revus (2014) 24, 69-79 69 Henrik Palmer Olsen* Prédiction et interprétation du droit La théorie du pronostic est un des éléments les plus importants (et les plus discutés) de la théorie de la science du droit d'Alf Ross. Cet article veut montrer que cette théorie du pronostic est incompatible avec les propres fondements théoriques de Ross, et notamment avec sa théorie des sources du droit et de l'interprétation. Elle doit être comprise comme une tentative réductionniste de la validité normative, qui a échoué par son incapacité à fournir à la recherche juridique les concepts qui lui sont nécessaires. Mots-clés : pronostic, science du droit, réductionnisme empirique, réalisme Scandinave, théorie de l'interprétation, théorie des sources du droit Un des éléments les plus discutés de l'ouvrage de Ross On Law and Justice1 est la théorie du pronostic.2 Alors que cet ouvrage est peut-être internationalement le mieux connu, et peut être aussi une des plus claires énonciations du réalisme juridique scandinave, la théorie du pronostic - qui en fait occupe une très petite partie du livre - a été critiquée au Danemark aussi bien qu'à l'étranger comme paradigme inadéquat de la théorie juridique.3 Dans cet article, je soutiendrai que la théorie du pronostic est incompatible avec la propre théorie des sources du droit et de l'interprétation juridique de Ross, et par conséquent je proposerai de considérer qu'une meilleure interprétation de ces théories prises ensemble consisterait à admettre que la théorie du pronostic constitue une tentative pour appliquer une nouvelle méthodologie à l'étude du droit, dérivée d'une approche réductionniste de la validité normative, tentative qui a échoué parce que la méthodologie en question est incapable de fournir au juriste scientifique les outils conceptuels nécessaires à sa recherche. Pour accepter pleinement cela, il faudrait bien sûr une étude plus détaillée, mais je pense pouvoir au moins livrer les premiers éléments d'une telle interprétation. Pour ce faire, * hpo@jur.ku.dk | Professeur à l'Université de Copenhague, Danemark. 1 Ross 1958. Cet ouvrage est une traduction de Ross 1953. 2 Tout au long de cet article, j'entends par « théorie du pronostic » la théorie de Ross selon laquelle les énoncés sur le droit valide devraient être interprétés comme des prédictions à propos des normes que les juges ressentiront comme socialement obligatoires, et par conséquent suivront, dans les procès à venir impliquant les normes en question (v. infra section 2). Je suis l'usage établi dans la littérature danoise pour se référer à cette partie spécifique de la théorie de Ross. 3 V. par exemple Hart (2000 : 43-50) ; Hall 1973. Pour une discussion de la théorie du pronostic dans la littérature danoise récente, v. Blume (2000 : 76 et s.) ; Olsen (2001 : 173 et s.) ; Blume (2001 : 287 et s.). revue de théorie constitutionnelle et philosophie du droit PEVIIS (2014) 24 70 LE RÉALISME SCANDINAVE DANS TOUS SES ÉTATS je vais d'abord présenter les grandes lignes de la théorie des sources du droit et de l'interprétation juridique telle quelle est développée dans Towards a Realistic Jurisprudence.4 Ceci servira de toile de fond à une rapide présentation de la théorie du pronostic. La confrontation entre la théorie des sources du droit et de l'interprétation juridique, et la théorie du pronostic, me conduira à apprécier finalement la compatibilité de ces deux parties du travail de Ross. 1 LA THÉORIE DES SOURCES DU DROIT ET DE L'INTERPRÉTATION JURIDIQUE Dans Towards a Realistic Jurisprudence, Ross soulève la question qui doit guider la méthodologie du droit face à ce qu'il décrit comme un dualisme insoutenable inhérent au concept de droit. Ce dualisme est apparu parce que le droit a été simultanément perçu comme un ensemble de directives normatives d'un côté, et de l'autre comme une réalité empirique.5 Puisque ce dualisme a conduit à de nombreuses antinomies insoutenables dans la théorie du droit, Ross cherche à esquisser une théorie du droit alternative. Ce faisant, il dénonce non seulement les théories dualistes, mais également la possibilité d'opter pour une théorie du droit qui incorpore uniquement la dimension de la validité (normative) ou celle de la réalité (empirique). Pour Ross, la solution consiste au contraire à unir ces deux dimensions du droit de telle manière que le dualisme puisse être évité. Ce qui oblige à comprendre la relation précise entre les dimensions empirique et normative du droit. Ross écrit : Si le droit est une validité a priori, la source de la connaissance juridique ne peut être que le pur raisonnement, et rien d'autre. Et si le droit est un fait empirique, la source de la connaissance juridique ne peut être que l'expérience, et rien d'autre. Le fait est que, parce que le droit n'est conçu (exclusivement) ni dans un sens, ni dans l'autre, mais comme une validité se révélant dans la réalité au travers d'actes empiriques, un problème particulier surgit. On peut se demander : quels sont ces actes empiriques qui ont un pouvoir spécifique de créer la validité ? ce qui les distingue en général des autres, de quoi ce pouvoir dépend ?6 Voilà un message sur l'objectif véritable d'une étude des paramètres fondamentaux de toute science juridique. Ross indique ici que la science juridique doit s'occuper de la manière dont la validité juridique peut s'imprégner d'une certaine réalité empirique, ou inversement de la manière dont une réalité em- 4 Ross 1946. Cet ouvrage est une traduction de Ross 1934. Bien que la traduction disponible en anglais soit selon moi assez imparfaite, j'ai, afin d'éviter toute confusion, pris le parti de me référer pour les citations à celle-ci. Il faut cependant noter que Ross tenait cette traduction anglaise pour « ... quelque chose de différent qu'une simple traduction, quelque chose de plus qu'une simple traduction. ». Ross (1946 : 10). 5 Pour une courte présentation de ce que Ross entend par dualisme, v. la préface à Ross 1946. 6 Ross (1946 : 127-128) (italiques de Ross). PEVUS revue de théorie constitutionnelle et philosophie du droit (2014) 24 Prédiction et interprétation du droit 71 pirique peut participer à la validité juridique. Cette question est essentielle à toute tentative de théorisation de la méthodologie de la science juridique, et la solution proposée par Ross est caractéristique du réalisme scandinave.7 Car Ross, pour surmonter ce qu'il a caractérisé comme le dualisme dans le concept de droit,8 réinterprète la dimension de validité (c'est-à-dire la norma-tivité) comme des expressions de certaines dispositions psychologiques spécifiques. Donc, pour Ross, la clé pour résoudre le problème - la réconciliation des approches normative et descriptive de la science juridique - découle de l'observation que le dualisme que l'on rencontre dans les théories traditionnelles du concept de droit provient d'un présupposé épistémologique erroné, à savoir qu'il existe deux formes de cognition, une cognition normative et une cognition descriptive. En réalité, pour Ross, quelque chose comme une cognition normative n'existe pas. C'est une position réductionniste quelque peu radicale, et par conséquent je vais l'examiner un peu plus en détail. Le rejet par Ross de la cognition normative résulte de son refus d'accepter que la cognition puisse s'appliquer aux questions de validité normative. Ce refus à son tour provient de l'observation que les énoncés à propos de la validité normative n'ont pas d'objets correspondants susceptibles de supporter le test de vérité de tels énoncés. Les arguments très détaillés de cette position sont présentés dans sa Kritik der sogennanten praktischen Erkenntnis.9 Il est ici suffisant de noter que Ross continue dans Towards a Realistic Jurisprudence sa quête pour déconstruire le concept de validité normative. Ainsi affirme-t-il que le langage de la validité normative est utilisé pour rationaliser des sentiments de devoir, ou des sentiments semblables, qui ne peuvent pas être autrement expliqués. En d'autres termes, la validité est : simplement un mot employé comme terme commun pour des expressions telles que celles par lesquelles certaines expériences subjectives d'impulsion sont rationalisées. Toutefois, il n'existe là aucune conception de la validité, mais simplement des expériences de validité conceptuellement rationalisées, c'est-à-dire certaines expériences pourvues d'illusions particulières d'objectivité. D'où le fait que les déclarations concernant la validité pratique, c'est-à-dire concernant les valeurs ou les obligations, manquent de toute signification ou objet, bien que toutefois, en raison de leur existence effective, elles possèdent une valeur emblématique comme symbole de certains phénomènes psycho-sociologiques.10 Sur cette présupposition, la conception de Ross de la cognition normative réside dans l'observation empirique de manifestations sociales et psycholo- 7 L'héritage philosophique commun du réalisme scandinave découle des écrits d'Axel Hagerstrom. Cela vaut aussi pour Ross : v. Ross (1946 : 10). Pour une introduction à Hagerstrom, v. Freeman 1994. 8 Cf. supra. 9 Ross 1933. 10 Ross (1946 : 12-13). revue de théorie constitutionnelle et philosophie du droit PEVIIS (2014) 24 72 LE RÉALISME SCANDINAVE DANS TOUS SES ÉTATS giques prétendant à la cognition normative. Selon Ross, le seul contenu réel de ces prétentions à la cognition normative est le sentiment d'objectivité inhérent à la personne qui a cette prétention. Donc ce n'est pas la norme, mais le sentiment, qui est le contenu réel des prétentions à la cognition normative. Le problème du dualisme dans la théorie du droit est apparu selon Ross du fait que ces manifestations socio-psychologiques - ces sentiments - ont jusqu'ici été interprétées à tort comme étant des expressions de contenu normatif pouvant être établies par une forme de raisonnement, qui est différente de celle servant à établir les faits empiriques. Donc une théorie des énoncés normatifs comme objets appartenant à une sphère de réalité indépendante, à laquelle nous avons accès seulement au moyen d'une forme spéciale de raisonnement, a été élaborée. Pour Ross toutefois, ces expressions de sentiments doivent être prises seulement pour ce qu'elles sont, et il s'engage par conséquent dans un réductionnisme total pour ce qui est de la dimension normative du droit (et de la morale) : l'étude des normes doit être remplacée par l'étude de l'idéologie normative. Par conséquent, l'étude des normes juridiques doit devenir une étude de l'idéologie juridique. Une question apparaît alors : où pouvons-nous trouver l'idéologie pertinente ? Où chercher le droit ? Pour Ross, la réponse est aisée et directe : nous trouvons le droit dans le système juridictionnel. Ce qui signifie que la connaissance du droit peut être obtenue par l'étude de l'idéologie qui est attachée au comportement des juges : Les conceptions « réalistes » signifient un point de vue cohérent à l'appui de l'idée selon laquelle le droit est du droit parce qu'il est effectivement appliqué, et selon laquelle une source du droit est ce qui constitue effectivement le motif du juge. La doctrine des sources est une doctrine des motifs réels d'un certain comportement humain, et rien d'autre.11 L'étude du droit devient ainsi une étude de l'idéologie juridictionnelle (c'est-à-dire de l'idéologie qui est partagée par les juges) et du comportement. L'idéologie et le comportement se trouvent à chaque bout de ce que Ross nomme le processus de motivation. On pourrait dire que l'idéologie est (une partie de) l'input, et le comportement est l'output. Pour ce qui est des théories des sources du droit, Ross écrit : « D'un point de vue réaliste, donc, une source du droit signifie un facteur dans le processus de motivation de la décision juridictionnelle. »12 Ainsi, nous devons essayer de comprendre ce qui motive les juges.13 Ross identifie trois groupes de tels facteurs de motivation (sources du droit) :14 11 Ross (1946 : 144-145). 12 Ross (1946 : 144) (italiques de Ross). 13 Ross décrit ces facteurs de motivation comme étant perçus par les juges comme socialement obligatoires. V. Ross (1958 : 14 et s.). 14 Ross (1946 : chapitre VI). rBVUS revue de théorie constitutionnelle et de philosophie du droit (2014) 24 Prédiction et interprétation du droit 73 1) Les normes autoritaires qui sont perçues (par les juges) comme valides avant le processus de décision juridique, et indépendamment de lui, en raison de leur forme juridique (normes posées, décisions juridictionnelles, etc.). 2) Les normes semi-autoritaires qui sont perçues (par les juges) comme valides avant le processus de décision juridique, et indépendamment de lui, parce quelles découlent d'une pratique antérieure (précédents) considérée comme valide. 3) Les considérations pratiques de but, les idéologies, et les autres facteurs intentionnels, qui sont perçus (par les juges) comme valides parce qu'ils constituent une partie immanente et indispensable de l'application du droit formel positif.15 Jusqu'ici, rien qui ne parait particulièrement radical. Toutefois, Ross ajoute, à propos des relations entre ces trois types de sources du droit, qu'il n'est pas possible d'établir une hiérarchie fixée, au sens d'établir des positions telles que sources du droit primaires ou secondaires.16 La conséquence en est que la doctrine positiviste de la primauté du droit écrit ne peut pas être maintenue. Dans une théorie du droit réaliste, selon Ross, le droit écrit, le droit jurisprudentiel, la coutume, et les considérations pratiques, sont considérés, en principe, comme tous situés au même niveau. Mais Ross a encore plus à dire : « Les principes d'équité »a est une expression de cette somme de considérations libres, inarticulées, pratiques, dont l'importance se manifeste en premier lieu dans le fait quelles enserrent les sources autoritaires et fournissent les fondements de leur interprétation, et plus rarement dans le fait quelles motivent directement une décision juridictionnelle sans l'aide d'aucune source autoritaire.17 Ainsi, bien que les considérations pragmatiques ne fonctionnent que rarement comme la seule source du droit dans une décision juridique, ces considérations sont des parties ou des portions de toute décision de droit - y compris celles qui sont présumées fondées sur les sources formelles du droit. Les considérations pragmatiques constituent l'appareil conceptuel même par lequel le droit est identifié et appliqué, de manière à la fois concrète et générale. Dès lors, ces considérations ne sont pas seulement des sources secondaires ou additionnelles, mais sont essentiellement intégrées/entrelacées avec les sources du droit plus formelles. D'une certaine façon - et en accord avec le canon d'au moins certaines versions du réalisme américain - les considérations pragmatiques constituent une source du droit plus fondamentale que les sources formelles 15 Lexpression danoise originelle de Ross («forholdets natur») a été traduite par « equity ». Puisque « equity » a une signification très particulière en anglais juridique, je l'ai remplacée par « considération pragmatique », sauf lorsque je cite le texte de Ross. 16 V. Ross (1946 : 142). a V. note 15 [N.d.T.]. 17 V. Ross (1946 : 142). revue de théorie constitutionnelle et philosophie du droit PEVIIS (2014) 24 74 LE RÉALISME SCANDINAVE DANS TOUS SES ÉTATS (autoritaires ou semi-autoritaires), car ce sont ces considérations qui produisent la vie et la signification concrète des sources formelles. Maintenant, puisque la connaissance des considérations pragmatiques, de ce point de vue, est une condition préalable et nécessaire à la connaissance du droit, nous devons les examiner de plus près. Ross dit d'elles qu'elles sont : des considérations libres, non fixées, souvent presque inarticulées, provenant de la masse importante, indéfinie et extrêmement englobante, des attitudes de comportement de toutes sortes possibles, plus ou moins préméditées /.. ,/.18 Il est donc impossible, si nous suivons la pensée de Ross, de dériver logiquement ou par déduction des énoncés valides sur le droit à partir des seules sources formelles du droit. Au contraire, ces arguments juridiques qui sont présentés comme tirés des sources formelles du droit, par exemple dans le raisonnement d'application juridique et l'adjudication, sont en fait le résultat de considérations pragmatiques précédentes, considérations qui ne font pas positivement partie d'une quelconque source formelle. L'argument juridique est habillé pour ressembler à une déduction formelle, ou quelque chose d'approchant, mais en réalité l'argument prend racine dans des considérations pragmatiques qui ne peuvent être trouvées dans aucune source formelle du droit. Jusqu'ici, la déconstruction par Ross de la notion de raison pratique, et donc de validité juridique, conduit à une présentation plus sceptique du processus argumentatif qui caractérise la pratique juridique. Les considérations pragmatiques, prétend Ross, jouent un rôle plus important que celui qui leur a été reconnu jusqu'à présent, et pourtant ces considérations ne peuvent pas être considérées comme valides au sens traditionnel du terme. Elles constituent l'idéologie collective partagée des juges. Pourtant elles sont également libres, non fixées et inarticulées ! J'y reviendrai plus loin, car il est temps maintenant de présenter la théorie du pronostic, que Ross a établie dans les premiers chapitres de On Law and Justice. 2 LA THÉORIE DU PRONOSTIC Pour faire court, la théorie du pronostic est une théorie de la science juridique.19 La théorie du pronostic n'est pas une théorie du droit mais une théorie des propositions sur le droit. Selon cette théorie, les énoncés scientifiques sur le droit valide devraient être compris comme des pronostics de futures délibérations des juges dans les tribunaux.20 Selon Ross, et en parfait accord avec son approche réductionniste que j'ai présentée plus haut, ces délibérations sont à 18 Ross (1946 : 146). 19 Ross (1958 : § 2, particulièrement pp. 9 et s.). 20 Ross (1958 : § 9, particulièrement pp. 42 et s.). rBVUS revue de théorie constitutionnelle et de philosophie du droit (2014) 24 Prédiction et interprétation du droit 75 leur tour conçues comme fondées sur un ensemble abstrait d'idées normatives, qui sont ressenties par les juges comme socialement obligatoires.21 Ainsi, pour être en mesure de formuler une proposition de droit vraie, il faut pouvoir prédire quelles idées normatives abstraites les juges vont ressentir comme socialement obligatoires dans l'avenir. La théorie du pronostic représente d'une certaine manière l'étape suivante de la réorientation de la science juridique, qui avait débuté avec la déconstruction de la raison pratique. Ceci se reflète dans le choix du cadre épistémologique. Ross écrit : L'interprétation de l'étude doctrinale du droit présentée dans cet ouvrage repose sur le postulat que le principe de vérification doit s'appliquer à ce champ de la cognition - c'est-à-dire que l'étude doctrinale du droit doit être reconnue comme une science sociale empirique. Cela signifie que les propositions sur le droit valide doivent être interprétées comme se référant à /.../ des faits sociaux.22 Cela est clairement de l'empirisme, mais ce n'est pas que cela. Si la remarque « le principe de vérification doit s'appliquer à ce champ de la cognition » doit être prise comme garantie, alors Ross ne plaide pas seulement pour l'empirisme, mais pour une version particulière de celui-ci - à savoir le positivisme logique.23 Je ne développerai pas : il est bien connu que les critiques de cette approche des phénomènes sociaux en général, et des phénomènes juridiques en particulier, sont légions.24 Il est maintenant intéressant de noter que la présentation par Ross de la théorie du pronostic a pour point de départ les sources formelles du droit. Ainsi, il dit que les propositions scientifiques à propos du droit se rapportent aux directives juridiques selon le modèle « A (assertion) = D est du droit valide » dans lequel par exemple D = l'article 62 du code du commerce.25 Il est assez clair qu'une loi en vigueur fera partie de l'idéologie normative des juges dans les tribunaux. Mais comme Ross l'a soutenu, et comme je l'ai juste expliqué, les sources formelles du droit sont sous-déterminées dans le sens qu'il n'est pas possible de dériver quelque conclusion substantielle sur le droit sur la seule base du contenu normatif qui peut être trouvé dans les sources formelles 21 Ross (1958 : § 8, particulièrement pp. 14 et s.). pour une explication du concept de « socialement obligatoires ». 22 Ross (1958 : 40). 23 On trouve d'autres raisons de croire que Ross adhère au positivisme logique dans On Law and Justice, lorsqu'il écrit : « il n'y a qu'un seul monde et qu'une seule cognition. Toute science est en dernière instance concernée par le même corps de faits, et tous les énoncés scientifiques sur la réalité - c'est-à-dire tous ceux qui ne sont pas purement logico-mathématiques - sont sujets au test de l'expérience ». Ross (1958 : 67). 24 Pour les sciences sociales, v. par exemple Winch 1958. Pour la science juridique, v. par exemple Finnis (1980 : ch. 1). 25 Ross (1958: 39). revue de théorie constitutionnelle et philosophie du droit PEVIIS (2014) 24 76 LE RÉALISME SCANDINAVE DANS TOUS SES ÉTATS du droit. C'est seulement en plaçant ces normes dans le contexte de considérations pragmatiques qu'il est possible d'arriver à une pleine compréhension du droit. Cela fait naître un défi pour la théorie du pronostic, car il semble que cette théorie ne puisse être soutenue comme paradigme de la science juridique que s'il est possible de la rendre opératoire en liaison avec les considérations pragmatiques pertinentes. 3 LA THÉORIE DU PRONOSTIC ET LES CONSIDÉRATIONS PRAGMATIQUES Comme Ross l'a soutenu dans sa théorie des sources du droit et de l'interprétation juridique, les considérations pragmatiques déterminent l'utilisation des sources formelles dans la pratique juridique aussi bien que dans la description théorique du champ du droit. Ainsi une science juridique qui se veut réaliste (c'est-à-dire qui a pour but de décrire le droit du point de vue de la pratique juridique) ne peut se passer d'elles. Ross le confirme dans On Law and Justice. Il écrit : La doctrine juridictionnelle, toutefois, ne se limite pas aux propositions de ce modèle [et ici Ross se réfère au modèle « A = D est du droit valide]. Elle comprend, par exemple et parmi d'autres, des propositions concernant l'interprétation de D, c'est-à-dire de ces normes qui sont tenues pour du droit valide. De tels énoncés interprétatifs, peut-on dire provisoirement, visent à déterminer le sens de la directive en indiquant plus spécifiquement dans quelles circonstances elle a à s'appliquer, et dans ce cas, comment le juge a à se comporter.26 Puisque la doctrine juridictionnelle comprend des propositions qui visent à interpréter les directives juridiques (et cela semble en effet nécessaire pour un juriste scientifique qui a l'intention de fournir réellement un compte rendu complet du droit, et non simplement de reproduire les mots disposés dans le droit écrit et dans les précédents), il devient important de connaître les critères permettant de dire que ces énoncés interprétatifs sont vrais ou faux. A première vue, cela semble aisé à comprendre. Suivant la théorie du pronostic, la vérité d'un énoncé interprétatif, comme pour toute autre proposition de droit, dépend du fait de savoir si le contenu normatif de la proposition correspond au contenu normatif qui est ressenti comme socialement obligatoire par les juges. Mais si nous retournons le problème et le regardons du point de vue du juriste scientifique - qui essaie de fournir un énoncé sur le droit valide (au sens que Ross donne à ce mot) -, les choses deviennent plus compliquées. De ce point de vue, la question essentielle devient : comment un juriste scientifique parvient à une formulation positive des considérations pragmatiques - ou comme Ross les nomme, dans On Law and Justice, à des énoncés interprétatifs. On ne peut 26 Ross (1958 : 108) (italiques de H.P. Olsen). rBVUS revue de théorie constitutionnelle et de philosophie du droit (2014) 24 Prédiction et interprétation du droit 77 facilement répondre à cette question puisque les considérations pragmatiques ne sont pas - à la différence des sources formelles du droit - disponibles dans quelques formes autoritaires ou posées. Cependant, puisque ces considérations sont indispensables, elles doivent prendre place dans le cadre de la théorie du pronostic. Si cela n'est pas possible, alors il semble bien que la théorie doive être abandonnée, ou au moins être modifiée. Pour pouvoir incorporer les considérations pragmatiques pertinentes dans la théorie du pronostic, on doit être en mesure de les formuler comme contenu normatif (une idéologie), qui corresponde aux sentiments normatifs futurs des juges. Mais comment est-il possible de prédire quelles considérations pragmatiques les juges pourraient ressentir comme obligatoires ? Puisqu'elles sont, pour citer à nouveau : « des considérations libres, non fixées, souvent presque inarticulées, provenant /... / des attitudes de comportement /... / plus ou moins préméditées »,27 il ne semble pas possible d'aller très loin. De plus, comme ces considérations pragmatiques n'existent sous aucune version formalisée, il appartient au juriste scientifique lui-même d'établir la formulation de ces normes. Mais cela semble impossible sans s'engager dans exactement ces mêmes considérations idéologiques dans lesquelles les juges sont impliqués. En d'autres termes, il devient impossible de séparer le raisonnement derrière le pronostic, du raisonnement derrière la pratique elle-même. C'est peut-être ce que Ross avait à l'esprit quand il admettait que tenter de formuler des principes d'interprétation est souvent identique à exposer des énoncés de politique juridique - c'est-à-dire des énoncés sur la manière dont l'auteur pense que les directives en question devraient être interprétées plutôt que des prédictions sur la manière dont les juges vont en fait les interpréter à l'avenir dans un tribunal. En fait, Ross semble admettre que la science du droit se confond avec la politique juridique. Il écrit : une idéologie de la méthode [et par là Ross entend les principes de l'interprétation] ne peut pas être formulée avec la même précision qu'une idéologie des sources du droit, en particulier la partie de celle-ci concernant le droit édicté. On ne peut poser aucune règle fixée. Ce à quoi on peut parvenir de mieux peut être nommé un style de la méthode ou un style d'interprétation. Le degré de certitude des assertions concernant l'interprétation valide est par conséquent très faible. Dans ce cas /./ les énonciations concernant le droit valide se confondent avec les directives de la politique juridique.28 Mais cela semble saper tout le raisonnement qui soutient la théorie du pronostic. Si en effet les normes positives, qui peuvent être trouvées dans les sources formelles du droit, dépendent de considérations pragmatiques pour la détermination de leur signification ; si les considérations pragmatiques sont d'une importance si considérable pour le droit positif quelles l'enserrent dans le sens que le droit positif n'a aucune signification sans elle ; et si en même temps 27 Ross (1946 : 143). 28 Ross (1958 : 109). revue de théorie constitutionnelle et philosophie du droit PEVIIS (2014) 24 78 LE RÉALISME SCANDINAVE DANS TOUS SES ÉTATS il s'avère que ces considérations pragmatiques ne peuvent pas être scientifiquement (c'est-à-dire objectivement) mais seulement politiquement (c'est-à-dire subjectivement) énoncées, alors le juriste scientifique doit soit se limiter à des énoncés qui seront admis par tout le monde, auquel cas sa recherche échappe à la controverse mais est dans le même temps dépourvue d'intérêt pratique, soit être suffisamment intrépide pour prétendre à la meilleure interprétation, auquel cas sa recherche deviendra contestée mais (du point de vue prospectif) pratiquement importante. En fonction de ce que chacun attend de la science juridique, chacune des solutions peut être acceptable. Toutefois il est probable que pour la plupart des savants, une position quelque peu intermédiaire est préférable. Dans ce cas, la science juridique ne peut pas être pensée comme pure description des normes, dans le sens que propose Ross.29 A moins que l'exposé du droit valide ne soit qu'un exercice lexicographique, il est obligé qu'il y ait des problèmes d'interprétation non résolus dans lesquels s'empêtrera l'auteur. Le vrai défi méthodologique pour la science juridique devient alors celui de traiter ces éléments subjectifs de manière responsable. Cela implique la construction d'une théorie des considérations pragmatiques, et puisque selon moi une telle théorie impliquera certaines formes de systématisation de ces principes, elle aura les mêmes effets qu'une théorie générale des principes juridiques fondamentaux.30 En outre, selon la théorie des sources du droit et de l'interprétation juridique de Ross, les sources fixées, autoritaires, sont incapables de fonctionner sans les considérations pratiques. Ross écrit que les considérations pratiques : « enclosent les normes fixées, et sont le sol dans lequel elles puisent en premier lieu leur vie et leur signification. »31 Puisque la signification des sources fixées, autoritaires, ne deviendra apparente que lorsqu'elles seront vues au travers du miroir des considérations pratiques, un pronostic scientifique des normes (les normes D dans la formule de Ross citée plus haut) qui seront ressenties par les juges comme socialement obligatoires ne peut apparaître que par une interprétation des normes fixées, autoritaires, à la lumière d'une théorie générale des principes juridiques fondamentaux. Cela signifie que la théorie générale des principes juridiques fondamentaux fonctionnera comme un cadre pour les prédictions. Cette théorie constitue le moyen par lequel les normes juridiques (c'est-à-dire les normes qui seront ressenties par les juges comme socialement obligatoires) peuvent être créées à partir des sources du droit fixées, autoritaires. Et exactement comme le juge, le juriste scientifique ne peut rien faire sans une telle 29 Ross (1958 : 19). 30 Ce n'est pas le lieu pour discuter ce à quoi pourrait ressembler une telle théorie, mais certains travaux de Ronald Dworkin pourraient être interprétés comme une tentative d'esquisse d'une théorie de ce genre. V. par exemple Dworkin 1994. 31 Ross (1946 : 143). rBVUS revue de théorie constitutionnelle et de philosophie du droit (2014) 24 Prédiction et interprétation du droit 79 théorie. Car il doit présupposer la théorie pour être capable de prédire. Mais cela signifie, et voilà le problème crucial pour la théorie de Ross, que le cadre lui-même ne peut pas être défini en terme de prédiction. L'acte d'interprétation juridique, dans ce sens fondamental, précède l'acte de prédiction. On doit interpréter avant de prédire, et par conséquent l'interprétation ne peut pas faire l'objet d'une théorie du pronostic. Plutôt, la théorie du pronostic ne peut pas fonctionner sans interprétation a priori. Ce n'est pas à moi de décider si mon argument est convaincant, mais s'il est considéré comme tel, alors on peut juger prima facie que la théorie des sources du droit et de l'interprétation juridique de Ross est incompatible avec sa théorie du pronostic. Selon moi, la théorie du pronostic est pourvue d'une valeur explicative moindre que sa théorie des sources du droit pour la science juridique. De plus, la théorie du pronostic peut plus facilement être abandonnée sans compromettre les traits fondamentaux du travail de Ross, que sa théorie des sources du droit et de l'interprétation juridique. C'est pourquoi je propose de considérer que son adoption de cette théorie devrait être vue comme une tentative de développer ses travaux antérieurs, qui a échoué. Traduit de l'anglais par Éric Millard. Bibliographie Peter BLUME, 2000 : Et common sense forsvar for prognoseteorien. Juristen (2000) 2. 76-81. --, 2001 : Retsvidenskabens opgaver - duplik. Juristen (2001) 7. 287-289. Ronald DWORKIN, 1994 : Lempire du droit. Trad. fr. par Elisabeth Soubrenie. Paris : PUF. John FINNIS, 1980 : Natural Law and Natural Rights. Oxford : Clarendon Press. Michael D.A. FREEMAN, 1994 : Lloyd's Introduction to Jurisprudence. 6ème éd. Londres: Sweet & Maxwell Ltd. Jerome HALL, 1973 : Foundations of Jurisprudence. Indianapolis : The Bobbs-Merrill Company. Herbert L.A. HART, 2000 : Le réalisme scandinave. Annales de la Faculté de droit de Strasbourg (2000) 4. 43-50. Henrik Palmer OLSEN, 2001 : Overraskelser og prognoser I retsvidenskaben. Juristen (2001) 5. 173-185. Alf ROSS, 1933 : Kritik der sogenannten praktischen Erkenntnis. Copenhague : Levin & Munksgaard. Leipzig : Felix Meiner. --, 1946 : Towards a realistic Jurisprudence. A criticism of the dualism in law. Copenhague : Einar Munksgaard. Trad. angl. par Annie I. Fausb0ll de : Virkelighed oggyldighed i retslaeren [1934]. Copenhague : Levin & Munksgaard. --, 1958 : On Law and Justice. Londres : Stevens and Son Ltd. Trad. angl. de : Om ret og retfœrdighed [1953]. Copenhague : Nyt Nordisk Forlag. Peter WINCH, 1958 : The idea of a social science and its relation to philosophy. London : Routledge & Kegan Paul. revue de théorie constitutionnelle et philosophie du droit PEVIIS (2014) 24 212 synopses, KEYwoRDs, AND BIOGRAPHICAL NOTES Synopsis Henrik Palmer Olsen Prédiction et interprétation du droit SLOV. | Napovedovanje in razlaganje prava. Pri teoriji napovedovanja gre za enega najpomembnejših (in najbolj obravnavanih) elementov Rossove teorije pravne znanosti. V tem članku avtor skuša pokazati, da je teorija napovedovanja neskladna z Rossovimi teoretičnimi temelji, posebno z njegovo teorijo pravnih virov ter s teorijo razlaganja. Teorijo napovedovanja je zato treba razumeti kot poskus, da se normativno veljavnost zvede na dejstva, kar pa spodleti zaradi nezmožnosti pravno raziskovanje opremiti z za to potrebnimi pojmovnimi orodji. Ključne besede: predvidevanje, pravna znanost, empirični redukcionizem, skandinavski realizem, teorija razlaganja, teorija pravnih virov ENG. | Prediction and Interpretation of Law. The theory of prognosis is one of the most important (and of the most discussed) element of Alf Ross's theory of legal science. This paper aims to show that this theory of prognosis is incompatible with the very theoretical grounds that Ross adopted, and mainly with his theory of legal sources and interpretation. It must be understood as an attempt to reduce normative validity to facts, that failed because of its inability to equip legal research with its necessary conceptual tools. Keywords: prognosis, legal science, empirical reductionism, Scandinavian realism, theory of interpretation, theory of legal sources Summary: 1. The Theory of Legal Sources and Interpretation. — 2. The Theory of Prognosis. — 3. The Theory of Prognosis and Pragmatic Considerations. Henrik Palmer Olsen is Professor of Jurisprudence at the University of Copenhagen, Denmark. | Address: University of Copenhagen, 'Forskningsomrâdet', 'Forsk-ningscenteromrâdet - fordelingssted', Studiestrœde 6, Room 02-1-16, 1455 1455 Copenhagen, Denmark. E-mail: hpo@jur.ku.dk. PBVUS journal for constitutional theory and philosophy of law (2014) 24