51 Łukasz Szkopiński* UDK 811.133.1'373.4:784.71''1914/1918'' Université de Łódź DOI: 10.4312/linguistica.58.1.51-63 L’ARGOT DANS LES CHANSONS DES SOLDATS DE LA GRANDE GUERRE 1. INTRODUCTION Pendant la « guerre des tranchées », la chanson renforçait le moral des poilus et servait à diminuer leur peur et leur ennui. Elle constituait aussi une manière d’exprimer leurs peines, leurs frustrations, ou même leur contestation du conflit militaire et leur dégoût général de la guerre. Néanmoins, il ne faut pas oublier qu’avec le journal « les chansons étaient les plus importants organes de diffusion d’opinion et moyen de distraction » (Saint Bastien 2016 : 7). Il s’agit là d’un phénomène vraiment remarquable : selon Jean-François Saint-Bastien, il existe « quelques 12 000 documents » dans les archives, mais « on estime à environ 30 000 le nombre de chants écrits et composés pendant cette guerre » (Saint Bastien 2016 : 7). D’autres sources parlent même de 50 000 1 ! La Bibliothèque nationale de France, dans sa section « Chansons et musiques de la Première Guerre mondiale » 2 , établit les sept catégories suivantes : • chansons revanchardes ; • chansons de combat et de propagande ; • chansons de soutien aux poilus (chansons patriotiques) ; • chansons de la vie quotidienne du poilu au front ; • chansons de la vie de l’arrière ; • chansons anglophones 3 ; • chansons de la victoire. À notre avis, cette classification manque cependant un élément important, à savoir les chansons antimilitaristes comme, par exemple, « Non, non, plus de combats » ou la fameuse « Chanson de Craonne » dont le sujet parlant montre son désespoir en criant : * lukasz.szkopinski@uni.lodz.pl 1 « Notons par ailleurs que le rétablissement de la censure dès le mois d’août 1914 induit un troisième ensemble de sources : outre quelques partitions, sont en effet conservés aux APP [Archives de la Préfecture de police de Paris] quatre cartons renfermant l’intégralité des programmes de spectacles de cafés-concerts, music-halls et théâtres cinématographiques donnés pendant la guerre, ainsi qu’une quarantaine d’autres où sont classés environ 50 000 textes de chansons populaires soumises au visa » (Segond-Genovesi 2007 : 403). 2 http://gallica.bnf.fr/html/und/enregistrements-sonores/chansons-et-musiques-de-la-premiere- guerre-mondiale . 3 Cf. Peter Doyle/Julian Walker : Trench Talk. Stroud : Spellmount, 2012 ; Martin Pegler : Soldiers’ Songs and Slang of the Great War. Oxford : Osprey Publishing, 2014. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 51 13.3.2019 13:40:32 52 « Adieu la vie, adieu l’amour, / Adieu toutes les femmes. / C’est bien fini, c’est pour toujours, / De cette guerre infâme. / C’est à Craonne, sur le plateau, / Qu’on doit laisser sa peau / Car nous sommes tous condamnés, / Nous sommes les sacrifiés ! » 4 Dans la première partie de cette étude, nous donnerons quelques exemples de chan- sons de la Grande Guerre et nous présenterons les thèmes dominants des textes ana- lysés, dont nous signalerons par ailleurs le contenu linguistique non standard. Afin de mieux illustrer nos observations, nous soulignerons les mots et les expressions du langage familier ou populaire ; nous utiliserons les caractères gras pour marquer ceux de l’argot ou du jargon militaire, et nous mettrons en italique toute sorte de modifica- tions concernant la prononciation, telles que les élisions fautives, les abréviations non lexicalisées, les métaplasmes, etc. Comme la langue est toujours strictement liée à la réalité qu’elle décrit, c’est dans le monde des poilus que nous retrouvons de la manière la plus visible l’argot militaire, le langage familier et populaire, le patois, etc. Par conséquent, les chansons qui présentent la vie quotidienne des soldats sont les plus riches en registres non standards. Pour cette raison, – ainsi que pour des raisons pratiques, – nous nous limiterons dans notre courte analyse aux exemples appartenant à cette catégorie. Par la suite, nous définirons la notion d’ « argot des poilus » et nous tâcherons de pointer ses différentes fonctions dans les chansons en question. 2. THÈMES ET REGISTRES S’agissant du contenu des chansons analysées, plusieurs d’entre elles se réfèrent au sort des soldats en général. Le terme argotique poilu apparaît souvent déjà dans le titre. C’est le cas des chansons «Les Poilus » ou « Un Poilu c’est... ». Le texte de cette der- nière est particulièrement riche quant aux variétés langagières : 5 « Un Poilu c’est... » 5 I Un Poilu, c’est que’qu’chose d’horrible Un Poilu, c’est que’qu’chose de très beau Il n’y a rien d’aussi terrible Un Poilu, c’est plus doux qu’un agneau. Un Poilu tout le jour ça mange Ça reste aussi trois jours sans crouter. (Bis) Ça chant’toujours une ritournelle Afin de chasser son ennui. 4 Nous citons le texte d’après https://www.partitionsdechansons.com/pdf/136/Marc-Ogeret-La- chanson-de-Craonne.html . 5 Tous les textes de chansons, sauf celui de « Chanson de Craonne » (note 4) et de « Tu le r’verras Paname » (note 9), sont cités d’après Saint-Bastien (2016). Linguistica_2018_FINAL_2.indd 52 13.3.2019 13:40:32 53 (Bis) Par moment, c’est doux comme un ange, Puis furieux comme un possédé ! II Un Poilu, il n’y a rien d’plus tendre Et ça tue l’Boche sans s’émouvoir Ça ne cherche pas à comprendre Sans chiqué, ça fait son devoir Un Poilu, ça vit sans fumelles Ça n’en veut pas auprès de lui ??... IV Un Poilu c’est souvent très gosse Y a pourtant beaucoup de RAT [réserve de l’armée territoriale] Et tous ces braves jurent l’air féroce Que les Boches seront matés Le Poilu a les pieds humides Le cœur brûlant, l’amour contenu... (Bis) Mais qu’il soit effronté ou timide Il méprise les EBQ [embusqué] ! Parfois, le groupe constituant le sujet de la chanson devient plus restreint, de sorte qu’au lieu de se référer à l’ensemble des soldats, elle décrit la vie quotidienne d’un ensemble particulier. Le texte suivant raconte, par exemple, la réalité vécue par les mitrailleurs : « P’tits mitrailleurs » I Dans l’Pékin n’s’étions mitrons Fabricants d’pâtés, d’bouchées Portant bananes et citrons En temps de guerre, aux belles tranchées Y a rien d’changé, y a rien d’changé. C’toujours l’moulin à café Qu’on tourne pour tous ces sales boches C’est du frais pas du réchauffé On leur z’ien en mettra plein les poches Des grains d’café, des grains d’café. Refrain On leur z’ien mettra même ailleurs Nous les mitra, p’tits mitrons (Bis) Qui sommes les p’tits mitrailleurs C’qu’on l’za [les a] sorti d’leur sale gourbi On l’r’ziena [leur z’y en a] mis plein les joues Des grains d’café (Bis) III À l’Yser en danse publique On l’a soignée cett’sale clique Ah ! M’s [mes] aïeux rien n’a manqué Ni même l’café glacé Y a rien d’changé (Bis) C’qu’on l’a tournée la p’tite meule Attention première pièce feu Servez chaud et tant qu’ça peu[t] On leur z’ien a mis plein la gueule Des grains d’cafés (Bis) Linguistica_2018_FINAL_2.indd 53 13.3.2019 13:40:32 54 II C’t’à la Marne qu’on a failli Ah ! pour un peu tous les moudre Et les mettre hors d’not’pays En servant l’café en poudre Y a rien d’changé (Bis) C’qu’on tournait la manivelle Chargeur, tireur, tout l’fourbi IV Mais l’plus beau ah ! C’t en Artois D’après l’usage consacré À Souchez pour c’tas de putois On servait l’café sucré Y a rien d’changé (Bis) C’qu’on l’z’a tournées les p’tites roues Dans l’mille cadence maxima Les v’la qu’ils lâchent leur cagna On leur z’ien a mis plein les joues Des grains d’café (Bis) Néanmoins, le plus souvent, les chansons des poilus sont créées autour d’un élé- ment spécifique de la réalité militaire. Il s’agit d’abord de ce qui rend leur vie difficile. Dans leurs chansons, les soldats peuvent se plaindre de certains aspects de leur service (« Les godillots sont lourds »), mais ils déplorent surtout leurs conditions de vie. Ils mentionnent par exemple les poux (« Les Totos ») et les souris : « Les Souris aux tranchées » III Satisfaite La p’tit’bête S’en retourne dans son trou De la torpille méchante Parfaitement insouciante Si le Boche Qui amoche Un jour lui casse le cou Je lui flanquerai un coup De mon flingot en courroux Les chansons des poilus décrivent aussi, le plus souvent de manière comique, la majorité des lieux où les soldats passent leurs journées (des tranchées aux latrines), laissant parfois peu de place à l’imagination... Linguistica_2018_FINAL_2.indd 54 13.3.2019 13:40:32 55 « Les tranchées » I Notre tranchée, c’est un grand trou Pas très large et rempli de boue Où l’on est forcé d’rester d’bout Toute la journée On y passe des journées Des nuits aussi, drôle de métier ! À boire, à dormir, à rêver, Dans la tranchée. II On rêve aux femmes, aux p’tits loupiots Qui vous attendent loin de flingots Aux vieux parents, aux camaros, Aux fiancées On y écrit des lettres tendrement Et l’on y joint amoureusement Une violette éclose au printemps Dans la tranchée. V Mais la paix va v’nir un d’ces jours La guerre peut pas durer toujours On va retrouver ses amours La femme aimée En arrivant, premier boulot À ma femme je donne un bécot Puis j’me précipite illico Dans sa tranchée « Les Feuillées » I Quand le troupier mélancolique A mal au ventre, a la colique, A du mal à rester debout, A les boyaux tout en courroux : Il prend vite un journal qu’il serre Et s’en va sans plus de mystère Dans un coin, sur un petit trou Petit soldat cher à nous tous. II Il déboutonne ses bretelles À moins que ce ne soit des ficelles Met ses coudes sur ses genoux. Ah ! Que cela lui semble doux ! Un frisson secoue son échine Une... deux.. ! Il a meilleure mine C’est fait, encore un peu, c’est tout ! Petit soldat cher à nous. III Il prend son papier, il le passe Bien doucement, mais avec grâce, De haut en bas, de bas en haut, Dans tout le bas, le bi, du dos ; Après il remet sa chemise Pour se protéger de la bise Quant à ce qu’il laisse il s’en fout, Petit soldat cher à nous. Il est plutôt surprenant de voir que, malgré son sujet et l’emploi d’un terme de l’ar- got militaire (feuillées) dans le titre, le texte de la deuxième chanson est écrit presque entièrement en français standard. Les auteurs des textes aiment, en outre, faire des chansons sur les objets qui sont les plus chers et les plus proches aux soldats. Leurs armes deviennent logiquement l’objet d’une dévotion exceptionnelle. Elles protègent leurs vies et leur tiennent compagnie. C’est sans doute pour cette raison qu’elles sont souvent personalisées et qu’elles sont Linguistica_2018_FINAL_2.indd 55 13.3.2019 13:40:32 56 décrites comme des amantes chéries 6 . La mitrailleuse devient ainsi la petite Mimi tan- dis que la baïonnette obtient son surnom affectueux de Rosalie : « Ma p’tite Mimi » Refrain [...] Je l’appell’« la Glorieuse » Ma p’tit’Mimi, ma p’tit’Mimi, ma mitrailleuse Rosalie m’fait les doux yeux Mais c’est ell’que j’aim’le mieux II Plein d’adresse, je la graisse Je l’astique et la polis De sa culasse jolie À sa p’tite gueu-gueule chérie Puis habile, j’la défile Et tendrement je lui dis Jusqu’au bout restons unis Pour le salut du pays « La Panne du Taco » I Sur une route des Ardennes Un convoi marche doucement Un vieux taco qui se démène Veut le suivre, clopin-clopant Tout à coup l’voici qui s’arrête Son moteur ne veut rien savoir Près d’lui l’conducteur s’apprête À voir sa panne dans le noir II L’brigadier conscient de son rôle Lui dit « malheureux n’y touchez pas ! Allez chercher sur ma parole Le margis qui s’trouve là-bas ! » Alors ce dernier qui s’amène Leur dit sapristi, qu’est-ce que je vois Allez chercher malgré la peine Notre grand chef de ce convoi. Pourtant, ni Mimi ni même Rosalie ne sont capables de remplacer les vrais objets de désir des soldats. Les fiancées, véritables ou imaginaires, les marraines 7 et les femmes en général constituent alors un autre thème populaire des chansons de la Grande Guerre. 6 L’auteur de L’argot des tranchées fait l’observation suivante à propos de la baïonnette : « on lui donne en outre le surnom de Rosalie, répondant à Jacqueline, sobriquet du sabre des cavaliers. L’arme est ici plaisamment envisagée comme la bien-aimée du troupier, conception ancienne que mentionne déjà Brantôme, dans ses Rodomontades espagnoles » (Sainéan 1915 : 46-47). Il est à souligner que les armes portaient aussi des surnoms masculins : « sans rappeler Joyeuse et Durandal, nous avons ici Oscar (le fusil), Julot (le canon de 75) et surtout Joséphine (baïonnette). L’argot militaire allemand a Laura, Minna (fusil), Bertha, Emma (canon), etc. » (Dauzat 1918 : 96). 7 On appelait « marraines » les femmes qui « adoptaient » les soldats pour leur assurer un soutien moral et affectif (grâce à la correspondance, et même en personne lorsqu’ils étaient en permission) et leur envoyer de petits cadeaux (des chaussettes, du tabac, etc.). On retrouve plus d’informations sur le rôle de la marraine et sur sa relation avec les « poilus » dans la notice correspondante de L’Argot des Poilus (Dauzat 1918 : 134-138). Linguistica_2018_FINAL_2.indd 56 13.3.2019 13:40:32 57 « Ma Marraine, chanson de Poilu » I Étant en perm’tout dernièr’ment J’suis allé voir bien gentiment, Ma marraine ! Celle qui m’envoie des p’tits paquets Pour la premièr’fois j’la voyais, Ma marraine ! II Elle a ben vingt ou trente-cinq ans Une grande bouche ousqu’y manque des dents Ma marraine ! Un nez camus et des p’tits yeux Pointus et noirs tout comme ses ch’veux Ma marraine ! « Les Deux Boniches » II La blonde ou la brune Faut qu’j’en choisisse une D’puis trois mois j’fais que d’hésiter C’en est ridicule Chaque fois je recule C’est tout d’suite que j’vas [sic] y aller Je sais bien que pour me faire aimer J’n’ai qu’à me présenter Et pour sûr, celle-là que j’vais choisir Ça lui f’ra plaisir L’une reste là, l’autre demeure ici Voyons de quel côté j’vais t’i. [...] Enfin, les chansonniers veulent redonner de l’espoir aux poilus en leur faisant croire que le moment si attendu de la fin de cette guerre terrible s’approche et qu’ils pourront enfin revoir les paysages et les endroits familiers qui leur manquent tellement. « Tu le r’verras Paname » 8 en constitue un exemple parfait : 910 « Tu le r’verras Paname » 9 Eh ! Pantruchard C’est y qu’tu s’rais malade Ou que l’cafard Te rendrait tout transi ? Ce soir, t’as pas l’cœur à la rigolade Tu dois penser qu’c’est rudement loin, Paris Sûr, c’est pas drôle quand un copain calenche 10 Mais si tu dois en rev’nir, c’est écrit Pour pas qu’tu flanches Faut pas y penser, pardi Fais comme j’te dis T’en fais pas, mon p’tit gars T’en fais pas Tu le r’verras Paname, Paname, Paname La tour Eiffel, la Place Blanche, Notre- Dame Les boul’vards et les belles dames Tu le r’verras Paname, Paname, Paname Le métro, le bistro Où tu prenais l’apéro Après l’boulot Comme c’est loin tout ça Mais tu l’reverras À Paname ! [...] 8 Désignation argotique de Paris. 9 Nous citons le texte d’après https://www.partitionsdechansons.com/pdf/15396/Roger-Myra- Robert-Dieudonne-A.-Chantrier-Tu-le-r-verras-Paname.html . 10 La graphie calancher semble être plus commune. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 57 13.3.2019 13:40:32 58 Tous les exemples cités ci-dessus appartiennent à la catégorie des chansons concer- nant la vie quotidienne du poilu au front. Comme nous l’avons déjà noté au début de la présente section, nous avions choisi ce groupe de textes parce qu’il représente la plus grande variété langagière dans ce domaine, étant riche en vocabulaire familier, popu- laire et argotique. Cela dit, il faut souligner que notre corpus ne constitue qu’un petit échantillon d’un ensemble extrêmement divers. Par exemple, le caractère comique du récit et l’usage du langage familier, aisément perceptibles dans les passages que nous venons d’évoquer, cèderont la place à une tonalité pathétique et au langage soutenu et solennel dans les chansons patriotiques, etc. 3. L’ARGOT DES POILUS ET SES FONCTIONS DANS LES CHANSONS Après la Première Guerre mondiale, l’argot, qui jusqu’alors était attribué presque uniquement aux malfaiteurs et aux prisonniers, commence peu à peu à être considéré comme un objet légitime d’études grâce à ses associations avec les soldats et les tran- chées. Par conséquent, plusieurs publications concernant l’argot des poilus voient le jour entre 1915 et 1919. Citons entre autres L’Argot des Tranchées (1915) de Lazare Sainéan, Le Dictionnaire des Termes Militaires et de l’Argot Poilu (1916), L’Argot des poilus (1918) de François Déchelette, L’Argot de la guerre (1918) d’Albert Dauzat ou encore Le Poilu tel qu’il se parle (1919) de Gaston Esnault. Quant à ce qui motive la création de ces ouvrages, c’est probablement G. Lenotre 11 qui le résume le mieux dans sa préface du livre de Déchelette : [J]e souhaite que la grande histoire elle-même ne le [l’argot des poilus] dédaigne pas complètement ; elle perdrait trop à ne point représenter au naturel les héros qui auront sauvé la civilisation et à leur prêter un langage exempt de « cascades », de jeux de mots, d’allusions, de métaphores souvent téméraires, toutes choses qui sonnent mal à l’oreille d’un puriste, mais qui portent la marque de l’entrain, de la belle humeur opiniâtre, d’une gouailleuse et insouciante vaillance (Lenotre 1918 : IV). Par la suite, il essaie d’expliquer les origines de l’argot des poilus : Comment est né l’idiome du front ? Par quelles voies rapides s’est-il propagé ? Evidemment, il répondait à un besoin. Lorsque les hommes vivent en commun, isolés du reste de leurs compatriotes, les occupations et les impressions sem- blables, les nouvelles habitudes, la constante promiscuité entre gens venus de pays différents et s’exprimant en patois variés, expliquent l’adoption d’un lan- gage spécial. Il y a de tout dans l’argot de nos héros : du patois picard ou an- gevin, des synecdoques, du breton, des métaplasmes, de l’arabe, de l’annamite, 11 Pseudonyme de Théodore Gosselin (1855-1935). Il était écrivain, historien, dramaturge et membre de l’Académie française. Malgré le fait que son nom de plume ne comporte pas d’accent, il est souvent orthographié « Lenôtre » et c’est sous cette forme fautive que nous le retrouvons dans L’Argot des poilus de François Déchelette. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 58 13.3.2019 13:40:32 59 des calembours et de l’anglais. L’ancien argot de caserne et le vocabulaire de l’ouvrier l’ont particulièrement alimenté. Ceux qui le parlent sont pressés : ils rognent d’un mot ce qui est inutile, lui coupent la tête, plus souvent la queue : la perme (pour permission) ; le gnon (pour oignon) ; camarade n’en finit pas, on a créé poteau (ce à quoi l’on s’appuie), qui, jugé trop long à son tour, est devenu pote... (Lenotre 1918 : V-VI) En bref, on constate que l’argot des poilus constitue un mélange de l’argot militaire et du langage populaire avec des ajouts importants de néologismes, d’archaïsmes et d’emprunts. Quant aux rôles joués par l’argot dans les chansons des poilus – auxquelles on se rapporte le plus souvent quand on parle de l’argot dans la littérature, – il faut d’abord en souligner la fonction identitaire. L’analyse de notre corpus permettrait même de parler d’une double fonction identitaire. D’un côté, le lecteur ou le public reconnaissent dans ces textes les soldats de la Grande Guerre grâce au langage qui y est employé et à la réalité décrite. De l’autre, ce sont les poilus eux-mêmes qui sont censés se reconnaître dans ces chansons dont un des buts principaux est de leur remonter le moral. L’on notera ensuite la valeur expressive du contenu familier et argotique de ces textes. Les mots appartenant à ce registre contribuent à l’effet comique dans les chansons humo- ristiques et renforcent les sentiments de violence et de désespoir dans les textes qui décrivent la dure réalité de la vie militaire et les souffrances qu’elle entraîne. Enfin, la fonction stylistique de l’argot telle qu’elle paraît dans notre corpus mérite une mention particulière. Les chansons des poilus – au moins celles largement connues, c’est-à-dire celles publiées et/ou représentées, – sont presque toujours le résultat d’une création littéraire 12 : un résultat, ajoutons-le, parfois loin de la vision qu’en ont certains critiques. Gaston Esnault fait une observation intéressante à ce sujet dans son livre Le Poilu tel qu’il se parle : [P]lusieurs critiques de l’arrière qui se sont défiés des mots poilus un peu ba- roques, fantaisistes, et obscurs, et qui ont eu peur d’être dupes des littérateurs, l’ont été doublement ; ils ont lu des protestations de journaux du front : que les poilus ne parlent pas tant que ça argot, que ce mot-ci ne se dit guère, que celui-là est un forgeage de lettré ; ne se sont-ils pas avisés que ces protestations étaient encore de la littérature, et qu’après qu’ils avaient marché positivement, on les faisait, au négatif, galoper ? (Esnault 1919 : 11-12) Étant donné que les auteurs, en écrivant leurs textes, puisaient à des sources fort différentes, aussi bien écrites (des livres et des dictionnaires de l’argot militaire ou les premières publications sur l’argot des poilus) qu’orales (leur propre connaissance de 12 Les textes étaient en général accompagnés d’une mélodie spécialement composée mais on utilisait parfois aussi des airs déjà connus. C’est le cas de la version modifiée de « La Frégate » : « Buvons un coup, buvons en deux / À la santé des amoureux, / À la santé des gars de France / Et Merde pour le Kaiser, / Qui nous a déclaré la guerre ». Linguistica_2018_FINAL_2.indd 59 13.3.2019 13:40:32 60 l’argot commun, des témoignages de poilus, etc.) et vu que l’argot des poilus n’était pas un phénomène homogène, il aurait été vraiment difficile, ou même impossible, de créer un texte à la fois riche en expressions argotiques et dont le choix puisse être approuvé et reconnu par tous les soldats. Nous sommes donc persuadé que de possibles imperfections résultant d’un certain décalage entre l’emploi poétique des mots du jar- gon et leur usage dans la vie réelle ôtent très peu à l’authenticité des textes en question. Il existe même des cas de mots inventés par les chansonniers et ensuite adoptés par les soldats grâce à la popularité de tel ou tel ouvrage. Rosalie en constitue le meilleur exemple. Le terme fut conçu par Théodore Botrel pour désigner la baïonnette dans une de ses chansons, publiée en novembre 1914. Or « les créations littéraires ne sont pas en faveur auprès des combattants » (Dauzat 1918 : 95) et malgré la présence du mot dans la majorité des dictionnaires de l’argot militaire de l’époque 13 , certains critiques soulignaient que ce terme était très peu utilisé au front. C’est probablement pour cette raison que Gaston Esnault a inclus rosalie dans son livre Le Poilu tel qu’il se parle, tout en ajoutant qu’ « après avoir fêté ce mot, l’Arrière a été avisé qu’il n’était pas fort répandu » (Esnault 1919 : 471). Cependant, Dauzat, après avoir effectué son enquête auprès de soldats, a constaté le contraire : Le succès du mot parmi les civils a nui à sa propagation dans maint secteur du front. Et pourtant, n’en déplaise à ses détracteurs, il a fait son chemin, car il était de bonne frappe et il correspondait bien à une tendance de tous les langages popu- laires d’occident. Pour prouver à ceux de mes correspondants qui le nient qu’en 1917 le mot était bien vivant au front, j’ai relevé les noms de tous ceux qui me l’ont envoyé dans leurs listes : on verra, en se reportant au tableau des abrévia- tions, qu’il ne s’agit ni d’embusqués ni de « civelots », mais d’authentiques com- battants (Dauzat 1918 : 96). Il corrobore cette affirmation en la complétant avec la note suivante : « A8, A9, A10, B6, B12, D8, G2 (qui précise l’avoir entendu dire par ses hommes), M3, M5, S6, S7, S8, α7, αl7 14 . C’est de beaucoup le nom qui m’a été signalé le plus souvent pour désigner la baïonnette » (Dauzat 1918 : 96). 4. CONCLUSIONS Les chansons de la Grande Guerre constituent un très riche objet d’analyse. Nous avons constaté que, parmi les différentes catégories des textes en question, les chansons de la vie quotidienne du poilu au front se caractérisent par une plus grande variété de registres de langue, aussi est-ce ce groupe-là qui nous a servi de corpus pour la présente étude. Quant à la répartition du contenu argotique (intégrant l’argot commun, le jargon mili- taire, le langage familier et populaire), voici les trois types qui nous semblent les plus 13 Lazare Sainéan en parle déjà en 1915, dans son ouvrage L’Argot des Tranchées. 14 Ce sont les abréviations dont Dauzat se sert dans sa liste de personnes qui lui ont fourni les termes de l’argot utilisés dans son étude. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 60 13.3.2019 13:40:32 61 fréquents : 1) les textes dans lesquels nous ne retrouvons que le registre standard (voire soutenu) ; 2) les chansons construites autour d’un « noyau » argotique (souvent un mot de l’argot militaire désignant un élément de la vie quotidienne des poilus) encadré de français standard ; 3) des compositions contenant un mélange plus ou moins équilibré de différents registres. Dans les chansons analysées, l’argot remplit des fonctions diffé- rentes (fonctions identitaire, expressive, stylistique, etc.) et il est intéressant d’observer comment certains termes du jargon militaire perdent leur dimension opaque, cryptique même, à travers la popularisation des chansons dans lesquelles ils apparaissent. Il faut souligner que le phénomène contraire, bien que très rare et beaucoup moins efficace, est également possible. C’est le cas de mots ou d’expressions (comme la fameuse rosalie) créés par les chansonniers qui commencent à être employés par les soldats et pénètrent ainsi dans leur jargon. Pour conclure, il n’est pas inutile de rappeler que l’intérêt et la bienveillance de la nation pour tout ce qui concernait les soldats, y compris le langage qu’ils employaient, ont largement contribué à une analyse approfondie de l’argot militaire et à une plus grande ouverture sur les études argotologiques en général. Terminons en citant un pas- sage de l’appel ardent lancé par G. Lenotre à ce sujet, il y a un siècle : [...] il ne faut pas mépriser l’argot des Poilus ; tout ce qui reste mystérieux dans cette invasion de néologismes doit être recueilli et classé pieusement – comme disait Gaston Paris des mots patois, – « dans un grand herbier national », et il faut donner une petite place dans le reliquaire de la Patrie, à la langue qu’auront parlée ses défenseurs ; c’est une langue verte, nul n’y conteste ; mais elle est du vert des lauriers dont on couronnait jadis les triomphateurs (Lenotre 1918 : VII). Bibliographie Sources primaires Partitions de chansons. https://www.partitionsdechansons.com SAINT-BASTIEN, Jean-François (2016) Chansons des Tranchées, Tours : Éditions Sutton. Références bibliographiques DAUZAT, Albert (1918) L’Argot de la guerre. Paris : Armand Colin. DÉCHELETTE, François (1918) L’Argot des poilus. Paris : Jouve & C ie . Dictionnaire des Termes Militaires et de l’Argot Poilu (1916). Paris : Librairie Larousse. DOYLE, Peter/Julian Walker (2012) Trench Talk. Stroud : Spellmount. ESNAULT, Gaston (1919) Le Poilu tel qu’il se parle. Paris : Bossard. Gallica. http://gallica.bnf.fr/html/und/enregistrements-sonores/chansons-et-musiques- de-la-premiere-guerre-mondiale LENOTRE, G. [GOSSELIN, Théodore] (1918) « Préface. » In : François Déchelette, L’Argot des poilus. Paris : Jouve & C ie , III-XI. Linguistica_2018_FINAL_2.indd 61 13.3.2019 13:40:32 62 PEGLER, Martin (2014) Soldiers’ Songs and Slang of the Great War. Oxford : Osprey Publishing. SAINÉAN, Lazare (1915) L’Argot des Tranchées. Paris : Boccard. SAINT-BASTIEN, Jean-François (2016) Chansons des Tranchées, Tours : Éditions Sutton. SEGOND-GENOVESI, Charlotte (2007) « 1914-1918 : l’activité musicale à l’épreuve de la guerre. » Revue de Musicologie, 93/2, 399-434. Résumé L’ARGOT DANS LES CHANSONS DES SOLDATS DE LA GRANDE GUERRE Pendant la Première Guerre mondiale, la chanson jouait un rôle extrêmement im- portant : soutien moral des soldats, moyen de propagande politique, c’était surtout un vecteur d’opinion et une source de distraction. L’objectif de la présente étude est tout d’abord de présenter des exemples de chansons de la Grande Guerre en signalant quelques-uns de leurs thèmes dominants, et d’analyser leur contenu linguistique argo- tique et familier. Nous nous concentrerons ensuite sur la définition de l’argot des poilus et sur son rôle dans le corpus. Plusieurs livres et dictionnaires consacrés à ce sujet furent publiés entre 1915 et 1919, quand tout ce qui concernait les soldats et leurs expé- riences sur le front, y compris certains aspects de leur jargon popularisés à travers des chansons, était particulièrement cher à la société de l’époque. Grâce à cet intérêt géné- ral, l’argot militaire est devenu l’objet d’une analyse beaucoup plus détaillée ce qui, à son tour, a contribué au développement des études argotologiques. L’article examine aussi les fonctions remplies par l’argot et le jargon dans les textes en question et montre que deux types de passages linguistiques sont possibles. D’un côté, à travers les chan- sons ou la presse, des mots de l’argot pénètrent dans le langage de l’arrière ; de l’autre, on retrouve des exemples de créations artistiques qui enrichissent le jargon des poilus. Mots-clés : argot français, chanson militaire, Grande Guerre, poilus Abstract SLANG IN SOLDIERS’ SONGS OF THE GREAT WAR During the First World War songs played an extremely important role not only for the morale of the soldiers and as a means of political propaganda, but above all as a source of opinion and distraction. The aim of this article is firstly to present some examples of songs from the Great War, to highlight some of their dominant themes and to analyse their linguistic content with a special emphasis on the use of slang. The next part of the article focuses on the definition of the “argot des poilus”, that is the military jargon of the First World War soldiers, and on its role in the analysed texts. Several books and dictionaries devoted to this subject were published between 1915 and 1919, a time when Linguistica_2018_FINAL_2.indd 62 13.3.2019 13:40:33 63 everything concerning the soldiers and their experiences on the front, including certain aspects of their jargon, as popularised by the songs, was of special importance to the society of that period. This contributed to an in-depth analysis of military slang and to a greater openness towards slang studies in general. The paper also examines the functions of slang and jargon in the texts in question, and shows that two main types of language transfer were possible in this context. On the one hand, through songs or the press, slang words penetrated into the language behind the frontlines, and on the other hand, there are examples of literary creations that enriched the actual military jargon itself. Keywords: French slang, military song, First World War, French soldiers Povzetek ARGO V PESMIH VOJAKOV PRVE SVETOVNE VOJNE Med prvo svetovno vojno so pesmi igrale pomembno vlogo, saj so vojakom nu- dile moralno podporo, služile so tudi kot sredstvo politične propagande, bile pa so predvsem sredstvo za izražanje mnenj in vir razvedrila. V pričujočem članku najprej predstavljamo primere pesmi iz prve svetovne vojne, pri čemer se posebej posvečamo ključnim tematikam in analiziramo prisotnost argojevskih in pogovornih jezikovnih zvrsti. V nadaljevanju se ukvarjamo z definicijo argoja vojakov prve svetovne vojne in njegovo vlogo v analiziranem korpusu. Med leti 1915 in 1919 je bilo objavljenih več knjig in slovarjev, ki so obravnavali izkušnje in življenje vojakov, tudi posebnosti jezi- ka, ki so ga uporabljali, in ki so s pomočjo pesmi postale širše znane, saj je bila družba tistega časa vojakom zelo naklonjena. Prav zaradi splošnega zanimanja je vojaški argo postal predmet natančnejših analiz, kar je hkrati spodbudilo razvoj argotoloških razi- skav. V članku raziskujemo tudi funkcije argoja in žargona v besedilih in dokazujemo, da obstajata dve možnosti prenosa besed. Na eni strani vojaško argojevsko izrazje pre- ko pesmi in tiska prehaja v splošni jezik, po drugi strani pa je vojaški žargon obogaten s številnimi primeri »umetniških« inovacij. Ključne besede: francoski argo, vojna pesem, prva svetovna vojna, francoski vojaki prve svetovne vojne Linguistica_2018_FINAL_2.indd 63 13.3.2019 13:40:33