Jack Feuillet INALCO, Paris* UDK 811.16'367.627 TYPOLOGIE DES NUMÉRAUX EN LANGUES SLAVES À l'instar des langues sémitiques et du breton, le slave est réputé pour posséder un système très complexe de numéraux. Cette complexité s'explique à la fois par des particularités morphologiques, par la présence de traits sémantiques qui peuvent déterminer des marquages différents et par l'existence de sous-systèmes selon les types de nombres et les fonctions du groupe nominal. Cela explique que les locuteurs de certaines langues slaves, comme le serbo-croate, manifestent souvent des hésitations dans l'emploi des formes. Les grammairiens de l'Antiquité avaient curieusement omis dans leur nomenclature des parties du discours les numéraux. Et il est vrai qu'il est difficile de leur assigner une place, car les mots en rapport avec le nombre peuvent être substantifs, adjectifs, pronoms, déterminants ou adverbes : J'ai joué le deux dans la troisième course ; J'en ai choisi deux au hasard; deux enfants; deuxièmement. La morphologie n'est pas sans refléter cette diversité, puisque les noms de nombres peuvent suivre la flexion nominale, pronominale ou adjectivale, ou rester invariables. Enfin, ils provoquent une inflation terminologique, puisqu'à côté des cardinaux et des ordinaux, division primaire acceptée par les grammairiens, on trouve les termes de collectifs, distributifs, multiplicatifs, itératifs, approximatifs, nombres fractionnaires, numéraux personnels. À l'unité sémantique apparente du nombre s'oppose la multitude de formes qui l'expriment. De plus, certaines distinctions, à l'origine nettes dans leur principe, peuvent s'estomper ou voir leurs emplois s'étendre. Par exemple, le vieux slave oppose le cardinal ^wea (masculin) / dWK^ (féminin et neutre) « deux » au collectif dweoè « groupe de deux ». Mais en russe par exemple, les collectifs gBoe, Tpoe, etc. fournissent des formes de secours quand il est impossible d'utiliser le cardinal (voir II, 3). Beaucoup d'études ont été consacrées aux numéraux slaves, et l'on a souvent l'impression qu'il n'y a pas grand chose de neuf à dire dans ce domaine. Mais on peut envisager un éclairage un peu différent des phénomènes en s'attardant sur les traits typologiques des langues slaves, afin de montrer certaines spécificités. On étudiera successivement les variations morphologiques, les traits sémantiques et le marquage des constituants. 1 VARIATIONS MORPHOLOGIQUES Un linguiste habitué aux langues romanes ou germaniques ne peut être que frappé par le grand nombre de formes flexionnelles et par les divers types de paradigmes que * Adresse de l'auteur : INALCO, 65, rue des Grands Moulins, 75013 Paris, France. Mél : jack. feuillet@wanadoo.fr l'on rencontre dans les langues slaves. En effet, les variations dépendent du genre, des cas et des modèles de déclinaison (substantívale, adjectivale, pronominale et même numérale lorsque les formes ne se retrouvent pas ailleurs). De plus, comme on le verra infra, les numéraux commandent le marquage des membres de l'unité nominale. 1.1 Situation générale Le travail diachronique et descriptif a été fait par Vaillant dans le tome ii de sa Grammaire comparée des langues slaves (1958 : chap. XV, 618-674). La masse de données est très importante, et la comparaison avec les autres langues indo-européennes largement prise en compte. Il ressort de ce long exposé qu'à côté des traits communs (on sait par exemple que les racines des numéraux i.-e. sont très bien conservées), on trouve des innovations, phénomène très banal quand on fait de la diachronie. Les langues indo-européennes illustrent bien un phénomène qui semble universel: plus on s'élève sur l'échelle des nombres, plus les variations morphologiques diminuent. En slave, cette loi se vérifie dans les oppositions de genre: seul le numéral « un » connaît trois formes pour le masculin, le féminin et le neutre. Dès que l'on passe à « deux », l'opposition se réduit à deux (on fait abstraction pour le moment des numéraux propres aux masculins personnels, que les slavistes considèrent généralement comme un sous-genre) : soit une forme de masculin opposée à une forme de féminin-neutre (vieux slave, langues slaves méridionales à l'exception du serbo-croate, bulgare, macédonien, langues slaves occidentales), soit une forme de masculin-neutre opposée à une forme de féminin (groupe oriental, serbo-croate). Dès que l'on passe à « trois » et à « quatre », l'opposition binaire du vieux slave entre le masculin et le féminin-neutre (TpHè / Tpn; HeTwpe / hétwph) disparaît partout, sauf en slovène (tríje / trí; stírje / stiri). À partir de « cinq », toutes les oppositions de genre disparaissent. Mais il faut noter qu'aucune opposition de genre n'existe en dehors du nominatif et de l'accusatif. Dans le domaine des numéraux, comme on le verra dans la suite de l'exposé, la césure entre cas obliques et cas non-obliques explique de nombreux phénomènes. Un autre trait caractéristique des numéraux slaves est leur variabilité. Alors que les numéraux dans les autres langues indo-européennes sont invariables à partir de « cinq » (l'invariabilité caractérise déjà « deux » en grec et « quatre » en latin, d'autre part l'opposition est binaire partout de « deux » à « quatre » dans les autres langues), le balto-slave a créé des types nouveaux, le letto-lituanien les faisant passer à la flexion des adjectifs en -yo/-i-, le slave à des abstraits féminins en -ï (Vaillant 1958 : 632). Ce phénomène unique fait que, dans une grande partie des langues slaves, tous les numéraux connaissent des variations formelles. Mais la situation n'est pas uniforme, et il convient de dresser un tableau succinct desdites variations : 1) L'aire dialectale bulgaro-macédonienne est vraiment à part à l'intérieur du groupe slave, ne serait-ce que par l'absence de déclinaisons (le seul cas conservé est le vocatif, d'ailleurs en recul constant, surtout en macédonien). L'invariabilité des numéraux est acquise à partir de « trois » (pour « deux », on a encore gBa au masculin / gBe au féminin-neutre) et seuls les nombres considérés comme des substantifs (« mille » : bulg. xuraga, mac. mjaga ; « million » : bulg. et mac. mhotoh ; « milliard », bulg. MHnnapg, mac. MKmjapga) connaissent un pluriel en i. D'autre part, tous les numéraux peuvent être articulés, la forme de l'article étant -ta pour les numéraux terminés par -a, -te pour tous les autres. Le bulgare montre de plus une particularité accentuelle qui ne se retrouve pas avec les substantifs et les adjectifs : l'accent tombe sur le e de l'article à partir de « quatre » : nerapHTé, neiré, CTOTé ®eHH « les quatre, cinq, cent femmes ». 2) Le serbo-croate, qui a une forme unique pour « trois » et « quatre » (tri, cètiri), a des formes invariables à partir de « cinq ». 3) Les autres langues slaves déclinent leurs numéraux, mais on a partout des cas de syncrétisme (le vieux slave avait encore pour « trois » et « quatre » des formes différentes au nominatif et à l'accusatif masculin), puisque la forme d'accusatif est semblable soit au nominatif, soit au génitif. Le serbo-croate oppose au maximum trois formes : nominatif-accusatif, génitif, datif-instrumental-locatif (mais il en est de même pour tous les noms, pronoms et adjectifs au pluriel). Le tchèque (mais non le slovaque) n'a plus qu'une désinence i aux cas obliques à partir de « cinq », et sto « cent » est indéclinable. Le polonais ne présente plus que -u aux cas obliques pour « cinq » et numéraux suivants. Toujours à partir de « cinq », le russe et le biélorusse n'opposent plus que trois formes (nominatif / génitif, datif, locatif / instrumental, et l'ukrainien montre des variantes aux autres cas qu'au nominatif qui peuvent réduire les oppositions formelles à deux. Certains numéraux ont des formes particulières, comme russe et ukrainien copoK « quarante » et cto « cent », qui ont une forme unique aux cas obliques en -a (copoKa, CTa). Il en est de même en biélorusse (copaK / capaKa ; cto / CTa). Surtout, l'invariabilité gagne du terrain après préposition : c'est le cas en slovène (où, d'une manière générale, les numéraux restent souvent non déclinés aux cas obliques au-dessus de « cinq »), en slovaque et en haut-sorabe : pred styri lëtami « il y a quatre ans » (Stone 1993 : 633). Mais il n'en reste pas moins vrai que les variations casuelles des numéraux contribuent à donner une image archaïque des langues slaves modernes. 1.2 Types de déclinaisons La variété des paradigmes est un autre trait caractéristique des langues slaves, à l'exception du bulgare et du macédonien. a) En vieux slave, èdHNw, è^HNa « un, une » suit la flexion pronominale : génitif è^HNoro, è^HNoi, etc. Cette situation est conservée dans les langues modernes, mais seuls le bulgare et le macédonien ont pratiquement grammaticalisé le numéral comme article indéfini. Toutes les langues slaves utilisent le pluriel de « un » avec les pluralia tantum. b) En vieux slave, « deux » a la flexion d'un duel pronominal: NA ^wea (masc.)/ dWK^ (fém. et neutre), GL dweoK, DI ^wv^ma aux trois genres. Ces désinences sont visibles dans les langues qui ont conservé le duel : haut-sorabe génitif des masculins personnels dweju, autres cas dwëmaj (le locatif a donc maintenant la même forme que l'instrumental). Le slovène a perdu le génitif-locatif duel (l'ancien dveju du vieux slovène a été remplacé par dvêh), mais garde bien le datif-instrumental dvêma. Bien que le tchèque ait perdu le duel, il garde bien les désinences anciennes : gén.-loc. dvou, dat-instr. dvëma. Le serbo-croate et le polonais sont les seules langues slaves à distinguer à l'instrumental une forme de féminin et une forme de masculin-neutre (en polonais, il y a malgré tout un doublet dwiema (propre au fém.)/dwoma (autres genres) dû à l'analogie), ainsi qu'au génitif : génitif dvaju (masc. et neutre)/dviju (fém.), datif-locatif-instrumental dvama/dvjèma. Cependant, Vaillant (1958 : 626) précise que la distinction de genre est récente et qu'elle n'est pas générale. Ainsi, les parlers occidentaux ont une flexion de pluriel. D'une manière générale, les autres langues slaves ont traité morphologiquement « deux » comme un pluriel. C'est pour cette raison que sont apparues des formes distinctes de génitif-locatif (par ex. russe gByx, polonais dwu/dwoch, slovaque dvoch), de datif (russe gByM, polonais dwu/dvom, slovaque dvom) et d'instrumental (russe gByMH avec une désinence nouvelle -mh, polonais dwoma, slovaque dvoma). On voit que les doublets polonais montrent un conflit entre les formes héritées (gén.-loc. dwu) et les formes nouvelles. c) En vieux slave, « trois » (masc. TpHè, fém.-neutre tph) et « quatre » (masc. Hetwipe, fém.-neutre Hetwpi) se rattachent à des paradigmes différents, car le premier est un thème en 1 et le second un thème consonantique en -r. Cette différence est bien visible au génitif (TpHi/Hetwpw, -x) et dans les formes anciennes non touchées par l'analogie (datif tpyMw/Hetwpemw, locatif Tpxxw/Hetwipexx). En revanche, l'instrumental est toujours en -xmi (tpxmi, Hetwipxmi). Mais l'extension de -e- dans la flexion de « trois » (tpemw, tpexx) devait fatalement conduire à une confusion des paradigmes, et c'est la situation actuelle dans les langues slaves, où la flexion de « trois » ne se distingue plus de celle de « quatre ». La forme spécifique de nominatif masculin singulier a été éliminée partout (sauf en russe, où « quatre » garde la finale -e, à la différence du biélorusse et de l'ukrainien), et c'est la forme de nom.-acc. fém. et neutre (identique en fait à l'acc. masc.) qui a été conservée. Comme on l'a dit plus haut, les oppositions de genre ont disparu, sauf en slovène. En revanche, on peut avoir des formes différentes dans les langues qui ont des numéraux spécifiques pour les masculins personnels (voir II, 2). Les désinences casuelles de « trois » et « quatre » sont dans les grandes lignes semblables à celles de l'adjectif au pluriel, sauf en ce qui concerne la voyelle qui précède et qui est -e en russe (-ë sous l'accent), en polonais et en tchèque, -o en sorabe. En slovène, elle est e pour « trois » et i pour « quatre » et i partout en serbo-croate. La confusion du génitif et du locatif est générale, mais le tchèque présente un doublet aux deux nombres tri/trech et ctyr/ctyrech. En slave oriental, on retrouve la désinence spécifique d'instrumental -ma dans russe TpeMH, HerapbMH, ukrainien ipbOMa, HOTHpMa, biélorusse ipbiMa, narbipMa. Le datif est partout en -m, sauf en serbo-croate, où l'on a -ma. d) À partir de « cinq », toutes les langues slaves modernes déclinent leurs numéraux de la même façon. Ce n'était pas encore le cas en vieux slave où, à côté du modèle dominant (féminins singuliers appartenant aux thèmes en -1), « dix » est un masculin consonantique en t avec formes de singulier, de duel et de pluriel. C'est d'ailleurs au pluriel qu'on aperçoit le mieux le type (nom. decAte, accus. decAti, génitif decAtw, instrumental decATwi). Mais son isolement parmi les autres numéraux le rendait vulnérable, et dès le stade le plus ancien, il a un instrumental singulier emprunté au féminin (d,ecATH3). Les langues slaves modernes ont aligné entièrement sa flexion sur les féminins représentés par « cinq ». Les caractéristiques de la flexion féminine en -1 sont dans l'ensemble mal conservées. Cela vient d'abord du fait que ces numéraux n'étaient plus sentis comme des substantifs. On rappellera qu'en serbo-croate et en bulgaro-macédonien, les numéraux à partir de « cinq » sont devenus invariables. On a vu également que le polonais et le tchèque n'avaient plus qu'une forme oblique, respectivement -u et -i. C'est le russe et le biélorusse (contrairement à ce que dit Vaillant [1958 : 634], qui les range faussement au côté de l'ukrainien) qui reflètent le mieux la situation ancienne, avec i au génitif, datif et locatif, mais surtout l'instrumental en ju (russe naTbro, biélorusse na^ro). Toutes les autres langues les traitent comme des pluriels à l'exception du nominatif-accusatif. On aura donc -x au gén.-locatif, -m au datif et -mi à l'instrumental. L'ukrainien présente des doublets aux cas obliques : gén.-loc. n'flTbOx et n'ara, datif n'aTbOM et n'ara, mais on a toujours à l'instrumental n'flTbMa, par analogie à « deux » et « trois ». e) Les autres numéraux simples peuvent avoir des origines et des traitements variés. On a vu que sorok « quarante » du slave oriental était isolé. Le numéral sto « cent » est commun à toutes les langues slaves, mais sa déclinaison est différente selon les langues. Il est invariable dans toutes les langues méridionales: slovène sto, serbo-croate sto, bulgare et macédonien sto. Les langues orientales n'ont plus que deux formes: sto au NA, sta aux autres cas. Les autres langues le déclinent ou non. Le vieux slave le traite comme un substantif neutre: NA cwto, G cwTa, gén. pl. cwtw/c«tw. Il en est de même en polonais s'il est traité comme noyau: piçc od sta « cent moins cinq », wiele set « bien des centaines » (Grappin 1963 : 135). Mais sinon, la flexion est réduite à deux formes : sto et stu pour tous les cas obliques depuis le génitif-accusatif personnel (Vaillant 1958 : 646), avec une forme marginale d'instrumental stoma. Le tchèque et le slovaque peuvent le traiter soit comme un substantif neutre, soit le laisser invariable quand il détermine un substantif, mais ce dernier doit être fléchi au lieu d'être figé au génitif pluriel (Mazon 1952 : 104). La situation est semblable en haut-sorabe, où sto n'est décliné que lorsqu'il est noyau nominal, sinon il reste invariable. Le bas-sorabe présente à côté de sto l'emprunt à l'allemand hundert. On notera la particularité du polabe qui avait pour « cent » disangdisjungt « dix dizaines ». Le numéral « mille » a plusieurs formes. En vieux slave, on a le doublet twcxwth/ twicawth qui est un féminin en -i. Le croate (tisuca) et le russe (Tbicana) sont des féminins réguliers, mais slovène tîsoc (et tisoc), pol. tysiqc sont des masculins. Le bulgare xuraga, le macédonien mjaga et le serbe xk^aga (à côté de Tkcyfra) sont des emprunts au grec x^-i-àôa et sont des féminins en -a. 1.3 Numéraux complexes Trois cas sont à envisager : les numéraux de « onze » à « dix-neuf », les numéraux exprimant les dizaines et ceux qui expriment les centaines. 1.3.1 Numéraux de « onze » à « dix-neuf » La formation « un, deux, trois, etc. sur dix » est propre au slave (bien que la formation en lette « un après dix » soit relativement proche), et on la retrouve dans les langues balkaniques à l'exception du grec. En vieux slave, on aura donc èdHNw Na ^caté « onze », ^wea Na ^caté « douze », avec premier constituant décliné et Na ^caté invariable. Mais, comme le fait remarquer à juste titre Vaillant (1958 : 639), ce type « a l'inconvénient de donner des formes trop longues », et Na ^écaté va s'abréger, tandis que le premier constituant va se figer. Le russe généralise Hawarb qui, seul, va se décliner comme « cinq », mais avec un accent fixe. Le polonais réduit également Na ^caté en -nacie, le haut-sorabe en -nasco (bas-sorabe nasce), le tchèque en náci, le slovaque en -nást', le slovène en -nást, le serbo-croate en -naest. Le bulgare peut garder -nadeset, mais utilise pratiquement toujours -najset avec chute fréquente du -t final dans la langue parlée. Seul le polonais connaît encore une variation pour « deux » : dwanascie, GLDI et gén.-accus. personnel dwunastu. En dehors des langues qui connaissent l'invariabilité (serbo-croate, bulgaro-macédonien), le modèle de déclinaison est celui de « cinq ». 1.3.2 Numéraux exprimant les dizaines Alors que la formation des dizaines peut être compliquée dans certaines langues indo-européennes à partir de « cinquante », le slave a un système relativement simple à l'origine, puisqu'il juxtapose l'unité suivie de la dizaine qui se déclinent toutes les deux : vieux slave ^wea ^écath, TpHè ^écaté, iiatk ^écatw, etc. On aura donc le duel après « deux », le pluriel après « trois » et « quatre », le génitif pluriel après « cinq ». L'évolution va prendre des voies différentes selon les langues, mais partout les dizaines vont s'écrire en un seul mot. En serbo-croate et en bulgaro-macédonien, elles sont invariables (le serbo-croate a dvádeset et trídeset, mais cetrdèset et pedèsêt). On remarquera que le bulgare peut avoir de « vingt » à « quarante » et à « soixante » des formes pleines et des formes contractées (gBageceT/gBañceT ; rpugeceT/rpuñceT ; HeTHpHgeceT/neTHpHHceT ; mecrgecer/meñceT), mais qu'il n'y a plus de formes contractées pour les autres dizaines (neTgecer, cegeMgeceT, oceMgeceT, geBeTgecer). On voit que l'accent devient final à partir de « cinquante ». Les autres langues slaves se divisent commodément en deux groupes : les langues occidentales et le slovène traitent les dizaines comme un bloc et ne déclinent que le dernier élément sur le modèle de « cinq ». Le polonais garde une trace de variation avec le composant « deux » : on a pour « vingt » dwadzieescia au nominatif des masculins personnels et au NA des autres opposé à dwudziestu (le reste). Mais si la distribution reste la même aux autres dizaines (par exemple trzydziesci/trzyziestu « trente », piçcdziesiqt/piçcdziçsciu « cinquante »), le premier constituant reste invariable. Les langues orientales se distinguent nettement des autres, d'abord par l'existence de sorok pour « quarante » (voir ci-dessus), ensuite parce que « 90 » a une forme particulière (russe geBHHOCTO, ukrainien geB'^HOCTO avec forme oblique unique en -a dans ces deux langues, biélorusse g3eBHHOCTa [invariable]), enfin parce que le premier constituant se décline à partir de « cinquante » ; on aura donc par execmple en russe gBag^Tb, GDL gBag^TH, I gBag^Tbro « vingt » et de même pour Tpwg^Tb « trente », mais à partir de « cinquante », mTbgecHT GDL mTHgecHTH, I naTbrogecHTbro (livresque) à côté de nflTHgecflTbro (russe parlé) par analogie. La situation est la même en biélorusse, mais l'ukrainien a des doublets au gén.-loc. (n'HTgecHTH/n'aTgecHTbOx) et au datif (n'flTgecflTn/n'flTgecflTbOM), l'instrumental étant n'aTgecHTbMa ou n'^Tgec^TbOMa. La forme déviante pour « 90 » est glosée le « cent des neuf » par Vaillant (1958 : 645), ce qui ne veut pas dire grand chose. Mais il a raison de mettre les formes orientales en parallèle avec le gotique niuntëhund qui présente le même type (tëhund < *tëwi-hund« rangée de dix, dizaine » sur *tëwa « rang ») [voir Mossé 1956 : 116]. 1.3.3 Numéraux exprimant les centaines On a dans les langues slaves le même principe de juxtaposition que pour les dizaines, à savoir unité + cent. Le vieux slave illustre parfaitement le modèle : ^wv^ cwt^ (« cent » au duel), TpH cwTa (« cent » au gén. sing.), n^Tw cwtw (« cent » au gén. plur.). Les deux constituants se déclinent. Dans les autres langues, à l'exception du groupe oriental, sur lequel on reviendra, et des langues où les numéraux sont devenus invariables, c'est le second élément qui se décline et le premier est figé. La distribution ancienne est bien conservée en tchèque : dvë stë (ancien duel), tri sta, ctyri sta (gén. sing.),pët set, sest set, etc. (gén. pl.). La tendance est forte en tchèque parlé d'employer stovka quand il s'agit d'argent : Dej mi stovku, dvë stovky, pët stovek « Donne-moi cent, deux cents, cinq cents (couronnes) » (Townsend 1990 : 74). En slovaque, sto est devenu invariable (dvesto, tristo, styristo, pat'sto), mais l'emploi de stovka « centaine » est très répandu. Le haut-sorabe est proche du tchèque, puisqu'il a dwë scë « 200 », tri sta « 300 », piec stow « 500 ». Comme on le verra en iii, les centaines ne se déclinent pas devant un nom. Le polonais a un système particulier : comme pour les dizaines, il a encore deux formes pour « vingt » par variation de « deux » : dwiescie/dwustu « deux cents » aux formes personnelles (gén.-acc.) et aux formes non personnelles. Sinon, on a trysta, czterysta opposés à trzystu, czterystu avec les mêmes règles de distribution que pour « deux cents ». En revanche, de « cinq cents » à « neuf cents », le premier terme est fléchi et le second est invariable (-set, gén. pl. de sto) : piçcset /piqciuset. Dans les langues méridionales, « cent » et les centaines sont devenus invariables. Le slovène a partout -sto comme composant (dvêsto, trîsto, pêsto), mais les autres langues gardent des traces du système ancien : le bulgare gBecTe (mais aussi gBecTa par analogie) et le macédonien gBecTe « 200 » représentent l'ancien duel, TpucTa « 300 » garde le -a du génitif singulier. Le serbo-croate a respectivement dvjësta et trista. Les trois langues se rejoignent pour utiliser « centaine » à partir de « 400 ». Le bulgare a -ctothh (HerapHCTOTHH, neTCTOTHH), le macédonien -ctothhh (neTHpHCTOTHHH, neTCTOTHH«), mais la forme serbo-croate dépend du numéral qui précède : cètiri stotine, mais pët stôtïnà, sest stôtïnâ. Le serbo-croate cakavien a également la possibilité d'utiliser -sto : cètiristo, pëtsto, sëststo. Le groupe oriental a la particularité de décliner les deux composants, ce qui rend la morphologie compliquée. Mais le modèle est le même pour toutes les centaines, et seule la forme de nominatif-accusatif peut varier: le russe aura ainsi -cth pour « 200 » (gBecm) et CTa pour « 300 » et « 400 » (ipHCTa, neTbipecTa), mais -cot à partir de « 500 » (mTbcOT, mecTbcOT). Sinon, on aura toujours -cot au génitif (gByxcOT, rnTHCOT), -CTaM au datif (gByMCTaM, naracTaM), CTaMH à l'instrumental (gByMHCT&MH, naTbrocTaMH) et -CTax au locatif (gByxcTax, naracTax). 2 TRAITS SÉMANTIQUES Deux traits distincts entrent en ligne de compte : l'animation (opposition animé/non animé) et l'humanitude (opposition humain/le reste). Encore convient-il de préciser pour ce dernier type que seuls les masculins sont concernés. 2.1 Opposition d'animation (animé / non animé) Les langues slaves qui connaissent une opposition animé/non animé dans toute la flexion nominale (et pronominale) la répercutent dans le système des numéraux. On sait que ce trait se manifeste par les équations accusatif = génitif pour les animés, accusatif = nominatif pour les non animés. Elles sont parfaitement respectées dans la morphologie des numéraux. Le phénomène est limité aux langues slaves orientales, qui l'introduisent à partir de « un » : russe ogHH/ogHoro ; « deux » : gBa / gByx. Seuls les numéraux traités comme substantifs et ceux à forme oblique unique dérogent à la règle. 2.2 Opposition d'humanitude (masculin personnel/reste) Cette opposition est plus répandue, statistiquement parlant, que la précédente, puisqu'elle concerne, à une exception près, les langues slaves occidentales et deux langues méridionales. a) Les langues occidentales ont la particularité de posséder des numéraux spécifiques pour les masculins désignant des personnes. Curieusement, le tchèque est exclu, mais Vaillant (1958 : 625) écrit que « le tchèque a connu et gardé dialectalement une distinction de nom. dva du sous-genre animé, et nom.-acc. dva inanimé ». Le slovaque et le polonais neutralisent l'opposition masculin personnel/reste aux cas obliques (en polonais, on trouve également une forme d'instrumental féminin dwie-ma qui n'est pas générale). Au nominatif et à l'accusatif, c'est avec « deux » que les formes sont les plus nombreuses: slovaque polonais m pers m non pers f/n m pers n et autres m f N dvaja dva dve dwja, dwu/dwoch dwa dwie A dvoch dva dve dwu/dwoch dwa dwie Pour « trois » et « quatre », l'opposition devient binaire entre le masculin personnel et le reste : slovaque polonais m pers reste m pers reste N traja styria tri styri trzej czterej trzy cztery A troch styroch tri styri trzech czterech trzy cztery L'instabilité caractérise le système polonais, car les formes d'accusatif personnel pénètrent au nominatif. À partir de « cinq », les formes de masculin personnel deviennent optionnelles en slovaque : N pat' et piati (masc. pers.), A pat' et piatich, les autres ont pat'. En revanche, la distinction est conservée en polonais, avec confusion du nominatif et de l'accusatif : NA masc. pers.piqcu, non masc. pers.piqc. Il y a une forme oblique unique piqcu, mais par analogie, on peut trouver à l'instrumentalpiçcioma. Le sorabe présente quelques traits spécifiques. Pour « deux », au nominatif, il n'y a pas dans les deux dialectes de distinction au nominatif masculin : haut-sorabe dwaj, bas-sorabe dwa, opposée à la forme de nom.-acc. dwë pour le féminin et le neutre. En revanche, à l'accusatif, les formes haut-sorabe et bas-sorabe dweju sont propres au masculin personnel, alors que le masc. non personnel a respectivement dwaj et dwa. Aux autres cas, on a des formes uniques pour tous les genres. Mais la situation est à nouveau différente avec « trois » et « quatre » : le haut-sorabe se conforme au modèle illustré par le slovaque et le polonais : deux formes distinctes pour le nominatif et l'accusatif quand il s'agit de masculins personnels (haut-sorabe N tro, styrjo, A troch, styrjoch), forme unique de NA pour le reste (tri, styri), et confusion des genres aux cas obliques. Par contre, le bas-sorabe distingue à tous les cas le masculin personnel (vocalisme en -o-) et le reste (vocalisme en -i-). Les deux dialectes se différencient à nouveau à partir de « cinq » : le haut-sorabe décline le masculin personnel (Npjeco, AGLpjecoch, Dpjecom, Ipjecomi), mais n'a plus qu'une forme uniquepjec à tous les cas pour le non-masc. pers., alors que le bas-sorabe suit le même modèle que celui de « trois » pour tous les numéraux allant de « cinq » à « quatre-vingt-dix-neuf ». Le sorabe fait penser à l'adage « Pourquoi faire simple, quand on peut faire compliqué ? ». b) Le bulgare a développé un système de numéraux jusqu'à « neuf » à partir de la désinence de duel -ma de l'ancienne langue. Leur emploi est strictement réservé aux masculins désignant des personnes, mais on a comme exception gymu « personnes » avec une accentuation différente de celle de gymu « âmes ». Curieusement, le système présente des vides lexicaux pour « sept », « huit » et « dix ». En ce cas, on utilise la série en -MUHa (cegMHHa, ocMUHa, geceTMHHa), mais elle est rare dans la pratique. Si l'emploi de gBaMa et de TpuMa est fréquent (et, en tout état de cause, recommandé par les grammairiens), la tendance à employer les numéraux « généraux » à partir de « quatre » est très forte, et l'analogie s'est étendue à « deux » et « trois », de telle sorte que le système est menacé. c) Le macédonien n'a pas développé de formes en -ma, mais il possède une série de numéraux réservés aux humains mâles ou aux groupes mixtes. De « deux » à « quatre », on a une finale ^a (gBaj^, ipoj^, neTBop^a) et de « cinq » à « dix » une finale -MHHa (neTMHHa, mecmma, cegyMMHHa). De Bray (1980 I : 179) les considère comme des collectifs (mais il ajoute entre parenthèses « or „Numéral Nouns" »), ce que ne fait pas Friedman (1993 : 267). Pour sa part, Koneski (1976 : 328) est formel : il n'y a pas de différence sémantique entre Tpu gpyrapa (gpyrapu) et Tpoj^ gpyrapu « trois camarades ». Le bulgare possède également des formations en -^a de « deux » à « quatre », mais leur signification est vraiment « groupe de » : aboh^ « duo », Tpo^a « troïka, trio », neTBop^a « quatuor ». Avec la série en -MUHa, le même problème d'interprétation se pose en macédonien aussi bien qu'en bulgare, car le suffixe sert également à exprimer l'approximation, de telle sorte que les numéraux non marqués remplacent sur une grande échelle les numéraux personnels marqués. 2.3 Collectifs C'est à nouveau un trait spécifique du balto-slave que d'avoir développé une série spéciale de numéraux appelés collectifs. Certes, il y a une grande ressemblance avec les distributifs latins, mais aussi des différences importantes : en latin, ce sont morphologiquement des pluriels, alors que les langues slaves ne connaissent pas cette restriction. Surtout, certains emplois sont propres au slave. 2.3.1 Étude morphologique Le vieux slave possède un neutre singulier et des formes de pluriel et de duel aux trois genres : dweoè « groupe de deux », Tpoè « groupe de trois ». Les finales sont en -opo à partir de « quatre » : HeTKopo, [également HeTKepo en slavon] « groupe de quatre », nATopo « groupe de cinq », decATopo « groupe de dix ». La flexion est pronominale pour « deux » et « trois » (gén. dweoèro, dat. *dWK0èmu) et nominale à partir de « quatre » (gén. [slavon] cetvera). Des formes de singulier existaient aussi pour les trois genres dans des états de langue plus anciens en polonais (dwoj « double, de deux sortes »), en russe et en serbo-croate (Vaillant 1958 : 663-664). Seuls le tchèque (masc. dvoji, troji, neutre NA et nom. féminin dvoje, acc. fém. dvoji), le sorabe (dwoji / dwoje) et le slovène (dvôj / dvôja / dvoje) conservent encore des formes autres que neutres au singulier et les déclinent comme des adjectifs. Trois types de flexion sont représentés : • adjectivale (voir ci-dessus). • pronominale, c'est-à-dire comme la flexion des cardinaux ou des démonstratifs. C'est le cas des langues orientales et du slovaque. On a par exemple en russe : «deux» «trois» «quatre» N gBoe Tpoe neTBepo A = N ou A GL gBOHX TpOHX neTBepMX D gBOHM TpOHM neTBepMM I gBOHMH TpOHMH HeTBepbIMH Le polonais, qui a perdu les formes de pluriel, et le serbo-croate ont des désinences spéciales : polonais serbo-croate NA dwoje czworo dvôje cëtvoro G dwojga czworga dvoga cëtvorga DL dwojgu czworgu autres cas dvoma cëtvorma I dwogiem czworgiem Les langues qui ne confondent pas les genres au pluriel sont celles dont les collectifs suivent la déclinaison adjectivale. S'y ajoute le serbo-croate: pluriel masculin dvôji, trôji, cëtvori, neutre dvôja, trôja, cëtvora, féminin dvôje, trôje, cëtvore. Mais majoritairement, c'est la forme du nom.acc. neutre qui est utilisée. Il existe un terme hors-sytème (dans la mesure où il n'appartient pas à une série) : il s'agit de vieux slave oea, fém. et neutre oe^ « tous les deux, les deux ensemble », avec flexion de duel, qui fait penser au latin ambo ou au got. bai (allem. bei-de). Le terme est bien conservé dans les langues slaves (en ukrainien, il a la forme aÔHgBa et en biélorusse la forme aôogBa au masculin et au neutre, aÔHgBÎ (ukrainien) et aôeg3Be (biélorusse) au féminin), sauf en bulgaro-macédonien, mais la flexion s'est modifiée en russe où l'on a un -o- au masculin et neutre et un -e- au féminin aux cas obliques (GL oôoHx/oôeHx, D, oôoHM/oôeHM, I oôoHMH/oôeHMH). Toutes les autres langues ont la même déclinaison que le cardinal « deux », avec création en slave occidental (sauf tchèque) d'une forme de masculin personnel en -j. Le polonais a généralisé -u aux cas obliques, mais il y a doublet à l'instrumental : obu/oboma et obiema (Grappin 1963 : 132). Ce numéral est en fait beaucoup plus proche dans ses emplois du cardinal « deux » que des collectifs proprement dits. 2.3.2 Extension Les collectifs, comme on l'a vu, vont de « deux » à « dix » pour le vieux slave, avec à partir de « quatre » une formation en -ero, -oro. Cette formation est bien conservée - sauf en bulgaro-macédonien -, mais la voyelle peut varier, comme en serbo-croate. En slovène (Derbyshire 1993 : 59), on a ér (cetvér, petér), -oro en russe, polonais et slovaque, -ore en sorabe, -ero en tchèque et en ukrainien , -ëra en biélorusse. L'extension de ces collectifs est variable selon les langues. En russe, la série est courante de « deux » à « cinq », mais très rare au-dessus (Comtet 1997 : 161). Dans les autres langues, cette tendance à raréfier l'emploi des collectifs au-dessus de « cinq » est également perceptible. Cela n'empêche pas que certaines langues ont élargi la série au-delà de « dix ». Ainsi, le serbo-croate a des formes jusqu'à devedèsëtoro « groupe de quatre-vingt-dix », le tchèque a formé stery « groupe de cent » sur sto et tisicery « groupe de mille » sur tisic, le haut-sorabe a story et le bas-sorabe hundertory « groupe de cent » (Vaillant 1958 : 664). Contrairement à ce que dit Vaillant (1958 : 664), dont on peut supposer qu'il a pris cette information chez Beaulieux (1950 : 100), le bulgare ne possède pas de collectifs. En fait, les numéraux en -ma n'ont pas la valeur des collectifs des autres langues slaves (comme on l'a vu, ils s'emploient avec des masculins personnels terminés par une consonne et peuvent être remplacés par les cardinaux non marqués), et le terme est donc inapproprié. 2.3.3 Emplois Comme les collectifs sont pour ainsi dire un luxe dont se passent la plupart des langues i.e., il convient de s'interroger sur leur utilité. Certes, leurs emplois semblent bien codifiés et ils se retrouvent peu ou prou dans toutes les langues slaves. Ils présentent malgré tout des difficultés pour l'apprenant qui est habitué à utiliser ses numéraux sans restriction contextuelle. La valeur sémantique de base est celle d'un ensemble d'êtres ou de choses. Mais les restrictions sont nombreuses. 1) Toutes les langues slaves (à l'exception, comme on l'a vu, du bulgaro-macédo-nien) emploient obligatoirement les collectifs avec les pluralia tantum : russe gBoe nacoB « deux montres », tchèque troje dvere, polonais troje drzwi, slovène trôja vrâta, serbo-croate trôja vràta « trois portes ». Il sera donc obligatoire avec « enfants » : russe gBoe geTeiï « deux enfants », serbo-croate sèdmoro dècë « sept enfants ». Le russe montre une hésitation au-dessus de « quatre » entre le collectif et le cardinal mecWmecTepo ho^h^ « six paires de ciseaux » (Comtet 1997 : 162). Dans les autres langues, on emploiera le cardinal si le collectif n'existe pas. Grappin (1963 : 144) signale qu'en polonais, on les emploie également avec les noms à forme de duel désignant des organes appartenant à la même personne : polonais dwoje oczu « deux yeux », dwoje uszu « deux oreilles ». 2) D'une manière générale, les collectifs sont employés pour désigner des groupes manifestant une certaine cohésion, surtout des êtres humains. Par exemple, en russe, la norme veut qu'il y ait au moins un mâle si le groupe est mixte. Cet emploi du collectif n'est malgré tout pas obligatoire : gBoe cbiHOBeiï ou gBa cbrna (Comtet 1997 : 162), sauf s'il s'agit d'adjectifs substantivés désignant des personnes : gBoe nneHHbix « deux prisonniers », neTbipe paôoHHx « quatre ouvriers » (Comtet : ibid.). Le serbo-croate a trouvé un moyen de faire la différence entre un groupe d'humains mixte et un groupe composé uniquement d'hommes : il se sert dans ce cas du dérivé en -ica : dvàjica, cetvàrica « deux, quatre hommes [mâles] ». L'emploi des collectifs avec les noms d'animaux est plus rare, mais non impossible. Comtet (ibid.) signale que dans le russe parlé, ils sont fréquents avec les petits d'animaux : Tpoe kotht = Tpu KOTeHKa « trois chatons ». Ce trait se retrouve dans les autres langues : polonais piçcioro kurczqt « cinq poussins », serbo-croatepëtoro jaradl « cinq chevreaux » (Meillet/Vaillant 1969 : 129). On trouve des noms de choses quand ils sont conçus comme un tout : tchèque de-satero Bozich prikâzâni, slovaque desatoro Bozich prikâzâni (de Bray 1980 II : 74 et 174), polonais dzsiesiçcioro Bozychprzykasan « les dix commandements de Dieu ». 3) Les collectifs proposent une solution de secours quand on ne peut employer les cardinaux. C'est le cas quand le nom n'est pas exprimé (le collectif devient alors un pronom substitutif) ou dans des structures impersonnelles au prétérit neutre avec un pronom personnel : russe bh paôoTaeTe 3a ipoHx « vous travaillez pour trois » ; Hac ôbiro Tpoe « nous étions trois », polonais piqcioro nas bylo « nous étions cinq ». En réalité, cette règle n'est valable pour le polonais qu'avec les numéraux au-dessus de « cinq », car pour « deux », « trois » et « quatre », on peut trouver soit Dwaj panowie spali, soit Dwóchpanów spalo « Deux messieurs dormaient », que l'on donnait comme synonymes avant l'article de Decaux (1964), qui a établi que les constructions polonaises au génitif pluriel expriment toujours l'indéfinitude, tandis que celles au nominatif pluriel sont neutres de ce point de vue. Mais les choses ont évolué à partir des années 1960-70, et Ménantaud (2011 : 281-283) signale que l'on trouve maintenant des exemples de génitif pluriel exprimant la définitude. Parfois, la langue se heurte à des impossibilités. Thomas et Osipov (2012 : 242) signalent qu'on ne peut pas en bcms traduire littéralement « Elle a donné de l'argent à ses trois enfants ». Comme il s'agit d'un datif sans préposition, il faudrait le décliner, mais trima (de trî) ou tróma (de trôje) doivent être accompagnés d'un pluriel ; or, d[j]èca a une morphologie de singulier, de sorte que le bcms mentionnera ailleurs le nombre d'enfants, en disant par exemple Dála je nôvaca svójoj d[j]èci, kdjîh ima trôje « qui sont trois ». On a essayé ici d'esquisser les principales zones d'emploi des collectifs sans trop entrer dans les détails qui relèvent de l'étude de chaque langue. Néanmoins, en dehors des emplois où l'on n'a pas le choix, le trait sémantique à retenir est l'idée de groupe cohésif. 3 MARQUAGE DES CONSTITUANTS La présence d'un numéral dans un groupe nominal entraîne des marquages divers, ce qui est une des causes de la complexité morphologique des langues slaves, car il faut tenir compte à la fois du nombre, de l'adjectif et du substantif. Le nombre « cinq » constitue la charnière, et l'on peut dire en règle générale qu'il y a des systèmes différents selon que l'on est au-dessous ou au-dessus. On ne tiendra pas compte des numéraux considérés comme des substantifs. On isolera du reste le bulgare et le macédonien, seules langues slaves qui ne sont pas concernées par cette division binaire. Les variations ne concernent que le nominatif et l'accusatif. Aux cas obliques, il y accord entre tous les constituants dans les langues modernes. Ce n'était pas encore la situation en vieux slave où l'assignation casuelle ne dépendait pas de la fonction du groupe nominal. 3.1 De « deux » à « quatre » Il faut envisager plusieurs possibilités. a) En vieux slave, slovène et sorabe, l'existence d'un duel fait que les constituants d'un groupe avec « deux » ont des désinences de duel : vieux slave ^wea HioK^Kd « deux hommes », slovène dva studenta « deux étudiants ». b) En dehors des trois langues citées, le marquage est le même de « deux » à « quatre », mais il varie selon les langues. 1) Le russe utilise le génitif singulier, qui représente l'ancien duel, pour les masculins et neutres ; en revanche, selon Timberlake (1993 : 877), le nominatif pluriel est préféré quand il s'agit de féminins : ^TH gBe nepBbie u ipH nocnegHHe cipoKH « ces deux premières lignes et les trois dernières lignes ». On remarquera cependant que Timberlake accentue le dernier terme sur la finale, ce qui indique qu'il s'agit d'un génitif singulier et non d'un nominatif pluriel qui serait cipoKH. Pour Garde (1964 : 243), il s'agit d'un génitif singulier. On peut en conclure que si le génitif singulier et le nominatif pluriel se distinguent par la place de l'accent, on préfère en ce cas le génitif singulier (cf. Sussex/ Cubberley 2006 : 323) : ipH ropbi « trois montagnes » (le nom. pl. étant ropbi). Le serbo-croate connaît la même distribution : le génitif singulier est employé avec les masculins et les neutres, tandis que le nominatif-accusatif pluriel est utilisé avec les féminins : dvâpsà « deux chiens », cètiri sèla « quatre villages », mais obe zène « les deux femmes », tri kôsti « trois os » (Meillet/Vaillant 1969 : 125). En russe, l'adjectif est en général au génitif pluriel pour les masculins et neutres (gBa ôonbmHx CTona « deux grandes tables »), mais le nominatif pluriel, comme pour le nom, est préféré avec les féminins, même si l'on peut trouver le génitif pluriel : Tpu KpacHBbie/KpacHBbix geBymKH « trois belles filles ». La curiosité du serbo-croate est que les adjectifs et les déterminants qui accompagnent le substantif s'accordent avec lui, mais le génitif sing. masc. et neutre est toujours en -a et jamais en -og(a), de telle sorte que le déterminant a une forme semblable à celle du pluriel neutre : dvâ lépa kànja « deux beaux chevaux », sva màja cètiri dàbra brata « tous mes quatre bons frères » (Meillet/Vaillant : ibid.). 2) L'ukrainien, le slave occidental et le slovène ont le nominatif pluriel partout. 3) En biélorusse, les numéraux de « deux » à « quatre » ont la particularité de ne pas gouverner le génitif singulier des noms quand ils sont eux-mêmes au nominatif ou à l'accusatif. Un autre trait intéressant est que les féminins et les neutres (mais non les masculins) à accent mobile ont la désinence du nominatif-accusatif pluriel, mais gardent l'accent qu'ils ont au singulier : Bagpo « seau »/nominatif pluriel Bëgpbi, mais ipbi BHgpbi « trois seaux » ; ipyôa « pipe »/nominatif pluriel ipyôbi, mais narbipbi ipyôbi « quatre pipes » (Mayo 1993 : 935). En conséquence, les noms féminins ont la même forme que le génitif singulier. c) Les numéraux composés avec « un, deux », etc. suivent les règles édictées pour les nombres simples. Le bulgare et le macédonien sont les seules langues où le pluriel est toujours obligatoire. Mais il y a une exception avec les nombres de « onze » à « quatorze » qui sont traités comme ceux qui sont supérieurs à « cinq ». Ce n'était pas le cas en vieux slave où l'on avait le duel après « douze » et le pluriel dans les autres cas (Vaillant 1964 : 158) : oea Na decATe uMÉNHKd (Mt x, 1) « tous ses douze disciples », dxe^ Na decATe i^t^ « douze ans » (Mt ix, 20). Mais ce système ne se maintient pas, sans doute parce que les constituants se figent en un mot unique et que le premier ne se décline plus. Théoriquement, le tchèque se conforme à ce modèle: dvacet jeden student « vingt-et-un étudiants », dvacet dva studenty « vingt-et-un étudiants », mais selon Short (1993 : 520-1), il est maintenant obsolète, et l'on dit dvacetjedna studentu, dvacet dva studentek « vingt-deux étudiantes » avec le génitif pluriel. Le ! qu'insère l'auteur après jedna et dva souligne le caractère bizarre de ces constructions. En revanche, l'inversion des numéraux dans la formation de « vingt-et-un, vingt-deux » donne des associations qui deviennent pour lui non problématiques : jednadvacet / dvaadvacet studentu / studentek. 3.2 Au-dessus de « cinq » La formation ici ne souffre pas d'exceptions : on utilise partout le génitif pluriel. Cela s'explique par l'origine substantivale des numéraux, et « cinq soldats » signifiait à l'origine « une cinquaine de soldats ». Tous les constituants du groupe nominal s'accordent en genre, en nombre et en cas. 3.3 Cas particulier du bulgare et du macédonien En bulgare et en macédonien, l'ancienne désinence de duel en -a s'est étendue à tous les masculins ne désignant théoriquement pas des êtres humains - mais on constatera que cette règle connaît des entorses - si le groupe nominal contient un numéral supérieur à « un ». Ce pluriel dit « numéral » (« second » chez Beaulieux 1950 : 53) ne concerne pas les féminins, les neutres et les masculins terminés par -o ou par -a qui ont le pluriel normal. Dans tous les cas de figure, l'adjectif est au pluriel et n'a pas de formes spéciales après numéral. La règle est bien respectée en bulgare, et les rares anomalies sont facilement repéra-bles : ce sont les doublets (gBa) gern ou g™ « (deux) jours », (gBa) ntra « (deux) fois » (ce qui permet de distinguer le sens de « fois » et celui de « chemin » : (gBa) nbTa). Théoriquement, on oppose gBa Bb3ena « deux nœuds » / gBa Bt3na « deux nœuds marins », gBa nmbpa « deux litres [contenant] » / gBa nmpa « deux litres [contenu] », gBa Merbpa « deux mètres [instrument] » / gBa MCipa « deux mètres [mesure] ». Mais les confusions sont fréquentes. La règle est moins stricte en macédonien. De Bray (1980 I : 169) signale que le pluriel normal est utilisé si le nom précède le numéral: ch nperaa ko^h nerapH [poétique] « Il attela quatre chevaux ». D'autre part, Friedman (1993 : 294) fait remarquer que la présence d'un adjectif dans le groupe peut entraîner l'emploi du pluriel normal pour le substantif : neT TOMa « cinq volumes », mais neT geôe™ tomobh « cinq volumes épais ». Le système de répartition du pluriel normal et du pluriel numéral en bulgare est théoriquement simple : le pluriel numéral est réservé aux masculins terminés par une consonne (dont -j) ne désignant pas des êtres humains. Si l'on emploie les numéraux personnels (gBaMa, TpHMa), il faut employer le pluriel normal : gBaMa crnoBe « deux fils », TpuMa bohhh^ « trois soldats ». Mais cette règle est si souvent violée qu'elle est devenue pratiquement obsolète. Cela vient du fait que l'emploi des numéraux personnels recule de plus en plus et qu'on dit couramment gBa cuHa et Tpu BOHHHKa, avec emploi du pluriel numéral par analogie. Plus grave encore pour le fonctionnement du système est que le pluriel numéral remplace, même chez les meilleurs auteurs, le pluriel normal avec les numéraux personnels, du type gBaMa cuHa (chez Jovkov par exemple) ou TpuMa BOHHHKa. Le système est en pleine mutation, malgré les mises en garde des puristes. Le macédonien connaît les mêmes hésitations. *** Cet aperçu du système slave des numéraux donne une idée de la complexité des faits. Si on l'approfondit pour chaque langue, on découvre des difficultés importantes dans le détail, et les nombreuses hésitations des native speakers sur telle ou telle forme ou tel ou tel emploi montrent que les choses évoluent, donnant des sous-systèmes friables. Ce domaine de recherche est loin d'être épuisé. Abréviations A, acc. = accusatif bcms = bosniaque, croate, monténégrin, serbe bulg. = bulgare D = datif F = féminin G, gén. = génitif I, instr. = instrumental i.-e. = indo-européen(nes) L, loc. = locatif M = masculin mac. = macédonien N = neutre N, nom. = nominatif pers = personnel pl. = pluriel sg. = singulier Bibliographie BARTOS, Jozef/Joseph GAGNAIRE (1972) Grammaire de la langue slovaque. Bratislava/ Paris : Matica Slovenska/Institut d'Études Slaves. BEAULIEUX, Léon (1950) Grammaire du bulgare. Paris : I.E.S. de BRAY, Reginald George Arthur (1980) Guide to the Slavonic Languages. Columbus : Slavica Publishers. BROWNE, Wayles (1993) « Serbo-Croat. » In : B. Comrie/G. Corbett (éds), 306387. COMRIE Bernard/Greville CORBETT (éds) (1993) The Slavonic Languages. London : Routledge. COMTET, Roger (1997) Grammaire du russe contemporain. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail. 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Quels que soient les efforts que l'on déploie pour faciliter la description, le système des numéraux reste complexe et présente de grosses difficultés d'apprentissage pour les non-slavophones. Mots-clés : typologie du numéral, langues slaves, apprentissage de la langue étrangère, morphologie des numéraux, syntaxe des numéraux Povzetek TIPOLOGIJA ŠTEVNIKOV V SLOVANSKIH JEZIKIH Znano je, da so števniki v slovanskih jezikih kompleksna jezikovna struktura spričo številnih oblikovnih variacij, različnih kontekstualnih rab in raznih tipov zaznamo-vanosti. Temu problemu so posvečene številne študije, vendar vprašanje še zdaleč ni izčrpano. Pričujoči članek ponuja tipološko pojasnitev nekaterih poglavitnih pojavov: v prvi vrsti proučuje oblikovne variacije (sklonske tipe) števnikov, nato se loteva pomenskih značilnosti (živost, človeškost, kolektivnost), na koncu pa analizira še oznamo-vanje skladenjskih členov v samostalniških zvezah. Ne glede na to, kako jih skušamo analitično opisati, števniški sistemi ostajajo za govorce neslovanskih jezikov pomemben učni problem. Ključne besede: tipologija števnika, slovanski jeziki, učenje tujega jezika, oblikoslovje števnikov, števniška skladnja