Sonia Vaupot, teSSa MaVrič / LeS diaLectiSMeS danS BaLerina, BaLerina de Marko SoSič et Leur traduction françaiSe 171 Sonia Vaupot, Tessa Mavrič Filozofska fakulteta, Univerza v Ljubljani Les dialectismes dans Balerina, Balerina de Marko Sosič et leur traduction française 1 Introduction Si certains considèrent le dialecte utilisé en littérature comme une langue artificielle (Carpentier, 1990, 75), d’autres l’assimilent à la langue qui se réapproprie l’enfance comme moment central pour déchiffrer le sens de la vie et sa poésie secrète (Bandi- ni, 1987, VI). Or le dialecte en tant que variation linguistique et parler vernaculaire ne procure que peu d’éléments pour son éventuelle traduction dans une œuvre littéraire. Par rapport à la langue standard, les particularités dialectales ou dialectismes peu- vent en effet résister à la traduction, voire être intraduisibles. Cet article se propose d’étudier la présence des variantes dialectales dans le roman Balerina, Balerina de Marko Sosič et leur traduction française. Après une première analyse de la traduc- tion et l’interprétation des résultats présentés dans le mémoire de master sur le même sujet (Mavrič, 2022), nous avons prié l’éditrice et traductrice Zdenka Štimac de bien vouloir répondre à un questionnaire sur ses choix de traduction, ce qu’elle a accepté volontiers et nous l’en remercions. Cette étude sur corpus vise à analyser les procédés de traduction adoptés et les stratégies mises en place pour résoudre les difficultés po- sées par la présence d’éléments dialectaux dans le roman étudié. 2 Balerina, Balerina de Marko Sosič Cinéaste, directeur de théâtre et écrivain slovène, Marko Sosič, né à Trieste, de pa- rents slovènes, publie d’abord de courtes proses et une chronique de théâtre autobio- graphique avant de se lancer, en 1997, dans l’écriture de son premier roman Balerina, Balerina. D’autres romans seront publiés par la suite, notamment Tito, amor mijo (2005), Ki od daleč prihajaš v mojo bližino (2012), O snegu in ljubezni (2014) et Kruh, prah (2018). Le corpus utilisé est l’œuvre de Sosič Balerina, Balerina qui raconte l’histoire d’une famille slovène vivant en Italie, dans un village près de Trieste. Ce roman a remporté des prix littéraires en Slovénie (Vstajenje) et en Italie (Umberto Saba, DOI:10.4312/ars.17.1.171-182 AH_2023_1_FINAL.indd 171 1. 09. 2023 13:30:54 Sonia Vaupot, teSSa MaVrič / LeS diaLectiSMeS danS BaLerina, BaLerina de Marko SoSič et Leur traduction françaiSe 172 Premio Città di Salò). Présélectionné pour le prix Kresnik, il est placé sur la liste des dix meilleurs romans slovènes publiés après 1989. Rédactrice en chef et éditrice d’origine slovène, la traductrice Zdenka Štimac a traduit en français plusieurs auteurs, entre autres France Bevk et Brina Svit, pour les maisons d’édition Gallimard et Cerf. Elle publie en 2013 la traduction française de Balerina, Balerina aux Éditions Franco- Slovènes & Cie qu’elle a fondées la même année. À propos du roman de Sosič, Zden- ka Štimac évoque un « coup de cœur, un livre qui l’a profondément marquée, dont elle a aimé la simplicité, la poésie, la profondeur et l’universalité ». Le roman de Marko Sosič rentre pour elle « dans la catégorie des livres indispensables. » Le roman familial de Sosič décrit la vie de Balerina, une jeune fille simple d’esprit qui grandit au sein d’une famille de la minorité slovène, dans un village près de Tri- este. La jeune fille ne parle pas, son monde se limite à sa maison, son jardin et sa famille représentée par ses parents, ses frères et sœurs, ses tantes et Ivan, un ami d’enfance. Pourtant très entourée par sa famille, surtout sa mère symbole des parents qui s’occupe à plein temps d’un enfant handicapé, Balerina est en proie à de fortes cri- ses difficilement maîtrisables. Face à l’épuisement de la mère, la jeune fille est placée chez une tante. Sa perception du monde extérieur dépend surtout des événements que les autres lui racontent et qui ponctuent son quotidien. L’œuvre brosse les liens familiaux, souvent complexes, fragilisés par les exi- gences de la vie moderne. À travers le quotidien d’une modeste famille slovène, on découvre la vie des Slovènes de Trieste dans les années soixante qui baignent dans la culture italienne et le dialecte de cette région. Ce roman poétique mêle les descrip- tions de la nature au réalisme évoqué par la stéréotypie de la protagoniste. Il décrit la difficulté d’être un proche et d’élever un déficient mental, mais également la progres- sion de l’univers intérieur d’une adolescente jusqu’à la fin de ses jours. Les personna- ges sont attachants et l’histoire permet de sensibiliser aux différences. 3 Analyse des éléments dialectaux D’une manière générale, le groupe dialectal du Littoral est très hétérogène. Il est présent dans l’ouest de la Slovénie, le long de la frontière avec l’Italie et une partie de la frontière avec la Croatie au sud. Il est limité par les groupes dialectaux du haut et bas-carniolais, et celui de Rovte à l’intérieur du pays. On compte également les dialec- tes de Soča, Goriška Brda, Karst, Istrie, Banjščica, Carniole Intérieure, ainsi que ceux de Resia, Nadiža et Ter parlés aussi en Italie (Schlamberger Brezar et al., 2015, 108). En raison de la proximité de l’Italie, ces dialectes comportent de nombreux éléments issus des langues romanes qui ont influencé en particulier le lexique et la syntaxe. En effet, la langue slovène se même ici à l’italien standard, le dialecte vénitien italien et le frioulan (Skubic, 1997, 7-9). Comme les personnages du roman, les Slovènes vivant AH_2023_1_FINAL.indd 172 1. 09. 2023 13:30:54 Sonia Vaupot, teSSa MaVrič / LeS diaLectiSMeS danS BaLerina, BaLerina de Marko SoSič et Leur traduction françaiSe 173 du côté italien de la frontière, près des villes de Trieste et Gorizia, parlent le dia- lecte de la Carniole-Intérieure et du Karst (‘notranjsko-kraško narečje’), un dialecte relativement proche du slovène standard. Ce dialecte possède néanmoins ses propres particularités : la tonalité est celle des langues romanes et de nombreux romanismes lexicaux et syntaxiques. Contrairement à la langue standard, le dialecte inclut, entre autres, de nombreuses diphtongues, notamment le « g » spirantisé, caractéristique de tous les dialectes de l’ouest (Logar, 1996, 218). L’histoire se déroule dans un village du golfe de Trieste, bordé par la Slovénie. Le célèbre écrivain triestin Boris Pahor évoquait à propos de cette ville : « Chacun, s‘il ne faisait que feuilleter la littérature slovène, reconnaîtrait que Trieste et la mer faisaient partie non seulement de l’espace vital slovène, mais aussi de son univers psychologique » (Boris Pahor, 1969, 117 ; Bernard, 2002, 554). La frontière a été fixée définitivement en 1954, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, lors du partage du Territoire libre de Trieste, un État neutre placé sous le contrôle de l’ONU et offi- cialisé en 1947 par le Traité de Paris. Si le triestino ou dialecte triestin, comparable au dialecte vénitien mais avec ses particularités, est parlé dans la région de Trieste, le plateau karstique qui surplombe la côte est bilingue slovène et italien. Au même titre que Boris Pahor, Marko Sosič utilise des expressions italiennes et le dialecte triestin afin de reproduire l’atmosphère de cette région (Mezeg et Grego, 2022a, 2022b). Si l’écriture est poétique, le roman mêle en effet le slovène standard aux variantes régionales caractéristiques du Littoral slovène et de la minorité slovène en Italie. Il contient, d’une part, des ‘eye dialect’ ou marqueurs phonographologiques comprenant des modifications orthographiques et des prononciations déviantes (e.g. Ooola ou a), et des tournures familières notamment dans les dialogues (Ne mi go- vort). On distingue, d’autre part, des écarts de langage par rapport à la norme sous forme de déviances phonétiques (je gledu), mais aussi d’emprunts résultant du con- tact du slovène avec l‘allemand ou germanismes (farba pour barva, de l’allemand Farbe), l’italien ou italianismes (giornale pour časopis) et le français ou gallicisme (frižider pour frigidaire ou réfrigérateur). On compte ainsi une cinquantaine de dé- viances grammaticales et lexicales par rapport à la langue standardisée. Ces formes n’apparaissent pas dans les dictionnaires ni glossaires. On compte également une quatre-vingtaine d’emprunts, majoritairement à l’italien. On distingue les emprunts directs à l’italien (e.g. profuma/profumo) et les procédés indirects ou slovénisés (e.g. bičerin/ bicchierino). (1) Bomo dali kanček profuma, govori in se s prsti dotika mojega vratu. Oooola, za vročino pride zmeraj prav bičerin (…) D’une part, certains linguistes slovènes considèrent les italianismes comme des barbarismes (Bunc, 1940, 78). D’autre part, la présence de dialectismes peut poser un problème de traduction et créer parfois une situation de blocage. Les variétés d’un AH_2023_1_FINAL.indd 173 1. 09. 2023 13:30:54 Sonia Vaupot, teSSa MaVrič / LeS diaLectiSMeS danS BaLerina, BaLerina de Marko SoSič et Leur traduction françaiSe 174 dialecte peuvent contenir des connotations spécifiques qui ne sont pas toujours acces- sibles aux lecteurs dans la langue cible. Les pertes étant inévitables, l’impossibilité de recréer l’effet d’écriture et de lecture peut produire un décalage structurel entre les langues source et cible. Les termes lexicaux spécifiques peuvent ainsi évoquer des associations différentes chez les lecteurs des langues source ou cible (Berezowski, 1997, 28). Certains choix stratégiques s’imposent donc pour donner une lisibilité au texte cible tout en préservant ses caractéristiques. 4 Norme et choix stratégiques La traduction littéraire répond à des critères qui diffèrent, entre autres, de la traduction pragmatique ou spécialisée. Dans une œuvre littéraire, Delisle (1984) observe que « l’écrivain communique sa vision du monde, sa perception personnelle de la réalité qu’il choisit de décrire ». Selon l’auteur, une œuvre littéraire valorise la forme, elle « recèle aussi un pouvoir d’évocation. Tout le contenu du message n’est pas expli- citement formulé » (Delisle, 1984, 29-31). L’œuvre littéraire est caractérisée par sa non-univocité, une certaine intemporalité et des valeurs universelles. Pour Berman (1999, 50), « la prose littéraire se caractérise en premier lieu par le fait qu’elle capte, condense et entremêle tout l’espace polylangagier d’une communauté. Elle mobilise et active la totalité des ‘langues’ coexistant dans une langue. » Le traducteur de textes littéraires est soumis à des contraintes lorsque le texte comprend des dialectes ou des sociolectes littéraires, c’est-à-dire des faits de langue non standard ou déviances à la norme. Traditionnellement, ces déviances à la norme sont considérées comme étant à la limite de l’intraduisible pour les traductologues. Toury (1995) insiste sur la notion de norme en traduction et identifie trois types de normes. Les normes initiales (‘initial norms’) qui concernent l’orientation de la tra- duction par rapport aux normes du texte source ou de la culture cible. L’adhésion aux normes du texte source détermine l’adéquation de la traduction, alors que l’adhésion aux normes de la culture cible détermine son acceptabilité (Toury, 1995, 56-57). Les normes préliminaires (‘preliminary norms’) sont liées à l’existence d’une politique de sélection et de traduction des textes. Il existe, selon l’auteur (1995, 58), des fac- teurs qui gouvernent le choix des types de textes. Enfin, les normes opérationnelles (‘operational norms’) sont de l’ordre des contraintes matricielles (‘matricial norms’) et linguistico-textuelles (‘textual-linguistic norms’ (Toury, 1995, 92). L’auteur ajoute (1995, 60) que ces trois types de normes sont reliés dialectiquement à la norme initiale, une zone intermédiaire. Afin de réduire l’impact des déviances à la norme, à priori difficilement traduisibles, et restituer la présence de l’étranger dans le texte cible, le traducteur met en place des stratégies. Voyons les choix du traducteur face aux difficultés posées par la présence d’éléments dialectaux dans le roman étudié. AH_2023_1_FINAL.indd 174 1. 09. 2023 13:30:54 Sonia Vaupot, teSSa MaVrič / LeS diaLectiSMeS danS BaLerina, BaLerina de Marko SoSič et Leur traduction françaiSe 175 Sur le plan grammatical, les tournures du code oral les plus immédiatement com- préhensibles du parler populaire ont été traduites en français (e.g. in pole ne vem, kje je/et après ça je sais pas ; Bem/Eh ben) : (2) Mu rečem, naj gre kupit kruh, in se ti zgubi in pole ne vem, kje je. Je lui dis d‘aller acheter le pain, et voilà pas qu‘il se perd et après ça je sais pas où il est. Toutefois, certaines tournures grammaticales qui rappellent la langue populaire sont transposées en français standard : e.g. ‘nimaste (nimate), prideste (pridete), h (k), na dum (domov)’. (3) Bem, Ivanka, če nimaste televižjona, lahko prideste h meni na dum. Eh ben Ivanka, si vous n‘avez pas de televisione, vous pouvez venir chez moi à la maison. À propos des écarts de syntaxe, la traductrice explique, dans le questionnaire, qu’ils « ont été traités peu ou prou de la même façon dans la version française. Par des omissions de négation, par différents niveaux de langue ou par des écarts lexicaux. » Sur le plan lexical, la traductrice garde majoritairement les emprunts à l’italien (e.g. Piše na giornali! - C‘est écrit dans le giornale !), à l’exception des italianismes ‘me- renda’ et ‘giro’ traduits respectivement par ‘casse-croûte’ et ‘tour’ : (4) Da je vzel merendo, da je vzel panin s pršutom in sirom in malo vina, da bo sit in da ne bo žejen. Qu‘il a pris un casse-croûte, qu‘il a pris un panini avec du jambon et du fromage et un peu de vin, /…/ (5) /…/ da je pustil odprta vrata, če bo hotela naredit en giro, pravi. /…/ qu‘il a laissé la porte ouverte, au cas où il voudrait faire un tour, dit-il. L’usage de l’emprunt permet de respecter la particularité linguistique et culturelle de l‘original. En revanche, certains emprunts slovénisés (frižider) reprennent dans le texte cible leur orthographe normative (frigidaire) : (6) Potem vzame svinčnik, ki je na frižiderju. Le stylo est toujours sur le frigidaire, et lui, il le prend. D’autres éléments dialectaux sont transposés dans un registre standard (la soupe pour župa, repasser pour speglati,) ou familier (finčkena pour miam-miam) : (7) Pravi, da bo treba povabiti ljudi na dom, da je skuhala župo. Elle dit qu‘il faudra inviter les gens à la maison, qu‘elle a préparé une soupe. (8) Včasih reče: Uuu, kako je finčkena! Parfois elle dit : ouaouh, que c‘est miam-miam. À défaut d’équivalent, la substitution des mots dialectaux par des mots standard fait perdre l‘authenticité et la singularité du dialecte d‘origine, mais est probablement AH_2023_1_FINAL.indd 175 1. 09. 2023 13:30:54 Sonia Vaupot, teSSa MaVrič / LeS diaLectiSMeS danS BaLerina, BaLerina de Marko SoSič et Leur traduction françaiSe 176 nécessaire à la bonne compréhension du texte. Le procédé d’adaptation est parfois utilisé. Cette approche permet de maintenir l‘authenticité du dialecte tout en facilitant la lecture pour le public cible. Dans les phrases suivantes, le mot ‘štraca’ qui signifie littéralement ‘chiffon’ est traduit par ‘chemises’. Le terme ‘šenk’ fait référence, dans le texte, à un cadeau d’anniversaire. Il est traduit en français par le mot ‘étrennes’ qui désigne les cadeaux, généralement de l’argent, reçus le premier jour de l‘année. (9) Spegla dve štraci in teče domov. Elle repasse deux chemises et elle court à la maison. (10) /…/ in potem pravi, da bodo obiski popoldne, da bom dobila šenke in da pride tudi Ivan. /…/ puis elle dit que nous aurons des invités cet après-midi, que je rece- vrai des étrennes et qu‘Ivan viendra aussi. À ce propos, la traductrice explique que le mot « ‘étrennes’ est souvent employé à tort par des personnes connaissant mal son sens exact, c’est donc volontairement que j’ai mis ces mots mal employés dans la bouche des personnages, afin de restituer un peu de cet écart. » Enfin, la traductrice n’a pas eu recours à un dialecte de la langue cible, car cela ne pourrait refléter l’appartenance régionale de l’original. Elle explique à juste titre que « Chaque dialecte porte en lui sa géographie et son histoire. Impossible de déplacer un dialecte dans un autre contexte historique ou géographique. Imaginez-vous un peu les Slovènes de Trieste en train de parler en alsacien ou en ch’ti ? » 5 Domestication ou foreignization ? Marko Sosič a écrit un roman qui met en valeur des personnages et une histoire à travers un dialecte. L’auteur jongle avec la langue standard, l’oralité et le parler spéci- fique du Littoral. La composante linguistique étant modifiée, on peut s’attendre à ce que le contexte et les personnages soient marqués dans la traduction. Certains choix s’imposent face à la difficulté de rendre en français l‘écart produit par le choix d‘une expression ou d’un terme en langue dialectale et les non-dits que ce dialecte porte en lui. D’une part, les emprunts marquent la couleur locale, mais aussi l’histoire de la région. D’autre part, certains éléments dialectaux sont transposables et répondent au critère d’équivalence tandis que d’autres exigent plutôt une substitution ou une adaptation. La traductrice confirme avoir travaillé avec l’auteur pour parfaire la traduction. Elle expose l’aspect personnel, notamment le fait d’avoir baigné dans son enfance et sa jeunesse « dans une multitude de langues, de dialectes, d’accents ». Elle ajoute : « Cette expérience tout à fait personnelle a probablement influencé ma façon de traiter cette problématique du dialecte lors de la traduction de Balerina, Balerina. » AH_2023_1_FINAL.indd 176 1. 09. 2023 13:30:54 Sonia Vaupot, teSSa MaVrič / LeS diaLectiSMeS danS BaLerina, BaLerina de Marko SoSič et Leur traduction françaiSe 177 La traduction directe laissant apparaitre dans le texte des emprunts lexicaux (e.g. dopobarba dans le roman et dans sa traduction), l’approche tend vers la ‘foreignizati- on’, pour reprendre le terme de Venuti (1995). Le fait de respecter une syntaxe proche du texte original, de garder les valeurs langagières et culturelles du texte source con- firme cette tendance. La traductrice adopte alors une stratégie sourcière. Cette straté- gie se présente comme une alternative à l‘approche de la ‘domestication’ en traduction (Venuti, 1995) qui préfère uniformiser et adapter les textes étrangers pour le public cible (e.g. narediti en giro/faire un tour). Toutefois, la question des emprunts slovénisés est plus complexe. On peut se demander en effet si la traduction indirecte d’un emprunt slovénisé par un terme stan- dard attesté (e.g. bicchierino, un diminutif de « bicchiere », pour bičerin) relève d’une approche sourcière ou plutôt cibliste ? (11) Oooola, za vročino pride zmeraj prav bičerin … Holà, pour la chaleur, un bicchierino, ça fait toujours du bien… À cela s’ajoute histoire de cette région qui est un fait délicat. En effet, l’influence de l’italien sur le groupe dialectal du Littoral est due en partie à l’histoire socio-politique complexe entre les Italiens et les Slovènes. Les régions slovènes du Littoral étaient par- tagées entre la République de Venise et les Habsbourg. Le territoire autour de Gorizia et Posočje était séparé de la Vénétie et du Frioul jusqu’à la Première Guerre mondiale lors de l’invasion par l’Italie des régions slovènes frontalières. La période entre les deux guerres mondiales coïncide avec le régime fasciste de l’Italie qui exigeait l’unité du pays et ne reconnaissait pas les autres ethnies. Graduellement, ce régime a pratiqué l’italia- nisation forcée dans la région du Littoral annexée après la Première Guerre mondiale : il était interdit d’utiliser la langue slovène en public ou de l’enseigner à l’école, de mener des associations culturelles, d’imprimer des journaux ou livres en slovène. Les toponymes et les noms propres slovènes étaient alors remplacés par leurs versions ita- lianisées (Skubic, 1997, 12-15). Le slovène n’était pratiquement plus utilisé qu’à l’église (Skubic, 1997, 27). Cette situation répressive a continué pendant plus de deux décennies jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Puis, la situation s’est progressivement améliorée avec l’avènement de la Yougoslavie. Près de 90 000 Slovènes sont restés en Italie même après l’établissement des nouvelles frontières, formant de nouveau une minorité nationale (Skubic, 1997, 14). En 1961, la loi sur les écoles slovènes en Italie a finalement rétabli le slovène comme langue d’enseignement dans certaines écoles (Sku- bic, 1997, 19). L’aspect historique ne pouvant être négligé, on peut de ce fait se demander s’il est inconséquent de se tourner vers l’histoire et d’employer la langue de l’ancien oppres- seur pour rendre compte de la langue de l’opprimé ? En outre, le fait de remplacer les emprunts à l’italien slovénisés par des mots italiens (e.g. ‘Sur la piazza !’ pour ‘Na placu !’) peut donner aux lecteurs français l’impression que les personnages du roman AH_2023_1_FINAL.indd 177 1. 09. 2023 13:30:54 Sonia Vaupot, teSSa MaVrič / LeS diaLectiSMeS danS BaLerina, BaLerina de Marko SoSič et Leur traduction françaiSe 178 parlent en italien. On est dans une démarche proche de la ‘domestication’, mais qui reste semi-sourcière. Actuellement, les Slovènes du Littoral utilisent des italianismes au quotidien. L’auteur Marko Sosič utilise lui aussi des italianismes dans son roman bien qu’il ait conseillé d’éviter de chercher des équivalents forcés pour le dialecte du Littoral dans la langue cible (Primorske novice, 2014). La traductrice justifie son approche en considérant que les mots italiens, proches du français, ne sont pas un frein à la lecture, et permettent au contraire de conserver le lien avec l’histoire et la géo- graphie du pays, préservant de ce fait le contexte culturel. Avec le recul, elle propose d’ajouter un avant-propos au lecteur qui offrirait au traducteur une plus grande liberté. Une préface permettrait de familiariser le lecteur avec l’histoire particulière de cette région durant la Première et la Seconde Guerre mondiale. 6 Conclusion Une œuvre littéraire est destinée à être publiée et appréciée du lecteur qui, par le biais de la traduction, pourra appréhender une culture. La présence d’un dialecte insuffle à l‘œuvre littéraire une certaine force stylistique, voire poétique. Le dialecte révèle cer- tains aspects d’une réalité socioculturelle de la région ou du pays. Il parait illusoire d’imaginer pouvoir imiter ou restituer intégralement l’étrangeté et les déviances d’un dialecte. Le traducteur tente au mieux de reproduire l’effet de lecture ou d’amoindrir les écarts langagier et culturel. Ainsi, si le dialecte est traduisible, l’analyse des procédés de traduction dans le roman confirme le fait que les décalages et les pertes sont inéluctables. Eco (2006, 129) considère qu’en général, « se posent plutôt des problèmes de perte partielle, qu’on peut tenter de résoudre par une compensation ». Dans le cas présent, la traductrice a conservé l’élément dialectal en utilisant l’emprunt. Au contraire, la sub- stitution et la normalisation restituent partiellement l’insertion. L’adaptation facilite la lecture. Consciente que l’introduction des dialectismes dans le roman a pour fonction de recréer une certaine couleur locale, mais aussi de conserver le lien avec l’histoire et la géographie, la traductrice a fait le choix de se concentrer sur la poésie de la langue afin que le lecteur français puisse apprécier et se laisser porter par la poésie du texte. Estimant que la traduction systématique des dialectismes aurait pu paraitre for- cée ou artificielle, elle souligne que « Le principal défi pour moi était que le lecteur francophone comprenne que la minorité slovène de Trieste ne parlait pas une langue standard, que l’action se situait en Italie et que, de fait, la langue était imprégnée d’italianismes. » En accord avec l’auteur du roman, elle a donc choisi de compenser l’écart dialectal en privilégiant la fluidité et la poésie du texte. En conclusion, on constate que le dialecte marque géographiquement et histo- riquement le récit. Les principaux problèmes que pose la traduction sont la variati- on diatopique sous la forme de la présence d’au moins deux codes linguistiques, la AH_2023_1_FINAL.indd 178 1. 09. 2023 13:30:54 Sonia Vaupot, teSSa MaVrič / LeS diaLectiSMeS danS BaLerina, BaLerina de Marko SoSič et Leur traduction françaiSe 179 traduction des emprunts étrangers, en particulier les italianismes et les germanismes, ainsi que celle des emprunts slovénisés. Si les stratégies de traduction de textes ca- ractérisés par la présence d’une variation linguistique sont diverses, on ne note pas d’écart important par rapport au texte source. La traduction par maintien, substitution ou adaptation de l’élément dialectal ou vernaculaire est concevable, de même que le recours à la norme. La traductrice a souhaité restituer le texte le plus fidèlement pos- sible, afin que le lecteur francophone ressente le même plaisir de lecture et les mêmes émotions. Pour reprendre la classification de Capra (2014), son choix s’est porté sur une traduction plutôt réconfortante et moins dépaysante. Références Bandini, F., Introduzione a Luigi Meneghello, Pomo pero, Milan - Mondadori, 1987, pp. VI. Berezowski, L., Dialect in Translation. Wrocław, 1997. Berman, A., La Traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Paris, 1999. Bernard, A., Boris Pahor ou l‘originalité de la littérature slovène de Trieste, Revue des études slaves 74, 2-3, 2002, pp. 547-562. Bunc, S., Pregled slovnice slovenskega knjižnega jezika, Ljubljana, 1940. Capra, A., Traduire la langue vulgaire : difficultés, choix et modes dans la traduction française de la littérature plurilingue italienne, La main de Thôt : théorie, enjeux et pratiques de la traduction 2, 2014. Carpentier, G., Traduire la forme, traduire la fonction, Dans : La traduction plurielle (éd. Ballard, M.), Lille, 1990, pp.71-92. 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V članku bomo izpostavili težave pri prirejanju oziroma prevajanju narečja v francoski jezik. Prav tako bomo analizirali odločitve in strategije, s katerimi je prevajalka skušala razrešiti težave, ki jih je prisotnost narečnih elementov v besedilu predstavljala pri prevajanju romana. French Translation of Dialectics in the Novel Balerina, Balerina by Marko Sosič Keywords: dialect, Slovenia, Italy, literary translation The novel Balerina Balerina by Marko Sosič, published in 1997, has won several li- terary prizes. However, this Slovenian work resists translation because of the author’s personal writing, but also because of the literary value of the Slovenian and Italian coastal dialect, which the author mixed with standard Slovenian, creating a special poetic prose. In this article we discuss the difficulties of translating or adapting this dialect into French, and then we analyse the translator’s choices and the procedures used to solve the difficulties arising from the presence of dialect elements in the novel. AH_2023_1_FINAL.indd 180 1. 09. 2023 13:30:54 Sonia Vaupot, teSSa MaVrič / LeS diaLectiSMeS danS BaLerina, BaLerina de Marko SoSič et Leur traduction françaiSe 181 Les dialectismes dans Balerina, Balerina de Marko Sosič et leur traduction française Mots-clés : dialecte, Slovénie, Italie, traduction littéraire Le roman de Marko Sosič, Balerina Balerina, paru en 1997, a remporté plusieurs prix littéraires. Cette œuvre slovène résiste à la traduction du fait de l’écriture personnelle de l’auteur, mais aussi la valeur littéraire du dialecte du Littoral slovène et italien que l’écrivain a mêlé au slovène standard, créant ainsi une prose poétique particulière. Dans cet article, nous évoquerons la difficulté de traduire ou d’adapter ce dialecte en français, puis nous analyserons les choix du traducteur et les procédés adoptés pour résoudre les difficultés posées par la présence d’éléments dialectaux dans le roman. O avtoricah Sonia Vaupot je izredna profesorica na Oddelku za prevajalstvo Filozofske fakultete Univerze v Ljubljani. Raziskovalno se ukvarja s področji: prevodoslovje in prevaja- nje, besediloslovje, francoski strokovni jezik in terminologija. Je avtorica številnih člankov, dveh učbenikov o francoski družbi in kulturi ter znanstvene monografije s področja prevodoslovja. E-naslov: sonia.vaupot@ff.uni-lj.si Tessa Mavrič je magistrirala iz prevajanja v okviru skupne diplome med Filozofsko fakulteto v Ljubljani in pariško univerzo INALCO. Sodelovala je pri prevajalskih pro- jektih v okviru študija ter Prevajalnici 2020, kjer so udeleženke_ci pod mentorstvom dr. Nadje Dobnik in dr. Mateje Seliškar Kenda prevedle_i delo Sylvana Tessona Pod milim nebom. Svojo prevajalsko pot želi posvetiti literarnemu prevajanju. E-naslov: tessa.mavric23@gmail.com About the authors Sonia Vaupot is an Associate Professor in the Department of Translation Studies, Faculty of Arts, University of Ljubljana. Her research interests include translation studies, text linguistics, specialized French language, and terminology. She has publi- shed numerous articles, two textbooks on French society and culture and a monograph in the field of translation studies. Email: sonia.vaupot@ff.uni-lj.si AH_2023_1_FINAL.indd 181 1. 09. 2023 13:30:54 Sonia Vaupot, teSSa MaVrič / LeS diaLectiSMeS danS BaLerina, BaLerina de Marko SoSič et Leur traduction françaiSe 182 Tessa Mavrič holds a joint master’s degree in translation from the Faculty of Arts (Ljubljana) and INALCO (Paris). During her studies she took part in various tran- slation projects as well as attended Prevajalnica 2020, a workshop in which young translators translated Une vie à coucher dehors by Sylvain Tesson under the guidance of Nadja Dobnik and Mateja Seliškar Kenda. In the future she aims to focus on lite- rary translation. Email: tessa.mavric23@gmail.com AH_2023_1_FINAL.indd 182 1. 09. 2023 13:30:54