A PROPOS DE LA TRANSGRESSION -DE LA REGLE A LA SEMANTIQUE ET AU QUESTIONNEMENT. EN UN COMMENTAIRE DES AVANT-GARDES, DE JOSEPH CONRAD, DE CARLOS FUENTES ET DE GERTRUDE STEIN Jean Bessiere Universite de la Sorbonne Nouvelle (Paris III), France 82.091 On Transgression. From the Principle to Semantics and its Probing. Remarks on Avant-gardes, Joseph Conrad, Carlos Fuentes and Gertrude Stein. By a cross-reading of Joseph Conrad, defined as a precursor of the avant-gardes episteme of the first part of the 20th century, Gertrude Stein, one of the avant-garde writers, and Carlos Fuentes, a commentator of these avant-gardes, this article specifies the notion of transgression and refers it, on the one hand, to cultural spaces and national borders, and on the other hand, to the approach to history which it implies. The conclusion of the article links the artistic and cultural transgression of avant-gardes to the notion of anachronism. Key words: literature / avant-garde / transgression / nation / borders / Conrad, Joseph / Stein, Gertrude / Fuentes, Carlos La definition de ce colloque de Lipica1, "Spaces of Trangressiveness : Verbal Act at the Edge", croise les notions de transgression, d’espace, de transgression de l’espace, d’historicite, d’identite traditionnelle et re-nouvelee, et finalement d’avant-garde, dans des contextes litteraires et des contextes culturels. On propose ici un cadrage de ce que presuppose, de ce qu’entraTne ce croisement, et, en consequence, des implications de ce colloque. Ce cadrage est fait en trois temps : selon un commentaire de ce croisement et selon les reformulations des notions de transgression, d’avant-garde ; puis, selon les manieres de fables que proposent, a propos de la transgression, du nouveau, de la frontiere, trois ecrivains, Joseph Conrad, Carlos Fuentes, Gertrude Stein - c’est-a-dire deux ecrivains qui encadrent la periode des avant-gardes europeennes, et un ecrivain qui appartient a ces avant-gardes ; puis, enfin, selon une reflexion sur le con-traste qui se dessine, au regard de la transgression, entre les avant-gardes et ce que nous disent ces manieres de fables. Primerjalna književnost (Ljubljana) 27/2004, Special Issue 7 I. On fait d’abord deux commentaires sur cette definition du colloque. D’un point de vue typologique, elle allie transgression, espace, identite, nouveau et litterature. D’un point de vue historique, si nous comprenons bien, elle croise des references aux avant-gardes, au modemisme et au post-modemisme, a la memoire culturelle, au nouvel espace europeen et a la litterature Slovene. Chacun des points de vue croise, de fait, un rappel de la definition des avant-gardes et un rappel des transferts d’identite, dans le temps et dans l’espace. La vulgate de la critique contemporaine, parti-culierement la vulgate des etudes culturelles et du post-modemisme, qui est done un arriere-plan de cette definition du colloque, ne reconnaitrait pas de tels points de vue et de tels croisements, puisque cette vulgate se dit precisement en rupture avec la pensee des avant-gardes, avec le modernisme, places sous le signe d’un eurocentrisme. Donner, dans cette definition du colloque, ces points de vue et ces croisements, e’est done a la fois rompre avec cette vulgate et en proposer une relecture. Celle-ci peut se formuler dans les termes suivants : il peut etre precise les termes qui permettent de faire, de lire le changement, le nouveau, la continuite du changement et du nouveau dans les litteratures europeennes en rapportant ce changement et cette continuite aux donnees culturelles in-temationales, particulierement europeennes. Cette reformulation a pour condition que l’on reinterprete la transgression dont se sont reclamees les avant-gardes. Dans les avant-gardes europeennes, telles qu’on les comprend historiquement, cette transgression etait une transgression symbolique, ideologique, formelle, qui se voulait intemationale. II y avait bien alors une transgression des cultures, mais cette transgression des cultures n’etait pas pensee pour elle-meme, ni consideree comme une determination essentielle des avant-gardes - e’est le propre de l’intemationalisme que de se penser comme une composition des critiques des cultures a travers la critique de l’ideologie, du symbole, de la forme, et comme une composition des cultures, par la-meme, sans qu’il soit fait l’hypothese de transferts culturels. II suffit de dire a ce propos toutes les avant-gardes europeennes des trente premieres annees du XXC siecle. Ce constat n’exclut pas de marquer que ces avant-gardes se sont reconnues des origines nationales specifiques - origines allemandes pour l’expressionnisme, origines fran9aises pour le surrealisme, etc. (Dada est certes un contre-exemple de cela ; il faut cependant noter la brievete de ce mouvement.) Cette reconnaissance n’est done pas un interdit mis a la visee intemationale et cosmopolite. Ainsi, rompre avec la vulgate critique contemporaine et la corriger, comme le suggere la definition du colloque, revient d’abord a conserver l’hypothese du nouveau et de la transgression, et a modifier la reference a l’intemationalisme - cela revient a dire que celui-ci doit etre lu dans des termes culturels, dans des termes de passage et de transgression culturels. Cela peut encore se commenter de la maniere suivante : les avant-gardes des trente premieres annees du XXe siecle se pensaient comme globales, parce qu’elles etaient une reaction a ce qu’elle percevait comme un etat global du monde, particulierement du monde defini par une guerre mondiale, par son avant et par son apres, a une epoque oil, pour utiliser un terme contemporain, les puissances euro-peennes etaient les figures de la mondialisation. Cette rupture et cette correction reviennent aussi a ne pas lire la serie des avant-gardes sous le signe de la tradition du nouveau2, ni sous celui d’une maniere de poursuite de l’art et de la litterature pour eux-memes3. Lire ainsi les avant-gardes sous le signe de la tradition du nouveau et de la poursuite de l’art et de la litterature revient a perdre la notion de transgression et sa realite, alors que Ton entend dire le nouveau, qui suppose la transgression ideologique, symbolique, formelle. II faudrait done tenir ensemble les proprietes transgressives et culturelles des avant-gardes, bien que les avant-gardes se soient donnees comme intemationales - e’est pourquoi le surrealisme se reconnaitra d’abord dans le communisme. Cette reformulation a encore pour condition que Ton reinterprete l’hy-pothese de la transgression culturelle, telle qu’elle est presentee aujourd’hui dans les etudes culturelles. La caracterisation de cette transgression a pour conditions deux hypotheses. Premiere hypothese : toute culture en elle-meme et les cultures les une par rapport aux autres sont dans un rapport du meme et de l’autre - le probleme de l’identite et de la difference devient celui du meme et de l’autre ou que ce soit: identite et difference, affirmation de celle-la ou abolition de sa difference, telle est la question. C’est suivant ce dilemme que les etudes culturelles lisent les litteratures contemporaines, a travers le monde. II faut aussi bien dire les diverses litteratures que le jeu des litteratures entre elles. II suffit d’un seul exemple : les litteratures de la Caraifbe sont vues a la fois comme des litteratures qui presentent, en elles-memes, un tel dilemme et comme des litteratures qui font lire partout ce dilemme. Deuxieme hypothese qui est indissociable de la premiere : il est alors impossible de dire une universality, ou un droit reconnu par tous - c’est la notion meme de transgression qui est defaite puisqu’elle suppose un droit et une regie qui sont brises. II est alors une double vision des realites culturelles : d’une part, le jeu constant de Pimplication du meme et de l’autre, de l’identite et de la difference ; d’autre part, l’affrontement, egalement constant, dans une meme culture, entre cultures, du meme et de l’autre, de l’identite et de la difference. On comprend que, dans ces perspectives, la visee intemationaliste des avant-gardes ne vaille plus, et que l’on puisse jouer, entre autres choses, de la distinction du modeme et du post-modeme. Utiliser, dans le rappel implicite de telles donnees, la reference a la transgression revient, non pas a retablir la reference a l’intemationalisme, mais a recaracteriser le jeu du meme et de l’autre. Ce jeu n’est plus a considerer ni suivant l’implication du meme et de l’autre, ni suivant son opposition a une universality, a un droit reconnu par tous, mais suivant le fait meme de ce que donne a entendre la transgression, alors assimilee a une transgression de l’espace : il faut ici comprendre le passage des frontieres, quelles qu’elles soient, et d’abord les frontieres nationales et les frontieres temporelles et historiques. II en resulte des references a l’histoire, a l’espace, et a l’identite. Celle-ci ne se comprend plus seulement suivant le jeu du meme et de l’autre, mais suivant ce qu’elle devient selon le passage de la frontiere, selon le changement temporel et historique. Sans que Ton soit capable de considerer la litterature Slovene, on va tenter de nouer les reformulations qui viennent d’etre caracterisees et de preciser un peu plus les jeux de la transgression, de l’espace, de l’identite, de l’histoire, dans le cadre des avant-gardes du XXC siecle et dans des exemples litteraires qui permettent de recaracteriser ces jeux. II. Soit d’abord le rapport de la transgression et de l’avant-garde. La definition la plus simple qui puisse etre proposee de la transgression est celle donnee par Montaigne dans ses Essais et qui est indirecte mais explicite : les regies et les lois sont etablies pour ne pas etre observees. II faut comprendre : la transgression n’est que par rapport a une regie ; elle n’est que selon cette regie. Elle n’a qu’une seule finalite la rupture de cette regie. Elle est a elle-meme sa propre loi par rapport a cette regie. 11 est une variante contemporaine, semiotique, et litteraire de cette definition de Montaigne, la definition que donne Youri Lotman dans sa Structure du texte artistique : tout texte litteraire est Pexposition de divers champs se-mantiques, et l’exposition du passage d’un champ a l’autre - par exemple, de la vie a la mort -, et, en consequence, chaque fois, une transgression des caracterisations et des limites du champ semantique initial et des ca-racterisations et des limites du champ semantique suivant. Dans la logique de Y. Lotman, cela correspond au constat du defaut de traductibilite reci-proque des diverses unites semiotiques et semantiques. Dans la seule perspective de la transgression, cela revient a marquer que celle-ci est done son propre mouvement - ce mouvement qui permet de passer sa propre fin - cette fin qui permet de toujours aller. Montaigne et Y. Lotman sont ici utiles pour preciser le jeu des avant-gardes, celles des trente premieres annees du XXC siecle. La recherche et la realisation du nouveau sont choix de rupture, autrement dit, transgressions de telles regies, de telles representations, suivant la reconnaissance du mouvement propre du nouveau - il est a lui-meme sa propre fin et doit done poursuivre. II suffit de rappeler le mot d’ordre d’Ezra Pound : "Make it new!" La transgression se definit done doublement: rupture et mouvement propre de la rupture. C’est pourquoi les avant-gardes peuvent se succeder ou rivaliser. C’est pourquoi la transgression de l’avant-garde se donne toujours pour ultime et pour un jugement sur ce avec quoi elle rompt et pour un recommencement absolu du temps. Rupture de la limite, 1’avant-garde est ainsi sans limite - elle est sa propre loi. On comprend des lors qu’elle puisse se dire intemationale : elle est la rupture de toute frontiere et de tout temps. On doit aussi comprendre que, parce qu’elle est sa propre loi, elle est l’ignorance de la difference comme telle ; elle n’a pas meme besoin de se penser comme la difference. Cela explique, dans une perspective pole-mique, que l’on puisse noter une proximite entre les avant-gardes et les mouvements politiques autoritaires, totalitaires, ou fascistes. Cela explique encore que les avant-gardes puissent etre vues comme leur propre mouvement de totalisation, suivant par exemple, la tradition du nouveau - il faut alors dire l’autonomie de l’art et de la litterature suivant, par exemple encore, une maniere de totalisation temporelle - il faut alors dire la fin de l’art, de la litterature4, qui se realisent dans cette assomption cons-tante du nouveau. Cela explique enfin, comme l’a bien souligne Octavio Paz5, que les avant-gardes, dans ce souci du nouveau, entendent figurer le renouvellement du temps, de l’histoire, de tout temps, de toute histoire, qu’elles puissent se donner par la comme intemationales, comme capables de tout reconnaitre - tout temps, tout lieu, toute culture -, sans qu’elles soient cependant reconnaissance de la difference : elles sont le passage par le tout autre, selon leur mouvement propre. C’est pourquoi elles peuvent jouer des anachronismes historiques, culturels, utiliser divers temoins artistiques et culturels : il n’y a pas la la reconnaissance de la difference pour la difference, le jeu du meme et de l’autre, mais la reconnaissance de la difference selon le jeu de la transgression qui est sa propre fin. Au regard de l’histoire, il est une maniere simple de caracteriser ces avant-gardes et leur transgression. Ces avant-gardes ont pour conditions la conscience de l’histoire, Phistoricite, la conscience du probleme qu’est l’histoire. C’est pourquoi s’impose la thematique du nouveau. Mais, precisement par ce nouveau, elles deviennent comme leur propre histoire, leur propre historicite, comme quelque chose qui n’a plus acces veri-tablement a Phistoricite, lors meme que sont utilisees des references historiques. II faudrait dire ici Ezra Pound et ses Cantos, le passage de T.S. Eliot a la thematique religieuse, et, chez Andre Breton, Pimportance croissante des mythes. Le paradoxe se formule simplement : il peut y avoir une question de l’histoire ; le nouveau saisit ce qui fait ainsi question sans considerer les implications, pour le nouveau, de cette question, ni les suites de cette question. Contradictoirement, le nouveau des avant-gardes ne confoit pas le temps autre, ainsi qu’il ne confoit pas l’espace autre. Ces paradoxes des avant-gardes - un intemationalisme qui n’est pas la reconnaissance de l’autre, mais sa citation, une reaction a l’histoire qui circonscrit la reconnaissance de Phistoricite a la pratique du nouveau -ont une seule raison d’etre : les avant-gardes, parce qu’elles sont la pour-suite du mouvement de transgression, ne peuvent concevoir leur propre limite, ce qui leur fait absolument limite, ce qui est l’autre de ce mouvement de transgression - et qui ne soit pas assimilable a l’ordre6 - que ce soit l’ordre du nouveau ou celui que suppose cela qui est transgresse. III. Contre un tel jeu de transgression, il peut etre lu et defini une autre caracterisation de la transgression, dans la litterature qui precede les avant-gardes et qui illustre la transgression et dans une litterature plus recente, qui illustre egalement la transgression. Cette figuration de la transgression, qui encadre historiquement la figuration de la transgression que proposent les avant-gardes, se resume dans une notation simple : la transgression est un mouvement qui trouve sa limite dans l’indetermine, auquel la transgression fait fmalement face. Cela se dit selon deux fables, celle de Joseph Conrad dans Heart of Darkness1celle de Carlos Fuentes, dans Valiente Mundo Nuevo*. On sait que Heart of Darkness de Joseph Conrad commence en evo-quant la maniere dont les Romains se sont perdus aux frontieres invisibles de l’Angleterre. Cette invisibilite est figuree par les brumes et par la nuit. On sait que cette frontiere invisible est, dans le roman, egalement la frontiere invisible de l’autre, du cosur du monde noir. II est remarquable que, dans ce roman qui est usuellement interprete comme un roman colonial et imperial, Joseph Conrad indique explicitement la limite de tout empire, la limite de tout pouvoir de dire : l’autre en tant qu’il est la raison d’etre de l’empire, de la colonisation ; l’autre en tant qu’il est invisible et en tant qu’il est, en consequence, une determination de la conquete et de la limite mise a la conquete ; l’autre invisible en tant qu’il fixe une frontiere certaine et cependant impalpable. Cela meme commande de lire doublement le roman de Conrad. Suivant son argument explicite et suivant son argument implicite. Suivant son argument explicite : Kurz est le representation du colonialisme ; il figure l’appropriation du territoire et le dessin autoritaire de l'espace, en meme temps que l’asservissement de l’autre. Suivant son argument implicite : Kurz repete la conquete romaine de l’Angleterre et la perte devant l’autre et la nuit. Sa conquete est la fin de la conquete, a ce point ou elle entre dans la nuit de l’autre. Cette fable, que propose Heart of Darkness, dit ultimement qu’il y a toujours au moins deux mondes en un seul, meme lorsqu’on entend dessiner seulement un monde, meme lorsque l’on recuse tout principe dialogique. Aussi Heart of Darkness peut-il se lire aisement, a l'inverse de son titre, a 1’inverse d'une primaute de la notation de l’ob-scurite. Paradoxalement, la conquete fait voir, a l’occasion de la guerre, a l’occasion du litige, un lieu commun : celui de la frontiere invisible et de l’espace conquis. Cela peut encore se reformuler : bien que, dans l’ob-scurite qui entourait les campements romains de l’extremite de l’Angle-terre, rien ne put etre entendu, rien ne put etre vu, ce monde meme faisait sentir un dissensus, qui est d’abord un ecart du sensible a lui-meme - le jour et la nuit, le clair et l’obscur -, et qui ne suppose pas l’expression de cet affrontement - a cette frontiere du jour et de la nuit, du clair et de l’obscur, il n’y a precisement plus d’affrontement. Le dissensus devient la figure du partage commun : celui du meme et de l’autre, qui font partage par l’invisibilite et par la certitude de l’autre, par cette evidence, qui ne porte aucune clarte, que l’autre est une proximite et une determination. Quelle que soit la conquete, quel que soit son achievement, cette conquete est sa propre limite, sa propre frontiere. La transgression qu’est la conquete est fmalement le constat de l’implication du meme et de l’autre. On ajoutera une autre indication qui peut etre tiree de Heart of Darkness et qui est essentielle : dans une telle rencontre de l’invisibilite de la frontiere et du sujet de la frontiere, cette frontiere, ce sujet et celui qui ne les voit pas appartiennent au meme temps - le sujet qui etablit la frontiere ne figure plus ici le temps du progres, fut-ce seulement le progres technique, il est seulement du temps de cette invisibilite. Cela donne a comprendre que l’histoire suivant son developpement n’est pas ce qui peut determiner le temps de la frontiere invisible. Heart of Darkness reste cependant un roman incomplet. En substituant la figure de la noirceur a celle de l’invisibilite, il ne dit pas la lefon de son propre implicite : l’autre ne peut etre atteint; il est la constante frontiere. II ne dit pas le pas au-dela de la fable de l’affrontement, du recit de la conquete et de l’oppression : celui de l’inalienable que suppose toute conquete et qui en est a la fois la determination et la limite. La transgression ne peut etre son propre mouve-ment ni sa propre loi; elle est le constat de l’espace autre. Carlos Fuentes dispose la le9on de cet inalienable selon l’experience du continent americain et de la conquete ambivalente de ce continent. C’est alors explicitement formuler la possibility du dessin de la frontiere et de l’espace public selon la notation de l’invisibilite de l’autre, proposer le bon usage de l’invisibilite de l’autre et la solution litteraire a cette invisibilite. Dans un petit essai, qui peut etre lu en parallele avec bien d’autres essais, particulierement ceux de Geografia de la novela9, qui traitent a la fois de la litterature hispano-americaine et de la litterature europeenne, done dans un petit essai, "Conoscimientos y reconisci-mientos", recueilli dans Valiente Mundo Nuevo, Carlos Fuentes expose une these simple : la litterature hispano-americaine est une litterature du reel et une litterature de l’imagination. Cette these est banale a propos de la litterature en general et evidente a propos de la litterature hispano-americaine. Elle est cependant specifique en ce qu’elle definit cette dualite de la litterature comme un jeu d’adresse a l’autre, n’importe quel autre, et a la realite naturelle du continent. L’invisibilite de l’autre est ici attestee par l’absence de nom et, s’agissant de la nature, par le fait que la nature americaine est une excroissance qui echappe d’abord a la nomination. Dans la logique des remarques que nous proposons ici, il doit se conclure : les realites et les homines du continent hispano-americain sont ce qui doit etre nomme parce qu’ils sont ce qui est dans l’invisibilite du nom et, en consequence, dans l’alterite certaine et dans une maniere d’appel de symbolisation. L’invisibilite de l'autre est, selon Carlos Fuentes, une invisibilite disponible, qui est le moyen de la litterature. C’est la encore suggerer que les frontieres historiques et spatiales du continent ne sont que frontieres vaines au regard de cette invisibilite paradoxale et constante de l’autre et de la nature - invisibilite paradoxale puisque cet autre et cette nature sont manifestes et cependant sans noms. C’est la enfin indiquer que la litterature est connaissance et reconnaissance de ces invisibilites et, au total, geste moral : connaitre la litterature, dit Carlos Fuentes, rend plus probable la possibility de nous reconnaitre dans les autres, parce que, faut-il ajouter, la litterature est ce qui nomme tout autre ici. Cela se formule simplement et brutalement dans les termes de Carlos Fuentes : nommer l’anonyme. Le paradoxe de la transgression est qu’elle reconnait son autre meme, sous le signe de l’innomme. Rapportees a Geografia de la novela, ces remarques definissent une specificite litteraire latino-americaine dont l’equivalent, dans les littera-tures europeennes contemporaines, par exemple chez Kundera, note Carlos Fuentes, est, non pas dans ce jeu de nomination, mais dans le dessin explicite d’un espace commun des differences, dans le dessin explicite de la presence de l'autre, dans le dessin explicite d’un espace de l’autre, qui ne defait pas cependant un espace commun. C’est la probablement une lecture idealiste de la litterature europeenne contemporaine. Cette lecture est cependant symptomatique en ce qu’elle offre une correction aux theses contemporaines sur la nation et un complement a la notation de l’invisibilite paradoxale du continent americain. Correction des theses contemporaines sur la nation : il ne faut pas dire, d’une part, la nation et, d’autre part, le droit universel des differences ; il faut dire que la pensee et la figuration de l’universel sont ce qui ouvre au constat des differences. La conquete, a l’image de celle des Romains, a l’image de celle du continent americain, peut etre complete et la realisation d’une sorte d’uni-versalite. Elle est d’abord cependant ce qui rend manifeste les differences, qu’elle ne peut pas, par ailleurs, dire. C’est cela l’invisibilite. Complement a I’invisibiliteparadoxale du continent americain : cette invisibilite est cela a quoi fait face celui qui entreprend de nommer ; elle est aussi ce qui l’inclut; elle est a la fois la certitude d’une frontiere constante et d’un espace commun, l’evidence de l’inalienable des differences et la manifestation que cet inalienable fait l’espace commun. Ces deux complements disent le paradoxe constitutif du politique et, en consequence, des frontiers : les communautes ne sont, selon leurs differences, dans un espace partage que par une maniere d’impolitique - l’inalienable des differences, qui est par l’invisibilite de l’autre - ; la frontiere est tout autant la certitude de l’autre que le partage des communaute sous le signe de 1 ’Etat et de la nation. II faut repeter que le dissensus devient la figure du partage commun. L’invisibilite de l’autre selon le nom se reinterprete : elle est la condition de la communaute et de la frontiere, parce qu’elle est la possibility du dissensus et la designation de toute archeologie de la communaute et de la nation. Ces deux fables sont done explicites. Elies substituent au dessin de la transgression suivant une limite, suivant une frontiere, le dessin d’un transgression qui vient au limes, ce mot latin, qui designait l’autre cote indetermine de la frontiere. A 1’inverse de la transgression des avant-gardes, la transgression que sont la conquete de nouvelles terres, la de-couverte du Nouveau Monde, est une transgression qui trouve sa limite, reconnait toujours des espaces specifiques, n’est plus sa propre fin, mais la reconnaissance de l’implication du meme et de l’autre, lors meme que cet autre reste indicible. Cette transgression n’est pas sa propre univer-salite puisqu’elle est toujours limitee par l’indicible que marque le limes. Elle est passage de frontieres, mais aussi venue a une autre frontiere, celle du limes. Elle est transgression, mais aussi venue a toute communaute, parce qu’elle est le commun meme de la transgression et du tout autre. Elle est reconnaissance de l’histoire : au-dela du limes, il y a une autre histoire, qui n’est pas cependant dissociable de l’histoire a laquelle correspond la transgression. Elle est aussi une pratique des identites indisso-ciables : identite de celui qui transgresse - les conquerants romains dans Heart of Darkness, les conquistadores et tous les nouveaux venus dans le continent americain identite de celui qui est au-dela du limes, identite du Nouveau Monde et de ses anonymes. Elle est enfin le dessin d’un interdependence : celle de celui qui transgresse, celle de celui qui est au-dela du limes, de celui qui est anonyme dans le continent americain. Le dissensus, que fait la transgression, implique l’espace commun du meme et de l’autre. La caracterisation de la transgression, lisible dans ces fables, est done une caracterisation suivant un espace double - celui du connu et de l’inconnu qui est cependant un espace un, suivant un temps double -celui de la transgression, celui du temps qui est comme au-dela de la transgression -, qui est cependant un temps un - celui des conquerants romains et des hommes du limes, celui des nouveaux venus sur le continent americain et celui du continent meme. Sont ici defaits le temps et l’espace des avant-gardes. Subsistent les temps des identites et des nations et, en consequence, leurs espaces, a l’occasion meme de la transgression, et se dessine leur espace commun a 1’occasion du dissensus. Ces deux fables ont leur parallele dans une autre fable, celle que propose Gertrude Stein, un ecrivain contemporain des avant-gardes, et ecrivain d’avant-garde. Dans Wars I have seen'0, Gertrude Stein joue sur la notion de nouveau pour noter que le nouveau est, de fait, ce qu’il y a de plus ancien. II faut comprendre que le nouveau, qui est peut-etre transgression, a pour condition une conscience complete du passe, et qu’il traduit mieux cette conscience que la simple affirmation du passe ou que le seul attachement a ce passe. S’il en est ainsi, le nouveau est l’ancien et, en consequence, une fausse transgression du temps. S’il en est ainsi, le nouveau dans le present n’est que le point d’echange de temporalites - le passe, le present et le futur. II est done moins le nouveau comme nouveau que l’occasion d’une experience temporelle specifique. Si le nouveau est done ainsi, il fait de celui qui le pratique et de celui qui le reconnait, la composition de tous les temps selon un ordre sans chronologie et sans calcul du temps. Un tel nouveau fait de tous les temps des differences reciproques, alors qu’il est la possibility meme de la memoire. A cette meditation sur le nouveau, Wars I have seen ajoute une meditation sur les guerres. Sans qu’il y ait la une reference specifique a Gertrude Stein, il peut d’abord etre dit que la guerre est paradoxalement un ordre, en ce qu’elle suppose une preparation, une strategic, des ordres, et un desordre, en ce qu’elle est une destruction et l’inevitable defaut de calcul sur ce qui vient apres la guerre. On le sait de Clausewitz : la guerre est tout autant la guerre suivant les combats menes que la guerre suivant l’incertitude de l’apres-guerre. II y a done, dans une reference a la guerre - et nous nous tenons d’abord a cette notation generale avant de revenir a Gertrude Stein meme la reference a une transgression. Cette reference porte une caracterisation specifique de la transgression : la transgression est un calcul qui sait ce qu’elle transgresse, mais qui ne sait pas son resultat ultime. On a la a la fois la reprise de la notation de la transgression telle nous l’avons dite selon les avant-gardes, et une reprise;de la notation de la transgression, telle que nous l’avons dite a partir de Joseph Conrad, de Carlos Fuentes, et de l’indication du limes. La guerre est sa propre fin, mais aussi la venue a un indetermine. On est la enfin dans une transgression qui conceme des Etats, puisque la guerre modeme est, en principe, une guerre entre des Etats. Par quoi, l’on retrouve Vindication du dissensus, d’une part, et, d’autre part, Vindication que ce dissensus, autrement dit la transgression, devient la figure du partage commun - celui-meme de cet indetermine. Gertrude Stein joue ainsi avec les guerres et, plus particulierement, sur la notation de la preparation, sur l’indication que la guerre actuelle se fait toujours suivant ce que peut etre la guerre future - la guerre est toujours selon les calculs et les technologies les plus avancees. Remarquablement, la guerre est un calcul actuel sur le nouveau qui est manifestement a venir. De meme qu’elle est une entreprise de prise d’une autre armee, d’un autre territoire - autant de realisations parfaites de la transgression selon l’espace de meme, elle est une sorte de prise du futur. La guerre est ainsi un moyen de requalifier le nouveau, qui se veut absolument nouveau. Ce nouveau est done une tentative de captation du futur. II y a la, de fait, un commentaire du nouveau, que sont les avant-gardes par un ecrivain qui est un ecrivain d’avant-garde. II faut comprendre : dans sa transgression, ce nouveau est une maniere d’ordre, qui entend s’appliquer meme a l’avenir. Ilya done, dans cette caracterisation de la guerre, 1’inverse de la maniere dont Gertrude Stein caracterise ce qui est veritablement nouveau : le nouveau est la conscience extreme du passe. Ces notations ne sont pas le dernier mot de Gertrude Stein sur les guerres, qu’elle dit avoir vues -soit dit, entre parenthese, qu’elle n’a pas vue la guerre de Secession qu’elle evoque, elle a seulement vu la premiere guerre mondiale. Gertrude Stein peut parler des guerres qu’elle n’a pas vues comme des guerres qu’elle a vues, parce que, si la guerre est a la fois cet exercice du nouveau et du futur, elle est done aussi, comme tout ce qui est veritablement nouveau, un echange temporel. En d’autres termes toutes les guerres sont composables, comme un tableau cubiste compose des objets. Mais en indiquant cela, on indique quelque chose de plus a propos des guerres, telles qu’ont ete vues par un ecrivain et telles que sont evoquees par cet ecrivain : les guerres jouent les unes par rapport aux autres comme jouent le meme et l’autre ; elles jouent, pour reprendre des termes que Gertrude Stein applique a Pecriture, comme des repetitions, comme des differences, comme des compositions. II peut paraitre surprenant de comparer la guerre a Pecriture. La comparaison se justifie done par des notations de Gertrude Stein meme. Dans sa conference, "Composition as Explanation"11, elle definit Pecriture selon la repetition et la difference, autrement dit, selon un calcul - la repetition -, selon une transgression -la difference -, qui font ensemble un defaut de calcul et de Pecriture une maniere d’indetermine. Ainsi, Pecriture n’est du nouveau, au sens ou Gertrude Stein caracterise ce mot, qu’a la condition d’etre elle-meme, en elle-meme, une transgression, qui est done proche, mutatis mutandis, de la transgression qui a ete caracterisee a propos de Joseph Conrad et de Carlos Fuentes. Cette ecriture, qui a ete, pour Gertrude Stein, contempo-raine de deux guerres - les deux guerres mondiales -, apparait remarquablement et a la fois comme une recusation du calcul sur le futur que constitue la guerre, et comme l’equivalent de l’exercice d’incertitude qui caracterise l’apres-guerre. Bref, Pecriture, parce qu’elle est ce nouveau qui est la plus grande conscience de l’ancien, et parce qu’elle repetition et difference hors de la loi d’un calcul, est la realisation d’une transgression heureuse, qui, faut-il ajouter, dans un contraste avec ce qui a ete dit a propos de Joseph Conrad et de Carlos Fuentes, n’a pas meme besoin d’un indicible. II faut encore poursuivre selon Gertrude Stein : la guerre ne defait pas les identites, pas plus que l’ecriture ne les defait. Elies sont placees dans le jeu paradoxal du nouveau, de la repetition et de la difference, de la transgression : ces identites s’impliquent mutuellement et elles s’echangent, comme les temps s’echangent dans le nouveau. II faudrait ici rappeler la maniere dont Gertrude Stein caracterise Pablo Picasso dans The Autobiography of Alice B. Toklas'2 : seuls les Espagnols peuvent etre veritable-ment cubistes. Le cubisme est done une transgression en peinture, qui n’abolit pas l’identite culturelle, mais qui rend celle-ci comparable a d’autres identites culturelles - ainsi, l’identite americaine. IV. Ces trois fables portent done une commune lepon. II peut y avoir du nouveau qui ne contredit pas le passe - oil il y a le paradoxe du nouveau et celui de toute avant-garde qui sait cela. II peut y avoir une transgression qui n’est pas sa propre fin, mais la reconnaissance du limes - l’inde-termination qui fait la veritable frontiere et la finalite de la transgression. II peut y avoir une identification des identites culturelles et nationales qui n’interdit pas le passage des frontieres et qui ne s’enferme pas dans l’affrontement du meme et de l’autre ou dans leur melange - ce melange ne veut litteralement rien dire puisque, dans n’importe quelle situation d’hybridite culturelle, pour reprendre le terme des etudes culturelles, subsiste toujours Pimplication du meme et de l’autre. II faut comprendre que [’identification de l’identite ne vaut que selon cette implication -celle-ci interdit la seule reconnaissance de la difference pour la difference. Cette commune lefon est done une contre-lecture des caracteres les plus manifestes des avant-gardes europeennes du XXe siecle et des transgressions qu’elles affichent. Elle est, ainsi que nous l’avons dit au debut de cette contribution, une maniere de reformuler les termes du debat proposes pour ce colloque. Elle n’interdit pas cependant de reconsiderer les avant-gardes europeennes et leur transgression suivant ces termes memes. Un tel re-examen doit etre moins une redefinition des avant-gardes qu’un effort pour caracteriser ce que font lire les avant-gardes, telles qu’elles ont ete esquissees ici selon la transgression, et ce que font lire simultane-ment les fables de Joseph Conrad, de Carlos Fuentes, de Gertrude Stein, qui encadrent et accompagnent, dans la chronologie, ces avant-gardes, et qui sont aussi des histoires de transgression. II y a, dans ces avant-gardes et dans ce que disent ces fables, un meme constat et une meme question qui en resulte. Constat : l’histoire oblige a penser le temps et l’espace en concomitance - il faut fixer le changement en des lieux pour maitriser le changement - ; mais finalement, 1’experience du temps et de l’histoire l’emporte - les contenus du temps et de l’histoire ne sont envisages qu’en rapport avec cette succession, et ne peuvent plus etre fixes en exteriorite. Question : quelle peut etre la reponse a cette evidence du temps et de l’histoire ? II y a la l’epreuve de la modemite : celle du temps et de l’histoire, qui semblent valoir pour eux-memes. Les avant-gardes europeennes du XXC siecle peuvent se lire comme un effort a la fois brutal et desespere pour repondre a cette epreuve : ces avant-gardes thematisent a la fois le fait de l’histoire, du temps, de leur sequence - c’est cela qu’il faut comprendre par le choix et la pratique du nouveau -, et 1’exteriorite a laquelle on peut attacher cette sequence, et grace a laquelle celle-ci peut etre exteriorisee - c’est cela qu’il faut comprendre par Pintemationalisme des avant-gardes, par leur aptitude a citer bien des lieux. On le voit: la transgression, ideologique, symbolique, formelle, spatiale, n’est ultimement qu’une fa9on de reprendre et de recomposer les elements caracteristiques de l’epreuve du temps. Dans cette perspective, la maitrise et l’autorite que se reconnaissent les avant-gardes, traduisent moins un hegelianisme, qu’une maniere de de-doublement du geste des avant-gardes : prendre en charge le temps et l’histoire, assigner leurs donnees a l’exteriorite, et, simultanement, donner celui qui accomplit cela comme l’observateur de cela, comme celui qui est face a cela - autrement dit, comme celui qui, par cet exercice de l’avant-garde, echappe a l’epreuve du temps et de l’histoire, et entreprend de sortir de tout questionnement qui soit lie a cette epreuve. C’est pour-quoi les avant-gardes ne posent pas la question de l’identite : l’identite de ce qui est transgresse est conservee par la transgression - ainsi, dans un tableau cubiste, la perception de l’objet est transgressee, mais non son identite -, comme est conservee l’identite de celui qui transgresse. Les trois fables de Joseph Conrad, de Carlos Fuentes, de Gertrude Stein sont encore les fables de l’epreuve du temps et de l’histoire. Gertrude Stein repete les termes exacts des avant-gardes et avec Wars I have seen dispose la guerre comme ce qui illustre exemplairement cette epreuve, en meme temps qu’elle fait de l’art et de la litterature par leur identification au nouveau ce qui pose explicitement la question qui est attachee au nouveau : le nouveau ne peut etre seulement lui-meme ; il ne peut etre seulement un jeu dans la succession des contenus du temps - le nouveau comme hypertrophie traduit seulement qu’il est un autre element dans la succession des contenus du temps. S’il n’etait qu’un element dans la succession des temps, il ne ferait que repeter l’epreuve du temps et de l’histoire. C’est pourquoi le nouveau est indissolublement la question du passe - non pas d’un passe qui serait une part du jeu de la succession temporelle, mais un passe qui est comme inclus dans le nouveau alors qu’il en est, bien sur, distinct -, et la question du futur, en tant que ce futur est indetermine - il ne peut etre calcule, ainsi que Papres-guerre ne peut etre calculee. Les identites personnelles, les identites culturelles et nationales sont ce qui permet cette maniere d’abstraction a l’egard de l’epreuve du temps, cette maniere d’abstraction que constitue done la pratique du nouveau. (C’est, dans ces termes, qu’il faut comprendre, chez Gertrude Stein, la reconnaissance de la peinture abstraite, du cubisme, et le rappel constant que Pablo Picasso et Juan Gris sont des Espagnols.) Joseph Conrad et Carlos Fuentes suggerent que, meme si l’homme se donne pour l’inventeur de l’histoire - celui qui, dans les conquetes impe-riales, assigne une nouvelle histoire a des lieux qui lui sont exterieurs, et c’est la transgression maximale cet homme trouve toujours la limite de sa conquete dans le limes - dans l’invisibilite d’une autre histoire, dans l’innommable d’un autre lieu, d’une autre identite. La transgression devient l’apprentissage qu’il n’y a pas de finalite de la transgression, qu’il n’y a pas de loi de la transgression. Celle-ci doit se lire comme la reponse a un constat simple : l’alterite est constitutive de ce que je suis ; 1’autre est ce que je suis et ce que je ne suis pas. C’est pourquoi, aux frontieres de PEmpire romain, dans Heart of Darkness, et, dans le continent americain de Carlos Fuentes, cet autre est a la fois manifeste et invisible. II est remarquable que Joseph Conrad et Carlos Fuentes ne distinguent pas cette epreuve de l’autre de Pepreuve de l’histoire - celle de la colonisation qui vient au limes, celle de la colonisation qui vient a l’anonyme du continent americain. Autrement dit, la question de l’autre n’est qu’une autre fa?on de dire la question du temps et de l’histoire et que ce temps et cette histoire peuvent toujours etre autres, etre ailleurs, comme notre propre temps et notre propre histoire ont ete autres - le passe - et peuvent etre autres - le futur -, comme ils sont, en consequence, a la fois manifestes et invisibles. Ici, se justifie le croisement, que suggere la definition du colloque, entre le rappel des avant-gardes et les questions culturelles : d’une part, celles-ci peuvent se lire comme les figures de Pepreuve du temps et de l’histoire ; d’autre part, elles permettent de reconnaitre que le temps et l’histoire ne doivent pas seulement se definir comme la succession de leurs elements, mais aussi comme le jeu du meme et de l’autre que porte toute identite dans le temps et dans l’histoire. A ce point, on peut revenir aux avant-gardes. Celles-ci n’ont cesse de jouer de l’anachronisme. II suffit de dire les surrealistes, Ezra Pound, T. S. Eliot, et d’autres. L’anachronisme est une transgression de la sequence temporelle, qui peut impliquer une transgression des espaces - l’ana-chronisme ne transgresse pas les identites. II fait lire dans les avant-gardes cela meme que les fables de Joseph Conrad, de Carlos Fuentes, de Gertrude Stein donnent a lire : notre temps est et n’est pas l’autre temps. II y a la la suggestion d’une entreprise a mener : celle de la definition d’un ethos de la litterature, qui serait pertinente pour Pensemble du XXC siecle et pour les litteratures occidentales, et qui permettrait de lire une reponse continue a Pepreuve du temps et de Phistoire, de preciser le jeu, dans cette transgression, du national et de ce qui passe la national, non pas dans un post-national, mais dans la question du national, venue au bord du limes. NOTES 1 Voir cette definition aux pages 4 et 5 du programme du colloque. 2 Voir Harold Rosenberg, The Tradition of the New, Freeport, N. Y., Books for Libraries, 1971. Ed. originale 1960. 3 Voir Clement Greenberg, Art and Culture : Critical Essays, Boston, Beacon Press, 1961. 4 Ce sont les theses d’Arthur Danto, mais aussi celles de poetiques et de pratiques litteraires issues des avant-gardes - il suffit de dire Maurice Blanchot. 5 Octavio Paz, Conjunciones y disyunciones, Mexico, 1969. 6 II faudrait preciser bien des choses ici. Qu’il y ait une sorte d’hegelianisme des avant-gardes est un fait certain, qui explique aussi bien la tradition du nouveau que la poursuite de l’art et de la litterature pour eux-memes. Cet hegelianisme des avant-gardes peut etre meme projete, comme en temoignent les travaux d’Arthur Danto, sur Pensemble de 1’histoire de Part au XXC siecle et faire conclure a une identification de cette histoire de Part a l’histoire de la fin de Part. A l’inverse, il y a un caractere de rupture des avant-gardes qui peut etre lu sous le signe d’un vaste performatif, dont il faudrait faire aussi l’histoire au XXe siecle. On n’a pas la place d’entrer dans ces considerations. 7 Joseph Conrad, Heart of Darkness, publication originale en 1902. 8 Carlos Fuentes, Valiente Mundo nuevo, Mexico, Fondo de Cultura Economica, 1990. 9 Carlos Fuentes, Geografa de la novela, Madrid, Alfaguara , 1993. 10 Gertrude Stein, Wars I have seen, New York, Random House, 1945. 11 Gertrude Stein, “Composition as Explanation”, in Look at Me Now and Here 1 am : Writings and Lectures 1909-45, Londres, Penguin, 1971. Pour des commen-taires sur ces points, on peut se reporter a Peggy Kamuf, “Peace Keeping : On the Other War”, Revue de Litterature Comparee, a paraitre. 12 Gertrude Stein, The Autobiography of Alice B. Toklas, New York, Random House, 1945. Ed. originale 1933.