Primož Vitez Université de Ljubljana* UDK 811.133.1'27:930.85(44) « L'EXCEPTION FRANÇAISE » : DE L'ACCENT FINAL À LA POLITIQUE LINGUISTIQUE La spécificité d'une langue, dans les traditions méthodologiques de la linguistique moderne, se laisse décrire en termes systématiques. Considérer une langue comme un système linguistique, cela revient à analyser la cohérence de toutes ses couches constituantes, c'est-à-dire formuler ses niveaux structurels ou sous-systèmes. Le français est une langue spécifique sous bien des aspects descriptifs. Son développement diachronique, à partir d'un latin évolué, parlé dans le pays qu'aujourd'hui on considère comme « francophone et hexagonal », a été particulier en ce qu'il a donné des résultats que l'on peut vérifier dans n'importe laquelle parmi les innombrables grammaires du français, qu'elles soient historiques ou synchronisées avec la stabilité linguistique de l'époque que nous vivons. Notre intention, ici, n'est pas de donner le détail de la morphosyntaxe française, sa tendance vers la nominalisation, les particularités lexicales, ni même la typicité du système phonologique, bien que cette dernière contribue largement à la singularité de l'impression auditive que le français fournit à l'oreille de celui qui l'écoute. Il y a un processus historique qui a marqué le plus profondément l'appréhension du français en tant que langue « exceptionnelle », et c'est une opération diachronique que l'on connaît sous le nom d'oxytonisation (cf. Allières 1996 : 13-25). Le fait d'avoir supprimé, dans l'évolution de la langue française, toute syllabe inaccentuée après l'accent à l'intérieur des lexèmes nominaux provenant de l'accusatif latin, est à la source de la francité qui empreint la parole de toute la descendance gauloise, c'est-à-dire les locuteurs habitant dans le terroir entre la Manche et la Méditerranée, entre l'océan Atlantique et le monde germanique. Nous proposerons de montrer l'impact que cette spécificité acoustique exerce sur les attitudes des locuteurs du français vis-à-vis de leur propre langue et, par conséquent, sur le développement des politiques linguistiques concernant la francophonie. 1 ACCENT FINAL ET INTONATION FRANÇAISE L'oxytonisation - stabilisation historique de l'accent d'intensité sur la dernière syllabe de l'unité accentuelle - détermine, pour le français, ce que l'on a l'habitude d'appeler la prosodie ou encore image acoustique générale. C'est, en simplifiant la chose, l'impression sonore que la langue donne aux locuteurs dont la langue maternelle Adresse de l'auteur : Université de Ljubljana, Filozofska fakulteta, Aškerčeva 2, 1000 Ljubljana. Mél : primoz.vitez@guest.arnes.si est autre que le français.1 La chute systématique des syllabes post-toniques a plusieurs conséquences pour la sonorité du français : • l'accent se trouve fixé sur la dernière syllabe de l'unité accentuelle • il perd entièrement sa fonctionnalité distinctive et devient purement limitatif • il sert à désigner la dimension temporelle de l'unité accentuelle qui, en même temps, est une unité significative, ce qui lui attribue la valeur de repère prosodique selon lequel le locuteur et le receveur s'orientent dans le sens de l'énonciation • la fixation de l'accent sur la dernière syllabe produit des unités accentuelles relativement longues : cela signifie qu'il y a en français (par rapport à la plupart des langues) un nombre relativement élevé de syllabes inaccentuées ; c'est de là que provient l'impression de la mélodicité du français • l'extension de l'unité accentuelle, en dernière instance, finit par s'identifier à l'unité intonative, c'est-à-dire au segment prosodique marqué par un événement variationnel dans le contour mélodique On définissait longtemps l'accent final français comme un accent d'intensité, donc réalisé sur la dernière syllabe de l'unité par une force relativement accrue de la voix. Certes, l'intensité a sa part dans la réalisation de l'accent final en français, mais il est sans doute plus précis de dire que, coïncidant avec l'événement intonatif sur la dernière syllabe, l'accent final résulte en même temps de la variation intonative.2 Il est donc justifié de considérer l'accent final français comme un accent mélodique. C'est une constatation importante pour notre propos, car la fixité de l'accent agit simultanément avec la spécificité de l'intonation phrastique en français. La singularité de la prosodie française se trouve renforcée par une amplitude relativement forte dans la variation du contour mélodique. Cela signifie que les conclusions intonatives (courbes descendantes et ascendantes, par exemple, pour les assertions et pour les interrogations) s'exécutent par des changements vivaces du contour de la hauteur tonale. En français, quand la voix monte, elle monte très haut ; quand elle descend, elle va très bas. L'impression auditive que l'on retient de toutes ces particularités prosodiques, c'est qu'il s'agit d'une parole mélodique, parsemée de forts accents musicaux aux limites des segments de sens, mais que ces périodes intonatives sont relativement longues (remplies de nombreuses syllabes sans accent), surtout si on les compare aux langues dont l'accent n'est pas fixé sur une syllabe pré-déterminée de l'unité ac-centuelle. La symphonie des ces singularités acoustiques (accentuelles et intonatives) devient, pour l'oreille de l'écouteur, si largement reconnue qu'elle a pour résultat une certaine stéréotypisation de la perception du français en tant que matériau sonore : 1 Il va sans dire que, pour les locuteurs d'une langue maternelle, cette image prosodique est sous-entendue, automatisée ; qu'elle passe inaperçue puisqu'elle fait partie des structures inhérentes relevant de l'inconscient linguistique du locuteur. 2 Depuis quelques décennies, les linguistes français (prosodistes, syntacticiens et phonéticiens) saisissent méthodologiquement l'intonation du français comme un archi-phénomène prosodique, impliquant tous les autres facteurs supra-segmentaux, y compris l'accent final. le français a la réputation générale d'être une langue musicale, agréable à entendre, et par là celle d'une langue romantique et même sensuelle. Le jugement stéréotypé, souvent énoncé par des locuteurs non-francophones, c'est que le français est tout simplement une belle langue. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la majorité des locuteurs ayant choisi de l'apprendre en tant que langue étrangère affirment avoir de l'affection pour le français.3 La singularité phonique du français agit dans un sens différent dans l'intimité linguistique des locuteurs imbibés de la francophonie depuis leur première enfance. Il est hors de doute que la langue maternelle, ayant été apprise au bas âge à travers un processus psycho-social évolutif, imprègne totalement son locuteur : c'est là que le métalangage non-scientifique commence à parler d'accents - cette fois-ci non de celui, propre à l'accentuation inhérente au système de la langue, mais justement de cette image sonore générale qui définit puissamment la provenance linguistique du locuteur. En effet, les locuteurs du français langue maternelle, sauf exception, ont du mal a dissimuler la prosodie de leur langue quand ils se trouvent en situation de parler une langue étrangère. Ils laissent involontairement reconnaître leur premier idiome ce qui provient sans aucun doute de « l'exceptionnalité » de son image phonique générale. 2 INSÉCURITÉ LINGUISTIQUE D'un autre côté, les Français présentent quelques particularités facilement repé-rables quand ils entrent en contact communicatif avec les locuteurs pour qui le français représente une langue étrangère.4 Il existe une réaction presque automatique pour un Français quand il reconnaît dans l'énonciation de l'étranger, parlant français avec des imperfections phoniques et grammaticales, des traces primordiales de sa langue maternelle. La remarque immédiate, souvent proférée par un francophone dans cette situation, « Ah ! Vous n'êtes pas Français », est probablement la projection de sa propre difficulté de cacher son origine linguistique en situation inverse. En revanche, quand un locuteur de français langue maternelle se trouve en face de quelqu'un dont il connaît l'origine non-française, mais qui, derrière son français, ne laisse pas deviner sa provenance linguistique - qu'il parle donc bien français - il réagira souvent par surprise : 3 Quand on demande aux étudiants de français langue étrangère (FLE) d'expliquer la motivation de leur choix, on entend rarement qu'ils ont choisi le français à cause de son utilité socio-pragmatique ; ils répondent généralement qu'ils y trouvent un plaisir esthétique, que le français est beau, ou, tout simplement, que la langue leur plaît. 4 La réflexion qui va suivre relève en partie de l'expérience personnelle de l'auteur de ces lignes. Bien sûr, un discours métalinguistique doit partir de l'ambition à former un certain degré d'objectivité, mais il faut admettre en même temps que le linguiste se trouve dans l'impossibilité de satisfaire entièrement à sa tâche de décrire la langue et ses pratiques comme s'il s'agissait d'un objet qui lui est extérieur. Du fait que son activité descriptive et interprétative se place elle-même à l'intérieur de l'objet analysé, le linguiste doit manier ses observations personnelles de façon à les comparer avec l'expérience langagière d'autrui et à ne pas en abuser au profit de sa prétention objectivisante ou de ses présuppositions. (1) « Mais vous parlez très bien français. » Et il n'est pas rare de l'entendre ajouter : (2) « Vous parlez mieux que les Français. » Par la remarque (1), le locuteur de français langue maternelle constate que l'étranger maîtrise bien la prosodie et phonétique françaises, alors que la seconde réfère plutôt à une haute cohérence structurelle que l'écouteur français reconnaît chez son interlocuteur parlant français en tant que langue étrangère. On remarque souvent une nuance admirative dans cette intervention typique pour la situation. C'est une nuance démystifiante, parce qu'elle laisse entrevoir l'attitude, normalement dissimulée, mais non moins typique, d'un locuteur moyen de français langue maternelle devant la complexité du système grammatical français. Cette attitude peut être révélatrice d'une insécurité linguistique élémentaire, partagée par les locuteurs qui écoutent depuis les premières classes scolaires l'éloge de leur langue. La légende du français en tant que langue universelle (Rivarol) ou langue parfaite (Voltaire) suscite à long terme chez les francophones le sentiment de se trouver devant un idéal linguistique, intouchable au public international et difficile d'accès pour ses habitants. La vénération du génie de la langue française ne concerne pas seulement ses fleurs littéraires, philosophique ou diplomatiques ; sa persistance consacre la langue elle-même, la langue en tant que système linguistique, puisque c'est ce système justement, et pas un autre, qui a permis à ses auteurs de s'exprimer avec une telle brillance. Le français devient ainsi, aux yeux et aux oreilles de ses locuteurs, une langue dont la perfection ne se laisse pas facilement acquérir ; sa grammaire prend l'apparence d'une magnifique statue dorée, peaufinée par la gloire des siècles, se dérobant à la compréhension du locuteur moyen, suscitant peut-être l'envie de l'étranger. On exagère un peu, bien entendu, mais c'est là une image de la source idéalisatrice de cette insécurité linguistique que les locuteurs hésitent parfois à exprimer : leur frustration ne concerne pas seulement les normes écrites et orales dont la maîtrise facilite l'activité communicative dans les diverses situations sociales, mais le système linguistique français lui-même, cette grammaire française dont la perfection tant prônée fourmille d'exceptions insaisissables et de raffinements flexionnels qu'on a du mal à apprivoiser. Mais que veut dire, enfin, parler bien une langue ? Est-ce bien maîtriser sa grammaire ou bien se mouvoir dans le quotidien de son usage ? L'intervention (2), proférée par un Français devant un étranger qui a appris le français en tant que langue étrangère, pourrait être paraphrasée par les mots que Sganarelle énonce avec stupéfaction au terme du premier monologue de Don Juan qui expose son profil moral et souhaite, « comme Alexandre, qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre [s]es conquêtes amoureuses ». Et Sganarelle de répliquer : « Mais vous parlez tout comme un livre. » Voilà une transposition hiérarchique de la différence essentielle entre un locuteur qui a appris sa langue maternelle tout petit, et qui maîtrise parfaitement son emploi courant, pour la plupart oral, et l'autre qui a fourni un effort intellectuel pour apprendre une langue étrangère et qui, même à l'oral, montre une connaissance très correcte de la grammaire. Le premier peut ressentir un manque par rapport à sa compétence grammaticale - et il en admire la perfection chez l'autre, le second est peut-être incapable de bien s'engueuler avec un impertinent - et il en admire l'aisance chez le premier. Les Français, se servant spontanément de leur langue dans la pragmatique du quotidien, ont développé, devant l'histoire culturelle du français, devant les livres si l'on veut, un fort sentiment de prestige et d'idéalisation du système linguistique français qui en même temps les fascine et leur fait peur. Si on y ajoute l'identification linguistique avec l'existence culturelle de la nation, on comprend l'importance que les Français attribuent à la sauvegarde de leur belle langue. 3 PRESTIGE DU FRANÇAIS En outre, la spécificité de la situation linguistique française consiste en une tension involontaire que l'état et le public français ont créée entre le désir intérieur de défendre leur langue apparemment fragilisée par les adstrats anglo-saxons et l'intention d'extérioriser la francophonie. Ce que les défenseurs de la langue nationale reprochent le plus à l'anglais (à savoir son expansivité), ils n'hésiteraient pas, si les temps s'y prêtaient mieux, à le faire partout ailleurs avec le français. Le vieux prestige international du français en tant que langue d'élites européennes et la magnifique tradition millénaire de la littérature française déterminent en plus d'un aspect le rapport des locuteurs du français avec leur propre langue. L'histoire de la réflexion littéraire et essayiste, pour ne citer aléatoirement que les écrits de Du Bellay, de Voltaire, de Ri-varol5 et de Sollers, n'est pas à court d'opinions magnifiantes à propos du génie et de l'universalité de la langue française ; mais d'un autre côté, la spécificité structurelle et surtout acoustique du français marquent très fort l'intérieur linguistique de ses locuteurs, ainsi que leurs éventuels efforts de s'exprimer en langue étrangère. Un locuteur de français langue maternelle a du mal à dissimuler sa provenance linguistique quand il entreprend de communiquer en une langue autre que le français ce qui, sociolinguis-tiquement parlant, lui attribue très vite une position marquée sinon marginale. Pour ce qui est de leur intimité expressive, on l'a déjà dit, les locuteurs français forment souvent une certaine insécurité linguistique, provenant d'un sentiment du manque de maîtrise de la relative complexité du système grammatical qu'ils considèrent souvent comme une complexité du code écrit, voire orthographique. 4 STATUT POLITIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE6 Les interventions formelles dans la politique linguistique française se réalisent dans l'esprit de l'Article 2 de la Constitution de la République Française qui postule : « La langue de la République est le français. » Ce constat constitutionnel attribue au français 5 La célèbre maxime de Rivarol, tirée de son Discours sur l'universalité de la langue française (1794) : « Ce qui n'est pas clair n'est pas français. » 6 Ce bref survol de quelques aspects de la politique linguistique française est une reprise adaptée d'une contribution, par l'auteur de cet article, à l'étude conceptuelle de Stabej et al. (2010). le statut de langue administrative et officielle. Conformément à cette prémisse constitutionnelle, le gouvernement français avait adopté, le 31 décembre 1975, la loi Bas-Lori-ol (No. 75-1349) qui prescrivait l'usage exclusif du français en situation d'énonciation publique et notamment publicitaire. Cette loi a été remplacée, le 4 août 1994, par la loi Toubon (No. 94-665), dénommée après son signataire, ministre de la culture. La conception de cette loi devait être modifiée avant d'être passée à la procédure parlementaire, parce qu'elle comportait quelques points radicalement exclusifs que le Conseil constitutionnel a jugés incompatibles avec le principe de la liberté d'expression, comme il est formulé dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le Conseil s'est surtout prononcé contre l'interdiction, proposée par le concept de la loi, d'utiliser en usage public des expressions de langues étrangères, en expliquant que l'état est en position de prescrire l'usage linguistique aux personnes morales de droit public et privé assurant le service public, mais qu'il n'a pas la compétence de proscrire généralement les mots d'origine étrangère. La motivation, la formulation et l'établissement de la loi découlent explicitement de la nécessité de défendre l'héritage linguistique français. La loi Toubon est une loi à diction défensive mais dont l'application comporte quelques directions offensives. L'Article 2 de cette loi définit les domaines où l'emploi du français est obligatoire, le verbe devoir est manifesté dans plusieurs paragraphes, quatre fois dans le seul Article 6. L'esprit restrictif de la loi est résumée dans l'Article 14 : « L'emploi d'une marque de fabrique, de commerce ou de service constituée d'une expression ou d'un terme étrangers est interdit aux personnes morales de droit public dès lors qu'il existe une expression ou un terme français de même sens approuvés dans les conditions prévues par les dispositions réglementaires relatives à l'enrichissement de la langue française. Cette interdiction s'applique aux personnes morales de droit privé chargées d'une mission de service public, dans l'exécution de celle-ci. » Dans son ton élémentaire, la loi Toubon est un texte conservateur, idéologiquement marqué par le concept d'unité et d'inséparabilité de la langue d'avec l'état, même s'il précise l'inclusion des langues régionales dans les curricula des écoles primaires. Elle est fondée sur la prémisse que la République doit fonctionner linguistiquement à l'intérieur d'une seule langue qui, en outre, doit rester « pure », donc immunisée contre les emprunts de provenance étrangère. Le refus systématisé des mots d'origine étrangère constitue un effort dans le sens du ralentissement des changements linguistiques. En France, ce réflexe politico-linguistique est étroitement lié à la question de l'immigration et à une crainte généralisée devant la dévalorisation des traditions culturelles et, par conséquent, de l'identité nationale. La formulation citée de l'Article 14 de la loi Toubon, dans son contexte politique, a suscité l'établissement d'une forte instance terminologique. Parmi les institutions de la politique linguistique française, la Commission générale de terminologie et de néologie, dont la fondation a été décrétée le 3 juillet 1996, pourvoit à la création, attestation et expansion de la terminologie officielle. Elle est responsable directement au Président de la République. Par le décret de 1996, le gouvernement spécifie que les décisions terminologiques doivent se réaliser conjointement avec l'autorité de l'Académie Française.7 Toutes les propositions terminologiques de cette commission ont le statut de décret gouvernemental et sont, par conséquent, publiés dans le Bulletin Officiel de la République française. En 2009, par exemple, la Commission générale de terminologie et de néologie a annoncé dans le Bulletin Officiel 319 propositions terminologiques, passées pour standardisantes, qui devaient se substituer aux solutions lexémiques (anglaises), celles-ci ayant été en train de s'imposer dans l'usage public. En tant qu'instance opérationnelle pour la direction de la politique linguistique -et au sein du Ministère de la culture et de la francophonie - le gouvernement a établi la Commission générale à la langue française dont le dénomination a été modifiée en 2001 : la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (désormais DGLFLF) prend explicitement en considération certaines composantes politiques de la variation linguistique en France. La législation française se destine donc à défendre le fonctionnement public des langues régionales et minoritaires, parlées sur le territoire de la République française et qui n'ont pas de statut politique dans un autre pays. Il s'agit du breton, basque, gascon, alsacien, normand, provençal, pour n'en citer que les langues le mieux représentées. 5 POLITIQUE DE LA FRANCOPHONIE INTÉRIEURE ET EXTÉRIEURE La formation des stratégies politiques concernant le français procède directement de la formulation législative de base : toutes les actions de politique linguistique se focalisent autour de la conservation et l'affermissement de la francophonie intérieure (donc en France) - et indirectement à l'expansion et stabilisation du français dans le monde. Autrement dit : la formulation de la loi Toubon est en même temps un document stratégique de la politique linguistique française, fondé sur le sentiment de menace, par l'anglais invasif, envers le français. La DGLFLF est autorisée, entre autre, à rationnaliser formellement la structure de la réglementation linguistique ce qui, pour le français, se réfère en bonne partie au système orthographique. En 1990, la DGLFLF a ratifié la dernière réforme systématique, proposée par une équipe de spécialistes, réunis sous la direction de Nina Catach : il s'agissait de rectifier certaines inconsistances dans l'orthographie de l'accentuation diacritique, formation du pluriel, accords du participe passé, emploi de quelques signes de ponctuation et autres divergences structurels aux limites de la grammaire. Parmi les membres de l'Union européenne, la France est le pays où la vie associative est sans doute la plus répandue et le mieux organisée. Les associations sont ressenties comme un moyen civil par lequel l'intérêt commun et public se réalise à travers 7 L'Académie Française, instituée en 1635, était dépositaire, sous toutes les monarchies françaises, d'une autorité exécutive et politique de former les standards linguistiques. Dans l'histoire de la France, les autorités républicaines diminuaient quelque peu son pouvoir linguistico-politique, même si elle continuait à publier des textes métalinguistiques de référence, entre autres le prestigieux Dictionnaire de l'Académie. Dans les années 90 du XXe siècle, l'époque des dernières modifications sensibles dans la politique linguistique française, l'Académie a reconquiert une bonne partie de ses compètences politiques effectives concernant les changements linguistiques. les initiatives directes des citoyens. Dans le domaine des activités concernant la langue française et son usage il est facile de constater que la population intéressée partage avec l'état le sentiment de fragilité pratique de la langue ; c'est pourquoi les citoyens français, plus que ceux des autres pays européens, se rassemblent autour de leur intérêt linguistique. Les Associations pour la défense de la langue française sont enregistrées comme des unions régionales, recouvrant ainsi des unités administratives relativement étendues. Le slogan de ces associations étant « ni purisme ni laxisme », la conscience défensive des citoyens français consiste à refuser prudemment les réflexes purificateurs, mais aussi à éviter une tolérance irréfléchie. Elles signalent certaines pratiques langagières qu'elle trouvent nuisibles à l'image plus ou moins accessible de la langue standard et font appel aux autorités linguistiques de ne pas permettre d'excès dans la perméabilité des systèmes et sous-systèmes grammaticaux et normatifs. Parmi ces associations régionales on repère surtout celles des régions Savoie et Franche-Comté - cette dernière édite quatre fois par an une publication au titre militant, reprenant le nom de l'organisme, Défense de la langue française. En accord avec cette même motivation conservatrice, l'association Avenir de la langue française a été fondée en 1992 d'après une initiative de 300 signataires d'une pétition publique, artistes et intellectuels de toutes les générations parmi lesquels on trouve le vieux Ionesco et le jeune Houelle-becq. L'activité de cette organisation propose une critique constructive vis-à-vis de l'hégémonie de l'anglais dans les pratiques langagières publiques. Les signataires de la pétition ont inventé un nom à cette intrusion non-française : le tout-anglais, anglais omniprésent, généralisé, superflu et banalisé, ce qui vise non seulement l'agressivité de l'anglais, mais aussi son appauvrissement. L'association Avenir de la langue française est un cas typique d'initiative civile travaillant à saisir la conscience linguistique de l'opinion publique, des parlementaires, fonctionnaires responsables et tous les citoyens sensibles à la puissance d'une langue étrangère dans les grandes entreprises, dans la publicité, dans la recherche scientifique (et par conséquent dans l'accumulation du savoir), dans le domaine des médias audio-viduels et dans le fonctionnement verbal de l'administration. Ses efforts vont vers une application rigoureuse de la législation linguistique en France et vers la diversification de l'enseignement des langues étrangères dans les écoles françaises. L'engagement des associations civiles de ce domaine laisse supposer une certaine suspicion de la part des citoyens quant à l'efficacité de la politique linguistique du gouvernement : les organismes non-gouvernementaux s'appliquent donc à une surveillance informelle de l'exécution de la réglementation politique ainsi que de sa cohérence quant à l'usage du français. Ce que la diction législative de Toubon et les actions des défenseurs publics de la langue ont en commun, c'est une forme de préoccupation pour le respect du « droit au français ». Cet objectif partagé par l'état français et par ses citoyens se manifeste à la source d'un stratagème politique français de 1958 quand, au début du processus unificateur de la transnationalisation européenne, André Malraux, alors ministre de la culture, introduit dans la politique nationale et internationale le concept de Y exception culturelle française. C'est une initiative qui a pour but de conserver l'influence culturelle - et cela veut dire, bien sûr, surtout l'impact linguistique de la France. La période de l'après-guerre, pour la culture française et pour le français, est un temps où il est devenu flagrant que la langue de Voltaire a définitivement perdu son prestige international, repris par l'anglais trans-atlantique qui s'affirmait surtout à travers la force politique, militaire, économique et culturelle des États-Unis. C'est l'époque du déclenchement d'un sentiment qui même aujourd'hui ne cesse de progresser et qui est loin d'être la préoccupation des seuls Français : l'anglais est vu comme une menace globale, instrument de mondialisation économique et politique, contre lequel l'état se doit d'intégrer dans sa législation des moyens de prévention politique pour garantir à la langue nationale la primauté qu'elle n'a plus à l'étranger et qu'elle est - apparamment du moins - en train de perdre sur son propre terrain. 6 CONCLUSION L'exception française, telle qu'elle se présente dans la politique linguistique intérieure et extérieure, et malgré l'explicitation qu'il s'agit d'excepter une culture toute entière, semble bien une affaire de langue. Le français présente quelques importantes particularités systémiques, mais surtout prosodiques (accent et intonation) qui forment sa singularité et qui permettent, même aux locuteurs étrangers qui n'ont aucune notion de français, de ne pas confondre l'image sonore de la langue française avec l'impression acoustique que peuvent donner les autres langues, phoniquement plus proches, comme l'est par exemple l'italien de l'espagnol, le tchèque du polonais ou le suédois du danois. Le goût de l'exception germe dans la profondeur de la sensibilité linguistique des locuteurs de français langue maternelle. La grandeur historique de la culture francophone et de la primauté internationale du français - remplacé actuellement, à l'échelle mondiale, par l'anglais américain - se combinent souvent, dans l'attitude collective que les Français prennent par rapport à leur langue, avec un sentiment d'insécurité linguistique, un malaise inopportun que les locuteurs éprouvent non seulement devant les normes linguistiques, mais devant la complexité même du système linguistique français. La politique linguistique française se destine à fortifier l'exclusivité de l'usage du français sur le territoire de son état, mais aussi à extérioriser sa puissance culturelle, économique et politique. L'intérêt international pour le français langue étrangère diminuant au profit de l'anglais, du chinois et de l'espagnol - et le français continuant à figurer principalement comme une langue belle - l'état français devra concrétiser ses politiques linguistiques extérieures s'il veut déployer dans sa plénitude le potentiel exceptionnel de la langue française au niveau des pratiques communicatives intersociales. Bibliographie ALLIÈRES, Jacques (1996) La formation de la langue française. Que sais-je ?, Paris : P.U.F. BRETEGNIER, Aude/Gudrun LEDEGEN/Nicole GUEUNIER (2002) Sécurité/insécurité linguistique. Paris : Harmattan. CERQUIGLINI, Bernard (2003) Les langues de France. Paris : P.U.F. CERQUIGLINI, Bernard (2004) La genèse de l'orthographe française (XIIe-XVIIe siècles). Paris : Honoré Champion. KLINKENBERG, Jean-Marie (2001) La langue et le citoyen : pour une autre politique de la langue française. Paris : P.U.F. POIRRIER, Philippe (2006) L'État et la culture en France au XXe siècle. Paris : Le Livre de poche. REGOURD, Serge (2004) L'exception culturelle. Paris : P.U.F. RIVAROL, Antoine (2013) Discours sur l'universalité de la langue française. (1ère éd. 1794), Paris : Manucius. SAINT-ROBERT, Marie-Josée de (2000) La politique de la langue française. Paris : P.U.F. SINGY, Pascal (2004) Identités de genre, identités de classe et insécurité linguistique. Bern : Peter Lang. STABEJ, Marko/Monika KALIN GOLOB/Mojca STRITAR/Nataša GLIHA KOMAC/ Primož VITEZ (2010) Predlog metodologije priprave Nacionalnega programa za jezikovno politiko za obdobje 2012-2016. www.mk.gov.si Résumé « L'EXCEPTION FRANÇAISE » : DE L'ACCENT FINAL À LA POLITIQUE LINGUISTIQUE Originairement une conception de politique culturelle, l'exception française est un réflexe de sauvegarde par lequel la culture française a essayé de s'affronter à l'hégémonie anglophone et anglographe après la seconde guerre mondiale et, plus tard, à la mondialisation. Mais la compréhension de l'exception française ne peut pas s'arrêter sur ses composantes juridiques et politiques : le goût français de la spécificité est profondément encodé dans la langue française, symptôme inhérent de l'ancien prestige de la francophonie. L'exception française est donc bien une question de langue. Le sens de Y exception est bien celui de saisir, prendre à part : et véritablement, le français, la francophonie et les francophones se prennent à part, souvent sans le vouloir. Le français est une langue qui est essentiellement différente par rapport aux autres langues : la différence ne repose pas uniquement dans les détails de sa structure grammaticale, mais surtout, évidemment, dans l'image sonore générale, par laquelle le français se distancie même des langues qui ont une genèse structurelle comparable, à savoir les langues romanes. Cette différence détermine ainsi une « sous-entente » de la position auto-priviliégiée, mais aussi frustrante que les locuteurs du français langue maternelle prennent vis-à-vis d'eux-mêmes, vis-à-vis des locuteurs non-francophones, et particulièrement vis-à-vis des locuteurs du français langue étrangère. La politique linguistique en France est basée d'abord sur l'exceptionnalité du français, sur le regret de son élitisme passé, et ensuite sur les postulats constitutionnels et législatifs qui garantissent formellement la sauvegarde de l'héritage linguistique français. Mots-clés : exception culturelle francaise, politique linguistique, prosodie française, oxytonisation, insécurité linguistique, défense de la langue française Povzetek »FRANCOSKA IZJEMA«: OD KONČNEGA NAGLASA K JEZIKOVNI POLITIKI Koncept »francoske izjeme« (fr exception française) ima svoj izvor v francoski kulturni politiki s konca 50. let 20. stoletja in je proizvod ohranitvenega refleksa, s katerim se je francoska kultura poskusila zoperstaviti hegemoniji angleščine po drugi svetovni vojni, pozneje pa v procesu globalizacije. Umevanje tega koncepta se vendarle ne more ustaviti pri njegovih pravnih in političnih sestavinah : francoski smisel za posebnost je globoko zakoreninjen v francoskem jeziku in je med drugim notranji simptom odnosa do nekdanjega prestižnega statusa frankofonije. Vprašanje francoske izjeme je torej v temelju jezikovno vprašanje. Smisel besede »izjema« je zajet v interpretativnih sopomenkah, kakršni sta »odtegniti«, »izvzeti«: in res, francoščina, frankofonija in frankofonski govorci se obravnavajo kot izjemni, pogosto nevede in nehote. Francoščina je jezik, ki je temeljno drugačen od drugih jezikov: drugačnost ni le v specifikah francoskih oblikoskladenjskih struktur, temveč zlasti v posebnostih zvočne podobe, s katero francoščina izstopa tudi glede na strukturno podobne (romanske) jezike. Tovrstna drugačnost je predmet nekakšne »nelagodne samoumevnosti«, s katero rojeni govorec francoskega jezika stopa v odnose s samim sabo, z nefrankofonskimi govorci in posebej z govorci francoščine kot tujega jezika. Jezikovna politika je v Franciji najprej utemeljena na »izjemnosti« francoščine, na odnosu do nekdanje slave francoščine kot elitnega evropskega jezika, nenazadnje pa na ustavnih in zakonskih postulatih, ki ustvarjajo formalne pogoje za preventivno zaščito francoske jezikovne dediščine. Ključne besede: francoska kulturna izjema, jezikovna politika, francoska prozodija, oksitonizacija, jezikovna negotovost, obramba francoskega jezika