Pierre Swiggers 804.0-5 (091) C.l.D.G., Louvain LA GRAMMAIRE DU FRAN<;AIS ET SON IDSTORIOGRAPHIE: APPREHENSIONS, ADEUX SIECLES DE DISTANCE, D'UN OBJET DE DEBATS Dans cet article, consacre al 'historiographie de la grammaire franr;aise, on abor­dera d'abord le probleme de la definition du champ de l'histoire (ou de l'historiogra­phie) de la grammaire franr;aise (et de la linguistique franr;aise). La deuxieme partie du texte sera consacree aun probleme central de l'epistemolo­gie historique de la grammaire franr;aise: celui de la "recurrence du fait historique ", probleme que je voudrais analyser atravers un cas concret, celui de l 'accueil fait ala grammaire de l 'Academie. l. L'historiographie de la grammaire/de la linguistique: la question de l'objet Ona tente de concevoir et, parfois, de definir (ou d'expliciter) l'historiographie de la grammaire/linguistique comme etant dans un rapport d'iconicite partielle avec un objet appele "l'histoire de la linguistique". Une telle attitude permet d'eluder la diffi­culte de devoir definir l'objet ou le domaine de cette discipline. Que cet objet ne soit guere donne d'avance, cela ressort deja de l'histoire meme de l'historiographie de la linguistique: il suffira de comparer a ce propos des travaux comme ceux de Thomsen (1902) et de Pedersen (1916, 1924) a ceux de Robins (19792) ou de Mounin (1967). En fait, cela ne doit guere nous etonner: comme l 'historiographie de la linguistique est une representation de connaissances a propos de l'histoire, il est ineluctable que la no­tion de son objet varie, du moins dans son extension, dans la mesure ou les connais­sances a propos de l 'histoire de la linguistique se sont elargies, enrichies ou modifiees. La delimitation difficile de l'historiographie de la linguistique tient au fait que comme toute discipline histor[iograph]ique, elle est une science "totalitaire", au sens defini par Greimas: science dont le contenu est "la totalite des significations humaines" (Greimas 1976: 162), contenu restreint ici par l'adjonction du complement determi­natif de la grammairellinguistique 1 . L'absence de procedure de delimitation, resultant d'un indefini "extensionnel" (ou s'arrete l'histoire ?) et d'un indefini "intensionnel" (comment definir ce qui est/sera l'objet d'une histoire de la grammaire/linguistique?), * Nos citations de textes respectent la graphie et la ponctuation de I'original. Pour les abreviations utilisees dans la deuxieme partie du texte, voir note 24. Cf. Brekle ( 1985: 6-7): "Soli en nun aber tatsachlich moglichst alle Fragen, die jemals an die Sprache oder an ein­ zelne Sprachen gestellt worden sind, in den Gesamtbereich der Sprachwissenschaftsgeschichte aufgenommen werden, so heisst dies, dass der Sprachwissenschaftshistoriker alle Zeugnisse, alle in Bezug auf Sprachreflexion n'est pas une raison suffisante pour justifier le silence qui s'est fait sur le probleme. On ne peut que regretter l'attitude naive caracteristique de la plupart des histoires de la lin­guistique: c'est comme si l'objet de l'histoire de la linguistique se presentait avec une evidence ecrasante. Le caractere problematique d'une telle attitude apparait aussit6t des qu'on s'interroge sur certaines inclusions ou exclusions d'objets (possibles). En effet, une telle interrogation -invitation indirecte as'ouvrir ace qu'on ne connait pas ou a ce qu'on ne veut pas connaitre -force l'historiographe de la linguistique a expliciter son attitude al'egard de la prise en compte eventuelle d'objets qui peuvent relever ou qui relevent (aussi) d'autres disciplines, comme par ex. (a) les reflexions philosophiques sur la nature et la fonction du langage, sur "langue(s), homme, societe et Weltbild'', sur langue, science et philosophie, sur le langage comme technique philosophique. (b) les apports, atravers l'histoire, de nature "semantique", qui relevent (en premier lieu) de la logique, comme par ex. la thforie de la suppositio, l'analyse des termes d'unjugement, la constitution de la notion de "reference" ( ou "denotation"), la con­struction ( ou la desarticulation) logique de systemes symboliques. Comment justi­fier la place qu'on donnera (ou qu'on ne donnera pas) aPetrus Hispanus, aVincent Ferrer, aBoole, aFrege, aRussell et Whitehead, ou aPeirce dans une histoire de la linguistique? (C) l'emploi de l'ecriture -en tant que systeme de communication semiotique acote du langage oral -atravers l 'histoire. La naissance et l'evolution des systemes d'ecriture ont fait l'objet d'etudes particulieres 2 , et celles-ci ont degage le progres structurel qui caractense le passage des systemes d'ecriture "idfographique" aux systemes alphabetiques. 11 est significatif que ce passage s'effectue presque simul­tanement adifferents endroits dans le Proche-Orient et dans le Moyen-Orient, sans qu'on puisse reperer des influences directes determinantes. Gelb a invoque comme explication une "diffusion de stimuli", et cela correspond a un raffinement de l'analyse des unites du systeme linguistique, qu'on parvient atranscoder dans des series de formes graphiques plus facilement "maitrisables". La reduction de la pro­duction orale aun systeme de notation est non seulement une remarquable invention ou une vraie "revolution" dans l 'histoire des cultures: elle est aussi le fondement de toute analyse linguistique. Stade initial de l 'histoire de la linguistique, les systemes d'ecriture ont pourtant ete largement negliges par les historiens de la linguistique 3 . deutbaren Quellen als in seinen Forschungshorizont fallend wird beriicksichtigen miissen", et ibid., p. 19: "Statt dessen erscheint es doch wohl angemessener, die uns iiberlieferten Texte in einem systematischen Interpretations­und Rekonstruktionsprozess so zu behandeln, dass am Ende der heutige Sprachwissenschaftler in der Lage ist, zu erkennen, aufgrund welcher Pramissen, Implikationen etc„ mit welchen Interessen, mit welcher Methode ein friiherer Sprachwissenschaftler, Grammatiker oder ganz einfacher Mensch sich Gedanken iiber sprachliche Phanomene gemacht hat". 2 Voir par exemple: Fevrier (1948), Cohen (1958), Diringer (1948, 1962) et Gelb (1969). 3 On n'oubliera pas non plus que l'ecriture vehicule un certain nombre de fonctions symboliques (associees avec certains types de textes ou de supports materiels: amulettes magiques ainscription, tablettes d'execra­ (d) les systemes cryptographiques, permettant de transcoder des messages ( oraux/ecrits), en limitant de fayon consciente l'interpretation de ces messages a des recepteurs connaissant le systeme et les principes d'encodage. Le probleme de la delimitation rec;:oit un debut de solution si l'on se degage d'une vue trop extensionnaliste (qui impliquerait que pour tel objet x, on saurait te de l'essence de la science: celle-ci est un processus de modelisation cognitive, par laquelle des "agents" ou "actants" abordent un certain nombre de "problemes" dans un "contexte" donne. Cette structure evene­mentielle est recurrente et elle peut etre consideree comme un invariant structurel, si on admet l'idee qu'il existe une sorte de "structure profonde" de l'histoire. Cette struc­ture comporte un grand nombre de variables, que nous essaierons de detailler ci-apres. (!) variables affectant les "actants" Places dans le temps, les actants possedent des connaissances linguistiques, histori­ques et autres qui ont une determination temporelle. II serait faux d'en chercher l'ex­ tion, marques d'esclaves, etc.), qui presentent un interet pour l'historien de la linguistique. De meme, la maitrise de l 'ecriture etait fortement valorisee dans les cultures anciennes ( cf. par exemple le cul te du meti er de scribe dans l'Egypte ancienne). Ce type de questions preoccupait avant tout les premiers historiens de la linguistique. Cf. F. Thurot, Tableau des progres de la science grammaticale (1796), p. 66: "L'histoire de l'origine de la science grammaticale presente le plus grand interet; et s'il etait possible d'y porter un degre suffisant d'exactitude, et de lui donner un caractere d'authenticite, qui pftt satisfaire les bons esprits, cette histoire serait le meilleur livre elementaire que l'on pftt avoir sur la grammaire, eten meme temps un excellent traite de philosophie, puisqu'elle seroit aussi l 'histoire de nos idees". S Voir les textes de P.-N. Bonamy reunis dans Albrecht (ed. 1975). plication dans une "rupture epistemologique": on expliquerait une situation par son resultat. La "rupture" meme s'explique par des chaines de situ~ions, de faits et d' evenements. A cote de variables purement individuelles (intelligence, interets, temperament, etc.), des variables plus generales-rapport avec des (types de) langues, avec une cer­taine pratique de l'enseignement (a quel niveau?, sous quelles formes?) -affectent le comportement des agents scientifiques. (II) variables affectant les "problemes" II est significatif qu 'a travers l 'histoire de la grammaire/linguistique des problemes variables ont ete au centre des preoccupations des savants: l'adequation ou la nonade­quation du langage (par rapport a la realite, ou par rapport a nos representations menta­les ), la maitrise des structures grammaticales de la langue maternelle, la "genealogie" des langues, la nature de la competence grammaticale, etc. La variabilite des prob­lemes est d'une part liee a des variables affectant les actants (comme par ex. 1e rapport avec un certain type de langues ou les interets specifiques) et d'autre part a des varia­bles qui relevent du contexte (l'evolution des sciences en general; le degre d'institu­tionnalisation de la linguistique, etc.), mais la preponderance massive d'un type de problemes a une epoque determinee (par ex. la production de grammaires descriptives a l'epoque de la Renaissance; l'importance de la grammaire generale au 18e siecle; le role dominant de la grammaire historico-comparative au 19e siecle) ne s'explique pas uniquement par le contexte. II semble qu'il existe aussi une dynamique interne de ces problemes et de leur im­portance respective: cette dynamique a bien sur des assises contextuelles, mais le fac­teur principal, et tres difficilement contr6lable, est la valorisation des problemes: cette valorisation est plus massive dans les penodes ou (a) la linguistique compte un nom­bre plus reduit d'agents, et (b) possede un circuit de communication plus clos (et plus homogene). II est par exemple significatif que la grammaire medievale ne pose pas, avant le 12e siecle, le probleme de la correspondance entre categories grammaticales et categories mentales et "reelles". Expliquer l'emergence de la grammaire spe-cula­tive (dont l'apparition est massive a Paris au 13e siecle) par !'influence de l'aris­totelisme ou par la contagion d'une abondante production en logique semantique (ou philosophie de la logique: litterature des sophismata, traites sur la suppositio des ter­mes) n'est point suffisant: la pensee d'Aristote etait