Ada Vidovic-Muha Université de Ljubljana CDU 801.56 LA SYNTAXE DE TESNIÈRE INTERPRÉTÉE PAR MIKUS 1 Suite à la demande de la rédaction des Voprosy jazvkoznanija le linguiste Slovène Radivoj Franciskus Mikus, connu en Europe en tant qu'adepte prononcé du structuralisme fonctionnel et du behaviourisme, écrivit une critique de la monographie de Tesnière relative à la syntaxe et ce tout juste un an après la parution de celle-ci. Cette critique, relativement conséquente - seize pages imprimées sur deux colonnes en petits caractères - fut publiée en 1960 dans le numéro 5 de la revue précédemment citée sous le titre de: La Syntaxe Structurale de L. Tesnière et le Structuralisme Syntagmatique.1 A cette époque R. F. Mikus avait à son actif un certain nombre de critiques et d'études polémiques ayant eu un retentissement européen. Il est vrai pour toute cette oeuvre qu'elle apporte des fondements théoriques élaborés avec précision et clairement hiérarchisés. Elle se caractérise également par une fidélité de l'auteur, nuancée, certes, par une dimension personnelle et un ton polémique dû à son tempérament, à l'égard de la théorie syntagmatique telle que l'avait développée le structuralisme de Genève, en particulier Ch. Bally, et le behaviourisme américain (la théorie de Bloomfield). Les motivations polémiques sont chez Mikus approximativement de deux sortes: elles ont pour origine à la fois les membres de certains courants structuralistes qui avaient plus ou moins réfuté le schéma linguistique syntagmatique que Mikus avait élaboré avec précision et le désir de la part de l'auteur d'apporter le support et les corrections ponctuelles nécessaires se limitant peut-être à des actualisations ponctuelles. Il critique la présentation de la monographie de Sapir Language publiée dans la revue Cahiers Ferdinand Saussure en 1953, la polémique de la même année engagée avec le syntacticien genevois H. Frei publiée dans le journal new-yorkais Word et le jugement critique publié par le "sixième congrès international de linguistique" dans la revue Lingua en 1958. Par ailleurs, nous pouvons compter parmi les critiques de Mikus celle plus tardive de 1978, Les Théories du Svntagme de Benveniste. publiée dans la Revue Belge de Philologie et d'Histoire, et bien-sûr celle relative à la syntaxe de Tesnière mentionnée ci-dessus. 1 Le titre en russe: Striiktural'nvj sintaksis !.. Ten'era i sintagmaticSeskij strukturalizm La même année, c'est-à-dire en 1960, une critique d'E. Benveniste relative à la Syntaxe de L. Tesnière fut publiée dans la revue Bulletin de la Société Linguistique, pages 20 à 23. Une année plus tard H. Wissemann écrivit une critique pour le numéro 66 de la revue Indogermanische Forschungen. pages 179 à 185. 225 Il convient de rassembler dans un tout autre groupe les critiques et polémiques visant des linguistes qu'il nous est impossible de classer parmi les structuralistes et dont les oeuvres ont, par la problématique syntagmatique qu'elles posent, lancé un défi à Mikuš tant dans un sens positif que négatif. C'est ainsi que ce dernier estima, dans la critique conséquente qu'il écrivit pour la revue Lingua en 1955-1956 sur l'ouvrage de J. Rozwadowski Wortbildung und Wortbedeutung (édité en 1904), qu'il est déjà possible dans cette oeuvre - c'est-à-dire au début du siècle - de distinguer les éléments fondamentaux de la théorie syntagmatique relatifs à l'origine, au développement et au fonctionnement de la langue. Dans sa polémique avec le linguiste russe E. A. Sedel'nikov publiée entre 1959 et 1962 dans les Voprosv jazvkoznanija. Mikuš, dans le cadre d'une réflexion sur ce que l'on a coutume d'appeler l'interprétation mentaliste des phénomènes linguistiques et qui est si caractéristique de la réflexion de Sedel'nikov, défend avec véhémence le point de vue linguistique fonctionnel, linéaire et binaro-structural. C'est également dans ce groupe qu'il convient d'inclure la critique relativement radicale de la théorie syntagmatique qu'il écrivit en français en prenant pour base l'oeuvre du linguiste serbe A. Belic, O jezičkoj prirodi i jezičkom razvitku ["La Nature et le Développement de la Langue"] (1941) qui avait été publié en Slovénie par la S.A.Z.U. [Slovenska Akademija Znanosti in Umetnosti "L'académie Slovène des sciences et des arts"] en 1952 sous le titre A Propos de la Syntagmatique du Professeur A. Belič2 Romaniste diplômé de la Faculté des lettres de Ljubljana ayant achevé une spécialisation à Paris et acquis quelques années d'expérience pédagogique en enseignant en France, Mikuš avait choisi de rédiger ses travaux en français. En principe, il conservait ses exemples en français même lorsqu'il lui arrivait d'adopter la langue de la revue dans laquelle il publiait ses écrits (le russe, l'allemand, le croate).3 2 Pour en savoir plus sur la vie et l'oeuvre de R. F. Mikuš ainsi que sur le conflit qui opposa les académies des sciences serbe et Slovène, lequel ne cessa qu'après la publication de la critique de Mikuš relative à la théorie syntagmatique de Belič, consulter la S.A.Z.U. Sur l'influence de ce conflit sur la destinée de Mikuš, consulter l'étude d'A. Vidovič-Muha, O izvoru in delovanju jezika ali teoriia sintagme v delih R. F. Mikuša (S predstavitvijo trikotnika Ramovš - Mikuš - Belič ["Origine et Fonctionnement de la Langue ou Théorie du Sintagme dans les oeuvres de Mikuš (Présentation du triangle Ramovš - Mikuš - Belič)"], publiée dans Slavistična revija, 2-3, 1994 (recueil Ramovš). Sur la participation de R. F. Mikuš à la linguistique Slovène se rapporter également à l'étude du même auteur: Strukturalistične prvine v slovenskem jezikoslovju prve polovice dvajsetega stoletja ["Les Eléments Structuralistes dans la Linguistique Slovène de la Première Moitié du XXème siècle"] qui paraîtra dans le quinzième recueil des Obdobja v slovenskem jeziku, književnosti in kulturi. 3 L'oeuvre maîtresse de R. F. Mikuš concernant la théorie du syntagme, déjà présentée dans une large mesure dans la thèse de doctorat qu'il soutint à Zagreb en 1958, est: Principes de Syntagmatique. Bruxelles, Paris 1972, 244 pages. 226 2 Mikus, dans le paragraphe introductif de son oeuvre, a indirectement délimité les contours de sa problématique (déjà présente, à vrai dire, dans le titre même de l'étude) en exposant les deux raisons qui l'ont incité à accepter l'invitation des Voprosy jazykoznanija: - Il était intéressé à la fois par l'applicabilité de la théorie syntagmatique dans le cadre d'une recherche relative aux langues particulières et par la crédibilité des connaissances syntagmatiques telles qu'elles se présentent dans les oeuvres censées s'appuyer sur cette théorie; il ne manqua pas, d'ailleurs, de souligner dans sa critique et ce à plusieurs reprises la valeur exceptionnelle de la riche documentation de Tesnière. - Quoiqu'elle n'ait pas été exprimée de façon tout à fait explicite, la motivation principale qui a poussé Mikus à écrire cette critique était la possibiité qui s'offrait à lui d'exposer également aux lecteurs russes sa propre interprétation de la syntagmatique structurale de Genève. La critique de Mikus relative à la Syntaxe de Tesnière a par conséquent à la fois un point de départ théorique clair et un but tout à fait concret: il s'agit de prouver la crédibilité théorique de la syntagmatique de Genève telle qu'elle a été reçue et complétée par le critique et ainsi, du moins indirectement, de la populariser. En d'autres termes, la base de la critique de Mikus peut être assimilée à une vérification au moins indirecte des éléments de la syntagmatique déjà mentionnée et ce à partir de l'oeuvre fondamentale de Tesnière. C'est sous cet angle que Mikus a avec une très grande précision analysé la première partie du livre de Tesnière (47 chapitres, soit environ le quart de l'oeuvre), c'est-à-dire les chapitres où ce dernier expose, du moins dans leur ensemble, les points de départ théoriques à partir desquels il conduira ses études ultérieures. Quels étaient ces éléments fondamentaux sur lesquels Mikus éprouva la nécéssité d'appuyer sa théorie? 2.1 Comme il a été dit précédemment, toute la doctrine linguistique de Mikus est fondée sur l'idée que le syntagme est du point de vue sémiologique et structural un phénomène fonctionnellement à la fois binaire et linéaire. Défini de la sorte, celui-ci constitue la caractéristique fondamentale et distinctive de la langue également dans son acceptation et évolutive.4 La binarité est en somme d'après Mikus un principe analytique universel qui permet de changer la grammaire traditionnelle en théorie du syntagme. 2.1.1 D'après la théorie behaviouriste qui était également celle de Mikus lui-même, le langage est la forme la plus représentative du comportement humain, ce 4 Du fait que le syntagme était pour lui un principe linguistique universel, R. F. Miku§ a refusé la division méthodologique de la langue en synchronie et diachronie qui était en particulier celle de F. de Saussure. Il décrit le syntagme du point de vue de la linguistique évolutive tout spécialement dans l'analyse déjà mentionnée de l'oeuvre de J. Rozwadowski. 227 que l'on a coutume d'appeler "l'arc réflexe" et qui est le fondement physiologique de ce comportement se trouve déterminé par deux éléments étroitement liés entre eux: un élément externe ne dépendant pas de l'homme appelé "stimulus" et un élément dépendant de l'homme qui est la réaction à ce stimulus. Ch. Bally5 et par la suite Mikus définissaient le langage comme la verbalisation de l'arc réflexe: l'unité du comportement langagier est alors un énoncé structuré au moyen de la phrase relié à la manière d'un arc réflexe, c'est-à-dire binairement, et ce à partir du dictum qui correspond au stimulus et du modus qui correspond à la réaction. 2.1.2 L'énoncé phrastique est binaire non seulement de par son fondement physiologique mais aussi de par sa signification fondamentale: dans la proposition il exprime toujours et dans toutes les langues ce que l'on nomme un fait physique, c'est-à-dire une réalité spatio-temporelle. Or il le fait de telle sorte qu'il convertit toujours cette réalité tridimensionnelle en une structure unidimensionnelle et linéaire sans rien changer toutefois à son extension spatiale. Dans la majorité des langues européennes cette proposition spatio-temporelle générale s'exprime également formellement sous la forme de la relation sujet - prédicat, de l'énoncé structuré à l'aide de la phrase, de ce que l'on nomme couramment "le syntagme originel". Pour ce qui est des fondements philosophiques du langage Mikus distingue, en accord avec Bally, le sujet du modus ou du dictum ayant pur fonction d'exprimer les données spatiales et le prédicat du modus ou du dictum ayant pour fonction d'exprimer les données temporelles. 2.1.3 La binarité de tout syntagme, qu'il constitue une unité structurelle phrastique ou une une unité plus ou moins grande, découle également de la fonction de ses éléments. En effet, toute unité syntagmatique est composée de deux éléments: l'un ayant une fonction identificatrice et l'autre une fonction différenciatrice. Il n'est question ni d'une prédominance ni d'une dépendance de la fonction d'un élément sur celle d'un autre, mais de la complémentarité de toutes les fonctions entre elles dans le cadre du syntagme pris comme un tout. 2.1.4 R. F. Mikus s'est donc, pour la rédaction de sa critique relative à la Syntaxe de Tesnière, imposé un cadre théorique rigide. De même au niveau de la langue - et surtout de la terminologie - il ne se meut que dans le cadre strict et rationnel de la syntagmatique structurale et behaviouriste de Genève. 2.2 Mikus a conçu son étude avec une très grande simplicité: il conserve le cheminement des 47 chapitres introductifs de Tesnière qu'il se propose d'examiner et indique dans le cadre pour ainsi dire de chaque chapitre les éléments correspondants puisés dans sa propre théorie syntagmatique afin de les confronter - parfois relativement modestement - aux solutions de Tesnière c'est-à-dire à ses prises de position. En fait Mikus présente son introduction dans une certaine mesure de manière à 5 R. F. Mikus fait le plus souvent référence à l'oeuvre de Bally Linguistique Générale et Linguistique Française. Genève, 1932. 228 ce que sa critique soit également (ou même avant tout) une présentation du structuralisme syntagmatique de Bally (telle qu'il l'a comprise). 2.2.1 En ce qui concerne l'étendue de la problématique examinée dans cette critique, on peut dire que Mikus vérifie la théorie du syntagme de Bally par le biais de son analyse des fondements théoriques généraux exposés par Tesnière et de l'interprétation que ce dernier propose de la phrase comprise en particulier comme relation sujet - prédicat, puis comme syntagme (et surtout vocable) nominal et enfin comme exemple de syntagme automatisé. 2.2.1.1 Lucien Tesnière s'est constitué, à travers l'exploration d'un corpus matériellement gigantesque, son propre appareil conceptuel et terminologique. Il ne s'est implicitement réclamé d'aucune école (du moins structuraliste) quoique, comme le constate Mikus, la syntagmatique de Genève ait également laissé des traces dans sa pensée.6 Aussi Tesnière part-il également de l'idée que c'est la syntaxe et non la morphologie qui est le coeur de la langue et par conséquent le centre d'intérêt de la linguistique. Tesnière reprochait aux "Junggrammatiker" de n'avoir pas traité la question centrale de la linguistique, à savoir la syntaxe; Mikus reprend cette critique en soulignant le fait qu'ils n'ont pas pris en compte ce qu'il appelle "la linguistique discursive" (et que Tesnière appelle la syntaxe) tandis qu'ils ont par contre traité à fond de nombreux problèmes de syntagmatique diachronique (Mikus renvoie entre autres à sa longue critique relative à J. Rozwadowski). L'attachement de Tesnière à la linguistique de Genève est également visible, d'après Mikus, dans le fait que, bien qu'ayant choisi de définir différemment le rapport syntagmatique, il place précisément ce rapport au coeur du débat. Le principe syntagmatique est pour Tesnière le squelette de l'énoncé phrastique, le fondement des signes (mots) tant discursifs qu'automatisés. En somme, récapitule Mikus, Tesnière admet l'interprétation saussurienne du syntagme. En quoi réside donc, d'après Mikus, l'originalité de l'interprétation que Tesnière propose, par exemple, de l'énoncé phrastique (communément appelé "syntagme originel")? Elle réside dans le fait que le rapport phrastique que Mikus comprend comme étant un rapport complétif (syntagmatique) est pour Tesnière un rapport de dépendance (une connexion) dont le verbe est l'élément moteur. De même, tandis que Mikus classe la binarité parmi les éléments définitionnels de tout syntagme (phrastique ou non), Tesnière, lui, réfute cette classification du fait que le syntagme phrastique est pour lui un phénomène accompagnant les éléments fondamentaux. Ainsi, Tesnière 6 Dans sa critique E. Benveniste (cf. note 1) en arrive à une conclusion semblable: "Il se rattache par certaines de ses convictions en matière de traductions, de transposition, de style à Ch. Bally". (22) E. Benveniste a surtout fait des observations concernant les choix bibliographiques de Tesnière: "On ne trouvera dans ce gros livre terminé en 1954 aucun écho des discussions d'où s'est dégagée depuis 1945 une conception plus formelle de la description. Il n'y a même aucune référence aux travaux de "l'école de Prague" auxquels Tesnière avait pourtant participé." (22) 229 distingue dans l'exemple "Mon ami parle" un sujet, un prédicat et les rapports existant entre eux, tandis que Mikus y distingue un élément identificateur et un élément différencitateur. 2.2.1.2 Tesnière a néanmoins essayé d'enrichir également explicitement les fondements de son oeuvre en y incluant avant tout des éléments puisés dans la philosophie linguistique de W. Humboldt. Aussi a-t-il associé à ses concepts linguistiques la notion de "forme interne" et de "forme externe" de la langue. C'est en partant de ce principe jugé mentaliste par Mikus que Tesnière en est venu à diviser la phrase en deux parties: une partie structurale et sémantique (liée au contenu et aux structures mentales) qui constituerait sa forme interne et l'objet d'étude de la syntaxe; - une partie linéaire qui constituerait sa forme externe et l'objet d'étude de la morphologie. Mikus rejette le neohumboldtisme de Tesnière, à savoir les notions "mentalistes" de formes externe et interne, en avançant que celles-ci n'avaient pas été reconnues par le sixième congrès mondial de linguistique. Selon lui ce type de découpage conduit à bon nombre de déductions fautives. Entre autres, par exemple, il implique une mise en opposition de la pensée et du discours, idée qui fait aboutir Tesnière à l'opinion complètement fausse selon laquelle les processus logiques et psychologiques seraient les mêmes pour tout le monde. Or Mikus pense au contraire que, du fait que la langue et la pensée sont des éléments indisociables, il existe autant de logiques qu'il y a de systèmes linguistiques différents. De même, l'adhésion au principe de la priorité linguistique de la syntaxe conduit Tesnière à l'hypothèse erronée selon laquelle la pensée précéderait le langage et, une fois formée, pourrait s'exprimer aisément à l'aide d'une certaine sorte de phonèmes Q existant au préalable. "Mais qu'est-ce qu'une pensée formée?" se demande Mikus. 2.2.1.3 II a déjà été question de ce que signifie pour Mikus le syntagme constitué d'un sujet et d'un prédicat (énoncé phrastique). Les deux éléments du syntagme phrastique ont la même valeur. Leurs fonctions sont dissociables et cependant complémentaires, ce qui ne signifie évidemment pas qu'il puisse y avoir un élément (en particulier le verbe) qui soit moteur par rapport aux autres. Mikus reproche à Tesnière d'avoir rejeté la conception traditionnelle de la phrase (la relation sujet - prédicat) en tant que schéma fondamental de l'expression de la réalité spatio-temporelle, sans toutefois en avoir élaboré un nouveau. 7 E. Benveniste parle d' "une profession de foi humboldtienne" (20) 8 Le critique H. Wissemann (cf. note 1) réfuta également ces interprétations: "Solche Vorstellungen brauchen heute nicht mehr widerlegt zu werden. Die sich so modern und fortschrittlich vorkommende Strukturalistik basiert z. T. auf geistigen Voraussetzungen, die das europäische Denken inhaltlich wie methodisch schon langem überwunden hat." (184) 230 Mikus conteste donc l'existence de rapports hiérarchiques quels qu'ils soient à l'intérieur du syntagme (que celui-ci constitue une unité phrastique ou une unité plus grande ou plus petite qu'une phrase). Il rejette catégoriquement la conception de la structuration qui est celle de Tesnière. Celle-ci repose en effet sur des rapports hiérarchisés et interdépendants des éléments entre eux et, par ailleurs, la linéarité n'y est comprise que comme la réalisation sur un mode expressif d'une structure linguistique dépendante (subordonnée). Or, pour Mikus, le principe de linéarité propre à tout syntagme est conditionné par la complémentarité des fonctions binaires entre elles (pair l'identification et la différenciation). Mikus rejette ce que Tesnière appelle "stemma", c'est-à-dire la concrétisation au moyen de traits verticaux de la structure hiérarchisée propre au syntagme.9 Selon lui il convient de concrétiser le syntagme en tenant compte de sa nature binaire et linéaire, par exemple à l'aide de parenthèses alignées les unes à côté des autres ou de ce qu'il appelle un enchaînement présenté sous la forme d'ondes syntagmatiques accompagnées d'un signe de multiplication. 2.2.1.4 L'étude que Tesnière fait du syntagme verbal dans le cadre d'un long chapitre consacré à la valence ne fait l'objet d'aucune analyse particulière de la part de Mikus. Tesnière place le verbe au centre de l'organisation de la phrase et c'est pour cette raison que Mikus lui reproche son idolâtrie du verbe. Chez les structuralistes, dit-il, c'était l'idolâtrie du substantif qui était tout à fait caractéristique (cf. la critique de Mikus relative à A. Belic). Pour ce qui est du point de départ de la critique, le syntagme verbal, qui est certes l'expression de faits temporels, ne peut lui non plus être autre chose qu'une unité marquant la fonction identificatrice et différentiatrice valable pour tout syntagme. En dépit d'un certain criticisme, Mikus reconnaît que Tesnière a, par son analyse concrète et minutieuse de la valence verbale, indirectement enrichi la théorie syntagmatique de Bally en présentant une abondance de connaissances établies à partir d'un corpus concret et qu'il conviendrait de replacer dans le cadre de la syntagmatique de Genève. 2.2.1.5 Mikus aborde également sous un angle critique la manière dont Tesnière comprend la notion de "syntaxe structurale" et ce de deux points de vue différents: 9 L Fourquet, celui qui rédigea l'article de fond de la Syntaxe de Tesnière et l'un de ceux qui contribuèrent à ce que l'oeuvre de ce dernier soit éditée cinq ans après sa mort, écrit dans son analyse Strukturelle Syntax und inhaltbezogene Grammatik parue dans Sprache Schlüssel zur WeltFestschrift für Leo Weisberger. Düsseldorf 1959, page 134 (citée par H. Wissemann à la page 177 de sa critique relative à Tesnière, cf. note 1): "Ich verdanke T., der mein Kollege in Strassburg war, die wichtigsten Anregungen auf diesem Gebiet, bin jedoch mit seiner 'stemmatischen' Darstellung des Satzes, die den Eindruck erweckt, alle Satzglieder seien direkt mit dem Verb als Satzkern verbunden, nicht einverstanden." - Par ailleurs H. Wissemann émet lui aussi de sérieux doutes concernant la pertinence de la représentation graphique de la phrase sous la forme de ce que Tesnière appelle le "stemma" (se rapporter à la critique mentionnée dans la note 1, page 185). 231 - le découpage en mots (en fonctions subjectales et énonciatives) de la phrase comprise comme une unité syntaxique fondamentale est également propre aux pré-structuralistes; - il est par ailleurs nécessaire de distinguer la notion de syntaxe de celle de syntagmatique; l'intérêt de la première se limite en effet au niveau du mot tandis que la seconde prend en compte tous les signes linguistiques exprimant la binarité fonctionnelle. Par conséquent, si nous pouvons déjà séparer les mots en signes identificateurs et signes différenciateurs, cela signifie que nous avons bien également à faire, au niveau du mot, à un syntagme, donc non plus à la syntaxe mais à la syntagmatique. Pour Mikus la syntagmatique est donc une notion plus large que la syntaxe et c'est pourquoi, selon lui, l'étude de Tesnière est du ressort de la syntagmatique. 2.2.1.6 Les deux linguistiques ont également des opinions divergentes au sujet des catégories grammaticales: pour Tesnière, celles-ci relèvent de ce qu'il nomme la syntaxe statique tandis que leurs fonctions ou, plus exactement, les fonctions de leurs supports, relèvent de la syntaxe dynamique et, pour cette raison, varient d'une langue à l'autre. Mikus, lui, prend comme point de départ la certitude de ce que les catégories grammaticales sont les formalismes syntagmatiques fondamentaux de nos langues; rentrent aussi dans ces catégories les catégories lexicales (substantif, prédicat,verbe etc...) en tant que signes exprimant des fonctions syntagmatiques particulières (sujet, attribut etc...). Dans ce contexte la concrétisation opérée par Mikus de ce que l'on appelle la méthode introspective est loin d'être sans intérêt. C'est à partir de cette méthode que Tesnière avait tenté de prouver l'existence d'un signe zéro. Mikus, lui, considère que le signe zéro et le signe exprimé sont de même valeur, dans des syntagmes différents, certes, mais dans la même succession. Tout ceci se passe au niveau de l'expression et n'a absolument aucun lien avec l'introspectivité. 2.2.1.7 Tesnière et Mikus ont des vues identiques en ce qui concerne les classes de mots: ils constatent tous deux le caractère hétéroclite des critères employés par ceux qui jusqu'alors avaient établi des classifications dans ce domaine et considèrent que le critère fondamental devant être pris en compte pour classifier les mots est déterminé par les fonctions syntagmatiques spécialisées. Dans ce sens Tesnière distingue des mots constitutifs et des mots auxiliaires. Il les explique métaphoriquement comme étant les uns les pierres d'angle de la construction syntaxique et les autres le ciment reliant les pierres entre elles. Mikus détermine lui-aussi les classes de mots à partir de leur fonction dans l'énoncé phrastique qui est pour lui exclusivement l'expression de données spatio-temporelles. C'est ici qu'apparaît le désaccord fondamental déjà mentionné entre les deux linguistes: Mikus considère que le substantif et le verbe ont fonctionnellement la même valeur (à savoir celle de convertir en mots l'espace et le temps) tandis que Tesnière voit dans le verbe le noyau auquel sont assujettis tous les autres éléments. 232 Tesnière établit une distinction entre les mots également du point de vue sémantique en les classant en mots pleins et en mots vides. Les premiers forment ce que l'on appelle habituellement le noyau et que Tesnière nomme "nucléus" tandis que les autres ne peuvent en aucun cas être des noyaux. Les mots vides sont du ressort de la "syntaxe fonctionnelle" du fait qu'ils modifient la construction phrastiques tout d'abord du point de vue quantitatif, où il est alors question de ce que Tesnière appelle jonction et que Mikus conçoit comme la réunion de signes fonctionnellement homogènes, et ensuite du point de vue qualitatif, où il est alors question de ce que Tesnière appelle translation et qui est ce que Bally et Mikus nomment transposition. Mikus reconnaît à Tesnière le grand mérite d'avoir entrepris l'analyse d'une question aussi large que celle de la transposition, chose que personne n'avait encore entrepris avant lui. Selon Tesnière les mots pleins peuvent être soit généraux soit spéciaux. Les premiers sont grammaticaux et catégoriels quoique sans contenu (par exemple les pronoms) et se distinguent de ce que Tesnière appelle les mots vides par le fait qu'ils peuvent aussi être des noyaux (nucléus). Les "mots spéciaux", eux, sont, contrairement aux autres, également dotés d'une signification. Cette distinction ne semble pas pertinente à Mikus du point de vue fonctionnel dans le cas, par exemple, d'une phrase ayant deux sujets. Dans ce cas en effet le substantif et le pronom personnel peuvent être l'un et l'autre les sujets de la phrase. Mikus classe avec précision les substantifs, les verbes et les autres mots en deux catégories: - d'un côté ceux ayant un "sens virtuel et abstrait" (à savoir un sens indépendant des notions d'espace et de temps) comme, par exemple, "cheval", "savoir"; - de l'autre ceux ayant un sens concret comme, par exemple, "le cheval","savent danser". Pour Mikus les déictiques, les noms propres et les syntagmes actualisés sont sur le même plan que les signes concrets. 2.2.2 Pour ainsi dire d'un bout à l'autre de sa critique, Mikus ne cesse de reprocher à Tesnière l'inutile complexité et le manque de rigueur de sa terminologie.10 A quoi bon changer les termes solidement établis par F. de Saussure tels que "signifié" et "signifiant" en "exprimé" et "exprimant"; la phrase serait, selon Tesnière, le "noeud des noeuds", le "syntagme" un "noeud" et le "nexus" un "nucléus"; le "noeud" serait également un "petit syntagme", le "nucléus" un "grand syntagme" et ainsi de suite... 10 Au sujet de la terminologie de Tesnière les deux critiques de la Syntaxe de Tesnière déjà mentionnée (cf. note 1) ont également leur propre opinion. Tandis qu'E. Benveniste considère que la nouvelle terminologie, du moins en partie, n'est pas gênante et qu'elle est même claire, H. Wissemann, lui, émet une opinion quelque peu différente: "Nicht nur sachlich sondern auch terminologisch weicht das von T. erichtete Gebäude der Syntax so stark von dem traditionellen ab, dass es sich emfiehlt, bei einer Übersicht über die wichteste Begriffe und Grundgedanken seine franzözische Terminologie unübersetzt beizubehalten /.../"' (177) 233 3 En dépit des nombreux propos polémiques tenus par Mikus dans sa critique relative à l'oeuvre de Tesnière, il semble que la différence entre les deux linguistes soit, du moins dans une certaine mesure, avant tout apparente. A vrai dire cela tient au fait que l'approche linguistique de Tesnière est du point de vue méthodologique entièrement différente de celle de Mikus. En simplifiant, bien sûr, considérablement le problème pour des raisons de clarté, nous pouvons dire que Tesnière fait partir son analyse linguistique de la diversité des fonctions telle qu'elle se présente dans le niveau d'expression des langues européennes concrètes (en prenant naturellement le français comme point de départ de sa réflexion); c'est avant tout la réalité linguistique qui sert de fondement à ses déductions et à la formulation, par exemple, de ses règles linguistiques générales et universellement valables. Au contraire, Mikus part de ce que l'on a coutume d'appeler les "généralités linguistiques", c'est-à-dire des éléments originels, sémantiques et fonctionnels de la linguistique générale; il prend les généralités linguistiques également comme critère de classification des éléments tels qu'ils se présentent dans le niveau d'expression des langues concrètes et particulières. Povzetek MIKUŠEVA INTERPRETACIJA TESNIERJEVE SKLADNJE Na povabilo uredništva Voprosov jazykoznanija je slovenski jezikoslovec R.F. Mikuš, v Evropi znan kot izrazit pripadnik linearnega funkcionalističnega strukturalizma in behaviorizma, napisal obsežno oceno Tesnierjeve skladenjske monografije leto dni po njenem izidu. Že naslov Struktural'nyj sintaksis L. Ten'era I sintagmatičeskij strukturalizm napoveduje teoretično podstavo kritike: gre za načeli jezikovnostrukturne linearnosti in funkcijske binarnosti, kot ju je na področju sintagmatike razvila ženevska šola, zlasti Ch. Bally. V pretres je vzet predvsem prvi del knjige (47 poglavij), iz katere so razvidna teoretična izhodišča nadaljnjih obravnav. Problemsko je kritika vezana zlasti na razčlenitev - splošnoteoretičnih postavk monografije, - stavka v smislu osebkovo-povedkove zveze kot izraza za prostorsko in časovno danost, - imenske zveze kot izraza za prostorsko danost in - besede, t.i. avtomatizirane sintagme, če gre za tvorjenko. Kljub temu, da sta Tesniere in ženevski strukturalizem različno definirala sintagmatsko razmerje, je po Mikuševem mnenju pomembno, daje tudi Tesniere prav to razmerje razumel kot univerzalno jezikovno načelo, kot temelj jezikovnega izvora, razvoja in delovanja. Skladnost obeh jezikoslovcev glede pojmovanja besednih vrst kot specializiranih (stavčno) sintagmatskih funkcij izhaja prav iz spoznanja o sintagmi kot središčni (definicijski) jezikovni pojavnosti. Temeljni nesporazum med Tesnierjem in Mikušem pa je vezan na njuno različno razumevanja sintagmatske zgradbe. Načelo linearnosti je po Mikušu lastno vsaki sintagmi, tudi stavčni, pogojeno pa je z medsebojno se dopolnujočima funkcijama idenfikacijein diferenciacije. Tesnierjeva postavitev glagola v središče organizacijske zgradbe stavka ni v skladu z naravo jezika, z izražanjem celovitosti prostorsko-časovne realnosti, meni Mikuš. Kljub mnogim polemičnim besedam pa ostaja vtis, da je razlika med jezikoslovcema predvsem metodološka. Zelo preprosto rečeno: Tesnierjevemu analitičnemu pristopu v zvezi s posameznimi jeziki stojijo nasproti Mikuševe oziroma Ballyjeve jezikovne generalije - izvorne, pomenske in funkcijske prvine, lastne vsem jezikom. 234