331 Sonia Vaupot* UDK 811.133.1'34(4+714) University of Ljubljana DOI: 10.4312/linguistica.57.1.331-342 PARTICULARITÉS PHONÉTIQUES ET PHONOLOGIQUES DU FRANÇAIS PARLÉ EN EUROPE ET AU QUÉBEC 1 INTRODUCTION La phonologie du français est un terrain fertile pour les divers cadres théoriques. De nombreux travaux (corpus, enquêtes ou base de données) étudient notamment les varié- tés du français. Toutefois, les français, issus ou non de la colonisation française, ont suivi leur propre évolution par rapport au français hexagonal. Dans cette contribution, notre objectif consiste à mettre en évidence les principales particularités phonétiques et phonologiques du français parlé en Belgique, en Suisse et au Québec. Enfin, elle sou- ligne la situation linguistique actuelle et la diversité des variétés régionales du français non hexagonal. L’objectif est d’introduire le sujet et de donner un cadre de réflexion pour aborder les communautés linguistiques périphériques à la France. Notre analyse de la situation linguistique du français en Europe et au Canada est basée sur une mé- thode contrastive qui vise à comparer le système phonologique du français dans trois pays francophones. Pour parvenir aux résultats présentés dans cet article, nous avons eu recours aux données1 de la base Phono qui présente les principales caractéristiques du français, de la base PFC destinée à l’enseignement et la diffusion du français parlé au sein de l’espace francophone, du corpus OFROM du français parlé en Suisse romande ainsi que certaines études déjà établies. D’une part, nous présentons les liens historiques qui unissent ces États à la France. Puis, nous soulignons les oppositions vocaliques et consonantiques par rapport au français parlé en France. Seuls seront étudiés les traits les plus caractéristiques pour l’ensemble des variétés du français parlé en Europe et au Québec. Enfin, en soulignant la situation linguistique actuelle et la diversité des variétés régionales du français non hexagonal, nous souhaitons favoriser les connaissances en phonétique et en phonologie afin de donner un cadre de réflexion, entre autres pédagogique, pour aborder les com- munautés linguistiques périphériques à la France. 2 LE FRANÇAIS NON-HEXAGONAL 2.1 En Belgique L’histoire de la France se mêle très tôt à celle de la Belgique. En effet, toutes deux sont romanisées par Jules César, puis envahies par les tribus germaniques. Il est pourtant difficile de se faire une idée précise sur les origines du wallon et du français en Belgique * Sonia.Vaupot@ff.uni-lj.si 1 Voir les bases suivantes : phono.uqac.ca ; www.projet-pfc.net ; www11.unine.ch Linguistica_2017_FINAL.indd 331 12.3.2018 13:08:42 332 ainsi que sur leurs particularités jusqu’à la fin du Moyen-Âge. L’histoire du français en Belgique débute au Xe siècle grâce aux clercs du nord qui élaborent, sous la forme d’une langue écrite supra-locale réservée à une élite lettrée, le français. Cette langue a supplanté « les langues romanes endogènes utilisées en Wallonie et est devenue la langue courante sur le territoire wallon d’abord et à Bruxelles ensuite, via la migration d’une population francophone vers la capitale » (Detey et al. 2010 : 203). La période française de l’histoire de la Belgique s’étend, par intermittence, de l’annexion de ces territoires par la France à partir de 1792, lorsque les Pays-Bas autrichiens et la princi- pauté de Liège sont envahis par les troupes françaises, à la chute de l’Empire en 1814. Le français devient peu à peu la langue des élites sur l’ensemble du territoire. Tous les actes publics sont rédigés en français et Napoléon Bonaparte entame la francisation massive dans les départements du Nord tout en se heurtant à une forte opposition des Flamands. En 1797, l’Autriche reconnaît la cession officielle de ces territoires à la France lors du traité de Campo-Formio. Enfin, après la campagne de France et la chute de l’Empire français en 1814, la Belgique devient indépendante et est intégrée en 1815 au Royaume des Pays-Bas. Actuellement, la Belgique est divisée en trois Régions linguistiques : la Région flamande, située au nord, correspond au domaine linguistique néerlandais ; au sud, la Région wallonne englobe les régions linguistiques essentiellement française, mais aussi germanophone. Le recensement étant un sujet de controverse politique, aboli en 1962, il est difficile d’évaluer la situation linguistique, mais on considère que 58 % environ de la population en Belgique est néerlandophone et 41 % francophone2. Enfin, la Région de Bruxelles est officiellement bilingue, mais on estime que la population francophone vivant dans la capitale est de 75% à 90%. 2.2 En Suisse La Suisse est romanisée par les Romains à partir du IIe siècle av. J.-C. Une grande partie de la Suisse romande appartient à l’espace dialectal francoprovençal, une langue gallo-romane qui se développe surtout au sud-est de la France. Les particularités lin- guistiques du francoprovençal sont documentées en Suisse dès le VIe siècle. À partir du Moyen Âge et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les parlers francoprovençaux et juras- siens sont utilisés quotidiennement en Suisse romande, dans les régions et les milieux sociaux. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le prestige de la culture française s’impose en Suisse. Le français assumait essentiellement la fonction de l’expression écrite et les dialectes gallo-romans celle de l’expression orale (Detey et al. 2010 : 215). Le français est aussi fréquent à Fribourg et à Bâle. Il jouit d’un certain prestige auprès des élites en Suisse alémanique et sert de langue de contact entre Alémaniques et Romands (Knecht 1978 : 251). La Suisse pratique aujourd’hui toutes les langues de ses pays voisins : l’italien dans le canton du Tessin et le canton des Grisons (le romanche est aussi parlé minoritaire- ment dans le canton des Grisons), et l’allemand dans le reste du pays. Le français est 2 Voir le site web consacré aux statistiques : www.vivreenbelgique.be Linguistica_2017_FINAL.indd 332 12.3.2018 13:08:42 333 parlé en Suisse romande, plus particulièrement dans les quatre cantons unilingues de Genève, de Vaud, de Neuchâtel et du Jura ainsi que dans la partie francophone des trois cantons bilingues de Fribourg, du Valais et de Berne. Les francophones y sont de l’ordre de 22,6 %3. 2.3 Au Canada Jacques Cartier découvre le Canada en 1534, mais le français ne commencera à s’éta- blir de façon permanente en Amérique du Nord qu’avec la fondation, en 1608, de la ville de Québec par Samuel de Champlain. Ainsi, la langue du XVIIe siècle, issue des langues d’oïl régionales, parlée en Acadie (l’actuelle Nouvelle-Écosse) et dans la vallée du Saint-Laurent devient la base historique du franco-québécois. Le français s’étend ensuite en Louisiane, dans l’Ontario et l’Ouest canadien, puis en Nouvelle-Angle- terre. Au XXe siècle, des mouvements politiques militent au Québec pour obtenir plus d’autonomie. Des lois linguistiques, dont la Loi 101, feront du Québec une province officiellement unilingue française, tout en reconnaissant l’existence des communautés anglophones, autochtones et allophones. Parmi les variétés régionales que présente le français, les parlers des Franco-Cana- diens constituent, selon le recensement de 20114, la langue d’usage de près de 21,5% de la population du Canada, dont 20,4% habitent le Québec. Le Québec est donc fran- cophone à environ 78%. La deuxième communauté est en Ontario où le pourcentage de locuteurs francophones n’est que d’environ 3,8%. 3 DISTINCTIONS VOCALIQUES La prononciation du français en Europe et au Québec n’étant pas uniforme, nous présentons ici une synthèse des oppositions vocaliques et consonantiques. 3.1 Les voyelles nasales Contrairement au français parlé en Île-de-France (le français dit standard), on note en Belgique le maintien des voyelles nasales, notamment de l’opposition [ɛ̃]~[œ̃] : on distingue brin~brun. Pourtant, ces nasales sont de plus en plus proches au point de vue phonétique (Delvaux/Metens/Soquet 2002). En Suisse romande, on note également le maintien de l’opposition [ɛ̃]~[œ̃] dans les mots fin ou parfum. En outre, la nasale « en », prononcée [ɛ̃] en France (p.ex. dans agenda), se prononce [ɑ̃] en Suisse romande. Cette nasale possède pourtant un timbre différent de celui qui est utilisé notamment dans le nord de la France et ressemble plutôt au son [œ̃]. Les voyelles nasales, en français québécois, semblent moins nasalisées que celles du français standard (Charbonneau 1971). La voyelle nasale postérieure [ɑ̃] est sou- vent réalisée en français québécois comme une voyelle antérieure nasalisée [ã], parfois légèrement fermée en [æ̃]. La prononciation avec [ã] est majoritaire, les mots en [ɛ̃] 3 Voir le site www.bfs.admin.ch 4 Voir le site www12.statcan.gc.ca Linguistica_2017_FINAL.indd 333 12.3.2018 13:08:42 334 sont surtout touchés par la fermeture, tandis que les mots en [ɑ̃] et ceux en [ɑ̃], pronon- cés [æ̃], sont les moins touchés (Martin et al. 2001–2). 3.2 Opposition de durée, de tension et de longueur vocaliques En français standard, la durée vocalique a perdu en grande partie sa valeur phonologique. a) L’opposition [a] ~ [ɑ] L’opposition phonologique entre [a] antérieur et [ɑ] postérieur est aujourd’hui en grande partie inexistante en français standard. Si cette opposition se réalise en Bel- gique, elle est toutefois faible. Il s’agit d’une opposition, non pas de lieu d’articulation, mais de durée et de tension : p.ex., patte~pâte. Les deux voyelles sont antérieures, mais celle de « pâte » est plus longue et plus tendue : le [a] bref s’oppose ainsi au [a:] long. En Suisse romande, on note des oppositions de longueur entre les voyelles brèves et longues de [ɛ]~[ɛː] (faites~fête) et de [a]~[ɑ:] (patte~pâte). Le français québécois ne connaît pas, comme en Belgique, de différences de lon- gueur vocalique en syllabe ouverte phonologiquement pertinentes. Toutefois, en syl- labe fermée, le [a] antérieur et le [ɑ] postérieur du franco-québécois s’opposent distinc- tement. Cette distinction se réalise entre les deux phonèmes : le [a] antérieur tend alors à se fermer en [œ], le [ɑ] postérieur tend à s’arrondir en la voyelle ouverte postérieure arrondie [ɒ], et à diphtonguer en syllabe fermée en [ɑu]. b) Opposition [e]~[ɛ] On note la fréquence élevée des voyelles longues, même en syllabe atone, dans la prononciation du français de Belgique. En outre, l’opposition de durée et de tension vocalique concerne d’autres voyelles : p.ex., mettre [mɛtʁ] et maître [mɛ:tʁ]. On note également la prononciation du [ɛ] au lieu de [e] dans les syllabes ouvertes atones : ainsi, le déterminant « les » est parfois prononcé [lɛ]. La longueur vocalique marque égale- ment le féminin (ami [ami] et amie [ami:]) auquel on ajoute parfois une semi-voyelle (aimée se prononce [ɛ.meːj]) ou encore d’autres voyelles comme le [y] (vendu [v.dy] et vendue [v.dy:]). En français québécois, la distinction entre [e] et [ɛ] en syllabe ouverte est réalisée phonétiquement par deux sons distincts, mais un son plus fermé ou plus ouvert que celui du français standard. La distinction entre le [ɛ] bref et le [ɛ:] long est présente et se réalise par une différence de timbre et de longueur. Ainsi, le [ɛ:] long subit une diphtongaison et tend à se prononcer [ɛi] ou même [ai]. c) Opposition [o] et [ɔ] Le français de Belgique a maintenu certaines oppositions phonologiques qui exis- taient autrefois en français standard. Ainsi, l’opposition entre [o] et [ɔ] en finale abso- lue permet d’opposer p.ex. le mot [mɔ] du maux [mo] ou pot [pɔ] de peau [po].En Linguistica_2017_FINAL.indd 334 12.3.2018 13:08:42 335 français québécois, on note, dans un parler plus relâché, une perte de l’opposition entre le [ɑ] postérieur et le [ɔ] ouvert en syllabe terminée par le son [ʁ] : ainsi, « (il) part » peut devenir l’homophone de « (le) port », mais la distinction se maintient dans une diction plus soignée. d) La semi-voyelle [ɥ] Un trait récurrent dans la prononciation des Belges francophones concerne l’ab- sence du son [ɥ] qui est parfois remplacé par le son [w] dans les cas de synérèse : le mot puis est prononcé [pwi] au lieu de [pɥi], ou encore lui se prononce [lwi] au lieu de [lɥi]. Il n’y a donc pas d’opposition phonologique entre [ɥ] et [w]. D’autre part, le son [ɥ] est parfois prononcé comme le son [y] en cas de diérèse : nuage se prononce [nya:ʒ] en deux syllabes au lieu de [nɥa:ʒ] en une seule, ou bien le verbe tuer devient [tye] au lieu de [tɥe]. En français québécois, comme en français standard, le son [ɥ] se prononce [y], séparant la syllabe en deux : nuage se prononce [ny.aʒ] et non [nɥaʒ]. 3.3 Diphtongaison En français de Belgique, la diphtongaison du [e:] long apparaît en finale de mot : p.ex., année [anej]. On retrouve également le caractère long et diphtongué des finales fémi- nines en « -ée, -ie » en Suisse romande : p.ex. journée [ʒuʁneːj]. En revanche, il semble que la diphtongaison soit plus présente en français québécois. En effet, les voyelles longues sont souvent réalisées comme des diphtongues, c’est-à-dire des voyelles dont le timbre change en cours d’émission5. Ainsi, les voyelles longues [ɛ, a, o, ɔ, ɛ̃, œ̃, ɔ̃ et ɑ̃] peuvent être réalisées diphtonguées en syllabe fermée accentuée : [a] dans pâte [pɑ͜ɔt]~[pɑ:t] ; [o] dans zone [zɔ͜on]~[zo:n] ; [œ] dans peur [pa͜œʁ]~[pœ:ʁ] ; [ø] dans neutre [nœ͜øt]~[nø:tʀ]. Les voyelles brèves, [ɛ, a, ɔ et œ] peuvent aussi se diphtonguer quand elles sont allongées par les consonnes [ʀ] et [z] en syllabe accentuée : [ɛ] dans père [pa͜ɛʁ]~[pɛ:ʁ] ; [ɔ] dans fort [fɑ͜ɔʁ]~[fɔ:ʁ]. Devant les sons [v] et [ʒ], les voyelles brèves sont allongées, mais ne se diphtonguent pas (p.ex., dans fleuve ou loge). En outre, la diphtongaison du [e] en syllabe ouverte finale est de plus en plus observée. Enfin, on note l’usage du [eː] long, tendu et fermé, mais aussi parfois diphtongué en [ei], dans les fréquents emprunts à l’anglais comme steak [steːk] ou [steik], ainsi que le [oː] long, tendu et fermé, souvent diphtongué en [ou], dans d’autres emprunts, p.ex. coach. En français standard, ces mots se prononcent respectivement [stɛk] et [kɔtʃ] ou [kotʃ]. 3.4 Opposition en finale absolue Contrairement au français standard, la distinction entre [e] et [ɛ] en finale absolue se maintient en Belgique (pré~prêt) et permet de distinguer le futur simple du condi- tionnel : p.ex., le [e] (je ferai) et le [ɛ] (je ferais). Par ailleurs, une nasalisation de [ɛ:] dans la syllabe finale peut apparaître en Belgique, par assimilation régressive, avant 5 Voir Paradis/Dolbec (1992) Linguistica_2017_FINAL.indd 335 12.3.2018 13:08:42 336 la consonne [n] : pour prononcer, par exemple, les mots « laine, peine, scène » (Pohl 1983 : 30). En Suisse romande, on fait plusieurs distinctions en finale absolue qui sont devenues archaïques en français standard. On distingue ainsi entre [o] fermé et [ɔ] ouvert : p.ex, le mot artichaut [aʁtiʃo] s’oppose en voyelle finale à abricot [abʁikɔ]. L’opposition en finale absolue entre [e] fermé et [ɛ] ouvert s’est également maintenue et on distingue notamment les termes « pré, près et prêt ». Comme en français standard, l’opposition entre le [ɑ] postérieur et le [a] anté- rieur est neutralisée en finale absolue et en syllabe ouverte en français québécois : on n’oppose donc pas las ou ras à là ou rat, mais ils se prononcent tous en [ɑ]. Toutefois, dans quelques mots en « -ois » et certains mots grammaticaux (p.ex., la voyelle anté- rieure de « regarde-la » s’oppose à la voyelle postérieure de « regarde là »), les « a » se prononcent alors comme une postérieure et forment des exceptions. En outre, en finale absolue accentuée et en syllabe intérieure de mot inaccentuée, le [ɑ] peut se fermer en [ɒ] ou en [ɔ]. Le phénomène peut aussi s’appliquer au [ɑ] provenant de la postériorisation du [a]. La prononciation du son [ɒ] est plus fermée que celle du [ɑ] et se confond pratiquement avec celle du [ɔ] : ainsi, le mot pas [pɑ] se prononce [pɔ]. 4 DISTINCTIONS CONSONANTIQUES En français de Belgique, les consonnes [b, d, g, v, z, ʒ], placées en position intérieure devant une consonne sourde ou en position finale d’un mot, perdent leur sonorité et se prononcent comme les consonnes sourdes [p, t, k, f, s, ʃ]. L’allongement de la voyelle les précédant compense la perte de sonorité : ainsi, bac [bak] s’oppose à bague [ba:k], vite [vɪt] à vide [vi:t], bref [bʁɛf] à brève [bʁɛ:f], visse [vɪs] à vise [vi:s], bouche [bʊʃ] à bouge [bu:ʃ]. En français standard, le [w] est prononcé [v], à l’exception des mots Wallonie et wallon qui se prononcent respectivement [walɔˈni] et [waˈlõ]. De même, les Belges prononcent souvent le son « w » comme un [w] : ainsi, wagon se prononce [wa.ɡɔ̃] et l’abréviation « w.-c. » devient [we.se], par opposition au français [ve.se]. En outre, les mots étrangers, issus notamment du néerlandais, sont souvent prononcés de façon différente en Belgique : p.ex., le chanteur belge Jacques Brel prononçait « Ams- terdam » [amstəʀdam] avec un [ə] et non [amstɛʁdam] avec le [ɛ] du français standard. En Suisse romande, le [ʁ] prononcé en position finale tend parfois à être sourd et rappelle le son allemand : ainsi, la prononciation de bar ressemble à celle de l’allemand Bach [bax]. En outre, on peut entendre des [e] fermés et longs dans des syllabes se terminant par un [ʁ] : p.ex. dans le mot frère [fʁ̥eːʁ̥]. En français québécois, les sons [t] et [d] suivies des voyelles antérieures [i] et [y] ou des semi-consonnes [j] et [ɥ] s’assimilent en consonnes affriquées en [t͜s] et [d͜z] : ainsi, le mot tire [tiʁ] devient [t͜siʁ] et dur [dyʁ] se prononce [d͜zyʁ]. La consonne oc- clusive nasale [ɲ] peut parfois s’antérioriser et se prononcer [n] : l’adjectif maligne [malɪɲ] devient [malɪn]. Le phonème [f] peut devenir bilabial en contact avec une voyelle labialisée : fumée [fyme] se prononce [ɸyme]. On note également la chute de la consonne [ʀ] avant des occlusives et fricatives antérieures internes et finales de mot (forte [fɔr.t] se prononce [fɔ.t]) ou après une consonne suivie de [w] : p.ex. trois [tʁwɔ] Linguistica_2017_FINAL.indd 336 12.3.2018 13:08:42 337 devient [twɔ]. De même, la consonne [f] subit une apocope en finale de mot : ainsi, le son [œ] qui n’est pas en syllabe ouverte est remplacé par [ø] : p.ex. le mot neuf [nœf] se prononce [nø]. 5 LES VARIETES DU FRANÇAIS NON HEXAGONAL 5.1 En Belgique La variété dialectale est complexe en Belgique6. En effet, les parlers de Wallonie appar- tiennent dans leur majorité aux parlers romans issus de la langue d’oïl. La Wallonie se divise ainsi en quatre domaines linguistiques (Bal et al. 1994 : 8) : la Wallonie occiden- tale (ouest et centre de la province Hainaut) est occupée par des parlers picards ; la Wal- lonie centrale (est du Hainaut, Brabant wallon, province de Namur, nord de la province de Luxembourg) correspondant au domaine du wallon namurois et de l’ouest-wallon (ou wallo-picard) ; la Wallonie orientale (province de Liège) est occupée par le wallon liégeois, et la Wallonie méridionale (centre et sud de la province de Luxembourg) cor- respond au domaine du sud wallon (wallo-lorrain) et du lorrain. Enfin, le français des Wallons se distingue du français des Bruxellois. Par conséquent, on distingue notamment le français parlé par les Picards, les Wal- lons et les Bruxellois. Le premier, l’accent picard est celui que l’on retrouve dans le nord de la France et, pour la Belgique, dans la partie occidentale du Hainaut. L’accent régional, plus ou moins marqué, des Wallons est un marqueur identitaire : en effet, l’ac- cent des Liégeois, l’un des plus typiques de la région wallonne, leur permet de se diffé- rencier des Bruxellois ou d’autres Wallons. Enfin, à Bruxelles, on note plusieurs varié- tés de français, plus ou moins valorisées, et une variété endogène dite « de prestige » (Detey et al. 2010 : 205). Ces trois dialectes principaux ont de nombreux points communs, dont certains les opposent au français, mais aussi des particularités7. Dans la région picarde, on note certains traits particuliers par rapport au wallon, notamment le maintien de [k, g] + [a] : picard (pic.) câr, côr ; wallon (wal.) tchâr, tchôr ; français (fr.) « char » ; pic. gambe ; wal. djambe, djâbe, djan.me ; fr. « jambe » ; la palatalisation en [ʃ] de [k] devant [e, i] : pic. chinq, chonq ; wal. cinq, céq ; fr. « cinq » ; la désinence atone en « -tè, -t(e) » de la 3e personne du pluriel de l’indicatif présent : pic. val’tè, vôt’t(e) ; wal. valèt, val’nut ; fr. « valent ». Sans relever toutes les particularités du français de Wallonie et de Bruxelles, nous pouvons observer, entre autres, la nasalisation des voyelles orales au contact d’une na- sale souvent associée à Bruxelles. Bruxelles étant une région bilingue, majoritairement francophone, le français y est différent, du point de vue de son substrat, des autres aires de la Wallonie. On peut noter une autre tendance qui consiste à prononcer en inversant les deux dernières lettres : p.ex., le mot « possible » devient « possîbel ». 6 Plusieurs contributions (Pohl 1983 ; Warnant 1997 ; Francard 2001) présentent les traits essentiels qui caractérisent la prononciation des voyelles et des consonnes en Belgique. 7 Les grandes particularités des dialectes en Belgique apparaissent sur les cartes de l’Atlas linguistique de la Wallonie (1953). Linguistica_2017_FINAL.indd 337 12.3.2018 13:08:42 338 En outre, le français de Wallonie tend à allonger les voyelles atones [i], [y] et [u] ; on note aussi l’existence du phonème [h] (ou « xh ») dans la région liégeoise ou encore les traits suivants : le maintien des groupes [sp, st] : wal. spène, spine ; pic. èpène ; fr. « épine » ; le maintien de la labiale [w] dans [k] + [w] : wal. cwarème ; fr. « carême » ; la diphtongaison de [o] devant [r] + consonne : wal. mwète, mwate ; pic. et fr. « morte ». 5.2 En Suisse A l’exception des parlers jurassiens qui tirent leur origine du dialecte d’oïl, les dialectes et patois de la Suisse romande appartiennent essentiellement au francoprovençal, une langue galloromane qui s’est développée dans un espace au sud-est de la France. En Suisse romande, une ligne sépare le canton suisse du Jura (oïl) et celui de Neuchâtel (francoprovençal). D’une manière générale, le français parlé en Suisse romande a le statut de langue standard et est proche du français de l’Hexagone. Il existe toutefois quelques régionalismes (Dondaine 1972 : 31) qui sont souvent réduits à l’état de survivances locales, dont voici quelques exemples : les parlers du Valais central gardent le timbre du [u] latin qui est devenu [y] ailleurs ; les sons [ts, dz] + [a] se prononce [k, g], par ex. tsa, fr. « char » ; tsvé, fr. « cheval » ; le [ô] suivi d’une nasale devient [u] dans « un » (numéral), « un » (article) ou « chacun » ; chute de [ə] dans le suffixe -ittu, -itta par suite d’un déplacement d’accent. Dans le Canton du Jura où règnent les patois francs-comtois (oïl), on observe de nombreux phénomènes (Reusser-Elzingre 2005), par exemple, de palatalisation conso- nantique : [kl] < [sy ou ch] ; d’intervocalismes : pavore < pavu ou pèvu, fr. « peur » ; ou de diphtongaison die dominica < dūmwan, fr. « dimanche ». 5.3 Au Québec Le Canada abrite deux communautés francophones : d’une part, les descendants des Français qui ont peuplé la vallée du Saint-Laurent, et notamment la ville de Québec fon- dée en 1608, mais aussi Trois-Rivières (fondée en 1634) et Montréal (fondée en 1642). Au XVIIe siècle, ces premiers colons provenaient de plusieurs provinces de France8, essentiellement du littoral de la côte atlantique (Normandie, Poitou, Aunis, Saintonge) et de l’Ile de France (Barbaud 1984 : 20–21). D’autre part, les Provinces Maritimes, sur la côte est du Canada, rassemblent le groupe des Acadiens dont la grande moitié des colons sont originaires de la province du Poitou9. Aujourd’hui, Québécois et Acadiens, n’ayant pas connu la même histoire, ne parlent pas la même variété de français. Pour notre part, nous nous référons au franco-québécois. Le français québécois connaît des variations régionales et regroupe également plu- sieurs parlers, notamment le français parlé à Montréal, mais aussi le français ontarien, celui du Nouveau-Brunswick ou du Manitoba (Martel/Cajolet-Laganière 1996). Ces 8 La France comptait autrefois 39 provinces, supprimées lors la Révolution de 1789 et divisées en 83 départements. 9 Le Poitou comprenait alors les actuels départements de la Vendée, des Deux-Sèvres, de la Vienne et le nord de la Charente. Linguistica_2017_FINAL.indd 338 12.3.2018 13:08:42 339 variétés ont les mêmes origines, mais se sont différenciées au gré de l’histoire. Ainsi, le français montréalais, à l’ouest, prononce les mots d’origine anglaise en calquant la phonologie de l’anglais américain ou bien présente des voyelles longues là où le fran- çais québécois, à l’est, présente des voyelles brèves ; il maintient aussi l’allongement des voyelles fermées [i, y, u] devant les consonnes allongées [v, z, ʒ, vʁ] tandis que la région de l’est pratique le relâchement de ces voyelles (Dumas 1987). 6 CONCLUSION Selon les données de l’Organisation Internationale de la Francophonie, le français est la langue officielle de 32 États. En plus de la France, on compte, entre autres, la Belgique et la Suisse pour l’Europe et le Canada pour l’Amérique du Nord où la langue française s’est affirmée et développée de maintes façons à travers les siècles. Nous avons voulu vérifier, en utilisant une méthode contrastive, l’état des oppo- sitions phonologiques et les divergences actuelles par rapport au français hexagonal d’une part et d’autre part, souligner les variétés régionales des français parlés en Eu- rope et au Québec. De cette étude, il apparaît que l’histoire du français parlé hors de France, notamment en Belgique et au Québec, est liée aux dialectes d’oïl et a tendance à conserver les oppositions phonologiques vocaliques qui étaient autrefois prononcées en français standard : l’opposition entre les nasales [ɛ̃] et [œ̃] ; le [ɑ] postérieur et le [a] antérieur en syllabe fermée ; le [ɛ] bref et le [ɛ:] long ; le [e] et le [ɛ] ; le [o] et le [ɔ], ainsi que le [ø] et [œ] en syllabe fermée. La majeure différence apparaît dans l’absence du son [ɥ] en Belgique et une diph- tongaison importante dans le français québécois. On note également une tendance à l’assourdissement des consonnes finales sonores pour le français de Belgique et à l’as- similation ou l’apocope pour le franco-canadien. En revanche, le français parlé en Suisse romande, d’origine francoprovençal, se rap- proche davantage du français standard, tout en gardant quelques oppositions, notam- ment entre le [o] et le [ɔ], et entre les nasales [ɛ̃] et [œ̃]. Enfin, il serait sans doute intéressant de poursuivre cette étude en analysant les influences des parlers limitrophes (flamand, allemand et anglais) sur le français, voire en l’élargissant aux autres États où le français est également la langue ou l’une des langues officielles. L’étude des particularités phonologiques du (des) français parlé(s) en Afrique pourrait également s’inscrire dans le prolongement de cette étude, de même qu’une étude contrastive des particularités phonologiques dans les différents registres du français parlé. Bibliographie BAL, Willy/Albert DOPPAGNE/André GOOSSE/Joseph HANSE/Michèle LENO- BLE-PINSON/Jacques POHL/Léon WARNANT. (1994) Belgicismes : inventaire des particularités lexicales du français en Belgique. Gembloux : Duculot. BARBAUD, Philippe (1984) Le choc des patois en Nouvelle-France. Sillery, Québec : Presses de l’Université du Québec. Linguistica_2017_FINAL.indd 339 12.3.2018 13:08:42 340 CHARBONNEAU, René (1971) Étude sur les voyelles nasales du français canadien. Québec : Presses de l’Université Laval. DETEY, Sylvain./Jacques DURAND/Bernard LAKS/Chantal LYCHE (2010) Les var- iations du français parlé dans l’espace francophone. Paris : Ophrys. DELVAUX Véronique/Thierry METENS/Alain SOQUET (2002) « Propriétés acoustiques et articulatoires des voyelles nasales du français. » JEP 2002, 24e Journées d’études sur la parole. Nancy: Association Francophone de la Communication Parlée, 348–352. DONDAINE, Colette (1972) Les parlers comtois d’oïl : étude phonétique. Paris : CNRS. 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L’objectif est d’introduire le sujet et de donner un cadre de réflexion pour aborder les communautés linguistiques périphériques à la France. Mots-clés : phonétique, phonologie, langue française, Belgique, Suisse, Québec, francophonie Abstract PHONETIC AND PHONOLOGICAL CHARACTERISTICS OF FRENCH SPOKEN IN EUROPE AND QUEBEC The article highlights the phonetic and phonological characteristics of the French language spoken in Europe and in Quebec using a contrastive approach. The author first presents the historical links between the French-speaking countries and France. Then a synthesis of the main vocalic and consonantal oppositions is presented and compared to French spoken in France. Finally, the author highlights the current lin- guistic situation and the diversity of regional varieties of non-hexagonal French. The aim is to introduce the topic and to propose a general framework for the studies of France’s peripheral linguistic communities. Keywords: Phonetics, Phonology, French language, Belgium, Switzerland, Quebec, Francophonie Povzetek FONETIČNE IN FONOLOŠKE ZNAČILNOSTI GOVORJENE FRANCOŠČINE V EVROPI IN QUEBECU V tem prispevku avtorica s kontrastivnim pristopom poudarja fonetične in fonološke značilnosti francoščine kot govorjenega jezika v Evropi in Quebecu. Na- jprej so predstavljene zgodovinske povezave med frankofonskimi državami in Fran- cijo. Nato avtorica predstavi sintezo glavnih soglasniških in samoglasniških opozicij v primerjavi s francoščino kot govorjenim jezikom v Franciji. Na koncu poudari Linguistica_2017_FINAL.indd 341 12.3.2018 13:08:42 342 trenutno jezikovno stanje in raznolikost regionalnih zvrsti francoskega jezika izven Francije. Cilj je predstaviti tematiko in oblikovati splošni okvir za obravnavo jeziko- vnih skupnosti izven Francije. Ključne besede: fonetika, fonologija, francoski jezik, Belgija, Švica, Quebec, frankofonija Linguistica_2017_FINAL.indd 342 12.3.2018 13:08:42