77 Laurențiu Bălă* UDK [81'373.4:355.01]:821.133.1Barbusse H.=135.1 Université de Craiova 16 DOI: 10.4312/linguistica.58.1.77-87 CeCArg (Centre de recherches argotologiques) LE POILU EN TRADUCTION ROUMAINE. ÉTUDE DE CAS : LE FEU D’HENRI BARBUSSE Avec la guerre, l’argot militaire est entré dans la littérature : depuis le Gaspard de M. Raté Benjamin jusqu’au Feu de M. Henri Barbusse, tous les ouvrages dont les auteurs ont voulu retracer avec sincérité et exactitude des tableaux vécus du terrible drame ont fait parler à leur acteurs la langue rude et imagée dont ils se servent à l’arrière comme au front. (A. Dauzat, « L’argot militaire pendant la guerre », Mercure de France, 16/04/1917, p. 655) Certes, on a raison de défendre la littérature contre l’invasion de l’argot poilu ; mais il ne faut pas s’exagérer ce péril linguistique : les livres comme le Feu, d’Henri Barbusse, où foisonne l’argot, sont des documents plutôt que de vérita- bles œuvres littéraires. (F. Déchelette, « L’auteur au lecteur », in L’Argot des Poilus, 1918, p. 1) 1. INTRODUCTION Le centenaire de la Première guerre mondiale nous a fait nous pencher sur l’un des vrais documents de cette conflagration (et en même temps, une création littéraire reconnue et récompensée pour sa valeur) : le roman Le Feu, d’Henri Barbusse. Ce n’est pas à sa qualité artistique ou bien à son authenticité que nous allons nous arrêter en ce qui suit, mais à sa réception dans la culture roumaine, par le biais des traductions. Notre but est donc celui de réaliser une courte étude comparative entre les deux traductions que l’écrit barbussien a connues en roumain, en insistant notamment sur la traduction de certains termes appartenant à l’ainsi dit ‘argot poilu’. Il faut remarquer tout d’abord que le roman a été très vite traduit en roumain, sa première version étant publiée en 1918, deux années seulement après sa parution en France, et appartenant à Felix Aderca, un écrivain assez connu à l’époque, lui-même participant à la Première guerre mondiale. Malheureusement, il a fallu attendre non moins de 37 ans, plus exactement jusqu’en 1955, pour que le roman se réjouisse d’une nouvelle traduction, celle-ci signée par un autre traducteur, Radu Popescu ! Depuis, aucune autre traduction n’a été publiée en Roumanie, car la toute dernière version du * lbala@central.ucv.ro Linguistica_2018_FINAL_2.indd 77 13.3.2019 13:40:33 78 roman, parue en 200? (l’année de la parution ne figure nulle part dans le livre et le nom du traducteur non plus !), n’est en fait qu’une reprise de la traduction de 1955, un pla- giat commis par la maison d’édition. Pour des raisons d’espace, notre étude se contentera d’examiner la traduction / l’adaptation / l’équivalence de certains termes appartenant à l’argot poilu, recueillis de quelques cartes postales illustrées ayant circulé même à l’époque de la Première guerre mondiale, faisant partie de toute une série intitulée Le Langage des Tranchées. Nous avons réussi à trouver 5 cartes postales de ce type illustrant, en ordre, des termes désignant la nourriture (no 1) et d’autres réalités importantes pour les poilus, comme le tabac ; aspects liés à l’abri des poilus, mais aussi à l’hôpital (no 2) ; l’anatomie du poilu (no 3) ; les différents types de fonctions militaires dans l’organisation de l’armée française de l’époque (no 4) ; et enfin, une dernière dédiée aux… pieds (no 5). À cause des mêmes raisons invoquées plus haut, de ces quelques dizaines de mots argotiques que les 5 cartes illustraient, nous nous sommes arrêtés aux plus fréquents et en même temps, aux plus difficiles à rendre en roumain. 2. SUR LE MOT POILU En premier lieu, il nous a semblé important d’accorder un peu d’espace au mot poilu, mot-clé de la Première guerre mondiale, du moins dans la perspective française, car au-delà de la réalité humaine qu’il a désignée (le brave soldat français), il est resté dans la conscience collective aussi en tant que réalité linguistique. Et cela, sous un double aspect : le substantif le poilu désigne le langage des soldats français ayant participé à cette conflagration, tandis que l’adjectif poilu, ajouté au mot argot, opère une spéciali- sation dans le vaste domaine que ce phénomène couvre. Pour ce qui est de l’origine de ce mot, voici les explications que Marinoni (1917 : 375) offrait dans un article paru en pleine guerre : Bien des personnes se demandent d’où vient le mot poilu. Dans une conférence donnée dernièrement à la Société des Conférences à Paris, M. Barthou affirme qu’on a déniché ce mot dans le Médecin de campagne de Balzac. [Cf. Nohain et Delay, l’Armée française sur le front, 1914-1915, Oxford, 1916, note de l’auteur] Ce livre parut en 1833 et il y est dit qu’au passage de la Bérésina le général Éblé, qui commandait les pontonniers, n’en put trouver que «quarante-trois assez poilus pour entreprendre la construction des ponts.» Est-ce là une coïncidence ou une explication ? M. Barthou aurait pu ajouter que le mot poilu se trouve aussi dans le Père Goriot de Balzac. «Avez-vous vu,» dit Vautrin à Rastignac, «beaucoup de gens assez poilus pour, quand un camarade dit : ‘Allons enterrer un corps’ y aller sans souffler mot. . .» Et ailleurs : «Bien, mon petit aiglon ! Vous (c’est Vautrin qui parle à Rastignac) gouvernerez les hommes ; vous êtes fort, carré, poilu.» Selon Balzac, donc, poilu signifie la quintessence de la hardiesse, de l’énergie, de la résolution. Un journal du front, le Poilu sans poil, donne une définition pleine et savoureuse des imberbes poilus qui combattent pour le beau pays de France. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 78 13.3.2019 13:40:33 79 Vu que le mot poilu n’a pas de correspondant en roumain, du moins pour désigner le soldat, les deux traducteurs ont fait appel à toute une série de synonymes, qui ne couvrent pas les significations du mot français. Ainsi, les termes choisis vont du mot soldat (qui signifie en roumain « militaire qui n’a aucun degré ; militaire qui a le plus petit degré dans une armée; par généralisation, militaire qui effectue son stage »), à mili- tar (« personne qui fait partie des cadres de l’armée, ou qui est appelée pour effectuer le stage militaire, une concentration ou une mobilisation ; soldat ») et à ostaș (« personne qui sert dans l’armée, qui effectue son stage militaire »). Ces termes appartiennent au langage standard, le troisième étant peut-être un peu vieilli. — V’là la bectance ! annonce un poilu qui guettait au tournant. (21) T1 1 : — Masa! Dă de știre un soldat care pîndea la o cotitură. (17) T2 : — Uite și ciuguleala! anunță un soldat care pândea la o cotitură. (25) — On voyait, dit Paradis, comme dans un rêve, des poilus s’couler à l’long et à derrière les piaules […] (29) T1 : — Vedeai, zice Paradis, ca într’un vis, militari strecurîndu-se pe lîngă și prin dosul cășilor […] (22) T2 : — Unde te-ntorceai – povestește Paradis, ca în vis – dădeai de ostași, care prin curți, care prin case; […] (34) Enfin, on rencontre dans les deux traductions aussi deux termes plus argotiques, ou bien plus populaires, voire familiers utilisés pour rendre en roumain le même poilu, comme dans les exemples suivants : — Oui, par la fureur, quand il a compris ce qui en était, à savoir qu’il venait d’avoir son postérieur d’officier et de noble défoncé par la chaussette à clous d’un simple poilu. (33) T1 : — Da, de furie, cînd înțelese ce s’a întîmplat, cum că dosul lui de ofițer și de nobil a fost mînjit de bocancii țintuiți ai unui deșcă, […] (3 supl.) T2 : — Da, de furie, când a înțeles ce pățise, că adică dosul dumnealui de ofițer și de nobil fusese deznodat de bocancul cu ținte al unui simplu răcan. (38) Il s’agit, dans T1, du mot deșcă (< serbe dečko ‘garçon’), respectivement du mot răcan (une contamination entre rec[r]ut ‘recrue’ et râtan ‘1. porc ; 2. épithète dépréciative adres- sée à une personne mal élevée, qui manque d’éducation, de manières’). Même si plus appropriés que les autres termes utilisés pour rendre poilu en roumain, ces deux derniers s’éloignent du sens que l’original français possède, étant même antonymiques entre eux, car tandis que le premier désigne un terme familier entre les soldats pour s’adresser à un 1 T1 et T2 notent les deux traductions consultées, datant de 1918, respectivement de 1955. Les numéros entre parenthèses renvoient aux pages d’où l’on a extrait les citations. Nous avons respecté l’orthographie des textes constituant le corpus, aussi bien dans le cas de l’original, que des traductions roumaines. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 79 13.3.2019 13:40:33 80 collègue plus âgé, plus expérimenté, l’autre représente bien au contraire un terme déprécia - tif pour un soldat qui se trouve au début du stage militaire et manque d’expérience. 3. 1. Le langage des tranchées (1) Probablement le mot le plus important qui figure sur cette première carte postale illus- trée c’est jus car il désigne la boisson qui accompagnait presque tous les repas des soldats sur le front. Mais comme en roumain il n’existe pas 2 un terme argotique apte à rendre jus, les traducteurs ont utilisé tout simplement cafea ‘café’ ou bien la traduction du mot jus en roumain, à savoir zeamă : — Sin jus, on va-t-i’pas l’fouaire recauffir ? demande Bécuwe. — Avec quoi, en soufflant d’ssus ? (23) T1 : — Și cafeaua unde o încălzim? întreabă Becuwe. — Cu ce? Suflînd peste ea? (18) T2 : — Și zeama, n-o încălzim? întreabă Becuwe. — Cum mă, să suflăm în ea? (28) Paradis a soulevé les couvercles des bouteillons et inspecté les récipients : — Des fayots à l’huile, de la dure, bouillie, et du jus. C’est tout. (22) T1 : — Paradis a ridicat capacele cazanelor și cercetat conținutul: — Fasole prăjită, și zeamă. Asta-i tot. (17) T2 : Paradis a ridicat capacele oalelor și a inspectat recipientele. — Fasole cu ulei, carne fiartă și zeamă. Asta-i tot. (26) Aussi important que le jus pour tout soldat c’est la becquetance et les mots de la même famille, comme becqueter. Dans l’argot roumain il existe plusieurs termes qui peuvent rendre ces termes, mais les traducteurs ne se sont arrêtés qu’à deux, dont le plus utilisé c’est a hali ‘becqueter’ (et d’autres termes de sa famille, comme le substan- tif haleală ‘becquetance’). L’autre mot, plutôt familier qu’argotique, c’est a ciuguli (et le substantif correspondant, ciuguleală) signifiant ‘manger peu, en prenant de ça et de là’, à la manière des oiseaux, ‘picorer’. — Qu’est-ce qu’il y a à becqueter ? (21) T1 : — Ce e de halit? (17) T2 : — Ce-i de haleală? (26) — Alors quoi ! fait Pépin, toujours mauvaise tête, j’m’en ressens pas pour encore becqueter des clarinettes ; […]. (234) 2 Ou, plus exactement, il n’existait pas à l’époque des deux traductions, car pendant les dernières années de la dictature communiste on avait inventé un mot argotique, au début, nechezol, qui désignait ironiquement et de manière dépréciative le café qui se trouvait dans le commerce, en fait un mélange de café et d’autres plantes : du pois-chiche et même de l’avoine, ce qui lui avait apporté cette dénomination, à partir du verbe a necheza ‘hennir’ + suff. -ol, suffixe qui renvoie à certains noms de médicaments ou de substances chimiques ! Linguistica_2018_FINAL_2.indd 80 13.3.2019 13:40:33 81 T1 : — Asta e! face Pépin, vecinic nemulțumit, și azi tot răbdări prăjite? […] (168) (trad. litt. ‘(manger) des patiences rôties’) T2 : — Mă rog – declară Pépin, mereu cârcotaș – da’ să știi că n-am poftă de loc să ciugulesc, […] (251) (trad. litt. ‘picorer’) — V’là la bectance ! annonce un poilu qui guettait au tournant. (21) T1 : — Masa! dă de știre un soldat care pîndea la o cotitură. (17) (trad. litt. ‘le repas’, ou bien une invitation qu’on pourrait traduire par ‘à table’) T2 : — Uite și ciuguleala! anunță un soldat care pândea la o cotitură. (25) (c’est le nom dérivé du verbe a ciuguli, trad. équiv. ‘nourriture’) 3. 2. Le langage des tranchées (2) Un mot qui désigne une réalité dont le poilu ne se réjouit pas trop souvent c’est le plumard. À nouveau, les deux traducteurs se débrouillent comme ils peuvent dans un contexte comme celui de l’exemple suivant, vu qu’il n’existe pas d’équivalent argotique de ce mot en roumain. Mais tandis que le premier choisit pour les deux expressions argotiques de l’original français (‘s’était pagnoté… dans le plumard’) deux construc- tions de la langue standard (litt. ‘paresser dans le lit’), le second trouve au moins pour le verbe français ‘se pagnoter’ un équivalent argotique (‘soilise’ < soili ‘dormir’) et utilise une expression familière ‘băgat în plapumă’ (litt. ‘enroulé dans la couette’) pour suggérer le lit, l’endroit où l’on peut faire ça : Sur le pas de la porte où il s’était pagnoté toute la nuit dans un plumard, […]. (123) T1 : În pragul casei în care trîndăvise în pat o noapte întreagă, […]. (81) T2 : Stătea în pragul ușii unde soilise toată noaptea, băgat în plapămă [sic !] pân’ la urechi, […]. (123) Un autre terme de l’argot poilu, important lui aussi car la réalité qu’il désignait pouvait faire la différence entre le repos et la fatigue, entre l’état de santé et la mala- die, et même entre la vie et la mort c’est la guitoune 3 . Faute d’équivalent argotique en roumain, le premier traducteur choisit un terme qui renvoie plutôt à l’abri souterrain de certains animaux, vizuină ‘tanière’ et qui dans le contexte des tranchées est assez plastique. Par contre, le second opte pour le terme standard, adăpost ‘abri’ : Il s’est extrait, à grand frottement, de l’escalier de la guitoune, […]. (6) T1 : A eșit, frecîndu-se de toți pereții, de pe scara vizuinii, […]. (7) T2 : S-a desprins, în sfîrșit, după multă frecătură de pe scara adăpostului, […]. (9) Dans la grande guitoune, à côté du passage souterrain, […] (7) T1 : În vizuina a mare, alături de trecătoarea subpămînteană, […] (8-9) T2 : Să vezi în adăpostul ăl mare, lîngă șanțul subteran, […] (10) 3 Lazare Sainéan le mentionne avec le sens « abri dans les tranchées » (1915 : 148), et précise qu’il s’agit d’un « terme algérien. » Linguistica_2018_FINAL_2.indd 81 13.3.2019 13:40:33 82 3. 3. Le langage des tranchées (3) Le corps du soldat constitue le sujet principal de la troisième carte postale et nous nous sommes arrêtés tout d’abord au mot bide qui, malgré le fait qu’il a des équivalents argotiques en roumain, ceux-ci ont été soit ignorés dans les deux traductions du premier exemple, soit paraphrasés (dans la première traduction du second exemple), respective- ment traduit par un mot standard, dans la seconde traduction : Tu parles que j’y casserais la gueule, que j’y défoncerais le bide, que j’y… (10) T1 : Cum i-aș muta cîntătoarea cum i-ași… (10) T2 : I-aș suci gîtul – boiangerie l-aș face… (13) — Tout ça, dit Lamuse, ça n’a pas d’consistance, ça n’tient pas au bide. (20) T1 : — Toate astea zice Lamuse, nu țin de foame. (17) T2 : — Nu sunt hrănatece – suspină Lamuse – nu prind la stomac. (25) L’autre mot c’est cabèche qui, malgré la multitude d’équivalents argotiques rou- mains, est remplacé par une expression elliptique dans la première traduction (litt. ‘à bas avec lui’, pas avec ‘elle’, car en roumain le mot cap est neutre), respectivement par le mot standard, cap ‘tête’, dans la seconde : Il nous regarde, rit largement dans son turban casqué, et répète, en faisant : non, de la tête : « Pas kam’rad, non pas kam’rad, jamais ! Couper cabèche ! » (44) T1 : Ne privește, rîde din plin în casca lui cu turban, și repetă făcînd : nu, din cap : „Nu, Kam’rad, nu, nu Kam’rad, niciodată! Jos cu el!” (32) T2 : Ne privește, rîde larg sub turbanul înfășurat pe cască, și repetă făcînd nu din cap: „Nu, Kam’rad, nu Kam’rad, niciodată! Tăiat cap!” (51) 3.4. Le langage des tranchées (4) Parmi plusieurs appellations, plus ou moins spécialisées pour désigner les soldats, on peut citer biffin 4 , traduit par le premier traducteur tout simplement par soldați, tandis que le se- cond utilise un équivalent argotique parfait qui désigne dans l’argot roumain les soldats appartenant à l’infanterie, les fantassins. Le mot choisi, pifani (< pifă ‘infanterie’ (< all. Pfiff ‘soldat de l’infanterie’ + suff. -an), par extension, est devenu dans l’argot roumain l’équi - valent de tout soldat débutant, non marqué du point de vue de la spécialisation militaire. Or, à cinq heures, à la sortie d’la caserne, mes deux phénomènes se raboulent et s’plantent devant les biffins qui sortent, […] (241) 4 Ce terme est déjà présent chez Léon Merlin (1888), même si la graphie est un peu différente : « Bifin. Fantassin dont le sac est la hotte. Se dit aussi des prévôts d’arme dans la cavalerie. », mais 6 ans plus tard Charles Virmaître (1894) n’enregistre que l’autre sens que le mot possède dans l’argot français, « chiffonier » ! Dans le Dictionnaire des termes militaires et de l’argot poilu (1916), on trouve « Biffin n. m. Arg. milit. Fantassin. ». Avec le même sens il figure chez Albert Dauzat (1918 : 182), tandis que Gaston Esnault (1919) ne mentionne que la variante « biff, m., Fantassin de ligne […] », mais il précise quand même qu’il s’agit d’une « apocope de biffin » ! Linguistica_2018_FINAL_2.indd 82 13.3.2019 13:40:33 83 T1 : — Pe la cinci, când să eșim din cazarmă, comandantul și holera lui, se așează în poartă și privesc la soldații care pleacă, […] (173) T2 : — Pe la cinci, cînd să plecăm din cazarmă, hop că sosesc cele două arătări, maioru cu parșiva aia după el se proțăpesc în poartă și se zgîiesc cum ies pifanii, […] (258) Un autre mot qui montre une certaine spécialisation militaire des soldats est tringlot (‘soldat des unités de transport’). Écrit au début trainglot, ensuite tringlo, il renvoie à un soldat qui travaillait dans le transport ferroviaire militaire. Dans le texte de Barbusse il ne s’agit pas de train, mais du « véhicule hippomobile destiné au transport des plantes fourragères », donc le soldat accomplit plutôt le rôle d’un cocher… Le premier traducteur choisit un terme intéressant, trenar (< tren ‘train’ + suff. -ar, suffixe d’agent en roumain) qui traduit exactement le mot français, mais qui n’est enregistré que dans le dictionnaire de Scriban (1939) avec le sens de ‘soldat ou officier appartenant aux troupes des trains’ ! L’autre traducteur choisit tout simplement un terme argotique, deșcă (voir supra), sans doute plus approprié dans ce contexte, car on ne confie jamais à un soldat débutant et dépourvu d’expérience la responsabilité de conduire une fourragère… Une fourragère, conduite par un tringlot, portait un cercueil enveloppé dans un drapeau. (78) T1 : O căruță mînată de un trenar ducea un cosciug învăluit într’un drapel. (57) T2 : O căruță, mînată de o deșcă de la trenul regimentar, ducea sicriul înfășurat într-un steag. (88) 3.5. Le langage des tranchées (5) La dernière carte postale est dédiée aux… pieds, ou plutôt aux différentes désignations que les soldats utilisent pour les chaussures, mais aussi au rêve du poilu (« en trouver une paire comme cela tous les soirs dans sa cagna ») ! Il s’agit des pieds d’une femme, bien évidemment… Nous nous sommes arrêtés seulement à deux termes de cette catégorie. Le premier, godasses 5 , est rendu par ghete ‘bottines’ dans les deux traductions roumaines : Sur le pas de la porte où il s’était pagnoté toute la nuit dans un plumard, i’ cirait les godasses de son ouistiti : […]. (123) T1 : În pragul casei în care trîndăvise în pat o noapte întreagă, își făcea ghe- tele persoanei sale: […]. (81) T2 : Stătea în pragul ușii unde soilise toată noaptea, băgat în plapămă [sic !] pân’ la urechi, și lustruia ghetele maimuțoiului lui: […]. (123) 5 Pour Lazare Sainéan (op.cit. : 147), godasse c’est un « soulier large […] semblable à un godet : on dit, avec le même sens ironique, flacon et gobelet. ». Bien évidemment, en le traduisant tout simplement par le mot standard ghete on perd toute nuance de plaisanterie ! Par exemple, un équivalent beaucoup plus approprié aurait été cizmoace (< cizmă ‘botte’ + suff. -oacă), terme dont l’ironie manque du mot standard employé. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 83 13.3.2019 13:40:33 84 Le second mot, ribouis ‘vieux soulier’ est traduit en roumain par vechituri (litt. ‘vieilleries’), par le premier traducteur, tandis que l’autre opte pour le diminutif cizmulițe ‘botillons’, la seule justification d’un tel choix étant peut-être une nuance d’ironie, de plaisanterie décelée dans les paroles du soldat. Mais tu parles d’un business pour lui reprendre ses ribouis : […] (14) T1 : Crezi că mai era vorba de bani ca să-i iau vechiturile : […] (12) T2 : Mă, da’ ce belea pînă sa-i trag cizmulițele: […] (17) À notre avis, le second exemple d’utilisation de ce mot nous met devant un éloi- gnement grave et inexplicable de l’original, de la part des deux traducteurs, car au lieu d’entendre par ribouis les ‘chaussures’ ou bien, par métonymie, les ‘pieds’ de quelqu’un, ils entendent les ‘hardes’, les ‘cliques’ et les ‘claques’ (le premier), respec- tivement, les ‘baluchons/balluchons’, ‘balles’, ‘ballots’, le second ! Et, comme une petite parenthèse visant également l’éloignement de l’original, il faut remarquer, dans la seconde traduction une exagération recherchée, une hyperbo- lysation inutile, car le simple syntagme Bon Dieu de l’original est rendu par un juron religieux (non, ce n’est pas un oxymore, mais un renvoi au contenu du juron en ques- tion, type de jurons qui pullulent en roumain !) dont la traduction littérale serait ‘les Archanges et les Christs de ta mère’ ! Cela signifie ajouter au texte traduit une nuance que le texte original ne possède pas du tout, même si, à la rigueur, le juron en question peut aisément figurer sur les lèvres d’un soldat… Bon Dieu, fais attention où c’que tu poses tes ribouis maudits, peau d’tripe, bête noire ! (97) T1 : Mă, bagă de seamă unde îți pui catrafusele, bestie! (71) T2 : Arhanghelii și Cristoșii mă-ti, nu poți să caști ochii mă, unde-ți pui boc- celele, tîmpitule, vită-ncălțată! (108) 4. EN GUISE DE CONCLUSION Rendre l’argot poilu en roumain s’avère un vrai enjeu pour tout traducteur dépourvu de moyens linguistiques censés l’aider dans sa démarche, car, au moment de la première traduction du roman Le Feu (1918), il n’existait aucun dictionnaire / glossaire / voca- bulaire d’argot roumain, situation presque identique en 1955, l’année de la seconde traduction, à l’exception de deux opuscules parus en 1936 et 1938 6 ! Parfois, si le tra- ducteur est lui-même écrivain, alors il aura du mal à résister à la tentation de traduire à sa propre manière d’écrire… Au moins pour la culture roumaine, les grands traducteurs n’ont pas été en même temps de grands écrivains, la réciproque restant toujours valable, même si l’on en trouve des exceptions pour chacune de ces deux catégories… Finalement, notre article se veut un plaidoyer en faveur de la retraduction, car la langue évolue sans cesse, les dictionnaires spécialisés (dans notre cas, d’argot) 6 Il s’agit de V. Cota (1936), Argot-ul apaşilor (20 pages) et de Al. V. Dobrescu (1938), Argotul: argotul pungaşilor - argotul sportiv - argotul modern (64 pages) ! Linguistica_2018_FINAL_2.indd 84 13.3.2019 13:40:33 85 paraissent sans cesse de sorte que ce qu’hier était presque impossible à traduire, pourra demain trouver son ou même « ses » équivalents dans telle ou telle langue… En fait, c’est la lutte entre les deux conceptions qui règnent, à notre avis, sur le monde de la traduction, tout en essayant de répondre à la question : que devrait-il faire, le traducteur, ou bien le texte qu’il traduit ? Apporter l’original (plus ou moins) ancien devant le lecteur contemporain, ou bien faire ce dernier plonger à l’époque du texte ? Bibliographie Corpus original BARBUSSE, Henri ( 2 1917 [1916]) Le Feu (Journal d’une Escouade). Paris : Ernest Flammarion. Traductions roumaines BARBUSSE, Henri (1918, [1916]) Prăpădul (Din Jurnalul unei Căprării). Trad. Felix Aderca. București : Editura I. Brănișteanu. BARBUSSE, Henri (1955 [1916]) Focul. În românește de Radu Popescu, Prefață de Alexandru Balaci (în vol. Opere alese ‘Œuvres choisies’). București : Editura de Stat pentru Literatură și Artă. BARBUSSE, Henri (1960 [1916]) Focul (Jurnalul unei grupe de luptă). În românește de Radu Popescu, Prefață de Alexandru Balaci. București : Editura de Stat pentru Literatură și Artă, Col. „Biblioteca pentru toți”, nr. 7. BARBUSSE, Henri (200? [1916]) Focul. Jurnalul unei grupe de luptă. Fără traducător (!). București : Karo Tour. Références bibliographiques Dictionnaire des termes militaires et de l’argot poilu. Paris : Larousse, 1916. DAUZAT, Albert (1917) « L’argot militaire pendant la guerre ». Mercure de France, 16 avril 1917, 655-668. DAUZAT, Albert (1918) L’argot de la guerre, d’après une enquête auprès des officiers et soldats. Paris : Armand Colin. DÉCHELETTE, François (1918) L’argot des poilus. Dictionnaire humoristique et phi- lologique du langage des soldats de la Grande Guerre de 1914. Argots spéciaux des aviateurs, aérostiers automobilistes, etc. Préface de G. Lenôtre. Paris : Jouve & Cie, Éditeurs. ESNAULT, Gaston (1919) Le poilu tel qu’il se parle. Dictionnaire des termes popu- laires récents et neufs employés aux armées en 1914-1918, étudiés dans leur étymo- logie, leur développement et leur usage. Paris : Éditions Bossard. MARINONI, Antonio (1917) « Le mot poilu ». Modern Language Notes, 32/6, 375. MERLIN, Léon (1888) La langue verte du troupier. Dictionnaire d’argot militaire, 2 e édition, revue et considérablement augmentée. Paris/Limoges : Henri Charles-La- vauzelle, Éditeur militaire. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 85 13.3.2019 13:40:34 86 SAINÉAN, Lazare (1915) L’argot des tranchées d’après les Lettres des poilus et les Journaux du Front. Paris : E. De Boccard. SCRIBAN, August (1939) Dicționaru limbii românești (etimologii, înțelesuri, exemple, citațiuni arhaizme, neologizme, provincializme). Iași : Institutul de Arte Grafice „Presa bună”. VIRMAÎTRE, Charles (1894) Dictionnaire d’argot fin-de-siècle. Paris : A. Charles. Résumé LE POILU EN TRADUCTION ROUMAINE. ÉTUDE DE CAS : LE FEU D’HENRI BARBUSSE Quatre ans après qu’on a fêté le centenaire du commencement de la Première Guerre mondiale, en 2014, notre contribution se veut un modeste hommage aux braves soldats français (les « poilus ») qui ont perdu leur vie dans une conflagration ayant duré quatre ans. Le corpus de notre étude sera constitué par les deux versions roumaines d’un même roman, Le Feu, dont l’auteur, Henri Barbusse a pris part en tant que com- battant en première ligne à ce conflit sanglant, décrivant les horreurs de la guerre avec indignation et douceur, mais non sans humour. Paru en 1916 et remportant le prestigieux Prix Goncourt la même année, Le Feu (Journal d’une escouade) a connu sa première version roumaine en 1918, la seconde étant publiée 37 ans plus tard, en 1955. Notre but sera de voir comment les deux traduc- teurs ont réussi à rendre en roumain l’argot spécial des soldats français (appelé « poi- lu » d’après leur propre surnom, mot qui signifie dans l’argot français « brave, coura- geux »), et cela dans des périodes où ce phénomène linguistique n’était pas très connu en Roumanie (l’entre-deux-guerres) ou bien on ne lui reconnaissait presque même pas l’existence (après l’installation du communisme, survenue en 1947) ! Mots-clés : argot, poilu(s), Le Feu, Henri Barbusse, traduction(s) roumaine(s) Abstract THE SLANG “LE POILU” IN ROMANIAN TRANSLATIONS. CASE STUDY: LE FEU BY HENRI BARBUSSE Four years after we celebrated the centenary of the beginning of First World War, in 2014, our contribution is a modest tribute to the brave French soldiers (the “ poilus”) who lost their lives in this four-year conflagration. The corpus of our study consists of two Romanian versions of the same novel, Le Feu (Under Fire: The Story of a Squad), whose author Henri Barbusse took part as a frontline fighter in this bloody conflict, describing the horrors of war with indignation and gentleness, but not without humour. Published in 1916 and winning the prestigious Prix Goncourt the same year, Le Feu (Under Fire: The Story of a Squad) saw its first Romanian version in 1918 and the Linguistica_2018_FINAL_2.indd 86 13.3.2019 13:40:34 87 second 37 years later, in 1955. Our aim is to show how the two translators succeeded in rendering in Romanian the special slang of the French soldiers, les poilus (literally “the hairy ones” according to their own nickname, which in French slang means ‘brave, courageous’), at a time when this linguistic phenomenon was not widely known in Romania (the inter-war period), or was even hardly acknowledged as such (after the establishment of communism in 1947). Keywords: slang, ‘poilus’, Le Feu (Under Fire: The Story of a Squad), Henri Bar- busse, Romanian translation(s) Povzetek ARGO FRANCOSKIH VOJAKOV V PRVI SVETOVNI VOJNI V PREVODIH V ROMUNŠČINO. ŠTUDIJA PRIMERA: OGENJ (LE FEU) HENRIJA BARBUSSA Namen našega prispevka, štiri leta po stoti obletnici komemoracij začetka prve sve- tovne vojne v 1914, je skromen poklon francoskim vojakom, imenovanim »bradači« (les »poilus«), ki so izgubili svoja življenja v tem krutem štiriletnem spopadu. Za kor- pus naše študije smo izbrali oba romunska prevoda romana Ogenj (Le Feu), katerega avtor, Henri Barbusse, je sodeloval v krvavih spopadih in je z ogorčenjem, sočutjem, a ne brez humorja opisal grozote vojne. Roman Le Feu (Ogenj), ki je izšel leta 1916 in je istega leta dobil prestižno knjižno nagrado Goncourt, je bil prvič preveden v romunščino leta 1918, drugi prevod je bil objavljen 37 let kasneje, v letu 1955. Namen naše študije je analizirati, kako sta oba prevoda uspela v romunščino prenesti specifični argo francoskih vojakov (imenovan »poilu«, poimenovan enako kot sami vojaki; beseda pa v francoskem argoju označuje nekoga, ki je pogumen). Poudariti je treba, da se naša študija dotika obdobij, ko ome- njeni jezikoslovni pojavi v Romuniji še niso bili širše poznani (obdobje med obema vojnama) oziroma tem pojavom niso priznavali legitimnega obstoja (po prehodu v ko- munistični režim v 1947). Ključne besede: argo, »poilus«, Ogenj, Henri Barbusse, romunski prevodi Linguistica_2018_FINAL_2.indd 87 13.3.2019 13:40:34