse of this time and its language, especially the lexicon. There is no doubt that it is not only the history of the country and of its citizens that has been marked by the war, but also the French vocabulary. Numerous dictionaries containing war vocabulary have been published in recent years, while oth- ers are still being prepared, and all of them prove the existence of an indissoluble bond between the history of a community and its language. The horror of the First and Second World Wars did not cause the world to abandon military conflicts. They continued over the whole 20 th century and have not ceased at Linguistica_2018_FINAL_2.indd 161 14.3.2019 8:12:28 162 the beginning of the third millennium. Poland, which since 1945 has not been involved in international military conflicts on its own territory, has nonetheless taken part in the so-called local wars, among them the recent (2002-2014) war in Afghanistan. The ma- jority of Polish society (70-80%) has never accepted the engagement of national forces in this conflict, even though it used to be called “a peaceful mission”. The common experience of over 28.000 Polish soldiers who have served in Afghan- istan has found its reflection in reports, books and blogs written by the participants. These texts, though rather rare, contain specific vocabulary that has developed in Task Force White Eagle (names for weapons, mines, military actions, enemies, etc.). In this article, the language of the mission is analyzed and the question is raised about the pos- sible functions of this specific jargon. Keywords: linguistic variation, lexicon, jargon, war Povzetek VOJNI ŽARGON MIROVNE MISIJE: PRIMER POLJSKEGA VOJAŠKEGA KONTINGENTA V AFGANISTANU (2002–2014) Stoletnica prve svetovne vojne je med drugim prinesla tudi množico zgodovinskih študij, posvečenih obdobju med 1914 in 1918 in posledicam, ki jih je to obdobje pustilo za sabo. Poseben pomen je posvečen javnemu diskurzu in jeziku tistega časa, še pose- bej besedišču. Izkazalo se je, da z dogajanjem nista bila zaznamovana samo zgodovina države in njenih prebivalcev, ampak tudi francosko besedišče. V zadnjih letih so bili objavljeni številni slovarji vojnega besedišča tistega časa, nekaj jih je še v nastajanju, vendar vsi kažejo na neločljivo vez med zgodovino, ki so jo ljudje doživeli, in jezikom. Žal vemo, da prva in nato druga svetovna vojna nista preprečili, da se v svetu ne bi pojavili novi oboroženi spopadi. Pojavljali so se skozi celotno 20. stoletje, in tudi na začetku tretjega tisočletja jih ni manj. Poljska, ki od leta 1945 na svojem ozemlju ni poznala spopadov, se je udeležila več tako imenovanih »lokalnih vojn«, med drugim tudi tiste v Afganistanu (2002–2014). Poljska družba v veliki večini (70–80 %) ni ni- koli podpirala udeležbe svojih vojaških enot v tej operaciji, čeprav je bila evfemistično poimenovana kot »mirovna misija«. O skupni izkušnji več kot 28 000 poljskih vojakov, ki so v dvanajstih letih izmenič- no služili v Afganistanu, pričajo reportaže, knjige in blogi sodelujočih vojakov. Čeprav besedil ni veliko, vseeno dokazujejo obstoj posebnega besedišča, ki se je razvilo v okviru »Task Force White Eagle« in s katerim so vojaki poimenovali resničnost, ki so jo doživljali med vojno operacijo (imena orožij, min, vojaških aktivnosti, sovražnika ipd.). V članku podajamo oblikoslovno in pomensko analizo teh poimenovanj, ki ji sledi vpogled v funkcije, ki jih ima ta specifični žargon. Ključne besede: jezikovna zvrstnost, besedišče, žargon, vojna Linguistica_2018_FINAL_2.indd 162 14.3.2019 8:12:28