335 Anne-Cécile Lamy-Joswiak Anne-Cécile Lamy-Joswiak Faculté des lettres, Université de Ljubljana annececile.lamyjoswiak@ff.uni­lj.si LE FRANÇAIS EST À NOUS ! PETIT MANUEL D’ÉMANCIPATION LINGUISTIQUE Candea Maria, Véron Laélia. (2019). Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique. Paris : La Découverte. ISBN : 978­2­348­04187­7. Broché, 240 pages. 18€ Dans cet ouvrage, Maria Candea et Laélia Véron, enseignantes et chercheuses, respec- tivement en linguistique et en stylistique, se sont associées afin d’initier le plus grand nombre à la (socio) linguistique et à l’histoire de la langue française en comparant, entre autres, discours sur la langue et pratiques de la langue. Partant du principe que la langue appartient à celles et ceux qui la parlent, les autrices adoptent en cela un point de vue ré- solument politique sans se départir d’une démarche rigoureuse, réflexive et scientifique. Comme son titre l’indique, cet ouvrage didactique invite les locuteur·ices du français à s’affranchir de l’autorité de certaines règles, expert·es et institutions qui prétendent déte- nir les savoirs et savoir­dire et empêchent ainsi les débats linguistiques dont pourraient se saisir les francophones pour faire vivre et façonner, ensemble, la langue française. Le manuel se présente en trois parties reflétant les trois objectifs initialement fixés par les autrices dans le préambule : « définir la langue et les notions linguistiques de base, dé- crypter les enjeux sociaux et citoyens liés à ces questions de langue et, pour finir, raconter quelques histoires situées à différentes époques de l’histoire du français » (p.11). D’où le découpage suivant : Partie I. « Qu’est­ce que la langue ? » (3 chapitres) ; Partie II. « Au nom de la langue » (4 chapitres) ; Partie III. « Langues et débats : promenades dans les histoires la langue » (4 chapitres). Ces 11 chapitres empruntent tous la même structure : ils s’ouvrent sur un encadré intitulé « On pense souvent, à tort, que », « Pourtant on ne sait pas que » annonçant la teneur du chapitre, le développement méthodique étant marqué d’un ou deux « focus » permettant d’approfondir un point précis, et s’achèvent sur une très brève bibliographie « Pour aller plus loin » qui s’ajoute aux références ponctuellement indiquées en notes de bas de page. La conclusion de l’ouvrage est suivie d’un glossaire final regroupant une vingtaine de notions clairement définies. La première partie expose succinctement les notions invoquées tout au long de l’ouvrage, en répondant à un certain nombre de questions. Les exemples pris dans l’his- toire de la langue ou des enjeux de langue dans l’histoire de la France montrent combien DOI: 10.4312/vestnik.12.335­339 Vestnik_za_tuje_jezike_2020_FINAL.indd 335 Vestnik_za_tuje_jezike_2020_FINAL.indd 335 21. 12. 2020 15:39:24 21. 12. 2020 15:39:24 336 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES toute réflexion sur la langue est nécessairement sociolinguistique et donc politique, dès l’instant où le point de vue concerne ce que les usager . ès font avec la langue. Le chapitre 1 présente des réflexions sur la frontière entre les notions de langue, créole, dialecte, sur l’intercompréhension, la fabrique des dictionnaires (du Dictionnaire françois de Pierre Richelet aux dictionnaires actuels de l’espace francophone en passant par les diction- naires collaboratifs en ligne, comme Le Dictionnaire de la zone) ou les emprunts de mots; dans le chapitre 2, suit une discussion autour de la notion de la faute de langue après la fabrication – idéologique – du « français standard », soulevant la question de l’unicité de la langue française, des niveaux de langue et des discours normatifs à l’origine du senti- ment d’insécurité linguistique, ou encore ce qui pourrait faire d’elle « la plus belle langue du monde »; le chapitre 3 interroge l’idée, relayée depuis le XVIe siècle, de « langue en danger ». En effet, certains usages généralisés et inconséquents menaceraient la pureté et l’authenticité de la langue française : il s’agirait notamment de l’invasion de mots étran- gers ou de néologismes, ou encore de l’invention de typographies fantaisistes, comme le point médian de l’écriture inclusive. En posant les bases nécessaires pour comprendre le domaine linguistique, nul doute que cette partie inaugurale nous invite à distinguer « ce qui est stable et ce qui peut prêter à débat » (p.12). La seconde partie offre une nouvelle lecture de quatre lieux discursifs extrêmement sensibles, comme l’indiquent les sous­titres des 4 chapitres : « la langue comme arme », « la langue comme champ de bataille », « la langue comme étendard » et « la langue comme prétexte ». Ces quatre champs mettent en lumière des aspects politiques et idéologiques, passés ou récents, souvent méconnus ou caricaturés, suscitant parfois débats et combats. Prenant comme point de départ la nature pragmatique du langage, le chapitre 4 examine le pouvoir que recèle la langue jusqu’à faire basculer ses usagers dans la violence, symbo - lique ou non, sinon provoquer la mort sociale. Cette conception actionnelle du langage et de la communication, développée notamment par Bourdieu en France, est importante pour comprendre les « mécanismes de hiérarchie et d’opposition entre dominants et dominés par le langage » (p.91). Des expressions comme « péquenot », « ma jolie » ou « nègre » ne sont pas neutres – connotation et dénotation s’articulent – et portent la trace d’une idéologie qui enferme les gens dans une image sociale et raciale préconstruite. Le chapitre 5 aborde la féminisation de la langue française que Candea­Véron préfère renommer « démasculini- sation », en rappelant l’offensive lancée au XVIIe siècle par des grammairiens « interven- tionnistes » pour imposer la fameuse règle du « masculin [qui] l’emporte sur le féminin », et pour éclipser la présence des femmes dans les noms de titres et métiers. En conclusion de ce chapitre, le focus sur l’écriture inclusive révèle à quel point les « luttes sociales et idéologiques se mènent aussi sur le terrain linguistique » (p.119). Le chapitre 6 porte sur la colonisation et le colonialisme, rappelant, au­delà des clichés (la langue française volontiers dépeinte comme « universaliste » et « civilisatrice »), la parcimonie ou la condescendance avec lesquelles la France a dispensé l’enseignement du français dans ses colonies ; l’étude des cas de l’Algérie, de l’AOF (Afrique occidentale française) et de la Nouvelle­Calédonie Vestnik_za_tuje_jezike_2020_FINAL.indd 336 Vestnik_za_tuje_jezike_2020_FINAL.indd 336 21. 12. 2020 15:39:24 21. 12. 2020 15:39:24 337 Anne-Cécile Lamy-Joswiak dévoile une transmission très inégale et partielle du français en fonction des territoires. Si les valeurs attachées à la langue comme vecteur d’éducation et de potentielle émancipa- tion étaient importantes, il fallait donc manier la diffusion du français avec précaution. Enfin, chapitre 7 insiste sur le caractère opaque de l’Organisation internationale de la Francophonie, institution dont la France tire les ficelles et qu’il serait sain de juger à l’aune de ses missions officielles : en effet, alors qu’elle prétend « promouvoir la fran- cophonie et soutenir la paix, les droits humains, l’éducation, le développement durable, elle accueille en son sein des États et des personnalités politiques loin d’être démocra- tiques » (p.140). Les autrices s’emploient par ailleurs à démystifier deux figures majeures controversées de la francophonie : Onésime Reclus, précurseur du mot et théoricien de la colonisation française nationaliste, et Léopold Sédar Senghor, père de la Francophonie institutionnelle qui avait une conception globalisante et racialiste de la langue française par rapport aux langues africaines. Finalement, la troisième partie s’attarde sur certaines périodes clés de l’histoire du français qui nourrissent la mythologie courante autour de cette langue. Dans le chapitre 8, l’Âge classique et la mise en place de la notion de « génie » de la langue (p.162), au détriment des autres langues (dialectes régionaux, patois, langues étrangères des pays voisins) qu’il convient de dénigrer ; la construction d’un « esprit français », « fleur de la conversation aristocratique » (p.166) dans les salons de l’Ancien régime qui alimen- taient des fantasmes linguistiques confondant histoire et mémoire ; la revendication actuelle d’une « exception française » qui tente de recréer le passé sous prétexte de le célébrer et de défendre une spécificité nationale, dans un sens élitiste voire nationa- liste. Le chapitre 9 concerne des idées reçues sur la Révolution et sa politique linguis- tique : elle aurait créé une nouvelle langue en révolutionnant les pratiques sociales et langagières. Au contraire, le paysage langagier n’a pas été tant bouleversé qu’on le dit puisque le français intéressait beaucoup les révolutionnaires qui aspirait à s’en servir dans le souci d’unifier la nation; cela dit, les parlers régionaux ont été progressivement étouffés après l’enquête de l’abbé Grégoire; faire du français la langue de l’éducation participait de cette volonté des révolutionnaires de franciser le territoire avec la création du Comité d’instruction public en 1791 mais cette entreprise demeura incomplète faute de moyens suffisants. C’est durant la IIIe République, présentée dans le chapitre 10, que se systématise la scolarisation de masse, d’abord gratuite (1830) puis obligatoire (1880). L’apprentissage de l’écriture est une pratique d’abord élitiste car exceptionnelle au sein de la société française, et genrée car les filles n’ont pas accès à l’éducation avant 1850. Les défis de l’école pour tou . te . s consistent à diffuser le français en imposant la maîtrise de l’orthographe comme outil de distinction sociale par le biais de la grammaire scolaire après que celle­ci eut été fixée. Le dernier chapitre de l’ouvrage se concentre sur l’émergence du numérique et les défis, plus ou moins inédits, qu’il entraîne : les nouvelles formes d’écriture (textos, tweets et graphies originales), les conséquences de la communication numérique sur le rapport entre l’oral et l’écrit, et enfin, la réévaluation Vestnik_za_tuje_jezike_2020_FINAL.indd 337 Vestnik_za_tuje_jezike_2020_FINAL.indd 337 21. 12. 2020 15:39:24 21. 12. 2020 15:39:24 338 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES de nos représentations du plurilinguisme et de l’enseignement/apprentissage des langues à l’ère de ce qu’il convient d’appeler les « humanités numériques » (p.214). Douze focus, entre une et six pages, pointent certains enjeux historiques, sociaux et/ ou idéologiques dissimulés derrière des faits visiblement insignifiants. La première mise au point intitulée « Comment Molière écrivait­il ? » nous rappelle combien la langue ne se confond pas avec son orthographe. L’on s’amusera également du second focus, inter- rogeant le rôle, l’utilité et la légitimité de l’Académie française, qui campe souvent sur des positions très réactionnaires alors qu’elle ne compte qu’une seule linguiste 1 sous sa coupole (chapitre 1). Sans vouloir passer en revue tous les focus, l’on attirera l’attention des lecteur·ices sur l’arabisation fantasmée du français dans le langage des jeunes (cha- pitre 3), le « retournement du stigmate » ou la lutte pour la réappropriation par un peuple minorisé du sens d’un mot (chapitre 4), le parler « petit nègre » (chapitre 6), la réforme de l’ortografe (sic, chapitre 10), ou encore l’authenticité des accents (chapitre 11). Ces courts exposés constituent autant d’éléments de savoirs qui aident à se positionner, en tant que citoyen·ne éclairé·e, sur des sujets clivants. En guise de conclusion, Candea&Véron se demandent finalement ce qu’aimer la langue française veut dire : traquer les impertinents et les couvrir d’opprobre au moindre néologisme, à la moindre bavure grammaticale ? condamner les accents et dénoncer LA faute qui instaure une seule bonne façon de s’exprimer et place les locuteur·ices dans une posture d’insécurité linguistique ? s’agripper à la norme et s’ériger en détenteur du « bon français » ? Au contraire, aimer la langue française, « c’est passer du temps à lire, parler, écrire et surtout s’interroger » (p.220), déconstruire quelques mythes et idées reçues, se réjouir de l’amplitude de ses variantes qui font la richesse de la langue. Les deux ensei- gnantes­chercheuses terminent leur ouvrage avec optimisme en revenant sur l’expres- sion « Le français est à nous » – à celles et ceux qui la pratiquent – telle une exhortation joyeuse à s’emparer de la langue et de son histoire. Contre les « passions tristes » (p.219) d’une certaine élite conformiste qui déplore, dans des ouvrages alarmistes, le déclin du niveau de langue des jeunes français·es, le désarroi identitaire et le nivèlement par le bas que provoquerait la superdiversité (notion définie dans le glossaire) de nos sociétés plurilingues, les autrices invitent les usager . ès du français à adopter une attitude critique. Cette émancipation linguistique passe par la connaissance des fonctionnements courants et une réévaluation des savoirs historiques de la langue française, ce qui éviterait de prendre les règles de grammaire et l’orthographe pour acquises en considérant qu’elles s’appliquent sans qu’il soit nécessaire d’en comprendre les ressorts (cas de l’accord du participe passé, de l’accord de proximité, des catégories des adverbes et des complé- ments). En effet, derrière les polémiques autour des titres et noms de métiers, se cache « la question de la place des femmes dans le monde du travail et dans les grilles de 1 Barbara Cassin, philologue et philosophe, élue le 3 mai 2018 et reçue sous la coupole le 17 octobre 2019, après la publication de l’ouvrage recensé ici. Vestnik_za_tuje_jezike_2020_FINAL.indd 338 Vestnik_za_tuje_jezike_2020_FINAL.indd 338 21. 12. 2020 15:39:24 21. 12. 2020 15:39:24 339 Anne-Cécile Lamy-Joswiak salaire » (p.133) ; « prises de position sur la langue et prises de positions citoyennes » sont étroitement liées comme le rappellent Candea­Véron (p.223). Véritable hymne à l’amour de la langue française, il s’agit là d’un ouvrage original, agréable et facile à lire, éminemment pédagogique et foisonnant de conseils de lectures complémentaires et d’anecdotes historiques qui nous rappellent combien nos rapports à la langue sont ambigus car ils constituent un enjeu de société, celui du vivre ensemble. Ce Petit manuel d’émancipation linguistique permettra au corps enseignant et étudiant de français, langue maternelle, seconde ou étrangère, de réévaluer ses représentations et se forger un point de vue critique et complexe sur la langue et les discours tenus en son nom. Ce sera aussi l’occasion de désancrer certains lieux communs et de dépoussiérer ses savoirs sur une langue dont l’apprentissage est jugé difficile et exigeant. En cela, la lecture de cet ouvrage dense mais simplement écrit est vivement recommandée, sinon hautement nécessaire, à celles et ceux qui s’intéressent amoureusement à la langue fran- çaise, auraient besoin de se réconcilier avec elle, ou se demandent en quoi consiste le métier de linguiste. Vestnik_za_tuje_jezike_2020_FINAL.indd 339 Vestnik_za_tuje_jezike_2020_FINAL.indd 339 21. 12. 2020 15:39:24 21. 12. 2020 15:39:24