Sonia Vaupot, Adriana Mezeg, Gregor Perko, Mojca Schlamberger Brezar, Metka Zupančič (éds.) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS : CENT ANS D’ÉTUDES DU FRANÇAIS À L’UNIVERSITÉ DE LJUBLJANA Collection Traductologie et linguistique appliquée Ljubljana 2020 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS : CENT ANS D’ÉTUDES DU FRANÇAIS À L’UNIVERSITÉ DE LJUBLJANA ZBIRKA PREVODOSLOVJE IN UPORABNO JEZIKOSLOVJE COLLECTION TRADUCTOLOGIE ET LINGUISTIQUE APPLIQUÉE e-ISSN 2712-3855 Équipe éditoriale : Sonia Vaupot, Adriana Mezeg, Gregor Perko, Mojca Schlamberger Brezar, Metka Zupančič Lecteurs-rapporteurs : doc. dr. Marija Zlatnar Moe, izr. prof. dr. Tanja Žigon Relecture : Adriana Mezeg, Mojca Schlamberger Brezar, Sonia Vaupot, Metka Zupančič Rédacteur technique : Jure Preglau Mise en page : Aleš Cimprič Publié par : Les presses universitaires de l’Université de Ljubljana, Faculté des Lettres Édité par : le Département de traduction Pour l’éditeur : Roman Kuhar, Doyen de la Faculté des Lettres, Université de Ljubljana Ljubljana, 2020 Première édition Conception : Kofein, d. o. o. La publication est gratuite. To delo je ponujeno pod licenco Creative Commons Priznanje avtorstva-Deljenje pod enakimi pogoji 4.0 Medna-rodna licenca. / L’ouvrage est publié sous licence internationale / Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0. La publication a bénéficié du soutien de l’Agence pour la Recherche de la République de Slovénie. Les éditeurs remercient l’Agence pour la Recherche de la République de Slovénie pour son soutien financier (financement de base de la recherche No. P6-0215, P6-0218 et P6-0265). Première édition électronique. Une copie numérique de l’ouvrage est disponible sur : https://e-knjige.ff.uni-lj.si/ DOI: 10.4312/9789610604044 Kataložni zapis o publikaciji (CIP) pripravili v Narodni in univerzitetni knjižnici v Ljubljani COBISS.SI-ID=39678723 ISBN 978-961-06-0404-4 (pdf) 2 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 3 TABLE DES MATIÈRES TTable des matières4CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS TABLE DES MATIÈRES TABLE DES MATIÈRES Mot d’introduction 8 axe 1 ‒ Linguistique généraLe, Linguistique appLiquée, Linguistique contrastive, morphosyntaxe, LexicoLogie, sémantique, pragmatique La construction faire + infinitif et ses équivalents dans la langue macédonienne 18 Irina Babamova Approche sémantico-pragmatique des formules de salutation dans les émissions radiophoniques 30 Ilona Bădescu et Daniela Dincă Correspondance entre les formes de l’adjectif en croate et la détermination du nom en français 44 Gorana Bikić-Carić Discours « inexperts » sur la langue française : entre scléroses et innovations 58 Kyriakos Forakis La terminologie, outil de vulgarisation et de mise en discours pour la traduction pragmatique 72 Nicolas Froeliger Les anglicismes lexicaux en français dans les sciences humaines et sociales 92 Zoran Nikolovski L’évolution de la théorie tesniérienne de la valence dans la dérivation française, italienne, anglaise, slovène et russe 104 Galina Ovtchinnikova et Assya Ovtchinnikova Valeur discursive de l’article en français 112 Bogdanka Pavelin Lešić Pourquoi Tesnière est-il Tesnière ? Vie, œuvre et héritage 132 Patrice Pognan Les influences de Lucien Tesnière sur la grammaire du slovène : Essai de grammaire slovène par Claude Vincenot 156 Mojca Schlamberger Brezar La requête : une approche contrastive (domaine français ↔ roumain) 168 Carmen-Ștefania Stoean CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 5 TABLE DES MATIÈRES axe 2 ‒ Langue et cuLture Les cent dernières années des études françaises en Hongrie 184 Krisztián Bene La formation à l’interculturel dans le dispositif universitaire albanais 196 Elvis Bramo et Eldina Nasufi L’interculturel d’une langue indispensable à l’interaction sociale des identités culturelles différentes 204 Klementina Shiba axe 3 ‒ traduction Littéraire et spéciaLisée : pratiques, théories, formation La traduction à vue : quelles compétences ? 218 Liliana Alic Étude comparative de trois nouvelles traductions de La Couronne de la montagne 230 Dragan Bogojević et Jasmina Nikčević La traduction littéraire slovène-français entre 1919 et 2019 244 Adriana Mezeg Les tribulations intra- et interlinguistiques des noms propres. Constats et observations 260 Constantin-Ioan Mladin Difficultés et pièges dans la traduction des documents audio-visuels 280 Mariana Pitar La théorie du skopos appliquée aux traductions roumaines du roman Justine de Sade 296 Anda Rădulescu Le discours juridique : étude comparée des chaînes de référence (domaine français-roumain) 310 Cristiana-Nicola Teodorescu et Daniela Dincă Intégration de ressources collocationnelles slovène-français dans une base de données en ligne 326 Sonia Vaupot axe 4 ‒ Littérature française et Littératures francophones Le désir et l’identité : une lecture de Nedjma de Kateb Yacine 342 Daniela Ćurko 6 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS TABLE DES MATIÈRES Charles d’Orléans poète médiéval ou le cas d’un mélancolique moderne 354 Christina Dara La « tâche littéraire » dans une perspective actionnelle 370 Marie-Hélène Estéoule-Exel Des millions de masques et très peu de visages : Montesquieu et Cadalso comme préfaciers 380 Ignac Fock Sunt lacrimae rerum : naissance, langue, littérature, origine. Les Larmes de Pascal Quignard 396 Nenad Ivić Bessa Myftiu et le roman Confessions des lieux disparus : l’enfance et l’adolescence d’un écrivain 406 Camelia Manolescu Formes poétiques dans la poésie française du XXe siècle 422 Ildikó Szilágyi Les répercussions littéraires des premières mises en cause du système colonial français : le roman colonial en crise (Maroc et Indochine, 1930-1940) 434 Jean-Jacques Tatin-Gourier De l’engagement à la poétique et au-delà (Guérin, Genet, Duvert, Camus et Louis) 440 Maja Vukušić Zorica Ce qui change et ce qui reste : les « révolutions » dans l’enseignement universitaire de la littérature, en FLE 452 Metka Zupančič axe 5 ‒ didactique de L’enseignement de La Langue généraLe et spéciaLisée Le français familier dans les manuels de phonétique corrective 466 Joana Hadži-Lega Hristoska Moi et l’Autre : l’interculturel dans la classe de Français langue étrangère 480 Meta Lah Le département de français « moderne » : la cohabitation de la littérature, la linguistique et le français professionnel 496 Cheryl Toman L’utilisation des TICE pour une meilleure évaluation et autoévaluation dans l’apprentissage du FLE 506 Elona Toro Résumé slovène/Povzetek 516 Index 520 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 7 MOT D’INTRODUCTION MMot d’introduction8CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS MOT D’INTRODUCTION Cette monographie comprend une sélection de contributions présentées lors du colloque international organisé en septembre 2019 pour célébrer le centenaire des études de français à l’Université de Ljubljana. L’Université de Ljubljana est fondée en 1919, comme de nombreuses institutions académiques de l’Europe centrale issues des pays de l’ancienne Autriche-Hon- grie. La Faculté des Lettres (Filozofska fakulteta) figure parmi les premières unités pédagogiques au sein de l’Université de Ljubljana. On y proposait déjà, au cours de l’année académique 1920/21, des cours de grammaire historique du français et des cours sur l’histoire du théâtre français. Parmi les premiers enseignants slo- vènes, on compte notamment Friderik Juvančič, et un an plus tard, Franc Šturm qui joua un rôle important dans la mise en place de la romanistique au sein de la Faculté des Lettres dont il fut l’un des Doyens. Il faut également citer, parmi les pionniers des études françaises à l’Université de Ljubljana, le structuraliste et linguiste de renom Lucien Tesnière qui enseigna, de 1921 à 1924, en tant que lecteur de français à la Faculté des Lettres. Il y assura notamment des travaux pratiques de traduction vers le français. Il ne fait aucun doute que l’étude de la langue, de la littérature et de la culture françaises, à l’origine – et assurément au cours des décennies suivantes – a fortement marqué la Faculté des Lettres et en représente un des piliers fondateurs. Le colloque Contacts linguistiques, littéraires, culturels : Cent ans d’études du français à l’Université de Ljubljana voulait dresser le bilan d’un siècle d’activités très variées liées à la langue française, mais aussi se souvenir des grands chercheurs qui ont travaillé au sein de l’Université. Le but de ce colloque était de donner aux collègues du monde francophone l’occasion de réfléchir ensemble sur l’avenir de l’enseignement et des recherches dans les domaines de la francophonie à l’université ainsi que dans le milieu culturel slovène et ailleurs. Le colloque, organisé par les deux départements de la Faculté des Lettres de l’Université de Ljubljana où l’on enseigne la langue française, le Département des langues et littératures romanes et le Département de traduction, s’est déroulé à la Faculté des Lettres de Ljubljana du 12 au 14 septembre 2019. Les grands thèmes de recherche abordés dans le cadre de la francophonie touchaient aux nombreux domaines de la linguistique générale et contrastive, la sémantique lexicale, la lexicologie, la pragmatique, la stylistique, la traduction littéraire et spécialisée, la théorie de la littérature, la critique littéraire appliquée à la littérature française et aux littératures francophones ainsi qu’à la didactique. Pour orienter les dé- bats dans toutes ces disciplines, il s’agissait d’évaluer les courants de pensée, les tendances majeures et les changements advenus dans la période entre 1919 et 2019. Les différences entre les mouvements et les écoles étaient circonscrites, ainsi que les effets de surprise ou de nouveauté. Cette rencontre a également permis aux participant.e.s de se plonger dans des problèmes récurrents de traduction ou CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 9 MOT D’INTRODUCTION encore d’interculturalité observés dans le contexte du FLE, mais aussi d’explorer le rapport entre le français et d’autres langues. Face à la pluralité des thèmes de recherche, le colloque s’est articulé autour de plusieurs volets qui, par leurs orientations différentes et leurs recoupements partiels, ont suscité une réflexion sur les liens entre ces domaines d’intérêt et les nouvelles pistes de recherche qui se dessinent pour les années à venir. Les interrogations qui ont été poursuivies par les participant.e.s du colloque, et dans les contributions au présent volume, s’organisent autour de cinq grands axes présentés ci-dessous. Le premier volet, axé sur la linguistique générale, linguistique appliquée, linguis- tique contrastive, morphosyntaxe, lexicologie, sémantique, pragmatique, comporte plusieurs articles centrés autour de l’œuvre et le personnage de Lucien Tesnière. L’œuvre de Lucien Tesnière est vaste et protéiforme. En plus de sa grammaire struc- turale, il s’est intéressé au duel dans les langues slaves du Sud-Ouest, mais aussi dans l’aire mésopotamienne et dans l’aire chamito-sémitique. Les travaux qu’il a consacrés au slovène sont également nombreux. Patrice Pognan souligne la parenté entre l’œuvre de Tesnière et le développement des représentations en dépendances pour le traitement automatique des langues dans le cadre de l’école de Prague. En appliquant pour leur part la méthode tesniérienne, surtout la valence syn- taxique, Galina Ovtchinnikova et Assya Ovtchinnikova comparent les séries dérivationnelles dans les langues appartenant à différentes familles, slaves, romanes et germaniques. L’analyse des dérivés déverbaux, dénominaux et adjec- tivaux fait ainsi constater les mêmes lois valencielles en français, italien, russe, anglais et slovène. La recherche d’Irina Babamova, d’un intérêt didactique et traductologique, s’inscrit dans le cadre de la grammaire de dépendance, initiée par la syntaxe struc- turale de Lucien Tesnière. L’auteure compare la construction factitive « faire + infinitif » à des structures morphologiques et syntaxiques équivalentes encodant un sens causatif en macédonien. Le lien avec la description tesnieriène de la grammaire est visible aussi dans la contribution de Mojca Schlamberger Brezar qui présente l’organisation de la grammaire du slovène de Claude Vincenot. Elle ana- lyse la réception de cette grammaire qui n’a pas eu l’impact qu’elle mériterait dans le milieu slovène. Les articles qui touchent à la morphologie contrastive mettent en relief les questions de la détermination en français et dans les langues slaves. Gorana Bikić-Carić souligne le rôle de l’opposition entre les adjectifs définis et indéfinis en croate, et compare ce système à la détermination du nom, notamment à celui de la catégorie grammaticale de l’article en français. En rendant hommage à la contribution de Gustave Guillaume, Bogdanka Pavelin Lešić présente les valeurs discursives dans l’emploi de l’article en français. Partant des pratiques 10 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS MOT D’INTRODUCTION erronées et fautes récurrentes des étudiants croatophones, elle vise notamment à montrer que le mode de présentation de l’article peut se rapprocher du lectorat ciblé si on prend en considération l’énonciateur et le coénonciateur, mais aussi en contextualisant l’emploi. Dans la perspective pragmatique, Ilona Bădescu et Daniela Dincă analysent les formules de salutation dans les émissions radiophoniques en français et en roumain. Leur approche contrastive s’articule autour de la structure linguistique des stratégies discursives et de leur interprétation en fonction de la situation contex- tuelle, la situation extralinguistique et la fonction sémantico-pragmatique. Car- men-Ştefania Stoean analyse, à partir d’extraits de discours théâtral, l’acte de langage de la requête en adoptant une perspective contrastive entre le français et le roumain. Elle décrit des formes de manifestation au niveau de l’interaction verbale et de la structure linguistique des énoncés, et met aussi en évidence les points de convergences et de divergences entre ces deux langues. Kyriakos Forakis attire notre attention sur les discours « inexperts » émis sur la langue française à titre d’officiels qui font figure de références intangibles. Partant de quelques échantillons d’ouvrages, il se penche sur ces discours afin d’expliciter l’orientation qu’ils diffusent. Terminologie et lexicologie sont représentées dans les contributions de Nicolas Froeliger et Zoran Nikolovski. Partant d’une réflexion sur la place de la vulga- risation en traduction, Nicolas Froeliger pose que la terminologie ne se limite pas à l’étude des langues de spécialité mais, en tant que démarche en vue de la traduction, elle fonctionne comme une opération de vulgarisation et de mise en discours pour la traduction pragmatique. En étudiant la pénétration et la pré- sence des anglicismes lexicaux en français dans les sciences humaines et sociales, Zoran Nikolovski souligne leur état phonétique, graphique et sémantique. Il montre également l’influence de la langue et de la culture anglo-américaines sur la langue française dans ces domaines ainsi que les interventions de la France et du Québec relatives à ces emprunts. Dans le deuxième volet, portant sur la relation entre la langue et la culture, Krisztián Bene évoque le rôle de la langue française dans l’enseignement en Hon- grie. Il met en relief les caractéristiques les plus importantes de ce développement au cours des cent dernières années. Elvis Bramo et Eldina Nasufi présentent quelques aspects des programmes du Département de Français et du Département de Grec au sein de la Faculté des Langues Étrangères de l’Université de Tira- na. Les auteurs mettent l’accent sur la formation à l’interculturel dans le dispositif universitaire albanais. Partant de la nécessité d’intégrer la compétence interculturelle, indispensable à l’interaction sociale des différentes identités culturelles, dans l’enseignement et CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 11 MOT D’INTRODUCTION l’apprentissage du FLE en Albanie, Klementina Shiba en présente le développement dans les environnements marqués par la présence des technologies de l’information et de la communication, ainsi que du processus d’évaluation. L’axe suivant, le troisième, aborde la traduction littéraire et spécialisée. Au niveau des pratiques, Liliana Alic s’intéresse à la traduction à vue vers le roumain par le biais de considérations linguistiques et didactiques. Prenant l’exemple de la traduction à vue d’un éditorial, elle souligne les compétences nécessaires dans la formation des futurs traducteurs dans le cadre d’un programme de master de traduction. L’étude du nom propre faisant toujours l’objet de débats, Constantin-Ioan Mla- din s’intéresse aux tribulations interlinguistiques des noms propres. L’auteur présente certaines problématiques rattachées à l’identification des Np, quelques aspects récurrents liés à la traduisibilité et à l’intraduisibilité des Np ainsi que des remarques sur l’hybridisme des pratiques traductives courantes. Mariana Pitar évoque les difficultés et les pièges relatifs à la traduction des documents audio-visuels dans la formation des futurs traducteurs. Elle propose de remédier aux conditions données en adoptant diverses solutions et en transgres- sant les limites imposées. Partant des versions française et roumaine du Traité sur l’Union européenne, Cristiana-Nicola Teodorescu et Daniela Dincă présentent une étude comparative des chaînes de référence et analysent les traits communs et distinctifs concernant l’emploi des marques linguistiques pour la construction de la cohésion et de la cohérence textuelle dans le discours juridique. Sonia Vaupot présente une méthodologie d’enseignement, issue d’un projet bila- téral Proteus entre le Département de traduction de l’Université de Ljubljana et l’UFR EILA de l’Université Paris Diderot, qui porte sur la création de ressources lexicographiques slovène-français introduites dans la base Artes (Aide à la Rédac- tion de TExtes Scientifiques). Dans le cadre de la traduction littéraire, Dragan Bogojević et Jasmina Nikčević nous expliquent, à travers l’étude comparative de trois traductions de La Couronne de la montagne, du prince-poète monténégrin Petar Petrović Njegoš, en quoi cela constitue l’un des plus grands défis pour un traducteur. Les auteurs montrent également les applications pratiques que l’on peut tirer d’une approche comparative du travail de traduction, notamment pour les étudiants qui sou- haitent se perfectionner en français. Adriana Mezeg examine l’activité de traduction littéraire du slovène vers le fran- çais durant les cent dernières années, c’est-à-dire entre 1919 et 2019. Elle évalue 12 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS MOT D’INTRODUCTION le flux de l’activité traduisante à travers les différentes phases dans l’histoire et détermine les principaux acteurs ainsi que les facteurs qui ont influé sur cette activité au cours de cette période. Basant sa démarche sur la théorie du Skopos, Anda Rădulescu analyse et com- pare deux traductions roumaines du roman Justine de Sade, datant de 2005 et 2008. L’auteure met en évidence deux stratégies de traduction, une stratégie qui favorise la lettre et, l’autre, l’esprit du texte. Elle vérifie dans quelle mesure cela répond à un skopos particulier et quel statut est accordé au texte source. Le quatrième volet, centré sur la littérature française et littératures francophones, apporte les contributions sur la prose, la poésie et l’enseignement de la littérature. Daniela Ćurko évoque le personnage de Nedjma, du roman éponyme de Kateb Yacine, objet de désir et de fantasme de quatre protagonistes masculins, qui sym- bolise notamment la réappropriation de l’identité collective et de la construction de l’identité nationale au moyen du changement radical de la société algérienne de l’époque. Christina Dara raconte Charles d’Orléans ou le cas d’un mélancolique moderne. En se basant sur le corpus poétique de la Forêt de longue attente, elle démontre que la mélancolie de ce poète médiéval correspond non seulement aux acceptions du terme, repérables depuis les origines, mais aussi aux descriptions actuelles de la symptomatologie de l’état psycho-pathologique. Partant de la théorie du paratexte établie par Gérard Genette, Ignac Fock com- pare la structure narrative des préfaces de deux romans épistolaires : les Lettres persanes de Montesquieu et Lettres marocaines de Cadalso. L’auteur montre que les images typologiques ne coïncident pas entièrement avec les fonctions rhétoriques. Il repère ensuite les mécanismes narratifs par lesquels Montesquieu et Ca- dalso réussissent à atteindre le même effet rhétorique. Enfin, le motif du masque lui permet d’observer les mécanismes qui influent sur le ton et l’image poétique des deux ouvrages. La contribution de Nenad Ivić souligne les possibilités d’interprétation et les questions qu’ouvre une lecture croisée du roman Les Larmes de Pascal Quignard, de l’étude linguistique La naissance du français et de l’essai historique L’Invention de Nithard de Bernard Cerquiglini. Les liens explicites, tissés entre ces trois textes, définissent le pourtour d’un lieu, celui de la naissance d’une langue et d’une littérature. À travers le roman Confessions des lieux disparus, Camelia Manolescu propose de reconstituer l’histoire vraie de Bessa Myftiu, son enfance et adolescence, ainsi que le temps du totalitarisme albanais. L’auteure analyse l’expérience de cette écrivaine originaire de Tirana, émigrée en Suisse, qui renonce à sa langue CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 13 MOT D’INTRODUCTION maternelle en vue de se libérer des contraintes de l’ancien régime et d’écrire dans la langue de l’autre, le français, pour que tout le monde connaisse les réa- lités de son pays. Ildikó Szilágyi décrit les principales formes poétiques et les nouvelles tendances dans la poésie française du XXe siècle. Elle présente tout d’abord les nouveaux genres poétiques, évoqués dans leur ordre d’apparition : le poème en prose, le vers libre et le verset. Elle s’attache ensuite au vers régulier et aux poèmes à forme fixe. Ces repères sont destinés à une lecture critique de la poésie moderne et contemporaine. L’essor des mouvements indépendantistes dans l’empire colonial français, qu’il s’agisse du Maroc ou de l’Indochine, a un impact sur la production romanesque coloniale francophone. Partant de plusieurs ouvrages qui évoquent les répercus- sions littéraires des premières mises en cause du système colonial français, Jean- Jacques Tatin-Gourier expose comment, entre 1930-1940, le roman colonial français connaît une véritable crise. La question de l’homosexualité, étudiée à travers l’autobiographisme dans la contribution de Maja Vukušić Zorica, sera le dispositif qui remet en question l’esthétique et tracera la trajectoire des « anormaux » foucaldiens venus après An- dré Gide, plus précisément celle de Daniel Guérin, Jean Genet, Tony Duvert, Renaud Camus et Édouard Louis. Metka Zupančič aborde le domaine de la didactique de l’enseignement en FLE de la littérature française et francophone, mais aussi la question des « révolu- tions » éducatives. Elle évalue certaines tendances dans l’enseignement de la littérature, au niveau universitaire, surtout depuis une cinquantaine d’années. Partant de ses expériences personnelles ou des expériences partagées, elle tire certains parallèles entre les enseignements proposés en Slovénie, en Amérique du Nord et en France. Assurant la jonction entre le domaine littéraire et la didactique, Marie-Hélène Estéoule-Exel fait d’abord un rapide rappel sur les différentes approches du texte littéraire en français langue étrangère. Elle évoque ensuite l’exploitation des textes littéraires en rapport avec le CECRL et envisage l’enseignement de la littérature ou la « tâche littéraire » selon la perspective actionnelle. Dans le dernier volet, destiné à la didactique de l’enseignement de la langue géné- rale et spécialisée, Joana Hadži-Lega Hristoska s’intéresse à la place du français familier en classe de français langue étrangère. Elle analyse la présence d’éléments du français parlé dans quatre manuels de phonétique corrective du français afin de vérifier la manière dont cette discipline sensibilise les apprenants du français aux particularités du registre familier. 14 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS MOT D’INTRODUCTION Se penchant sur la question du Moi et de l’Autre, en fonction de la dimension interculturelle devenue de plus en plus nécessaire dans les manuels de FLE, Meta Lah constate que dans la classe de langue, l’idéal à atteindre, ce n’est plus la culture de la langue cible, mais plutôt la valorisation équilibrée entre celle-ci et celle de l’apprenant. Dans sa contribution, Cheryl Toman examine les tendances dans les départe- ments de français « moderne » en Amérique du Nord, en Europe et en Afrique francophone depuis les années 80. Elle évoque les difficultés de certains dépar- tements et s’interroge sur la question de la cohabitation de la littérature, de la linguistique et du français professionnel, mais également sur la manière dont les différents organismes du gouvernement français tentent d’intervenir et de soute- nir les efforts des enseignants. Enfin, Elona Toro dresse un état des lieux de la recherche dans le domaine de l’évaluation et s’intéresse aux spécificités et aux différences entre l’évaluation formative et l’évaluation sommative. Elle souligne l’importance de l’apport des technologies de l’information et de la communication dans l’enseignement en général, et leur utilisation pour une meilleure évaluation et autoévaluation dans l’apprentissage du français langue étrangère. Le choix des articles dans la monographie reflète la richesse de la recherche dans le champ de la linguistique, littérature, didactique et traduction, ainsi que les pratiques qui en découlent en classe de langue au sein d’un département de français à l’université. Nous pouvons également y déceler l’ébauche des perspectives du développement pour l’avenir. Nous remercions les auteur.e.s pour leur participation au colloque et pour leurs contributions au présent ouvrage. Comme le colloque était une des dernières ma- nifestations qui ont pu se dérouler en présentiel avant le confinement imposé par la pandémie du COVID-19, les souvenirs en restent encore plus vivants. L’équipe éditoriale Ljubljana, novembre 2020 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 15 AXE 1 1axe 1 ‒ Linguistique générale, linguistique appliquée, linguistique contrastive, morphosyntaxe, lexicologie, sémantique, pragmatique16CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 17 Irina Babamova LLa construction faire + infinitif et ses équivalents dans la langue macédonienne Irina Babamova Université « Sts. Cyrille et Méthode » de SkopjeAbstractInspired by the difficulties encountered by Macedonian students to properly determine the complexity of syntactic relations and semantic values which in-corporates the construction faire + infinitive, this work aims to present the functional equivalents of the French factitive construction (CF) which encode a factitive meaning in Macedonian. In default of a structure of the faire + infinitive type in the Macedonian language system, the author intends to iden-tify syntactic and semantic properties of the CF and to propose Macedonian equivalents expressing the factitive meaning. Contrastive analysis shows that this meaning can be expressed in Macedonian on lexical, morphological and syntactic level. Key words: factitive construction, causative construction, Macedonian lan-guage, French language, faire, infinitif18CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA CONSTRUCTION FAIRE + INFINITIF ET SES ÉQUIVALENTS 1 INTRODUCTION Très présente dans la langue française pour indiquer que le sujet fait faire ou cause l’action, mais ne la fait pas lui-même, la construction faire + infinitif n’est que rarement utilisée par les apprenants macédoniens du FLE, que ce soit dans leur production écrite ou orale. Ils ont souvent du mal à s’y familiariser car, faute de tour syntaxique équivalent à faire + infinitif dans le système de la langue macédonienne, cette construction présente un contraste dans le fonctionnement des deux langues. Ayant en vue cette divergence entre le français et le macédonien, notre travail aura pour objectif de présenter les particularités syntaxiques et sémantiques de la construction faire + infinitif dans le but de déterminer ses équivalents macédoniens. Réalisé dans une optique contrastive, ce travail présente un triple intérêt : du point de vue de la didactique du FLE destinée aux apprenants macédoniens ; du point de vue descriptif en linguistique contrastive franco-macédonienne ; du point de vue de la traductologie, car le corpus est issu de traductions du français vers le macédonien. Basé sur des analyses syntaxiques et sémantiques de la construction factitive, ce travail s’inscrit dans le cadre de la grammaire de dépendance, initiée par la syntaxe structurale de Lucien Tesnière. Même si les constructions factitives sont abordées de plusieurs aspects dans la langue française, une nouvelle étude réalisée dans une optique contrastive se jus- tifie par les divergences qui se manifestent entre les deux langues concernées, le français et le macédonien. Les constructions factitives (CF) en français, plus par- ticulièrement les constructions du type (se) faire + infinitif et (se) laisser + infinitif ont été abordées dans le cadre de l’étude sur la factitivité en tant que catégorie sémantique que nous avons entreprise il y a plusieurs années (Babamova 2010) dans le but de déterminer les moyens formels dont la langue macédonienne se sert pour exprimer la factitivité, ou le sens factitif, véhiculée par ces constructions. Inspirée notamment par les difficultés auxquelles se heurtent les étudiants macé- doniens pour maîtriser le fonctionnement syntaxique des CF et pour bien saisir l’ensemble des valeurs sémantiques dont la construction faire + infinitif est investie, nous nous sommes décidée de revenir sur ce sujet. Faute de tour syntaxique équivalent à faire + infinitif dans la langue macédonienne, ces constructions sont la source d’erreurs tant au niveau de la production orale ou écrite des apprenants qu’au niveau de leur traduction vers le macédonien. Les erreurs commises au niveau de la traduction vers le macédonien, plus particulièrement, nous révèlent deux obstacles importants : premièrement, la difficulté des étudiants à déterminer de façon correcte la relation syntaxique qui s’établit entre les composantes verbales de la CF (le verbe faire et le verbe à l’ infinitif) et leurs arguments ; deuxièmement, la difficulté des étudiants à rendre en macédonien le sens correct de la CF ou, autrement dit, de bien déterminer le rôle des actants. Les exercices de traduction du CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 19 Irina Babamova français vers le macédonien démontrent leur difficulté de déterminer qui fait quoi au niveau de la CF de sorte que la phrase Richard fit asseoir Suzanne au premier rang est très souvent rendue dans la langue macédonienne par la phrase * Ришар седна до Сuзан во првиот ред ( Rišar sedna do Sizan vo prviot red), dont le sens est Richard s’est assis à côté de Suzanne au premier rang. Les divergences entre le français et le macédonien au niveau de leur comportement syntaxique sont d’autant plus accentuées que l’infinitif, en tant que forme synthé- tique, a disparu du système de la langue macédonienne au cours de son évolution pour être remplacé par d’autres moyens parmi lesquels la forme analytique nommée da-construction, ou da-proposition, est la plus fréquente. Dans son livre sur l’histoire de la langue macédonienne, le linguiste macédonien explique ce phénomène : L’infinitif lui-même sortait progressivement de l’usage pour être remplacé par les da-propositions. Ce processus à caractère général balkanique com- mença dans les langues sud-slaves sous l’influence du grec, du roumain et partiellement de l’albanais. /…/ L’infinitif a disparu du macédonien et du bulgare (il n’en reste que quelques traces) /…/ Les constructions avec da, qui supplantèrent l’infinitif, correspondent aux constructions composées de l’équivalent de cette préposition suivie du conjonctif dans les langues balkaniques. Aucun nom ne peut être introduit entre la préposition et la forme verbale. Cela est propre aux langues balkaniques et témoigne de leur lien étroit dans l’évolution de ce cas.1 (Koneski 1996 : 177) Notre travail aura pour objectif de déterminer les équivalents de la CF française faire + infinitif qui véhiculent le sens factitif (la factitivité) dans la langue macé- donienne, c’est-à-dire l’idée que le sujet du verbe faire agit en sorte que le sujet du verbe à l’ infinitif réalise ou subit l’action qu’il exprime. L’expression du sens factitif sera donc considérée comme le troisième élément, ou le tertium comparationis, de notre analyse contrastive. 2 FACTITIF VS. CAUSATIF Il ne serait pas sans intérêt de revenir ici sur la relation de synonymie qui existe entre les termes factitif et causatif. Jules Marouzeau dans son Lexique de la terminologie linguistique considère les mots factitif et causatif comme synonymes car, pour l’explication de la signification du terme factitif, il renvoie au terme causatif qu’il définit de la manière suivante : « CAUSATIF : Forme verbale susceptible d’exprimer que le sujet fait faire l’action au lieu de la faire lui-même. La valeur causative s’exprime en français par l’emploi de l’auxiliaire faire. » (Marouzeau 1 La traduction du macédonien vers le français de la citation est faite par l’auteur de cet article. 20 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA CONSTRUCTION FAIRE + INFINITIF ET SES ÉQUIVALENTS 1960 : 131) D’autres auteurs préfèrent garder la distinction en français entre ces deux termes. Dans leur Dictionnaire de linguistique, Dubois et al. font remarquer : On distingue parfois le factitif qui exprime une action que l’on fait faire à quelqu’un, spécifié ou non, et le causatif, qui exprime un état résultant de l’action que l’on a faite : ainsi, le causatif Pierre a caramélisé du sucre signifie que Pierre a fait (en chauffant) que le sucre est devenu caramel. (Dubois et al. 1991 : 79) Lazard trace également une distinction entre factitif et causatif. Il appelle causatifs les tours dérivés de verbes intransitifs « faire tomber quelqu’un » et factitifs ceux qui sont dérivés de verbes transitifs « faire voir quelque chose à quelqu’un » (Lazard 1994 : 164). Desclès (1990) distingue lui aussi la causativité de la factitivité en les représentant par des schèmes différents. Dans la linguistique française, le terme de factitif est dominant et lié généralement à la CF faire + infinitif, connue également sous le nom de construction causative. Même si ces deux appellations renvoient à la construction faire + infinitif, nous retenons dans ce travail le terme de factitif pour désigner la construction faire + infinitif, car elle peut s’employer pour indiquer l’idée de causation d’un changement d’état, tout comme l’idée de causation d’une action : Il a fait pâlir Marie. (causation d’un changement d’état) Il a fait chanter Marie. (causation d’une action) De plus, le factitif n’est qu’un moyen parmi d’autres pour exprimer l’idée de cau- sation en français. N’évoquons à titre d’exemple que les verbes dérivés d’adjectifs ou de noms comme neutraliser, vitrifier qui grâce aux suffixes à valeur factitive (Grevisse 1988 : 1168) véhiculent l’idée de causation d’un changement d’état : neutraliser = rendre neutre, vitrifier = transformer en verre/rendre comme le verre. 3 LA CONSTRUCTION FAIRE + INFINITIF : PARTICULARITÉS SYNTAXIQUES Les CF ont fait l’objet de bien d’études consacrées entièrement ou partiellement à leurs particularités syntaxiques et sémantiques. Certaines d’entre elles ont mené à la formulation de conclusions sur les universaux linguistiques, notamment sur l’expression de la causation dans les langues (Givón 1984, Comrie 1989), ou sur la valence verbale et la diathèse causative (Tesnière 1976). Du point de vue de la théorie de la valence en linguistique, développée surtout par Tesnière, l’auxiliaire faire permet d’introduire un nouvel actant au sein de la CF et, par conséquent, d’augmenter la valence verbale d’un actant. Le procédé d’augmentation de la CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 21 Irina Babamova valence est défini par Tesnière de la manière suivante : « L’opération qui consiste à augmenter d’une unité le nombre des actants constitue ce qu’on appelle la diathèse causative, que les grammairiens allemands désignent généralement par le terme de diathèse factitive » (Tesnière 1976 : 260). La CF sert en général d’exemple à l’explication du fonctionnement de la voix factitive, ou voie factitive, comme désignée par Wilmet : La voie factitive installe le sujet grammatical comme sujet logique et sujet sémantique : Pierre fait chanter Marie, etc. (agent ou au bas mot respon- sable : p. ex. Pierre fait rire Marie = « est cause qu’elle rit à ses dépenses ») . Son véhicule est le coverbe faire. (Wilmet 2010 : 575) Rappelons ici que la voix est une catégorie grammaticale associée au verbe et à son auxiliaire, et qui indique la relation grammaticale entre le verbe, le sujet ou l’agent ou l’objet (Dubois et al. 1991 : 512). Dans le cadre de la voix factitive, on rajoute un argument qui occupe la place du sujet et accompagne le verbe causatif ou factitif. Son rôle est de déclencher l’ac- tion exprimée par l’infinitif. Pour effectuer ce changement syntaxique, certaines langues se servent de moyens morphologiques. Mais très souvent elles se servent de constructions comportant un verbe grammaticalisé, c’est-à-dire un verbe dont la signification principale est « faire » ou « réaliser ». C’est le cas de la langue fran- çaise et de son verbe faire accompagnant l’infinitif dans la CF. Selon Bernard Comrie (Comrie 1989), même si la construction faire + infinitif comporte deux verbes dont le premier exprime la cause et le deuxième le résultat, elle se comporte comme un prédicat composé ou comme un causatif analytique. Le verbe faire dans le cadre de la CF n’est pas un verbe à plein sens lexical et il est directement suivi du verbe à l’infinitif. L’emploi factitif du verbe faire se différencie largement de sa signification de base, car dans la construction faire+infinitif il se comporte comme un semi-auxiliaire qui assure les informations grammaticales. Un verbe est employé comme auxiliaire « quand, ayant perdu son sens propre, /…/, il est devenu un outil grammatical servant à exprimer une nuance de temps, d’aspect, de mode ou de voix » (Ponchon, cité d’après Bajrić 2008 : 176-177). Toutes ces informations grammaticales au sein de la CF sont véhiculées donc par le verbe faire. Outre cela, le contact entre le verbe faire et l’ infinitif est tellement fort qu’il n’y a que quelques formes grammaticales qui puissent les séparer, comme par exemple, certaines formes pronominales ou la deuxième partie de la négation : Faites-y dorer les artichauts…/Fais-les monter./Ne les fais pas monter. La CF est étroitement liée à la catégorie de la transitivité. On pourrait même dire que la CF est transitive par définition. L’auxiliaire faire possède la capacité de rendre transitif un verbe intransitif : Jean dort. → Paul fait dormir Jean. 22 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA CONSTRUCTION FAIRE + INFINITIF ET SES ÉQUIVALENTS 4 LA CONSTRUCTION FAIRE + INFINITIF : PARTICULARITÉS SÉMANTIQUES La sémantique de la construction factitive faire + infinitif est généralement réductible à la paraphrase sémantique selon laquelle « l’actant A (agent du verbe faire) entreprend une action à l’instigation de l’actant B (agent de l’infinitif) » : Paul fait dormir Jean. Paul = actant A, agent du verbe faire ; faire = verbe factitif (causatif) ; dormir = verbe à l’infinitif et à sens lexical plein ; Jean = actant B, agent de l’infinitif ou objet agentif. Autrement dit, l’agent du verbe factitif/causatif ( faire), qui, syntaxiquement, re-présente le sujet grammatical, agit d’une certaine manière qui a pour résultat l’ac- tion de l’actant B, l’agent du verbe à l’infinitif ou l’actant qui accomplit l’action de ce verbe. Néanmoins, Marc Wilmet dans sa Grammaire critique du français signale que les phrases : Pierre fait cuire Marie ou Pierre la fait cuire sont grandguignolesquement ambigus (Marie est agent ou … patient de cuire) et que l’emploi de la pré- position par ou la pronominalisation en désambiguïsent le sens : Pierre fait cuire à/par Marie ou Pierre lui fait cuire. (Wilmet 2010 : 567) Ces différences au niveau de l’interprétation sémantique confirment que pour pouvoir bien comprendre le sens véhiculé par la CF, il est primordial pour un apprenant macédonien de FLE de bien déterminer les rôles des actants et de bien analyser le type d’agent, le type d’action et le type aspectuel de la CF. 4.1 Présentation des rôles actantiels Selon Bernard Comrie, « Any causatif situation involves two component situa- tions, the cause and its effect (result). » (Comrie 1989 :164) Autrement dit, le processus causatif/factitif implique au moins deux actants. Le premier actant peut consister en une entité agentive à trait sémantique [+ animé], Pierre fait dormir Jean, ou bien, en une entité à trait sémantique [- animé] comme, par exemple, une chose abstraite : Ce cours m’a fait dormir ou un événement La marche en plein air m’a fait dormir. Le premier actant provoque une deuxième action et représente l’agent, c’est-à-dire l’instigateur ou le causateur. Le deuxième actant est l’objet agentif qui réalise l’action indiquée par le verbe à l’infinitif. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 23 Irina Babamova 4.1.1 Les types d’agent en fonction des traits sémantiques inhérents aux actants Examinons rapidement les types d’agent (instigateur, causateur) et d’objet agen- tif. Dans le cas de l’agent, il peut s’agir d’un instigateur [+ animé] ou [- animé] : Jean fait ouvrir la porte. ( Jean [+ animé] [+ humain]) Le dispositif fait ouvrir la porte automatiquement. ( Le dispositif [- animé]) L’objet agentif peut être marqué par les traits [+ animé] ou [- animé] : Jean fait dormir Paul. ( Paul [+ animé] [+ humain]) Jean fait entrer la voiture dans le garage. ( La voiture [- animé]) 4.1.2 Les types d’action en fonction des traits sémantiques inhérents au prédicat Les traits sémantiques inhérents aux actants ont un impact sur le type d’action et touchent au domaine intentionnel. Dans la phrase Le professeur a fait écrire les élèves, « le professeur » en tant que causateur humain provoque intentionnellement l’action des élèves. Donc, l’action exprimée par la construction faire écrire, ou plutôt par le verbe écrire est marquée par le trait sémantique [+ intention]. Le caractère intentionnel ou non-intentionnel de cette action est souvent déterminé par le contexte dans lequel est employé la CF. Ainsi, dans l’exemple En allant vers la sortie, Marie a fait tomber le verre, c’est le contexte qui implique une interprétation non-intentionnelle [- intention] de l’action exprimée par la construction faire tomber. Mentionnons ici les considérations de Gougenheim évoquées dans son Étude sur les périphrases verbales de la langue française concernant le sens de la CF : Faire suivi d’un infinitif a deux sens en français : 1. un sens causatif ; 2. un sens jussif. /…/ Comme causatif, l’emploi de faire remonte à la construction latine facere ut (ne) « faire en sorte que », où la proposition infinitive a pris la place de la subordonnée au subjonctif. En français, faire est l’auxiliaire habituel pour indiquer que le sujet donne les ordres nécessaires à l’accomplissement de l’action. (Gougenheim 1971 : 314, 325) Le sens jussif, dont parle Gougenheim, implique donc notamment que la CF dans la langue française exprime, dans une certaine mesure, un ordre ou une requête lancée par l’instigateur. Cela est surtout valable lorsque l’instigateur et l’objet agentif sont marqués par les traits sémantiques [+ animé] [+ humain] et 24 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA CONSTRUCTION FAIRE + INFINITIF ET SES ÉQUIVALENTS le prédicat par le trait sémantique [+ intention]. L’emploi de la construction faire appeler dans l’exemple suivant le montre bien, tout comme sa traduction vers le macédonien : (fr.) Le lendemain de bonne heure, M. de Renal fit appeler le vieux Sorel… (Stendhal : Le rouge et le noir, p. 24) (mac.) Утредента многу рано, г. де Ренал нареди да се повика стариот Сорел... ( Utredenta mnogu rano, g. de Renal naredi da se po- vika stariot Sorel…) (Стендал : Црвено и црно, p. 31) Le verbe naredi, qui dans la traduction vers le macédonien assume le rôle du verbe faire de la CF, est l’équivalent macédonien du verbe français ordonner. À la place du verbe naredi peuvent figurer d’autres synonymes qui expriment un ordre comme natera, naloži, dade, etc. Les équivalents macédoniens de la construction factitive faire + infinitif seront examinés plus loin. 5 TYPE ASPECTUEL DU PRÉDICAT En règle générale, l’aspect perfectif en français est lié aux temps composés alors que l’aspect imperfectif aux temps simples (Dubois et al. 1991 : 53). Lorsque l’auxiliaire faire est au présent, l’aspect imperfectif [- perfectif] du prédicat analytique faire + infinitif n’implique pas obligatoirement l’existence d’un résultat de l’action. La phrase Le professeur fait lire les élèves ne témoigne que des efforts fournis par le professeur et n’implique pas obligatoirement que les élèves lisent réellement. Le trait sémantique est donc [± résultatif]. Lorsque l’auxiliaire faire est au passé composé, l’aspect perfectif du prédicat analytique [+ perfectif] implique l’existence d’un résultat. Dans la phrase Le professeur a fait lire les élèves, le résultat peut être considéré de deux manières : soit que Les élèves lisent maintenant, soit que Les élèves ont déjà lu (qqch). De toute façon, le trait sémantique [+ résultatif] y est présent. 6 LES ÉQUIVALENTS MACÉDONIENS DE LA CONSTRUCTION FACTITIVE FAIRE + INFINITIF Comme précisé plus haut, la langue macédonienne ne connaît pas de construction qui soit calquée sur le modèle de la CF faire + infinitif. L’équivalent macédonien du verbe faire est le verbe прави (pravi), mais une construction du type * pravi CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 25 Irina Babamova + da-construction n’est pas considérée comme propre à la langue macédonienne par un locuteur natif macédonien. Cependant, cela ne veut pas dire que le sens véhiculé par les CF ne peut pas être exprimé en macédonien. Afin de déterminer les moyens auxquels peut avoir recours la langue macédonienne, nous allons nous baser sur l’analyse des rôles actantiels ainsi que sur la présence ou l’absence des traits sémantiques évoqués plus haut. 1 Jean fait construire une maison. Jean → [+ animé] [+ humain] fait construire → [+ intention] [- perfectif] [± résultatif] une maison → [- animé] Il s’agit d’une phrase dont le sujet grammatical ne s’occupe pas lui-même de la construction de la maison et dont l’objet agentif (le sujet de l’infinitif) n’est pas explicitement exprimé. On peut supposer que ce sont, par exemple, les maçons qui la construisent à la demande de Jean. Dans ce cas, la CF peut être traduite en macédonien d’au moins deux manières : soit par un verbe transitif auquel le sens factitif est inhérent, soit par une structure périphrastique analytique. 1a Жан гради куќа (Žan gradi kuќa.) 1b Жан тера/наложува/наредува/дава да му се гради куќа. (Žan tera/naložuva/nareduva/dava da mu se gradi kuќa.) Dans la phrase 1a, le verbe transitif gradi est un équivalent lexical qui permet une double interprétation de la phrase : « Jean construit une maison lui-même » et « Jean demande à quelqu’un de lui construire une maison ». Dans la phrase 1b, l’emploi de la structure périphrastique analytique tera/naložuva/nareduva/dava + da-construction comme équivalent macédonien de la CF se justifie par la présence, d’une part, du trait sémantique [+ intention] au niveau de la CF ainsi que par la présence du sens jussif évoqué par Goughenhaim plus haut, de l’autre. Les verbes macédoniens tera/naložuva/nareduva/dava peuvent tous assumer le rôle du verbe faire de la CF en fonction du degré du sens jussif vehiculé par le contexte dans lequel apparaît la phrase française. Conformément à l’explication de Tesnière citée plus haut, la structure périphrastique analytique tera/naložuva/nareduva/dava + da-construction permet d’« augmenter d’une unité le nombre des actants » (ibid. : 260) au niveau de la phrase en macédonien, que cet actant soit explicitement exprimé ou non. 2 Jean a fait chanter les enfants. Jean → [+ animé] [+ humain] a fait chanter → [+ intention] [+ perfectif] [+ résultatif] les enfants → [+ animé] 26 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA CONSTRUCTION FAIRE + INFINITIF ET SES ÉQUIVALENTS Il s’agit d’une phrase dans laquelle l’objet agentif (le sujet de l’infinitif) est explicitement exprimé. Le passé composé au niveau de la CF signale l’aspect perfectif de l’action et l’existence d’un résultat qui peut être confirmé : les enfants chantent maintenant ou les enfants chantaient (par exemple hier). Dans ce cas, la CF peut être traduite en macédonien d’au moins deux manières : soit par un verbe transitif dont la structure morphologique est modifiée par l’emploi d’un préfixe qui signale l’aspect perfectif en macédonien et qui, en même temps, représente une compo- sante factitive (ex. 2a), soit par une structure périphrastique analytique (ex. 2b). Celle-ci est composée d’un verbe préfixé à sens jussif suivi de la da-construction. Le préfixe au niveau du verbe macédonien signale la perfectivisation : 2a Жан ги РАСпеја децата. (Žan gi RASpeja decata.) 2b Жан ги НАтера децата да пејат. (Žan gi NAtera decata da pejat.) Le cas est le même pour l’exemple suivant : 3 Jean a fait dormir les enfants. 3a Жан ги ЗАспа децата. (Žan gi ZAspa decata.) 3b Жан ги НАтера децата да спијат. (Žan gi NAtera decata da spijat. ) La sémantique véhiculée par le verbe auxiliaire faire dans les phrases 2 et 3 est assurée par les préfixes raz(s)- et za- dans les traductions vers le macédonien, c’est- à-dire dans les phrases 2a et 3a. Ce sont ces préfixes qui assument, le plus souvent, le rôle de l’auxiliaire faire lorsqu’il s’agit d’opérer un changement morphologique au niveau verbal afin de proposer le bon équivalent en macédonien. Ainsi, les paraphrases sémantiques correspondant à ces deux phrases respectivement sont : « Jean a fait en sorte que les enfants chantent »/« Jean a fait en sorte que les enfants dorment ». Les phrases 2b et 3b sont des équivalents analytiques dans la langue macédonienne ou, autrement dit, des périphrases verbales qui véhiculent le sens factitif exprimé par la CF dans les phrases 2 et 3 respectivement. Ces périphrases verbales sont composées d’un verbe transitif à sens jussif (qui exprime l’ordre ou la requête) suivi de la da- construction. Le contact entre ces deux éléments n’est pas aussi fort que celui entre le verbe faire et l’infinitif au sein de la CF et il est possible de les séparer comme le montre l’exemple suivant : Професорот ги тера децата да пејат. (Profesorot gi tera decata da pejat.) = *Le professeur fait les élèves chanter. Les exemples que nous avons donnés n’illustrent que les types les plus fréquents des équivalents macédoniens de la CF. Ils confirment que le sens véhiculé par la CF (la causation d’un état ou d’une action qu’un agent autre que l’instigateur doit atteindre ou réaliser) peut être traduit en macédonien de plusieurs manières CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 27 Irina Babamova et exprimé à plusieurs niveaux malgré le fait qu’un tour syntaxique calqué sur le modèle faire + infinitif n’existe pas dans la langue macédonienne. À cette divergence entre les deux langues s’ajoute la difficulté de rendre en macédonien le sens véhiculé par l’auxiliaire faire au sein de la CF. Les équivalents macédoniens donnés plus haut montrent que le sens de la CF peut être rendu en macédonien tant au niveau lexical qu’aux niveaux morphologique et syntaxique. Son expression au ni- veau lexical est assurée par des verbes transitifs qui se prêtent à une interprétation factitive en fonction du contexte dans lequel la phrase française est employée. Tel est le verbe construire employé dans l’exemple 1a. Une autre manière de traduire le sens de la CF, c’est d’intervenir au niveau morphologique du verbe macédonien en y introduisant des préfixes qui véhiculent le sens de l’auxiliaire faire. Les pré- fixes macédoniens les plus fréquents qui intègrent ce sens dans la morphologie ver- bale sont - РАЗ(С) [- RAZ] et - ЗА [ -ZA], comme le montrent les exemples 2a et 3a. Et finalement, pour rendre le sens de la CF au niveau syntaxique, le macédonien dispose de constructions périphrastiques analytiques composées d’un verbe à sens jussif et de la da- construction comme cela est démontré dans les exemples 2b et 3b. Références bibliographiques [Babamova, Irina] Бабамова, Ирина, 2010 : Фактитивноста во францускиот и во македонскиот јазик, Скопје : Филолошки факултет „Блаже Конески“. Bajrić, Samir, 2008 : Le verbe faire en français contemporain : syntaxe et sémantique. SL 66. 143-197. Blinkenberg, Andreas, 1969 : Le problème de la transitivité en français moderne. Essai syntactico-sémanti que. Kobenhavn : Munksgaard. Comrie, Bernard, 1989 : Language universals and linguistic typology : syntax and morphology. Chicago : University of Chicago press. Danell, Karl Johan, 1979 : Remarques sur la construction dite causative. Stockholm : Almqvist &Wiksell international. Desclés, Jean-Pierre, 1990 : Langages applicatifs, langues naturelles et cognition. Paris : Hermès. Dubois, Jean, Mathée Giacomo, Louis Guespin, Christiane Marcellesi, Jean-Bap- tiste Marcellesi et Jean-Pierre Mével, 1991 : Dictionnaire de linguistique. Paris : Larousse. Givón, Talmy, 1984 : Syntax. A functional-typological introduction. Amsterdam : Benjamins. Grevisse, Maurice, 1988 : Le bon usage. Paris-Gembloux : Duculot. [Koneski, Blaže] Конески, Блаже, 1996 : Историја на македонскиот јазик. Скопје : Детска радост. 28 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA CONSTRUCTION FAIRE + INFINITIF ET SES ÉQUIVALENTS Lazard, Gilbert, 1994 : L’actance. Paris : Presses Universitaires de France. [Marouzeau, Jules, Lexique de la Terminologie Linguistique : Français, Allemand, Anglais, Italien.] Марузо, Жюл, 1960 : Словарь лингвистических терминов (перевод с француского, Н. Д. Андреева). Москва : Издательство иностранной литературы. Stendhal, 1957 : Le rouge et le noir I, II. Paris : le Club du meilleur livre. [Stendhal, Le rouge et le noir I, II ] Стендал, 1979 : Црвено и црно I, II. (Превод од француски јазик Милка Анчева). Скопје : Мисла, Култура, македонска книга, Наша книга. Tesnière, Lucien, 1976 : Éléments de syntaxe structurale. Paris : Klincksieck. Wilmet, Marc, 2010 : Grammaire critique du français. Bruxelles : De boeck, Duculot. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 29 Ilona Bădescu et Daniela Dincă AApproche sémantico-pragmatique des formules de salutation dans les émissions radiophoniques Ilona Bădescu et Daniela Dincă Université de CraiovaAbstractOur paper analyses the discursive strategies used in starting and concluding a conversation between the moderator of the radio broadcasts and their guest(s) who is or are live by phone: greeting formulas, addressing terms, votive terms and/or thanking formulas. In addition, we favour a French-Romanian com-parative approach by a contrastive analysis of the linguistic structure of dis-cursive strategies and their interpretation according to the following factors: the contextual situation (radio broadcasts), the extralinguistic situation (live broadcasts) and the semantic-pragmatic function (establishing contact and taking leave). From this point of view, we found that, if the initial greeting is mandatory to initiate media communication (between the moderator and the audience, on the one hand, and the moderator and his guests, on the other hand), the ending greeting can vary culturally, sometimes being replaced by a votive and/or thanking formula. Key words: discursive strategies, greeting formulas, addressing terms, votive terms, thanking formulas30CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS APPROCHE SÉMANTICO-PRAGMATIQUE DES FORMULES DE SALUTATION 1 INTRODUCTION Même si les formules de salutation disposent d’un inventaire extrêmement riche dans la langue roumaine, leur analyse a fait l’objet d’un nombre assez réduit d’études stylistiques. Le premier à les avoir étudiées a été George Caragaţă, qui a surpris la dimension sociale et conventionnelle des formules de salutation associées à des symboles : « Les formules de salutation ne sont que des symboles qui établissent les relations entre homme et homme en fonction de leur état d’âme. Autrement dit, elles sont les signes du contact social entre les individus. » (Caragaţă 1939 : 61) Après quarante ans, Marica Pietreanu (1984 : 29) a repris cette idée, ajoutant la dimension culturelle des formules de salutation considérées comme des : « clichés linguistiques ayant la valeur de symboles à motivation ethnoculturelle, ce qui fait qu’ils soient utilisés selon des règles où l’imitation s’harmonise avec la création ». De nos jours, on retrouve une définition complète sur la nature stylistique et pragmatique des salutations chez Constantin Mladin : « Les salutations sont de structures verbales conventionnelles, très figées, des énoncés ritualisés, fortement tributaires aux habitudes langagières d’une culture » (Mladin 2003 : 191). Pour donner une image complète de la définition des formules de salutation dans la lit- térature de spécialité roumaine, on pourrait ajouter la dichotomie norme vs. usage qui fait prévaloir, selon Daiana Felecan, la tyrannie de l’usage : « les formules de salutation sont /…/ des innovations qui tendent à se généraliser dans la langue sous la tyrannie de l’usage. /…/ on suspend la norme conventionnelle /…/ en faveur de l’adéquation contextuelle » (Felecan 2015 : 17). Dans ce contexte, notre article se propose d’analyser les formules de salutation proprement dites, mais aussi les formules qui sont destinées à faciliter l’entrée et la sortie dans l’échange verbal entre les modérateurs des émissions radiopho- niques et leur(s) invité(s) qui entre(ent) en direct par téléphone : des termes d’adresse et/ou des formules votives ou de remerciement. En plus, nous privilé- gions l’approche comparative français-roumain par une analyse contrastive de la structuration linguistique des stratégies discursives et de leur interprétation selon les facteurs suivants : le lien avec le contexte (émissions radiophoniques), la situation extralinguistique (émissions en direct) et la fonction sémantico-pragmatique (prendre contact et prendre congé). Notre travail s’inscrit dans le domaine de l’analyse conversationnelle et de la prag- matique interculturelle par l’approche qualitative des émissions radiophoniques. Le corpus d’analyse est formé de deux émissions radiophoniques représentatives pour les deux espaces culturels : France Inter et România în direct (fr. « Roumanie en direct »), émissions radiophoniques d’intérêt général, diffusées du lundi au vendredi, où le modérateur invite les auditeurs à s’exprimer sur les thèmes d’ac- tualité économique, politique et culturelle. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 31 Ilona Bădescu et Daniela Dincă 2 TYPOLOGIE DES STRATÉGIES DISCURSIVES : OUVRIR ET CLORE UNE CONVERSATION Afin d’analyser les stratégies discursives utilisées à l’ouverture et à la clôture des émissions radiophoniques, nous utiliserons deux critères de classification nous permettant de les envisager selon deux perspectives : syntagmatique et paradig- matique. La première nous permettra d’établir le paradigme des formules de sa- lutation initiales ou finales qui peuvent se combiner ou se substituer à d’autres types de formules (formules votive et/ou formules de remerciement), tandis que la deuxième nous fournira la typologie des interactions que le modérateur des émissions radiophoniques établira avec ses invités. 2.1 Le critère paradigmatique Pour analyser les stratégies discursives selon le critère paradigmatique, nous avons emprunté la typologie de H. Weinrich (1989) qui distingue quatre paradigmes par rapport aux signes qui sont tout spécialement destinés à établir le contact du dialogue : (1) les formules de salutation ; (2) les formules d’apostrophe ou appellatifs d’apostrophes ; (3) les morphèmes phatiques ; (4) les interjections. Ces morphèmes sont à leur tour distingués selon quatre « nuances » : l’entrée en dialogue, la continuation du dialogue, la sortie du dialogue, l’assenti- ment et la contradiction. (Weinrich 1989 : 490-503) Si les formules de salutation sont des formules à statut indépendant pour ou- vrir ou clore la communication, les formules d’apostrophe ou appellatifs d’apos- trophes sont les termes d’adresse qui : désignent l’ensemble des expressions dont dispose le locuteur pour dési- gner son (ou ses) allocutaire(s). Ces expressions ont : a) une valeur déic- tique : elles expriment la deuxième personne, c’est-à-dire le destinataire du message ; b) une valeur relationnelle : ces formes servent à établir un type particulier de lien social. (Kerbrat-Orecchioni 1994 : 15) Quant aux morphèmes phatiques, ils ont plusieurs « nuances » et ils apparaissent aussi à l’entrée et à la sortie du dialogue, les deux moments qui font l’objet de notre analyse. Pour ces deux moments, notre analyse a mis en évidence deux types de formules phatiques : formules votives et formules de remerciement. Les premières font partie des « échanges phatiques, dont le rôle est à la fois technique (garder ouvert le canal de communication) et social (créer ou renforcer un lien même vague entre les participants) » (Kerbrat-Orecchioni 1994 : 67). Elles 32 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS APPROCHE SÉMANTICO-PRAGMATIQUE DES FORMULES DE SALUTATION peuvent apparaître à l’ouverture et/ou à la clôture de l’échange verbal et sont des- tinées à charger les formules de salutation de valeurs positives facilitant la prise de contact ou la séparation : « un acte rituel, relevant de la politesse linguistique, et notamment de la politesse positive : c’est un acte positif, un ‘FFA’ (Face Flattering Act) que le locuteur utilise pour valoriser la face positive de son allocutoire. » (Katsiki 2000 : 93-94) Mais, selon Mladin (2003 : 192), la distinction entre les formules de salutation et les formules votives est considérée comme fragile pour les raisons suivantes : (1) « tout acte de salutation suppose l’existence d’un verbe désidératif ( bonjour = je vous souhaite une bonne journée) ; (2) elles peuvent se substituer comme formules d’ouverture ou de clôture ( Bonne journée au lieu de Au revoir) ». C’est pourquoi Mladin (ibid.) propose de faire la distinction entre deux caté- gories : (1) formules pures (de salutations/souhaits) ; (2) formules bivalentes (bifonctionelles). En ce qui concerne l’addition ou la substitution des formules de salutation, d’une part, et les formules votives et de remerciement, d’autre part, les spécialistes sou- lignent la superposition de valeurs au détriment de la substitution d’une formule à l’autre. La substitution totale d’une valeur à une autre n’apparaît finalement que comme un cas limité, donc exceptionnel ; la complexité pragmatique des énoncés se ra-mène généralement /.../ à un phénomène d’addition, c’est-à-dire à une super- position de valeurs hiérarchisées, la hiérarchie des valeurs illocutoires résultant à la fois du degré de codification de l’acte indirect, et de l’action du contexte. (Kerbrat-Orecchioni 1996 : 10) 2.2 Le critère syntagmatique Du point de vue de la relation locuteur-interlocuteur, López (2016) propose la typologie suivante : 1) les formules actives (formules unidirectionnelles dans lesquelles le sens de l’interaction va de l’émetteur au destinataire : L1→L2) ; 2) les formules réactives (formules unidirectionnelles dont la direction est l’inverse de la précédente : L1←L2) ; 3) les formules bi-réactives (formules unidirectionnelles produites par L1 comme une intervention réactive à la réponse de L2, qui à son tour est une réaction à l’intervention initiative de L1 : L1→L2 : L2→L1 ; L1→L2) ; CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 33 Ilona Bădescu et Daniela Dincă 4) les formules activo-réactives (formules qui, à l’intérieur de l’échange, peuvent apparaître aussi bien dans une intervention active que réactive : L1←→L2). Sur les quatre types de formules, nous n’en analyserons que trois, les formules réactives ne faisant pas l’objet de notre étude car elles se caractérisent par un échange verbal établi par le destinataire avec l’émetteur, ce qui n’est pas le cas pour les émissions radiophoniques analysées. 3 LES ÉMISSIONS RADIOPHONIQUES : DE L’OUVERTURE À LA CLÔTURE Comme la plupart des interactions, les émissions radiophoniques se déroulent selon le schéma suivant : séquence d’ouverture, corps de l’interaction, séquence de clôture. Notre analyse porte uniquement sur les séquences d’ouverture et de clôture de l’émission qui comportent des formules de salutation, mais aussi des formules votives et des formules de remerciement. Les facteurs pris en compte dans l’analyse des deux émissions radio sont : (1) le contexte (émissions en di- rect avec les appels téléphoniques des auditeurs qui veulent entrer en direct pour exprimer leurs opinions) ; (2) le statut/le rôle des interlocuteurs (statuts égaux/ inégaux) et (3) le spécifique de la relation de communication (dialogue sur des thèmes d’actualité). Dans l’analyse des émissions radiophoniques, nous avons structuré la présenta- tion en fonction de deux types de formules : 1) formules initiales actives (L1→L2) et activo-réactives (L1←→L2) ; 2) formules finales actives (L1→L2), activo-réactives (L1←→L2) et bi-ré- actives (L1→L3 ; L3→L1 ; L1→L3). Comme nous avons également envisagé l’analyse contrastive des formules d’ou- verture et de clôture en français et en roumain, nous avons, par la suite, dégagé les structures communes et les structures spécifiques à chacune des deux langues. 3.1 Formules initiales Pour initier la conversation, le modérateur engage deux types de formules : for- mules actives quand il s’adresse au public (L1→L2) et formules activo-réactives quand il s’adresse à son ou ses interlocuteur(s) (L1←→L2). 34 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS APPROCHE SÉMANTICO-PRAGMATIQUE DES FORMULES DE SALUTATION 3.1.1 Formules initiales actives (L1→L2) Pour initier la conversation avec le public, le modérateur utilise deux structures communes pour les deux langues : (1) formule de salutation + terme d’adresse ; (2) formule de salutation + formule votive + terme d’adresse. La première structure est la plus usuelle car elle associe une formule de salutation neutre, ritualisée, de type Bonjour ! en français et Bună ziua! en roumain, accompagnée d’un terme d’adresse ou appellatif : (1) Fr. : Bonjour à toutes et à tous ! Fr. : Bonjour, chers auditeurs ! Roum. : Bună ziua tuturor! (fr. « Bonjour à tous ! ») Roum. : Bună ziua, stimaţi ascultători! (fr. « Bonjour, chers auditeurs ! ») Roum. : Bună ziua tuturor, dragi ascultători! (fr. « Bonjour à tous, chers auditeurs ! ») Le terme d’adresse à tous a suscité l’intérêt des linguistes qui ont constaté que, malgré l’absence de son statut d’« appellatif en apostrophe », il remplit pragmatiquement la fonction de forme nominale d’adresse : « La formule bonjour à tous n’est pas, grammaticalement, une forme nominale d’adresse, dans la mesure où ce n’est pas une apostrophe. Par contre, pragmatiquement, elle fonctionne comme une forme nominale d’adresse. » (Béal et Détrie 2013) La deuxième structure commune ajoute à la formule de salutation une formule votive ; (2) Fr. : Bonjour à tous et bienvenue dans notre émission ! Roum. : Bună ziua şi bun găsit tuturor! (fr. « Bonjour, comme il est bon de vous revoir ! ») De la mise en parallèle des deux formules votives, française et roumaine, il ressort qu’il y a une différence de perspective entre les deux versions : en français, c’est le modérateur qui accueille les auditeurs dans son espace radiophonique ( Bienvenue dans notre émission), tandis qu’en roumain, c’est le modérateur qui entre dans l’intimité des auditeurs ( Je vous ai bien retrouvé). En plus, par opposition au français, le roumain peut utiliser la formule votive en tant que formule bifonctionnelle pour la salutation initiale afin de personnaliser la conversation et de donner un caractère plus subjectif qu’impersonnel à l’émission : CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 35 Ilona Bădescu et Daniela Dincă (3) Roum. : Bun găsit tuturor! (fr. « Bienvenue à tous ! ») Roum. : Bun găsit dumneavoastră! (fr. « Comme il est bon de vous revoir ! ») Mais, au-delà de la valeur bifonctionnelle de la formule votive en roumain, les deux langues gardent le caractère obligatoire des termes d’adresse qui s’expriment par des appellatifs notionnels définis ( chers auditeurs) ou indéfinis ( tous, vous). 3.1.2 Formules initiales activo-réactives (L1←→L2) Dans le cas de l’interaction activo-réactive, la formule de salutation est suivie par un terme d’adresse qui représente l’identification de l’invité par le modérateur, que ce soit par le prénom, dans le cas d’une certaine familiarité entre les deux interlocuteurs, par le nom complet (prénom + nom de famille) ou par d’autres appellatifs nominaux ( monsieur, monsieur le directeur) pour instaurer une relation interpersonnelle plus ou moins marquée : (4) Fr. : Lionel, Bonjour ! ↔ Bonjour ! Fr. : Bonjour, Jehan ↔ Bonjour ! Fr. : Bonjour, Edgar Morin ! ↔ Bonjour, monsieur ! Fr. : Bonjour, Jean ↔ Bonjour à tous et à toutes ! Roum. : Domnule director, bună ziua! ↔ Bună ziua! (fr. « Monsieur le directeur, bonjour ! ↔ Bonjour ! ») Roum. : Bună ziua, domnule! ↔ Bună ziua, domnule! (fr. « Bonjour, monsieur ! ↔ Bonjour, monsieur ! ») Roum. : Bună ziua, Cosmin! ↔ Bună ziua, doamnă! (fr. « Bonjour, Cos- min ! ↔ Bonjour, madame ! ») Sauf l’ordre inversé des termes d’adresse utilisés par le modérateur, on remarque aussi leur caractère facultatif du côté de l’interlocuteur qui charge la formule de salutation de deux fonctions pragmatiques : rituelle et transactionnelle. Mais le roumain s’individualise par la présence de plusieurs structures spécifiques reposant sur la présence des formules de salutations, mais aussi des formules vo- tives et de remerciement comme dans les exemples ci-dessous (5-8) : (5) Roum. : Bună ziua, bun venit! ↔ Bună ziua, bine v-am (re)găsit! (fr. « Bonjour, soyez le bienvenu ! ↔ Bonjour, comme il est bon de vous (re)voir ») Roum. : Bună ziua, bun venit! ↔ Bine v-am găsit, bună ziua! (fr. « Bonjour, soyez le bienvenu ! ↔ Comme il est bon de vous (re)voir, bonjour ! ») 36 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS APPROCHE SÉMANTICO-PRAGMATIQUE DES FORMULES DE SALUTATION (6) Roum. : Bună ziua, bun venit! ↔ Bună ziua! (fr. « Bonjour, soyez le bienvenu ! ↔ Bonjour ! ») Roum. : Bună ziua, bun venit! ↔ Bună ziua, mulţumesc! (fr. « Bonjour, soyez le bienvenu ! ↔ Bonjour, je vous remercie ! ») (7) Roum. : Bună ziua! Vă mulţumesc foarte mult! ↔ Bună ziua! (fr. « Bonjour, je vous remercie ! ↔ Bonjour ! ») (8) Roum. : Bună ziua, bun venit şi vă mulţumesc foarte mult! ↔ Bună ziua, bine v-am (re)găsit! (fr. « Bonjour, soyez le bienvenu et je vous remercie ! ↔ Bonjour, comme il est bon de vous (re)voir ! ») En ce qui concerne la structure des formules initiales activo-réactives, ces quatre exemples illustrent un seul cas de symétrie et trois cas d’asymétrie enregistrés du côté de l’interlocuteur qui utilise moins de formules que le modérateur qui as- sume le rôle de bien accueillir ses invités dans le cadre de l’émission. En effet, sous (5), il y a une symétrie des formules utilisées par les deux interlocuteurs, dans le sens que la formule de salutation initiale est accompagnée par une formule votive qui connait un ordre inversé dans le deuxième exemple. Les autres formules se caractérisent par une asymétrie traduite dans les paramètres suivants : - sous (6), la formule votive n’a pas de correspondant ou elle est remplacée par une formule de remerciement ; - sous (7), la formule de remerciement utilisée par le modérateur ne reçoit pas de réponse de la part de son interlocuteur ; - sous (8), le modérateur utilise un cumul de formules (salutation + vœu + remerciement) qui se réduisent à deux types (salutation + vœu) de la part de son interlocuteur. En français, nous avons également identifié une structure spécifique – une for- mule de salutation complémentaire symétrique cumulant les deux fonctions, ri- tuelle et transactionnelle, mais exigeant la présence d’un terme d’adresse : (9) Fr. : Ça va bien, Xavier ? ↔ Ça va ! 3.2 Formules finales Pour fermer la conversation, le modérateur utilise des formules actives (L1→L2) quand il s’adresse au public, des formules activo-réactives (L1←→L2) et parfois des formules bi-réactives (L1→L3 ; L3→L1 ; L1→L3) quand il prend congé de son ou de ses interlocuteur(s). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 37 Ilona Bădescu et Daniela Dincă 3.2.1 Formules finales actives (L1→ L2) Dans les deux langues, il y a soit une formule de salutation finale (10), soit une formule votive qui la remplace dans le but d’égayer le moment de la séparation (11) : (10) Fr. : À la semaine prochaine ! Roum. : La revedere! (fr. « Au revoir ! ») Roum. : Noapte bună! (fr. « Bonne nuit ! ») (11) Fr. : Passez une très bonne journée sur France Inter ! Roum. : O zi bună vă doresc! Roum. : Să aveţi o zi frumoasă! (fr. « Que vous ayez une bonne journée ! ») Si les formules votives sont aussi présentes à l’ouverture de l’émission, quand elles se combinent avec une formule de salutation initiale, à la clôture de l’émission, elles deviennent bifonctionnelles par la suppression de la formule de salutation. Il y a quand même une redondance en roumain (12) où la formule finale cumule une formule de vœu et un terme d’adresse, qui était obligatoirement présent à l’ouverture de l’interaction active et activo-réactive : (12) Roum. : Toate cele bune! La revedere (dragi ascultători)! (fr. « Bonne journée ! Au revoir (chers auditeurs) ! ») Il est évident que, par rapport aux formules initiales, les formules finales sont plus courtes et assurent la transition vers la séparation temporaire dans les deux langues. 3.2.2 Formules finales activo-réactives (L1←→L2) La séquence de clôture peut comporter un échange de remerciements se substi- tuant à la formule classique de salutation. On observe également que la formule de remerciement du modérateur peut être accompagnée de termes d’adresse qui, en réplique, sont absents : (13) Fr. : Je vous remercie, Lionel ! ↔ De rien ! Fr. : Merci beaucoup, Edgar Morin ! ↔ De rien ! Fr. : Merci encore ! ↔ De rien ! Roum. : Vă mulţumesc, domnule profesor! ↔ Cu plăcere! (fr. « Je vous remercie, monsieur le professeur ! ↔ De rien ! ») 38 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS APPROCHE SÉMANTICO-PRAGMATIQUE DES FORMULES DE SALUTATION Mais les deux langues comportent également des structures spécifiques. Dans la langue roumaine, notre analyse a fait relever trois types de séquences asymétriques : a. formule de remerciement ↔ formule votive (14) Roum. : Vă mulţumesc! ↔ O zi bună! (fr. « Je vous remercie ↔ Que vous ayez une bonne journée ! ») Roum. : Vă mulţumesc! ↔ O zi frumoasă! (fr. « Je vous remercie ↔ Que vous ayez une bonne journée ! ») La formule « Que vous ayez une bonne journée ! » est considérée par Rodica Zafiu (2016) comme « une nouvelle formule de salutation » par laquelle « les interlo- cuteurs (même s’ils imitent un modèle étranger) manifestent leur désir de réduire la banalité des structures standard et de les remotiver, en les chargeant d’une note d’affectivité. » b. formule de remerciement + formule votive ↔ formule de remerciement (15) Roum. : Vă mulţumesc! O zi bună! ↔ Mulţumesc! (fr. « Je vous remercie ! Que vous ayez une bonne journée ! ↔ De rien ! ») c. formule de remerciement + terme d’adresse + formule votive + formule de salutation ↔ formule de salutation + formule de remerciement (16) Roum. : Vă mulţumesc, domnule profesor! Zi frumoasă să aveţi! La revedere! ↔ La revedere! Mulţumesc! (fr. « Je vous remercie, monsieur le professeur ! Que vous ayez une bonne journée ! Au revoir ! ↔ Au revoir ! Merci ! ») Dans la langue française, on constate une multitude de séquences asymétriques se combinant de manière aléatoire dans les structures suivantes : a. formule de salutation + terme d’adresse ↔ formule de salutation (17) À demain, J.M. Lamarque ! ↔ À demain ! b. formule de remerciement + formule votive ↔ formule votive + terme d’adresse (18) Merci, bon week-end ! ↔ Bon week-end, Matilde ! c. formule de remerciement + terme d’adresse + formule votive ↔ formule de remerciement + formule de salutation (19) Merci, Anne et bon courage ! ↔ Merci. Au revoir ! d. formule de remerciement + terme d’adresse + formule de salutation ↔ Ø (20) Merci beaucoup, Arnaud Daguin, à la semaine prochaine ! CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 39 Ilona Bădescu et Daniela Dincă Les stratégies discursives utilisées à la clôture de l’échange verbal s’individualisent par l’utilisation des formules votives et de remerciement qui sont distribuées, selon Kerbrat-Orecchioni, « soit dans une réaction symétrique, soit une réaction complémentaire (remerciement) » (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 195). 3.2.3 Formules finales bi-réactives (L1→L3 ; L3→L1 ; L1→L3) Les formules finales bi-réactives sont spécifiques pour chaque langue, mais on constate que la séquence finale L1→L3 est une formule votive dans les deux langues : a. Roum. : formule de remerciement ± terme d’adresse → formule de remercie- ment + formule votive → formule votive (21) Vă mulţumesc (domnule...)! → Cu mare drag şi o zi bună vă doresc! → O zi bună! (fr. « Je vous remercie (monsieur) ! → De rien ! → Que vous ayez une bonne journée ! ») b. Fr. : formule votive → formule de salutation + formule de remerciement → formule votive (22) Je te souhaite de passer une bonne journée ! → Au revoir ! Merci à vous. → Bonne journée ! Au moment de clôture des émissions radiophoniques, le modérateur remplace la formule de salutation par des formules votives et de remerciement qui acquièrent une double fonction : acte de vœu ou de remerciement et formule de salutation finale. Sur ce point, on pourrait citer Béal et Détrie (2013 : 5) qui, dans leur ana- lyse sur les émissions radiophoniques, concluent que « les salutations sont géné- ralement omises afin de préserver un caractère plus impersonnel et institutionnel à ce type d’interaction ». En effet, la clôture de l’échange verbal est marquée par une formule de remerciement, suivie d’une formule votive, tandis que la formule de salutation proprement-dite est éliminée du dialogue afin d’enlever son carac- tère conventionnel au profit d’une charge affective marquée. 4 CONCLUSIONS Pour conclure, on pourrait dire que, en fonction du contexte de la communi- cation verbale, à savoir les émissions radiophoniques, les stratégies discursives 40 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS APPROCHE SÉMANTICO-PRAGMATIQUE DES FORMULES DE SALUTATION utilisées par le modérateur et ses invités pour l’ouverture et la clôture s’individualisent par des traits spécifiques à la communication média. En plus, l’approche contrastive a mis en évidence que leur fonctionnement pragmatique varie cultu- rellement en fonction de plusieurs paramètres : (1) la nature illocutoire de l’échange verbal ; (2) le moment communicatif (ouverture vs. clôture de l’émission) ; (3) le statut des interlocuteurs (modérateurs/invités). En effet, nous avons constaté que, si la formule de salutation initiale est obliga- toire pour engager la communication média (entre le modérateur et le public, d’une part, et le modérateur et ses invités, d’autre part), la formule de salutation finale peut varier culturellement, étant parfois remplacée par une formule vo- tive et/ou de remerciement. Par conséquent, dans les émissions radiophoniques analysées, les formules votives ont le statut de formules bifonctionnelles ou biva- lentes : elles ont la fonction conversationnelle d’ouvrir et/ou de clore l’échange verbal par un rapprochement relationnel et un passage à la communication/ séparation. Pourtant, on enregistre également certaines différences : (1) en fran- çais, les formules votives sont principalement situées à la séquence de clôture, beaucoup plus rarement en ouverture ; (2) en roumain, les formules votives sont utilisées aussi bien à l’ouverture qu’à la clôture de l’émission. Mais, ce qui rap- proche les deux langues est le fait que, dans le cas des formules activo-réactives, les formules de remerciement remplacent, dans la plupart des cas, les formules de salutation finale. Quant aux termes d’adresse, leur emploi est lié à la présence des formules de salu- tation : ils sont présents à l’ouverture de l’émission, quand le modérateur s’adresse au public et à ses invités, même si, du côté de l’interlocuteur, leur présence est facultative. En revanche, à la clôture de l’échange verbal, ils accompagnent ra- rement les formules de remercient jusqu’à leur effacement complet auprès des formules votives. Références bibliographiques Béal, Christine et Catherine Détrie, 2013 : Les formes nominales d’adresse dans les émissions d’information radiophoniques : une approche comparative des pratiques dans les radios de service public en France et en Australie. Cahiers de praxématique 60, http://journals.openedition.org/praxematique/3889. (Consulté le 29 juillet 2019) Caragaţă, George, 1939 : Formele de salutare în limba română . Buletinul Institu- tului de Filologie Română „Alexandru Philippide” VI. 60-61. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 41 Ilona Bădescu et Daniela Dincă Dincă, Daniela et Ilona Bădescu, 2019 : Formules de politesse dans les émissions télévisées. Analele Universității din Craiova. Seria Științe Filologice. Lingvistică XLI/1-2. 271-280. Felecan, Daiana, 2015 : Modalități lingvistice de adresare convenționale vs ne- convenționale. (Formule de salut vechi și noi în limba română). Diacronia 1. 1-19, http://www. diacronia.ro/ro/journal/issue/1/A4/ro/pdf. (Consulté le 5 juillet 2019) Goffman, Erving, 1974 : Les rites d’interaction. Paris : Minuit. Irimia, Dumitru, 1986 : Structura stilistica a limbii române contemporane. București : Editura Științifică și Enciclopedică. Katsiki, Stavroula, 2000 : L’échange votif en français et en grec : l’exemple de la fête du nom. Traverso, Véronique (éd.) : Perspectives interculturelles sur l’interaction. Lyon : PUL. 93-112. Kerbrat-Orecchioni, Catherine, 1990 : Les interactions verbales. I. Paris : Armand Colin. Kerbrat-Orecchioni, Catherine, 1994 : Les interactions verbales. II. Paris : Armand Colin. Kerbrat-Orecchioni, Catherine, 1996 : La conversation. Paris : Seuil. López Simó, Mireia, 2016 : Fórmulas de la conversación. Propuesta de definición y clasificación con vistas a su traducción español-francés, francés-español. Thèse de doctorat, Université d’Alicante. Mladin, Constantin Ioan, 2003 : Contributions à l’étude des formules de saluta- tions en roumain et en français. Remarques de nature stylistique et pragma- tique. Annales Universitatis Apulensis, Series Philologica 4/3. 191-197. Pietreanu, Marica, 1984 : Salutul în limba română. Studiu sociolingvistic. Bucureș- ti : Editura Știinţifică și Enciclopedică. Vincent, Diane, 2001 : Les enjeux de l’analyse conversationnelle ou les enjeux de la conversation. Revue québécoise de linguistique 30/1. 176-196. Weinrich, Harald, 1989 : Grammaire textuelle du français. Trad. Dalgalian, Gilbert et Daniel Malbert. Paris : Didier. Zafiu, Rodica, 2016 : Saluturi banale. Dilema veche 634, https://dilemaveche.ro/ sectiune/tilc-show/articol/saluturi-banale. (Consulté le 10 juillet 2019) 42 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 43 Gorana Bikić-Carić CCorrespondance entre les formes de l’adjectif en croate et la détermination du nom en français Gorana Bikić-Carić Université de ZagrebAbstractAlthough the Slavic languages, with the exception of Bulgarian and Macedo-nian, do not have the grammatical category of the article, they too have several means of expressing the determination of the noun. As for Croatian, these are jedan (one), word order, demonstratives, the use of the accusative or the genitive (especially in combination with the perfective or imperfective verbal aspect) and even the forms of the adjective. Croatian is one of the few Slavic languages that have retained the possibility of choosing between the two forms, indefinite and definite ( Nov auto je skup / A new car is expensive; Novi auto je skup / The new car is expensive). However, this difference is far from perfectly matching that between definite and indefinite articles in French. In addition, the question of the actual use of the two forms of the adjective should be raised, since, in our view, a large number of native Croatian speakers tend to overlook this opposition. We would like to explore this theme by showing the role of the opposition between the definite and indefinite adjectives in Croatian, while comparing this system to that of the grammatical category of the article in French. Key words: French, Croatian, determination of the noun, article, definite and indefinite adjectives44CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CORRESPONDANCE ENTRE LES FORMES DE L’ADJECTIF EN CROATE 1 INTRODUCTION La détermination du nom est un concept qui trouve son expression morphosyn- taxique de façons différentes dans les langues du monde. Les concepts qui sont, dans une langue, focalisés, à savoir assez importants, obtiennent « leur » catégorie grammaticale – pour la détermination du nom, c’est l’article, puisque, même si ce n’est pas le seul, c’est le concept principal qu’il exprime. Le français fait partie des langues qui ont cette catégorie grammaticale, à la dif- férence du croate. Mais, comme nous essaierons de le montrer, ce n’est pas la seule divergence à ce propos. Parmi plusieurs expressions morphosyntaxiques de la détermination du nom en croate, nous nous concentrerons ici sur les formes dites définie et indéfinie de l’adjectif, et les articles correspondants en français. 2 L’ARTICLE EN FRANÇAIS Comme les adjectifs en croate ne distinguent la forme définie et indéfinie qu’au singulier ( simpatični – forme définie, simpatičan – forme indéfinie ; nous reviendrons sur leur formation plus loin), nous aborderons ici l’article au singulier en français. Nous ne parlerons pas de l’article DU dit partitif, ou de l’article zéro, puisque ces articles ne peuvent pas être mis en relation avec les formes de l’ad- jectif en croate. Danielle Leeman souligne, en conclusion sur les propriétés sé- mantiques des déterminants définis, qu’ils présentent le référent du nom d’une part comme connu, d’autre part comme présupposé existant ; de même, l’article défini montre le référent dans son unicité ou son entièreté (Leeman 2004 : 67). Wilmet (1997 : 121) apporte quelques précisions au sujet du référent représenté comme connu. L’auteur distingue en contexte (situationnel) la situation visible ( Passe-moi le marteau), la situation contiguë ( Va me chercher le marteau à la cave) ou la situation générale ( J’ai vu le président à la télé). En cotexte (discursif) c’est la reprise littérale ( Fred m’a parlé d’un livre et d’un film intéressants. J’avais lu le livre), la reprise associative ( Fred m’a parlé d’un livre intéressant. Je connaissais déjà l’auteur), et la sous-phrase « partageant l’ensemble » durant l’élocution ( La fille que Bill a invitée hier soir me plaît). De plus, l’article défini s’emploie avec les noms abstraits et exprime l’emploi générique. Riegel, Pellat et Rioul (1999 : 154) soulignent que l’article défini s’emploie aussi pour marquer la valeur générique des noms dits massifs ( le vin/la farine/le courage/la tendresse) dont les occurrences particulières sont construites au moyen de l’article partitif. Il ne faut pas oublier l’emploi de l’article qui, tout simplement, permet au nom de fonctionner dans la phrase. Leeman (2004 : 33), qui appelle cet emploi CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 45 Gorana Bikić-Carić « intensionnel », l’explique par le fait que le déterminant n’actualise pas le nom (ne lui fait pas désigner un référent), mais permet au nom d’apparaître gramma- ticalement dans l’énoncé pour ne désigner que le concept ( L’eau est indispensable à la vie). D’après Pavelin Lešić et Damić Bohač (2016 : 13), l’article en français joue les rôles de déterminant et d’actualisateur. L’actualisation consiste à faire passer la langue dans le discours. L’article par sa présence, par son choix ou par son ab- sence, assure la transition de la virtualité abstraite du lexème aux différents degrés d’actualisation du substantif en tant que terme de l’énonciation. Les auteures précisent que le concept désigné par le substantif peut être compris dans sa to- talité ou partiellement, employé avec les substantifs comptables (dénombrables) dans le nombre précis ou imprécis d’êtres ou d’objets, employé avec les substantifs non-comptables (non dénombrables) pour indiquer une partie non précisée de la matière, de la substance, etc. (ibid. : 14). Les auteures donnent un exemple pour l’emploi de l’article LE : Le chien du voisin joue dans le jardin, en expliquant le sens déterminé dans une réalité par le fait qu’il y a un chien et non plusieurs dans le jardin, l’énonciateur et le coénonciateur savent de quel chien et de quel jardin il s’agit (ibid. : 15). Nous verrons plus loin l’importance de ce fait pour la comparaison avec les formes de l’adjectif en croate. Quant à l’article UN (ibid.), les auteures précisent qu’il s’emploie devant un subs- tantif dénombrable pour nous renseigner sur le nombre, mais non sur l’identité de l’être, de la chose ou de la qualité désignés par ce substantif : J’entends aboyer un chien. (Il s’agit d’un chien, je ne le connais pas, je suppose que mon interlocuteur ne le connaît pas.) Leeman, en parlant des indéfinis, explique qu’ils présentent le référent du nom comme un individu (être ou chose) quelconque, non identifiable par l’interlocu- teur – l’article un signifie que le locuteur soit ignore de qui précisément il s’agit, soit sait ou suppose que l’interlocuteur l’ignore, soit ne juge pas utile de donner l’information (Leeman 2004 : 45). Riegel, Pellat et Rioul (1999 : 159) expliquent que, en emploi spécifique, l’article indéfini extrait un élément particulier qui est uniquement identifié par l’apparte- nance à la classe dénotée par le nom et qui n’a fait l’objet d’aucun repérage réfé- rentiel préalable : Un enfant jouait dans la cour. On peut distinguer entre les cas où l’indéfini renvoie à un particulier non identifié, mais identifiable : Un enfant blond jouait /.../ – Qui était-ce ? et ceux où le référent n’a qu’une existence virtuelle : Je cherche un enfant blond pour tenir le rôle de Cupidon. L’emploi générique de l’article indéfini au singulier s’explique par le fait que l’élément introduit par un est considéré comme un exemplaire représentatif de toute sa classe : Autrefois, un enfant ne parlait pas à table. 46 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CORRESPONDANCE ENTRE LES FORMES DE L’ADJECTIF EN CROATE Pour notre propos, il faut retenir l’opposition entre un référent connu (l’article défini) et un référent non connu au moins de la part de l’interlocuteur (l’article indéfini). Comme nous le verrons plus loin, cette opposition ne correspond que partiellement à celle entre l’adjectif défini et indéfini en croate. 3 LES POSSIBLES ÉQUIVALENTS DE L’ARTICLE EN CROATE Comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises (par exemple, Bikić-Carić 2009), ce sont jedan (un), l’ordre des mots, les démonstratifs, l’emploi de l’accusatif ou du génitif (surtout en combinaison avec l’aspect verbal perfectif ou imperfectif) et même les formes de l’adjectif. Parmi les éléments cités, c’est pro- bablement jedan qui est le plus courant comme équivalent d’un article, à savoir de l’article indéfini. Jedan, tout en étant un numéral, peut s’employer en croate pour introduire un nom dans le discours, surtout dans la langue quotidienne. Plusieurs auteurs le soulignent : Marković (2002 : 129) estime que jedan, en perdant son caractère de numéral et en se vidant ainsi de son sémantisme lexical, devient un élément grammatical. Marković y voit deux contenus sous une seule forme. Pranjković (2000 : 343) donne lui aussi un exemple ( Sreo sam jučer jednu ženu/J’ai rencontré hier une femme) où jedan fonctionne selon lui comme un vrai article indéfini. Bajrić considère pour sa part jedan comme un article numéral (2006 : 100). L’ordre des mots est relativement souple en croate, et il peut exprimer la diffé- rence entre la cataphore et l’anaphore. Dans un exemple comme Ušlo je dijete ( Un enfant est entré), le nouvel élément se trouve à la fin de la phrase. Par contre, Dijete je ušlo peut se traduire par un nom précédé de l’article défini ( L’enfant est entré). Bien que Znika (2004 : 51) cite les démonstratifs comme expression du caractère défini du nom, d’autres auteurs, comme Silić et Marković, privilégient l’expres- sion zéro au déterminant démonstratif. Il est vrai que le contexte joue un rôle très important dans la compréhension de la détermination du nom : une phrase comme Vidjela sam mačku peut signifier J’ai vu un chat ou J’ai vu le chat. La différence entre le génitif partitif et l’accusatif peut, elle aussi, traduire une différence entre les articles partitifs et définis, surtout en combinaison avec l’aspect perfectif et imperfectif du verbe. En effet, l’aspect perfectif souligne l’accomplissement de l’action, ce qui en général veut dire que le résultat (nom à l’accusatif) est défini. C’est la différence entre pojesti (PERF) kruh (ACC)/manger (tout) le pain et jesti (IMP) kruha (GEN)/manger du pain. Nous avons traité ce point plus en détail dans un autre article (Bikić-Carić 2017). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 47 Gorana Bikić-Carić 4 LES FORMES DE L’ADJECTIF En vieux slave, il existait une différence entre les formes longues (définies) et brèves (indéfinies) des adjectifs. Les formes brèves ( blagъ, m. sg., blaga, f. sg., blago, n. sg.) se déclinaient comme les noms, tandis que les formes longues sont le résultat d’une fusion de la forme brève de l’adjectif et du pronom anaphorique correspondant ( blagъ + i > blagyi, m. sg., blaga + ja > blagaja, f. sg., blago + je > blagoje, n. sg.). Les formes longues s’utilisaient dans la fonction d’épithètes, exprimant une caractéristique du nom qui, selon l’opinion du locuteur, était connue de l’interlocuteur (Damjanović 2005 : 107). Dans la plupart des langues slaves, la distinction entre les formes longues et les formes brèves n’est plus productive : dans les langues slaves de l’Ouest et de l’Est, en général ce sont les formes longues qui se sont fossilisées, tandis qu’en bulgare et en macédonien (les seules langues slaves à posséder la catégorie grammaticale de l’article), ce sont les formes brèves (Mihaljević 2014 : 96). Dans les chapitres sur la morphologie de l’adjectif d’un ouvrage sur les langues slaves (Comrie et Corbett 2002), nous trouvons des exemples comme nový (tchèque), nowy (polonais), mais nov (bulgare) et nov (macédonien), signifiant « nouveau ». Par contre, dans les grammaires du croate l’opposition entre les formes longues et brèves est décrite comme celle qui exprime la différence entre la distinction d’un référent des autres de la même espèce ( koji?/lequel ? ) et la description d’un référent ( kakav?/ de quelle sorte ? ). Voici un exemple de la déclinaison de l’adjectif simpatičan/sympathique (toujours au singulier, puisqu’au pluriel il n’y a pas de distinction entre les formes définies et indéfinies). Nous donnons d’abord la forme indéfinie, puis la forme définie : CAS MASCULIN FÉMININ NEUTRE Nominatif simpatičan/ simpatična simpatično simpatični Génitif simpatična/ simpatične simpatična/ simpatičnog simpatičnog Datif simpatičnu/ simpatičnoj simpatičnu/ simpatičnom simpatičnom Accusatif simpatična/ simpatičnu simpatično simpatičnog Vocatif - /simpatični simpatična simpatično Locatif simpatičnu/ simpatičnoj simpatičnu/ simpatičnom simpatičnom Instrumental simpatičnim simpatičnom simpatičnim 48 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CORRESPONDANCE ENTRE LES FORMES DE L’ADJECTIF EN CROATE Il est évident que la différence n’existe qu’au masculin et, dans une moindre me- sure, au neutre. Mais, comme nous le montrerons, certains types d’adjectifs ne différencient pas du tout, morphologiquement, la forme définie et indéfinie. En croate, les adjectifs représentent une catégorie morphologiquement très riche que différents auteurs classifient de différentes manières. D’après Silić et Pranj- ković (2007 : 133), on distingue les adjectifs qualitatifs ( visoka kuća – maison haute), les adjectifs possessifs ( očeva kuća – maison du père) et les adjectifs ma-tériels ( drvena kuća – maison en bois). Les adjectifs possessifs incluent aussi les adjectifs relationnels ( gradska kuća – maison de ville). Silić et Pranjković (ibid. : 134) précisent que les adjectifs, entre autres, expriment la catégorie de l’indéfini ou du défini. D’après les auteurs, un adjectif indéfini accompagne un objet indé- fini exprimé par le nom, à savoir un objet qui est inconnu aux interlocuteurs dans une communication, tandis qu’un adjectif défini accompagne un objet défini, qui est connu aux interlocuteurs. Silić et Pranjković (ibid.) donnent des exemples comme visok stol ( une table haute), où visok répond à la question kakav? ( de quelle sorte ? ), opposé à visoki stol ( la table haute), où visoki répond à la question koji? ( lequel ? ). Nous reviendrons sur cette explication en comparant l’expression de la détermination du nom en français et en croate. Les adjectifs matériels, tout comme les adjectifs qualitatifs, distinguent la forme définie et indéfinie ( zlatan sat/une montre en or ; zlatni sat/la montre en or). Quant aux adjectifs possessifs et relationnels, nous expliquerons leurs particularités un peu plus loin. À la différence de Silić et Pranjković, Težak et Babić (1994 : 99) distinguent les adjectifs descriptifs et les adjectifs relationnels. Les adjectifs descriptifs expriment les différentes caractéristiques du nom ( dobar/bon, malen/petit, jasan/clair), tandis que les adjectifs relationnels expriment les rapports d’un nom à un autre ( pariški/ parisien, majčinski/maternel). Quant à la distinction entre le défini et l’indéfini, Tafra (1988 : 188), qui reprend la classification de Težak et Babić, appelle cette caractéristique des adjectifs l’aspect adjectival. L’aspect adjectival est, d’après Tafra (ibid. : 189), propice à tous les adjectifs, mais seuls les adjectifs descriptifs peuvent l’exprimer morphologiquement. Quant aux adjectifs relationnels, cet aspect est morphologiquement neutralisé (en reprenant l’exemple ci-dessus, il n’y a pas de différence morphologique entre « une place parisienne » et « la place parisienne » : les deux seraient traduits par la même forme de l’adjectif : pariški trg). Il en résulte que tous les adjectifs en croate n’ont pas de formes définie et indé- finie. Nous pourrions y voir une distinction entre la valeur et la forme, ce qui signifierait que tous les adjectifs peuvent avoir une valeur définie ou indéfinie, mais que seuls certains ont la forme définie ou indéfinie. De plus, il y a des situations où la morphologie et la logique ne vont pas de pair : par exemple, les règles prescrivent que les adjectifs qui expriment la possession CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 49 Gorana Bikić-Carić ( Ivanov šešir – le chapeau d’Ivan) se déclinent d’après la déclinaison indéfinie, bien que l’objet auquel ils se rapportent soit souvent défini par cet adjectif même (la question qu’il faudrait poser pour avoir la réponse Ivanov šešir serait Koji?/ Lequel ? , et non Kakav?/De quelle sorte ? ). Marković (2010 : 86) souligne le côté anaphorique des adjectifs exprimant la possession, ce qui est une caractéristique des formes définies (en dépit de la déclinaison indéfinie de ce type d’adjectifs). La situation inverse apparait dans un nombre d’adjectifs qui se reconnaissent d’après certaines terminaisons, par exemple -ski ( novinski članak/article de journal). Là non plus, on ne peut pas toujours appliquer la règle des questions Kakav? ou Koji? – novinski članak peut, par son sens, très bien être un article de journal ou l’article de journal. Tout ce qui vient d’être présenté explique le fait que l’expression de la détermi- nation du nom à l’aide de la forme appropriée de l’adjectif est très rare dans la langue quotidienne. La forme indéfinie a presque disparu au profit de la forme définie (excepté pour les adjectifs ayant la fonction d’attribut du sujet – Ivan je visok/Ivan est grand). Pranjković (2000 : 344) affirme, lui aussi, que les formes indé- finies de l’adjectif sont pratiquement disparues de la langue parlée, et même dans la communication écrite elles ne sont pas très fréquentes. Une des conséquences est le fait que, dans une communication naturelle, il est presque impossible de trouver les formes indéfinies de l’adjectif (excepté dans la fonction de l’attribut du sujet). De plus, très souvent on combine jedan (qui peut avoir la fonction de l’article indéfini) et la forme définie de l’adjectif, comme dans l’exemple jedan veliki problem (littéralement, un/le grand problème). Silić (2000 : 404) y voit la neutralisation de la catégorie de détermination/non-détermination. Marković (2002 : 131) conclut que l’aspect adjectival ne renseigne pas sur la façon dont il faut comprendre le nom croate, tout au moins non comme le ferait l’article dans les langues où il existe. Il va même plus loin et affirme que, dans le fond, la forme définie de l’adjectif ne dit pratiquement rien sur la détermination ou non-détermination de l’objet. Comme nous l’avons déjà souligné (Bikić-Ca- rić 2009 : 31), nous sommes encline à adhérer à cette opinion, non seulement pour la raison de la neutralisation morphologique, mais aussi parce que nous avons l’impression que, même là où les formes indéfinies s’utilisent dans la langue spontanée (quand l’adjectif a la fonction d’attribut du sujet) ou bien dans les textes soignés, les locuteurs natifs du croate ne sont pas conscients d’exprimer la détermination ou la non-détermination. Si l’on s’efforce à utiliser la forme indéfinie, c’est tout simplement parce que la règle le prescrit, et non parce qu’on voudrait distinguer un homme grand et l’homme grand à l’aide de l’adjectif. Dans une phrase comme Vidio sam visoka čovjeka/Vidio sam visokog čovjeka, seule la deuxième variante est naturelle, celle à la forme définie, et elle couvre les deux sens ( J’ai vu un/l’homme grand). C’est le contexte qui nous permettra de trancher pour l’un d’eux. 50 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CORRESPONDANCE ENTRE LES FORMES DE L’ADJECTIF EN CROATE 5 COMPARAISON : ARTICLE EN FRANÇAIS VS. ASPECT ADJECTIVAL EN CROATE Nous avons donc brièvement présenté ce que Tafra, comme mentionné ci-dessus, appelle l’aspect adjectival, en concluant que, non seulement dans la langue quo- tidienne la distinction entre la forme définie et indéfinie a pratiquement disparu, mais aussi que les locuteurs croatophones, même s’ils s’efforcent à utiliser la forme correcte, ne le font pas avec le but d’exprimer la détermination du nom, mais tout simplement ont l’intention de suivre les règles grammaticales. Maintenant nous voudrions aller un peu plus loin : comparer les usages corrects de l’aspect adjectival en croate et de l’article en français et montrer les différences. Nous voudrions souligner que même les usages corrects ne correspondent pas toujours (et ne peuvent pas correspondre) à l’article respectif en français. Le français et le croate se rejoignent dans l’expression de la détermination du nom qui répond à la question Koji?/Lequel (parmi plusieurs) ? : On nosi crni šešir/Il porte le chapeau noir. De même, il existe une ressemblance entre les deux langues quand il s’agit de décrire un référent introduit dans le discours ( Kakav?/De quelle sorte ? ) : On nosi crn šešir/Il porte un chapeau noir (même si la phrase en croate est très peu naturelle). On peut représenter ces rapports comme suit : Correspondance avec l’aspect adjectival en croate : Identification d’un référent connu → article/adjectif défini ( On nosi crni šešir/Il porte le chapeau noir) ; Description d’un référent qui vient d’être introduit → article/adjectif indéfini ( On nosi crn šešir/Il porte un chapeau noir). Mais, la comparaison entre le français et le croate se complique si le référent, identifié par un complément, est en même temps décrit par un adjectif : Susjedin velik pas šeće dvorištem./Le gros chien de ma voisine se promène dans la cour. Description (→ adjectif indéfini) de quelque chose qui est identifié (→ article défini). D’après les règles, en croate, il faut employer un adjectif indéfini puisqu’il s’agit d’une description ( Kakav pas? ). Il est évident que cet emploi ne peut pas être expliqué par la précision de Silić et Pranjković, d’après laquelle l’adjectif indé- fini s’emploie avec un objet inconnu aux interlocuteurs. Nous savons de quel chien il s’agit, mais il ne faut pas employer l’adjectif défini ( susjedin veliki pas) parce que cela signifierait que la voisine a plusieurs chiens et que nous parlons CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 51 Gorana Bikić-Carić de celui qui est gros. Nous devrions ajouter, pourtant, que c’est une règle que les croatophones, en général, ne respectent pas. Comme nous l’avons déjà expliqué, l’emploi des adjectifs indéfinis est très réduit dans la langue spontanée. Pour illustrer nos propos, nous avons trouvé quelques exemples dans une œuvre littéraire écrite en croate ( Muzej bezuvjetne predaje, par Dubravka Ugrešić) et traduite en français ( Le musée des redditions sans condition, traduit par Mireille Robin). Nous les avons regroupés d’après les critères suivants : 1) exemples où la forme de l’adjectif en croate correspond à l’article respec- tif en français ; 2) exemples où la forme de l’adjectif en croate ne correspond pas à l’article respectif en français - parce qu’en croate la forme de l’adjectif correspondante n’est pas employée ; - parce qu’en croate il ne serait pas correct d’employer la forme corres- pondante de l’adjectif. 1) La forme de l’adjectif en croate correspond à l’article respectif en français a) l’adjectif indéfini – l’article indéfini Treći dio, desni, ima za sadržaj pust, nadrealan gradski prostor, u De Chi- ricovoj maniri./Sur le volet de droite, on voit un paysage urbain, désert et quelque peu surréaliste, peint à la manière de Chirico. Osjećam trenutno ganuće, kao da iznutra udara o stijenke preplašen, zalutao miš./L’espace d’un instant, je suis émue, j’ai l’impression qu’ une souris égarée s’affole et se heurte aux parois de ma cage thoracique. Nous voudrions souligner que, dans une conversation, il serait peu probable de trouver ces formes indéfinies de l’adjectif. Mais, comme ici il s’agit d’une œuvre littéraire, nous supposons que l’auteure a, pour des raisons stylistiques, utilisé les formes indéfinies comme plus élégantes. b) l’adjectif défini – l’article défini Otkrivši da je u Njemačkoj uništeno 2.146 židovskih groblja, Gertz je sa stu- dentima noću krao kamene kocke s glavnog trga u Saarbruckenu./Ayant appris qu’on avait en Allemagne arasé 2 146 cimetières juifs, il a volé une nuit, avec ses étudiants, une des dalles de pierre de la place principale de Saarbruck. Ici il s’agit d’un référent connu, identifié parmi plusieurs autres (quelle place ? – la place principale). Glavnog est le génitif de la forme définie glavni ; le génitif de la forme indéfinie serait glavna. 52 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CORRESPONDANCE ENTRE LES FORMES DE L’ADJECTIF EN CROATE 2) La forme de l’adjectif en croate ne correspond pas à l’article respectif en français - parce qu’en croate la forme de l’adjectif correspondante n’est pas employée ; a) l’adjectif défini – l’article indéfini Na Kottbusser Toru neljubazni vjetar liže plakate sa združenim profilima Marxa, Lenjina i Mao Tze Tunga./À Kottbusser Tor, un vent désagréable lèche les affiches où sont réunis les profils de Marx, de Lénine et de Mao. Alaga, bezubi Ciganin iz zagrebačke Dubrave, nespretno prebire po dječjem sintisajzeru ispred Europa Centra./Devant le centre Europa, Alaga, un Tsi- gane édenté originaire du quartier de Dubrava à Zagreb, joue maladroite- ment sur un petit synthétiseur d’enfant. Na berlinskoj stanici ZOO mladi muškarac ulubljena lica sjedi na asfaltu ogoljevši nožni patrljak i prosi./À la gare Zoo, un jeune homme au visage cabossé mendie, exposant son moignon dénudé à la vue des passants. Dans ces exemples, il est clair qu’il s’agit de la description et que la question posée serait Kakav?/De quelle sorte ? , ce qui exige la forme indéfinie de l’adjectif. Pourtant, ici l’auteure a suivi la langue spontanée, qui, comme nous l’avons indiqué plus haut, très souvent n’obéit pas aux règles concernant l’emploi des formes indéfinies de l’adjectif. - parce qu’en croate il ne serait pas correct d’employer la forme correspondante de l’adjectif ; a) l’adjectif indéfini – l’article défini Bela ima na licu nedvosmislen pečat kapitulacije./Elle porte sur son front, sans ambiguïté, le sceau de la capitulation. Iz Muzeja bezuvjetne kapitulacije zapamtila sam težak, ustajao, slatkast miris./Je me souvenais de l’odeur de renfermé douceâtre qui régnait dans le musée de la Capitulation sans condition. Na berlinskoj stanici ZOO mladi muškarac ulubljena lica sjedi na asfaltu ogoljevši nožni patrljak i prosi./À la gare Zoo, un jeune homme au visage cabossé mendie, exposant son moignon dénudé à la vue des passants. C’est cette correspondance qui nous paraît la plus intéressante, puisqu’elle montre une différence entre le français et le croate dans le concept de la détermination du nom. En français, c’est l’article défini qui s’impose puisque le nom est déterminé par ses compléments. Pourtant, en croate l’adjectif est indéfini puisqu’il s’agit d’une CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 53 Gorana Bikić-Carić description (Comment est le sceau de la capitulation ? L’odeur est de quelle sorte ? Comment est le visage du jeune homme ?) 6 CONCLUSION : L’ASPECT ADJECTIVAL EN CROATE COMME ÉQUIVALENT DE L’ARTICLE EN FRANÇAIS ? Si nous voulons considérer l’aspect adjectival comme équivalent de l’article en français, nous nous heurtons à quelques difficultés. D’abord, il n’est pas facile de trouver des emplois corrects de l’aspect adjectival chez les croatophones, puisque c’est la forme définie qui l’emporte même dans les contextes où il faut poser la question Kakav? et non Koji? Il ne faut pas oublier que, comme nous l’avons montré plus haut, la différence morphologique ne se manifeste pas dans tous les genres ou même dans tous les types d’adjectifs, ce qui contribue à l’effacement du rôle de l’aspect adjectival dans le groupe nominal. Mais, même si l’on s’efforce d’employer ces formes correctement, elles ne corres- pondent que partiellement à l’expression de la détermination du nom en français. Autrement dit, outre le fait (bien connu) que dans la langue spontanée la diffé- rence entre les adjectifs définis et indéfinis s’est estompée au profit de la forme définie, nous avons essayé de mettre en évidence les limites de l’expression de la détermination du nom, et cela dans les situations où les formes correctes sont employées (ce qui est beaucoup moins exploré). Comme nous l’avons montré, dans les grammaires générales du croate, ces formes, qui peuvent aussi être appelées longues ou brèves, sont présentées comme celles qui expriment le caractère défini ou indéfini du nom. Pourtant, ces traits ne couvrent, en croate, qu’une partie de la détermination du nom dans une langue tel le français. Qui plus est, dans certains contextes, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de correspondance. À notre avis, il est important de distinguer plusieurs traits qui composent le concept de détermination et qui, en comparant des langues, peuvent même pa- raître contradictoires. Dans notre comparaison, c’est le cas où, en croate, la des- cription l’emporte sur l’identification. En effet, les questions Kakav? et Koji? , utilisées dans les grammaires du croate comme moyen de distinguer les adjectifs indéfinis et définis, ne se rapportent qu’à deux traits spécifiques. Kakav? présuppose la description d’un référent, mais ce que les grammaires du croate omettent de préciser, c’est que ce référent n’est 54 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CORRESPONDANCE ENTRE LES FORMES DE L’ADJECTIF EN CROATE pas nécessairement inconnu aux interlocuteurs et encore moins non identifié. Un exemple qui corrobore cette conclusion est mladi muškarac ulubljena lica/un jeune homme au visage cabossé. Quant à la question Koji? , pour l’adjectif défini, il faut préciser que, outre le caractère défini qu’il exprime, c’est aussi l’idée d’avoir plusieurs exemplaires parmi lesquels il est possible de choisir ( s glavnog trga u Saarbruckenu/de la place principale de Saarbruck). En français, ce n’est pas nécessairement le cas. L’emploi de l’adjectif indéfini en croate met en lumière le trait commun entre des exemples comme pust, nadrealan gradski prostor/un paysage urbain, désert et quelque peu surréaliste d’un côté et muškarac ulubljena lica/homme au visage cabossé de l’autre. Bien qu’en français les articles soient de nature différente, la même forme de l’adjectif en croate souligne le fait qu’il s’agit d’une description dans les deux cas. À notre avis, les noms traditionnels qu’on donne, en croate, aux adjectifs à la forme longue (définis) et à ceux à la forme brève (indéfinis) sont loin d’être précis ou même, tout simplement, adéquats. Cela se remarque encore plus dans une comparaison avec le français. Pourtant, ils sont ancrés dans la tradition et repris dans les nouveaux ouvrages sur la grammaire du croate (avec quelques exceptions, par exemple Marković (2010 : 87), qui, tout en reprenant les classifications des autres auteurs qui distinguent les adjectifs définis et indéfinis, propose plutôt une classification d’après les critères sémantiques). Pour répondre à la question posée plus haut, nous croyons que la correspondance entre l’aspect adjectival en croate et l’article en français est très réduite, mais que la comparaison entre le croate et le français permet de distinguer plus précisément certains traits de la détermination du nom et leurs combinaisons, comme descrip- tion avec identification vs. description sans identification, ou identification qui présuppose (ou non) plusieurs entités de la même espèce. Références bibliographiques Bajrić, Samir, 2006 : Article et/ou numéral. Soutet, Olivier (éd.) : Études de linguistique contrastive. Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne. 99-111. Bikić-Carić, Gorana, 2009 : L’article en français et en roumain avec ses équiva- lents en croate dans un corpus aligné. Studia Romanica et Anglica Zagrabiensia 54. 15-50. Bikić-Carić, Gorana, 2017 : La conceptualisation à l’intérieur du domaine nomi- nal (les cas croates et leurs équivalents en français). Pavelin Lešić, Bogdanka (éd.) : Actes du 3e Colloque Francophone International de l’Université de Zagreb. Mons : CIPA. 73-85. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 55 Gorana Bikić-Carić Comrie, Bernard et Greville G. Corbett (éds.), 2002 : The Slavonic Languages. London, New York : Routledge. Damjanović, Stjepan, 2005 : Staroslavenski jezik. Zagreb : Hrvatska sveučilišna naklada. Leeman, Danielle, 2004 : Les déterminants du nom en français : syntaxe et séman- tique. Paris : Presses Universitaires de France. Marković, Ivan, 2002 : Nešto o neodređenosti/određenosti u hrvatskome. Ras- prave Zavoda za hrvatski jezik 28. 103-150. Marković, Ivan, 2010 : Uvod u pridjev. Zagreb : Disput. Mihaljević, Milan, 2014 : Slavenska poredbena gramatika, 2. dio. Zagreb : Školska knjiga. Pavelin Lešić, Bogdanka et Darja Damić Bohač, 2016 : L’article grammatical en français. Zagreb : FF Press. Pranjković, Ivan, 2000 : Izražavanje neodređenosti/određenosti imenica u hrvats- kome jeziku. Riječki filološki dani. 343-349. Riegel, Martin, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, 1999 : Grammaire métho- dique du français. Paris : Presses Universitaires de France. Silić, Josip, 2000 : Kategorija neodređenosti/određenosti i načini njezina izražavanja. Riječki filološki dani. 401-405. Silić, Josip et Ivo Pranjković, 2007 : Gramatika hrvatskoga jezika za gimnazije i visoka učilišta. Zagreb : Školska knjiga. Tafra, Branka, 1988 : Razgraničavanje opisnih i odnosnih pridjeva. Rasprave Zavoda za hrvatski jezik 14. 185-197. Težak, Stjepko et Stjepan Babić, 1994 : Gramatika hrvatskoga jezika – priručnik za osnovno jezično obrazovanje. Zagreb : Školska knjiga. Wilmet, Marc, 1997 : Grammaire critique du français. Louvain-la-Neuve : Ha- chette Supérieur/Duculot. Znika, Marija, 2004 : Kategorija određenosti u hrvatskom jeziku. Zagrebačka slavistička škola 2003., zbornik radova. 49-64. Sources Ugrešić, Dubravka, 2002 : Muzej bezuvjetne predaje. Zagreb : Konzor & Beograd : Samizdat B92. Ugrešić, Dubravka, 2004 : Le musée des redditions sans condition, traduit par Mireille Robin. Paris : Fayard. 56 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 57 Kyriakos Forakis DDiscours « inexperts » sur la langue française : entre scléroses et innovations Kyriakos Forakis Université nationale et capodistrienne d’AthènesAbstractSome people are reluctant to recognize the inexpert’s right to discuss language facts. However, the most diverse language users are likely to produce discourses on language; and, sometimes, within statements not necessarily intended to make of language the subject of a hasty discussion on such blog, but detailed enough to present reflections involving a real position on usage. As a matter of fact, it is not uncommon for works claiming a place in the linguistic field to be due, rather than to an expert, to a highly publicized personality. Yet, if the discourses which illustrious institutions and popularising works transmit on the language are part of a grammatical tradition as deeply axiological as it is in the case of French, one can imagine what it can be like for those whose emit-ters enjoy additional credit from a large public accustomed to revering them… Our purpose is precisely to draw attention to some works of this type, in or-der to explain the direction of the discourse they disseminate. What kinds of language materials are usually used in this discourse? And, in particular, what linguistic tendencies emerge from it? The scientific and pedagogical implica-tions of such questioning are more than obvious and deserve to be discussed. Key words: sociolinguistics, folk linguistics, variety, norms, modern French58CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DISCOURS « INEXPERTS » SUR LA LANGUE FRANÇAISE 1 INTRODUCTION Faire preuve d’une activité métalinguistique poussée revient-il au seul expert stricto sensu, à savoir linguiste ou grammairien ? Répondre autrement que par la négative à ce type de question semble risqué. En effet, ce n’est pas sans étonnement – tout au moins pour le non-initié – que l’on a pu lire, il y a quelques années, une lettre ouverte des correcteurs du Monde.fr (et rédacteurs du blog Langue Sauce Piquante) à l’adresse de Nicolas Sarkozy, alors chef de l’État fran- çais. En voici un extrait singulièrement éloquent : Monsieur le président, /…/ courez vite acheter le Bescherelle – ce manuel de conjugaison ne constitue pas une bien lourde dépense pour l’État – et allez directement à la page concernant le verbe « battre » /…/. Puis, en tenant fermement le livre ouvert à la page dite, laissez glisser vos yeux et votre doigt vers la colonne « Passé simple » de ce verbe. (http://correcteurs. blog.lemonde.fr/2010/06/18/ils-se-batturent-turlututure/) À l’origine d’une telle admonestation, l’énoncé ci-après, prononcé par l’ex-pré- sident à l’occasion des commémorations, à Londres, du 70e anniversaire de l’ap- pel du Général de Gaulle : Quelles qu’avaient pu être avant la guerre leurs opinions, ils se batturent tous au fond pour la même idée de la liberté, la même idée de la civilisation. (http:// www.slate.fr/story/23315/nicolas-sarkozy-faute-conjugaison-batturent) Inutile d’ajouter combien de plumes se sont appliquées, depuis, à reproduire la perle morphologique sur un ton hautement moqueur,1 augmenté d’énumérations caricaturales tenant lieu de « guides de la Sarkolangue »… S’il est de peu fraîche date, l’exemple n’en est pas moins symptomatique du fait que les discours sur la langue ne sont guère affaire des seules instances officielles, y compris les spécialistes du domaine et les ouvrages de référence qui leur sont le plus souvent dus. Sans être grammairiens ou linguistes, des usagers extrêmement divers du français, du plus au moins « profane » en la matière (voir à ce sujet Paveau 2008 : 96-97), se trouvent volontiers faire de la langue tout un objet de réflexion. Et ce, pas forcément de la manière qui vient d’être signalée, c’est-à-dire au hasard d’un billet de blogue, d’un tweet, d’un article ou éditorial, bref d’un énoncé destiné à attirer momentanément l’attention sur la langue. Mais d’une manière qui emprunte les démarches propres à l’ouvrage, énoncé bien plus élabo- ré, cherchant à présenter une réflexion méthodique et impliquant généralement prise de position sur le sujet traité. Autrement dit, plutôt que d’être signés par un expert avéré, certains ouvrages qui semblent revendiquer une place dans le rayon 1 A fortiori dans un pays où une simple discussion sur la langue peut facilement tourner à la polémique ; sur cette question, on se reportera avec fruit à Paveau et Rosier (2008). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 59 Kyriakos Forakis « grammaire et linguistique » des librairies le sont, ces dernières années, par des non-experts. Or, s’il est vrai que les discours émis sur la langue à titre d’officiels font figure de références intangibles dans lesquelles se retrouve tout francophone, on imagine ce qu’il peut en être de ceux dont les émetteurs sont des personnalités médiatisées, jouissant d’un crédit supplémentaire auprès d’un grand public qui a appris à les vénérer… C’est justement sur quelques échantillons d’ouvrages de cet ordre2 que l’on ten- tera de se pencher, dans un effort d’élucidation des orientations que prennent les discours y afférents (cf. Ayres-Bennett et Tieken-Boon van Ostade 2016 : 112). 2 CRITÈRES D’ANALYSE RETENUS Quels matériaux langagiers font ordinairement l’objet de cette sorte d’ouvrages ? Quelles tendances se dégagent de l’approche que les auteurs réservent à ces maté- riaux ? Innovantes, conformément aux apports d’une réflexion féconde qui s’est élaborée ces dernières années autour de concepts comme la norme ou la varié- té langagière (entre autres Gallazi et Molinari 2007, Siouffi et Steuckardt 2007, Bertrand et Schaffner 2011) ? Ou bien sclérosées, conformément à un normati- visme de stricte obédience refusant de voir dans la langue autre chose qu’un mo- nument classé ? Le questionnement est de taille, d’autant plus que les sciences du langage témoignent, depuis un bon moment déjà, d’un certain intérêt pour une linguistique dite « populaire » ou « folk »3 (entre autres Brekle 1989, Niedzielski et Preston 2000, Beacco 2004, Paveau 2008) au retentissement non négligeable sur des plans multiples, dont celui de l’enseignement : la question épineuse de la norme à retenir en classe de langue (qu’il s’agisse de L1 ou de L2) et, ipso facto, de la variété à faire acquérir revient constamment dans la littérature (entre autres Bertrand et Schaffner 2010, Weber 2013), la tradition grammaticale typiquement française ayant toujours privilégié des attitudes résolument axiologiques dont les référents des francophones, natifs ou pas, portent profondément tracée l’empreinte. 3 DES MATÉRIAUX LANGAGIERS… Ils forment un large éventail qui couvre la manifestation du langage dans toute sa diversité. Grammaire, lexique, orthographe et prononciation constituent, par ordre décroissant, les angles sous lesquels sont considérés ces matériaux, celui de 2 Le corpus ainsi constitué figure après les références bibliographiques. Barret (2016) aurait pu y trouver une place si l’auteur ne revendiquait pas, entre autres qualités, celle de linguiste. 3 Folk linguistics : voir Paveau (2008 : 93-94). 60 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DISCOURS « INEXPERTS » SUR LA LANGUE FRANÇAISE la grammaire étant uniformément adopté par tous les ouvrages du corpus. La ré- flexion à laquelle invitent Houdart et Prioul (2009), d’ailleurs seuls à opter pour un titre intégrant le vocable de grammaire, est d’intérêt principalement morphosyntaxique. Les autres travaux s’ouvrent par surcroît sur le lexique et l’un d’entre eux, celui de Lepers (2011), sur la prononciation. Plutôt qu’à Pivot (2006), c’est enfin à Houdart et Prioul (2009) et surtout à Closets (2009) que l’on doit une série d’intéressantes considérations orthographiques. a) S’agissant plus précisément de grammaire, la liste, particulièrement longue, compte quelques-unes des questions emblématiques du débat linguistique d’expression française : - La féminisation uniforme des noms, encore incertaine dans les pratiques lan- gagières propres à l’Hexagone : Faut-il dire – et écrire –, quand on se trouve, mettons, en présence d’un soldat du feu de sexe féminin, une femme pompier /…/, une ou la pompier /…/, ou pompière /…/ ? (Houdart et Prioul 2009 : 15) Certains avancent qu’on devrait dire, /…/, la vainqueur, Madame la Ministre, et non Madame le Ministre, Madame la Sénatrice, et non Madame le Sénateur. (Lepers 2011 : 257) - Tout ce qui relève de la syntaxe de l’accord, que ce soit du participe passé ou de certains adjectifs : des révolutions orange, des tissus marron, des rideaux pervenche. /…/ des pulls bleu marine, des eaux vert foncé. (Houdart et Prioul 2009 : 88) Pourquoi a-t-il tort, ce journaliste qui nous parle de « la peine que le procureur a requis » au lieu de « la peine que le procureur a requise » ? (Lepers 2011 : 295) - Le recul de l’inversion dans la formulation de l’interrogation directe comme celui du discordantiel dans la construction de la négation verbale : Décider que l’on n’utilise plus l’inversion du sujet, que les marques de l’inter- rogatif se placent en fin et non plus en tête de phrase, que la forme interro- gative ne tient plus qu’à l’intonation ou à la ponctuation, c’est véritablement altérer le fonctionnement même de notre syntaxe. (Closets 2009 : 16) Qui écrit « Viens-tu ? » – le sujet venant se poster après le verbe – dira probablement dans la vie courante : « Tu viens ? » (Houdart et Prioul 2009 : 157) Le boulanger dit : « J’ai plus de baguette ». Une jeune fille proclame « J’aime pas les films intellectuels ». Un chauffeur de bus indique : « Je vais pas place Gambetta. » (Lepers 2011 : 255) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 61 Kyriakos Forakis - La redondance syntaxique dans ses divers états, des structures disloquées per- mettant le redoublement de poste syntaxique aux structures clivées intégrant la préposition de : le sujet (un nom ou un pronom) est immédiatement suivi par un pronom de reprise : Untel, il… (Houdart et Prioul 2009 : 152) Dire : « C’est de contrats dont il a été question » revient à employer un de de trop. (Lepers 2011 : 243) - L’épineuse sélection du mode à la suite de après que, sans doute le plus illustre des subordonnants à en juger par la quantité d’encre que sa syntaxe a fait couler à ce jour : Le subjonctif exprime l’univers des possibles, des hypothèses, de l’inac- compli. C’est pourquoi après que est toujours suivi de l’indicatif qui, lui, décrit le monde du réel, de l’abouti. (Lepers 2011 : 292) la locution après que annonçant un fait déjà accompli /…/, elle ne devrait pas être suivie du subjonctif, mode du virtuel. (Houdart et Prioul 2009 : 15) Piège classique du français, le raisonnement grammatical impose d’utiliser le subjonctif avec « avant que » et l’indicatif avec « après que ». /…/ Pour aller au plus simple, des locuteurs peu scrupuleux utilisent le subjonctif dans les deux cas. (Closets 2009 : 27) - La sélection du temps dans la subordonnée hypothétique en si : Il fera beau signifie qu’il fera beau : je le sais car j’ai regardé le bulletin météorologique. C’est pour moi une certitude. Je ne peux donc pas dire s’il fera beau. (Lepers 2011 : 294) - Le prétendu relâchement qu’accusent certaines options des usagers de la langue, tel le recul de nous au profit de on ou celui de cela au profit de ça : On s’en doutait un peu, /…/, le pronom nous est surclassé par on à l’oral, et cela dans toutes les couches de la société. (Houdart et Prioul 2009 : 146-147) Le pronom démonstratif ça, /…/, mange la laine sur le dos de cela – et parfois de ceci – à l’oral. (ibid. : 150) - Enfin, et c’est là un domaine dans lequel se croisent tous les ouvrages du corpus, le maniement des prépositions, indépendamment ou non du verbe : reviennent, de fait, assez régulièrement les cas de préposition réputée redon- dante ou erronée, qui trouvent une explication dans l’attraction par une construction de sens voisin ( se rappeler de/se souvenir de, pallier à/suppléer à, en 62 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DISCOURS « INEXPERTS » SUR LA LANGUE FRANÇAISE vélo/en voiture…), la fameuse distinction à/chez, la récente prolifération de sur, et nous en passons… : Si vous avez le malheur de dire « Je m’en rappelle » ou « Je me le souviens » plutôt que « Je me le rappelle » ou « Je m’en souviens », chacun comprendra que des souvenirs sont présents à votre mémoire. (Closets 2009 : 16) On ne pallie pas à un inconvénient, on pallie un inconvénient. En revanche, on peut suppléer à un manque ou à une insuffisance (Lepers 2011 : 284-285). Évitez de dire « Nous viendrons en vélo (en cyclo) »/dites plutôt « Nous viendrons à vélo (à cyclo) ». À vélo comme à cheval, bien sûr. (Pivot 2006 : 110) On dit en voiture parce qu’on peut entrer dans une automobile. Ce n’est pas le cas d’un cheval, d’un scooter ou d’une moto. (Lepers 2011 : 332) Combien de fois ne nous l’a-t-on pas répété à l’école, on ne va pas au coiffeur, mais chez le coiffeur, et l’emploi de au dans ce contexte est le signe infaillible du manque d’instruction. (Houdart et Prioul 2009 : 148) Sur le dictionnaire, il y a la couverture. C’est dedans, en le consultant, que l’on trouve ce que l’on cherche. (Pivot 2006 : 229) Pourquoi sur la région de Lyon et pas dans la région de Lyon ? (Lepers 2011 : 332) b) Le lexique, quant à lui, est une constante préoccupation chez Pivot tout autant que chez Lepers. Les mises en garde du premier se partagent entre lexique et grammaire au détriment de celle-ci, tandis que le second consacre au lexique au moins quatre chapitres sur les neuf de son ouvrage. Au programme, toute sorte de confusion, qu’elle soit due à une affinité morphologique ou séman- tique. À titre d’échantillon : subordination/subornation, arrêter/cesser (Pivot 2006 : 136, 214) ; conjecture/conjoncture, débuter/commencer (Lepers 2011 : 127, 276). Sont tout particulièrement discutés les cas d’assimilation faisant fi de la discrimination affixale : continuel/continu, notable/notoire, écologique/ écologiste, rabattre/rebattre (Pivot 2006 : 96, 200, 243, 413) ; affleurer/effleurer, aménager/emménager, anoblir/ennoblir, effraction/infraction (Lepers 2011 : 119 sqq.). L’attention est en outre attirée sur des tautologies notoires comme s’avé- rer vrai ou voire même : Dans le verbe s’avérer, il y a vrai. S’avérer vrai est donc une tautologie, tandis que s’avérer faux serait une antinomie. (Pivot 2006 : 282) Voire même est /…/ un pléonasme : une formule qui répète inutilement la même notion. (Lepers 2011 : 146-147) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 63 Kyriakos Forakis Closets, lui, ne signale qu’au passage des confusions lexicales tout aussi notoires : On ne cesse de mettre « à jour » ce qui est mis « au jour », /…/. Qui s’en soucie ? De même peut-on « rentrer » sans être sorti, « apporter » ce qu’on devrait « amener », « arrêter » plutôt que « cesser », « avoir convenu » plutôt qu’« être convenu », etc. (2009 : 29) Lepers est enfin seul à soulever la question du néologisme (2011 : 157-178) et celle de l’anglicisme (ibid. : 86-94). c) Lepers est également seul à toucher à la phonétique (ibid. : 19 sqq.) pour sou- ligner, au premier chef, le degré d’aperture de sons vocaliques ([ə], [e], [ε], [α], [a], [o], [ɔ]), ou pour regretter le son [œ̃], trop souvent supplanté de nos jours par [ɛ̃]. Lettres muettes (type : dompteur, chef-d’œuvre, mœurs), prononciation de toponymes (type : Metz, Auxerre, Bruxelles), termes savants ou étrangers (type : agenda, mentor, wagon), h aspiré, t intervocalique, motivent autant d’observations dignes d’un manuel de prononciation ou de diction. d) Nous allons clore ce bref tour d’horizon par l’orthographe, qui est certes om- niprésente chez Closets4 et Pivot,5 mais qui interpelle d’une manière critique Houdart et Prioul au point de donner lieu à un chapitre bien documenté, placé en fin d’ouvrage (2009 : 163-178). 4 …AUX TENDANCES ESQUISSÉES Le point commun à la quasi-totalité de ces matériaux est qu’ils illustrent tous d’une façon ou d’une autre une tentative d’évolution des pratiques langagières propres au francophone moyen dans toute sa diversité. C’est justement à ce titre qu’ils sont presque uniformément tombés sous le coup d’une norme on ne peut plus subjec- tive, diversement désignée dans la littérature (ainsi « d’excellence » par Berrendon- ner 1998 : 99 ; « prescriptive » par Moreau 1997 : 222 ; « surnorme » par François 1980 : 29). Norme que la vulgate grammaticale s’est toujours montrée prompte à adopter dans ses pratiques descriptives, que ce soit en français langue maternelle, seconde ou étrangère (Forakis 2013b) – à de rares exceptions près (notamment Wilmet 1997). Et avec elle, toute instance officielle susceptible de légiférer en matière de langue française. Les professionnels des mass media ou du journalisme, à qui la langue sert d’outil fondamental de travail, s’en démarqueraient-ils ? Il s’en faudrait de beaucoup… À en croire la réflexion sur laquelle se construisent les 4 À qui l’on doit un historique documenté des différentes tentatives de réforme. 5 Aussi bien dans les pages d’entraînement par lesquelles se terminent les séquences autour d’une dictée que dans les annotations faites en marge ; voir par exemple p. 420. 64 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DISCOURS « INEXPERTS » SUR LA LANGUE FRANÇAISE ouvrages du corpus, tout fait de langage qui ne se plie pas parfaitement à ce type de norme ne devrait pas avoir droit de cité dans la grammaire du français, quelque attesté qu’il puisse être dans les pratiques langagières du locuteur confirmé. Les lignes qui suivent, extraites de ce que Julien Lepers a pu appeler – non sans humour – « les obsèques de la forme interrogative » (2011 : 251), donnent mer- veilleusement le ton : La disparition progressive de la forme interrogative classique succède à un premier dommage fait à la langue. Qui n’a pas employé le lourd, l’inutile, l’encombrant est-ce que ? (ibid.) De quel temps fait-il, nous sommes passés par quel temps est-ce qu’il fait, avant d’aboutir aujourd’hui à quel temps il fait. Nous ne tombons pas seulement de Charybde à Scylla comme le fait Ulysse dans L’Odyssée, mais d’un monstre à un autre : nous allons de mal en pis. (ibid. : 252-253) Lepers se réclame en cela de Closets, à qui l’on doit un chapitre de rare normati- visme sur le prétendu abandon du mode interrogatif (2009 : 13-31). Est-ce vraiment utile de rappeler le degré de fréquence des formulations fustigées de la sorte dans le français actuel, oral comme écrit, familier comme standard – voire parfois surveillé ? En témoignent Houdard et Prioul (2009 : 158), amenés à s’exprimer sur un ton bien plus tempéré : Il est plaisant de constater que le français oral, qui se plaît à rompre l’ordre canonique de la phrase dans la modalité assertive, en faisant souvent « re- monter » le complément en tête de phrase, tende à le respecter dans la modalité interrogative, en refusant l’inversion du sujet. Il procède dans les deux cas au rebours de la norme. Mais on sait que les normes sont faites pour être transgressées. Lepers s’insurge autant contre les faits de langage les plus divers : du un qui ne devrait pas rimer avec pain (2011 : 35), aux « fantômes de ces ne, de ces n’ que l’époque semble condamner » (ibid. : 255), en passant par toute sorte de tautologie consacrée, désormais lexicalisée (ibid. : 146 sqq.), ou de néologisme. La manière dont il s’en prend en effet aux journalistes qui, « chaque jour, grâce à leur imagination ou à cause de leur paresse, /…/ inventent des mots nouveaux » comme candidater (ibid. : 232), est extrêmement parlante. Dans un paroxysme de purisme, il se fait même gendarme des gendarmes : L’Autorité de régulation professionnelle de la publicité, chargée de veiller, entre autres missions, sur le bon usage du français dans la publicité, fait référence au slogan « Le Parisien, mieux vaut l’avoir en journal », du quoti- dien éponyme. Même l’un des gendarmes de la langue utilise donc ce mot de manière absurde ! (ibid. : 210) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 65 Kyriakos Forakis Il lui arrive rarement de prendre parti pour un trait de langage communément réprouvé, ainsi qu’il le fait au sujet de la locution par contre à la sauvegarde de laquelle il appelle : « Si on les écoute /les censeurs/, par contre risque de disparaître. Sauvons-le ! » (ibid. : 270) Et, s’il rend hommage aux Québécois à propos de leur « capacité à créer des néologismes intelligents » comme courriel et pourriel, propres à contourner les anglicismes respectifs e-mail et spam (ibid. : 89), il n’en rejette pas moins leur souci de féminiser qu’accusent des formes comme auteure, écrivaine, professeure (ibid. : 256). Or, la question se corse du moment où l’on se rend compte que les matériaux discutés sont uniformément taxés de « fautes », y compris les occurrences sus- ceptibles d’illustrer, plutôt qu’un défaut de la compétence, un raté accidentel de la seule performance, ainsi rénumération, aréoport ou infractus (ibid. : 41-44). Le travail de Lepers recoupe en cela celui de Pivot où s’observe cette tendance insoutenable à regrouper sous la même rubrique prohibitive d’une variante du désormais grotesque dites/ne dites pas : - l’éventuel lapsus : Évitez de dire « Dans cette affaire, il y a eu subordination de témoin » dites plutôt « Dans cette affaire, il y a eu subornation de témoin » (Pivot 2006 : 136) - la construction manifestement agrammaticale : Évitez de dire « La mesure à prendre ressortit de la prévision » dites plutôt « La mesure à prendre ressortit à la prévision » (ibid. : 450) Évitez de dire « Vous direz les choses telles que » dites plutôt « Vous direz les choses telles quelles » (ibid. : 474) - celle qui s’avère tout simplement rebelle à la surnorme grammaticale : Évitez de dire « partir à l’étranger » dites plutôt « partir pour l’étranger » (ibid. : 361) Houdart et Prioul, eux, se gardent d’adopter une telle pratique, leurs com- mentaires préférant au cri puriste la prudence, comme nous l’avons constaté à propos de l’interrogation. De fait, on y relève un regard non seulement moins étriqué que dans les autres ouvrages, mais encore augmenté d’un souci de docu- mentation lié à la justification de l’écart à la norme dans la diachronie du fran- çais. Il en est ainsi, entre autres, de l’omission du discordantiel (2009 : 146), de la généralisation du pronom on (ibid. : 147), du à en lieu et place de chez ou à valeur possessive (ibid. : 148-149), de la chute de l’impersonnel il (ibid. : 150), 66 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DISCOURS « INEXPERTS » SUR LA LANGUE FRANÇAISE de la dislocation (ibid. : 153-154)… L’extrait suivant résume ce qui semble être un credo progressiste : Après deux siècles de stabilisation du français et de gel de sa morphologie et de sa syntaxe (le lexique continuant, lui, à évoluer à grande vitesse), il serait bon d’entrouvrir les fenêtres, notamment dans le domaine de l’or- thographe, de la féminisation et des accords, et en particulier ceux des participes passés. (ibid. : 17) Une telle revendication de modernisme clôt l’introduction de Closets (2009 : 11) aussi : Amoureux du français, je souhaite qu’il ne soit pas seulement un merveil- leux monument historique, mais une langue vivante, une langue d’avenir. Les réflexes puristes de l’auteur ne feront, hélas, que l’oblitérer par la suite, pour la réduire pratiquement à l’adhésion de Closets à la réforme de l’orthographe qui, au demeurant, trouve un champ d’application dans l’ouvrage. Chez Houdart et Prioul, à l’inverse, elle se reflète dans une majorité de prises de position. La préoccupation, au lieu d’être normative, est en effet descriptive dans l’approche de questions capitales de l’ouvrage comme la féminisation, l’accord du participe passé, « bête noire du francophone, confirmé ou pas, en fait de grammaire » (Fo- rakis 2013a : 216), ou l’orthographe, qui donnent matière à autant de chapitres documentés. En voici un exemple représentatif tiré de celui sur la féminisation : La langue est en train de changer comme elle l’a toujours fait, de s’adapter, de répondre à de nouveaux besoins et celui de différencier sexe et genre n’est pas une lubie de féministes, mais une tendance réelle de la langue. (Houdart et Prioul 2009 : 77) Les dissonances sont rares : « Loin de nous l’idée de valoriser cette pratique, qui montre plutôt la nécessité de la norme » (ibid. : 14), précisent les auteurs au sujet d’une graphie qui enfreint les lois de l’orthographe. Il en va de même pour après que, auquel il n’est pas question de reconnaître une possibilité de rection du subjonctif (ibid. : 15) ; ou encore pour la suppression – à des fins d’uniformi-sation – de la marque du nombre de certains mots composés comme bloc-notes et sèche-cheveux dans l’édition 2009 du Petit Robert, acte qualifié d’incongruité (ibid. : 172). En même temps se laisse lire tout au long des chapitres une tendance à imputer les différents écarts aux seules manifestations orales du langage. À titre indicatif : À l’écrit, cela reste ferme sur ses positions, où il ne semble pas près d’être supplanté par ça, qui reste la marque d’un certain relâchement. (ibid. : 151) Untel, il… Cette construction emphatique (on parle d’« emphase syntaxique ») très fréquente est une des marques de l’oral. (ibid. : 152) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 67 Kyriakos Forakis Ceci n’est pas sans entraîner une conception manichéenne du langage, construite sur une fâcheuse assimilation du fautif à l’oral, qu’avait autrefois déplorée Claire Blanche-Benveniste (2000 : 5). Reste que les auteurs semblent s’apercevoir de l’arbitraire d’une telle assimilation, dès lors qu’ils n’hésitent pas, après avoir fait état des positions de Blanche-Benveniste, à nuancer la leur : L’oral et l’écrit vivent des vies parallèles, tout en puisant au même fonds. Nous pourrions ajouter que le français parlé garde le souvenir de pratiques anciennes qui ont été éliminées de l’écrit ou qui n’y ont même jamais péné- tré, jouant ainsi le rôle d’une sorte de conservatoire de la langue. (Houdart et Prioul 2009 : 162) Ce que les chantres du purisme semblent le plus souvent vouloir oublier… 5 CONCLUSION Que peut-on déduire de l’incursion chez ces auteurs frottés de grammaire ? Que ce soit autour d’une dictée dans le cas de Pivot ou à l’occasion de l’éternel débat sur l’orthographe dans celui de Closets, sous prétexte de réactions d’un public friand de norme dans le cas de Lepers ou bien sur la base de dépouillements de propos divers dans celui de Houdart et Prioul, les quatre ouvrages du corpus se rapprochent par le discours qu’ils produisent. Un discours qui s’inscrit de plein droit dans l’ordre de ceux qui dissertent pour une langue dépourvue de « scories », au point de servir de modèle idéal à la communauté langagière. Un discours, en- fin, qui se révèle parfois enclin à l’excès affectif : depuis la faute prise exclusivement dans son acception péjorative la rapprochant du péché originel (Marquilló Larruy 2003 : 11-12 ; Leeman-Bouix 1994 : 19) jusqu’à la grandiloquence alar- miste du type : « enlaidissements infligés au langage », français « malmené » ou « massacré », « le deuil des articles ou de la forme interrogative » (Lepers 2011 : 10-15) ; « forme canonique /qui/ doit laisser la place à des horreurs » (Closets 2009 : 17), « parler simpliste qui a pour seul souci la communication » (ibid. : 18), « appauvrissement du français » (ibid. : 28). Or qui, de nos jours, n’a entendu prononcer, même dans les registres les plus soignés, [jɔt] au lieu de [jak] qu’exige Lepers (2011 : 50) en dépit du Robert, dont les éditions postérieures à 1992 déjà ne recensent que la première variante ? Qui n’a entendu dire « Je n’ai pas arrêté d’y penser » et non pas nécessairement « cessé d’y penser » que prescrit Pivot (2006 : 214) ou Closets (2009 : 29) ? Le chemin que prend un tel discours est donc majoritairement celui de la défense d’un français en parfaite immuabilité, à savoir à l’exact opposé des apports d’une recherche fructueuse dont les sciences du langage se sont enrichies ces dernières 68 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DISCOURS « INEXPERTS » SUR LA LANGUE FRANÇAISE décennies. Recherche que semblent cependant méconnaître des plumes « inex- pertes » généralement tributaires d’une plume grammaticale strictement norma- tive, qui n’a su s’interdire de confondre système et norme, mieux « surnorme », dans ses tentatives de théorisation de l’objet langue. Cela dit, ce serait faire tort à un effort d’ouverture sur la variété langagière que de ne pas soustraire à ce regard critique le travail de Houdart et Prioul qui, pour « parisien » qu’il soit, ne se cantonne pas forcément dans le discours uniforme et monolithique de la tradition. Ce qui tient à peu près de l’exploit si l’on considère que cette dernière se trouve être fortement ancrée dans la mémoire collective, d’autant plus qu’elle puise son origine dans toute une « axiologie du bon goût » (Molinié 1991 : 11) au rôle déterminant dans la formation du français moderne. Références bibliographiques Ayres-Bennett, Wendy et Ingrid Tieken-Boon van Ostade, 2016 : Prescriptivism in a Comparative Perspective : The Case of France and England. Tieken-Boon van Ostade, Ingrid et Carol Percy (éds.) : Prescription and Tradition in Lan- guage : Establishing Standards across Time and Space. Bristol : Multilingual Matters. 105-120. Barret, Julien, 2016 : « Tu parles bien la France ! » Essai sur la langue française d’aujourd’hui. Paris : L’Harmattan. Beacco, Jean-Claude (éd.), 2004 : Langages 154 : Représentations métalinguistiques ordinaires et discours. Paris : Larousse. Berrendonner, Alain, 1998 : Μηδέν άγαν. Normes d’excellence et hypercorrec- tions. Cahiers de linguistique française 20 : Le discours écrit : qualité(s), spécificités, et acquisitions. 87-101. Bertrand, Olivier et Isabelle Schaffner (éds.), 2010 : Quel français enseigner ? La question de la norme dans l’enseignement/apprentissage. Palaiseau : École polytechnique. Bertrand, Olivier et Isabelle Schaffner (éds.), 2011 : Variétés, Variations et Formes du français. Palaiseau : École polytechnique. Blanche-Benveniste, Claire, 2000 : Approches de la langue parlée en français. Paris : Ophrys. Brekle, Herbert E., 1989 : La linguistique populaire. Auroux, Sylvain (éd.) : Histoire des idées linguistiques, tome 1. Liège/Bruxelles : Mardaga. 39-44. Forakis, Kyriakos, 2013a : « Il nous avait assurés que tout serait prêt pour cette date » ou L’accord du participe passé à l’épreuve des « règles » (L1/L2). Mar- sac, Fabrice et Jean-Christophe Pellat (éds.) : Le Participe passé entre accords et désaccords. Strasbourg : PUS. 215-228. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 69 Kyriakos Forakis Forakis, Kyriakos, 2013b : Prescriptions normatives et grammaire du français langue étrangère. Bertrand, Olivier et Isabelle Schaffner (éds.) : Enseigner la grammaire. Palaiseau : École Polytechnique. 401-415. François, Frédéric, 1980 : Analyse linguistique, normes scolaires et différencia- tions socio-culturelles. Langages 59 : Conduites langagières et sociolinguistique scolaire. 25-52. Gallazi, Enrica et Chiara Molinari (éds.), 2007 : Les français en émergence. Berne : Peter Lang. Leeman-Bouix, Danielle, 1994 : Les Fautes de français existent-elles ? Paris : Seuil. Marquilló Larruy, Martine, 2003 : L’Interprétation de l’erreur. Paris : CLE International. Molinié, Georges, 1991 : Le Français moderne. Paris : PUF. Moreau, Marie-Louise (éd.), 1997 : Sociolinguistique. Les concepts de base. Paris : Mardaga. Niedzielski, Nancy A. et Dennis R. Preston, 2000 : Folk Linguistics. Berlin/New York : Mouton De Gruyter. Paveau, Marie-Anne, 2008 : Les non-linguistes font-ils de la linguistique ? Une approche anti-éliminativiste des théories folk. Pratiques 139-140 : Linguistique populaire ? 93-109. Paveau, Marie-Anne et Laurence Rosier, 2008 : La Langue française. Passions et polémique. Paris : Vuibert. Siouffi, Gilles et Agnès Steuckardt (éds.), 2007 : Les Linguistes et la norme. Aspects normatifs du discours linguistique. Berne : Peter Lang. Weber, Corinne, 2013 : Pour une didactique de l’oralité. Enseigner le français tel qu’il est parlé. Paris : Didier. Wilmet, Marc, 1997 : Grammaire critique du français. Bruxelles : Duculot. Corpus Closets, François de, 2009 : Zéro faute. L’orthographe, une passion française. Paris : Mille et une nuits. Houdart, Olivier et Sylvie Prioul, 2009 : La Grammaire, c’est pas de la tarte. Paris : Seuil. Lepers, Julien, 2011 : Les Fautes de français ? Plus jamais ! Paris : Michel Lafon. Pivot, Bernard, 2006 : Les Dictées. Paris : Librairie générale française. 70 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 71 Nicolas Froeliger LLa terminologie, outil de vulgarisation et de mise en discours pour la traduction pragmatique Nicolas Froeliger Université Paris Diderot/Université de ParisAbstractThis paper is part of a broader reflection on the place of popularization in trans-lation. Nurtured by our experience as a professional translator and translator trainer, it posits that terminology, from the translators’ point of view, goes way beyond its traditional definition, namely the study of specialized languages. It actually functions above all as a popularization endeavor, in that it consists in mapping a field of knowledge on the basis of a given set of logical relationships, leading to structured (and directly exploitable) knowledge by those who are not initially specialists in it. Moreover, and because it entails the establishment of visual tree diagrams, we strive to demonstrate how, based on such structuring of knowledge, it helps put the studied domain in discourse, i.e. to restore the latter’s temporal density: establishing the terminology of a domain is, in a way, telling it. In fact, it is shown, through examples, that the cognitive approaches to technical translation and to terminology can actually be considered as identi-cal. The paper then describes the two main approaches to terminology (sema-siological and onomasiological), and assesses the deep lying reasons that cause certain translation studies specialists to favor one or the other, before trying to ascertain why so many translators actually hate or despise the field: a misun-derstanding that needs to be overcome, for the sake of better, more professional translations and a better reputation of translators themselves. Key words: terminology, translation, technical translation, translation studies, popularization, tree diagrams72CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TERMINOLOGIE, OUTIL DE VULGARISATION ET DE MISE 1 INTRODUCTION Accueillir dans un ouvrage comme celui-ci un article sur un sujet comme celui-ci dénote de la part des responsables de cette publication une forme de courage qui mérite gratitude, dans la mesure où nous avons bien conscience que la termi- nologie n’est pas forcément la préoccupation majeure de tous les lecteurs d’un tel recueil. Nous pourrions bien aggraver notre cas en ajoutant que, même dans la sphère où nous évoluons habituellement, c’est-à-dire chez beaucoup de pro- fessionnels, et au sein de nombreuses formations en traduction, elle est encore aujourd’hui mal connue, mal comprise et mal aimée. Si on la pratique, si on se résigne à l’enseigner, c’est encore souvent comme un mal nécessaire, comme un élément indispensable mais au fond rébarbatif, voire pernicieux ; un peu comme le solfège dans la formation musicale. De ce fait, elle demeure insuffisamment exploitée par les praticiens et par ceux qui les forment. Ce qui constitue une fai- blesse pour la profession et en particulier pour sa crédibilité. Pourtant, elle a un rôle fondamental à jouer dans nos sociétés, dans la mesure où l’un de ses enjeux est l’aptitude de chaque langue à décrire de manière ordonnée la totalité du réel. Et si possible en traduction. Aptitude qui est une des conditions de survie de cette langue, à une époque où, selon le rapport META-NET de 2013 (Rehm et Uszkoreit 2012 : 28-29, notamment), 21 des 30 principales langues européennes, dont le slovène, sont menacées d’extinction numérique. Parler de terminologie, c’est donc parler de politique, mais c’est aussi poser, dans un cadre pragmatique, une question qui a longtemps été celle de la peinture ou de la littérature avant qu’elles s’en détournent : celle de la représentation. Comment organiser nos connaissances spécialisées, et comment, en particulier, le faire dans le cadre de la traduction technique, car il existe bien d’autres usages de la terminologie, dont nous ne parlerons guère (voir Cabré 1998 ou Roche 2005) ? C’est la question que nous entendons, avec nos moyens modestes, poser aujourd’hui, dans le sillage du projet PROTEUS qui a réuni des enseignants-chercheurs de l’Université de Ljubljana et l’Université Paris Diderot de 2016 à 2018, ainsi que du réseau EMT (master européen en traduction), dont sont membres nos deux établissements depuis 2009. Nourri par notre expérience de professionnel et de responsable de formation, nous espérons arriver à convaincre nos lecteurs que la terminologie, du point de vue des traducteurs, est loin de se limiter à son acception classique, et fonctionne avant tout – et à rebours des attentes – comme une opération de vulgarisation. Nous allons donc tenter de dissiper quelques confusions venues du monde extérieur, puis de préciser ce qu’est véritablement la terminologie pour les traducteurs, de revenir sur le malentendu qui fait que beaucoup de ces derniers s’en méfient et enfin à chercher d’expliquer en quoi ces deux disciplines sont en fait profondément complémentaires. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 73 Nicolas Froeliger 2 VULGARISER LA TERMINOLOGIE : LEVER TROIS CONFUSIONS 2.1 Vu du monde extérieur : traduction technique, terminologie et charlatanisme Il est certes difficile de définir la terminologie d’une manière qui soit, non plus scientifiquement rigoureuse (« Art de repérer, d’analyser et, au besoin, de créer le vocabulaire pour une technique donnée, dans une situation concrète de fonc- tionnement de façon à répondre aux besoins d’expression de l’usager » (Dubuc 1977 : 6), même si bien d’autres définitions existent), mais opératoire pour les traducteurs. En traduction, donc, on peut poser que cette discipline relève avant tout d’un état d’esprit. C’est une manière de mettre en ordre le réel des spécialistes alors même que leur domaine nous est de prime abord étranger. Ce qui en fait une opération et une discipline intrinsèquement vulgarisantes. Si les traducteurs pragmatiques, et parmi eux les traducteurs techniques sont encore bien souvent soupçonnés d’être des charlatans ou des imposteurs, c’est sans doute notamment du fait de ce rapport oblique à l’expertise des autres. Il est difficile, pour beaucoup de nos interlocuteurs – notamment nos clients et destinataires – d’admettre que nous puissions restituer dans une langue différente la pensée et l’intention de spé- cialistes mieux qu’eux-mêmes n’auraient su le faire : c’est contraire à l’intuition. Comme dans les spectacles de magie, on est alors vite tenté de passer du « Mais comment font-ils ? » au « Ce n’est pas possible, il y a un truc… » Comme dans la magie ou les arts du cirque, c’est au demeurant la réussite de l’opération qui est ici déstabilisante, beaucoup plus que les occasionnels échecs, qui ne font après tout que conforter les idées reçues. Oui, tout cela peut sembler énigmatique, donc douteux, voire rebutant. D’où la tentation de se gausser. C’est ainsi que la sagesse populaire voit dans la terminologie la discipline qui traite des choses absconses, embrouillées et qui, d’une manière générale, échappent à la compréhension directe du profane. En témoigne le premier sens (assorti, certes, de la mention « vieilli ») donné à ce mot par le Trésor de la langue française informatisé (TLFI) : « Ensemble de termes, de mots savants généralement abscons, dont il est fait un usage fréquent et abusif. » L’idée sous-jacente, dans cette définition, est celle d’une distinction entre le vocabulaire des profanes et celui des initiés, entre langue générale et sabirs spécialisés, avec là encore un soupçon, soit de ridicule, soit de tromperie. C’est une telle façon de penser la mise en système que brocarde Georges Perec, avec cette classification administrative qu’il affirme avoir exhumée, mais qu’il a sans doute imaginée :1 1 Elle ressemble trop à celle, plus connue, de Borges (1941/1979), reprise par Foucault dans la préface de Les Mots et les choses 1966 : 7) pour n’être pas au moins en partie fictionnelle. 74 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TERMINOLOGIE, OUTIL DE VULGARISATION ET DE MISE A) animaux sur lesquels on fait des paris, B) animaux dont la chasse est interdite du 1er avril au 15 septembre, C) baleines échouées, D) animaux dont l’entrée sur le territoire national est soumise à quarantaine, E) ani- maux en copropriété, F) animaux empaillés, G) et caetera, F) animaux susceptibles de communiquer la lèpre, I) chiens d’aveugles, J) animaux bénéficiaires d’héritages importants, K) animaux pouvant être transportés en cabine, L) chiens perdus sans collier, M) ânes, N) juments présumées pleines. (Perec 1985/2003 : 164) Certes, parce qu’elle traite des domaines spécialisés, la terminologie nous amène bien souvent à nous plonger, traducteurs, dans des domaines qui nous sont, ini- tialement, inconnus – et peuvent donc être d’un abord pittoresque. Pittoresque parce que leur organisation y est voisine, mais pas identique à celle de la langue générale, au point de susciter parfois une sensation d’inquiétante étrangeté lorsque tel mot que l’on croit bien balisé dans son usage de tous les jours prend un sens inédit, et donc surprenant : le faciès d’une formation rocheuse, l’allure d’une courbe, l’humeur d’un marché… « Toi qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue ? » (Borges 1941/1979 : 104) 2.2 La terminologie : spatialisation et mise en discours Nous posons pour notre part que la terminologie, c’est exactement le contraire d’un tel embrouillamini. Pour répondre efficacement au reproche du charlata- nisme, les traducteurs n’ont en effet le choix qu’entre deux arguments : l’expertise du domaine que pourrait procurer la spécialisation dans un champ unique du savoir, ou une pratique raisonnée de la terminologie. Pour des raisons que nous avons déjà exposées par ailleurs (Froeliger, à paraître 2), la première de ces options est certes ponctuellement recommandable, mais ne nous paraît pas généralisable. Reste donc l’approche terminologique, à condition toutefois de ne pas se tromper sur son compte. Et notre catalogue paradoxal va nous y aider. À vrai dire, lorsqu’il livre une telle énumération à notre esprit de dérision, Perec le fait déjà pratiquement en terminologue, au sens où il nous permet d’en saisir, en creux, c’est-à-dire en les enfreignant, quelques principes essentiels. Il suffit en effet de réfléchir aux effets comiques produit par cet inventaire (à la Prévert) pour en dégager les principaux préceptes : pourquoi est-ce drôle ? - d’abord par le caractère hétéroclite des éléments. Il faut donc une unité, c’est-à-dire un domaine spécialisé, à savoir tout secteur de la société constitué autour et en vue de l’exercice d’une activité principale qui, par sa nature, sa finalité et ses modalités CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 75 Nicolas Froeliger particulières ainsi que par les compétences particulières qu’elle met en jeu chez ses acteurs, définit la place reconnaissable de ce secteur au sein de la société et d’un ensemble de ses autres secteurs et déter- mine sa composition et son organisation spécifiques. (Petit 2010 : 9) Ici, il pourrait par exemple s’agir des animaux potentiellement concernés par l’ac- tion publique ; - dès lors que l’on a défini un domaine, il importe de le couvrir intégrale- ment, fut-ce par un « etc. », mais à condition de placer celui-ci en fin de liste, et non au milieu... À côté des animaux susceptibles de communi- quer la lèpre, il faudrait donc aussi ceux transmettant la rage, le béribéri, la maladie du sommeil, la dengue, la COVID-19, etc. ; - il convient ensuite d’éviter les chevauchements, et donc l’effet comique produit par l’idée que l’on puisse faire des paris sur des animaux suscep- tibles d’être transportés en cabine, ou sur un lévrier égaré sans son collier, détenu qui plus est en copropriété et nommé légataire universel de ses maître défunts... ; - dans une liste, enfin, tous les éléments comparables doivent être placés sur le même rang : mieux vaut éviter de marier les deux grands absents de notre catalogue, dont on peut pourtant penser qu’ils lui donnent sa justification et sa paradoxale cohérence : la carpe et le lapin. En somme, il faut structurer les constituants. Une terminologie suppose donc un ensemble hiérarchisé, avec une remontée des caractéristiques, de façon à affecter à chaque élément une place et une seule. Ce qui compte, c’est de réticuler ses connaissances en raisonnant par catégories : relation hyperonymes-hyponymes, tout-parties, cause-effet, temporelle… et qui reviennent in fine à se donner les moyens de représenter un domaine de manière objectivée : vulgarisation ! Cette appréhension des domaines est matérialisée par des arborescences, c’est-à- dire des représentations structurées logiquement. En témoigne celle-ci réalisée par une étudiante du master ILTS (Industrie de la langue et traduction spécialisée) pour rendre compte de l’éco-conception des produits cosmétiques. On y voit, dans le cartouche, les différents types de liens possibles entre deux termes (hyperonyme/ hyponymes, méronymes/holomynes, chronologique, provenance, propriétés, est réglementé par, prend en compte/repose sur…), en bleu les questions de réglemen- tation ; en vert, ce dans quoi s’inscrit la démarche d’éco-conception ; en orange, ce qu’elle doit éviter et en blanc, les produits cosmétiques en général. C’est un moyen synthétique de situer le sujet précis dont il est question, au confluent de plusieurs domaines du savoir et de déterminer ses ressorts, à partir de liens logiques qui re-lèvent – redisons-le – de l’évidence : vulgarisation, toujours et encore. 76 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TERMINOLOGIE, OUTIL DE VULGARISATION ET DE MISE (Ville 2012-13) Une telle image possède la beauté de l’immédiateté ; elle permet une saisie d’en- semble et directe. Néanmoins, parce qu’elle est constituée à partir de relations logiques, elle peut aussi se décliner dans l’axe temporel. On pourra alors en arriver à raconter cette arborescence, c’est-à-dire à mettre cette représentation graphique en discours. Ainsi, pourrions-nous dire, l’éco-conception des produits cosmétiques CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 77 Nicolas Froeliger est une activité qui procède du développement durable et vise à ce que l’on appelle une éco-efficacité, dans la gestion de l’eau, de l’énergie, des déchets et des rejets ; elle consiste à intégrer, dans le secteur des cosmétiques, l’ensemble du cycle de vie d’un produit, de la matière première (qui est elle-même de différentes natures) à sa fin de vie, en passant par la fabrication, le conditionnement, le stockage, le contrôle, le transport, la distribution, la vente et l’utilisation ; les produits en question diffèrent par leur nature, leur formulation et leur fonction, l’ensemble étant encadré, dans nos pays, par une réglementation européenne reposant sur différents types de textes. Il s’agit, dans tous les cas, de réduire l’impact environnemental de cette activité économique, impact qui peut se présenter de bien des manières… Ainsi, réaliser une arborescence terminologique revient à se donner les moyens de raconter une histoire, autre activité de nature vulgarisatrice (voir Jeanneret 1994 : 317-318). Lorsqu’on décrit l’organisation générale d’un domaine, on fait donc de la terminologie sans forcément en avoir conscience. 2.3 Deux grands courants – complémentaires ou antagonistes ? Nous en arrivons néanmoins, à ce stade, à une deuxième source de confusion, qui tient à la manière dont on va arriver à de telles représentations : comment construire la terminologie d’un domaine spécialisé ? Il faudrait – et à vrai dire il existe – des traités entiers sur ces questions (voir notamment Cabré 1998, et L’Homme 2004, pour les plus souvent cités). Nous nous contenterons donc, ici, de résumer ce qui nous semble, là encore, essentiel pour la pratique de la traduction technique. Il convient en effet de différencier deux formes de terminologies dont les usages et les implications ne sont pas les mêmes. Le nœud du problème tient à la façon de faire correspondre terme (dénomination) et concept (porteur d’une définition), et donc de constituer, là encore, des catégories. La terminologie dite classique, héritée d’Eugen Wüster, procède par inclusion-ex- clusion, selon des principes en vigueur depuis Aristote (d’où le terme définition aristotélicienne, qui consiste à définir un terme en le situant d’abord à l’intérieur d’une catégorie, avant de déterminer les traits qui le distinguent dans cet ensemble). C’est au départ l’œuvre d’ingénieurs, dont la visée était normalisatrice, même si nous verrons que la réduire à cette ambition est un grave (et fréquent) contresens. D’autres courants, plus récents, fonctionnent par prototypes, en s’appuyant – c’est un point de contact essentiel avec la traduction – avant tout sur le concept de compréhension. Pour eux, tout procède de là, et plus précisément des « unités 78 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TERMINOLOGIE, OUTIL DE VULGARISATION ET DE MISE de compréhension », qui vont émerger d’un corpus, qui « sont en évolution per- manente » (Temmerman 2000 : 59) et donc caractérisées par leurs « aspects flous et flexibles » (ibid. : 60). Ici, la constitution du savoir part d’en bas. Il existe certes bel et bien une structure, mais c’est une structure souple, qui reflète les opérations de communication plus qu’elle ne cherche à les contraindre. Dans le premier cas, la démarche sera dite onomasiologique : elle part du concept (considéré comme unique et préexistant) pour conduire au terme (c’est-à-dire à la dénomination de ce concept), dans les différentes langues considérées. Dans le second, l’approche est sémasiologique, c’est-à-dire qu’elle ira du signe au concept. La structuration procède alors des textes eux-mêmes, rassemblés en corpus d’où ces termes seront extraits en fonction de leur fréquence statistique d’apparition. Il en va de même pour les collocations (expressions partiellement figées que l’on retrouve fréquemment au voisinage des termes), l’ensemble formant une phra- séologie (voir par exemple Pecman et Gledhill 2018). De ce fait, l’arborescence pourra être différente selon les sous-domaines ou selon les langues, puisqu’elle est établie à partie de corpus qui, occasionnellement, peuvent reposer sur des sys- tèmes linguistiques ou conceptuels différents. Ainsi, en astronomie, on ne trouve- ra pas d’équivalent anglais pour le terme français astre, ce qui n’a jamais empêché les spécialistes du domaine de se comprendre dans l’une et l’autre langue, ni de communiquer les uns avec les autres, y compris en traduction. En bref, la termi- nologie classique instaure des relations fixes, la terminologie à base de corpus, selon l’expression de Claudie Juilliard (2019), nous rappelle (ou nous révèle) qu’un terme n’est qu’un mot comme les autres et qu’il a tendance à se comporter comme tel, à s’acoquiner avec d’autres mots même pas termes eux-mêmes, à avoir des relations privilé- giées avec d’autres et des réactions d’exclusion à des structures syntaxiques. Sans compter que très vite, il se remet à pratiquer le glissement de sens dès qu’il le peut, le propre de la langue étant d’être un système flou. Entre ces deux écoles, les (quelques) traductologues qui ont réfléchi à la termino- logie admettent certes la complémentarité des deux approches pour la traduction, mais n’en ont pas moins leurs préférences. Ainsi, Héba Lecocq (à paraître), parce qu’elle adhère intellectuellement aux principes de la théorie interprétative de la traduction, qui pose qu’il existe un sens transcendant aux textes, plaide avant tout pour la vision onomasiologique de la terminologie classique. À l’opposé, Claudie Juilliard, fondatrice du master professionnel ILTS, déclare : la description systématique d’une langue spécialisée, en particulier dans la perspective de l’élaboration d’un outil destiné à la traduction, nous semble devoir partir de l’observation des faits de langue et construire, d’après les faits linguistiques relevés, la représentation de la connaissance qu’ils ré- vèlent. (Juilliard 2007) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 79 Nicolas Froeliger C’est également la position de Daniel Gouadec, autre fondateur (à Rennes) d’un master dans lequel l’informatique tient un rôle conséquent : la terminologie fournit, à qui veut bien s’y arrêter, l’une des meilleures clés de compréhension des mécanismes de transfert inter-culturel et inter-lin- guistique ou, plus précisément, des conditions de convergence/divergence entre univers et systèmes de filtres instituant les représentations de ces uni- vers. (Gouadec 2005 : 15) Christine Durieux (2001 : 39) est pour sa part plus œcuménique lorsqu’elle pose que la démarche, en traduction, est d’abord sémasiologique dans la saisie du sens du texte de départ, puis onomasiologique dans la phase de reformulation, mais cette remarque est avant tout une relecture du principe de déverbalisation appli- qué à la terminologie.2 Ce débat peut-il vraiment être tranché scientifiquement ? À l’échelle individuelle, non, parce qu’il renvoie en fait à des options philosophiques : quelle est la nature de la maîtrise à laquelle on tend selon les différentes stratégies envisagées ? Quel type de prise cette opération langagière qu’est la terminologie offre-t-elle sur le réel ? Il y a d’un côté ceux pour qui ce qui est dans la tête des spécialistes n’est pas déductible d’un corpus (approche onomasiologique) et, de l’autre, ceux qui pensent que l’on peut extraire les connaissances des textes (approche sémasiologique). Si l’on prend néanmoins un peu de recul, et que l’on regarde les signaux que nous adressent l’évolution de la société et la création artistique, on constate que notre époque est celle des mégadonnées (en anglais, big data), et donc des corpus, et que, par exemple, la littérature a dans une large mesure rompu avec l’idée d’un univers ordonné, pour mettre davantage en avant le flou, le variable, voire l’inconnaissable. Son monde est au final beaucoup plus évanescent que ne le vou- draient les normalisateurs. En traducteur pragmatique invétéré, nous dirons néanmoins qu’il faut tenir ces deux postures en même temps, en étant conscients, à la fois de leurs corollaires pour notre activité et des présupposés que chacune met en jeu. Si l’on pose, comme l’a fait la traductologie pendant longtemps, que traduire consiste à mettre en place des équivalences, alors on met le système conceptuel, considéré comme un invariant, au centre du processus, et l’on optera ipso facto pour la vision onomasiologique (voir à ce sujet, Ricoeur 2004 : 44-45 ou Eco 2003/2006 : 411- 415, ce dernier proposant d’ailleurs une réfutation de cette thèse sur la base d’arguments logiques). En pratique, la structuration terminologique peut fort bien alors constituer une matérialisation de ce tertium comparationis. Et ce courant débouche sur l’ontoterminologie, qui a pour finalité « la normalisation des 2 Et elle fait l’impasse sur ce que Séleskovitch et Lederer, à l’origine de ce principe, appellent « traduction par correspondance », et où se situent à notre avis l’essentiel des aspects terminologiques, pour ceux qui adhèrent à cette théorie. 80 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TERMINOLOGIE, OUTIL DE VULGARISATION ET DE MISE communications et des échanges » (Roche 2005 : 57). Si l’on estime au contraire qu’il s’agit avant tout de produire un texte qui fonctionne en s’intégrant pleine- ment dans le système de la langue/culture d’arrivée, alors, on penchera pour l’ap- proche sémasiologique, car celle-ci découpe non seulement la langue mais aussi les domaines d’une manière qui sera occasionnellement différente, puisqu’elle part, à chaque fois, des corpus. Tout en restant conscients que ce débat porte avant tout sur le dosage : c’est une question de priorités, dans la mesure où au- cune de ces approches ne saurait totalement exclure l’autre. Ainsi, comme l’écrit, de nouveau, Claudie Juilliard (2019), « Se priver de l’approche onomasiologique c’est se priver d’entrer de plain pied dans le monde des spécialistes. » 2.4 Des dérives de l’onomasiologie Il n’en demeure pas moins que la terminologie fait peur à beaucoup de traductolo- gues et à encore plus de traducteurs. Pourquoi ? À cause d’une double réduction. D’une part, certains ne considèrent que l’approche onomasiologique et, d’autre part, parce que les promoteurs de cette dernière étaient ingénieurs et pensaient surtout à normaliser les langues de spécialité, on lui prêtera une vision corsetée de la traduction, avec des relations de correspondance biunivoques entre termes en langue de départ et en langue d’arrivée. C’est la confondre avec la lexicologie. On a ici un risque d’amalgame entre ce qu’est un terme et ce qu’est un mot, et donc une propension à considérer que la terminologie, c’est ce que l’on trouve dans les dictionnaires bilingues, spécialisés ou non. C’est d’ailleurs ce que sous-entend Jean-René Ladmiral, dans un article plaisamment intitulé « La terminologie au risque de la traduction » (2012 : 12), et qui revient à ramener celle-ci « à une pure et simple nomenclature ». C’est, nous l’avons vu, une erreur, mais pourquoi est-elle si répandue ? Parce qu’elle vient de très loin. Dès ses balbutiements, on sait que l’écriture a eu une ambition classificatoire : parmi les toutes premières tablettes d’argile sumériennes dont on dispose, se trouvent, de manière prédominante, des listes d’objets et de noms. Avec en filigrane le principe métaphysique et magique selon lequel être capable de nommer les choses, c’est être en mesure de s’en rendre maître. Ainsi, dans la version anglaise du Livre des morts égyptien : Oh you who keep the gates because of Osiris /…/, I know you and I know your names. ( Livre des morts égyptien, sort 144, cité par Taylor 2010 : 156) ou dans l’Ancien Testament, parmi maintes évocations, L’Éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l’homme, pour voir comment il les CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 81 Nicolas Froeliger appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l’homme. (Genèse, 2 :19, traduction de Louis Segond) L’Éternel dit à Moïse : Je ferai ce que tu me demandes, car tu as trouvé grâce à mes yeux, et je te connais par ton nom. (Exode, chapitre 33 :12, traduction de Louis Segond) « Je t’appelle par ton nom : tu es à moi ! » (Ésaïe 43 :1, traduction de Louis Segond). Ou encore, beaucoup plus près de nous, Nous vagabondions par monts et par vaux, toujours en bord de mer pour jouir du soleil et du ciel, et je découvrais des poches d’outremer, des golfes en miniature, des îlots, des bosquets sacrés, des roches, des tables à l’an- tique, un cirque, un désert de pierres en amphithéâtre, des maisons en ruine, d’humbles chaumières mais chacune ennoblie par la présence d’un cyprès qui frissonnait dans la brise de mer comme un ange qu’on cha- touille sous ses plumes, des maigres olivaies, de petites vignes à l’abandon, toute une région peu et mal fréquentée et d’une beauté incomparable qui m’appartient spirituellement puisque je l’ai baptisée le petit Péloponnèse. (Cendrars 1945/2007 : 113-114) Nommer les choses donc, dans l’imaginaire occidental, c’est se les approprier.3 C’est ce qu’affirme Cornelius Castoriadis (1975) selon lequel le fantasme de maîtrise est consubstantiel à la pensée occidentale. Ce n’est pas Descartes qui le contredirait, lorsqu’il affirme que, grâce aux sciences et à la technique, les hommes peuvent devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature » ( Discours de la méthode, 1637, partie VI). D’où une tentation fixiste d’appropriation par la dénomination, qui a pesé des millénaires durant sur la traduction. Et qui revient à poser que le littéralisme, voire le calque, est la meilleure approche : vision théologique, dirait Meschonnic : « Le sacré – et la traduction littéraire, dans le monde occidental, commence dans le sacré – impliquant une conception du lan- gage comme nomination et parole divine, a engendré le calque comme limite du traduire. » (Meschonnic 1999 : 35) C’est l’inverse de ce que pensent – et de ce que prônent – tous les théoriciens et les praticiens de la traduction pragmatique (voire de la traduction littéraire). Comment, alors, pourraient-ils adhérer à une vision de la terminologie qui corsette la langue et qui, à un mot dans la langue de départ, fait correspondre un mot et un seul dans la langue d’arrivée ? Heureusement, nous l’avons vu, la terminologie, ce 3 Ce phénomène acquiert une densité supplémentaire si l’on considère que, pour les psychologues et psychanalystes, et aussi tout simplement dans l’expérience vécue de chacun, le processus opère en sens inverse : cette fois c’est en verbalisant, en mettant en mots, que l’on parvient à se débarrasser d’une obsession. Ces deux tendances se rejoignent en tout cas dans l’idée de domination : dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’affirmer une forme de supériorité et de dépassement par le langage. 82 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TERMINOLOGIE, OUTIL DE VULGARISATION ET DE MISE n’est pas cela : l’envisager ainsi est donc à la fois naïf et fortement déconseillé. Ce qui compte c’est l’intelligibilité des relations. 3 TRADUCTION PRAGMATIQUE ET TERMINOLOGIE : MÊME COMBAT ? La terminologie, donc, n’est pas essentiellement affaire de mots, et cela tombe bien, car la traduction non plus. Un parallèle emprunté à Umberto Eco (1979) peut nous aider à saisir en quoi ces deux domaines relèvent en fait d’un même état d’esprit. La question, comme toujours chez cet auteur, est posée sur un ton ludique, avec qui plus est un titre hilarant : « Schtroumpf und Drang » (1979). Comment se fait-il que nous parvenions à comprendre – et à traduire – les propos des Schtroumpfs, alors que ceux-ci utilisent un même syntagme pour l’essentiel de leurs substantifs, de leurs verbes, et parfois de leurs adjectifs et adverbes ? (Peyo 1965 : 10) La réponse est dans le contexte, à savoir dans les éléments graphiques de la bande dessinée, la grammaire et son système d’accords, le genre du discours – électo- ral –, qui va s’accompagner d’une argumentation rhétorique et d’une phraséo- logie typiques : « c’est le caractère préfabriqué de la langue » (Eco 1979), qui au passage rend la traduction accessible à la linguistique de corpus. Ainsi, « Les Schtroumpfs sont capables dássocier leur lexème à tout faire à des contenus di- vers et à des situations de référence concrètes, mais la règle de cette association nést pas stabilisée par le lexique, mais bien par le contexte ; le véritable sens du terme est donc son usage. » (ibid.) Hors du monde des Schtroumpfs, cela renvoie au principe de coopération de Grice (1989) et à Sperber et Wilson (1989), dont le principe de pertinence est synthétisé en ces termes par Reboul et Moeschler : « tout énoncé suscite chez l’interlocuteur l’attente de sa propre pertinence » (Reboul et Moeschler 1998 : CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 83 Nicolas Froeliger 75). Si nous parvenons à schtroumpfer – pardon, à comprendre et à parler – le schtroumpf, c’est bien parce que la saisie du langage ne s’opère pas au niveau des mots, mais procède de la relation qui s’établit entre ces mots. C’est la même chose en traduction pragmatique ; c’est la même chose en terminologie. Comme l’écrit François Gaudin (2003 : 64), pionnier de la socioterminologie, « un concept n’advient pas hors d’un contexte ; il doit être reconnu comme tel. Il faut donc prendre en compte les conditions de son énonciation ». Une fois qu’on a compris cela, on a donc compris à la fois les fondements de la traduction pragmatique et ceux de la terminologie. L’ambition première de l’une et de l’autre est la commu- nication. En somme, on ne traduit pas des mots, on traduit avec, et parfois mal- gré, les mots. C’est là aussi contraire aux idées reçues, et il faut souvent beaucoup de travail, aux apprenants comme aux enseignants, pour parvenir à se détacher du littéralisme. Et pour faire comprendre à nos interlocuteurs que, si, c’est bel et bien de cette manière que l’on parvient à un texte fonctionnel.4 Parce qu’il s’agit d’un état d’esprit, cette opération peut aussi s’effectuer directement en traduction, à partir d’un seul et même texte. Nous pouvons ainsi inverser la logique de notre argumentation, et aborder, non plus la terminologie sous l’angle de la traduction, mais la traduction pragmatique en terminologue. Un exemple tiré de la presse économique (le Financial Times du 22 octobre 2011)5 en langue anglaise : Commodity investors may be better off with shares. The ongoing drive to increase the diversification of investment portfo- lios has led investors to cut their exposure to equities and load up on alternative assets such as commodities, real estate and infrastructure. But are investors missing a trick? Could they get just as much diversifica- tion – and enjoy better liquidity and inflation protection and potentially stronger returns – simply by buying baskets of equities exposed to other asset classes? Ces quelques lignes sont surchargées de termes (que nous avons repérés en gras), tout à fait banals en finance, mais dont certains, et ce n’est pas dit dans le texte, et c’est un piège, sont synonymes. Tout le problème consiste à les ordonner afin de faire surgir une problématique qui, une fois encore, permette de dépasser les approches simplement lexicales – et au passage de ne pas traiter les syno- nymes comme renvoyant à des concepts différents, ce qui rendrait la traduction 4 Voire à une intelligibilité nouvelle. Un parallèle éclairera peut-être ce point. Pour prendre un exemple récent de best-seller de vulgarisation, on peut dire que 95 % des connaissances qui sont livrées dans un ouvrage tel que Sapiens (Harari 2015) sont en pratique déjà connus de ses lecteurs, pour peu que ceux-ci possèdent une culture générale raisonnable et se tiennent un tant soit peu au courant de l’actualité scientifique. Ce qui rend un tel ouvrage novateur, et explique en partie son phé- noménal succès, c’est la façon dont ces connaissances sont agencées et mises en perspective : tout est là ! 5 Cet article est accessible ici : https://www.ft.com/content/fb9a2410-f995-11e0-a805-00144feab49a. (Consulté le 21 janvier 2020) 84 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TERMINOLOGIE, OUTIL DE VULGARISATION ET DE MISE incompréhensible. Quelques connaissances financières de base, ou alors un cor- pus de textes représentatifs, permettent d’ordonner ce domaine assez simplement. Dans la catégorie investissement ( investment, dont les principaux agents sont les investisseurs, investors), nous avons des portefeuilles ( portfolios) susceptibles d’être composés de différentes classes d’actifs ( asset classes), éventuellement regroupés par paquets ou paniers ( baskets). Ces classes peuvent être constituées d’actions ( equities), mais aussi d’autres types d’actifs ( alternative assets), tels que des produits de base ( commodities), des terrains ( real estate) ou des infrastructures ( infrastructure). L’objectif, dans tous les cas, est de gagner le plus d’argent possible ( returns), en se protégeant contre l’inflation ( inflation protection), tout en diluant le risque par la diversification ( diversification) des portefeuilles et en se réservant la possibilité de réagir rapidement aux aléas ( risks) par une liquidité ( liquidity) aussi importante que possible. Or, une société cotée en Bourse (donc par actions) peut très bien avoir pour activité principale le commerce des produits de base, ce qui suppose un degré d’intermédiation supplémentaire. Pourquoi, alors, ne pas acheter des actions d’une telle entreprise au lieu d’investir directement dans les produits de base ? Il faut toutefois noter que, comme la carpe et le lapin de notre énumération due à Georges Perec, ce terme d’intermédiation ne figure pas dans le texte : le concept auquel il renvoie est par contre indispensable à la compré- hension. Il est structurant. C’est un implicite que l’on pourra faire ressortir dans le texte d’arrivée. D’où la problématique, très bien formulée dans le titre : Commodity investors may be better off with shares. Qui pourrait, sur la base de cette compréhension du domaine, devenir « Investisseurs dans les produits de base : pensez à l’intermédiation ». Cette démarche est donc la même qu’en terminologie, mais dans l’ordre inverse : mise en récit du domaine, qui peut in fine et déboucher sur une arborescence, ici, avouons-le, assez sommaire, mais qui permet au passage de comprendre que shares recouvre ici la même réalité que equities, et que alternative assets est synonyme de other asset classes : CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 85 Nicolas Froeliger C’est l’univers mental dont on a besoin pour traduire. La traduction procédera dès lors de cet agencement cartographique. Les instruments intellectuels qui per- mettent de réaliser la terminologie d’un domaine spécialisé et de traduire un texte technique sont donc les mêmes : pourquoi s’en priver ? Pour autant, il ne faut pas confondre ces deux disciplines, et encore moins vouloir annexer la terminologie à la traduction. Celle-ci a trop souvent été considérée comme auxiliaire, voir ancil- laire par rapport à d’autres activités plus anciennement établies dans l’économie du savoir pour succomber à son tour à une telle tentation. En effet, il est, nous l’avons évoqué, des usages de la terminologie hors de la traduction. Ensuite, pour reprendre l’opposition saussurienne canonique, la terminologie est une activité qui opère sur la langue, alors que la traduction s’effectue au niveau du discours. Comme le dit John Humbley (2016), /l/a mission du traducteur est de transmettre un message de la manière la plus efficace possible : les moyens qu’il choisit pour le faire sont multiples et variés et ne dépendent que de sa propre stratégie de communication, qui n’est pas nécessairement celle de l’auteur de l’original. Le terminologue, en revanche, doit proposer un équivalent. Pour schématiser, on peut dire que le traducteur travaille uniquement en discours tandis que le terminologue vise à combler une lacune lexicale en langue. Enfin, la terminologie porte sur des domaines, alors que la traduction concerne des documents. Extraire la terminologie d’un texte unique représente un effort disproportionné, susceptible de donner des résultats statistiquement biaisés. À partir d’une terminologie commune à un domaine, chaque document va par contre proposer une argumentation qui lui est propre, et c’est cela qu’il faudra 86 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TERMINOLOGIE, OUTIL DE VULGARISATION ET DE MISE restituer en traduction. Il ne faut donc pas alors commettre cette erreur de débu- tant — ou de psycho-rigide — qui consiste à vouloir systématiquement rendre un terme du texte de départ par un terme dans la langue d’arrivée : ce qui compte, c’est l’intelligibilité, pas la réplication, qui serait un retour au mot à mot et à une approche lexicologique. 4 EN GUISE DE CONCLUSION Traducteurs, traductologues, formateurs, il nous incombe d’œuvrer à asseoir la légitimité de la profession, et, pour cela, de démontrer son utilité sociale et le bien-fondé de ses modes opératoires. D’où l’importance de faire comprendre à tous – et d’abord à nous-mêmes – que nous ne sommes ni des charlatans ni des dictateurs en puissance. C’est un long combat contre les idées reçues. Ce qui, en terminologie comme en traduction, suppose de se détourner d’une vision nomi- naliste, pour accepter in fine qu’il s’agit de comprendre un domaine et de pouvoir s’exprimer comme un expert de ce domaine. Il faut délier la parole. La traduction technique a donc tout à gagner à s’appuyer sur une terminologie bien comprise, qui allie sémasiologie et onomasiologie et qui mette l’accent sur les relations plutôt que sur les dénominations. C’est d’autant plus tentant que ces deux opérations, même si elle se situent sur des plans différents (la langue et le discours, respectivement) sont le miroir l’une de l’autre, car elles procèdent d’un même besoin existentiel, qui est celui d’ordonner le réel. C’est ce besoin qui nous pousse à raisonner par catégories, pour tenter de mettre un semblant de rationa- lité dans nos perceptions, avec pour premier effet de nous rassurer : comprendre rend heureux ; réexprimer aussi. Jean-René Ladmiral, encore lui, a coutume de dire (par exemple Ladmiral 1988 : 93) que, dans leur bagage théorique, les traducteurs ont tout intérêt à opter pour « l’équipement alpin » plutôt que pour « l’équipement himalayen », ce par quoi il entend qu’ils ne doivent pas s’encombrer de trop de matériel, et se contenter plutôt de quelques théorèmes de base. Un petit nombre d’outils intellectuels syn- thétiques valent bien mieux que de longs traités. Parce que la terminologie pour la traduction pragmatique repose sur des relations logiques fondamentalement simples, elle répond à son tour à ce même principe, qui est aussi un principe de vulgarisation, et que l’on retrouve également dans une maxime chère aux adeptes de la théorie interprétative : « comprendre pour faire comprendre » (voir no- tamment Seleskovitch et Lederer 1984, passim). Et cela, que l’on penche pour l’approche onomasiologique ou sémasiologique. Deux bémols, néanmoins, pour finir. D’une part, s’il s’agit d’une opération de vulgarisation dans ses usages pour le traducteur, cette vulgarisation doit être masquée pour les destinataires de la CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 87 Nicolas Froeliger traduction, puisqu’il importe d’utiliser en tout point la façon de s’exprimer de ces derniers : « Le traducteur brille par son absence », disait André Chassigneux, enseignant en traduction effectivement brillant, mais qui n’a hélas jamais publié. D’autre part, ces réflexions sur la terminologie ne sont pas le fait d’un termino- logue, mais d’un traducteur et traductologue. Sur le plan de la spécialisation, de l’expertise, du détail, c’est un défaut. Ce défaut, par contre, il faut l’assumer, car il est emblématique du positionnement des traducteurs pragmatiques en général : notre activité – et la discipline scientifique qui va avec – est interdisciplinaire par nature, et notre rôle consiste à faire dialoguer non seulement les langues et les cultures, ce qui est banal, mais aussi les domaines, les technologies, les métiers... Traducteurs et traductologues, nous sommes fondamentalement des candides. Et loin de nous disqualifier, cette caractéristique est ce qui nous permet de faire correctement notre travail : vulgarisation, encore et toujours. Références bibliographiques Borges, Jorge Luis, 1941/1979 : La bibliothèque de Babel. Fictions. Paris : Folio. Cabré, Maria Teresa, 1998 : La Terminologie : théorie, méthode et application, traduit du catalan et adapté par Monique C. Cormier et John Humbley. Ottawa, Paris : Presses de l’Université d’Ottawa, Armand Colin. Castoriadis, Cornelius, 1975 : L’Institution imaginaire de la société. Paris : Les Éditions du Seuil, coll. Sciences humaines. Cendrars, Blaise, 1945/2007 : L’Homme foudroyé. Paris : Denoël, coll. Folio. Descartes, René, 1637 : Discours de la méthode — Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bt-v1b86069594/f5.image. (Consulté le 9 décembre 2019) Dubuc, Robert, 1977 : Qu’est-ce que la terminologie. La Banque des mots, n°13. Paris : CILF. Durieux, Christine, 2010 : Fondement didactique de la traduction technique. Paris : La Maison du dictionnaire. Eco, Umberto, 1979 : Schtroumpf und Drang. Alfabeta, 11 septembre, http://www. alfabeta2.it/2011/10/03/schtroumpf-und-drang/. On trouvera une traduction abrégée de ce texte en français à la page suivante, http://freaklit.blogspot.com/ 2016/02/schtroumpf-und-drang.html. (Consulté le 27 août 2019) Eco, Umberto, 2003/2006 : Dire presque la même chose – Expériences de traduction (traduit de l’italien par Myriem Bouzaher) . Paris : Grasset. Foucault, Michel, 1966 : Les Mots et les choses — Une archéologie des sciences humaines. Paris : Éditions Gallimard. Froeliger, Nicolas, à paraître 1 : La tentation du pittoresque, de la traduction technique comme opération de vulgarisation. Monti, Enrico (éd.) : Actes 88 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TERMINOLOGIE, OUTIL DE VULGARISATION ET DE MISE du colloque Traduire la littérature grand public et la vulgarisation. Mulhouse, 4-5 avril 2019. Froeliger, Nicolas, à paraître 2 : De quoi le soupçon de mensonge est-il la vérité ? à paraître dans El Qasem, Fayza et Isabelle Collombat (éds.) : Actes du colloque Traducteurs et interprètes face aux défis sociaux et politiques : la neutralité en question. Paris : ESIT, Sorbonne nouvelle, 27 octobre 2017. Gaudin, François, 2003 : Socioterminologie. Une approche sociolinguistique de la terminologie. Bruxelles : De Boeck & Larcier/Duculot. Gouadec, Daniel, 2005 : Terminologie, traduction et redaction spécialisées. Lan- gages 157. 14-24. Grice, Paul, 1989 : Studies in the Way of Words. Harvard : Harvard University Press. Harari, Yuval Noah, 2015 : Sapiens – Une brève histoire de l’humanité. Paris : Albin Michel. Edition originale en hébreu (2011), traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat. Humbley, John, 2016 : Le déballage terminologique pour traduire l’innovation. Phillips-Batoma, Patricia et Florence Xiangyun Zhang (éds.) : Translation as Innovation – Bridging the Sciences and the Humanities. Chicago : Dalkey Ar- chive Press. 47-63. Jeanneret, Yves, 1994 : Écrire la science. Paris : Presses universitaires de France. Juilliard, Claudie, 2007 : Terminologie (cours destiné aux étudiants du DESS, aujourd’hui master) ILTS, http://hosting.eila.univ-paris-diderot.fr/~juilliar/ index.htm. (Consulté le 28 août 2019) Juilliard, Claudie, 2019 : échanges par courrier électronique avec l’auteur, 10 sep- tembre 2019. L’Homme, Marie-Claude, 2004 : La Terminologie : principes et techniques. Mon-tréal : Les presses de l’Université de Montréal. Ladmiral, Jean-René, 1988 : Une interlangue interlinguistique . Pietri, Etienne (éd.) : Problèmes théoriques et méthodologiques de l’analyse contrastive (Actes du colloque, 29-30-31 octobre 1986). Paris : Publications de la Sorbonne nouvelle. 73-98. Ladmiral, Jean-René, 2012 : La terminologie au risque de la traduction. Briu, Jean-Jacques (éd.) : Terminologie(II) : Comparaisons, transferts, (in)traduction. Berne : Peter Lang. 10-21. Lecocq, Héba, à paraître : Terminologie comparée et traduction : approche interdisciplinaire. Meschonnic, Henri, 1999 : Poétique du traduire. Lagrasse : Verdier. Pecman, Mojca et Christopher Gledhill, 2018 : On an often-overlooked resource for translators : generic collocations. How trainee translators and their teach- ers deal with phraseological units in the ARTES database. Froeliger, Nicolas, Christian Balliu et Lance Hewson (éds.) : Des unités de traduction à l’unité de la traduction. Équivalences 45/1-2. 237-257. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 89 Nicolas Froeliger Perec, Georges, 1985/2003 : Penser/Classer. Paris : Éditions du Seuil, coll. Points, Essais. Petit, Michel, 2010 : Le discours spécialisé et le spécialisé du discours : repères pour l’analyse du discours en anglais de spécialité. E-rea. Revue électronique d’études sur le monde anglophone 8/1. 1-15. http://journals.openedition.org/ erea/1400. (Consulté le 12 mars 2019) Peyo, 1965 : Le Schtroumpfissime. Bruxelles : Dargaud . Reboul, Anne et Jacques Moeschler, 1998 : La pragmatique aujourd’hui – Une nouvelle science de la communication. Paris : Éditions du Seuil, collection Points, Essais. Rehm, Georg et Hans Uszkoreit, 2012 : META-NET Strategic Research Agenda for Multilingual Europe 2020. Berlin : Springer Verlag. Ricoeur, Paul, 2004 : Sur la traduction. Paris : Bayard. Roche, Christophe, 2005 : Terminologie et ontologie. Langages 39/57, numéro thématique : La terminologie : nature et enjeux. 48-62. Seleskovitch, Danica et Marianne Lederer, 1984 : Interpréter pour traduire. Caen : Didier Érudition. Sperber, Dan et Deirdre Wilson, 1989 : La Pertinence – Communication et cogni- tion (traduit de l’anglais (1986) par Abel Gerschenfeld et Dan Sperber). Paris : Les Éditions de minuit, coll. Propositions. Taylor, John H., 2010 : Journey Through the Afterlife : Ancient Egyptian Book of the Dead. Harvard : Harvard University Press. Temmerman, Rita, 2000 : « Une théorie réaliste de la terminologie : le socioco- gnitivisme ». Terminologies Nouvelles 21, Rifal (Réseau international franco- phone d’aménagement linguistique). 58-64. Ville, Caroline, 2012/13 : L’éco-conception des cosmétiques. Mémoire de recherche documentaire, terminologie et traduction. Paris : master ILTS (Industrie de la langue et traduction spécialisée), Université Paris Diderot. 90 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 91 Zoran Nikolovski LLes anglicismes lexicaux en français dans les sciences humaines et sociales Zoran Nikolovski Université de Bitola « Saint Clément d’Ohrid »AbstractThe fast development of social sciences and humanities in the Anglosphere, particularly in the United States of America after World War II, instigated an enormous export of terminology used in these areas in all languages world-wide. The French language is not an exception to this, as an increasing number of Anglicisms are entering French as well. The paper at hand analyses the pres-ence of English lexical borrowings in the French language in social sciences and humanities. The paper also dwells on the interventions of France and Quebec with respect to these borrowings. On the basis of a graphemic, phonetic and semantic analysis of the borrowings, the research points to some insignificant graphemic and phonetic adaptations as well as a moderate tendency towards polysemy of certain Anglicisms in the French language. As to the recommen-dations on the treatment of the English borrowings issued by the Commis-sion d’enrichissement de la langue française ( Journal Officiel de la République française) in France and by Office québécois de la langue française ( Grand dictionnaire terminologique) in Canada, the research shows only some moder-ate interventions on the part of both countries. Key words: lexical Anglicisms, the French language, social sciences and humanities92CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES ANGLICISMES LEXICAUX EN FRANÇAIS DANS LES SCIENCES HUMAINES 1 INTRODUCTION Le développement des relations entre la France et les autres pays francophones d’un côté et les États-Unis de l’autre, ainsi que le développement intensif des sciences humaines et sociales dans le monde anglophone, particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, a fait pénétrer des emprunts lexicaux anglais en français (Pergnier 1989 : 11 ; Walter 2001 : 314 ; Hagège 1987 : 149 ; Guiraud 1971 : 118-123). Ce travail fait partie de notre projet « Les emprunts lexicaux anglais dans la langue française de 1945 à 2005 (aspect linguistique et sociocul- turel) » (Николовски 2012) qui est divisé en six domaines : Sciences humaines, sciences juridiques, politiques et économiques ; Sciences et techniques ; Arts ; Vie quotidienne ; Sport et loisirs ; et Divers. Cette division s’inspire de l’exemple de Jean Tournier qui, dans son œuvre Les mots anglais du français (Tournier 1998), fait une classification des anglicismes par « champs lexicaux », autrement dit par « centres d’intérêt » (ibid. : 7). La division de Tournier est faite sur l’examen des éléments culturels analysés par Lévi-Strauss, Sapir, Whorf, Mounin, Benveniste, etc. Cette division repose largement aussi sur les travaux de l’anthropologue amé- ricain Edward T. Hall (1959) qui, dans son livre The Silent Language ( Le langage silencieux) dédié à la culture, présente une carte de la culture ( map of culture) où celle-ci est divisée en 100 sections qui décrivent ses sous-domaines. Tournier représente la même carte dans son livre Introduction descriptive à la lexicogéné- tique de l’anglais contemporain (Tournier 2007 : 410). Avec cette division en 6 domaines, il essaie d’englober tous les emprunts lexicaux anglais. Les sciences humaines et sociales font partie de la première section de notre projet (Николовски 2012 : 113-196) composé de 1236 unités, c’est-à-dire des emprunts lexicaux. Selon Humbley (1974 : 52), /l/’emprunt lexical au sens strict du terme /est/ le processus par lequel une langue L1 dont le lexique est fini et déterminé dans l’instant T, acquiert un mot M2 (expression et contenu) qu’elle n’avait pas et qui appartient au lexique d’une Langue L2 (également fixe et déterminé). Les objectifs de cet article sont plusieurs. D’abord, nous voulons montrer l’in- fluence de la langue anglo-américaine sur le français, c’est-à-dire la pénétration et la présence des emprunts lexicaux anglais en français dans les sciences humaines et sociales, particulièrement après la Seconde Guerre mondiale. En étudiant leurs formes graphiques et phonétiques ainsi que leurs sens, nous allons aussi présen- ter leur état phonétique, graphique et sémantique et, par conséquent, leur degré d’adaptation au français. Nous allons également exposer les interventions insti- tutionnelles relatives à ces emprunts lexicaux, à savoir les recommandations de la Commission d’enrichissement de la langue française ( Journal Officiel de la Ré- publique française) concernant la France (Николовски 2002 : 59-62), et celles CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 93 Zoran Nikolovski de l’Office québécois de la langue française ( Grand dictionnaire terminologique) préconisant l’emploi de la variante canadienne à la place de ces emprunts lexicaux. De cette façon, nous montrerons l’influence de la langue et de la culture anglo-américaines sur la langue française dans ces domaines, et les interventions de la France et du Québec relatives à ces emprunts. 2 CORPUS DES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES Le corpus de cette étude comprend 298 unités choisies en raison de leur fré- quence en français dans les sciences humaines et sociales, leur présence dans les dictionnaires généralistes ou spécialisés dans le domaine des anglicismes, ainsi que dans des journaux et magazines (v. Corpus et abréviations).1 Chaque unité représente un ensemble composé de plusieurs parties. Au début, nous présentons sa forme graphique, c’est-à-dire le nom de l’unité, sa prononciation et sa catégorie grammaticale.2 Pour justifier l’attestation, nous mettons en évidence la datation en français, c’est-à-dire la détermination de la première attestation d’un mot ou d’un sens, parfois la datation en anglais pour vérifier si l’emprunt est attesté en français dans la période de notre recherche, à savoir après la Seconde Guerre mon- diale. Ensuite sont présentées les composantes morphologiques de l’unité lexicale suivies des définitions qui expliquent le(s) sens de l’emprunt. De façon générale, nous essayons d’illustrer chaque unité par des exemples provenant du corpus. Nous présenterons également les recommandations de la Commission générale de terminologie et de néologie publiées dans le Journal Officiel de la République française (JORF), et celles de l’Office québécois de la langue française publiées dans le Grand dictionnaire terminologique (GDT) pour déterminer les positions respectives de la France et du Québec concernant les emprunts lexicaux anglais. À la fin de l’unité sont présentés les synonymes et les homonymes. Le corpus est divisé en quatre domaines : 1. Linguistique, Littérature, Édition, Enseignement (LLEE) avec 39 unités ; 2. Société et Culture (SC), se rapportant à l’anthropologie, à l’histoire, à la sociologie, à la société, au droit, à la politique, aux institutions juridiques et politiques, à la culture et aux religions, avec 91 unités ; 3. Philosophie et Psychologie (PP) avec 64 unités ; et 4. Économie, Finances, Commerce et Publicité (EFCP) avec 104 unités. Le LLLE est composé de trois 1 Les abréviations du corpus sont reprises intégralement des Sciences humaines et sociales (Николовски 2012 : 113-196) et Corpus et abréviations (ibid. : 531-534). 2 La Forme graphique comprend toutes les variantes graphiques et les formes francisées des emprunts qui peuvent aider à dé- finir le degré d’adaptation graphique des emprunts lexicaux anglais notés dans le corpus. Elles sont facilement identifiables, car elles sont accentuées ou portent d’autres signes de l’orthographe française. La Prononciation présente l’état phonétique des emprunts lexicaux anglais en français, c’est-à-dire leur adaptation au système phonétique français, y compris toutes les variantes phonétiques des emprunts, même les unités sans forme phonétique notée dans le corpus. 94 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES ANGLICISMES LEXICAUX EN FRANÇAIS DANS LES SCIENCES HUMAINES sous-domaines : Linguistique (20 unités), Littérature et Édition (16 unités) et Enseignement (3 unités). Le SC est aussi composé de trois sous-domaines : Socié- té (42 unités), Culture (22 unités dont 12 se rapportent à la fois à la société et la culture) et Politique (20 unités). Le PP est composé de deux sous-domaines : Psychologie (48 unités) et Philosophie (16 unités). Le EFCP est composé de deux sous-domaines : Économie, Bourse et Finances (56 unités) et Commerce et Pu- blicité (48 unités). Nous avons relevé 27 unités (9,06%) à deux prononciations, 20 unités à deux graphies (6,71%), 46 formes francisées (15,44%) et 62 unités polysémiques (20,81%), ce qui met en évidence une instabilité phonétique, graphique et sé- mantique et une intégration inachevée de ces anglicismes. Le JORF a donné des recommandations pour 73 unités (24,50%), tandis que Le GDT a donné des recommandations pour 61 unités empruntées à ces domaines (20,50%). 3 ÉTAT GRAPHIQUE L’état graphique ou l’adaptation graphique des anglicismes lexicaux comprend les unités à deux formes graphiques et les formes uniques francisées conformes au système orthographique du français. En ce qui concerne les unités à deux gra- phies, nous avons relevé 20 unités (6,71%), ce qui met en évidence une faible instabilité graphique et une intégration inachevée de ces anglicismes : 1) baby-boom/ baby-boum ; breakdown/break-down ; consumerism/ consumé- risme ; co-occurrence/cooccurrence ; écu/e.c.u. ; jet set/jet-set ; joint venture/ joint-venture ; lay out/ lay-out ; medicine-man/médecine-man ; novellisa-tion/novélisation ; T. A. T./TAT ; tradeur/trader ; turn-over/turnover ; V. I. P./VIP ; etc. Deux domaines (LLEE et SC) présentent le même taux d’adaptation graphique de 7,69%, alors qu’il est de 6,25% dans le cas du PP et de 5,77% dans celui de l’EFCP. Nous avons remarqué ici une conservation complète de la graphie an- glaise ( breakdown, jet set, trader, consumerism, co-occurrence, joint venture, lay out), une adaptation au système graphique français visible grâce aux marqueurs du système orthographique du français, c’est-à-dire l’accentuation et l’emploi d’un trait d’union ( béhaviorisme, break-down, consumérisme, jet-set, joint-venture, lay-out, novélisation), une adaptation de la graphie française à la prononciation anglaise ( baby-boum), une francisation de la fin des lexèmes ( tradeur), etc. En ce qui concerne les formes uniques francisées, nous avons retrouvé 46 unités ou 15,44%, ce qui met en évidence aussi une faible instabilité phonétique et une inté- gration inachevée de ces anglicismes lexicaux dans les sciences humaines et sociales : CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 95 Zoran Nikolovski 2) consumérisme < consumerism ; débriefing < debriefing ; employabilité < employability ; ethnocentrisme < ethnocentrism ; ethnométhodologie < eth-nomethodology ; eurosceptique < eurosceptic ; externaliser < to externalize ; idiolecte < idiolect ; instrumentalisme < instrumentalism ; keynésien < Keynesian ; maccarthysme < McCarthyism ; mastère < master ; margina-lisme < marginalism ; narcoanalyse < narcoanalysis ; non-directif < nondirective ; performatif < performative ; permissif < permissive ; peyotisme < peyotism ; quantifieur < quantifier ; récursif < recursive ; référent < referent ; sémème < sememe ; sectoriel < sectorial ; séniorité < seniority ; sociodrame < sociodrama ; sociométrie < sociometry ; téléshopping < teleshopping ; traçabilité < traceability ; tutoriel < tutorial ; vidéoshopping < videoshopping ; etc. Selon le taux d’adaptation phonétique, se trouve en premier lieu le LLEE avec 35,90%, ensuite le PP avec 15,63%, l’EFCP avec 12,5% et enfin le SC avec 9,89%. Ces formes francisées se caractérisent aussi par une présence des mar- queurs du système orthographique du français, c’est-à-dire par une accentuation ( débriefing, intermédiation, supérette, téléshopping), une francisation de la fin du lexème ( hospitalisme < hospitalism ; traçabilité < traceability ; mastère < master ; descriptivisme < descriptivism ; pancosmisme < pancosmism ; permissif < permissive), ou les deux à la fois ( béhaviorisme < behaviourism ; récursif < recursive ; systémique < systemic ; consumérisme < consumerism). 4 ÉTAT PHONÉTIQUE En ce qui concerne l’état phonétique ou l’adaptation phonologiques des unités du corpus, nous avons relevé 27 unités (9,06%) à deux prononciations, ce qui met en évidence une faible instabilité phonétique et leur intégration inachevée : 3) [babibum]/[bebibum] ; [blakpɔwœʀ]/[blakpawœʀ] ; [diskaunt]/ [diskunt] ; [flawœrpɔwœr]/[flɔwœrpɔwœr] ; [kɛswœʀk]/[keswœʀk] ; [mɛʀʃᾶdajziŋ]/[mœʀʃᾶdiziŋ] ; [ɲuɛdʒ]/[ɲuedʒ] ; [ɔvɛʀkil]/[ɔvœʀkil] ; [pakadʒiŋ]/[pakaʒiŋ] ; [pœ̃k]/[pœnk] ; [pœblikʀilɛʃœns]/[pyblikʀǝlasjɔ̃] ; [pʀɔspɛkt]/[pʀɔspɛ] ; [ʀiʀajtiŋ]/[ʀǝʀajtiŋ] ; [spɔnsɔʀ]/[spɔ̃sɔʀ] ; [tɔnʃip]/ [taonʃip] ; [œndœʀɡʀaund]/[œ̃ndɛʀɡʀ(a)und] ; [teɑte]/[tat] ; [veipe]/ [viajpi] ; [watɛʀɡɛt]/[wɔtœʀɡet] ; [‘jupi]/[‘jǝpi]) ; etc. Selon le taux d’adaptation, en tête se trouve le SC avec 15,38%, puis le PP et l’EFCP avec respectivement 9,38% et 5,77%, et enfin le LLEE avec 2,56%. Nous avons aussi constaté une préservation complète de la forme phonétique anglaise, avec toutefois une prononciation à la française avec l’accent sur la dernière syllabe du mot ou du groupe de mots ([insajt] < [ˈɪnsaɪt] ; [insɛntiv] < [ɪnˈsentɪv] ; [mɔbiŋ] 96 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES ANGLICISMES LEXICAUX EN FRANÇAIS DANS LES SCIENCES HUMAINES < [mɒ.bɪŋ] ; [diskaunt] < [ˈdɪskaʊnt] ; [pʀɔspɛkt] < [ˈprɒspekt] ; spɔnsɔʀ]/ [ˈspɒnsə(r)] ; etc.), la chute du [h] ([bievjɔʀism] < [bɪˈheɪvjərɪzəm] ; [ipnɔtism] < [ˈhɪpnətɪzəm]), la nasalisation due à la structure graphique de l’emprunt (œ̃ [pœ̃k], [œ̃ndɛʀɡʀ(a)und] ; ɑ̃ [adyltɛsɑ̃]/[adyltesɑ̃] ; [mɛʀʃᾶdajziŋ]/[mœʀʃᾶ- diziŋ] ; ɔ̃ [pyblikʀǝlasjɔ̃] ; [spɔ̃sɔʀ] ; ɛ̃ [ʀedɛ̃tegʀasjɔ ̃] < [rɛdɪntɪˈɡreɪʃən] et ɔ̃ [sɛlfkɔ̃tʀol] < [ˌselfkənˈtrəʊl]), la chute de la diphtongue anglaise ([botpipœl]/ [botpipɔl] < [ˈbəʊt piːpl] ; [ˈboʊt piːpl] ; [bjoenɛʀʒi] < [ˌbaɪoʊˈenərdʒi] ; [bjɔ.fid. bak] < [ˌbaɪoʊˈfiːdbæk] ; [flo] slovène slovène > français CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 245 Adriana Mezeg Les années ont passé et il a fallu le colloque Contacts linguistiques, littéraires, culturels, qui s’est déroulé à Ljubljana en septembre 2019, pour nous y mettre en- fin, car le centenaire de l’enseignement du français à l’Université de Ljubljana constituait une opportunité idéale pour mener une telle recherche diachronique et découvrir, entre autres, l’héritage de traduction littéraire laissé par les traducteurs vers le français, parmi lesquels l’on peut trouver de nombreux enseignants, anciens et actuels, de la Faculté des Lettres de l’Université de Ljubljana. Principalement quantitative, cette étude préliminaire apportera un premier bilan de la traduction littéraire du slovène vers le français entre 1919 et 2019. Cela nous permettra d’évaluer le flux et le changement de l’activité traduisante à tra- vers différentes périodes dans l’histoire et de déterminer les principaux acteurs dans ce domaine (auteurs slovènes les plus traduits, traducteurs clés du slovène vers le français, maisons d’édition les plus engagées). Tout d’abord, l’article1 signale quelques caractéristiques de la traduction vers une langue étrangère et la méthodologie de la recherche. Dans la partie principale, nous nous concentrons sur les premiers résultats de l’analyse de l’activité tradui- sante durant les cent dernières années, tout en faisant quelques comparaisons et soulignant des faits intéressants. En conclusion, nous résumons les découvertes de la recherche et proposons des activités à entreprendre à l’avenir. 2 TRADUCTION LITTÉRAIRE NATIVE ET NON NATIVE Cette recherche s’inscrit dans le cadre de la traduction littéraire, notamment la traduction vers une langue étrangère ou seconde, aussi appelée la traduction non native, si l’on prend le slovène comme la langue source ou bien la langue de départ (L1) et suppose qu’elle soit réalisée par un traducteur natif slovène vers le français (L2). Par contre, lorsqu’elle est effectuée par un traducteur dont la langue maternelle correspond à la langue cible (dans notre cas le français), l’on parle de la traduction native (de la L2 en L1). La traduction littéraire non native est plus controversée et probablement moins pratiquée (cf. Kocijančič Pokorn 2008) par rapport à la traduction vers la langue maternelle, surtout lorsque la langue source est une langue de diffusion limitée ou bien une langue périphérique, comme le slovène (voir le graphique 1 ci-dessus), et la langue cible une langue centrale (Heilbron 1999, 2000 ; cf. Zlatnar Moe, Žigon et Mikolič Južnič 2019), comme le français. D’après l’UNESCO (1976 : Article 14d), le « /t/raducteur doit, dans la mesure du possible, traduire dans sa langue maternelle ou dans une langue 1 Le présent article a été préparé dans le cadre du programme de recherche numéro P6-0265 financé par l’Agence nationale pour la recherche de la République de Slovénie (ARRS). 246 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TRADUCTION LITTÉRAIRE SLOVÈNE-FRANÇAIS ENTRE 1919 ET 2019 qu’il possède comme sa langue maternelle ». Le second cas, à savoir celui du bi- linguisme équilibré, serait optimal dans la mesure de la maîtrise équivalente des langues et cultures source et cible, mais de tels traducteurs sont généralement peu nombreux, comme le constate déjà Kocijančič Pokorn (2008). Ainsi est-il inévi- table d’engager des traducteurs non natifs de la langue cible, ce qui arrive, dans certaines cultures, plus souvent qu’on ne le pense (Kocijančič Pokorn 2008 ; Du- běda 2018 : 493) et n’est plus si critiqué de nos jours. En effet, comme le constate Kocijančič Pokorn (2005) d’après une étude minutieuse sur la traduction non native, la qualité de la traduction, sa fluidité et acceptabilité dans la langue cible ne dépendent pas de la langue maternelle du traducteur et de la directionnalité de la traduction, mais surtout des compétences toujours indéterminées des tra- ducteurs individuels, de leurs stratégies de traduction et de la connaissance des cultures source et cible. La traduction non native ouvre de nombreuses questions, par exemple sur la politique nationale de traduction, le choix de textes ou auteurs à traduire, les traducteurs qui sont en mesure de traduire vers une langue étrangère/seconde, la réception et le succès d’une traduction dans une culture cible. Dans le contexte de la traduction du slovène vers le français, cet article tâchera de répondre, entre autres, aux questions concernant les types de textes littéraires les plus traduits et les traducteurs concernés, tandis que la première et la dernière question, très complexes, devront être étudiées dans le cadre d’une future recherche approfondie. 3 MÉTHODOLOGIE Pour pouvoir examiner la littérature slovène traduite vers le français entre 1919 et 2019 et mener des analyses sérieuses sous différents aspects, il est nécessaire de se référer aux données bibliographiques rigoureuses et complètes. À ce jour, l’on peut noter quelques bibliographies de la traduction littéraire vers le français qui se sont concentrées sur différents genres, traducteurs, périodes, etc., et sont dispersées dans diverses sources, par exemple dans des mémoires (Klinar 2000 et 2008), articles (Šorli 2015) et encyclopédies (Moder 1985 ; Grum 2007). Une bibliographie assez vaste d’œuvres slovènes traduites vers le français est réguliè- rement établie et mise à jour par le service culturel de l’Ambassade de Slovénie en France et disponible sur le site Internet de cette dernière.2 Or, à des fins de diverses recherches pointues dans les domaines de la traductologie, littérature, culture et sciences sociales, entre autres, on nécessiterait une base de données numérique exhaustive, bien organisée, facile à manipuler et régulièrement mise à 2 http://www.pariz.veleposlanistvo.si/index.php?id=2813&L=3&no_cache=1&sword_list%5B%5D=bibliographie (Consulté le 30 juillet 2020) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 247 Adriana Mezeg jour, ce qui nous permettrait de suivre les flux de traduction à travers différentes périodes. Dans le cadre du groupe de recherche slovène Les études littéraires interculturelles, nous avons récemment commencé à construire une telle base numé- rique pour différentes langues cibles, par exemple l’allemand, l’italien, le français et le polonais, ce qui nous permettra, entre autres, d’évaluer d’un point de vue diachronique les flux de traduction du slovène vers les différentes langues cen- trales et (semi-)périphériques, ainsi que les relations de pouvoir sur le marché de la traduction. Quant à la paire slovène-français, la bibliographie des traductions publiées entre 1919 et 2019, qui sera analysée dans la partie principale, a été créée à partir de différentes sources, principalement la base numérique slovène de références bi- bliographiques Cobiss, les archives et les bibliographies non-publiées gardées par la Bibliothèque nationale de Slovénie, et les encyclopédies slovènes de traduction littéraire par Moder (1985) et Grum (2007). On ne peut pas certifier que les listes ainsi obtenues soient complètes, car il se peut qu’il existe des œuvres traduites qui ne figurent pas dans les sources consultées, ce qui reste encore à explorer, mais elles représentent une base solide pour pouvoir considérer l’évolution de l’activité dans le domaine de la traduction littéraire slovène-français dans les cent dernières années. 4 ANALYSE L’analyse des données bibliographiques présentée ci-après porte sur les œuvres littéraires slovènes écrites (dramatiques, poétiques, narratives et de jeunesse) et celles destinées à la télé- et radiodiffusion (surtout les pièces radiophoniques), parues en français entre 1919 et 2019. Les anthologies, réimpressions, rééditions et extraits publiés dans des revues littéraires ont aussi été pris en considération. Dans la catégorie « divers », nous avons classifié d’autres formes littéraires, comme les bandes dessinées, les aphorismes et les méditations. En nous appuyant sur leur classification dans la base de références bibliographiques Cobiss, les œuvres ont été réparties dans différentes catégories mentionnées ci-dessus non seulement pour voir leur représentation par genres et formes littéraires, mais aussi pour pouvoir découvrir l’activité des traducteurs par différentes catégories, car nous supposons qu’un seul traducteur ne traduit pas tous les types de textes, mais se spécialise plutôt pour l’un ou l’autre. Les résultats présentés ci-après porteront sur la représentation des catégories ob- servées à travers les cent dernières années, les maisons d’édition concernées, les traducteurs les plus importants et les auteurs slovènes les plus traduits. 248 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TRADUCTION LITTÉRAIRE SLOVÈNE-FRANÇAIS ENTRE 1919 ET 2019 4.1 Catégories observées Dans la période entre 1919 et 2019, comme en témoigne le graphique 2, un bon tiers (34 %) des traductions littéraires constituent les œuvres narratives (romans, nouvelles, récits), suivies par la poésie (26 %), les œuvres destinées à la télé- et radiodiffusion (19 %) et les livres de jeunesse (14 %), les œuvres dramatiques se trou- vant à la dernière place avec 3 %, même après la catégorie « divers » (4 %). Nous avons, jusqu’à présent, rassemblé 390 références bibliographiques, parmi lesquelles quelques traductions n’ont jamais été publiées. Sans compter les réimpressions, les rééditions, les traductions dans les revues littéraires concernées et celles qui n’étaient jamais publiées, ainsi que les anthologies et les œuvres destinées à la télé- et radiodiffusion, 247 œuvres littéraires slovènes ont été traduites vers le français et publiées entre 1919 et fin 2019. Pour pouvoir interpréter ce chiffre, il faudrait le comparer avec ceux pour d’autres paires de langues, ce à quoi nous travaillons dans le groupe de recherche slovène Les études littéraires interculturelles. Graphique 2 : La répartition des traductions françaises par catégories obser- vées (période 1919–2019). Catégories observées 4% 3% 19% 26% 14% 34% drama�que poésie narra�on livres de jeunesse œuvres des�nées à la télé- et radiodiffusion divers Faute de recherches inachevées, contentons-nous à présent de la bibliographie des traductions du slovène vers l’allemand, publiée par Vavti en 2006. Si l’on compte les traductions parues entre 1919 et 2006, l’on arrive au chiffre 396. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 249 Adriana Mezeg Graphique 3 : Comparaison du nombre de traductions du slovène vers le français (1919–2019) et v Comparaison du ers l nomb ’allemand (1919–2006). re de traduc�ons vers l'allemand et le français 450 400 350 300 250 200 150 100 50 0 slovène vers le français entre 1919 et 2019 slovène vers l'allemand entre 1919 et 2006 Nombre de traduc�ons Malgré les 13 années qui ne sont pas incluses dans la bibliographie slovène-al- lemand, et d’autant plus, il en résulte que l’on a tendance à traduire beaucoup plus vers l’allemand que vers le français (voir le graphique 3), ce qui n’étonne pas étant donné que, entre autres, l’allemand est la 2e langue étrangère la plus parlée en Slovénie, après l’anglais, la Slovénie borde l’Autriche et maintient toujours des contacts étroits avec l’Autriche aussi bien que l’Allemagne. Graphique 4 : L’activité traduisante slovène-français par catégories observées à travers les décennies entre 1919 et 2019. Catégories observées par périodes 35 30 25 20 15 10 5 0 drama�que poésie narra�on livres de jeunesse œuvres des�nées à la télé- et radiodiffusion divers 250 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TRADUCTION LITTÉRAIRE SLOVÈNE-FRANÇAIS ENTRE 1919 ET 2019 Les références bibliographiques ont ensuite été classifiées par périodes de 10 ans pour pouvoir observer le changement potentiel de l’activité traduisante par caté- gories observées dans les différentes périodes. D’après le graphique 4, celle-ci était assez vive durant les cent dernières années : faible entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, elle a commencé à augmenter au début des années 60. Les plus représentées, les œuvres narratives atteignent leur apogée deux fois : d’abord dans les années 60, puis entre 2009 et 2018, le nombre de publications augmentant visiblement à partir de 1989. La deuxième catégorie d’œuvres les plus traduites concerne la poésie, dont la publication est assez faible et mouve- mentée jusqu’en 1989 lorsqu’elle se voit augmenter considérablement, atteignant l’apogée entre 1999 et 2008, puis baissant doucement. Dans la catégorie d’œuvres destinées à la télé- et radiodiffusion, qui concerne principalement les pièces ra- diophoniques, la traduction vers le français commence dans les années 70 et est importante jusqu’en 1998, avec l’apogée entre 1989 et 1998, après quoi elle chute brutalement et disparaît complètement à partir de 2002. En ce qui concerne les livres de jeunesse, leur traduction vers le français commence en 1959, atteignant le premier apogée dans les années 70, comme les pièces radiophoniques ; entre 1979 et 2008, les éditeurs ne semblent pas trop intéressés par la publication des livres de jeunesse slovènes en traduction française, surtout dans la période de l’indépendance de la Slovénie, tandis qu’à partir de 2009, leur traduction semble reprendre. Quant aux œuvres dramatiques, les moins représentées de tous les genres, l’intérêt à les publier en français était, apparemment, minime le long du XXe siècle, la majorité, toujours de nombre très faible, étant parues entre 1999 et 2018. Dans la catégorie « divers », où prévalent les méditations contre les bandes dessinées, l’activité est d’une uniformité assez faible durant la période observée. 4.2 Publication des traductions Laissant de côté les œuvres dramatiques destinées à la télé- et radiodiffusion, qui ont toutes été réalisées par la Radio-Télévision slovène, il nous est paru important de savoir qui a publié les traductions françaises des œuvres littéraires écrites slo- vènes. Comme le montre le graphique 5, la majorité (60 %) ont été publiées en France par différentes maisons d’édition dont les plus importantes sont : Phébus, Hachette, Hatier, Éditions franco-slovènes & Cie, et Circonflexe. Ce fait est très important, à côté de la qualité, l’actualité du contenu et des facteurs extra-littéraires (relations personnelles, succès préalable dans d’autres pays, etc.) (Klinar 2008 : 13, 45, 163), pour la reconnaissance de la littérature slovène sur le mar- ché français, car les œuvres publiées en Slovénie sont restées presque inaperçues (ibid. : 151). D’après l’analyse, un quart des traductions sont parues en Slovénie : CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 251 Adriana Mezeg parmi les éditeurs slovènes ressortent l’Association des écrivains slovènes, le PEN slovène et l’Association des traducteurs littéraires de Slovénie. On ne doit pas non plus oublier l’apport du Canada où l’on peut recenser une trentaine de parutions, surtout dans les années 30 à 60, par les éditeurs tels que Le Bulletin des agricul- teurs, L’Action catholique et le Chantecler. Quant aux œuvres dramatiques et poé- tiques, nous avons remarqué que quelques-unes ont été publiées en collaboration avec des maisons d’édition slovènes et françaises, par exemple Aleph et Geneviève Pastre (recueil de poèmes de Mozetič, 1991), ou bien slovènes et canadiennes, par exemple le Centre de la littérature slovène et les Écrits des Forges (deux recueils de poèmes de Zajc, 2004). Dans d’autres pays, par exemple la Yougoslavie, l’Italie, l’Autriche et la Macédoine, le nombre de publications a été faible. Graphique 5 : Le nombre des œuvres écrites publiées dans différents pays. Éditeurs par pays (œuvres écrites) 200 180 160 140 120 100 80 60 40 20 0 Slovénie France Slovénie et Yougoslavie Slovénie et Canada Autre France Canada Nombre de traduc�ons publiées 4.3 Traducteurs vers le français les plus importants D’après l’analyse des données bibliographiques, la grande majorité des œuvres slovènes ont directement été traduites du slovène vers le français, à l’exception de six titres dont trois ont été traduits vers le français de l’anglais (livres d’images de Lila Prap), et un de l’italien ( La villa sur le lac de Boris Pahor), de l’allemand ( L’élève Tjaž de Florjan Lipuš) et du serbo-croate ( La nuit jusqu’au matin de Branko Hofman) respectivement. Au total, nous avons recensé 109 traducteurs différents dont la majorité (52 %) n’ont traduit qu’une seule œuvre ; 34 % de traducteurs en ont traduit entre deux 252 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TRADUCTION LITTÉRAIRE SLOVÈNE-FRANÇAIS ENTRE 1919 ET 2019 et cinq, 5 % entre six et neuf, et les 9 % restants ont traduit plus de dix titres. Dans les sources consultées, nous avons aussi noté 28 titres où les traducteurs n’étaient pas indiqués. Dans la période entre 1919 et 2019, le traducteur le plus important du slovène vers le français était Viktor Jesenik, avec 69 titres.3 Ses traductions ont paru dans la période entre 1956 et 20044 et concernent surtout la poésie et les pièces radiophoniques ; en outre, il a co-traduit des poèmes et extraits narratifs pour des anthologies. Le deuxième traducteur le plus important, actif entre 1936 et 1968, était le prêtre Ferdinand Kolednik qui a essentiellement traduit des textes narra- tifs (46 titres), surtout pour des revues canadiennes. Suivent quatre traductrices les plus importantes, la plus productive parmi elles étant Andrée Lück-Gaye, Française d’origine slovène, qui a signé 38 traductions depuis 1988, surtout des romans de Boris Pahor et Drago Jančar. Ensuite vient Zdenka Štimac, née en France de parents slovènes, avec 32 titres ; active comme traductrice littéraire du slovène depuis 1995, elle traduit surtout de la poésie (par exemple Tomaž Šalamun, Veno Taufer, Dane Zajc, Srečko Kosovel) et des romans (France Bevk, Alojz Rebula, Brina Svit, Marko Sosič, Miha Mazzini). Graphique 6 : Les traducteurs littéraires du slovène vers le français les plus importants. Traducteurs les plus importants 80 70 60 50 40 30 20 10 0 Nombre de textes traduits À la troisième place parmi les traductrices (22 titres), nous trouvons Elza Jereb, ancienne lectrice de français à la Faculté des Lettres de Ljubljana, qui a surtout traduit 3 Dans cette partie, les chiffres concernent toutes les traductions publiées, y compris les réimpressions, les rééditions, etc. 4 Certaines traductions sont posthumes, étant donné que Jesenik est décédé en 2000. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 253 Adriana Mezeg des pièces radiophoniques entre 1969 et 1982 (18 titres), mais aussi quelques textes narratifs et poèmes. La quatrième traductrice la plus importante vers le français est Zlata Pirnat-Cognard. Née en Croatie où elle a passé son enfance, elle est venue étudier à Ljubljana à l’âge de 17 ans, puis a déménagé en France neuf ans plus tard, où elle a épousé un Français et est restée jusqu’à sa mort en 2009 (Blažič 2016 : 108). Son apport dans le domaine de la traduction littéraire concerne surtout la littérature de jeunesse : entre 1966 et 1971, elle a signé la traduction de 18 livres d’images slovènes vers le français, dont quatre réimpressions. En dernier lieu, mentionnons encore trois hommes importants : Marc Alyn (18 titres), écrivain et poète français qui, entre 1965 et 2004, a surtout travaillé avec Viktor Jesenik à la traduction des poèmes de Kosovel, Bor, Župančič, Gradnik, Vipotnik et Prešeren, entre autres ; Vladimir Pogačnik (11 titres), ancien pro- fesseur de français à la Faculté des Lettres de Ljubljana, surtout connu pour ses traductions de recueils de poèmes de France Prešeren, le plus grand poète slovène, mais aussi d’autres, comme Zajc et Grafenauer (entre 1993 et 2004), et récem- ment, en 2012, la traduction du livre d’images Le manteau fantôme de Vitomil Zupan ; et enfin, Claude Vincenot (10 titres), linguiste et écrivain de Nancy qui était lecteur de français à la Faculté des Lettres de Ljubljana entre 1962 et 1964 et a fait la première traduction d’ Alamut par Vladimir Bartol, publiée en 1988 par Phébus et réimprimée quatre fois, et a collaboré avec Andrée Lück-Gaye à la traduction de l’ Arrêt sur le Ponte Vecchio de Boris Pahor ; il a aussi (co-)traduit quelques poèmes, par exemple de Prešeren, parus en 2002. On ne doit pas non plus oublier quelques autres personnes pour leur apport dans le domaine de la traduction littéraire du slovène vers le français : Josip Jeras et sa femme d’origine française, Sidonie Jeras-Guinot, parmi les premiers traducteurs vers le français qui ont, dans les années 20 à 60, traduit quelques textes impor- tants du grand écrivain slovène Ivan Cankar ; Lucien Tesnière, le premier lecteur de français à la Faculté des Lettres de Ljubljana, qui a traduit surtout de la poé- sie ; Liza Japelj-Carone, attachée culturelle à l’Ambassade de Slovénie en France, qui traduit tous les genres ; Antonia Bernard, ancienne maître de conférences à l’Inalco de Paris, qui a traduit, entre autres, quatre romans de Boris Pahor ( Jours obscurs, Dans le labyrinthe, Le jardin des plantes, L’appel du navire) et un roman de Drago Jančar ( Katarina, le paon et le jésuite) en 2009 ; et enfin, quelques professeurs de français, anciens et actuels, de la Faculté des Lettres de Ljubljana : Florence Gacoin-Marks (romans, œuvres de jeunesse), Barbara Pogačnik (poésie), Metka Zupančič (une pièce radiophonique et un extrait narratif dans les années 80), Nadja Dobnik (un recueil de poèmes), Sonia Vaupot (un livre d’images) et Jacqueline Oven (un roman policier radiophonique). 254 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TRADUCTION LITTÉRAIRE SLOVÈNE-FRANÇAIS ENTRE 1919 ET 2019 4.4 Auteurs slovènes les plus traduits Pour terminer cette analyse préliminaire des données statistiques, nous voudrions donner un aperçu des auteurs slovènes les plus traduits vers le français (voir le graphique 7). Dans la catégorie d’œuvres dramatiques, très peu d’auteurs ont été traduits à ce jour, la majorité n’ayant qu’une œuvre en français (par exemple Cankar, Smole, Jovanović, Zajc, Jančar), tandis que deux auteures peuvent se vanter chacune de deux traductions, à savoir Žanina Mirčevska (les deux ont été publiées grâce au Fonds de Trubar) et Jana Pavlič. La poésie slovène semble être plus intéressante pour le marché français, car un tas de poètes ont au moins un recueil (par exemple Kuntner, Šteger, Debeljak, Zlobec, Pavček, Krakar, Gradnik, Vipotnik), certains même plusieurs (Dobnik, Zorman, Kramberger, Taufer, Mozetič, Zajc, Boris A. Novak, Kosovel, Bor, entre autres) recueils de poèmes en français. Les poètes slovènes les plus traduits jusqu’à présent sont : France Prešeren, le plus grand poète slovène (16 références) ;5 To-maž Šalamun (neuf titres), la figure centrale de la poésie néo-avant-garde d’après- guerre de l’Europe centrale ; et Oton Župančič (cinq titres), l’un des piliers de l’époque moderne slovène. Graphique 7 : Les auteurs slovènes les plus traduits. Auteurs slovènes les plus traduits vers le français 20 18 16 14 12 1086420 Nombre de �tres par auteur traduits vers le français 5 Dans cette partie, les chiffres concernent toutes les traductions publiées, y compris les réimpressions, les rééditions, etc. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 255 Adriana Mezeg Passons à la catégorie du genre narratif où l’on observe le plus grand intérêt pour la traduction vers le français. Parmi les romanciers slovènes les plus traduits et dont les traductions ont plusieurs fois été réimprimées, ce qui témoigne de leur bonne réception auprès du public français, les grands vainqueurs sont Boris Pahor (18 références, dont sept réimpressions) et Drago Jančar (16 références, dont huit réimpressions). Boris Pahor est un écrivain slovène de Trieste de 107 ans, rescapé des camps de la mort d’Alsace et d’Allemagne, qui est révélé aux lecteurs français par son récit majeur Pèlerin parmi les ombres en 1990, réimprimé cinq fois jusqu’à présent (en 1996, 2005, 2007, 2011 et 2012), ce qui en fait l’œuvre la mieux reçue en France. Depuis, il a eu encore dix œuvres traduites vers le français, dont deux ont chacune été réimprimées une fois ( Printemps difficile et Arrêt sur le Ponte Vecchio). Drago Jančar, qui a eu son premier roman traduit vers le français en 2003 ( L’élève de Joyce, réimprimé en 2007 et 2017), rencontre un large public en France en 2014 grâce au roman Cette nuit, je l’ai vue (réimprimé en 2015 et 2019) pour lequel il a reçu le Prix du meilleur livre étranger. À ce jour, huit de ses œuvres sont traduites en français, à peu près une sur deux ans. Quant aux romanciers les mieux reçus en France, on ne doit pas non plus oublier Josip Jurčič (1844–1881) dont le récit Georges Kôziak, janissaire slovène, a été réimprimé cinq fois, et Vladimir Bartol (1903–1967) grâce à son roman le plus célèbre, Alamut, écrit en 1938. Celui-ci a été traduit en français en 1973, mais jusqu’en 1988 aucun éditeur français ne voulait le publier. C’est en 1988 que Jean-Pierre Sicre, éditeur chez Phébus, le lit et y voit un grand potentiel en raison de la thématique politique actuelle, notamment le terrorisme islamique et le fa-natisme religieux. Dans les quelques mois suivant la parution, 30 000 exemplaires ont été vendus en France (Vesenjak 2003), la première édition (signé par Claude Vincenot et Jean-Pierre Sicre) ayant eu quatre réimpressions (en 1990, 1998, 2000 et 2004). Comme les héritiers de Bartol ont été outrés par l’infidélité de la traduction à l’original, la maison d’édition Phébus a plus tard commandé une nouvelle traduction d’ Alamut, faite par Andrée Lück-Gaye et publiée en 2012 (Gacoin-Marks 2014 : 129-131). En dernier lieu, mentionnons deux représentantes slovènes de livres de jeunesse qui se sont révélées les plus traduites dans cette catégorie : Ela Peroci, la célèbre auteure de contes de fées slovènes, dont une dizaine de livres d’images ont été traduits vers le français dans les années 70, parmi lesquels Le parapluie volant en 1968 qui a eu deux réimpressions (1968 et 2010) ; et, récemment, Lila Prap, un phénomène à l’échelle internationale : en effet, grâce au succès de ses œuvres au Japon et dans d’autres pays, Lila Prap a été découverte par la maison d’édition Circonflexe de Paris qui a fait traduire vers le français, mais à partir de l’anglais, plusieurs de ses livres d’images, comme Pourquoi les zèbres sont-ils en pyjama (en 2004 et 2009), 1001 contes (2006) et Mon papa (2008). 256 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TRADUCTION LITTÉRAIRE SLOVÈNE-FRANÇAIS ENTRE 1919 ET 2019 5 CONCLUSION Le bref aperçu de la littérature slovène traduite vers le français entre 1919 et 2019 a montré que celle-ci a essentiellement été publiée par des maisons d’édition fran- çaises et traduite par des Slovènes qui s’enthousiasment pour la langue française (parmi lesquels on trouve certains professeurs et lecteurs de français, anciens et actuels, de la Faculté des Lettres de Ljubljana, et des individus qui se sont installés en France) ou bien des Français d’origine slovène. Trois quarts des traductions publiées ont été signées par une dizaine de traducteurs, les 91 % des traducteurs restants n’en ayant fait qu’une ou deux. Selon la chronologie des publications, la faible activité après la fin de la Première et Seconde Guerres mondiales commence à s’accroître à partir des années 60 où la prose atteint son premier pic. Dans les années 70, la traduction vers le français est surtout orientée vers les livres de jeunesse et pièces radiophoniques. La chute de l’activité traduisante dans les années 80 reprend sa force dans les années 90 grâce à la poésie et toujours les pièces radiophoniques, la traduction de ces dernières disparaissant complètement au début du XXIe siècle. Dans les vingt dernières années, l’on traduit vers le français surtout des romans (parmi lesquels ressortent surtout ceux de Boris Pahor et Drago Jančar) et de la poésie, tandis que le nombre d’œuvres dramatiques slovènes traduites vers le français reste très faible durant les cent années analysées. Les données obtenues grâce à notre recherche appellent à de futures analyses minutieuses, entre autres, pour essayer d’observer la dimension idéologique der- rière le choix de textes et l’époque à laquelle les traductions ont paru, décou- vrir l’influence potentielle des changements socio-politiques (indépendance de la Slovénie, adhésion à l’UE, etc.) sur l’ampleur de l’activité traduisante, et pour pouvoir mieux planifier les activités dans le domaine de la traduction littéraire en vue d’une promotion plus grande et mieux réussie de la littérature, de la culture et des auteurs slovènes dans le monde francophone. Enfin, il serait aussi pré- cieux de conduire une étude diachronique de la littérature française traduite vers le slovène, car celle-ci enrichit d’une manière importante le marché de livre en Slovénie. Références bibliographiques Ambassade de Slovénie en France, 2019 : Bibliographie générale slovène en langue française. http://www.paris.embassy.si/fileadmin/2019/BIBLIOGRAPHIE_ GENERALE_SLOVENE.pdf. (Consulté le 30 juillet 2020) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 257 Adriana Mezeg Blažič, Milena Mileva, 2016 : Mladinski klasiki : izbor člankov in razprav. Ljubljana : Pedagoška fakulteta. Cobiss, plateforme bibliographique en ligne. www.cobiss.si. (Consulté le 30 juillet 2020) Duběda, Tomáš, 2018 : La traduction vers une langue étrangère : compétences, attitudes, contexte social. Meta 63/2. 492-509. Gacoin-Marks, Florence, 2014 : Francoska prevoda Alamuta. Žbogar, Alenka (éd.) : Recepcija slovenske književnosti. Zbirka Obdobja. Ljubljana : Znanstvena založba Filozofske fakultete. 129-135. https://centerslo.si/wp-content/ uploads/2015/10/33-GacoinMarks.pdf. (Consulté le 30 juillet 2020) Grum, Martin (éd.), 2007 : Slovenski prevajalski leksikon 1550–1945. Ljubljana : Društvo slovenskih književnih prevajalcev, Inštitut za kulturno zgodovino ZRC SAZU. Heilbron, Johan, 1999 : Towards a Sociology of Translation. Book Translations as a Cultural World-System. Europea Journal of Social Theory 2/4. 429-444. Heilbron, Johan, 2000 : Translation as a Cultural World System. Perspectives: Studies in Translatology 8/1. 9-26. Klinar, Meta, 2000 : Prevodi slovenske proze v francoščino v letih 1965–1999. Mé- moire de maîtrise, Université de Ljubljana. Klinar, Meta, 2008 : Sodobna slovensko-francoska književna izmenjava. Thèse de master, Université de Ljubljana. Kocijančič Pokorn, Nike, 2005 : Challenging the Traditional Axioms: Translation into a Non-mother Tongue. Amsterdam, Philadelphie : John Benjamins. Kocijančič Pokorn, Nike, 2008 : Translation and TS Research in a Culture Using a Language of Limited Diffusion: The Case of Slovenia. The Journal of Specia- lised Translation 10. https://jostrans.org/issue10/art_pokorn.pdf. (Consulté le 30 juillet 2020) Mezeg, Adriana, 2010 : Compiling and Using a French-Slovenian Parallel Cor- pus. Xiao, Richard (éd.) : Proceedings of The International Symposium on Using Corpora in Contrastive and Translation Studies (UCCTS 2010). Ormskirk : Edge Hill University. 1-27. https://www.lancaster.ac.uk/fass/projects/corpus/ UCCTS2010Proceedings/papers/Mezeg.pdf. (Consulté le 30 juillet 2020) Moder, Janko (éd.), 1985 : Slovenski leksikon novejšega prevajanja. Koper : Lipa. Šorli, Metka, 2015 : Bibliografija Elze Jereb za obdobje 1965–2015. Vestnik za tuje jezike 1. 331-345. Vavti, Stojan (éd.), 2006 : Bibliografija knjižnih prevodov slovenske literature v nemščino. Ljubljana : Center za slovensko književnost. Vesenjak, Alenka, 2003 : Veliko pred svojim časom : 100-letnica rojstva Vla- dimirja Bartola. STA, le 23 février 2003, https://www.sta.si/713336/veli- ko-pred-svojim-casom-100-letnica-rojstva-vladimirja-bartola. (Consulté le 30 juillet 2020) 258 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA TRADUCTION LITTÉRAIRE SLOVÈNE-FRANÇAIS ENTRE 1919 ET 2019 Zlatnar Moe, Marija, Tanja Žigon et Tamara Mikolič Južnič, 2019 : Center and Periphery: Power Relations in the World of Translation. Ljubljana : Znanstvena založba FF. UNESCO, 1976 : Recommandation sur la protection juridique des traducteurs et des traductions et sur les moyens pratiques d’améliorer la condition des traducteurs. http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=13089&URL_DO=DO_TO- PIC&URL_SECTION=201.html. (Consulté le 30 juillet 2020) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 259 Constantin-Ioan Mladin LLes tribulations intra- et interlinguistiques des noms propres. Constats et observations Constantin-Ioan Mladin Université « Saints-Cyrille-et-Méthode » de Skopje, « Université 1er Décembre 1918 » d’Alba-IuliaAbstractStarting from the observation that proper nouns have been the subject of de-bate and renegotiation for years, the author intends to systematize and sum-marize the problems of this open and heterogeneous class, which remains dif-ficult to classify among the other lexical categories traditionally recognized. The pages below focus on: 1) the difficulty of circumscribing the category of proper nouns with the help of a universal definition, 2) the variety of iden-tification criteria ( capitalization, non-translatability, deviant morphology, dese-mantification, monoreferentiality), 3) the typological variety of the members of this class ( anthroponym, toponym... ; modified/ mixed proper nouns). Finally, this exposition critically lists the different techniques and strategies adopted by specialists (linguists, translators, terminologists) for the interlinguistic transfer of these elements ( deferral/ loan, graphic switching: transliteration, transcription, calque, transposition, choice of different lexemes, modulation, adaptation, clarify-ing translation: incrementalization, explanation with the help of notes). As the issue that is the subject of this research revolves around the concept of culture, it is clear that any treatment applied to each translation unit requires not only solid language skills in both languages, but also requires a thorough knowledge or prospecting of the extralinguistic (cultural, historic...) context. Key words: culturem, deferral, monoreferentiality, noun (common, proper, singular), translation260CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES TRIBULATIONS INTRA- ET INTERLINGUISTIQUES DES NOMS PROPRES 1 PRÉMISSES DE LA RECHERCHE Cette présentation n’a ni l’ambition de développer une théorie personnelle et bien établie sur la définition des noms propres (Np), ni de proposer une ap- proche originale de leur (in)traductibilité (au niveau théorique et pratique). Elle se contentera, en premier lieu, juste d’évoquer divers questionnements autour de cette classe hétérogène, autrement dit, elle se bornera à croiser plusieurs problé- matiques rattachées à l’identification des Np. Ensuite, elle va remémorer d’une perspective critique quelques aspects récurrents qui s’attachent à la traduisibilité/à l’intraduisibilité des Np, pour formuler à la fin maintes remarques sur l’hybridisme des pratiques traductives courantes. Les Np forment une classe très bien représentée quantitativement dans le langage (Molino 1982 : 5) et surtout une classe ouverte : il s’en fabrique tous les jours. Toute tentative de les recenser d’une manière intégrale est fatalement vouée à l’échec à cause de leur poids numérique, ainsi que de la célérité du renouvelle- ment de leur inventaire. Quoiqu’ils soient porteurs d’une riche sémantique, ceux- ci sont souvent absents des dictionnaires.1 Il est toutefois impossible de les ignorer du fait qu’ils constituent à eux seuls plus de 10% des textes journalistiques, par exemple (Maurel 2005 : 776). Bon nombre de grammaires usuelles se contentent de poser la distinction nom commun (Nc) vs. Np, sans trop insister sur ce qui les différencie. En général donc, les Np rentrent dans la catégorie des « mots incon- nus » (ibid.) et, la plupart du temps, ils sont décrits partiellement et en négatif par rapport aux Nc,2 ce qui leur confère le qualificatif de « parent pauvre de la linguistique » (Molino 1982 : 5) ou bien de « parent pauvre du nom commun » (Wilmet 1991 : 113). La première et apparemment la plus grave des questions que se posent les lin- guistes et les traductologues concerne la définition même du Np et cet aspect s’accompagne de toute une cohorte d’interrogations complémentaires du type : 1) Qu’est-ce qu’on peut retenir comme Np pour objet d’étude ? (comment délimiter de façon objective les Np ?) ; 2) Quelles relations peut-on trouver entre la dénomination de classes d’objets (Nc) et la dénomination d’objets uniques (Np) ? ; 3) Quel est le traitement traductif qui accompagne le passage du Np au Nc (par antonomase ou éponymie) et celui inverse, du Nc au Np ? ; 4) Comment classer en sous-catégories les Np retenus ? (quelle subdivision adopter pour leur reconnaissance et leur traitement dans le cadre traductif en question ? ; comment élaborer une typologie des Np qui soit efficace toujours 1 Bien que, du moins en principe, « un dictionnaire des noms propres est aussi riche, aussi épais qu’un dictionnaire des noms communs » (Molino 1982 : 5). Après tout, à la déception de tous, la réalité nous montre que cela arrive assez rarement. 2 Du fait de l’absence d’une définition plus générale (universelle ?), découlant de l’impossibilité de leur découpage et regroupement univoque en raison de leur exceptionnelle hétérogénéité. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 261 Constantin-Ioan Mladin et partout ?) ; 5) Quel est le rapport entre les Np et l’encyclopédie – l’étymolo- gie – la terminologie ? ; 6) Existe-t-il une collection minimale de Np que tout dictionnaire devrait comprendre ? (comment la définir ? ; dans quelle mesure cet ensemble varie-t-il selon l’époque et selon le lieu ? ; est-elle dépendante d’un public donné ? ; peut-on parler d’une notoriété globale ?) ; 7) Quel est le choix des Np selon les différents types de cultures (existe-t-il un fond sui generis de Np rattaché à une région, à un pays, à une culture donnés ?), de discours et de textes ? ; 8) Comment envisager une standardisation des informations sur les Np, telle qu’elle figure dans les dictionnaires ? (à l’aide de quels descripteurs attachés aux entrées des dictionnaires ?) ; 9) Peut-on trouver des stratégies ap- propriées pour traduire les Np ? 2 LE NOM PROPRE – COMBIEN DE DÉFINITIONS, AUTANT DE TYPOLOGIES La signification du terme reste toujours assez floue, malgré le fait que, élevée au rang d’universaux, la démarcation Np vs. Nc apparut très tôt dans l’histoire de la grammaire (Lecuit 2012 : 9-10 ; Lungu-Badea 2017 : 251). En fait, celle-ci remonte aux stoïciens,3 qui avaient proposé de distinguer le nom à proprement parler (gr. ónoma kúrion), évoquant des qualités individuelles, du nom commun (gr. ónoma prosegorikon), évoquant, quant à lui, des qualités communes à un ensemble d’objets identiques/similaires. Depuis Platon (qui parle du sens du nom propre dans son Cratyle), en passant par Denys le Thrace (dans sa Technè Grammatikè), le terme, appelé nomen proprium par les Romains (joint au concept qu’il nomme), s’est propagé à toutes les grammaires (classiques et, plus tard, prémodernes, modernes). 2.1 Le nom propre – comment le définir ? Au fil du temps, le Np a bénéficié d’innombrables définitions, plus ou moins différentes les unes des autres, selon la perspective (ou les perspectives) à partir de laquelle/desquelles on a tenté de l’identifier (logique, sémantique, grammati- cale...). Les lignes ci-dessous en répertorieront uniquement quelques-unes parmi tant d’autres, des définitions qui expriment, semble-t-il, des points de vue plus originaux : 3 Des deux parties du discours de Platon, on aboutit dans la logique stoïcienne à quatre (nom, verbe, article et conjonction), puis à cinq avec la création de la catégorie du Nc ( prosēgoríá en grec, ce qu’on appelle le Np demeurant le nom tout simplement – ónoma) par le biais de Chrysippe de Soles et de son disciple Diogène de Babylone. 262 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES TRIBULATIONS INTRA- ET INTERLINGUISTIQUES DES NOMS PROPRES 1) Grevisse et Goosse (1986 : 751) ont formulé une définition (voire une nondéfinition/antidéfinition) qui a rapidement fait carrière dans et à tra- vers les grammaires usuelles : « Le nom propre n’a pas de signification véritable, de définition ; il se rattache à ce qu’il désigne par un lien qui n’est pas sémantique, mais par une convention qui lui est particulière. »4 2) Dans la conception de Marie-Noëlle Gary-Prieur (1994 : 7), la diffé- rence entre Np et Nc se fonde sur la nature différente de leur référent : « Alors que l’interprétation d’un nom commun ne met en jeu que la compétence lexicale, celle du nom propre requiert presque toujours une mise en relation avec le référent initial, qui mobilise des connaissances discursives. » 3) Le même critère de différenciation est avancé par Thierry Grass (2002 : 38), à la différence que celui-ci y introduit une perspective plus utilita- riste du Np : « un nom associé primairement à un référent individualisé » (un être vivant ou divin, un lieu, une œuvre humaine, un événement unique) dont l’existence est culturellement notoire (voire attestée dans les faits, dans le mythe ou dans la fiction).5 4) Le Petit Robert sur CD-ROM offre une perspective plus englobante de la réalité : « Mot ou groupe de mots servant à désigner un individu et à le distinguer des êtres de la même espèce. »6 5) La manière de définir le Np devient plus souple et plus généreuse chez Kerstin Jonasson (1994 : 21) : « Toute expression associée dans la mémoire à long terme à un particulier en vertu d’un lien déno- minatif conventionnel stable. » Ce lien dénominatif s’applique : a) aux Np « purs » (correspondant à la définition de Grevisse et Goosse ; nondescriptifs ou opaques ; anthroponymes et toponymes), b) aux Np « mixtes » ( la Tour Eiffel, le Collège de France), c) aux Np « descriptifs » (résultant souvent de la composition d’un Np avec une expansion : Jar- din des Plantes, Organisation mondiale de la Santé, La Maison blanche, l’Académie française). 6) Pour Van Langendonck (1994-1995 : 160), la clé d’une juste indivi- dualisation des Np de la classe des Nc devrait être recherchée dans la distinction entre le lexème Np (correspondant aux Np que l’on donnerait 4 En vertu de ce principe, les gentilés disposent d’une définition régulière. Ainsi, les Parisiens sont les habitants de Paris, les Berlinois les habitants de Berlin, etc. Mais toujours est-il que cette logique ne fonctionne pas dans toutes les langues ! 5 Sur la base de la définition postulée, Thierry Grass reconnaît comme Np Yahvé, Jésus, Allah, mais non Dieu, ce dernier étant selon lui un nom qui renvoie « primairement à un concept sous forme d’attribut ». Le même traitement est appliqué aux noms des technologies nouvelles comme Internet, World Wide Web, etc. 6 Avec cette logique, il s’ensuit qu’un nom qui ne s’applique pas à un et un seul individu ne serait pas un Np non plus. Ainsi, Hercule (désignant un individu qui n’a pas eu d’existence physique), par exemple, serait un Nc, tout comme Français ou Paul (noms génériques). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 263 Constantin-Ioan Mladin intuitivement : Paul, Paris) et la fonction Np ( l’océan Atlantique – un syntagme complexe comprenant un Nc – océan, mais fonctionnant dans son ensemble comme un Np). Cependant, cette interprétation ne peut expliquer ni pourquoi un mot comme Venise est considéré par les fran- cophones un Np et bourse un Nc, ni encore pourquoi des Nc, des verbes, des syntagmes complexes, etc. peuvent être employés en tant que Np. Une éventuelle issue à cette impasse serait possible à l’aide de deux no- tions complémentaires (Vaxelaire 2007 : 8) : le figement et l’ emploi récurrent d’une description définie dans cette fonction désignative singulière (en effet, pourquoi La capitale de la France ne sera un Np pour aucun francophone alors que la Grosse/ Grande Pomme [< The Big Apple « New York City »] en est un ?).7 7) Le Np est dépourvu de sens, c’est une marque sans signification ; il dé- note mais ne connote pas (Searle 1972 : 2). Faute de quoi, le Np est em- ployé pour référer et non pour décrire ; le Np ne prédique rien à propos de l’objet et, par conséquent, il est démuni de sens (Ballard 1998 : 199). 8) Selon les propos d’Éric Buyssens (1973 : 28), l’opposition Nc vs. Np ne s’opérerait pas dans le plan linguistique (grammatical, sémantique...), mais dans le plan des conventions sociales. Le Nc serait donc « celui qui s’applique librement en vertu de la seule convention qui a établi à quelle sorte d’individu il est applicable », alors que le Np désignerait celui qui s’applique à un individu particulier en vertu de deux conventions : a) celle qui a décidé à quelle sorte d’individu le nom est applicable et b) celle de tel groupe social particulier qui décide d’attacher ce nom à tel individu particulier. Cependant, aucune des définitions citées ou similaires à celles-ci ne parvient à ex- pliquer assez clairement, de manière décisive et à une échelle suffisamment large (intralinguistique et interlinguistique) la nature du Np. D’ailleurs, il semble que l’identification des Np par la plupart des locuteurs adultes d’une langue, quelle qu’elle soit, est innée ou au moins de nature épilinguistique8 (Gary-Prieur 1991 : 4 ; Lecuit 2012 : 13-14). Pour comprendre à quel point la frontière entre le Nc et le Np est subtile et fragile, il serait utile de rappeler la thèse de Willy Van Langendonck (2000 : 17-18, 22). Celui-ci considère que les Np seraient des constructions apposition- nelles du type [(article défini +) N 1 + (de) (article défini +) N2], c’est-à-dire des 7 Il en est de même pour d’autres langues : allem. Großer Apfel, cr. Velika Jabuka, esp. La Gran Manzana, it. Grande mela, port. Grande Maçã, rus. Большое яблоко… Des réflexions de ce type pourraient également être formulées au sujet des surnoms que portent certains pays : pays du Soleil levant/ Pays du Soleil Levant pour désigner le Japon, pays des tulipes/ royaume des tulipes pour les Pays-Bas… 8 « Dans la plupart des langues humaines, les locuteurs adultes ont une intuition très nette de la différence qui existe entre les noms propres et les noms communs. » (Kristol 2002 : 1) 264 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES TRIBULATIONS INTRA- ET INTERLINGUISTIQUES DES NOMS PROPRES appositions qui renvoient à un référent initial dont ils sont reliés de manière ad hoc par le biais d’une catégorie du niveau de base. Dans une série hiérarchique du tipe animal → chien → berger, animal est le terme général (l’hyperonyme des deux suivants), chien (l’hyponyme du premier et l’hyperonyme du dernier) est le terme (du niveau) de base et berger est le terme le plus spécifique (l’hyponyme du précédent). Le terme du niveau de base est celui que les enfants acquièrent en premier et qui s’avère constituer la catégorie la plus accessible du point de vue perceptuel et conceptuel, ce qui fait qu’il soit utilisé le plus fréquemment par rapport aux autres. Le principal argument sur lequel s’appuie Van Langendonck est de nature syntaxique et renvoie au fait qu’il existe des structures aux Np qui peuvent se présenter comme des appositions non détachées ( Monsieur Chirac, les sœurs Brontë, la famille Dubois, le chien Fido, la ville de Gand, la région Aquitaine, la rivière l’Escaut). 2.2 Le nom propre – comment l’identifier ? Les grammaires avancent plusieurs critères pour délimiter la catégorie des Np, ceux-ci étant invoqués soit de manière cumulative, soit, le plus souvent, de ma- nière séquentielle (Lecuit 2012 : 18, 24). Les critères d’identification les plus fréquemment véhiculés par les travaux de spécialité sont les suivants : 1) La majuscule à l’initiale. Cependant, ce critère formel est incapable de distinguer efficacement tous les Np des Nc, non seulement parce que la lettre capitale n’a pas de représentation à l’oral, mais aussi parce que cette marque est absente dans les systèmes d’écriture qui ne sont pas originaires d’Europe. Ajoutons à tout cela que : a) la majuscule s’avère un critère discriminant pour les Np mixtes et descriptifs, ainsi que pour certains héméronymes (le 11- Septembre ; Mai 68 – Vaxelaire 2006 : 719 ; Calabrese-Steimberg 2009 : 7-8) et même de la perspective des logiciels de traitement automatique des langues, car la présence d’homographes et de mots composés rend cette association efficace seulement une fois sur deux (Maurel et Tran 2005 : 1) ; b) par ailleurs, la capitalisation peut aussi fonctionner comme indice graphique de déférence ( Dieu, le Président, l’Université, la Constitution européenne – Wilmet 1991 : 117) ; c) ce marquage typographique étant très dépendant de certaines conventions traditionnelles (différentes d’une langue à l’autre) pour nommer les gentilés et les ethnonymes. 2) L’intraduisibilité.9 La conviction (et les recommandations pratiques qui en découlent) que le Np est non-traductible repose sur l’interprétation 9 Idée largement partagée du moins par les linguistes qui ne s’intéressent pas directement à la traduction (Vaxelaire 2006 : 733). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 265 Constantin-Ioan Mladin de celui-ci comme signe linguistique incomplet (un signifiant sans si- gnifié) et monofonctionnel (il n’a qu’une fonction identifiante) (Lecuit 2012 : 124), mais la mise en pratique de cette conception est relative- ment récente (elle ne s’est imposée qu’au début du XXe siècle). Le pos- tulat de la non-traduction des Np a été déjà avancé comme principe souverain par Jean Delisle (1993 : 124)10 et par Georges Mounin (1994 [1955] : 78).11 Selon Mańczak (1991 : 28), ce critère12 viendrait même en première place (il serait donc « le plus juste ») parmi tous les autres, parce qu’il est confirmé par le plus grand nombre de cas. Le transfert d’un Np de la langue source vers la langue cible se fait dans ce cas-là par un procédé connu sous le nom de report, c’est-à-dire un transfert à l’identique du texte de départ dans le texte d’arrivée (« degré zéro de la traduction du signifiant »). De manière très suggestive, cette idée13 fut exprimée par l’écrivain et critique d’art irlandais George Moore : « Tous les noms propres, quelque imprononçables qu’ils soient, doivent être ri- gidement respectés ». 3) La morphologie différente de celle des Nc : a) la morphologie flexionnelle (la non-flexibilité des Np : genre, nombre, détermination, cas) et b) la morphologie dérivationnelle (restreinte, fluctuante ou impossible). Au niveau de la morphologie (flexionnelle ou dérivationnelle), les diffé- rences entre les langues, même au sein d’une même famille, sont telle- ment importantes qu’il serait difficile/impossible de les systématiser de manière efficace (car elles courent toujours le risque d’être parasitées par trop d’exceptions). 4) La désémantisation. Au tout début, les Np devaient être généralement significatifs au moment de l’acte de dénomination, cette transparence étant la raison même de leur existence. Que cette motivation ait été sé- mantique, métaphorique, ou associative. Mais, comme les langues sont devenues de plus en plus abstraites, les Np ont perdu peu à peu leur caractère motivé. Et cet affaiblissement ou cette perte du sens est un processus toujours vivant, car il se manifeste également aux Np récents. Cette désémantisation résiderait dans la spécificité même du Np : le fait qu’avant de décrire, il est voué à nommer (Kristol 2002 : 11). 10 « Tout texte à traduire renferme une proportion variable d’éléments d’information qui échappent presque complètement à l’analyse du sens. Le traducteur les retranscrit tout simplement dans le texte d’arrivée sans vraiment avoir besoin d’interroger le contexte ou la situation pour en dégager le sens, d’où le terme ‘report’. Les éléments d’information faisant généralement l’objet d’un report sont les noms propres, les nombres, les dates, etc. » Le Np serait alors une sorte de degré zéro de la représentation culturelle, une trace formelle que l’on préserverait comme moyen d’identification. 11 « /.../ la volonté d’atteindre à l’illusion d’un texte écrit directement dans notre langue /.../ comporte tout au moins une limite infranchissable : les noms propres, qu’il faut garder dans la forme étrangère toutes les fois qu’elle n’est pas francisée. » 12 Ou plutôt « un indice de sa spécificité » (Kristol 2002 : 2). 13 Idée reprise et citée en 1959 par Georges Connes (professeur, homme politique français et traducteur ; dans Ballard 2011 : 19). 266 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES TRIBULATIONS INTRA- ET INTERLINGUISTIQUES DES NOMS PROPRES Selon la théorie avancée par le logicien britannique John Stuart Mill ( A System of Logic, 1843),14 un syntagme nominal – Nc du type l’actuel président de la république dénote un certain individu et connote la propriété qu’a cet individu d’être actuellement le président de la république. En revanche, un nom propre comme Mitterrand/ Chirac/ Giscard, dénote un individu sans rien connoter (il fonctionne simplement comme un pur désignateur, qui ne fournit pas d’informations sur l’objet auquel il réfère). En d’autres termes, on a affaire ici à l’opposition : désignateur accidentel – parce que sa dénotation varie selon le monde de référence ( l’actuel président de la république) vs. désignateur rigide – Np qui conserve le même réfèrent quels que soient les mondes possibles et imaginables15 ( Mitterrand/ Chirac/ Giscard) (Récanati 1983 : 108-109). Aux adeptes de la thèse selon laquelle les Np seraient vides de toute trace de sens,16 on pourrait facilement rétorquer que cette perspective, très confortable d’ailleurs par son caractère unitaire, est systématiquement minée par un grand nombre de contre-exemples. Ainsi, critiquant la doctrine de Saul Kripke (1972 : 253-355, 763-769) qui voyait dans les Np des désignateurs, des identificateurs purs,17 Sarah Leroy (2004 : 24, 30) rappelle qu’il y a aussi : a) des Np qui ren- voient vers plusieurs référents possibles ( M. Dubois) ; b) des Np qui réfèrent à toute une catégorie de référents ( Il y a souvent un Ernest Backes /…/ . Un anonyme blessé, autodidacte, un temps favori des puissants, éjecté sans égards ensuite, qui règle ses comptes au nom d’un combat désintéressé pour la justice et la démocratie. = « dénonciateur d’activités illicites ») ; c) des Np existant linguistiquement sans désigner des individus réels (les personnages mythologiques) ; d) des Nc assurant une désignation unique ( ciel, enfer, lune, paradis, soleil, terre). La dernière situation mentionnée ci-dessus prouve que ce système bipolaire de classification (Nc vs. Np) en fonction du nombre de référents (un ou plusieurs) correspondant à un certain signifiant nominal ne semble pas pouvoir refléter la réalité du monde objectif. Eric Buyssens (1973 : 25, 29-31) y introduit une troi- sième catégorie : celle des noms d’individus uniques en leur genre, appelés noms singuliers. Cette classe intermédiaire comprend des noms qui ne sont ni des Nc, ni des Np, tels que : a) des noms désignant le principe unique de toute chose ( destin, hasard, providence) ; b) des noms termes spécifiques au domaine de l’astronomie ( ciel, espace, firmament, galaxie, lune, macrocosme, monde, nature, soleil, temps, terre, univers, voie lactée). Ce modèle théorique tripartite pourrait lever l’ambiguïté d’au moins quelques noms dont le statut serait autrement difficile à préciser ( ciel, enfer, lune…). 14 Pour unifier ce fragment explicatif, les exemples, mis à jour, ont été tirés tels quels de l’article cité de François Récanati. 15 Dans le monde réel, c’est Mitterrand le président de la république ; mais Chirac (ou Giscard) aurait pu l’être tout aussi bien. 16 Le philosophe John Stuart Mill soutenait que « Les seuls noms qui ne connotent rient sont les noms propres et ceux-ci n’ont /…/ aucune signification » (dans Leroy 2005 : 30). 17 De simples étiquettes posées sur des éléments du réel dont ils ne disent rien (ils ne sont donc pas des descripteurs de ces éléments). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 267 Constantin-Ioan Mladin En fait, il semble que les interprétations vagues, oscillantes et même contradic- toires parfois sur la présence ou l’absence du sens au Np soient dues au traitement flou appliqué à trois notions pourtant bien différentes : le sens, la signification et l’ étymologie (Vaxelaire 2008 : 2195 ; Vaxelaire 2011 : 20-21). Cependant, cette confusion disparaît dès que le Np est corrélé au contexte dans lequel il apparaît. Si on arrive à considérer que les Np n’ont qu’un sens très limité et même qu’ils sont complètement démunis de sens ou, inversement, qu’ils sont plus chargés de sens que les Nc, c’est parce qu’on leur attribue une faible signification ou du moins parce qu’on ne différencie pas suffisamment sens – signification – étymologie. Seulement que ces mêmes Np peuvent s’actualiser un sens dès qu’ils intègrent un texte, dès qu’ils sont remis dans un contexte quelconque (ce qui oblige inévitable- ment à une analyse au cas par cas des Np). Or, il est évident que le sens d’un Np ne s’identifie ni à son référent (bien que des connaissances sur celui-ci puissent faire partie du sens), ni à son étymon (qui peut parfois le rendre transparent par le biais de la motivation). 5) L’unicité référentielle. Dans une approche sémantico-référentielle, la différence entre les Np et les Nc pourrait être réduite, en principe, à la diffé- rence de leur extension, tout Np étant censé désigner un référent unique et individuel qui n’a pas d’équivalents.18 Seulement que cette monoréfé- rentialité est assez discutable dans un certain nombre de cas. Perpétuée sans trop de nuances par les grammaires usuelles et bien ancrée dans la conscience linguistique des locuteurs instruits, la distinction Nc vs. Np sur ce critère n’est que « fallacieuse », comme l’avait remarqué Eric Buys- sens (1973 : 26-28). Quelques phénomènes empiriquement observables montrent à quel point cette classification peut être précaire, tel le fait : a) qu’un anthroponyme soit commun à plusieurs individus (pluralité de référents)19 et b) qu’un même individu puisse être désigné par des Np différents, en fonction du (micro)groupe social dans lequel il est intégré (le prénom : en famille, entre amis ; le nom de famille : à l’école, au lieu de travail… ; un sobriquet : à l’école, à l’armée ; un pseudonyme dans le milieu artistique ; un nom d’emprunt, symbolique et identitaire, dès l’entrée d’un individu dans un ordre religieux quelconque…) ou encore c) qu’il y ait des Np qui peuvent changer de signifié, tout comme les Nc d’ailleurs : Saint-Etienne (hagionyme) → église ainsi baptisée au nom de ce saint → nom de la localité où se trouve cette église (hagiotoponyme). De plus, le phénomène inverse ne doit pas être omis non plus : il y a des 18 Par défaut, c’est cette prétendue/supposée monoréférentialité qui nous plonge directement dans un paradoxe difficilement à expliquer : la traduction étant par nature recherche d’équivalence, il est évident qu’il y a contradiction théorique entre les termes (Ballard 1998 : 201). 19 Plus rarement quand même, cela vaut également pour les toponymes. Ainsi, la version anglaise ( Venice) du nom de la ville italienne Venezia renvoie, par exemple, à plusieurs villes situées aux États-Unis (en Arkansas, en Californie – un quartier de Los Angeles, en Floride, dans l’Illinois, en Louisiane, dans le Missouri, dans le Nebraska, dans l’État de New York, dans l’Ohio, en Pennsylvanie, dans l’Utah, dans l’État de Washington) (pour d’autres exemples, voir Vaxelaire 2011 : 17). 268 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES TRIBULATIONS INTRA- ET INTERLINGUISTIQUES DES NOMS PROPRES Nc supposés renvoyer à des référents uniques (voir infra)20 (Leroy 2004 : 21-22, 24). 2.3 Le nom propre – comment le classifier ? Du point de vue linguistique, le Np est l’apanage de l’onomastique mais, d’un point de vue plus étroit, celui de la sémantique, ce domaine regroupe lui-même des unités très différentes entre elles (souvent dérivées les unes des autres, par transfert connotatif) : anthroponymes (patronymes, prénoms, pseudonymes, gentilés, hypocoris- tiques, ethnonymes, idionymes – mononymes,21 matronymes22), cryptonymes,23 ergonymes24 – marconymes – productonymes – célébronymes,25 hagionymes, phé- nonymes,26 praxonymes,27 toponymes (oronymes, hydronymes, microtoponymes, odonymes…), topo-patronymes,28 zoonymes29… Parfois, un même Np peut ap- partenir à plusieurs catégories : fr. (la) France (toponyme) → allem. Frankreich, esp. Francia, it. (la) Francia, pol. Francja, roum. Franța) – fr. (le) France (ergonyme – paquebot) → allem. (das) France, esp. France, it. (il) France, pol. France) – fr. France (anthroponyme – prénom) → France (Agafonov et al. 2006 : 625). En dehors de cela, il y a des Np (des héméronymes et des toponymes évènemen- tiels) qui sont fatalement volatiles et instables. Ceux-ci peuvent être facilement assimilés aux Np. A une condition près : que leur lien dénominatif soit entretenu en permanence, pour que leur relation référentielle soit maintenue). Plus ils cir- culent dans le discours public, plus ils ont des chances à se fixer dans la mémoire (discursive) collective en tant que Np (voire le 11 septembre vs. la crise financière) (Calabrese-Steimberg 2009 : 9-10). 20 Pour d’autres contre-exemples de monoréférentialité, voir Eshkol 2010 : 7. 21 Np renvoyant à une seule personne ( Vercingétorix). 22 Nom de famille transmis par la mère. Adeline, Anne, Catherine… prénom de la mère transmis comme nom de famille au nouveau-né en cas de naissance illégitime (selon une ancienne coutume en Normandie). 23 Noms servant à dissimuler une identité ( Opération Overlord, pour nommer l’invasion de l’Europe occidentale sous occupation allemande par les Alliés au cours de la Seconde Guerre mondiale). 24 Noms destinés à nommer des objets et des produits manufacturés et, par extension, marques, entreprises, établissements d’enseignement et de recherche, titres de livres, de films, de publications, d’œuvre d’art. 25 Nom de marque/de produit ( Coca, Kleenex, Scotch), nomination d’un produit au moyen du nom d’une personnalité célèbre ( Grill George Foreman, il met K. O. la graisse ; L’Oréal, parce que je le vaux bien) (Bondol 2006 : 6). 26 Np attribués aux ouragans ( El Niño), aux cyclones et anticyclones (pour la saison des tempêtes hivernales en Europe de 2019-2020 : Amélie, Atiyah, Bernardo, Cecilia, Ciara, Daniel…), aux astres et aux comètes ( La comète de Halley ; en fait, il y a trois comètes portant ce nom !). 27 Np par lesquels sont désignés certaines réalisations ou découvertes humaines non matérielles : noms de faits historiques ( la Résistance, la Guerre de Trente Ans), de maladies ( la maladie d’Alzheimer), de lois ou de théorèmes ( le théorème de Thalès, le principe d’Archimède), des évènements culturels ( les Francofolies) (Leroy 2004 : 34). 28 Patronymes qui reflètent une origine géographique ( Dubois, Dupont, Lafontaine…). 29 Np d’animaux familiers mais aussi des zoonymes attribués à des personnes ( Madame Loiseau, Monsieur Renard) ou à un lieu ( Col de la dent du Chat). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 269 Constantin-Ioan Mladin Les déplacements d’une catégorie à une autre (anthroponyme ↔ toponyme…) et d’une classe à une autre (commun ↔ propre) sous la pression de vecteurs de force de tout genre (grammaticaux, discursifs, pragmatiques, stylistiques, psycho- logiques...) et à travers différents procédés de conversion rendent l’identification et la définition des Np encore plus compliquées. Très souvent et suivant parfois des règles peu prévisibles, toutes sortes de modifications (grammaticalisation, verbalisation, adjectivation, adverbialisation, métaphorisation, métonymisation, communisation, généralisation, particularisation, dépropriation, désémantisa- tion, appellativisation, perte de majuscule, affixation, flexion, forme diminutive, forme hypocoristique...) viennent augmenter l’instabilité de la classe (Shokhen- mayer 2010 : 127). D’un point de vue morphologique, un nombre important d’entités qui consti- tuent la classe des Np peuvent être distribuées à deux catégories : 1) les Np non modifiés (Leroy 2005 : 5) ou Np purs (Jonasson 1994 : 21 ; Friburger 2006 : 640), des Np « véritables » qui ne renseignent pas sur les propriétés de l’objet qu’ils désignent, composés d’un mais aussi de plusieurs éléments empruntés à un supposé stock de Np ne pouvant être utilisés qu’en tant que Np ( Jean, Paris) et 2) les Np modifiés 30 (Leroy 2005 : 5) ou Np mixtes (Jonasson 1994 : 21 ; Friburger 2006 : 640), des Np à base descriptive fonctionnant dans un syntagme dont ils sont le noyau et d’une expansion qui contiennent des Np purs et des Nc ( la tour Eiffel), mais aussi des adjectifs ( La Nouvelle-Orléans) ou bien un ou plusieurs Nc, éventuellement accompagnés d’adjectifs ou de prépositions ( le Massif central ; la Grande Barrière de Corail). 3 LES NOMS PROPRES – QUELLES STRATÉGIES ET PRATIQUES DE TRANSPOSITION INTERLINGUISTIQUE ? La plupart des études sur les Np se cantonnent à une approche monolingue. Or, c’est surtout l’approche bilingue qui fait ressortir la nécessité d’effectuer des regroupements destinés à constater la présence ou l’absence des régularités parce que la traduction/la transposition interlinguistique des Np est très liée à l’inter- culturalité, dans la mesure où ceux-ci sont chargés de culture et d’histoire et atta- chés à un contexte déterminé. Et cela parfois davantage que les Nc. En d’autres mots, cette traduction/transposition interlinguistique développe une composante 30 Du type : Le Hugo de 1825 ne vaut pas le Hugo de la vieillesse ; J’ai connu une Minville, il y a longtemps, très longtemps ; Un De Gaulle aurait réagi immédiatement ; Paul est un vrai Napoléon ; Sartre, ce Hugo de notre siècle ; J’ai écouté du Mozart (Kleiber 1991 : passim) ; Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse ; /…/ Ce même Bajazet, sur le trône affermi (Kleiber 2005 : 115). Cependant, cette distinction ( emploi standard vs. emploi modifié) se fonde parfois sur des critères quelque peu flottants ( Cicéron philosophe ne vaut pas Cicéron orateur vs. Le Cicéron philosophe ne vaut pas le Cicéron orateur) (Leroy 2005 : 5). 270 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES TRIBULATIONS INTRA- ET INTERLINGUISTIQUES DES NOMS PROPRES physico-culturelle, rendue par des contraintes psychologiques, sociologiques, es- thétiques, les Np étant, en général, ce qui demeure dans le texte traduit comme le seul témoin du lieu de départ, l’ombre partielle du texte original qui le hante. Souvent objet de débat entre les spécialistes (théoriciens et/ou praticiens), la tra- duction du Np est passée par plusieurs étapes avant que le Np soit considéré une véritable unité de traduction (Rus 2013 : 812). Si on peut parler de traduction dans le cas des Np, c’est parce qu’il existe en fait plusieurs stratégies et tech- niques très différentes entre elles qui rendent possible leur transfert d’une langue à l’autre. Loin d’être parfaites, celles-ci peuvent coexister dans une seule et même approche traductionnelle (Kleiber 1981 : 502-503 ; Agafonov et al. 2006 : 623- 629 ; Grass 2006 : 662-663 ; Sakhno 2006 : 706-707 ; Vaxelaire 2006 : 720, 726 ; Vaxelaire 2011 : 21 ; Lecuit 2012 : 3).31 Quoi que ce soit, cette « traduc- tion » doit être considérée comme un processus de reconstruction, semblable à la création elle-même. Georges Kleiber (1981 : 502-503) estime, par exemple, que « toute modification aboutit, non à une traduction d’un nom propre, mais à un nouveau nom propre » (Rus 2013 : 813). Les stratégies et les pratiques traduc- tionnelles envisagées dans le cas des Np sont les suivantes : 1) Le report ou l’ emprunt. Les Np ne varient pas d’une langue à l’autre et sont conservés tels quels : allem. Der Schwarzwald (le massif montagneux ; fr. La Forêt-Noire) → alb. Shvarcvalldi, cr., slov., pol. Schwarzwald, macéd., rus., srb. Шварцвалд, rus. Шварцвальд. À titre subsidiaire, il faut remarquer que le report peut avoir aussi une autre justification. Puisqu’elle est auréolée du connoté « étranger », une unité de traduction Np peut être gardée dans sa forme d’origine lors du passage dans le texte cible. Cet « agencement traductif » fut appelé « rup- ture d’isoglossie » par Barbara Folkart (1991 : 137).32 2) Les commutations graphiques, lorsqu’il s’agit de deux langues n’utili- sant pas le même système d’écriture : a) la translittération, qui permet de substituer, de manière réversible, chaque graphème d’un système par un graphème/un groupe de graphèmes d’un autre système, indé- pendamment de la prononciation (rus. Москва – hongr. Moszkva, slov. Moskva ; rus. Пoпoв → fr. Popov 33) et b) la transcription, une adaptation irréversible de l’image phonétique du Np de la langue source aux 31 Le traitement appliqué aux Np est similaire à celui auquel sont soumis les néologismes et les xénismes (Vaxelaire 2006 : 721). 32 Inversement, lorsque le signifiant initial est remplacé par un équivalent dans le texte d’arrivée, on parle de « rupture [d’isoglossie] supprimée » (ibid.). 33 Partant de la supposition tacite que les locuteurs francophones devraient savoir que le в russe, rendu en français par v, s’as-sourdit dans certaines positions et se prononce [f]. Néanmoins, cette hypothèse ne se confirme que par accident, donc très rarement. De plus, ce changement ne se produit plus au génitif ( kniga Popova « le livre de Popov ») et au féminin ( Popova « Mme Popov »). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 271 Constantin-Ioan Mladin normes phonétiques et graphiques de la langue cible (rus. Москва → alb. Moska, allem. Moskau, angl. Moscow, esp. Moscú, fr. Moscou, port. Moscou/ Moscovo, roum. Moscova, tc. Moskova ; rus. Пoпoв → fr. Popoff). Les deux procédés visent à faire escamoter la difficulté de prononciation et d’écriture du Np d’origine. Normalement, chaque langue s’est consti- tuée son propre code à elle pour rendre les Np exogènes. En raison des grandes différences entre les langues, à la suite de l’irrégularité foncière des Np et bien que ces règles de translittération/transcription soient pé- riodiquement mises à jour, elles ne parviennent pas toujours à restituer tous les Np de manière très précise ou à les intégrer assez harmonieuse- ment dans la langue source. C’est pour cette raison que, dans la pratique, on fait souvent appel à différents systèmes de transcription empirique plus ou moins proches des normes officielles. 3) La traduction par calque, qui peut être : a) une traduction littérale totale (allem. Der Schwarzwald → angl. Black Forest, esp. Selva Negra, fr. Fo-rêt-Noire, hongr. Fekete-erdő, it. Foresta Nera, roum. Pădurea Neagră, tc. Kara Orman), ou b) une traduction littérale partielle (allem. Schlacht um Aachen → fr. Bataille d’Aix-la-Chapelle). 4) La transposition, procédé qui consiste à utiliser une tournure sémantique- ment identique, mais syntaxiquement différente du lexème de l’unité de traduction de la langue source (angl. South Africa → esp. Sudáfrica, fr. Afrique du Sud, macéd., srb. Јужна Африка, roum. Africa de Sud). 5) Le choix d’un lexème diffèrent, avec une autre racine et : a) avec une sé- mantique identique (allem. Deutschland → esp. Alemania, fr. Allemagne, port. Alemanha – alb. Gjermania, angl. Germany, it. Germania, roum. Germania, macéd. Германија, rus. Германия – hongr. Németország, pol. Niemcy, srb. Њемачка) ou b) avec une sémantique différente (rus. Аральскοе Мοре → allem. der Aralsee – fr. la mer d’Aral). Dans le cas de certains Np, la commutation avec des signes linguis- tiques ayant un signifiant et un signifié complètement différents est requise, par naturalisation et localisation, lorsque la langue cible ne peut pas incorporer l’altérité de la langue source (il s’agit dans ce cas de realia plus ou moins différentes). Ainsi, par exemple, le nom du personnage fictif Baba Yaga de la mythologie slave (cr. Baba Jaga/ Baba Roga/ Ježi-babo/ Baba Zima, macéd. Баба Јага/ Баба Рога, pol. Baba Jaga, rus. Баба Яга, slov. Jaga baba…) est rendu en roumain par Baba Cloanța (si c’est le côté négatif du personnage qu’on veut rendre) et par Sfânta Duminică (« Sainte Dimanche ») ou Sfânta Miercuri (« Sainte Mercredi ») (si c’est son côté positif qui est pris en compte) (Lungu-Ba- dea 2012 : 277). 272 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES TRIBULATIONS INTRA- ET INTERLINGUISTIQUES DES NOMS PROPRES 6) La modulation, qui consiste en un changement de perspective. Forte- ment marqué par des facteurs culturels, ce procédé est rarement utili- sé, principalement pour les Np d’événements, de batailles, de traités de paix… (où ce qui est bon pour certains est mauvais pour d’autres), pour des toponymes (allem. Sieg bei Königgrätz « victoire de Königgrätz » → fr. défaite de Sadowa ; fr. le lac Léman/ le Léman/ lac de Genève → esp. Lago Lemán, fr. le lac Léman, roum. Lacul Leman – alb. Liqeni i Gje-nevës, allem. der Genfer See, hongr. Genfi-tó, roum. Lacul Geneva, slov. Ženevsko jezero, tc. Cenevre Gölü, macéd. Женевско Езеро ; la France est surnommée parfois l’ Outre-Rhin par les Allemands et l’ Outre-Jura par les Suisses). 7) L’ adaptation, qui équivaut à un détournement explicatif, à une sorte particulière de surtraduction utilisée principalement pour la traduction des noms d’œuvres artistiques au sens large qui autrement passeraient mal dans la langue cible en raison de leur poids socioculturel et subjec- tif (angl. Thunderball (le film) → allem. James Bond 007 – Feuerball, esp. Operación Trueno, fr. Opération Tonnerre, macéd. Џејмс Бонд : Операцијата Гром, srb. Операција Гром, tc. Yıldırım Harekatı). 8) La traduction éclaircissante/ élargissante. Toutes ces stratégies brièvement passées en revue ci-dessus, peuvent être assez frustrantes parfois au niveau de la compréhension du texte traduit surtout quand il s’agit de Np à fort ancrage socioculturel (des Np-culturèmes 34). Le cas échéant, ces éventuels désagréments peuvent être contrecarrés ou au moins atténués à l’aide de deux astuces d’ordre technique : a) l’ incrémentialisation et b) l’ insertion d’une note de bas de page ou de fin. L’ incrémentialisation (Demanuelli et Demanuelli 1991 : 91) consiste dans le renforcement du sens ou de la valeur du référent culturel par l’in- termédiaire d’un hyperonyme ou d’un bref commentaire dans le texte même. Elle est fréquemment utilisée pour désambiguïser, éclaircir… les noms d’associations, d’entreprises… dont la notoriété est faible, ou bien des (micro)toponymes obscurs…) (fr. la Brie → allem. region Brie). Ce moyen se révèle efficace pourvu que des ajouts de ce genre ne soient pas excessifs, car sinon ils risqueraient d’alourdir la traduction. L’ explicitation à travers une note est en fait une alternative plus étendue et implicitement plus explicite de l’incrémentialisation. Cependant, son utilisation est soumise à de sévères restrictions, du moment que ce pro- cédé n’est pas réalisable dans la traduction de textes oraux et parce que même à l’écrit l’ajout de notes est très encombrant dans certains genres (comme la bande dessinée ou l’article de presse). Dans un texte ordinaire 34 Des Np désignant une réalité culturelle propre à une culture qui ne se retrouve pas nécessairement dans une autre (Lungu-Badea 2011 ; Lungu-Badea 2012 : 277). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 273 Constantin-Ioan Mladin plus étendu, l’abus de notes présente presque toujours l’inconvénient de fragmenter la lecture et de perturber ainsi constamment le lecteur. 4 CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES À la fin de cet exposé, force est de constater que la traduction des Np présente des difficultés réelles et sa solution n’est pas aussi évidente qu’il ne le paraît. D’un autre côté, il convient de noter cependant qu’il y a aussi des situations où la traduction des Np se révèle être moins problématique que celle des Nc – d’une part parce que les phénomènes de polysémie sont nettement plus limités parmi les Np, d’autre part parce que leur sémantisme ne varie pas beaucoup d’une langue à l’autre du fait qu’ils sont clairement identifiables par un référent unique (avec toutes les exceptions de rigueur, bien sûr). Les fluctuations constatées dans la prise des décisions traductionnelles (et cela parfois dans le même texte) sont conditionnées avant tout par la difficulté même de bien circonscrire la classe des Np. La plupart des questionnements sur la né- cessité (ou non) de traduire les Np et les obstacles pratiques et ponctuels qui en résultent viennent de la difficulté d’identifier et de définir le Np en tant qu’entité clairement opposable au Nc (dans toutes les langues !), surtout lorsqu’on a à faire avec des Np en emploi modifié et avec des Np-culturèmes, ainsi que d’établir une classification/typologie fonctionnelle (exhaustive et non-contradictoire) qui soit valable dans toutes les circonstances communicationnelles possibles.35 Malgré l’existence de quelques tentatives disparates visant à normaliser la tra- duction des Np, le faisceau d’attitudes adoptées par les linguistes face aux Np et les pratiques actuelles mises au service de leur traduction peuvent être qualifiés comme très hétérogènes et constamment soumis à toute sorte de fluctuations lin- guistiques et extralinguistiques (Vaxelaire 2006 : 730 ; Vaxelaire 2011 : 15-18, 20, 23, 27 ; Lecuit 2012 : 142) selon : 1) le type du Np (les patronymes, une classe a priori plutôt fermée de noms, sont rarement traduits, les prénoms plus que les noms de famille) ; 2) le type de texte (texte informatif, expressif ou conatif) et le genre textuel (roman, poème, lettre, reportage, article, manuel d’utilisateur… ; on traduit plus souvent et plus facilement les Np de la fiction que ceux du monde réel ; la traduction des Np est devenue un lieu commun dans la littérature en- fantine surtout par rapport aux articles scientifiques ; les surnoms sont traduits 35 La définition des Np n’est pas à chercher dans les grammaires. Rien ne semble délimiter ni clairement, ni entièrement la catégorie des Np d’un point de vue graphique, orthographique, morphologique, syntaxique ou pragmatique et il n’existe pas de recueil exhaustif permettant de vérifier si une expression est bien un Np ou non (il n’y a pas de dictionnaire de Np qui soit complet) (Lecuit 2012 : 60-61). 274 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES TRIBULATIONS INTRA- ET INTERLINGUISTIQUES DES NOMS PROPRES presque sans exception) ;36 3) la nature du texte (les textes oraux l’emportent sur les textes écrits, car ces derniers ont la possibilité d’utiliser des notes et de préserver ainsi les formes originales) ; 4) les périodes historiques (dans le passé, le désir naturel de traduire/d’adapter les anthroponymes et les toponymes s’est fait sentir presque partout, mais la tendance générale est actuellement de garder, autant que possible, le Np dans sa forme originale ;37) 5) la relation entre la langue source et la langue cible (plus une langue est ressentie comme « exotique », plus elle est susceptible à se faire « traduire » les Np) ; 6) les traditions et les pratiques culturelles des pays concernés (les Latins sont plus enclins à les traduire que les An- glo-saxons) ; 7) la contiguïté géographique et culturelle entre deux pays (la proxi- mité favorise la préservation des formes d’origine) ; 8) le rapport idéologique avec le texte à traduire/son auteur/son pays d’origine.38 Mais, par-dessus tout, il faut admettre que la traduction en général et celle des Np en particulier, n’est pas de la pure mécanique qui équivaudrait deux systèmes langagiers entre eux selon des schémas logarithmiques clairs, univoques et univer- sels. Au-delà d’une irréprochable maîtrise des deux langues, ce processus fait sans réserve appel à de vastes compétences culturelles et encyclopédiques, ainsi qu’à une capacité toute particulière du traducteur à associer des idées des plus insolites et à détecter les connotations les plus subtiles. Obscurcie par tant d’aspects inconnus et corsetée par tant de contraintes, la problématique du Np (y compris celle de sa traduction) est encore loin de rece- voir des réponses définitives et non contradictoires. Ce qui confirme l’affirma- tion pessimiste et provocatrice en même temps de Marc Wilmet (1995 : 11) : « Il m’étonnerait en tout cas, malgré la promesse du titre [« Pour en finir avec le nom propre ? »], que les accros des noms propres en aient un jour vraiment fini avec eux. » 36 The Iron Lady (Margaret Thatcher) → allem. Die Eiserne Lady, esp. La Dama de Hierro, fr. La Dame de fer, hongr. A Va-slady, pol. Żelazna Dama, port. A Dama de Ferro, roum. Doamna de Fier, tc. Demir Leydi, macéd. Челичната дама, srb. Челична дама (Vaxelaire 2006 : 721, 730). 37 Le nom de l’artiste de la Haute Renaissance que fut l’Italien Michelangelo (Buonarroti) est « traduit » en français ( Michel-Ange [mikɛlɑ̃ʒ]), en espagnol ( Miguel Ángel, la forme d’origine étant également possible), en polonais ( Michał Anioł), alors que le nom du cinéaste italien contemporain Michelangelo (Antonioni) est gardé tel que : fr. Michelangelo, [mikeˈland͡ʒelo], sp., pol. Michelangelo. 38 Le territoire britannique autonome d’outre-mer revendiqué par l’Argentine et dont la désignation officielle est aujourd’hui Falkland Islands ( Malvinas) (baptisé ainsi en 1690 par le marin anglais John Strong, d’après son seigneur, Anthony Cary, Ve vicomte de Falkland), est appelé Les îles Malouines par les francophones (baptisé ainsi en 1764 par le navigateur et explorateur français Louis-Antoine de Bougainville d’après les marins et pêcheurs de Saint-Malo, parce que les Malouins y furent les premiers colons permanents) et Islas Malvinas ( Falkland Islands) par les hispanophones, alors que l’ONU préconise l’usage, en français, du terme Iles Falkland ( Malvinas). Par contre, d’autres pays, neutres ou indifférents au statut territorial de cet archipel, recourent aux appellations suivantes (plus ou moins traduites et moins strictes) : alb. Ishujt Falkland/ Ishujt Malvinas, allem. Die Falklandinseln/ Malwinen, cr. Falklandski otoci/ Falkland/Falklandi/ Malvini/ Malvinski otoci, hongr. Falkland-szigetek, it. Isole Falkland/ Isole Malvine, pol. Falklandy/ Malwiny, roum. Insulele Falkland/ Insulele Malvine, slov. Kolonija Falklandski otoki/ Malvinski otoki, tc. Falkland Adaları/ Malvina Adaları, macéd. Фолкландските Острови/ Малвинските Острови/ Фолклендски Острови. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 275 Constantin-Ioan Mladin Références bibliographiques Agafonov, Claire, Thierry Grass, Denis Maurel, Nathalie Rossi-Gensane et Agata Savary, 2006 : La traduction multilingue des noms propres dans PROLEX. Meta 51/4. 622-636. Ballard, Michel, 1998 : La traduction du nom propre comme négociation. Pa- limpsestes 11. 199-223. Ballard, Michel, 2011 : Numele proprii în traducere. Georgiana Lungu-Badea (trad., éd.). Timişoara : Editura Universităţii de Vest. Bondol, Jean-Claude, 2006 : La notion de « transfert connotatif » dans la motiva- tion des noms propres : processus de subjectivation en communication télévisuelle, http://hal.archives-ouvertes.fr/. (Consulté le 29 juillet 2019) Buyssens, Eric, 1973 : Les noms singuliers. Cahiers Ferdinand de Saussure 28. 25-34. Calabrese-Steimberg, Laura, 2009 : Nom propre et dénomination évènemen- tielle : quelles différences en langue et en discours ? Corela – Cognition, repré- sentation, langage 7/1. 1-7. Delisle, Jean, 1993 : La Traduction raisonnée. Manuel d’initiation à la traduc- tion professionnelle de l’anglais vers le français. Ottawa : Presses de l’Université d’Ottawa. Demanuelli, Claude et Jean Demanuelli, 1991 : Lire et traduire. Anglais-français. Paris : Masson. Eshkol, Iris, 2010 : Entrer dans l’anonymat. Etude des « entités dénommantes » dans un corpus oral. Pepin, Nicolas et Elwys De Stefani (éds.) : Eigennamen in der gesprochenen Sprache. Tübingen : Francke Verlag. 245-266. Folkart, Barbara, 1991 : Le Conflit des énonciations. Traduction et discours rapporté. Québec : Éditions Balzac. Friburger, Nathalie, 2006 : Linguistique et reconnaissance automatique des noms propres. Meta 51/4, 637-650. Gary-Prieur, Marie-Noëlle, 1991 : Le nom propre constitue-t-il une catégorie linguistique ? Langue française 92. 4-25. Gary-Prieur, Marie-Noëlle, 1994 : Grammaire du nom propre. Paris : P. U. F. Grass, Thierry, 2002 : Quoi ! Vous voulez traduire « Goethe » ? Essai sur la tra- duction des noms propres allemands-français, vol. 2. Berne, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Vienne : Peter Lang. Grass, Thierry, 2006 : La traduction comme appropriation : le cas des toponymes étrangers. Meta 51/4. 660-670. Grevisse, Maurice et André Goosse, 1986 : Le Bon Usage. Grammaire française. Paris et Gembloux : Duculot. Jonasson, Kerstin, 1994 : Le nom propre. Constructions et interprétations. Louvain-la-Neuve : Duculot. 276 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES TRIBULATIONS INTRA- ET INTERLINGUISTIQUES DES NOMS PROPRES Kleiber, Georges, 1981 : Problèmes de référence : descriptions définies et noms propres. Paris : Klincksieck. Kleiber, Georges, 1991 : Du nom propre non modifié au nom propre modifié : le cas de la détermination des noms propres par l’adjectif démonstratif. Langue française 92. 82-103. Kleiber, Georges, 2005 : Les noms propres « modifiés » par même. Langue fran- çaise 146. 114-126. Kripke, Saul A., 1972 : Naming and Necessity (et Addenda to Saul A. Kripke’s Paper). Davidson, Donald et Gilbert Harman (éds.) : Semantics of Natural Language. Dordrecht : Reidel. 253-355, 763-769. Kristol, Andres Max, 2002 : Motivation et remotivation des noms de lieux : ré- flexions sur la nature linguistique du nom propre. Rives nord-méditerranéennes 11. 105-120. Lecuit, Emeline, 2012 : Les tribulations d’un nom propre en traduction. Étude contrastive du nom propre et de sa traduction à partir d’un corpus aligné de dix langues européennes. Thèse de doctorat, Université « François Rabelais » de Tours. Le Petit Robert (dictionnaire français monolingue) sur CD-ROM. Leroy, Sarah, 2004 : Le nom propre en français. Paris : Ophrys. Leroy, Sarah, 2005 : Présentation. Langue française 146. 3-8. Lungu-Badea, Georgiana, 2011 : Un panorama de la traduction roumaine des noms propres (roumain – français). Milliaressi, Tatiana (éd.) : De la linguis- tique à la traductologie. Interpréter/traduire. Villeneuve-d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion. 161-177. Lungu-Badea, Georgiana, 2012 : Traduire ou ne pas traduire le nom propre-cultu- rème. Gudurić, Snežana (éd.) : Jezici i kulture u vremenu i prostoru. Novi Sad : Filozofski fakultet. 275-284. https://www.academia.edu/. (Consulté le 22 mai 2019) Lungu-Badea, Georgiana, 2017 : Note cu privire la traducerea numelor proprii literare. Lungu-Badea, Georgiana et Nadia Obrocea (éds.) : Studii de traducto- logie românească. I. Discurs traductiv, discurs metatraductiv. Timişoara : Editura Universităţii de Vest. 251-266. Mańczak, Witold, 1991 : La nature du nom propre. Prolégomènes. Nouvelle re- vue d’onomastique 17-18. 25-28. Maurel, Denis, 2005 : Les mots inconnus sont-ils des noms propres ? Purnelle, Gérald, Cédrick Fairon, Anne Dister (éds.) : Le poids des mots, vol. 2. Lou- vain : Presses universitaires de Louvain. 776-784. Maurel, Denis et Mickaël Tran, 2005 : Une ontologie multilingue des noms propres. Corela, http://journals.openedition.org/corela/1203. (Consulté le 11 juillet 2019) Molino, Jean, 1982 : Le nom propre dans la langue. Langages 16/66. 5-20. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 277 Constantin-Ioan Mladin Mounin, Georges, 1994 [1955] : Les Belles Infidèles. Lille : P. U. L. Récanati, François, 1983 : La sémantique des noms propres : remarques sur la notion de « désignateur rigide ». Langue française 57. 106-118. Rus, Georgeta, 2013 : Questions sur la traduction anthroponymique. Étude de cas : l’espace public roumain. Felecan, Oliviu (éd.) : Numele și numirea. Cluj-Napoca : Editura Mega. 812-821. Sakhno, Sergueï, 2006 : Nom propre en russe : problèmes de traduction. Meta 51/4. 706-718. Searle, John R., 1972 : Les Actes de langage, essai de philosophie du Langage (trad. Hélène Pauchard). Paris : Hermann. Shokhenmayer, Evgeny, 2010 : Les métamorphoses du nom propre modifié entre le français et le russe. Langues et textes en contraste. Cahiers Sens public 13-14. 127-143. Van Langendonck, Willy, 1994-1995 : Remarks on some theories of names in the Handbook for Names Studies. Onoma 32. 157-170. Van Langendonck, Willy, 2000 : La théorie du nom propre et la neurolinguis- tique. Nouvelle revue d’onomastique 35-36. 13-24. Vaxelaire, Jean-Louis, 2006 : Pistes pour une nouvelle approche de la traduction automatique des noms propres. Meta 51/4. 719-738. Vaxelaire, Jean-Louis, 2007 : Ontologie et dé-ontologie en linguistique : le cas des noms propres. Texto ! 12/2, http://www.revue-texto.net/. (Consulté le 17 mai 2019) Vaxelaire, Jean-Louis, 2008 : Étymologie, signification et sens. Durand, Jacques, Benoît Habert et Bernard Laks (éds.) : Congrès Mondial de Linguistique Fran- çaise. Paris : Institut de Linguistique Française. 2187-2199. Vaxelaire, Jean-Louis, 2011 : De Mons à Bergen : De l’intraduisibilité des noms propres. Translationes 3. 13-28. Wilmet, Marc, 1991 : Nom propre et ambiguïté. Langue française 92. 113-124. Wilmet, Marc, 1995 : Pour en finir avec le nom propre ? L’Information Gramma- ticale 65. 3-11. 278 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 279 Mariana Pitar DDifficultés et pièges dans la traduction des documents audio-visuels Mariana Pitar Université de l’Ouest de TimişoaraAbstractThe translation of audio-visual documents is a relatively new discipline in the training of future translators. Several types of translations are to be considered when it comes to this type of documents: subtitling, surtitling, dubbing, voice-over. We will pay special attention to subtitling, which is the preferred modal-ity of translating audio-visual documents with students and also the main type of translation of these documents in Romania. We will focus on the specifics of this type of translation compared to text-based translation and on the difficul-ties and pitfalls that we encountered during our practical activity of translating films in the subtitling workshop. This is the activity we carried out during a project with the French Institute of Bucharest through which we translated six French films that were distributed in the Romanian-speaking space. For the students, these translations were a simulation of the real work context in a professional environment, under conditions imposed by the principals in this field. The film translator often finds himself in the situation of simply translat-ing subtitles existing in the source language, sometimes even without seeing the film. Translation thus becomes a mechanical activity whose result is often far from satisfactory and which is in no way different from a text-based transla-tion. By analysing the conditions under which we worked, and the solutions found to the inherent faults that followed, we will try to demonstrate that the only correct solution to this “dangerous triangle” is access to film and the use of film subtitling software. Key words: audio-visual translation, professional translation environment, translation teaching, subtitling, subtitling software280CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DIFFICULTÉS ET PIÈGES DANS LA TRADUCTION DES DOCUMENTS AUDIO-VISUELS 1 INTRODUCTION La traduction des documents audio-visuels constitue un volet moins présent dans l’enseignement de la traduction et dans les curricula des futurs traducteurs, mal- gré des caractéristiques qui lui sont propres. Les principaux types de traduction des documents audio-visuels (DAV) sont : le sous-titrage, le sur-titrage, le dou- blage et le voice-over. Chacun de ces types comporte des règles, des caractéris- tiques et des difficultés spécifiques. Le sous-titrage et le doublage constituent les types principaux et le choix de l’un ou de l’autre, surtout pour les films artistiques diffusés à la télé ou au cinéma, dépend du type de document, de l’âge du public, mais aussi de la tradition qui diffère d’un pays à l’autre. En Roumanie, le sous-titrage a une longue tradition comme type principal de traduction des films (par rapport au doublage, préféré par un bon nombre de pays européens), mais les autres types sont aussi présents. Leur choix dépend du type de document et du public. Ainsi le sur-titrage est-il une forme de traduction qui se déroule dans la partie supérieure de l’écran ou de la scène, étant utilisée surtout pour les spectacles de théâtre ou l’opéra. Il diffère du sous-titrage non seulement par la place qu’il occupe par rapport à la scène, mais aussi par des détails techniques et artistiques qui distinguent les deux genres. Le voice-over est une traduction orale qui se superpose sur la voix du document d’origine et s’emploie surtout pour les films documentaires. Le doublage, comme seule variante de traduction des DAV dans certains pays, est choisi surtout pour les films dédiés aux enfants et aux adolescents et suppose une superposition totale de la partie sonore du film – des dialogues – par un équivalent dans la langue cible. Chaque type de traduction a ses propres caractéristiques, ses difficultés et ses avantages. Dans ce qui suit, nous allons nous arrêter seulement sur le sous-titrage de film en évoquant les expériences de travail sur ce type de traduction dans une situa- tion d’enseignement qui se rapproche des conditions de travail dans le milieu professionnel. Dans le cadre de la Faculté de Lettres de Timişoara, nous don- nons des cours de sous-titrage de film, comme discipline complémentaire dans la formation des futurs traducteurs, aussi bien en licence qu’en master. Lors d’un projet de sous-titrage de film initié par l’Institut Français (IF) de Buca- rest, intitulé IFCinéma, nous avons traduit avec les étudiants six films dans des conditions qui simulaient assez bien ce qui se passe dans le milieu professionnel. Nous avons pu ainsi faire l’expérience des « avatars » des traductions de ce type, des traductions contraignantes dans les conditions imposées par les donneurs d’ordres : accès limité au film, formats restrictifs, manque du relevé des dialogues, bref, un manque de contrôle total du traducteur par rapport au produit final de son travail. Dans notre activité, nous avons essayé de remédier CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 281 Mariana Pitar à ces conditions en adoptant des solutions diverses et en transgressant ainsi les limites imposées par le donneur d’ordres. Notre article va présenter ces diffi- cultés et la manière dont nous avons essayé d’améliorer les traductions dans les conditions données. 2 LE SOUS-TITRAGE DE FILM – UNE TRADUCTION CONTRAINTE Il est généralement reconnu que ce type de traduction constitue une traduction contrainte parce qu’elle apparaît comme un troisième code sémiotique, un code écrit qui s’ajoute au code oral et à l’image. Sa seule fonction semble être informa- tionnelle, servant de support de compréhension des dialogues ou, parfois, de cer- tains signes visuels ou auditifs non linguistiques présents sur l’écran. Blottie en bas de page, discrète, essayant de passer inaperçue, la traduction pour le sous-titrage est sujette à plusieurs contraintes et doit, en même temps, être correcte, parfaite, adaptée aux conditions techniques, au rythme des dialogues, au contenu du film. Le traducteur doit tenir compte du fait que l’image et le son offrent au spectateur des informations riches par : l’action du film, la mimique, les gestes et les mou- vements du corps des personnages, les vêtements, par le cadre et la lumière, mais aussi par l’intonation et le rythme des voix des personnages ou la bande sonore qui les accompagne. Ce type de traduction est un objet en mouvement ; on ne peut pas revenir, on ne peut pas l’arrêter pour le lire à son rythme. Plus le film est dynamique et riche en dialogues, plus la traduction doit être concentrée, réduite. Le texte sera ainsi épuré de tout élément superflu ou redondant : onomatopées, interjections, répétitions fâcheuses, etc. Le niveau de langue est surtout neutre, une langue assez soutenue, essayant d’éviter l’argot, les régionalismes, les jargons, les gros mots qui ont un impact beaucoup plus fort sur l’écran que dans un livre. Le spectateur/lecteur ne peut pas s’attarder sur le texte ni le reprendre, car celui-ci se déroule en continu. Le sous-titre doit suivre de près l’action, mais en même temps il ne doit pas empêcher le spectateur de voir le film par la longueur du texte ou par un style trop chargé. Pour permettre au lecteur de voir l’image, le texte est réparti en deux lignes, la première plus courte que la deuxième. Le découpage de la phrase, sans suivre des règles imposées, doit être fait d’une manière logique, tenant compte, d’une part, de la spécificité de la grammaire de la langue cible et d’autre part, quand la phrase est repartie entre deux sous-titres, du découpage du film en scènes. Voilà, brièvement, les règles qui doivent être respectées dans ce type de traduction. 282 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DIFFICULTÉS ET PIÈGES DANS LA TRADUCTION DES DOCUMENTS AUDIO-VISUELS 3 LE SOUS-TITRAGE DE FILM DANS LES CURRICULA DES ÉTUDIANTS Le sous-titrage de film a fait l’objet de plusieurs expériences de pratiques traduc- tionnelles avec les étudiants. Les cours de traduction des DAV ont connu des formes et des durées différentes d’une année à l’autre ou en fonction du niveau – licence ou master. Dans les cours d’un semestre, nous avons mis l’accent sur les règles spécifiques de la traduction de ce type et sur l’apprentissage des logiciels de sous-titrage. Pendant les cours d’une année, nous avons eu le temps d’analyser des produits déjà faits pour voir les éventuelles fautes de sous-titrage, d’apprendre des notions sur le langage cinématographique, de traduire plusieurs genres de films – du documentaire et du film de dessins animés jusqu’aux films artistiques et aux sketches – et aussi d’essayer les autres types de traduction des documents audio-visuels comme le doublage et le voice-over. En plus, nous avons proposé un atelier de sous-titrage auquel pouvaient partici- per les étudiants qui n’avaient pas dans les curricula un cours de traduction des DAV ou qui, tout en participant à un tel cours, voulaient améliorer ce travail. C’est dans le cadre de cet atelier que nous avons travaillé les films proposés par IFCinéma. 4 LE PROJET IFCINÉMA – UNE EXPÉRIENCE DE TRADUCTION PROFESSIONNELLE Le projet IFCinéma a été initié par l’IF de Roumanie en collaboration avec l’IF de Paris, impliquant les lecteurs de français des universités, les étudiants et les enseignants. La plateforme de l’IF mettait à la disposition des personnes/institutions intéressées un certain nombre de films qui n’avaient pas été encore traduits vers le roumain. Une fois le film choisi et traduit, le sous-titrage était incrusté sur le film par des spécialistes techniciens de Paris, puis distribué en Roumanie et dans les milieux roumanophones de l’étranger. À Timişoara, l’IF local en collaboration avec l’Université de l’Ouest (UOT) dé- roulait la cinémathèque française une fois par mois dans l’Aula Magna de l’uni- versité, pour un public large s’adressant ainsi non seulement aux étudiants et aux enseignants, mais à toute personne francophile, francophone et cinéphile. C’est dans ce cadre des soirées du cinéma français que les films que nous avons traduits ont été projetés. Nous avons traduit six films artistiques français : CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 283 Mariana Pitar • La chambre des morts, Alfred Lot, 2007 ; • D’amour et d’eau fraîche, Isabelle Czajka, 2010 ; • Tout ce qui brille, Géraldine Nakache et Hervé Mimran, 2010 ; • La Vierge, les Coptes et moi, Namir Abdel Messeeh, 2011 ; • J’enrage de son absence, Sandrine Bonnaire, 2012 ; • Adieu Berthe – L’enterrement de mémé, Bruno Podalydès, 2012. La manière dont nous avons travaillé nous a montré comment les choses fonc- tionnent le plus souvent dans le milieu professionnel. Les discussions et les dialo- gues avec les autres spécialistes du domaine ont confirmé quelques dysfonctions dans la relation donneur d’ordres – traducteur dont on voit les conséquences dans la mauvaise qualité de certaines traductions. Quelles sont ces dysfonctions ? Manque du visionnage du film, des fragmentations du film toutes faites par les techniciens, des formats de textes contraignants, etc. Nous nous sommes heurtés, nous-mêmes, à une bonne partie de ces situations que nous allons présenter en ce qui suit. 4.1 Conditions de traduction a priori Pour traduire le film, nous avons dû nous soumettre aux conditions imposées par l’IF en ce qui concerne l’accès au film, aux relevés des dialogues et la manière/le support de traduction. L’accès au film était permis sur un seul ordinateur. De cette façon, le visionnage était fait une ou deux fois avec tout le groupe des étudiants impliqués, ce qui leur a permis de comprendre, grosso modo, l’action du film. Un deuxième visionnage pourrait être fait après la répartition des fragments à traduire, mais les étudiants ne pouvaient pas regarder plusieurs fois leur propre fragment. Or, on sait très bien que le texte écrit, le scénario du film, n’offre pas tous les paramètres nécessaires pour une traduction correcte : contexte, informations données par l’image et le son, âge et genre des personnages, action, etc. La traduction devrait être faite en substituant le texte en français ou en anglais dans un document en format standardisé ( Notepad) qui contenait un sous-titrage déjà fait dans une de ces deux langues et les balisages pour la fragmentation du film, comme on peut le voir ci-dessous (Fig. 1.). 284 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DIFFICULTÉS ET PIÈGES DANS LA TRADUCTION DES DOCUMENTS AUDIO-VISUELS Fig. 1 : Le texte source à traduire pour le film Adieu Berthe (Notepad). La consigne stricte était de ne pas toucher à ce balisage, donc, de ne pas modifier la place et la durée des sous-titres sur l’écran. Or, le même texte traduit dans une autre langue contient un nombre différent de mots et de caractères, ce qui fait que, une même durée pour un sous-titre peut être insuffisante ou superflue quand il est traduit dans une autre langue. Quant aux sous-titres transmis comme texte source on a eu deux situations : ils étaient fournis soit en anglais, soit en français. Un document qui est indispensable dans de telles situations est le relevé de dialogues. Heureusement, celui-ci nous a été envoyé chaque fois est nous a été vraiment utile, bien qu’une partie des informations nécessaires à la traduction manquait même dans ce cas, comme nous l’avons précisé plus haut. 4.2 Type de difficultés et fautes Ces conditions ont transformé la traduction de film dans une traduction de texte, ce qui – en l’absence de l’information contextuelle – nous privait de contrôle CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 285 Mariana Pitar sur la qualité du résultat. Nous avons coupé le film en plusieurs fragments, en fonction du nombre d’étudiants, en distribuant à chacun tout le relevé de dialo- gues et le texte-source en entier. Dans un premier temps, nous avons rédigé en- semble une liste de difficultés de langue – mots inconnus, expressions populaires et argotiques, termes spécifiques – que nous avons essayé de résoudre à l’aide des dictionnaires ou des locuteurs natifs (le lecteur de français), surtout pour les expressions idiomatiques et argotiques. Puis, chacun a traduit son propre frag- ment et, à la fin, nous avons mis ensemble tout le travail dans un même type de document – Notepad (Fig. 2.), en essayant de garder les mêmes balisages pour le découpage en sous-titres. Fig. 2 : Texte cible (en roumain) en Notepad pour le film J’enrage de son absence. Par la suite, nous allons essayer de grouper les types de difficultés que nous avons dûes surpasser et les éventuelles fautes engendrées. 286 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DIFFICULTÉS ET PIÈGES DANS LA TRADUCTION DES DOCUMENTS AUDIO-VISUELS a) Textes sources multiples Nous avons eu comme textes sources, d’une part, le document en Notepad qui contenait un sous-titrage du film déjà fait que nous devions remplacer par le texte cible et, d’autre part, le relevé de dialogues qui nous a aidé à comprendre le film. Une situation tout à fait bizarre était celle où le sous-titre était en anglais, comme pour le film La chambre des morts. Dans ce cas, les étudiants étaient supposés maî- triser les deux langues car, d’une part ils traduisaient le texte anglais, d’autre part ils devaient se servir des relevés de dialogues en français. Les figures ci-dessous (Fig. 3 et Fig. 4) montrent cette divergence. Fig. 3 : Texte source/sous-titrage (en anglais) en Notepad pour le film La Chambre des morts. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 287 Mariana Pitar Fig. 4 : Le relevé des dialogues (en français) du film La chambre des morts. Comme nous l’avons déjà mentionné, la différence de nombre de caractères entre les deux langues employées pour le même sous-titre, dans un même espace et un même temps réservés par le format a créé des différences de temps de lecture en défaveur des sous-titres en roumain. b) Absence du contexte Le fait que les étudiants n’ont pas pu se rapporter au film, à l’image et au contexte des dialogues chaque fois qu’ils en avaient besoin, malgré la possibilité de consulter le relevé des dialogues, a engendré des fautes. Les émotions des personnages ne sont pas toujours saisissables à travers les mots, il faut voir l’expression faciale et corporelle. La transposition des émotions à travers le langage seul n’est pas toujours univoque (à voir, dans ce sens, l’article de Valeria Franzelli 2008). Certaines répliques très courtes reflètent avec difficulté les actions qui peuvent se dérouler assez longtemps, sans aucun mot. Sans connaître le rôle des personnages dans ces actions, la traduction peut être défectueuse. c) Sous-titrage original défectueux Le balisage « intouchable » cachait assez souvent des fautes techniques qui n’obser- vaient pas les règles d’un bon sous-titrage de film. Nous pouvons en mentionner : • sous-titrage sur trois lignes ; • distribution défectueuse du texte entre les lignes et entre les sous-titres consécutifs ; • découpage erroné de la phrase du point de vue logique, sémantique ou grammatical ; 288 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DIFFICULTÉS ET PIÈGES DANS LA TRADUCTION DES DOCUMENTS AUDIO-VISUELS • découpage des sous-titres sans tenir compte des scènes du film ; • des sous-titres trop longs qui se déroulent trop vite. En respectant le balisage source et en faisant une traduction assez proche de l’ori- ginal, nous avons perpétué, sans nous rendre compte, ce type de fautes. d) Manque d’espace pour le titre et des fragments non-traduits Il y a des situations où le traducteur doit prendre en considération des textes écrits qui apparaissent sur l’écran et dont le contenu peut être très important pour la compréhension du film. Il s’agit d’écriteaux, de panneaux, de textos sur le téléphone, etc. Nous avons remarqué que ce type de texte était systématiquement ignoré dans les sous-titrages reçus. S’agissant d’un code écrit dans la même langue que le texte source, une transposition du texte écrit vers un autre texte écrit n’était pas nécessaire, mais cela a eu comme conséquence technique le manque d’espace dans le document pour la traduction vers le roumain. Dans le même type de pro- blème se situait le manque d’espace pour la traduction du titre. 4.3 Comment remédier au « triangle dangereux » Nous avons appelé « triangle dangereux » cette manière de traduire le film par l’intermédiaire d’un document « tampon » entre le film et le traducteur. C’est un document qui était censé contenir une partie du travail tout fait, plus préci- sément, le découpage du film en sous-titres et une traduction/transposition des dialogues du film. Censé être un instrument utile, il ne fait qu’ajouter, comme dans la situation à laquelle fait appel cette expression, un membre superflu qui empêche le lien direct traducteur – document audio-visuel et la réalisation d’un travail complet et assumé de celui-ci. Après les premiers films sous-titrés vision- nés, nous nous sommes rendu compte qu’il fallait intervenir à plusieurs niveaux pour améliorer ce travail. 4.3.1 Recherche du film en libre accès Dans la situation initiale, l’accès au film était limité. Les étudiants ne pouvaient pas voir et revoir, autant de fois que nécessaire, le fragment à traduire. C’est pourquoi nous avons essayé de trouver le film en libre accès sur le web et, au moins pour les films qui n’étaient pas trop récents, nous avons réussi. Le fait que chacun pouvait consulter le film à tout moment n’était pas le seul avantage. On pouvait aussi lui attacher le sous-titrage déjà fait et, de cette manière, saisir les fautes et le CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 289 Mariana Pitar manque de synchronisation par rapport aux scènes, dûs à la différence de nombre de caractères entre les deux langues pour le même sous-titre. 4.3.2 Intervention dans les balisages du document source Cette intervention a été la plus difficile, car faite d’une manière intuitive. En revanche, elle nous a permis de remédier à plusieurs types de fautes. Une première intervention a été faite au niveau du temps des sous-titres, surtout pour les fragments où la traduction roumaine demandait un nombre plus grand de caractères que la variante française ou, surtout, anglaise. Par des essais répétés, nous avons réussi à prolonger suffisamment le temps d’affichage du sous-titre sur l’écran de sorte qu’il puisse être lu.

<-- ST nж0--> - Djobi ?

- Djoba. - Djobi ?
- Djoba.

  <-- ST n�61-->

 

<-- ST nж1--> Les putes !

Hei ! Nesimțitele !

  <-- ST n�63-->

  Ely şi Lila

Désolé mademoiselle, <-- ST nж3-->
vous n’êtes pas sur la liste.

Îmi pare rău,
nu sunteți pe listă. Fig. 5 : Introduction du titre du film dans le sous-titrage. 290 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DIFFICULTÉS ET PIÈGES DANS LA TRADUCTION DES DOCUMENTS AUDIO-VISUELS Par le même type d’intervention, nous avons réussi à introduire l’espace nécessaire pour insérer la traduction du titre du film. Le document de la figure 5 met en pa- rallèle le document reçu et le document traduit, avec la mise en évidence du titre inséré. Il s’agit du film Tout ce qui brille que nous avons traduit par Ely şi Lila. Le résultat sur le film peut se voir dans la figure 6. Fig. 6 : La présence du titre traduit sur le film. De la même manière, nous avons introduit des espaces pour des textes du film non-traduits, surtout pour les textos. 4.3.3 Interventions au niveau des sous-titres Nous avons constaté la présence d’un nombre important de fautes à l’intérieur d’un sous-titre ou dans des sous-titres consécutifs. Il y avait, d’abord, des fautes qui transgressent les règles d’un bon sous-titrage et qui se rapportent au nombre de lignes et à l’emploi correct du tiret de dialogue. Les normes du sous-titrage correct (cf. Ivarsson et Carroll 1998) prévoient la répartition du texte en deux lignes, la première plus courte que la deuxième, pour permettre au spectateur de voir le plus possible ce qui se passe sur l’écran. Or, dans le document reçu, il y avait des cas ou le sous-titre occupait trois lignes. Dans les captures d’image sui- vantes, nous illustrons les modifications faites dans un fragment du film Adieu Berthe, aussi bien en ce qui concerne le nombre de lignes que le découpage du texte entre les sous-titres. Dans la variante française (Fig. 7), on peut observer, dans le deuxième sous-titre, un bout de phrase qui continue le sous-titre anté- rieur combiné avec une autre réplique, ce qui donne une impression étrange. Comme solution, nous avons proposé trois sous-titres, chacun d’une ligne ou deux, qui correspondent mieux aux pauses faites par le personnage dans sa conversation téléphonique (Fig. 8). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 291 Mariana Pitar Fig. 7 : Fragment du sous-titre original du film Adieu Berthe. Fig. 8 : Le même fragment dans le sous-titrage en roumain. En fonction des scènes du film et de la densité du dialogue, nous avons adopté aussi la solution complémentaire à celle offerte par l’exemple antérieur. Nous avons ainsi compacté un dialogue qui s’étendait sur deux sous-titres en un seul (Fig. 9 et 10). En même temps, nous avons corrigé le manque de tiret de dialogue dans le premier sous-titre français qui devait marquer l’intervention de l’autre personnage. 292 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DIFFICULTÉS ET PIÈGES DANS LA TRADUCTION DES DOCUMENTS AUDIO-VISUELS Fig. 9 : La répartition des répliques dans le sous-titre français du film J’enrage de son absence. Fig. 10 : Le même fragment dans la traduction roumaine. 4 CONCLUSIONS Nous avons présenté, dans cet article, notre expérience de sous-titrage dans des conditions proches des situations qu’on retrouve souvent dans le milieu profes- sionnel. L’accès restreint au film ou même l’absence de celui-ci est la cause princi- pale des fautes dans le sous-titrage, car le manque du contexte et des informations portées par l’image rendent difficile la compréhension correcte des dialogues. La fragmentation faite par un technicien, assez souvent en fonction d’un sous-titrage déjà fait dans une autre langue, ne contribue pas du tout à un produit de quali- té, tout au contraire. La traduction d’un document audio-visuel, avec toutes ses caractéristiques, avec ses propres règles est transformée dans une traduction texte qui ne sollicite qu’une petite partie des compétences d’un traducteur de docu- ments audio-visuels. Dans un temps où la technologie fait des progrès rapides et les produits se trouvent gratuitement à la portée des utilisateurs, travailler dans des conditions qui sont anachroniques, traduire « à l’aveugle », signifie travailler dans un temps révolu. La présence de nombreux logiciels de sous-titrage de film CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 293 Mariana Pitar en libre accès sur le web, rendent inutiles de telles « précautions » du donneur d’ordres. Dans le cadre des disciplines que nous enseignons aux étudiants et qui ont pour objet la traduction, nous avons utilisé tous les moyens techniques actuels – à partir des moteurs de traductions automatiques aux mémoires de traduction et jusqu’aux logiciels de sous-titrage de film dont l’emploi pour la traduction des documents audio-visuels est obligatoire. Nous espérons qu’une telle manière de travail, automatisée et à la portée de tout un chacun, deviendra la seule méthode admise pour la traduction des documents audio-visuels, la seule qui assure la qualité d’un tel travail et responsabilise le traducteur qui assume ainsi toutes les étapes – linguistiques et techniques – de son travail. Références bibliographiques Becquemont, Daniel, 1996 : Le sous-titrage cinématographique : contraintes, sens, servitudes. Gambier, Yves (éd.) : Les transferts linguistiques dans les médias audio-visuels. Paris : Presses Universitaires du Septentrion. 146-155. Caillé, Pierre-François, 1960 : Cinéma et traduction : Le traducteur devant l’écran. Babel 6/3. 103-109. Chaume, Varela et Rosa Agost (éds.), 2001 : La traduccion en las medias audiovi- suales [ La traduction dans les médias audio-visuels]. Barcelona : Publicaciones Universidad Jaume I. Cornu, Jean-François, 1996 : Le sous-titrage, montage du texte. Gambier, Yves (éd.) : Les transferts linguistiques dans les médias audio-visuels. Paris : Presses Universitaires du Septentrion. 157-164. Diaz Cintas, Jorge, 2003 : Teoria y practica de la subtitulacion. Ingles-espagnol [ Théorie et pratique du sous-titrage. Anglais-espagnol.]. Barcelona : Ariel Cine. Franzelli, Valeria, 2008 : Traduire la parole émotionnelle en sous-titrage : colère et identité . Éla. Études de linguistique appliquée 2/150. 221-224. Gambier, Yves, 2004 : La traduction audio-visuelle : un genre en expansion. Meta 49/1. 1-11. Gottlieb, Henrick, 1997 : Subtitles, Translation & Idioms. Copenhagen : University of Copenhagen. Ivarsson, Jan et Marry Carroll, 1998 : Code of good subtitling [ Le code d’un bon sous-titrage]. Simrishamn : Grafo-Tryck A. Lambert, José et Dirk Delabastita, 1996 : La traduction de textes audio-visuels : modes et enjeux culturels. Gambier, Yves (éd.) : Les transferts linguistiques dans les médias audio-visuelles. Paris : Presses Universitaires du Septentrion. 33-57. 294 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DIFFICULTÉS ET PIÈGES DANS LA TRADUCTION DES DOCUMENTS AUDIO-VISUELS Pitar, Mariana, 2010 : La traduction des documents audio-visuels : volet indis- pensable dans la formation des traducteurs. Lungu Badea, Georgiana, Alina Pelea et Mirela Pop (éds.) : (En)Jeux esthétiques de la traduction. Éthique(s), techniques et pratiques traductionnelles. Timişoara : Editura Universităţii de Vest. 219-231. Pitar, Mariana, 2019 : Le rôle du sous-titrage de film dans la formation des com- pétences traductives des étudiants. Teodorescu, Cristiana Nicola et Daniela Dincă (éds.) : La traduction : théorie, pratique, formation. Craiova : Editura Universitaria. 215-223. Sources La chambre des morts, Alfred Lot, 2007. D’amour et d’eau fraîche, Isabelle Czajka, 2010. Tout ce qui brille, Géraldine Nakache et Hervé Mimran, 2010. La Vierge, les Coptes et moi, Namir Abdel Messeeh, 2011. J’enrage de son absence, Sandrine Bonnaire, 2012. Adieu Berthe – L’enterrement de mémé, Bruno Podalydès, 2012. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 295 Anda Rădulescu LLa théorie du skopos appliquée aux traductions roumaines du roman Justine de Sade Anda Rădulescu Université de CraiovaAbstract For centuries the dilemma of translators (Cicero, Saint Jerome, Dolet, just to name a few) has revolved around issues of fidelity or infidelity to the source text. Modern times do not seem to have solved the matter, and Mounin, in his book Les Belles Infidèles (1952-53), imposed this famous metaphor, whereas other specialists contrasted source translation with target translation (Ladmiral 1979), in other words the fidelity-to-the-letter type of translation with the-spirit-of-the-text one (Berman 1999). We make the assumption that a suc-cessful translation must also meet the readers’ expectations. Finally, the act of translating is, in accordance with the theory of Skopos (Vermeer and Reiss 1984), a negotiation between the producer of the text and its recipient, the choice of strategies used to achieve the purpose depending on the type of the text. Basing our approach on this theory has allowed us to analyze two variants of the same text translation. By using a comparative method, we focused on the translator’s goals as well as on the editorial policy of the publishing house. The application of this theory, which makes the translator a key element in the intercultural communication process, facilitates the highlighting of the different translation strategies employed by two translators, Diana Domnica 296CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA THÉORIE DU SKOPOS APPLIQUÉE AUX TRADUCTIONS ROUMAINES Dănișor (2005), who favored the letter, and Tristana Ir (2008), who favored the spirit of the text. Key words: skopos theory, fidelity, infidelity, word for word translation, equivalent translation, adaptation 1 INTRODUCTION Parue à la fin des années quatre-vingt et liée au nom de Hans Vermeer (1989), la théorie du skopos 1 se concentre sur l’objectif de la traduction, ce qui détermine les méthodes et les stratégies choisies pour transférer le sens d’une langue à l’autre. Conformément à cette théorie, toute traduction (le translatum chez Vermeer) est déterminée par son skopos et doit être conforme au texte source (TS) pour former un ensemble cohérent, même si parfois le translatum a une fonction différente dans la culture cible. Elle favorise l’« esprit2 du texte » (Berman 1999 : 34), sans pourtant bannir la fidélité à la lettre, au « corps matériel » du texte source (TS), à condition d’obtenir une impression similaire chez les lecteurs du TS et du TC (texte cible) : la traduction doit permettre au destinataire de recevoir le mieux possible le message et l’intention de l’auteur. On traduit donc le sens, pas les mots, et c’est le traducteur qui choisit la manière de procéder. /…/ Une traduction littérale est inefficace. La théorie du skopos ne prescrit aucune méthode, car c’est au vu de la fonction du texte qu’une méthode doit être choisie. Le traducteur ou l’interprète doit connaître ce qu’il y a de culturel dans les différents comportements des gens. Qu’il travaille à l’écrit ou à l’oral, il doit traduire des « cultures », pas des mots. Traducteur ou interprète, il doit pouvoir évaluer les spécificités et la situation du destinataire du message en langue cible. (Vermeer 2007 : 4-5) Cette approche fonctionnaliste de la traduction est à mettre en relation avec les trois types de textes3 établis par Katharina Reiss4 (1984), le traducteur pouvant 1 Du mot grec skopos qui signifie but, objectif. 2 Berman oppose l’esprit du texte (la fidélité au sens) à la lettre, parce que « Poser que le but de la traduction est la captation du sens, c’est détacher celui-ci de sa lettre, de son corps mortel, de sa gangue terrestre. C’est saisir l’universel et laisser le particulier. La fidélité au sens s’oppose – comme chez le croyant et le philosophe – à la fidélité à la lettre. Oui, la fidélité au sens est obligatoirement une infidélité à la lettre » (Berman 1999 : 34). 3 Informatif, qui doit transmettre le contenu du texte source dans son intégralité référentielle et conceptuelle ; Expressif qui doit transmettre la forme esthétique et artistique du texte source ; Opératif/Incitatif qui doit s’adapter à la culture du texte cible pour créer un même effet que sur les lecteurs du texte source. 4 Dans la préface de la traduction française du livre de Katharine Reiss, Gundlegung einer allgemeinen Translationstheorie, Catherine Bocquet mentionne que la classification de Reiss répond « aux besoins spécifiques de l’activité traduisante et de la critique des traductions » (2002 : 8). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 297 Anda Rădulescu ainsi modifier, réorganiser, ajouter, omettre des mots/fragments du texte, lui im- primant ainsi sa marque, à condition de rester cohérent et fidèle aux objectifs (au skopos) qu’il s’est proposés ou qui lui ont été imposés par le commanditaire. Il peut donc choisir sa stratégie en fonction de ses connaissances sur les langues-cultures en contact, du sujet traité et de sa propre subjectivité. Pourtant, sa liberté par rapport au TS n’est qu’illusoire, car s’il veut garder les particularités stylistiques de l’original, il doit se plier aux exigences de l’auteur, surtout s’il estime éveiller les mêmes émotions esthétiques chez le lecteur étranger. En nous appuyant sur les postulats de la skopostheorie, nous allons examiner deux traductions roumaines du roman Justine de Sade, faites en 2005 et en 2008, par T1 (Diana Domnica Dănișor) et T2 (Tristana Ir), pour voir dans quelle mesure elles répondent à un skopos particulier et quel statut est accordé par chacune des deux traductrices au TS. Car si les deux traductions retracent les péripéties de Justine, la fille vertueuse qui s’attire les pires ennuis au nom de la chasteté, de la moralité et de la foi chrétienne, chacune le fait à sa façon, en se servant d’une stratégie différente – fidélité à la lettre dans le cas de la première, fidélité à l’esprit du texte, dans le cas de la seconde. 2 POURQUOI TRADUIRE SADE EN ROUMAIN ? Les œuvres de Sade, étiquetées comme scandaleuses, immorales, truffées de per- versions sexuelles, de violence, de crimes et d’infamies de toutes sortes, ont été taxées de subversives et n’ont pas été traduites en roumain jusqu’à la chute du communisme (1989). Après 1990, une fois la censure abolie, l’intérêt pour Sade et pour ses romans est marqué non seulement par la curiosité suscitée par le sa- disme et par ses pratiques, mais aussi par la philosophie même du marquis. Au centre de nombreux scandales autour de ses œuvres et de ses exploits,5 Sade a été emprisonné pendant de longues périodes à la Bastille et à l’hospice de Charenton et a laissé un nombre considérable de discours, de nouvelles, de pièces de théâtre et de romans, dont les plus connus sont : Juliette, Justine, Les crimes de l’amour, La philosophie dans le boudoir et Les cent vingt journées de Sodome. Unanimement considéré comme le roman le plus représentatif de l’univers roma- nesque de Sade, Justine a attiré l’attention des traducteurs qui ont voulu ainsi faire connaître au public roumain cet auteur du XVIIIe siècle, qui a réussi à faire du sadisme une philosophie de vie et qui, en dénonçant les interdits de son époque et en faisant l’apologie de la liberté individuelle, a influencé les surréalistes du XXe siècle. Taxé de rebelle, de révolutionnaire, d’athée ou d’apôtre de l’amour pervers, 5 Il a été accusé d’adultère avec sa belle-sœur, de perversions sexuelles, voire même de tentative de crime contre l’une de ses anciennes maîtresses. 298 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA THÉORIE DU SKOPOS APPLIQUÉE AUX TRADUCTIONS ROUMAINES Sade a été, dans les yeux de la critique de son temps, un écrivain malsain, violent, qui prêchait la déviance morale et le plaisir de faire mal à autrui et de son roman on n’a retenu que le côté obscène et morbide. Cependant, Sade laisse l’impression dans Justine qu’il désapprouve le vice et les pratiques immorales utilisées pour accéder à des fonctions publiques, le recours au crime, à la prostitution ou à l’escroquerie pour obtenir la fortune, et qu’il ressent une totale empathie avec la vertueuse Justine. Cet esprit libre a eu le courage de montrer le visage caché des choses et de l’existence, et de faire découvrir au lecteur une société où toute trace de morale et de moralité a disparu, où les vicieux et les audacieux sont récompensés, alors que les vertueux et les croyants ne sont sujets qu’à des humiliations et à la pauvreté. Pour le lecteur avisé, capable de dépasser la simple trame narrative des malheurs subis par l’héroïne, Justine est le roman d’une société opposée à celle qu’on considère comme « normale », l’auteur exprimant explicitement son aversion envers l’église et ses représentants, son refus de la fausse pudeur et des préjugés de son époque. Fin connaisseur de la psychologie et des ressorts intimes qui poussent les individus à commettre des infamies au nom du désir ardent de parvenir en haut de l’échelle sociale, de la soif du pouvoir et du libertinage, Sade réinterprète les dix commandements bibliques, car le crime, la débauche, le men- songe et l’envie de s’approprier le bien d’autrui semblent être une manière très profitable pour les forts (Suceveanu 1993 : 9). Ce qui peut surprendre dans le cas des traductions presque simultanées est qu’en seulement 18 ans, sur les quatre traductions de Justine qui ont paru en Roumanie (1990, 1998, 2005, 2008), les deux premières sont basées sur des textes plus courts,6 narrant un nombre plus réduit des mésaventures de l’héroïne, alors que les deux dernières ont eu comme TS la version de 1791, Justine ou les Malheurs de la Vertu. On est donc en droit de se demander pourquoi les deux dernières traductions, celle de 2005 et de 2008, se sont succédé dans un délai si court – trois ans seulement. La comparaison entre les procédés utilisés par les deux traductions donne des indices sur le but recherché par chacune d’elles, simple « information » sur une œuvre célèbre ailleurs, mais inconnue des lecteurs roumains, ou traduc- tion littéraire qui essaye de transmettre plus sur l’époque et la personnalité de l’auteur. Chacune répondrait donc à un skopos particulier, révélé par les stratégies choisies comme nous essayons de le montrer par des exemples puisés dans les deux traductions, notées avec T1 (2005) et T2 (2008). 6 En fait, le texte original a trois variantes : Les Infortunes de la Vertu (1787) ; Justine ou les Malheurs de la Vertu (1791) ; La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la Vertu (1799). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 299 Anda Rădulescu 3 STRATÉGIES DE TRADUCTION DE JUSTINE Lederer affirmait que /l/e traducteur, tantôt lecteur pour comprendre, tantôt écrivain pour faire comprendre le vouloir dire initial, sait fort bien qu’il ne traduit pas une langue en une autre mais qu’il comprend une parole et qu’il la transmet à son tour en l’exprimant de manière qu’elle soit comprise. C’est la beauté, c’est l’intérêt de la traduction d’être toujours à ce point de jonction où le vouloir dire de l’écrivain rejoint le vouloir comprendre du lecteur. (1994 : 5) Pourtant, cette nécessité de mettre en pratique les préceptes d’une bonne traduc- tion, afin de restituer toutes les intentions explicites ou implicites d’un auteur, reste finalement un défi auquel les traducteurs, malgré leurs efforts, n’arrivent pas toujours à faire face. C’est la raison pour laquelle ils utilisent des stratégies et des procédés différents, non seulement en fonction du skopos suivi, mais aussi compte tenu de leurs connaissances linguistiques et culturelles, de leur aisance dans le maniement des ressources lexicales de la langue cible. Il en résulte que les deux traductrices adoptent des techniques spécifiques, réali- sées par l’entremise des procédés distincts, facilement perceptibles à une lecture en parallèle. Prenons l’exemple ci-dessous et comparons les deux traductions : 1. Sade : Oui, Constance, c’est à toi que j’adresse cet ouvrage ; à la fois l’exemple et l’honneur de ton sexe, réunissant à l’âme la plus sensible l’es- prit le plus juste et le mieux éclairé... /…/ Détestant les sophismes du libertinage et de l’irréligion, les combattant sans cesse par tes actions et tes discours, je ne crains point pour toi... /…/ c’est le vice qui, gémissant d’être dévoilé, crie au scandale aussitôt qu’on l’attaque. 5 T1. Da, Constance, ție îți adresez această operă; în același timp exem- plul și onoarea sexului tău, reunind inima cea mai sensibilă cu mintea cea mai dreaptă și mai luminată... /…/ Detestând sofismele libertinajului și necredinței, combătându-le fără încetare prin acțiunile și cuvintele tale, nu-mi este teamă pentru tine… /…/ viciul este acela care, gemând să fie dezvăluit, denunță scandalul imediat ce este atacat. 16 [Oui, Constance, c’est à toi que j’adresse cette œuvre ; en même temps exemple et honneur de ton sexe, réunissant le cœur le plus sensible avec l’esprit le plus juste et éclairé… /…/ Détestant les sophismes du libertinage et de l’irréligion, en les combattant sans cesse par tes actions et tes mots, je n’ai pas peur pour toi… /…/ c’est le vice qui, gémissant pour être dévoilé, il dénonce le scandale dès qu’il est attaqué]. 300 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA THÉORIE DU SKOPOS APPLIQUÉE AUX TRADUCTIONS ROUMAINES T1 reste très fidèle au TS, sans doute trop, et se sert de correspondants directs, surtout de mots d’origine latine qui font trop « savants » (ex : a denunța [dénoncer], scandal [scandale], flageluri [fléaux], cutuma [coutume] 16) ; infamie [infamie], repugnanță [répugnance] 30, etc.),7 ce qui asservit le TS et le fait sonner un peu bizarre dans les oreilles du lecteur roumain contemporain. Tristana Ir (T2) préfère favoriser la fidélité au sens, au vouloir dire de l’écrivain, mais en parfait accord avec les particularités lexicales et stylistiques d’une langue roumaine de la fin du XIXe siècle, où les mots d’origine slave (ex. slavă [gloire], vorbe [paroles], ocări [invectives], lehamite [dégoût]8 7) et hongroise ( pildă [exemple], a da în vileag [lever le voile, révéler]9 7) étaient plus fréquents que de nos jours. Le recours fréquent de T1 aux hétéronymes, ces correspondants directs qui s’apparient mal dans le texte roumain, entraîne parfois des constructions mal choisies, voire même des faux sens. Ainsi, en roumain on dit couramment a dedica cuiva o operă [dédier une œuvre à qqn.] et non pas a adresa o operă [adresser une œuvre] . La traductrice T1 semble ignorer le fait que le manuscrit a été envoyé par Sade à son amie, l’actrice Marie Constance Quesnet, ce dont la traductrice T2 est parfaite- ment consciente, puisqu’elle insère une note en bas de page pour expliquer au lec- teur l’identité de la femme à qui le roman est consacré. De même, T1 détourne le sens de la structure circonstancielle gémissant d’être dévoilé et laisse entendre que le vice gémit pour qu’il soit révélé et non pas qu’il gémit au moment d’être dévoilé. En plus, elle se méprend sur le sens de l’expression crier au scandale (= protester avec véhémence) qu’elle traduit ad literam, par a denunța scandalul [dénoncer le scandale], ce qui rend la phrase confuse et déconcertante. Plus sensible aux nuances de sens, T2 se sert de modulations et d’équivalences pour restituer au lecteur le parfum de la langue d’autrefois : T2. Da, Constance, ție îți dedic această operă; căci numai tu, pildă și, toto- dată, slava spiței tale, contopind sufletul cel mai sensibil cu cea mai dreaptă și mai luminată minte .../…/ Cum ură porți sofismelor libertinajului și necredinței, cum lupți fără-ncetare împotrivă-le prin faptele și vorbele tale, teamă nu-mi e că te-ar primejdui.../…/ viciul este acela care, gemând că a fost dat în vileag, țipă ca din gură de șarpe de-ndată ce-l atacă cineva. 7 [Oui, Constance, c’est à toi que je dédie cette œuvre ; car ce n’est que toi, exemple et en même temps gloire de ta lignée, mêlant le cœur le plus sensible avec l’esprit le plus juste et éclairé… /…/ Comme rancune tu portes aux so- phismes du libertinage et de l’irréligion, comme tu luttes sans répit contre eux par tes faits et tes mots, peur je n’ai pas que tu sois en danger… /…/ c’est le vice qui, gémissant parce qu’on a levé le voile, crie à tue-tête dès qu’il est attaqué]. 7 Lat. denutio-are, scandalum, flagellum, costuma (lat. médiéval), infamia, repugnantia. 8 Sl. slava, dvorĭba, ocarjati, liha mi ti (bg.). 9 Hong. példa, világ. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 301 Anda Rădulescu T2 a choisi d’exprimer l’appartenance de Constance au genre féminin par le mot spiță [race, lignée], en évitant ainsi l’hétéronyme sexe et préfère le verbe a contopi [mêler] au lieu de réunir, pour souligner le mélange intime de l’âme et de l’esprit. Elle utilise souvent des locutions verbales et des expressions figées pour donner à sa traduction un plus de couleur par de subtils glissements de sens, afin de faire sentir le parfum du temps, comme dans : a purta ură [garder rancune], au lieu de a urî [haïr], la différence par rapport à détester est que l’idée de répulsion/ aversion existe dans les deux, alors que l’idée de mépris n’est présente que dans le verbe détester ; ensuite, a da în vileag 10 [lever le voile, faire connaître], au lieu de a dezvălui [dévoiler], pour l’idée de foule devant laquelle on fait connaître, on ré- vèle qqchose ; et finalement a țipa ca din gură de șarpe [crier à tue-tête] au lieu de a protesta cu vehemență [protester véhémentement], pour mieux mettre en évidence la force du cri, qui devient hurlement de dénonciation du vice . De même, T2 exploite les valences de la syntaxe de la phrase pour rendre les particularités de la langue parlée il y a deux siècles en Roumanie. Pour ce faire, elle inverse l’ordre des mots dans la phrase ( ură porți sofismelor [rancune tu portes aux sophismes], împotrivă-le [contre eux], teamă nu-mi e [peur je n’ai pas]) et ajoute la répétition du connecteur cum [comme, parce que], le lecteur ressentant ainsi l’emphase qu’elle y met pour obtenir des effets stylistiques originaux, qui constituent la griffe de la traductrice. Par ailleurs, la stratégie cibliste de cette traductrice fait preuve de l’attention accordée au lecteur roumain, tout comme à l’intelligibilité de la traduction produite et à son acceptabilité dans la culture d’accueil. En procédant à une réflexion préalable sur le contexte et sur le co-texte, T2 réussit à éviter les bévues et les maladresses de style, telles des assonances ma-lencontreuses,11 qui apparaissent parfois chez T1, mais pas chez T2 (par ex. că, captivă legilor himenului [que captive aux lois de l’hymen] 19, ca cu o soție legitimă [comme avec une épouse légitime] 24, pentru ca cuvintele să nu fie auzite 12 [pour que les mots ne soient pas entendus] 34). T2 tire profit de la polysémie des mots et varie les équivalents du mot crime que T1 rend invariablement par crimă. Son choix est dicté par la gravité des faits. Ainsi, elle utilise de préférence le mot fărădelege [infamie] (23, 24, 32, 41, 46, 56, 58) pour le prétendu vol d’un bijou, pour les services sexuels que Dubourg exige de la jeune fille, de même que pour ce qu’elle subit dans la forêt de Bondy. Mais elle se sert du mot ticăloșie [abjection] 41, pour dénoncer les intentions de du Harpin qui l’incite au vol par effraction et du mot nelegiuire [ignominie] 43, pour dénoncer le caractère de la mère Dubois. Elle varie également la traduction 10 La locution adverbiale în vileag signifie « devant tout le monde, en public ». 11 En roumain on ressent comme des cacophonies l’association de ca avec des mots commençant par ca-, cu-, că-, ci-, ce-. 12 Chez T2 că, prinsă-n rânduielile himenului [que, prisonnière des lois de l’hymen] 14, de parcă i-ar fi fost nevastă legitimă [comme si elle avait été sa femme légitime] 23, pentru ca vorbele-mi să nu fie auzite [pour que mes paroles ne soient pas entendues] 40. 302 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA THÉORIE DU SKOPOS APPLIQUÉE AUX TRADUCTIONS ROUMAINES des noms et des adjectifs dérivés de crime, comme par ex. legată ca o criminală [attachée comme une criminelle] 24, un nelegiuit 24 [un criminel], interes nelegiuit [intérêt criminel] 42. Très attentive à la façon de réverbaliser pour le public roumain, T2 arrive toujours à trouver le bon mot et donne à ses phrases la tournure attendue par le lecteur. Ainsi, sous sa plume la manière dont il faut qu’il marche dans la carrière épineuse de la vie (Sade 7) devient cum trebuie să meargă pe drumul plin de spini al vieții [comme il doit marcher sur la route pleine d’épines de la vie] 9, alors que felul în care trebuie să meargă prin spinoasa carieră a vieții [la façon dont il doit marcher par l’épineuse carrière de la vie] (T1 17) déroute totalement, car on ne comprend pas le sens de la métaphore carrière de la vie. De même, la paroisse bien chargée (Sade 11) est rendue par parohia plină ochi [paroisse regorgeant de monde] chez T2 15, et par le mot-à-mot parohia era foarte încărcată chez T1 20. Le lecteur roumain aurait attendu une structure superlative, hyperbolisante comme arhiplină, plină până la refuz, supraaglomerată [archibondée]. Ou encore, en parlant de la rente que le comte de Lorsange a accordée à Juliette, Sade dit qu’il lui reconnut douze mille livres de rente 14, ce que de nouveau T1 traduit littéralement îi recu-noscu o rentă de douăsprezece mii de livre 23, tandis que T2 utilise le verbe a dărui o rentă [offrir une rente] 20. Les exemples tirés des contextes plus larges font mieux ressortir la différence de stratégie des deux traductrices et la façon dont chacune entend d’être fidèle au TS : car si T1 l’imite de façon servile, T2 le passe par le philtre des contraintes lexico-grammaticales de la langue cible : 2. Sade : – Qu’importe ; il y a plus de sujets qu’il n’en faut en France ; pourvu que la machine ait toujours la même élasticité, que fait à l’État le plus ou le moins d’individus qui la pressent ? 20 T1. – Ce contează ; sunt mai mulți supuși decât ne trebuie în Franța; dacă mașina are aceeași elasticitate, ce-l interesează pe stat dacă sunt mai mulți sau mai puțini indivizi care-o pun în mișcare? 27 [Quelle importance ; il y a plus de sujets qu’on n’en a besoin en France ; si la machine a la même élasticité, que fait à l’État s’il y a plus ou moins d’individus qui la mettent en marche ?] T2. – De parcă ar conta ; există mai mulți asemenea supuși în Franța decât ar fi nevoie ; dacă mașinăria merge mereu la fel, ce-i pasă statului cât de mulți sau de puțini o împing? 28-29 [Comme s’il pouvait compter ; il existe davantage de tels sujets en France qu’on n’en avait besoin ; si le mécanisme marche toujours de la même façon, quelle est l’affaire de l’État s’il y a plus ou moins d’individus qui le poussent ?] CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 303 Anda Rădulescu Il est clair que Sade y fait référence au mécanisme du fonctionnement de l’État. Utiliser le correspondant elasticitate [élasticité] (T1), comme en français, met le lecteur dans l’embarras, car il ne comprend pas de quoi il s’agit. Sade a utilisé ce terme dans le sens de continuation d’une activité, car l’élasticité désigne une propriété des corps de reprendre leur forme/volume intial(e) après la cessation de la force qui s’est exercée sur eux. Ainsi, nous considérons que la tournure de T2, qui se sert de la métaphore filée des sujets qui agissent de concert pour faire tourner la machine, est une solution élégante de traduction, parfaitement adaptée à la situation. Il en va de même dans l’exemple suivant : 3. Sade : – Vous raconter l’histoire de ma vie, Madame, dit la belle infortu- née, en s’adressant à la comtesse, c’est vous offrir l’exemple le plus frappant des malheurs de l’innocence, c’est accuser la main du Ciel, c’est se plaindre des volontés de l’Être suprême, c’est une espèce de révolte contre ses inten- tions sacrées… 18 T1. – A vă povesti istoria vieții mele, doamnă, spuse frumoasa nefericită, adresându-se contesei, înseamnă a vă oferi exemplul cel mai frapant al nenorocirilor inocenței, înseamnă a acuza mâna cerului, înseamnă a mă plânge de voința ființei supreme, ar fi un fel de revoltă contra planurilor sacre... 26 [Vous raconter l’histoire de ma vie, madame, dit la belle infortunée, en s’adressant à la comtesse, c’est vous offrir l’exemple le plus frappant des malheurs de l’innocence, c’est accuser la main du ciel, c’est me plaindre de la volonté de l’être suprême, ce serait une sorte de révolte contre ses projets sacrés] T2. – Să vă istorisesc povestea vieții mele, doamnă, spuse frumoasa nefe- ricită, adresându-se contesei, înseamnă să vă ofer cea mai izbitoare pildă a nenorocirilor nevinovăției, înseamnă să învinovățesc puterea cerească, în- seamnă să mă plâng de voia Celui de sus, est un soi de răzvrătire împotriva dumnezeieștilor sale intenții... 25 [Vous narrer l’histoire de ma vie, Madame, dit la belle infortunée en s’adres- sant à la comtesse, c’est vous offrir l’exemple le plus saisissant des malheurs de l’innocence, c’est incriminer le pouvoir céleste, c’est me plaindre contre la volonté de notre Seigneur, c’est une sorte de révolte contre ses divines intentions] T2 se sert du syntagme a istorisi povestea vieții mele [narrer l’histoire de ma vie], un terme plus livresque, alors que T1 s’oriente vers une formule parfaitement acceptable en français mais un peu douteuse en roumain, a povesti istoria vieții mele [raconter l’histoire de ma vie], où ce syntagme est ressenti comme pléonastique, 304 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA THÉORIE DU SKOPOS APPLIQUÉE AUX TRADUCTIONS ROUMAINES parce qu’on raconte sa vie ( îți povestești viața) et pas îți povestești istoria vieții [on raconte l’histoire de sa vie]. Ensuite, pour l’adjectif frappant T1 propose un correspondant direct, frapant, alors que T2 se sert d’un synonyme, izbitor [saisissant], plus courant et moins livresque que celui de T1. La traduction mot-à-mot s’avère être un choix non inspiré surtout lorsqu’il s’agit de la sphère religieuse, T1 semblant ne pas avoir les connaissances pragmatiques nécessaires pour ce genre de texte. A acuza mâna cerului [accuser la main du ciel], voința ființei supreme [la volonté de l’être suprême] et planuri sacre [projets sacrés] de T1 se retrouvent chez T2 sous forme d’équivalences dynamiques :13 a învinovăți puterea cerească [incriminer le pouvoir céleste], voia Celui de Sus [la volonté de notre Seigneur], dumnezeieștile sale intenții [ses divines intentions]. Par ailleurs, tout ce qui relève de la vie ecclésiastique nous semble être mal traduit par T1 qui utilise l’appellatif monseignore 20, orthographié à l’italienne, au lieu de părinte [mon père] (T2 15) lorsque Justine s’adresse au curé, sfântul ecleziast [le saint ecclésiastique] (T1 20), alors que chez T2 15 on a sfinția sa [sa sainteté]. L’emploi de l’équivalence dynamique de Nida s’avère être le procédé par lequel T2 s’assure la participation affective du lecteur roumain, qui ne se sent plus dépaysé devant des structures qui ne lui sont pas familières. Au total, les équivalents employés par T1 semblent bizarres, alors que ceux de T2 donnent l’impression de conformité et de cohérence entre le TS et le TC, bien placés pour restituer l’image caricaturale que Sade dresse au clergé de son temps : servitorul religiei [le servant de la religion] T1 20, păstrătorul credinței [le gardien de la foi] T2 15 pour Le Ministre de la Religion (Sade 11) ; caritabilul părinte [le charitable père] T1 20, milostivul părinte [le miséricordieux père] T2 15 pour le charitable prêtre (Sade 11) ; organul lui Dumnezeu [l’organe de Dieu] T1 20, vocea lui Dumnezeu [la voix de Dieu] T2 15 pour l’organe de Dieu (Sade 11) ; in-terpretul lui Dumnezeu [l’interprète de Dieu] T1 20 ; dumnezeescu tălmaci [le divin interprète] T2 15 pour l’interprète des Dieux (Sade 12). Par le correspondant direct que T1 donne au mot pasteur ( le Pasteur, honteux d’être dévoilé… Sade 12) – Pastorul, rușinat de a fi fost descoperit... [Le pasteur, honteux d’avoir été démasqué] (T1 21) –, elle évoque un ministre du culte protestant ; or, ce n’est pas le cas, Sade a utilisé le mot dans le sens étymologique de păstor « berger, pâtre, pasteur » qui, en latin chrétien, acquiert le sens de « pasteur d’âmes, chef d’une communauté chrétienne » (cf. CNRTL). T2 16 utilise le terme générique popa [le pope], donné aux ecclésiastiques orthodoxes, ce qui prouve son intention d’acclimater le TS et de le rendre plus compréhensible au lecteur roumain. Ses options traductives correspondent ainsi parfaitement aux indications de Vermeer qui estimait qu’on ne doit « pas considérer la traduction uniquement 13 « Dynamic equivalence is therefore to be defined in terms of the degree to which the receptors of the message in the receptor language respond to it in substantially the same manner as the receptors in the source language. This response can never be identical, for the cultural and historical settings are too different, but there should be a high degree of equivalence of response, or the translation will have failed to accomplish its purpose » (Nida 1969 : 22). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 305 Anda Rădulescu comme une opération rationnelle, linguistique (verbale), mais comme une acti- vité /…/ chargée d’émotions, qui inévitablement juge et est jugée » (2007 : 6). Une autre différence que nous avons remarquée entre les deux traductions porte sur l’équivalent qu’elles offrent à la monnaie dans laquelle Justine et sa sœur Ju- liette reçoivent leur héritage, à savoir l’écu (Sade 13), les deux traductrices essayant d’acclimater la monnaie française et de lui trouver un équivalent plus connu des Roumains. C’est la raison pour laquelle nous estimons qu’elles ne se sont pas ser- vies de calque, car ecu ne dit rien au lecteur contemporain. Elles « remplace[nt] les éléments propres à l’histoire ou au contexte socio-culturel de la communauté de langue-source par des éléments familiers au public de langue-cible » (Lederer 2009 : 69). Ainsi, T2 emploie l’adaptation et propose le mot scuzi [écus] 13, monnaie en or ou en argent qui a circulé au XVIIIe siècle à travers l’Europe Occidentale, dont la valeur a varié d’un pays à l’autre et d’une époque à l’autre. T1 se sert toujours de l’adaptation, sauf que la monnaie à laquelle elle recourt, coroana [la couronne] 19, n’a été employée que sur le territoire de l’empire austro-hon- grois entre 1893-1918 : donc elle ne correspond ni comme espace géographique ni comme temporalité au TS. Mais la vraie pierre de touche pour les traducteurs reste le transfert des allusions culturelles et des mots qui changent de sens au cours du temps. Dans ces situations, le traducteur est obligé de procéder à une documentation préalable, afin d’offrir au lecteur non seulement un équivalent exact du point de vue référentiel, mais aussi parfaitement compréhensible et adapté aux réalités de la langue cible. En parlant de la profession de Dubourg, chez qui Justine est envoyée comme servante, Sade dit qu’il était l’ un des plus riches traitants 14 de la capitale 18. Les équivalents des deux traductrices nous semblent assez inappropriés. Chez T1 unul dintre cei mai bogați finanțiști din capitală [l’un des plus riches financiers de la capitale] 26, le mot finanțist [financier] est néologique, difficile à accepter dans un tel contexte. Le mot bancher [banquier] aurait mieux satisfait l’attente du public. Chez T2 on trouve unul din cei mai avuți vameși 15 din capitală [l’un des plus riches douaniers de la capitale] 26, qui évoque pour le lecteur roumain une tout autre réalité, celle de gardien de douane, sens le plus courant actuellement de ce mot. Ce qui surprend pourtant c’est la bévue de T1 qui se méprend sur le sens du syntagme cordon bleu de l’ordre de la Cythère, désignant les adeptes du culte de la Cythère (l’île de l’Aphrodite, renommée pour les plaisirs charnels) qui portaient comme signe distinctif un ruban/cordon bleu et qui trouve son équivalent correct chez T2. 14 Financier chargé de lever un impôt, un droit, une créance moyennant un traité avec le roi, contre le versement d’une certaine somme (CNRTL). 15 Dans le Dictionnaire explicatif roumain (Dex online) le terme est défini comme : 1. Fonctionnaire chargé de contrôler et taxer les marchandises qui passent par la douane ; 2. Personne qui prenait à bail les impôts payés par les citoyens de Rome et de l’Empire roman. 306 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA THÉORIE DU SKOPOS APPLIQUÉE AUX TRADUCTIONS ROUMAINES 4. Sade : /…/ elle paraît enfin aux spectacles, aux promenades, à côté des cordons bleus de l’ordre de Cythère 14 T1. /…/ apăru, în fine, la spectacole, la plimbări, alături de cordoanele bleu ale ordinului din Cythere 22 [elle apparut, enfin, aux spectacles, aux promenades, à côté des cordons bleus de Cythère] T2. /…/ apare, în fine, la spectacole, la promenade, alături de cavalerii ordinului Cytherei 19 [elle apparaît, enfin, aux spectacles, aux promenades, à côté des chevaliers de l’ordre de la Cythère] 4 CONCLUSIONS Les deux traductions que nous avons comparées, celle de 2005 et de 2008, se sont succédé dans un délai très court, trois ans seulement, leurs finalités étant différentes. La traduction de 2005 est sans prétention littéraire, elle est faite pour satisfaire la curiosité d’un cercle d’amis et de parents non francophones de la traductrice T1 qui voulaient mieux connaître l’imaginaire sexuel voluptueux, violent et outrageant de Sade. Elle n’avait qu’un but informatif pour le(s) lecteur(s). En revanche, celle de T2 (2008) vise la découverte d’un écrivain, classique par son style mais extrêmement moderne par sa façon de penser. Car il « semble jouer à loisir, en infléchissant la langue racinienne, par exemple, ou celle des précieux et des mondains, vers les thèmes obsédants et obscènes qui lui sont habituels » (Gaillard 2000). Le but de cette traductrice est de révéler au public roumain les lieux communs de l’œuvre sadienne, tels le libertinage, la débauche et l’agres- sivité, de même que les « glissements de sens provenant du lexique et ceux que permet aussi une syntaxe précise mais très souple » (Gaillard 2000). Par ailleurs, les commanditaires de la traduction avaient des buts différents. Celui de la maison d’édition où la Justine de 2005 a été publiée était la vulgarisation de l’œuvre de Sade. Fondée par la traductrice Domnica Diana Dănișor elle-même dans les années 2000, la DDD Print a disparu peu de temps après. La Justine de 2008 a paru chez Trei, maison d’édition créée en 1995 par un professeur de psychanalyse (Vasile Dem. Zamfirescu) et un de ses anciens étudiants (Silviu Dra- gomir). Leur intérêt manifeste était de publier des œuvres venant de la zone du déterminisme psychologique et de l’exploration de l’inconscient, moins connue jusqu’alors des Roumains. Jouissant de succès, cette maison d’édition a lancé la collection Eroscope, coordonnée par Pascal Bruckner, qui traite des thématiques considérées autrefois comme des tabous et soumises à la censure communiste, CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 307 Anda Rădulescu surtout parce qu’elles présentent le côté ténébreux des passions humaines. En confiant la traduction de Justine à Tristana Ir, la maison Trei s’est assurée non seulement de la qualité d’une traduction faite par une lectrice avisée de Sade, mais aussi d’une professionnelle sensible aux nuances de sens et aux particularités stylistiques de l’auteur, capable de répondre aux besoins et aux attentes des récep- teurs dans la culture d’accueil. Bref, dans le cas de la traduction de 2005, Justine est un modèle littéraire que Diana Domnica Dănișor transpose fidèlement parce qu’elle entend informer le destinataire, alors que celle de 2008 prend l’original comme point de départ pour restituer au lecteur moderne, dans une langue légèrement archaïsante, toute une atmosphère et une philosophie de vie en dehors du temps et des temps, son but étant expressif mais aussi opératif. Chacune répond donc à un skopos particulier, fait qui explique que le même texte peut avoir plusieurs traductions différentes et que les stratégies sont choisies en fonction du but suivi. Nous avons montré, par des exemples, que la traduction mot-à-mot, visant une fidélité absolue envers le TS, ne s’avère pas un procédé profitable, surtout pour la traduction d’un texte littéraire, où le traducteur « doit sélectionner dans la langue-cible les mots pertinents selon l’objectif poursuivi » (Lederer 2009 : 144). La réverbalisation, l’opération d’interprétation et de transfert du sens, doit être en concordance avec le type de texte, mais aussi avec les particularités linguistiques et stylistiques de la langue-cible. Si la première traductrice s’est proposé un but plus modeste, de vulgarisation du roman de Sade, son skopos étant purement informatif, celui de la seconde a été plus complexe, de restituer au lecteur roumain, dans une langue qui devait rappeler la distance temporelle entre le TS et le TC, la philosophie de vie d’un être avide de liberté et sans aucun tabou ou préjugé. C’est pour atteindre ce but qu’elle a organisé sa stratégie orientée vers le public cible et a choisi l’équivalence comme procédé de prédilection pour dire « presque la même chose » (Eco 2003), tout en essayant d’obtenir les mêmes effets sur le lecteur roumain, en lui créant des émotions esthétiques et affectives similaires à celles ressenties par les lecteurs francophones. La qualité remarquable de cette traduction presque sans faille sera un atout pour résister à l’épreuve du temps et l’adéquation entre le vouloir dire de l’auteur et de sa traductrice constitue le critère de validation de cette traduction, une réponse à l’un des préceptes de la théorie du skopos, à savoir la cohérence entre le TS et le TC. Références bibliographiques Berman, Antoine, 1999 : La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain. Paris : Seuil. 308 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA THÉORIE DU SKOPOS APPLIQUÉE AUX TRADUCTIONS ROUMAINES Eco, Umberto, 2003 : Dire quasi la stessa cosa. Experienze di traduzione. Milano : Bompiani. Gaillard, Michel, 2000 : Le langage de l’obscénité. Étude stylistique des romans de DAF de Sade. Les Cent Vingt Journées de Sodome, les trois Justine et Histoire de Juliette. Thèse de doctorat, Université Toulouse 2, http://www.theses. fr/2000TOU20017. (Consulté le 20 juillet 2019) Ladmiral, Jean-René, 1979 : Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris : Petite bibliothèque Payot. Lederer, Marianne, 1994 : La traduction aujourd’hui : le modèle interprétatif. Paris : Hachette. Mounin, Georges, 1955 : Les belles infidèles. Marseille : Éditions des Cahiers du Sud. Nida, Eugene et Charles Taber, 1969 : The Theory and Practice of Translation. Leiden : E. J. Brill. Placial, Claire, 2009 : Application et limites de la théorie de l’équivalence dy- namique en traduction biblique : le cas du Cantique des cantiques. Atti del Convegno giornate internazionali di studi sulla traduzione, Cefalù 30-31 ot- tobre e 1 novembre 2008, voll. II, a cura di Vito Pecoraro, Studi francesi 3. Palermo : Herbita. 261-273. Reiss, Katharina et Hans Vermeer, 2013 [1984] : Grundlegung einer allgemeinen Translationstheorie/Towards a general theory of translation: skopos theory ex- plained (traduction anglaise par Christiane Nord). New York : Routledge. Reiss, Katharina, 2002 : La critique des traductions, ses possibilités et ses limites (traduit de l’allemand par Catherine Bocquet). Arras : Artois Presses Université. Reiss, Katharina, 2009 : Problématique de la traduction (traduit de l’allemand par Catherine Bocquet). Paris : Éditions Économica. Sade, Donatien Alphonse François de, 1989 [1791] : Justine. Paris : Classiques Marais. Traductions roumaines : Popârda, Oana, 1990 : Justine. București : Editura Doris ; Stan, Toma, 1998 : Necazurile virtuții. București : ALLFA ; Dănișor, Diana Domnica, 2005 : Justine sau necazurile virtuții. Craiova : DDD Print ; Ir, Tristana, 2008 : Justine sau nenorocirile virtuții. București : Editura Trei. Suceveanu, Raoul, 1993 : Cuvânt înainte : Juliette sau deliciile viciului (traduction d’Henriette Perianu). București : Editura FF Press. 9-11. Vermeer, Hans Josef, 1989 : Skopos and commission in translational action. Chesterman, Andrew (éd.) : Readings in Translation Theory. Helsinki : Finn Lectura. 173-187. Vermeer, Hans Josef, 1996 : A skopos theory of Translation (Some Arguments for and against). Heidelberg : TEXTconTEXT. Vermeer, Hans Josef, 2009 : La théorie du skopos et ses possibles développe- ments. Lavault-Olleon, Elisabeth (éd.) : Traduction spécialisée : pratiques, théories, formations. Berne : Peter Lang SA. 3-15. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 309 Cristiana-Nicola Teodorescu et Daniela Dincă LLe discours juridique : étude comparée des chaînes de référence (domaine français-roumain) Cristiana-Nicola Teodorescu et Daniela Dincă Université de CraiovaAbstractPlaced at the crossroads between specialised translation, corpus linguistics and contrastive linguistics, our article aims at studying chains of reference in legal discourse and includes two complementary sections. In the first section, we shall present the definition of chains of reference and their relation to the type of text where they appear and, in particular, to legal discourse, which is the scope of our analysis. The second part is underpinned by a contras-tive approach and highlights the linguistic items used in French and Roma-nian to construct chains of reference in the legal discourse of the two analysed languages. Key words: chain of reference, lexical anaphor, pronominal anaphor, contras-tive linguistics, specialised translation310CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DISCOURS JURIDIQUE : ÉTUDE COMPARÉE DES CHAÎNES DE RÉFÉRENCE 1 INTRODUCTION Le style juridique est la manière d’écrire du législateur. Selon Jean Darbelnet (1979), ce discours, comme tous les autres discours de spécialité, a sa propre stylistique qui dérive, en grande partie, du caractère impersonnel et intellectuel des termes et des marques d’énonciation spécifiques (marques de souveraineté et de généralité) qui sont « des traits morphosyntaxiques à effets sémantiques » (cf. Cornu 1990). S’y ajoutent également la cohérence et la cohésion du texte juridique, deux caractéristiques dont le traducteur se sert, par exemple, dans le processus de traduction des documents communautaires dans les vingt-quatre langues qui cohabitent au sein de l’Union européenne. À cet effet, les spécialistes soulignent l’importance des chaînes de référence pour une meilleure compréhension du texte de départ : « En bref, l’utilisation d’anaphores permet de limiter au maximum les ambiguïtés et de faciliter la compréhension du texte parfois happé par la termi- nologie et malaxé avec le discours prolixe. » (Sobieszewska 2010 : 2913) Sur la même ligne, Preite dégage les spécificités du français juridique communautaire, caractérisé par « une simplification suite à la nécessité de traduire aisément les arrêts dans toutes les langues de l’Union européenne » (Preite 2005 : 1). Situé à la croisée de plusieurs disciplines (traduction spécialisée, linguistique de corpus et linguistique contrastive), notre article se propose de faire une étude comparative français-roumain des chaînes de référence pour analyser les marques linguistiques de la cohérence textuelle dans un genre de discours spécialisé qui se prête parfaitement à ce type d’analyse, à savoir le discours juridique. Par l’approche qualitative des chaînes de référence, notre but est celui de dégager, d’une part, le rapport des chaînes de référence avec le texte juridique et, d’autre part, les traits communs et distinctifs concernant l’emploi des marques linguistiques pour la construction de la cohérence et de la cohésion dans ce genre textuel. Notre démarche contrastive s’appuie sur l’analyse de corpus, car nous utilisons un corpus parallèle constitué de deux versions (française et roumaine) du Traité sur l’Union européenne (version consolidée), téléchargé sur le site de l’Union européenne (http://eur-lex.europa.eu/ fr/index.htm). 2 DES CHAÎNES DE RÉFÉRENCE AU GENRE TEXTUEL Dans cette première partie, nous présenterons la définition des chaînes de réfé- rence et leur rapport avec le genre textuel où elles apparaissent et, plus particuliè- rement, avec le discours juridique qui fait l’objet de notre analyse. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 311 Cristiana-Nicola Teodorescu et Daniela Dincă 2.1 Chaîne de référence La notion de chaîne de référence est plus récente que celle d’ anaphore, puisqu’elle est apparue en 1975, sous la plume de Chastain (1975), et a été relayée par Corblin (1985, 1995, dans Schnedecker 2019), puis Charolles (1988) pour qui : Les chaînes sont constituées par des suites d’expressions coréférentielles /.../. Seules peuvent appartenir (donner lieu à) une chaîne des expressions employées référentiellement, c’est-à-dire toutes et rien que les expressions nominales (ou pronominales) permettant d’identifier un individu (un ob- jet de discours) quelle que soit sa forme d’existence (personne humaine, événement, entité abstraite). (Charolles 1988 : 8) En 2019, Catherine Schnedecker s’est proposé d’analyser la notion de chaîne de référence par rapport à celles d’ anaphore ou de coréférence pour « faire valoir l’idée que la notion de chaîne de référence n’est pas une notion linguistique « gadget » de plus, mais qu’elle est à même de capter véritablement la référence discursive » (Schnedecker 2019 : 2). En effet, l’intérêt pour cette notion, par rapport à celles d’anaphore et de coréférence, s’est matérialisé soit dans une perspective qualitative : « la notion de chaîne de référence sert à appréhender le déroulement ou encore le suivi de l’expression référentielle dans sa continuité textuelle ou discursive » (ibid.), soit dans une approche quantitative : La notion de chaîne de référence se distingue ainsi, en première instance, de celle d’ anaphore ou de coréférence par le nombre-plancher d’expressions référentielles impliquées dans la relation qui, pour les chaînes de référence, suppose d’être supérieur à deux. (ibid.) Pour ce qui est de leurs réalisateurs, la littérature de spécialité dédiée à la ty- pologie des chaînes de référence a mis en évidence l’existence de deux grandes classes : (1) Chaînes de référence nominales (noms propres, groupes nominaux définis et indéfinis) et pronominales (pronoms personnels, démonstratifs, pos- sessifs, relatifs) ; (2) Chaînes de référence événementielles. Même si les chaînes de référence sont composées, dans la plupart des cas, d’expressions référen- tielles nominales et pronominales (cf. Charolles 1988 ; Schnedecker 1997), il y a aussi la théorie des « coréférences événementielles » (Davidson 1967 ; Danlos 2006 ; Bittar 2006, dans Longo et Todirascu 2014), qui suppose des liens de coréférence entre des verbes (conjugués ou à l’infinitif) référant à des entités abstraites dans le discours (actions, événements, faits) et des groupes nominaux. Pour illustrer ce dernier type, nous avons emprunté un exemple de Scurtu (2007), qui signalait l’apparition de ce phénomène dans le Code civil français : « Pour payer valablement, il faut être propriétaire de la chose donnée en payement, et capable de l’aliéner. Le payement doit être fait au créancier (…). » (art. 1239 C. civ.) où, par une opération de nominalisation, le Groupe 312 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DISCOURS JURIDIQUE : ÉTUDE COMPARÉE DES CHAÎNES DE RÉFÉRENCE nominal (GN) le payement réfère à un procès qui a été préalablement exprimé par l’infinitif payer. 2.2 Chaîne de référence et genre textuel Un autre sujet qui a suscité l’intérêt des linguistes a été la relation entre les chaînes de référence et le genre textuel où elles apparaissent, dans la mesure où la typologie textuelle influence leur structuration : « Mis à part le type de texte, le genre textuel influence également le choix des marqueurs linguistiques de cohésion, telles que les anaphores ou les chaînes de référence. » (Longo et Todirascu 2014 : 81) L’étude des chaînes de référence en relation avec le genre textuel a été réalisée par de nombreux spécialistes pour les textes narratifs (cf. Chastain 1975 ; Corblin 1987, 1995 ; Charolles 1988 ; Jenkins 2002 ; Schnedecker 1997, 2005 ; Baumer 2012, dans Longo et Todirascu 2014), mais aussi pour les textes scientifiques qui présentent les traits suivants : a) les écrits scientifiques privilégient les anaphores fidèles ou synonymiques, alors que les essais privilégient les anaphores résomptives (cf. Wiederspiel 2012) ; b) les anaphores infidèles hyperonymiques sont fréquentes dans les manuels techniques et les articles scientifiques (cf. Condamines 2005). 3 MARQUES LINGUISTIQUES DES CHAÎNES DE RÉFÉRENCES : ÉTUDE DE CAS Structurée dans une approche contrastive par la présentation des marques linguis- tiques des chaînes de référence en français et en roumain, cette deuxième partie mettra en évidence la construction des chaînes de référence dans le discours juri- dique dans les deux langues analysées. 3.1 Anaphore définie et indéfinie Sur l’ensemble du corpus analysé, on constate que les chaînes de référence préfé- rentielles reposent sur la présence de l’anaphore nominale définie, avec certaines occurrences de l’anaphore pronominale, au profit du critère de clarté et de pré- cision du texte juridique. Dans la structuration d’un paragraphe, si la deuxième CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 313 Cristiana-Nicola Teodorescu et Daniela Dincă occurrence vient en tête de phrase et fonctionne comme sujet, il y a la reprise nominale (1), sinon c’est la reprise pronominale (2) pour les deux langues : (1) GN défini…GN défini Le Conseil européen élit son président à la majorité qualifiée pour une durée de deux ans et demi, renouvelable une fois. En cas d’empêchement ou de faute grave, le Conseil européen peut mettre fin à son mandat selon la même procédure. (art. 15, p. 5) Consiliul European își alege președintele cu majoritate calificată, pentru o durată de doi ani și jumătate, cu posibilitatea reînnoirii mandatului o sin- gură dată. În caz de împiedicare sau de culpă gravă, Consiliul European poate pune capăt mandatul președintelui în conformitate cu aceeași procedură. (2) GN défini…Pronom personnel La Commission procède avec les États membres à l’examen permanent des régimes d’aides existant dans ces États. Elle propose à ceux-ci les mesures utiles exigées par le développement progressif ou le fonctionnement du marché intérieur. Si, après avoir mis les intéressés en demeure de présenter leurs observations, la Commission constate qu’une aide accordée par un État ou au moyen de ressources d’État n’est pas compatible avec le marché intérieur aux termes de l’article 107, ou que cette aide est appliquée de façon abusive, elle décide que l’État intéressé doit la supprimer ou la modi- fier dans le délai qu’elle détermine. (art. 108, p. 1 et 2) GN défini…Pronom démonstratif Comisia, împreună cu statele membre, verifică permanent regimurile aju- toarelor existente în aceste state. Comisia propune acestora măsurile utile cerute de dezvoltarea treptată sau de funcționarea pieței interne. În cazul în care, după ce părților în cauză li s-a solicitat să-și prezinte observațiile, Comisia constată că ajutorul acordat de un stat sau prin intermediul resur- selor de stat nu este compatibil cu piața internă în conformitate cu arti- colul 107 sau că acest ajutor este utilizat în mod abuziv, aceasta hotărăște desființarea sau modificarea ajutorului de către statul în cauză în termenul stabilit de Comisie. Sous (2), on observe que le roumain utilise le pronom démonstratif là où le fran- çais fait usage du pronom personnel, fait assez récurrent qui constitue un trait ca- ractéristique pour le discours juridique roumain. Sinon, le roumain manifeste la tendance à garder le groupe nominal, même en tête de phrase. En plus, si le texte se construit par l’enchaînement de plusieurs phrases, le procédé le plus utilisé en français, comme dans les exemples de (3) à (5), est la reprise pronominale par le pronom personnel qui compte entre deux et six occurrences : 314 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DISCOURS JURIDIQUE : ÉTUDE COMPARÉE DES CHAÎNES DE RÉFÉRENCE (3) GN défini…Pronom personnel…Pronom personnel Le Parlement européen exerce, conjointement avec le Conseil, les fonctions législative et budgétaire. Il exerce des fonctions de contrôle politique et consultatives conformément aux conditions prévues par les traités. Il élit le président de la Commission. (art. 14) GN défini…Pronom démonstratif…GN défini Parlamentul European exercită, împreună cu Consiliul, funcțiile legisla- tivă și bugetară. Acesta exercită funcții de control politic și consultative, în conformitate cu condițiile prevăzute în tratate. Parlamentul European alege președintele Comisiei. (4) GN défini…Pronom personnel…Pronom personnel Les décisions du Conseil européen sur les intérêts et objectifs stratégiques de l’Union portent sur la politique étrangère et de sécurité commune ainsi que sur d’autres domaines relevant de l’action extérieure de l’Union. Elles peuvent concerner les relations de l’Union avec un pays ou une région, ou avoir une approche thématique. Elles définissent leur durée et les moyens que devront fournir l’Union et les États membres. (art. 2) GN défini…GN défini…Pronom démonstratif Deciziile Consiliului European privind interesele și obiectivele strategice ale Uniunii privesc politica externă și de securitate comună, precum și celelalte domenii ale acțiunii externe a Uniunii. Deciziile pot să privească relațiile Uniunii cu o țară sau o regiune sau pot aborda o anumită tematică. Acestea precizează durata lor și mijloacele care urmează a fi puse la dispo- ziție de Uniune și statele membre. (5) GN défini…Pronom personnel…Pronom personnel…Pronom personnel… Pronom personnel…Pronom personnel L’Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement com- pétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle pro- meut le progrès scientifique et technique. Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant. Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres. Elle respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen. (art 4, p. 3) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 315 Cristiana-Nicola Teodorescu et Daniela Dincă GN défini…Pronom démonstratif…Pronom démonstratif…GN défini… Pronom démonstratif…GN défini Uniunea instituie o piață internă. Aceasta acționează pentru dezvoltarea durabilă a Europei, întemeiată pe o creștere economică echilibrată și pe stabilitatea prețurilor, pe o economie socială de piață cu grad ridicat de competitivitate, care tinde spre ocuparea deplină a forței de muncă și spre progres social, precum și pe un nivel înalt de protecție și de îm- bunătățire a calității mediului. Aceasta promovează progresul științific și tehnic. Uniunea combate excluziunea socială și discriminările și promo- vează justiția și protecția sociale, egalitatea între femei și bărbați, solida- ritatea între generații și protecția drepturilor copilului. Aceasta promo- vează coeziunea economică, socială și teritorială, precum și solidaritatea între statele membre. Uniunea respectă bogăția diversității sale culturale și lingvistice și veghează la protejarea și dezvoltarea patrimoniului cultu- ral european. Mais les deux langues utilisent l’anaphore nominale définie s’il s’agit de la pro- gression à thème éclaté, comme dans les exemples (6) et (7) : (6) GN défini…GN défini…GN défini…GN défini…GN défini (1) Le fonctionnement de l’Union est fondé sur la démocratie représentative. (2) Les citoyens sont directement représentés, au niveau de l’Union, au Parlement européen. Les États membres sont représentés au Conseil européen par leur chef d’État ou de gouvernement et au Conseil par leurs gouvernements, eux-mêmes démocratiquement responsables, soit devant leurs parlements nationaux, soit devant leurs citoyens. (3) Tout citoyen a le droit de participer à la vie démocratique de l’Union. Les décisions sont prises aussi ouvertement et aussi près que possible des citoyens. (4) Les partis politiques au niveau européen contribuent à la formation de la conscience politique européenne et à l’expression de la volonté des citoyens de l’Union. (art. 10) (1) Funcționarea Uniunii se întemeiază pe principiul democrației reprezentative. (2) Cetățenii sunt reprezentați direct, la nivelul Uniunii, în Parlamentul European. Statele membre sunt reprezentate în Consiliul European de șefii lor de stat sau de guvern și în Consiliu de guvernele lor, care la rândul lor răspund în mod democratic fie în fața parlamentelor naționale, fie în fața cetățenilor lor. 316 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DISCOURS JURIDIQUE : ÉTUDE COMPARÉE DES CHAÎNES DE RÉFÉRENCE (3) Orice cetățean are dreptul de a participa la viața democratică a Uniunii. Deciziile se iau în mod cât mai deschis și la un nivel cât mai apropiat posibil de cetățean. (4) Partidele politice la nivel european contribuie la formarea conștiinței politice europene și la exprimarea voinței cetățenilor Uniunii. (7) Le Parlement européen est composé de représentants des citoyens de l’Union. Leur nombre ne dépasse pas sept cent cinquante, plus le président. La repré- sentation des citoyens est assurée de façon dégressivement proportionnelle, avec un seuil minimum de six membres par État membre. Aucun État membre ne se voit attribuer plus de quatre-vingt seize sièges. (art. 14) Parlamentul European este compus din reprezentanții cetățenilor Uniunii. Numărul acestora nu poate depăși șapte sute cincizeci, plus președintele. Reprezentarea cetățenilor este asigurată în mod proporțional descrescător, cu un prag minim de șase membri pentru fiecare stat membru. Niciunui stat membru nu i se atribuie mai mult de nouăzeci și șase de locuri. Les groupes nominaux indéfinis supposent la présence d’un premier GN indéfini, comme il est illustré sous (8) : (8) GN indéfini...GN indéfini L’Union ne répond pas des engagements des administrations centrales, des autorités régionales ou locales, des autres autorités publiques ou d’autres organismes ou entreprises publics d’ un État membre, ni ne les prend à sa charge, sans préjudice des garanties financières mutuelles pour la réalisa- tion en commun d’un projet spécifique. Un État membre ne répond pas des engagements des administrations centrales, des autorités régionales ou locales /…/ (art. 125) Uniunea nu răspunde și nu își asumă angajamentele autorităților adminis- trațiilor publice centrale, ale autorităților regionale sau locale, ale celorlalte autorități publice sau ale altor organisme ori întreprinderi publice dintr- un stat membru, fără a aduce atingere garanțiilor financiare reciproce pentru rea-lizarea în comun a unui proiect specific. Un stat membru nu răspunde și nu își asumă angajamentele autorităților administrațiilor publice centrale /…/. Comme on peut le constater dans tous ces exemples, la reprise du GN par une anaphore nominale définie ou pronominale est une manière de construire l’ar- chitecture du texte dans le cas où il s’agit de deux ou plusieurs occurrences. Si le français fait appel au pronom personnel, le roumain l’exclut au profit du pronom démonstratif qui ajoute à la valeur anaphorique du pronom personnel français des valences déictiques, visant à renforcer la reprise pronominale. En fait, les pronoms personnels de la troisième personne à valeur anaphorique sont exclus en CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 317 Cristiana-Nicola Teodorescu et Daniela Dincă roumain où l’on observe que le GN défini ou le pronom démonstratif sont utili- sés avec le même souci de précision et de concision, spécifique au texte juridique, dans une construction qui enchaîne l’anaphore pronominale à la suite d’un GN défini et non pas après un autre antécédent pronominal. 3.2 Anaphore démonstrative En principe, le déterminant démonstratif connaît deux types d’emploi : emploi dé- ictique, par la désignation d’une entité dans la situation de communication, et em- ploi non déictique, par le renvoi à une réalité présente dans le contexte proprement linguistique. Dans le cas du texte juridique, l’anaphore démonstrative devient un instrument pour réaliser la progression linéaire où le rhème de la phrase précédente devient le thème de la phrase suivante pour les deux langues analysées : (9) GN défini...Pronom démonstratif Par dérogation au paragraphe 2, les mesures relatives au droit de la famille ayant une incidence transfrontière sont établies par le Conseil, statuant conformément à une procédure législative spéciale. Celui-ci statue à l’una- nimité, après consultation du Parlement européen. (art. 81) Prin derogare de la alineatul (2), măsurile privind dreptul familiei care au implicații transfrontaliere sunt stabilite de către Consiliu, care hotărăște în conformitate cu o procedură legislativă specială. Acesta hotărăște în unani-mitate, după consultarea Parlamentului European. Sous (10), au lieu de l’anaphore pronominale, le roumain préfère l’anaphore no- minale construite avec le déterminant démonstratif : (10) GN défini...Pronom démonstratif La Cour des comptes établit son règlement intérieur. Celui-ci est soumis à l’approbation du Conseil. (art. 287) GN défini...GN démonstratif Curtea de Conturi își stabilește regulamentul de procedură. Acest regulament se aprobă de către Consiliu. Le français juridique peut construire une anaphore démonstrative avec ses deux réalisateurs (pronoms et adjectifs), comme illustré sous (11) : (11) GN défini...Pronom démonstratif…GN démonstratif Par dérogation aux paragraphes 5, 6 et 9, le Conseil peut, lors de la conclu- sion d’un accord, habiliter le négociateur à approuver, au nom de l’Union, 318 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DISCOURS JURIDIQUE : ÉTUDE COMPARÉE DES CHAÎNES DE RÉFÉRENCE les modifications de l’accord, lorsque celui-ci prévoit que ces modifications doivent être adoptées selon une procédure simplifiée ou par une instance créée par ledit accord. Le Conseil peut assortir cette habilitation de conditions spécifiques. (art. 218) Prin derogare de la dispozițiile alineatelor (5), (6) și (9), la încheierea unui acord, Consiliul poate împuternici negociatorul să aprobe, în numele Uniunii, modificarea acordului, în cazul în care acesta prevede că aceste modificări trebuie adoptate conform unei proceduri simplificate sau de către un organism creat prin respectivul acord. Consiliul poate însoți această împuternicire de condiții speciale. Dans ce dernier exemple, il y a aussi le cas de l’anaphore événementielle, car le verbe à l’infinitif – habiliter – est repris, dans la dernière phrase, par le nom habilitation, qui résume tout le processus annoncé par le verbe au début du paragraphe. La prédisposition pour ce type d’anaphore par le déterminant démonstratif se vé- rifie également dans l’exemple (12) où le roumain s’individualise par une syntaxe de la phrase qui rejette le thème en fin de phrase dans une phrase passive dont le sujet logique remplit la fonction de complément d’agent : (12) V...GN démonstratif L’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les traités. (art. 6, p. 2) Uniunea aderă la Convenția europeană pentru apărarea drepturilor omu- lui și a libertăților fundamentale. Competențele Uniunii, astfel cum sunt definite în tratate, nu sunt modificate de această aderare. Mais, au niveau de l’anaphore démonstrative, le français s’individualise par la présence des marques démonstratives spécifiques faisant partie de la série de deux lexèmes : ledit ( ledit/ladite, lesdits/lesdites) et dudit ( desdits/desdites). Dans la litté- rature de spécialité, le déterminant ledit est considéré comme le cas de l’anaphorique textuel par excellence : « un déterminant à appariement référent contigu saturé » (Kleiber 1987), « il cantonne le paradigme à l’anaphore » (Kleiber 1999) ; « avec ledit, la répétition devient un procédé souhaité » (Sobieszewska 2014) si les antécédents sont trop éloignés pour les autres anaphoriques ; « une forme anaphorique spécialisée dans le contrôle des risques d’ambiguïté » (Charolles 1995). Mais ces marques démonstratives spécifiques se chargent également de valeur déictique :1 1 C’est d’ailleurs un argument en faveur de ce que Himmelmann (1996) avait suggéré pour l’emploi démonstratif en tant que déictique situationnel ou discursif : « Discourse deixis is to be understood here as reference to propositions or events » (Himmelmann 1996 : 224). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 319 Cristiana-Nicola Teodorescu et Daniela Dincă S’il est vrai que ces éléments sont anaphoriques dans le sens qu’ils se lient à ce qu’il a été déjà dit dans le texte, ils sont également des déictiques qui représentent la spatialité physique du texte écrit et sa présence concrète au moment où on la lit. Ces expressions sont donc à considérer comme des marques énonciatives à valeur anaphorique et déictique. (Preite 2005 : 4) En général, les textes juridiques, du fait de leur caractère normatif, ont pour objectif de supprimer toute ambiguïté entre les référents. En fait, l’expression anaphorique ledit N apparaît dans notre corpus, ayant comme correspondant en roumain un GN défini construit avec un déterminant défini faisant référence au contexte antérieur sans ajouter d’autres valeurs spécifiques : (13) GN indéfini...Ladite + N Un État membre peut confier aux partenaires sociaux, à leur demande conjointe, la mise en œuvre des directives prises en application du para- graphe 2 ou, le cas échéant, la mise en œuvre d’une décision du Conseil adoptée conformément à l’article 155. Dans ce cas, il s’assure que /…/ l’État membre concerné devant prendre toute disposition nécessaire lui permettant d’être à tout moment en mesure de garantir les résultats impo- sés par ladite directive ou ladite décision. (art. 153, p. 3) GN indéfini...GN défini Un stat membru poate încredința partenerilor sociali, la cererea lor comu- nă, punerea în aplicare a directivelor adoptate în conformitate cu alineatul (2) sau, după caz, punerea în aplicare a unei decizii a Consiliului, adoptată în conformitate cu articolul 155. În acest caz, statul membru respectiv se asigură că, /…/ statul membru în cauză ia toate măsurile necesare care să-i permită, în orice moment, să garanteze rezultatele impuse de directiva sau decizia menționată. (fr. directive ou décision mentionnée) Mais le roumain manifeste aussi le souci d’éliminer toute ambigüité dans la construction de la phrase et, dans l’exemple ci-dessous (14), nous avons identifié une reprise supplémentaire par l’anaphore démonstrative en fin de phrase : (14) GN défini...Ladite + N Si, à l’égard de cette aide, la Commission a ouvert la procédure prévue au présent paragraphe, premier alinéa, la demande de l’État intéressé adressée au Conseil aura pour effet de suspendre ladite procédure jusqu’à la prise de position du Conseil. (art. 108) GN défini...GN défini…GN démonstratif În cazul în care, în legătură cu acest ajutor, Comisia a inițiat procedura pre-văzută la primul paragraf din prezentul alineat, cererea adresată Consiliului 320 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DISCOURS JURIDIQUE : ÉTUDE COMPARÉE DES CHAÎNES DE RÉFÉRENCE de statul în cauză va avea ca efect suspendarea procedurii menționate până când Consiliul se pronunță asupra acesteia. (fr. procédure mentionnée jusqu’à ce que le Conseil se prononce sur celle-ci) Un autre cas particulier, que nous avons identifié dans la version française, est l’anaphore démonstrative ce dernier, considérée comme « un outil référentiel très efficace qui permet de repérer sans hésitation une unité correspondant au référent visé » (Sobieszewska 2014), rendue en roumain par l’anaphore démonstrative : (15) GN défini...Ces derniers Le dialogue entre partenaires sociaux au niveau de l’Union peut conduire, si ces derniers le souhaitent, à des relations conventionnelles, y compris des accords. (art. 155) GN défini...Pronom démonstratif Dialogul între partenerii sociali la nivelul Uniunii poate conduce, în cazul în care aceștia doresc, la raporturi contractuale, inclusiv acorduri. En fin de compte, on pourrait dire que, dans le cas de l’anaphore démonstra- tive, la langue française s’individualise par l’utilisation des formes spécialisées du démonstratif ( ledit/ladite) par rapport à la langue roumaine, qui neutralise la reprise référentielle par l’emploi des formes simples du pronom ou de l’adjectif démonstratif. 3.3 Anaphore possessive L’anaphore possessive ne constitue pas une occurrence préférentielle dans ce type de genre textuel. En roumain, tout comme l’absence du pronom personnel, le possessif, que ce soit l’adjectif ou le pronom, est remplacé par le démonstratif : (16) GN défini...GN possessif Les juges désignent parmi eux, pour trois ans, le président de la Cour de justice. Son mandat est renouvelable. (art. 253) GN défini...GN défini Judecătorii desemnează dintre ei pe președintele Curții de Justiție, pentru o perioadă de trei ani. Mandatul acestuia poate fi reînnoit. (fr. le mandat de celui-ci) Une autre alternative pour rendre la possession en roumain est l’emploi d’une construction spécifique pour tous les genres textuels, narratifs et scientifiques : Datif possessif + GN défini : CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 321 Cristiana-Nicola Teodorescu et Daniela Dincă (17) GN défini...Pronom possessif Les États membres exercent leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne. (art. 2, p. 2) GN défini...Datif possessif...GN défini Statele membre își exercită competența în măsura în care Uniunea nu și-a exercitat competența. (fr. la compétence) Dans ces deux derniers exemples, il est évident que la langue roumaine manifeste une forte tendance à remplacer l’anaphore possessive par l’anaphore démonstra- tive (18), avec une faible présence de l’anaphore possessive sous (19) : (18) GN défini...GN possessif…GN défini Le Parlement européen est composé de représentants des citoyens de l’Union. Leur nombre ne dépasse pas sept cent cinquante, plus le président. La représentation des citoyens est assurée de façon dégressivement propor- tionnelle, avec un seuil minimum de six membres par État membre. (art. 14, p. 2) GN défini...GN démonstratif…GN défini Parlamentul European este compus din reprezentanții cetățenilor Uniunii. Numărul acestora nu poate depăși șapte sute cincizeci, plus președintele. Reprezentarea cetățenilor este asigurată în mod proporțional descrescător, cu un prag minim de șase membri pentru fiecare stat membru. (19) GN indéfini...GN démonstratif...GN possessif Aux fins du paragraphe 1, l’Union peut conclure des accords spécifiques avec les pays concernés. Ces accords peuvent comporter des droits et obligations réciproques ainsi que la possibilité de conduire des actions en commun. Leur mise en œuvre fait l’objet d’une concertation périodique. (art. 8, p. 2) GN indéfini...GN démonstratif...GN possessif În înțelesul alineatului (1), Uniunea poate încheia acorduri speciale cu țările în cauză. Aceste acorduri pot include drepturi și obligații reciproce, precum și posibilitatea de a realiza acțiuni în comun. Punerea lor în aplicare face obiectul unei concertări periodice. 4 CONCLUSIONS À la fin de notre analyse, il ressort que la répétition lexicale est une caractéristique évidente de la progression thématique du discours juridique et que les maillons 322 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DISCOURS JURIDIQUE : ÉTUDE COMPARÉE DES CHAÎNES DE RÉFÉRENCE des chaînes de référence contribuent à une meilleure compréhension du texte de départ tout en facilitant le processus de traduction. Parmi les caractéristiques communes des deux langues, il y a la reprise par l’anaphore définie et démonstrative qui domine ce type de texte. Mais les traits distinctifs entre les deux versions sont beaucoup plus nombreux et relèvent de l’absence en roumain de trois types de marqueurs linguistiques à valeur anapho- rique : (1) les pronoms personnels de la 3e personne ; (2) les marques spécifiques du démonstratif ( ledit/ladite, ces derniers) ; (3) les possessifs, adjectifs ou pronoms. Dans tous ces cas, le roumain utilise soit les pronoms démonstratifs, soit les GN définis et, dans le cas de l’anaphore possessive, les GN définis sont accompagnés par des pronoms en datif possessif. En plus, l’emploi de l’anaphore pronominale est limité à une seule occurrence après un antécédent nominal, de sorte que le texte roumain devient plus explicite et plus répétitif que la version française, qui présente des chaînes de référence dont les maillons sont beaucoup plus souples que leurs correspondants roumains. Références bibliographiques Cornu, Gérard, 1990 : Linguistique juridique. Paris : Montchrestien. Charolles, Michelle, 1988 : Les plans d’organisation textuelle : périodes, chaînes, portées et séquences. Pratiques 57. 3-13. Charolles, Michelle, 1995 : Cohésion, cohérence et pertinence du discours. Tra- vaux de Linguistique 29. 125-151. Condamines, Anne, 2005 : Anaphore nominale infidèle et hyperonymie : le rôle du genre textuel. Revue de sémantique et pragmatique 18. 33-52. Cornish, Francis, 2015 : Procédures référentielles indexicales, relations rhéto- riques et structuration du discours. Discours, http://journals.openedition.org/ discours/9098. (Consulté le 20 juin 2019) Darbelnet, Jean, 1979 : Réflexions sur le discours juridique. Meta 24. 26-34. Himmelmann, Nikolaus P., 1996 : Demonstratives in narrative discourse : A taxonomy of universal uses. Fox, Barbara A. (éd.) : Studies in Anaphora. Ams- terdam : John Benjamins. 205-254. Kleiber, Georges, 1987 : L’opposition cist/cil en ancien français ou comment analyser les démonstratifs ? Revue de linguistique romane 51. 5-35. Kleiber, Georges, 1999 : Problèmes de sémantique, la polysémie en questions. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion. Longo, Laurence et Amalia Todirascu, 2014 : Vers une typologie des chaînes de référence dans des textes administratifs et juridiques. Langages 195/3. 79-98. Munteanu, Mihaela, 2006 : Semantica textului și problema referintei nominale. Cluj-Napoca : Editura Accent. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 323 Cristiana-Nicola Teodorescu et Daniela Dincă Preite, Chiara, 2005 : Analyse de l’organisation énonciative des arrêts de la Cour de justice et du Tribunal de Première Instance des communautés européennes. Corela, http://journals. openedition.org/corela/1104. (Consulté le 20 juin 2019) Schnedecker, Catherine, 1997 : Nom propre et chaînes de référence. Paris : Klincksieck. Schnedecker, Catherine et Frédéric Landragin, 2014 : Les chaînes de référence : présentation. Langages 195/3. 3-22. Schnedecker, Catherine, 2019 : De l’intérêt de la notion de chaîne de référence par rapport à celles d’anaphore et de coréférence. Cahiers de praxématique 72, http://journals. openedition.org/praxematique/5339. (Consulté le 20 juin 2019) Scurtu, Gabriela, 2007 : Linguistique juridique. Les structures langagières du discours normatif français. Craiova : Editura Sitech. Sobieszewska, Marta, 2014 : Procédés référentiels dans le discours juridictionnel : Cas des arrêts de la cour de cassation, Congrès Mondial de Linguistique Fran- çaise – CMLF 2014 SHS Web of Conferences , SHS Web of Conferences 8 (2014). (Consulté le 20 juin 2019) Wiederspiel, Brigitte, 2012 : Anaphores, stratégies discursives et genres textuels. Écho des études romanes VIII/1. 241-254. Corpus Traité sur l’Union européenne (version consolidée), http://eur-lex.europa.eu/ fr/ index.htm. (Consulté le 20 juin 2019) 324 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 325 Sonia Vaupot IIntégration de ressources collocationnelles slovène-français dans une base de données en ligne Sonia Vaupot Université de LjubljanaAbstractThis article presents the bilateral research project Proteus, which brings to-gether a group of Slovene researchers at the Department of Translation Studies of the University of Ljubljana and a group of French researchers working on corpus linguistics and language for specific purposes (LSP) within the ARTES project carried out at the University of Paris. The project deals with the devel-opment of terminological and phraseological resources in the ARTES online lexical database (Aide à la Rédaction de TExtes Scientifiques/Dictionary-as-sisted writing tool for scientific communication). We retrace here the teaching methodology corresponding to the introduction of tools for students—future translators, and the creation of Slovene-French collocational resources for LSPs and specialized translation developed within the framework of the research project. Key words: database ARTES, Slovene-French resources, specialized corpus, collocation, terminology326CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INTÉGRATION DE RESSOURCES COLLOCATIONNELLES SLOVÈNE-FRANÇAIS 1 INTRODUCTION Cet article présente une méthodologie d’enseignement, fondée sur la création de ressources lexicales en ligne, visant à répondre aux futurs besoins professionnels des étudiants en tant que traducteurs. Le Département de traduction de la Facul- té des Lettres de l’Université du Ljubljana accueille des étudiants en traduction et en interprétation qui ont pour langue maternelle le slovène (langue A) et l’anglais (langue B obligatoire). Les étudiants choisissent également une seconde langue B entre l’allemand, le français ou l’italien. Afin de préparer les apprenants au métier de traducteur ou d’interprète, le cursus proposé par le département de traduction est inter-disciplinaire.1 Il vise à transmettre, dans les langues enseignées, des com-pétences linguistiques, interculturelles, traductionnelles, terminologiques, tech- nologiques, etc. Après deux années d’études de master, une fois sur le marché du travail, les jeunes traducteurs doivent être capables non seulement de traduire des textes plus ou moins spécialisés, mais aussi de pouvoir utiliser divers outils d’aide à la traduction, de traitement de corpus, de gestion de données terminologiques, etc. En outre, face à la taille du marché de la traduction en Slovénie, il est difficile de se spécialiser dans un seul domaine, mais aussi de ne traduire que vers la langue maternelle. Les traducteurs sont donc en grande majorité polyvalents et amenés à traduire divers types de textes, dans des domaines très variés. À l’heure actuelle, il existe peu de dictionnaires bilingues spécialisés pour le couple de langue français et slovène. On peut néanmoins citer le dictionnaire slovène-français européen (Perko 2007) ou le dictionnaire terminologique slo- vène-anglais-français (2007) reprenant la terminologie de la Présidence slovène,2 ainsi que les bases multilingues Glosbe ou Linguee. Il est aussi possible de consul- ter en ligne les bases de données lexicales multilingues Evrokorpus, Evroterm ou IATE qui se réfèrent essentiellement aux corpus communautaires. Or, il s’avère que les étudiants, futurs traducteurs ou interprètes, rencontrent souvent des dif- ficultés quant à l’utilisation et la connaissance d’une langue de spécialité qui est caractérisée notamment par une densité terminologique et phraséologique. Ces deux constats ont souligné la nécessité d’élaborer une base de données afin de mettre en place un outil de traduction. Un projet bilatéral a ainsi vu le jour. Cet article présente le projet bilatéral Proteus. Une équipe constituée de cher- cheurs slovènes s’est associée en 2017 aux chercheurs de l’équipe Centre Linguis- tique Interlangues, Lexicologie, Linguistique Anglaise et Corpus (CLILLAC) de l’Université de Paris (Université de Paris VII-Diderot jusqu’en 2019). Le projet visait à créer des ressources linguistiques exploitables en ligne pour le couple de 1 Voir le site https://prevajalstvo.ff.uni-lj.si/en/. (Consulté le 5 octobre 2020) 2 La version pdf de ce dictionnaire est accessible sur le site du Secrétariat général du gouvernement de la République de Slovénie. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 327 Sonia Vaupot langues slovène et français. Il porte initialement sur la conception de ressources terminologiques et phraséologiques que les étudiants slovènes versent dans le dic- tionnaire en ligne ARTES (Aide à la Rédaction de TExtes Scientifiques). Nous retraçons d’abord le projet bilatéral et la méthodologie d’enseignement qui consiste à concevoir des ressources lexicales dans la base. Les ressources sont compilées par les étudiants inscrits en master. Nous présentons ensuite une première expérience de la création des ressources phraséologiques d’aide à la traduction spécialisée, puis les résultats obtenus auprès des étudiants et le bilan pédagogique. 2 LE DICTIONNAIRE ARTES Développé par le groupe Langues de spécialité, phraséologie, traductologie de l’UFR EILA et de l’équipe CLILLAC-ARP, en collaboration avec les ingénieurs d’études et les développeurs de la Direction du Système d’Information de l’ac- tuelle Université de Paris, le projet d’Aide à la Rédaction de TExtes Scientifiques (ARTES) a été lancé en 2007 pour aboutir en 2011 à la création d’une base de données lexicale en ligne d’aide à la traduction spécialisée et à la rédaction en langue seconde.3 Conçue initialement pour mener des études en terminologie et en langues de spécialité, la base de données en ligne ARTES a aussi été développée afin de « faire le pont entre la recherche et l’enseignement en langues de spécialité, et plus spécifiquement en traduction spécialisée » (Pecman 2012 : 119).4 La base constitue à la fois un outil pédagogique destiné à la formation en terminologie des futurs traducteurs et une ressource linguistique accueillant de nombreuses informations utiles pour la rédaction et la traduction spécialisée. Elle vise notam- ment à former les étudiants à la traduction spécialisée, à la rédaction en langues de spécialité et à la conception de ressources linguistiques. Elle cherche également à parfaire les connaissances lexicales et discursives spécialisées. Possédant un fond terminologique et phraséologique important pour le couple de langues anglais et français, dans des domaines variés (avec une prédominance pour les sciences de la Terre, de l’Environnement et des Planètes), la base ARTES tend à devenir, peu à peu, une ressource complémentaire aux banques de données terminologiques telles que Termium, le Grand Dictionnaire Terminologique ou encore IATE. En effet, elle évolue en fonction des avancées dans les recherches sur les langues de spécialité et des besoins des utilisateurs qu’ils soient confirmés ou apprenants (ibid. : 120). Elle vise à atteindre tout type d’utilisateurs, étudiants ou traduc- teurs professionnels, rédacteurs techniques, experts de domaine rédigeant dans une langue seconde ou étrangère, voire tous ceux qui sont à la recherche d’infor- mations sur les termes et les connaissances linguistiques spécialisées pour les aider 3 L’historique du projet initial est accessible à l’adresse https://www.eila.univ-paris-diderot.fr/recherche/artes/index. 4 Voir également la petite histoire du dictionnaire ARTES https://www.eila.univ-paris-diderot.fr/recherche/artes/plus_sur_artes. 328 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INTÉGRATION DE RESSOURCES COLLOCATIONNELLES SLOVÈNE-FRANÇAIS dans la compréhension et la production des textes ou discours spécialisés. Conçue pour créer des ressources multilingues et multidomaines, mais aussi pour prévoir des collaborations extérieures, la base est non seulement adaptée à la langue slo- vène, mais peut s’enrichir de données diverses pour de nombreux autres couples de langues. D’une façon globale, la base ARTES dispose d’une double interface de consultation et d’édition des données.5 Tableau 1 : Interface de consultation de la base ARTES. Les ressources sont en libre accès, sous forme de fiches terminologiques ou d’en- trées de dictionnaires. L’interrogation peut porter sur les termes (Dictionnaire des termes), sur les structures lexico-grammaticales transversales et les colloca- tions (Dictionnaire des expressions). Il est également possible d’effectuer une Re- cherche multicritère. 3 LE PROJET BILATÉRAL PROTEUS Le projet bilatéral Proteus a été initié en 2017, sur une durée de deux ans. Deux équipes se sont associées pour mener à bien cette entreprise : pour le partenariat slovène, trois chercheurs du département de traduction de la Faculté des Lettres de l’Université de Ljubljana et, pour le partenariat français, l’équipe du Centre Linguistique Interlangues, Lexicologie, Linguistique Anglaise et Corpus (CLIL- LAC) et de l’UFR d’Études Interculturelles de Langues Appliquées (EILA) de 5 L’interface de consultation du dictionnaire ARTES est accessible à l’adresse suivante : https://artes.app.univ-paris-diderot. fr/artes-symfony/web/app.php. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 329 Sonia Vaupot l’Université de Paris.6 Le projet visait à développer des ressources terminologiques et phraséologiques franco-slovènes d’aide à la traduction spécialisée et, d’autre part, à transférer des compétences dans le traitement de la lexicographie spécia- lisée afin de créer le terrain nécessaire pour une collaboration à long terme sur la constitution commune de ressources linguistiques au moyen de la base ARTES. Cette collaboration a permis à l’équipe de recherche slovène de découvrir la struc- ture des ressources pour la traduction spécialisée, mais aussi d’acquérir les com- pétences techniques et pédagogiques nécessaires à la réalisation d’un dictionnaire spécialisé consultable en ligne. Par ailleurs, le projet s’inscrit dans une dynamique de long terme et une coopéra- tion durable, l’accès à la base étant assuré par l’équipe française. Chaque année, depuis l’année académique 2017-2018, des étudiants en master collectent, à par- tir de corpus textuels, des ressources phraséologiques et/ou terminologiques qu’ils versent dans la base ARTES. La procédure de création de ces ressources consiste à ajouter manuellement des termes et collocations (slovènes et français), puis à identifier et traduire en contexte leurs équivalents. Une quinzaine d’étudiant(e)s ont ainsi travaillé sur les fiches terminologiques (dites fiches longues) et les fiches glossaires (fiches courtes), dans les domaines relatifs aux sciences de la vie, entre 2017 et 2019 (voir à ce sujet Vaupot 2020). Pour créer une fiche terminologique longue, l’étudiant doit renseigner les éléments suivants : le terme spécialisé en langue source ; une indication sur la langue source ; la catégorie grammaticale du terme ; le(s) domaine(s) ; le(s) contexte(s) ; les sources du/des contextes ; la définition (sa source) ; les collocations ; les concurrents ; les antonymes ; les hyperonyme, méronyme, etc. ; le statut du terme ; la note technique ; la note linguis- tique ; la note de traduction ; l(es) équivalent(s). Le même schéma est saisi pour la langue cible. La fiche courte contient le terme et sa traduction. Une vingtaine d’étudiant(e)s ont également travaillé sur la phraséologie discursive entre 2018 et 2020. Nous décrivons par la suite la création des ressources phraséologiques. 4 OBJECTIFS ET MÉTHODOLOGIE D’ENSEIGNEMENT De nombreux travaux en terminologie ou phraséologie mettent l’accent sur la nécessité de créer des ressources linguistiques et leur importance dans l’appren- tissage d’une langue étrangère ainsi qu’en traduction (Hausmann 1979, Heid et Freibott 1991, Pavel 1993, Fontenelle 1994, L’Homme et Meynard 1998, Pec- man 2008, Cavalla 2009, Pecman et al. 2010, Kübler et Pecman 2012, Froeliger 6 Au sein de l’équipe française, Mojca Pecman a coordonné les projets ARTES et Proteus (https://www.eila.univ-paris- diderot.fr/user/mojca_pecman#mojca_pecman) et Sonia Vaupot pour l’équipe slovène. 330 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INTÉGRATION DE RESSOURCES COLLOCATIONNELLES SLOVÈNE-FRANÇAIS 2013, Kübler et al. 2016, Pecman et Gledhill 2018, Rui et al. 2018, Simonnet et Tutin 2019, etc.). Par ailleurs, des travaux portent sur les propriétés centrales des textes, notamment la cohérence et la cohésion (Halliday et Hasan 1976), les collocations jouant un rôle non négligeable dans la cohésion textuelle (Halliday et Hasan 1976, Hoey 1991, Pecman 2012, Bordet 2013). Conçu pour recevoir des ressources linguistiques développées sous forme d’un outil d’aide à la rédaction de textes scientifiques, le dictionnaire ARTES permet d’allier certaines ressources terminologiques et des moyens grammaticaux ou textuels mettant en évidence les spécificités des discours scientifiques. Dans le cadre de leur cursus, les étudiants sont amenés à acquérir un certain nombre de compétences générales (linguistiques, interculturelles, traductionnelles, techno- logiques, etc.). En master, les compétences se font plus précises et, pour certains cours, plus spécialisées. Dans le cadre du travail sur l’outil ARTES, nous avons fixé d’emblée les objectifs qui consistent à acquérir des compétences, avant tout pratiques, dans la création de corpus et la saisie des unités phraséologiques ou ter- minologiques dans la base. Dans un premier temps, l’étudiant doit construire deux corpus spécialisés comparables à l’aide du logiciel concordancier Sketch Engine ; ceci nécessite des compétences techniques. Une fois les corpus construits, il doit comprendre le terme spécialisé ou la collocation en langue source (LS) en passant par l’extraction d’un contexte, trouver un ou plusieurs équivalents en langue cible (LC) sur la base de cooccurrences et les valider à l’aide d’un contexte comparable. Parmi les collocations extraites au moyen de Sketch Engine, l’étudiant opère un choix selon le degré de fréquence d’apparition dans le corpus ou la difficulté de traduction. Il intègre la collocation après avoir vérifié au préalable sa présence et sa traduction dans la base. Des compétences d’interrogation et d’analyse du domaine spécialisé sont ainsi nécessaires pour le repérage, l’analyse, l’extraction morpholo- gique, la traduction et l’intégration des termes et des collocations dans ARTES. En fin de semestre, l’étudiant est invité à constituer et remettre un dossier. Il acquiert ainsi des compétences méthodologiques en plus de savoirs pratiques. La démarche est certes guidée, mais l’étudiant doit rédiger son dossier en français, en tenant compte de la qualité du contenu, de la forme et de l’expression. 4.1 Création des corpus, repérage et intégration des collocations Le séminaire de Master 1 destiné aux compétences textuelles appliquées à la tra- duction comprend 30h de travaux pratiques (TP) : 15h de TP sont consacrés au dictionnaire ARTES et 15h sont dirigés par un enseignant expert des domaines de la diplomatie et des relations internationales. C’est dans ces domaines spécialisés CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 331 Sonia Vaupot que les étudiants vont créer leurs corpus. Les domaines qui ont été abordés sont les suivants : la diplomatie humanitaire, la diplomatie culturelle, la diplomatie économique, le Brexit, les droits de l’homme, les discours politiques, la politique étrangère, l’impérialisme, etc. Les corpus compilés par les étudiants sont de lon- gueur variable et comptent chacun, en fonction du domaine et de la langue (les corpus slovènes étant plus courts), de 250 000 à 600 000 lemmes environ. La recherche manuelle de corpus prenant un temps considérable, limitant de ce fait le travail sur les fiches phraséologiques, nous avons choisi de travailler à l’aide du logiciel Sketch Engine qui est accompagné d’un langage de requêtes puissant. Cet outil est également intéressant, car il fournit rapidement des ressources authen- tiques à partir de mots clés, il permet de régler l’affichage des données autour du terme ou de la collocation recherchés, et il s’appuie sur des tableaux regroupant les principaux termes ou cooccurrents classés en fonction de certaines relations (objet, sujet, fréquences, etc.). Tableau 2 : Interface de saisie des collocations dans la base. Après avoir constitué deux corpus comparables (français et slovène), l’étudiant doit réaliser un projet phraséologique sur un microdomaine qui comporte cinq collocations génériques dans chaque langue source et leur traduction en contexte dans la langue cible. L’étudiant extrait et traduit donc dix collocations au total qu’il verse dans la base. Auparavant, il est nécessaire de définir les collocations dites génériques (Pecman 2012) ou transdisciplinaires (Cavalla 2015) en préci- sant qu’elles représentent « une cooccurrence des items lexicaux à l’intérieur d’un genre et d’un type de discours ». L’auteure ajoute : 332 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INTÉGRATION DE RESSOURCES COLLOCATIONNELLES SLOVÈNE-FRANÇAIS Elles peuvent être caractérisées comme génériques du point de vue de leur contenu sémantique, dans la mesure où elles ne servent pas à désigner une information ou connaissance d’un domaine spécifique : par ex. to provide explanation, to provide insight, we further thank anonymous reviewers for, to thank sb for their constructive comments, etc. (Pecman 2012 : 124) En effet, ces collocations se rapportent au discours et les étudiants éprouvent sou- vent des difficultés à les discerner. Les deux tableaux suivants présentent quelques expressions françaises et slovènes intégrées au dictionnaire ARTES : Tableau 3 : Exemples de collocations françaises versées dans la base. Collocations françaises (LS) déclarer la guerre à, assurer la sécurité de, se faire assister par, défendre la thèse, proposer une analyse, constituer le trait pertinent, constituer des préjugés préalables, prendre les mesures, donner corps à, donner les moyens de, renforcer la coopération entre, adopter une résolution, contribuer au développement économique, faire pression pour, conclure un accord, assurer la croissance, les conditions fixées par la législation, la lettre de créance, les initiatives de la société civile, etc. Tableau 4 : Exemples de collocations slovènes versées dans la base. Collocations slovènes (LS) sprejeti sklep, izvajati operacije, voditi politiko, zagotoviti mir, potrditi dogovor, skleniti obrambni pakt, organizirati vojaški manever, delovati v skladu z, imeti na zalogi, izhajati iz predpostavke, imeti pravico, slediti načelu, analiza je pokazala, biti ključnega pomena za, izražati podporo, okrepiti sodelovanje med, spodbujati vsesplošno sodelovanje, zakon določa, odpoved imuniteti, pravična obravnava, integracija človekovih pravic, najranljivejše skupine, varstvo kulturne dediščine, etc. 5 CONSTITUTION DES DOSSIERS Une fois les corpus constitués et les collocations intégrées dans la base ARTES, l’étudiant doit remettre un dossier. Des consignes détaillées sont transmises aux étudiants au début du semestre. L’objectif est de mettre en évidence le repérage collocationnel, la traduction en contexte des collocations, la progression d’une réflexion et la maîtrise de la langue française ou slovène selon le cas. Le dossier est ainsi composé d’une introduction, des fiches correspondant aux collocations versées dans la base et d’une conclusion. Dans l’introduction, l’étudiant présente le domaine spécialisé, justifie l’intérêt de son choix et la méthode de travail sur CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 333 Sonia Vaupot corpus. Chaque fiche présentée comprend : la collocation dans la langue source et sa traduction en contexte dans la langue cible, le nombre d’occurrences dans le corpus source et dans Google, la fréquence de la collocation dans la langue cible, les constructions grammaticales et les fonctions discursives. Tableau 5 : Exemple de fiche ajoutée au dossier. Langue source (slovène) Langue cible (français) Collocation Predstavljati stališče Prendre position sur Fréquence /dans vos 5/87 000 266 000 textes/ sur Google Construction V + N V + N + prép grammaticale Portée (ARTES) Exprimer le présent Exprimer une notion de restriction ou spécification Enfin, l’étudiant tire des conclusions sur les diverses étapes de son travail. 5.1 Commentaires des étudiants sur les activités Dans leurs dossiers, les étudiants ont noté les remarques et difficultés suivantes : 5.1.1 Au sujet des corpus et des collocations génériques Lors de la constitution des corpus, les étudiants ont approfondi leur connaissance du logiciel Sketch Engine. Puis, ils se sont heurtés à certaines difficultés dans le choix des requêtes, car ils avaient pour instruction de repérer les textes spécialisés dans des domaines précis. Il leur a donc fallu faire le tri entre les textes de nature générale et spécialisée. Les commentaires des étudiants nous indiquent qu’ils ont rencontré plus de difficultés à constituer un corpus comparable slovène, car il existe moins de documents spécialisés en ligne pour les thèmes traités. Les corpus français étant plus importants, il leur a été plus facile de repérer les collocations. D’autre part, les étudiants se sont heurtés à des problèmes de définition : ne connaissant pas les collocations dites génériques, ils avaient tendance à les confondre au début avec les termes spécialisés. Toutefois, le contexte leur a per- mis de différencier au fur et à mesure les collocations de la terminologie. Enfin, les fonctions grammaticales et surtout les fonctions discursives leur ont posé des 334 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INTÉGRATION DE RESSOURCES COLLOCATIONNELLES SLOVÈNE-FRANÇAIS problèmes de classement. En effet, la création de ressources spécialisées s’appuie sur l’analyse discursive du rôle des unités linguistiques dans les textes spéciali- sés, les fonctions discursives correspondant aux « unités textuelles au contenu informationnel attendu, qui s’actualise dans des structures lexico-grammaticales reconnaissables au sein d’un type de discours, et, nécessairement, d’un type de genre textuel » (Pecman 2012 : 118). L’étudiant doit donc faire son choix parmi les 80 fonctions discursives répertoriées dans la base, ce qui exige une parfaite compréhension de la phrase et du contexte. 5.1.2 À propos des traductions Pour traduire les collocations génériques, les étudiants ont utilisé les dictionnaires en ligne suivants : Linguee, Glosbe, Iate, Pons, Reverso, Evroterm, Termium, Larousse, Fran, WordReference. Une seule étudiante, sur le groupe de quinze, a vérifié ses collocations slovènes dans le corpus en ligne Gigafida. D’une ma- nière générale, les étudiants n’ont pas rencontré de difficultés particulières lors du repérage des collocations équivalentes dans la langue cible, ni de réels pro- blèmes de compréhension. Ils ont opté pour la meilleure traduction en fonction du contexte. Certains cas linguistiques ont toutefois été évoqués, entre autres, le changement de catégorie grammaticale entre le français et le slovène dans les tra- ductions, notamment la position des adjectifs qui diffère dans les deux langues : les changements concernent majoritairement l’inversion N+Adj en français ( le développement durable) et Adj+N en slovène ( trajnostni razvoj). Le problème des prépositions en français ou encore des changements de catégorie a été abordé : par exemple, le groupe verbal se faire assister par est traduit par l’expression dobiti pomoč (catégorie grammaticale : V+N). Certains ont évoqué la difficulté de traduire par une collocation équivalente : par exemple, l’expression mettre en place a été traduite différemment en fonction du contexte, mais chaque fois par un verbe simple vzpostaviti, vzpostaviti se, uvesti. L’usage de la forme passive a également posé quelques difficultés. Selon la grammaire slovène, la voix passive doit être évitée : ainsi, dans la phrase suivante « La relation entre culture et diplomatie – cette dernière comprise comme une émanation directe de la pensée et de l’action politique », la collocation être compris comme a été traduite par la forme active razumeti kot nekaj. L’étudiante en question a effectué auparavant une recherche dans le corpus Gigafida et conclut qu’aucune forme ne prédominait : la forme razumljen kot apparaît 1 299 fois et lahko razumemo kot 1 296 fois. Une autre étudiante a évoqué le fait que l’usage des dictionnaires bilingues ne lui a pas été très utile dans sa recherche d’équivalent, d’où l’importance de construire son propre corpus. Enfin, la traduction de certaines collocations a exigé, pour certains, des recherches plus précises en fonction du domaine de spécialité. Le domaine de la CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 335 Sonia Vaupot diplomatie a en effet présenté quelques problèmes de traduction en raison des conventions diplomatiques et des (non)traductions préétablies de certains termes dans les langues différentes : par exemple, l’expression le bout de papier n’est pas été traduite, car spécifique au domaine de la diplomatie. 5.1.3 Bilan général Les étudiants sont unanimes : la constitution des corpus et la compilation des res- sources dans la base ARTES leur ont paru intéressante et pratique : ils ont gagné de nouvelles compétences en apprenant à construire un corpus, puis à extraire et intégrer les collocations en ligne. Pour certains, il s’agissait de leur premier tra- vail dictionnairique. À propos de l’outil ARTES, ils estiment que c’est une base utile pour travailler sur la phraséologie spécialisée et notamment l’intégration des collocations. Une fois les premières difficultés liées à l’utilisation du logiciel Sketch Engine et de la base de données surmontées, ils estiment que la base est bien conçue, simple et cohérente (pour preuve cette citation : « Avoir une base qui puisse contenir ce type de collocations est une idée formidable »). Ils ont été ravis de contribuer à l’élargissement de la base en y intégrant le couple de langues français et slovène. Au final, ils estiment qu’il faut poursuivre dans cette voie et encourager les futurs étudiants de master à travailler sur la base ARTES. Enfin, ce travail leur a permis d’améliorer leur connaissance dans le domaine des tech- nologies linguistiques et d’acquérir des compétences technologiques en général. 6 CONCLUSION Ce travail constitue, pour la plupart des étudiants de Master 1, un premier contact, voire une introduction aux collocations spécialisées françaises, leur per- mettant également de découvrir, à l’aide d’un expert, le domaine de la diplomatie et des relations internationales. À la fin du semestre, les acquis sont mis en avant, entre autres, la constitution du corpus, la méthode de recherche d’articles ou de documents spécialisés, une certaine rigueur méthodologique dans la recherche et l’extraction des collocations, la création des fiches phraséologiques, la traduction de termes spécialisés. Cet article présente l’apprentissage de la langue française par le biais de la phra- séologie discursive, mais aussi de la traduction spécialisée à partir d’une méthode active de recherche et de saisie dans la base en ligne ARTES, puis sur remise du dossier que les étudiants présentent en français à la fin du semestre. Le bilan 336 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INTÉGRATION DE RESSOURCES COLLOCATIONNELLES SLOVÈNE-FRANÇAIS pédagogique et scientifique de cette expérience est très positif, les étudiants ayant acquis de nouvelles connaissances et compétences. Il nous reste à remercier sincèrement nos collègues de l’UFR EILA (Mojca Pec- man, Nicolas Froeliger, Geneviève Bordet, Natalie Kübler) pour leur apport pré- cieux, leur disponibilité et leur engagement dans ce projet ainsi que nos collègues slovènes (Adriana Mezeg et Gregor Perko) pour leur participation très appréciée dans le cadre du projet bilatéral. Références bibliographiques Bordet, Geneviève, 2013 : The rhetorical role of “collocational chains” and their implications in the building of discourse strategies within specific genres. The European English Messenger 17/3. 235-250. Cavalla, Cristelle, 2009 : La phraséologie en classe de FLE. Les Langues Modernes. Association des professeurs de langues vivantes, https://hal.archives-ouvertes. fr/hal-00699916/document. (Consulté le 15 mai 2020) Cavalla, Cristelle, 2015 : Collocations transdisciplinaires dans les écrits de docto-rants FLS/FLE. Linx 72. 111-130. Fontenelle, Thierry, 1994 : Towards the construction of a collocational database for translation students. Meta 39/11. 47-56. Froeliger, Nicolas, 2013 : Les Noces de l’analogique et du numérique – De la traduction pragmatique. Paris : Les Belles lettres. Halliday, Michael Alexander Kirkwood et Ruqaiya Hasan, 1976 : Cohesion in English. London : Longman. Hausmann, Franz Josef, 1979 : Un dictionnaire des collocations est-il possible ? Travaux de linguistique et de littérature 17/1. 187-195. Heid, Ulrich et Gerhard Freibott, 1991 : Collocations dans une base de données terminologiques et lexicales. Meta 36/1. 77-91. Hoey, Michael, 1991 : Patterns of Lexis in Text. Oxford : OUP. Kübler, Natalie et Mojca Pecman, 2012 : The ARTES bilingual LSP dictiona- ry : from collocation to higher order phraseology. Electronic lexicography. 186-208. Kübler, Natalie, Alexandra Mestivier, Mojca Pecman et Maria Zimina, 2016 : Exploitation quantitative de corpus de traductions annotés selon la typologie d’erreurs pour améliorer les méthodes d’enseignement de la traduction spé- cialisée. JADT 2016 Journées internationales d’Analyse statistique des Données Textuelles 2. 731-741. L’Homme, Marie-Claude et Isabelle Meynard, 1998 : Le point d’accès aux com- binaisons lexicales spécialisées : présentation de deux modèles informatiques. TTR : traduction, terminologie, rédaction 11/1. 199-227. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 337 Sonia Vaupot Pavel, Silvia, 1993 : La phraséologie en langue de spécialité. Méthodologie de consignation dans les vocabulaires terminologiques. Terminologies nouvelles 10. 23-35. Pecman, Mojca, 2008 : Compilation, formalisation and presentation of bilingual phraseology: problems and possible solutions. Phraseology in language learning and teaching. Amsterdam, Philadelphia : John Benjamins. 203-222. Pecman, Mojca, Claudie Juilliard, Natalie Kübler et Alexandra Volanschi, 2010 : Processing collocations in a terminological database based on a cross-disciplinary study of scientific texts. Lexicography in the 21st Century: New Challenges, New Applications. Louvain-la-Neuve : Cahiers du CENTAL. 249-262. Pecman, Mojca, 2012 : Étude lexicographique et discursive des collocations en vue de leur intégration dans une base de données terminologiques. Special issue on Terminology, Phraseology and Translation. JosTrans 18. 113-138. Pecman, Mojca et Christopher Gledhill, 2018 : How trainee translators and their teachers deal with phraseological units in the ARTES database. Equivalences 45/1-2. 237-259. Rui, Yan, Agnès Tutin et Thi Thu Hoai Tran, 2018 : Routines verbales pour les français langue étrangère : des corpus d’experts aux corpus d’apprenants. Lidil 58 , https://journals.openedition.org/lidil/5411. (Consulté le 15 mai 2020) Simonnet, Doriane et Agnès Tutin, 2019 : Utiliser la linguistique de corpus pour renforcer les compétences des étudiants dans l’analyse syntaxique. Langue française 203. 83-99. Vaupot, Sonia, 2020 : Création de ressources lexicographiques Français-Slovène d’aide à la traduction spécialisée. Lexikos 30. 1-21. 338 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 339 AXE 4 4axe 4 ‒ Littérature française et littératures francophones340CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 341 Daniela Ćurko LLe désir et l’identité : une lecture de Nedjma de Kateb Yacine Daniela Ćurko Université de ZadarAbstractThis article analyses the articulation of the themes of sexual desire and identity in Kateb Yacine’s 1956 novel Nedjma. The novel implies that destruction of the old tribal order, a radical social change, is a necessary condition for the construction of the new identity of Algeria as a nation. It is therefore signifi-cant to point out that in the classic Arab language the same verb root – th-w-r – means “to be excited” and “to rebel”, the latter meaning being used in Maghreb. Thus, the sexual excitement is connected with the idea of a social rebellion, which is always the rebellion against the old, or the actual order. This etymology is significant in this novel, where the character of Nedjma, symbolizing Algeria, is an object of both sexual desire and love of the four male protagonists who have to find out what is Algeria they desire to (re)create. The article thus proposes to define the collective identity Nedjma is a symbol of, by analyzing the different metaphors used to describe the character and the homeland, and particularly the images of a star in decline, a siren, a chimera and the metaphor of a confluence. Key words: Kateb Yacine, Nedjma, desire, identity, confluence342CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DÉSIR ET L’IDENTITÉ : UNE LECTURE DE NEDJMA DE KATEB YACINE 1 INTRODUCTION Le prénom de Nedjma vient du substantif « an-Najm » signifiant « l’étoile » en arabe (Coran-français.com). Ainsi s’appelle le personnage féminin du roman épo- nyme de Kateb Yacine publié en 1956. Nedjma donne donc son nom au roman, sans en être pourtant ni le personnage principal, ni un des narrateurs. Remar- quons qu’il en est de même avec le titre de la sourate nº 53 dans le Coran, appelée la sourate « De l’étoile », sans que l’astre en soit le sujet principal. Il est vrai que son premier verset commence avec l’invocation de l’étoile, mais l’étoile – Sirius, jadis honorée comme une divinité par certaines religions païennes – n’est que mentionnée dans le texte de la sourate. Le titre de la sourate, tout comme celui du roman Nedjma, peuvent donc induire en erreur quant au contenu du texte. Pour citer Kateb Yacine lui-même, Nedjma est un personnage qui « ne domine pas tout-à-fait la scène, qui reste à l’arrière-plan » (Lassal 1966). Ainsi est-elle « le personnage symbolique de la femme orientale qui est toujours obscure et toujours présente également, /…/ toujours en retrait » (ibid.). Car, comme Kateb Yacine le souligne dans une interview donnée dans une émission de la série Un certain regard et présentée sur la Radiodiffusion-télévision française (RTF), « la présence de la femme algérienne est autre. C’est une présence cachée, occulte, qui agit, d’ailleurs, avec force » (Haroche et Romero 1971). Nous nous pencherons sur cette obscurité de Nedjma afin d’éclairer un peu ce personnage que Charles Bonn appelle « un signe ambigu, un mot opaque » (Bonn 2009 : 84), parce que Nedj- ma est d’abord le personnage central autour duquel gravitent les quatre jeunes hommes amoureux d’elle et qui nous racontent leurs vies dans ce roman qui est une « autobiographie plurielle » (Bonn 2009 : 21). Nedjma est donc, en premier lieu, le personnage qui fait naître et qui incarne le désir. Nous étudierons ainsi l’articulation du thème de désir et celui de l’identité collective. Selon la trame narrative du roman et l’idéologie véhiculée dans Nedjma par un des principaux romanciers des « littératures de combat » (Lacheraf 1991), l’identité collective ne peut se construire que par la destruction de l’ancien mode de vie tribal, et par l’insoumission au pouvoir colonial, voire par une révolution. C’est pour cela que nous prendrons pour point de départ de notre réflexion l’étymologie du mot arabe désignant la révolution, thawra, pour établir ce lien entre le désir amoureux et le changement radical de société, nécessaire à la construction d’une nouvelle identité collective, c’est-à-dire nationale. Comme le rappelle un article de Bernard Lewis cité par Edward W. Said, la racine th-w-r en arabe classique signifie « être ému ou excité, d’où, en particulier dans l’usage maghrébin, se rebeller » (1972 : 33, cité par Said 2005 /1980/ : 343-344). Nous partons aussi du constat que le désir puissant et l’amour que Nedjma inspire à ses quatre soupirants sont de na- ture essentiellement subversive, comme le souligne Hédi Abdel-Jaouad dans son étude de l’amour dans Nedjma : « l’amour absolu, l’amour fou est radicalement CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 343 Daniela Ćurko subversif : il ruine le statu quo, avec tout ce que ce terme évoque comme apparte- nance identitaire, sociale, politique, raciale et religieuse » (2006 : 80). Ensuite, nous verrons que le personnage de Nedjma, en tant qu’objet de désir, de fantasme et d’amour des quatre protagonistes masculins, véhicule l’idée de l’excitation collective, de l’émotion de tous les personnages principaux, ce qui fait de Nedjma à la fois un intermédiaire et un symbole de la réappropriation de l’identité collective et de la construction de l’identité nationale au moyen du changement radical de la société algérienne de l’époque. Nous étudierons ainsi quelques visages d’une Nedjma multiple, plurielle, sans prétendre épuiser le sens de ce personnage à la fois réel ‒ puisqu’il a été inspiré par une cousine dont Ka- teb Yacine était tombé fou amoureux quand il était adolescent ‒, mais surtout symbolique et allégorique. Finalement, nous verrons quelle serait la vision d’une nouvelle identité collective véhiculée par le personnage de Nedjma. Nous commencerons toutefois par nous arrêter sur un autre personnage féminin incarnant le désir – la jeune Suzy, fille de M. Ernest, chef d’équipe dans un vil- lage perdu dans les hauteurs, où les quatre protagonistes sont embauchés comme manœuvres au chantier pour une période qui s’avèrera courte. Le personnage de Suzy n’a certes pas la richesse foisonnante de l’énigmatique Nedjma, mais il nous intéresse en ce qu’il l’annonce, puisqu’il relie le thème du désir et celui de l’identité collective. 2 SUZY, OBJET INACCESSIBLE. LE DÉSIR ET LA SÉGRÉGATION RACIALE. L’adolescente Suzy est convoitée par les quatre personnages principaux, Rachid, Mustapha, Lakhdar et Mourad, et surtout par ce dernier : en cela, elle est donc un double de Nedjma, également désirée par tous les protagonistes. L’exclamation des jeunes hommes à l’arrivée de Suzy au chantier, phrase qui n’est pas prononcée, mais fait partie de leur monologue intérieur, dit à la fois l’admiration et le désir que la jeune fille leur inspire, mais aussi toute la distance sociale qui sépare les jeunes ouvriers algériens de la fille de leur chef d’équipe français dans une Algérie colonisée, qui n’est qu’un « département français » (Yacine 1956 : 187) :1 « À onze heures arrive la fille avec le panier. Dieu le généreux ! Elle est pleine de mouvements qui paralysent » (ibid. : 17). Il faut aussi rappeler que les deux amis et anciens camarades de classe, Lakhdar et Mustapha, qui avaient été de bons élèves – Mustapha était même brillant au collège – ne sont ouvriers que parce qu’ils ont été expulsés du collège pour 1 Dans la suite de l’essai, ce roman sera signalé par le sigle N. 344 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DÉSIR ET L’IDENTITÉ : UNE LECTURE DE NEDJMA DE KATEB YACINE avoir participé aux manifestations contre le pouvoir colonial, tenues le 08 mai 1945 à Sétif. Nous tenons à rappeler que cette participation et cette expulsion du collège sont d’ailleurs des données autobiographiques de la jeunesse de Ya- cine (Bonn 2009 : 12). Ainsi, au lieu de faire des études, Lakhdar et Mustapha sont contraints d’exercer de petits métiers pour survivre, leur avenir professionnel étant mis en question, voire ruiné à cause de leur appartenance à un peuple domi- né et surtout à cause de leur refus de cette domination. Et les subalternes peuvent- ils désirer celle qui appartient à la nation dominante ? Car c’est leur statut de subalternes qui rend l’orgueilleuse Suzy inaccessible, bien plus que l’amour que la jeune fille porte déjà à un brigadier, français comme elle, amour dont le lecteur ne sait d’ailleurs encore rien dans les premiers chapitres du roman. En effet, cet amour ne sera révélé qu’au chapitre I, VII. Les préjugés raciaux et de classe dont fait preuve la jeune fille, qui, par exemple, ressent un malaise, voire de la honte à marcher à côté de Mourad parce qu’il est ouvrier et algérien, rendent impos- sible toute vraie rencontre, amoureuse ou simplement amicale, bref tout échange entre ceux qui appartiennent à deux communautés distinctes. Le désir des jeunes hommes est donc frustré à cause de la ségrégation raciale : Et voilà, pense Mourad, le charme est passé, je redeviens le manœuvre de son père, elle va reprendre sa course à travers le terrain vague comme si je la poursuivais, comme si je lui faisais violence rien qu’en me promenant au même endroit qu’elle, comme si nous ne devions jamais nous trouver dans le même monde, autrement que par la bagarre et le viol. ( N : 24, mis en italiques par nous) Alors que Mourad vouvoie la jeune fille qui est pourtant à peu près de son âge, le tutoiement par lequel elle s’adresse à lui et dont il comprend le sens – il s’agit de rétablir la distance sociale et interpersonnelle – révèle le statut octroyé par l’administration coloniale à la population algérienne et qui est celui de citoyens de second ordre, et Mourad en est conscient et frustré. La frustration transforme le désir sexuel en pulsion de violence, tant Mourad voudrait imposer ses propres valeurs morales à la fille de M. Ernest : « Si je lui pressais les seins ? » Puis sa pensée n’est plus que de la frapper, de la voir par terre, de la relever peut-être, et l’abattre à nouveau – jusqu’à ce qu’elle se réveille, somnambule tombée de haut, avec toutes ses supersti-tions, quitte à mourir sans avoir reconnu qu’il y a un monde, ni le sien, ni le mien, ni même le nôtre, mais simplement le monde qui n’en est pas à sa première femme, à son premier homme, et qui ne garde pas longtemps nos faibles traces, nos pâles souvenirs, un point c’est tout. ( N : 24, mis en italiques par nous) La rencontre inattendue de Mourad avec la fille de son chef d’équipe sur la route de campagne contient toutefois un vague espoir de dépassement du clivage social CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 345 Daniela Ćurko entre colonisateurs et colonisés, et cela justement par le désir que, à l’instar de Mourad, semble éprouver Suzy, dont la rougeur des joues, au moment de leur séparation, est la preuve. En effet, le regard de Mourad suit celui de la jeune fille qui regarde du côté du champ des narcisses où elle était couchée tout à l’heure, et les deux personnages partagent à ce moment-là, tacitement et par le regard, un souvenir érotique commun. La route que prend Suzy, située à l’extérieur du village – l’espace ouvert – est l’image d’une possible ouverture à l’autre, à cet Autre envers qui Suzy ressent des émotions ambivalentes que l’altérité inspire par définition (cf. Beauvoir 1949 /1976/ : 245). La route symbolise donc l’ouver- ture à autrui par-delà les différences entre les colonisateurs et les colonisés. Il y a donc ici un présage, ou un espoir ‒ pourtant immédiatement déçu – que le désir pourrait faire dépasser les différences et les animosités entre les deux communau- tés, et abolir la distance instaurée par le mode de fonctionnement de la société coloniale : « Elle va partir. » Ils ne se disent rien. « Elle regarde du côté des narcisses, là où elle était couchée tout à l’heure, humide, solitaire, entrouverte », et Mourad rougit, et le visage rougissant de Suzy se ferme à nouveau ; elle s’en va en courant. ( N : 24) 3 LES VISAGES DU DÉSIR : UNE NEDJMA PLURIELLE Nous faisons encore une fois appel à l’écrivain pour qui Nedjma était « un livre à la recherche d’une femme et d’un pays », comme il précise dans la même interview donnée dans l’émission Intersection de Maloud Lassal pour la Berbère télévision (Lassal 1966). Les quatre protagonistes, pris d’une passion pour Nedjma, sont à la recherche de celle qui se dérobe constamment, mais dont la poursuite va se muer en une quête d’identité collective, puisque son nom, comme nous l’avons précisé supra, désigne l’étoile. Or, l’étoile est le symbole figurant sur le drapeau national de l’Algérie.2 Mais qui est Nedjma, en réalité ? Cerner ce personnage protéiforme nous permettrait de voir quelle serait cette nouvelle identité en gestation dont Nedjma est le symbole. Préparée par le personnage de Suzy, Nedjma est celle qui attire, séduit et subjugue les quatre amis, en jouant, selon Kristin Aurbakken, sur sa force d’attraction, mais aussi de répulsion, la répulsion étant représentée par l’image de l’araignée qui effraie Rachid en sautant sur son torse dans la cellule de prison. Rappelons que 2 Le drapeau national algérien comporte un grand croissant rouge en son milieu, et une étoile à droite. Le nom de l’étoile figurait aussi dans l’intitulé du premier mouvement nationaliste et indépendantiste algérien, L’Étoile nord-africaine (ENA), fondé en 1926 ; mouvement présidé par Messali Hadj et qui comptait comme membre le petit-fils de l’Émir Abd el-Kader. Kateb Yacine, dès ses années de lycée à Bône, a par ailleurs été militant du parti nationaliste appelé le Parti du peuple algérien. 346 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DÉSIR ET L’IDENTITÉ : UNE LECTURE DE NEDJMA DE KATEB YACINE Rachid se trouve en prison parce qu’il a été pris comme déserteur. Le personnage de Nedjma « exerce une irrésistible force d’attraction stellaire et de répulsion ara- chnéenne » (1984 : 131). Nous verrons que, tour à tour, Nedjma est vue par les narrateurs successifs que sont Mourad, Mustapha, Lakhdar et Rachid, ainsi que par le narrateur omniscient, comme un symbole polysémique. Ainsi, ce person- nage féminin incarnant le désir des quatre protagonistes est-elle « la prestigieuse femelle » ( N : 116), mais en même temps Nedjma est beaucoup plus que cela : c’est donc une étoile, une « chimère » (ibid . : 118, 127) mais aussi « une apparition » (ibid. : 71), et puis, quand elle sort du bain de son chaudron comme la déesse de l’amour de la coquille, c’est un avatar de la Vénus de Botticelli avec « son écrasante chevelure fauve » (ibid. : 74) ; son corps, par ses « dépouilles des vipères » (ibid . : 149) où on verrait « scintiller les écailles » (ibid.) rappelle la fée Mélusine, être fascinant et fuyant. Nedjma est aussi une « Salammbô » (ibid . : 188, 189, 195). Ridha Boulaâbi a fait une analyse pertinente et exhaustive des significations de l’assimilation de Nedjma avec l’héroïne du roman flaubertien (2015 : 68-70). Toutefois, il n’entre pas dans le cadre restreint de notre court article de propo- ser une approche mythocritique exhaustive du personnage de Nedjma, et nous allons surtout nous arrêter aux quatre métamorphoses de ce personnage féminin à l’identité plurielle : à l’image de l’étoile, de la sirène, de la chimère et à l’image de la confluence. 3.1 Nedjma, étoile en déclin Ridha Boulaâbi a souligné que la sourate nº 53 déjà mentionnée supra, dite la sourate « de l’Étoile », est une des références du nom de Nedjma (étoile), en pré- cisant que le texte de la sourate exhorte le fidèle à abandonner les anciennes idoles païennes, qui étaient en l’occurrence des idoles féminines, afin de se tourner vers le Dieu unique. Ainsi, les jeunes protagonistes du roman, obsédés par Nedjma, devraient-ils abandonner leur vaine poursuite de cette jeune femme inaccessible, devenue leur idole, pour se dédier à la révolution et à la lutte pour la libération de leur pays du joug colonial (ibid. : 65-68). Toutefois, il y a une notion qui nous semble significative et qui n’a pas été analysée dans cette étude par ailleurs très pertinente. C’est l’idée du déclin que Yacine reprend du début du premier verset de la sourate : « Par l’étoile lorsqu’elle décline » (Coran-français.com). Alors que dans ce vers du Coran le verbe décliner est employé au sens littéral de « s’éloigner de l’équateur, redescendre vers l’horizon après avoir atteint son point culminant » (Centre national de ressources textuelles et lexicales), Yacine l’emploie au sens figuré qui connote la déchéance morale et matérielle, la ruine qui est à la fois celle de la tribu berbère des Keblouti, décimée, et de l’Algérie, colonisée, en faisant représenter, dans le carnet de Mustapha, Nedjma, image de la patrie, en femme CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 347 Daniela Ćurko déchue. La jeune femme y est toujours le symbole du pays, mais vu cette fois comme décadent, comme le pays pour lequel il faudrait livrer le combat, afin de le réhabiliter et de lui redonner sa dignité : la femme fatale, stérile et fatale, femme de rien, ravageant dans la nuit passionnelle tout ce qui nous restait de sang, non pour le boire et nous libérer comme autant de flacons vides, non pour le boire à défaut de le verser, mais seulement pour le troubler, stérile et fatale, mariée depuis peu, en pénitence dans sa solitude de beauté prête à déchoir, à peine soutenue par les tuteurs invisibles ; amants d’hier et d’aujourd’hui, surtout d’hier, de ce passé fastueux où elle avait semé ses charmes en des lieux de plus en plus secs ; ils la voyaient déchoir et préparaient dans l’ombre leur défection, séniles pour la plupart, ou bien si jeunes qu’ils pouvaient toujours fuir, et renier le présomptueux combat qu’ils avaient l’air de livrer pour elle /…/. ( N : 200-201, mis en italiques par nous) Dans ce roman où Mehana Amrani étudie une véritable « poétique de la ruine » (2012 : 71-84), la déchéance de Nedjma est également une métaphore de la dé- cadence des deux villes principales du Royaume de Numidie, Cirta et Hippone, jadis villes principales de l’ancien royaume berbère, villes prospères, dont il ne reste plus que des ruines près de Constantine et près de Bône, deux villes où se déroule l’action d’une partie de la trame narrative du roman. 3.2 Nedjma la sirène Dans son Carnet, Mustapha, un des quatre narrateurs amoureux de Nedjma la dépeint en sirène dont la séduction a failli le perdre lui-même, ainsi que ses trois compagnons, tous membres de la même tribu berbère des Keblouti. Après le massacre commis par les soldats français sur la tribu, les rares survivants restés au Nadhor, pour survivre et sauvegarder leur identité ont pratiqué l’endogamie, si bien que Nedjma aurait pu choisir d’épouser l’un de ses soupirants, si elle n’avait pas déjà été mariée à Kamel, dont on suspecte, par ailleurs, qu’il est peut-être son propre frère : nous nous sommes toujours mariés entre nous ; l’inceste est notre lien, notre principe de cohésion depuis l’exil du premier ancêtre ; le même sang nous porte irrésistiblement à l’embouchure du fleuve passionnel, auprès de la sirène chargée de noyer tous ses prétendants plutôt que de choisir entre les fils de sa tribu – Nedjma menant à bonne fin son jeu de reine fugace et sans espoir jusqu’à l’apparition de l’époux, le nègre prémuni contre l’inceste social. ( N : 200, mis en italiques par nous) 348 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DÉSIR ET L’IDENTITÉ : UNE LECTURE DE NEDJMA DE KATEB YACINE Nedjma y est vue comme un double de sa mère, une Française séductrice et adul- tère, comme « la réplique de l’insatiable Française » (ibid. : 112). En effet, il est intéressant de voir quel rôle néfaste Rachid attribue à Nedjma dans la déchéance de sa tribu des Keblouti. Alors qu’il est en proie au délire à cause d’une attaque du pa-ludisme, Rachid, un des quatre protagonistes, révèle à son ami Mourad la vérité sur le passé de leur tribu et donc de leur pays, la vérité sur l’époque de la colonisation, et l’époque qui l’a suivie immédiatement. C’est le récit historisant de la décadence de l’Algérie tribale, décadence due non seulement à la défaite, mais aussi à la trahison et à la compromission des chefs vaincus et de leur descendance. Les fils des vaincus ont vendu le reste des terres, dont la plus grande partie était déjà confisquée par l’administration coloniale et redistribuée aux colons. Ainsi les fils étaient-ils tout aussi coupables que les pères, car, après la défaite, une fois privés non seulement de leurs terres et de leurs possessions, mais aussi de leur mission historique, et de leur identité, ils se tournèrent vers le divertissement et les plaisirs. Dans le récit de Rachid représentant cette fin d’un monde tribal et patriarcal, la mère de Nedjma, et par-delà elle, la femme étrangère en général, y est peinte en agent de corruption et surtout en catalyseur de la décadence, en séductrice se servant de son corps et de sa beauté afin de terminer l’œuvre de ruine entamée par les colonisateurs : Les héritiers des preux se vengeaient dans les bras des demi-mondaines ; ce furent des agapes, des fredaines de vaincus, des tables de jeu et des passages en première classe à destination de la métropole ; l’Orient asservi devenait le clou des cabarets ; les femmes de notaires traversaient la mer dans l’autre sens, et se donnaient au fond des jardins à vendre… ( N : 112) 3.3 Nedjma, une chimère Pour Rachid et Si Mokhtar, Nedjma incarne aussi l’identité ethnique qu’ils rêvent de se réapproprier. Nedjma est l’image de leurs anciennes cultures – berbère et arabe – partiellement abandonnées ou oubliées sous l’emprise de la culture do- minante des colonisateurs, par le processus de l’acculturation. Rappelons ce que désigne ce terme : L’acculturation, concept anthropologique, désigne, selon Redfield, Linton et Herskovits, « l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre les groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans les modèles (patterns) culturels initiaux de l’un ou des deux groupes. » (Redfield, Linton et Herskovits 1942, dans Marchal 2012 : 107) Ce processus est vécu par ces deux personnages comme une compromission et une déchéance. Le désir de Nedjma se traduit donc ici comme le désir d’être, le CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 349 Daniela Ćurko désir de retrouver une identité culturelle perdue, ou affaiblie. Dans ce contexte, le personnage de Nedjma symbolise le rêve – qui s’avérera n’être qu’une chimère au sens de « l’illusion » – de réappropriation de leur ancienne identité ethnique avec le retour au Nadhor, pays des ancêtres et à leur ancien mode de vie tribal et patriarcal. Une chimère, car le séjour tant rêvé au Nadhor, où vivent les derniers survivants du massacre, se révèle être un véritable désastre pour les trois protagonistes, Nedjma, son père Si Mokhtar et Rachid : Si Mokhtar est assassiné par le nègre gardien de la tribu, Nedjma enlevée par ce dernier et séquestrée pour ne devenir qu’une forme « voilée de noir » ( N : 196), et Rachid chassé avec mépris, comme un de ceux qui ont trahi la tribu, ayant vendu leurs terres, son bien suprême. D’ailleurs, la jeune femme n’est-elle pas décrite précisément comme une « chimère » par Rachid qui se rappelle sa première rencontre avec elle à la clinique de Bône : « et la chimère se mit à me sourire, dans sa somptuosité inconnue, avec des formes et des dimensions de chimère, semblant personnifier la ville d’enfant » (ibid. : 118). 3.4 Nedjma, pays confluence, pays océan L’élucidation des origines et donc de l’identité de Nedjma s’inscrit dans la trame narrative du roman, et y prend une place importante. Toutefois, l’identité du père de Nedjma restera secrète, bien qu’une partie en ait été révélée par le récit de Rachid, un des quatre amis amoureux de la jeune femme, qui à son tour relate et transmet le récit de Si Mokhtar, son vieux camarade, dans ce roman qui, à plu- sieurs reprises, recourt à la mise en abyme. Dans un premier temps, Yacine donne à Nedjma une fausse mère, Lella Fatma, femme qui l’a élevée, mais qui s’avérera n’être qu’une mère adoptive : si le vrai père de Nedjma est Si Mokhtar, Lella Fatma n’est même pas une parente proche de Nedjma, leur appartenance à la même tribu mise à part. Si, par contre, le vrai père de Nedjma est Sidi Ahmed, frère de Lella Fatma, celle-ci serait la tante de la jeune femme. Toutefois, le nom de cette mère adoptive recèle une donnée signi- ficative, et ne nous semble pas choisi au hasard, car une figure très importante du mouvement de la résistance algérienne au XIXe siècle portait un nom qui en est presque paronyme : il s’agit de Lalla Fatma N’Soumer (1830-1863), qui a partici- pé à la résistance contre les Français de 1854 à 1857, avant d’être prise et de périr en prison six ans plus tard. Par le choix du nom de la mère adoptive de Nedjma, Yacine a donc rapproché et presque affilié Nedjma à une personnalité importante de la résistance algérienne au XIXe siècle, ce qui implique que l’Algérie dont il rêve est un pays indépendant. Le lecteur ne saura jamais si le vrai père de Nedjma est Sidi Ahmed, père de Ra- chid, ou Si Mokhtar, personnage haut en couleur, homme fantasque, farfelu et 350 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DÉSIR ET L’IDENTITÉ : UNE LECTURE DE NEDJMA DE KATEB YACINE noceur, et surtout grand séducteur, amant de tant de femmes mariées, qui avait été l’ami de Sidi Ahmed avant de devenir son rival, et son meurtrier présumé, tout cela pour l’amour de la mère de Nedjma. Ce qui nous importe, pour l’identité de Nedjma, et donc pour la définition de la nouvelle Algérie qu’elle symbolise, c’est de songer aux significations impliquées par les origines de Nedjma du côté de sa mère, qui est une juive Marseillaise, « la femme d’un notaire » (ibid. : 112). En donnant à Nedjma, symbole du pays en gestation, des origines mixtes et en partie étrangères, Yacine nous révèle quelle serait l’Algérie rêvée par lui. En effet, Nedjma, au sang mêlé, berbère et française, « femme-origine et l’étrangère qui la supplante et la révèle à la fois » (Bonn 2009 : 76), est l’image du nouveau pays qui serait créé un jour, après la libération nécessaire du pouvoir colonial. Au même titre que son père présumé, Si Mokhtar, Nedjma est médiatrice d’un nouveau rapport à l’identité, qui ne sera plus fondé sur la pureté de la tribu, à laquelle la jeune femme n’appartient que du côté de son père. Nedjma au « sang mêlé » est la métaphore de la vision utopique, qui est celle de Mourad, d’une nouvelle Algérie qui sera un pays multi-ethnique de tous les peuples qui ont fait son passé et qui font son présent. L’image de la confluence et l’image de l’océan sont deux autres métaphores employées par Mourad pour décrire cette utopie : Ce sont nos pères, certes ; des oueds mis à sec au profit de moindres ruis- seaux, jusqu’à la confluence, la mer où nulle source ne reconnaît son mur- mure : l’horreur, la mêlée, le vide – l’océan – et qui d’entre nous n’a vu se brouiller son origine comme un cours d’eau ensablée, n’a fermé l’oreille au galop souterrain des ancêtres. ( N : 106) Car le rêve de Mourad, qui voit son pays hanté par les âmes des ancêtres, est qu’il s’en émancipe pour devenir un pays ayant un avenir, et non uniquement un passé douloureux de défaite, ce passé étant vu comme « l’hécatombe où gît leur vieil échec chargé de gloire » (ibid.). Ce pays, cette confluence, c’est l’image d’une nouvelle nation à créer, nation qui ne sera pas héritière du seul passé tribal ber- bère ou arabe, mais qui englobera consciemment l’héritage culturel des peuples divers, des civilisations diverses qui ont fait son histoire au cours des millénaires. Nedjma fille d’une juive française et d’un Berbère, Nedjma descendant à la fois des colonisateurs et des colonisés, se joint ainsi à l’image de la confluence pour dire la vision que le romancier a de cette nouvelle nation. 4 CONCLUSION Nedjma, être protéiforme, jeune femme à tant de visages contradictoires, person- nage dont Yacine fait le symbole de l’Algérie présente, mais aussi d’une Algérie à naître sur les ruines d’un monde ancien, tribal, est riche de sens. En tant qu’objet CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 351 Daniela Ćurko de désir des quatre protagonistes du roman, et en tant que femme inaccessible, le personnage de Nedjma est annoncé et précédé par celui de Suzy, jeune Française, inaccessible à cause de la ségrégation raciale. Nous avons démontré que l’image de l’étoile en déclin fait de Nedjma une femme déchue à l’instar de l’Algérie colonisée dont Yacine déplore le présent, à l’instar aussi de la grande tribu des Keblouti décimée. Dans le Carnet de Mustapha, Nedjma est peinte en sirène, l’agent de corruption des hommes qui l’aiment. Cette vision la rapproche de sa mère, l’étrangère, femme adultère, femme fatale, séductrice ayant provoqué la mort de son amant, le père de Rachid. Nedjma vue par Rachid est une « chimère » – et d’ailleurs le retour tant rêvé de celui-ci avec Si Mokhtar et Nedjma au pays de Nadhor se révèlera une illusion et provoquera la mort de son camarade, ainsi que l’enlèvement et la claustration de Nedjma. Ce catastrophique retour aux origines est la preuve que la réappropriation de l’ancienne identité collective, tribale, est bien une chimère dangereuse. Et puis, finalement, ce sont les images de la confluence, de la mer et de l’océan où se déversent les ruisseaux qui seraient, selon nous, l’image d’une Algérie à venir qui englobera toutes ses ethnies et peuples divers, présents et passés, pour en créer une nation. Références bibliographiques Abdel-Jaouad, Hédi, 2006 : Le Fou de Nedjma. Boudraa, Nabil (éd.) : Hommage à Kateb Yacine. Paris : Harmattan. 83-88. Amrani, Mehana, 2012 : La Poétique de Kateb Yacine : l’autobiographie au service de l’Histoire. Paris : L’Harmattan (Critiques littéraires). Arnaud, Jacqueline, 1982 : Recherches sur la littérature maghrébine de langue fran- çaise. Le cas de Kateb Yacine. Paris : L’Harmattan. Beauvoir, Simone de, 1949 [1976] : Le Deuxième sexe I. Paris : Gallimard (Folio/ Essais 37). Berque, Jacques, 1974 : Langages arabes du présent. Paris : Gallimard. Berque, Jacques, 1995 : Dix Odes de l’Anté-islam. Paris : Sinbad. Bonn, Charles, 2009 : Kateb Yacine, Nedjma. Paris : L’Harmattan. Boukhelouf, Sabiha, 2001 : Le Tragique dans le cycle Nedjma de Kateb Yacine. Littérature 121. 62-75. Boulaâbi, Ridha, 2015 : Kateb Yacine, Nedjma. Paris : Honoré Champion (Entre les lignes. Littératures Sud). Centre national de ressources textuelles et lexicales ( CNRTL), https://www.cnrtl.fr. (Consulté le 7 mars 2020) Coran en français.com, https://www.coran-francais.com/. (Consulté le 7 mars 2020) 352 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DÉSIR ET L’IDENTITÉ : UNE LECTURE DE NEDJMA DE KATEB YACINE Harchi, Kaoutar, 2014 : Jeu de la critique et critique du Jeu. Lectures et orien- tations idéologiques de Nedjma de Kateb Yacine. Imorou, Abdoulaye (éd.) : La Littérature africaine francophone : mesures d’une présence au monde. Dijon : Éditions universitaires de Dijon. 75-84. Haroche, Charles et Isidro Romero, 1971 : Kateb Yacine, écrivain public . Un certain regard, le Service de la recherche de RTF, https://www.youtube.com/ watch?v=9nUNqOXLomc. (Consulté le 7 mars 2020) Hervé, Marchal, 2012 : L’Identité en question. Paris : Ellipses. Lacheraf, Mustépha, 1991 : Littératures de combat. Alger : Éditions Bouchène. Lassal, Miloud, 1996 : Intersection. Émission de la Berbère télévision, https:// www.youtube.com/watch?v=6gEMxsPGHrc. (Consulté le 7 mars 2020) Pandolfo, Stephania, 1997 : Impasse of the Angels. Scenes from the Maroccan Space of Memory. Chicago : The University of Chicago Press. Said, Edward W., 2005 [2004, 1980] : L’Orientalisme. L’Orient crée par l’Occident. Paris : Éditions du Seuil (La Couleur des idées). Spivak, Gayatri Chakravorty, 2009 : Les Subalternes peuvent-elles parler ? Paris, Amsterdam : Éditions Amsterdam. Tlatli, Soraya, 2006 : Les ruines de l’Algérie chez Kateb Yacine. Boudraa, Nabil (éd.) : Hommage à Kateb Yacine. Paris : L’Harmattan. 53-71. Yacine, Kateb, 1996 [1956] : Nedjma. Paris : Éditions du Seuil (Points). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 353 Christina Dara CCharles d’Orléans poète médiéval ou le cas d’un mélancolique moderne Christina DaraÉcole navale hellénique AbstractMelancholy has subsisted over centuries, but it was not until the end of the Middle Ages that it became poetry. The impact of the motif, the emergence of which coincides with the definitive separation between poetic speech and music, is so important in French literature that we speak of “the melancholic age of writing”. Charles d’Orléans belongs to the lineage of French medieval poets marked by melancholy, whose poetry draws from the bottom of his soul by following its movements. Melancholy becomes a character, a natural power or space without ever losing the common denominator of pain. Through the study of metaphor and allegory, we demonstrate how personal poetry reflects human existence, thus becoming diachronic and universal. The importance of Charles d’Orléans’s poetry is evidenced by the impact it had not only on his contemporary poets but also on those of the following centuries. The abun-dance of poems written on Charles d’Orléans’s-inspired incipit is proof of this. These poems, known as poèmes de concours, which have been travelling from court to court, deserve to be subjected to scientific study and included in university teaching since they make it possible to identify, behind an appar-ent thematic homogeneity, the characteristics that are specific to each poetic environment. Key words: Middle Ages, French poetry, Charles d’Orléans, melancoly354CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CHARLES D’ORLÉANS POÈTE MÉDIÉVAL OU LE CAS D’UN MÉLANCOLIQUE MODERNE 1 LA PROBLÉMATIQUE Bien que le terme de dépression l’emporte actuellement sur celui de mélancolie, cette dernière est considérée, tant par les spécialistes de la santé que par les sociologues, comme le mal du XXIe siècle. Quel que soit le terme adopté selon l’époque, acedia, spleen ou dépression, la mélancolie traverse plus de deux mille ans, depuis l’antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, définissant toujours un état morbide caractérisé par un abattement physique et moral complet. L’origine du mot mélancolie remonte à l’antiquité grecque et à la théorie des Quatre Humeurs. La théorie de la tétrade des humeurs est mise en relation avec les qualités et les saisons. Ainsi, à la bile noire correspondent l’automne et la qualité du froid et du sec. En même temps, il existait un parallélisme entre les quatre saisons et les quatre âges de l’homme. Le cycle de la vie était perçu comme étant constitué par une enfance flegmatique, une jeunesse sanguine, une maturité colérique et une vieillesse mélancolique (Klibanski et al. 1989 : 39-40). L’équilibre parfait n’existe pas, mais on constate, chez chaque individu, la pré- dominance d’une seule humeur, ce qui signifie que chacun est prédisposé à une maladie. La mélancolie désigne donc un simple tempérament ou une maladie dont les symptômes les plus frappants sont l’abattement profond et l’altération de l’esprit. La notion de mélancolie est quelquefois associée à celle de folie ; c’est le cas de la tragédie grecque : le verbe μελανχολᾶν, fabriqué sur la racine μέλαινα χολή, devient synonyme de devenir fou (Spitzer 1985 : 241). Le thème de la mélancolie subsiste au cours des siècles en se modifiant, mais ce n’est qu’à partir du XIVe siècle français qu’il devient un véritable topos poétique. L’impact du motif est tel qu’on parle d’une littérature de la fin du Moyen Âge marquée par la couleur de la mélancolie (Cerquiglini 1993 : 11). Charles d’Or- léans se situe dans la lignée des poètes français du XVe siècle dont la poésie puise dans les profondeurs ténébreuses de son âme mélancolique. Dans le présent travail, nous démontrons que la mélancolie de Charles d’Or- léans correspond non seulement aux acceptions du terme, repérables depuis les origines, mais aussi aux descriptions actuelles de la symptomatologie de l’état psycho-pathologique. La souffrance morale, l’accablement physique, la maladie, la vieillesse, la folie, le temps qui blesse et l’espace angoissant sont des constantes exprimées grâce à l’allégorie et à la métaphore, deux figures d’expression très chères à son époque. Ces dernières méritent qu’on s’y attarde puisqu’elles servent d’outil à une poésie très personnelle et, en même temps, très populaire à son époque, ce que prouvent les nombreuses attestations des motifs orléanais dans les anthologies (Champion 1913 : 415-417). Ceux-ci voyagent de cours en cours et fécondent l’imagination poétique tout en permettant la CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 355 Christina Dara naissance d’un style poétique très ornementé qui se situe aux antipodes du dé- pouillement du style de Charles. Le cas de la Forêt de longue attente nous servira de preuve. 2 L’ALLÉGORISATION DU SENTIMENT Depuis le Roman de la Rose, la mélancolie se transforme en personnage changeant des visages et des habits, mais constant dans son rôle de femme malveillante et hostile entraînant le malheur. On pourrait voir, chez Charles d’Orléans, une prédisposition mélancolique due aux événements tragiques de la vie. Il est évident que, quand le premier fils de Louis d’Orléans et de Valentine Visconti naît, tout le monde voit en lui un futur homme politique. De par sa naissance, il aurait joué un rôle important dans l’his- toire de la France du XVe siècle. Pourtant, les drames n’ont pas manqué dans sa vie. Très tôt, il connaît le deuil et le malheur : en 1407 son père est assassiné par Jean sans Peur, l’année suivante sa mère meurt brisée par la tristesse et, l’année d’après, son épouse Isabelle de France meurt après avoir accouché d’une fille. Mais l’événement qui a le plus marqué la vie et la poésie du prince est sa longue captivité en Angleterre, qui commence en 1415, après la défaite d’Azincourt, et se termine 25 ans plus tard, en 1440. Charles d’Orléans est prisonnier des Anglais quand il apprend la triste nouvelle de la mort de sa seconde femme, Bonne d’Ar- magnac, à qui est consacrée une série de Ballades (Champion 1969). Bien que les événements de la vie aient probablement forgé le psychisme du poète et laissé leur trace dans ses poèmes, il ne faut pas chercher à faire une lecture à clef biographique (Poirion 1978 : 272-273). Les références aux événements réels deviennent de plus en plus rares dans les ballades, pour disparaître quasiment dans les rondeaux : le poète l’emporte sur le prince (Planche 1991 : 402). La mé- lancolie allégorisée apparaît pour la première fois dans la « Retenue d’Amours »,1 poème narratif long qui ouvre son recueil, quand Nature remet le jeune Charles sous la protection d’Enfance. Le premier ordre qu’elle lui adresse est de mettre l’enfant à l’abri des souffrances de « Merencolie ». Sans point souffrir Soing Merencolie Aucunement me tenir compaignie (Retenue d’Amours, vv. 7-8) 1 Les poèmes de Charles d’Orléans sont tirés de l’édition du Livre de poche (cf. Bibliographie) qui est la plus facilement accessible en librairie et en bibliothèque alors que le rondeau de Fredet est tiré de celle de Champion qui date de 1923, réimprimée en 1982, la seule contenant les poésies des amis et familiers du duc incluses dans le manuscrit de ce dernier. 356 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CHARLES D’ORLÉANS POÈTE MÉDIÉVAL OU LE CAS D’UN MÉLANCOLIQUE MODERNE Dès que le poète renonce au service courtois, Mélancolie s’associe à Vieillesse. Dans la ballade 96 apparaissant après le « Songe en complainte » et la « Depar- tie d’Amours », le vocabulaire de la souffrance se rattache à la thématique de la vieillesse. /M/on cueur vous adjourne, Viellesse, Par Droit, huissier de parlement, /…/ Vous nous avez par tirennye Mis es mains de Merencolie Sans savoir la cause pourquoy. (Ballade 96, vv. 1-2 et vv. 7-9) L’allégorie se dote d’un trait physique. Les mains suggèrent l’idée que le poète se sent attrapé, piégé, immobilisé. Le complément circonstanciel de manière par tirennye et le refrain sans savoir la cause pourquoy insistent sur l’idée de l’arbitraire et de l’injustice. Mélancolie est souvent assistée par un clan d’allégories conspira-trices : Dueil, Dangier, Detresse, Dureté, Ennuy, Doleur, Desplaisir, Tristesse, Fortune et Viellesse sont des compagnons fidèles qui attisent toute sorte de souffrance. Dans les ballades, Mélancolie apparaît comme une allusion, comme une allégorie comparse parmi d’autres. Quant aux allégories en général, on distingue « deux lignes principales de cli- vage » : « l’une selon les genres (ballades-rondeaux), l’autre selon le temps (en gros, avant et après 1440) » (Zumthor 1975 : 208). L’année 1440 est une année charnière pour la vie et la poésie de Charles : c’est la fin de la longue captivité et le début d’une nouvelle vie. Charles se réintègre donc dans la vie active. Le changement de la vie entraîne un changement poétique : il abandonne définitivement la ballade au profit du rondeau. Le retour à la vie active coïncide avec le désen- chantement : après une absence de 25 ans, le poète est confronté à la réalité d’une France qui change et à la constitution d’un monde nouveau : 31 occurrences de Mélancolie sont repérées dans les rondeaux contre seulement 8 dans les ballades (Poirion 1978 : 56). La libération de Charles coïncide avec la disparition de la dame et de l’amour dans sa poésie et le repli du poète sur lui-même qui doréna- vant cherche à figer l’émotion de l’instant : des éclats et des éclairs figés en vers (Planche 1980 : 57). Quand le poème devient le miroir de l’âme, Mélancolie s’installe comme une puissance contraignante qui s’impose. Dans le rondeau 134, elle assume le double rôle contradictoire de nourrice et de guerrière. L’acte vital de nourrir est sapé par l’association à l’idée de la peine. La source de vie devient source de mort : Mort de moy ! s’apostrophe-t-il dans l’ incipit, cri qui devient obsessionnel quand il apparaît à deux reprises dans le CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 357 Christina Dara refrain créant un mouvement cyclique asphyxiant. Le bâton qui point a deux boutz, attribut redoutable mais discourtois par rapport à la noble épée, lui donne une contenance félonne. Mort de moy ! vous y jouez vous Avec dame Merencolye ? Mon cueur, vous faictes grant folye : C’est la nourrice de Courroux ! Un baston qui point à deux boutz Porte, dont elle s’escremye Mort de moi etc. ! (Rondeau 134, vv. 1-7) Le découpage du mot en mere Ancolye, dans le rondeau 136, associe étrangement l’idée de la maternité aux couleurs sombres et funèbres de la fleur vénéneuse de l’ancolie de la variété atrata, indigène de la France, qui tant par sa sonorité que par sa couleur devient l’écho sonore et visuel de la mélancolie ( μέλαινα χολή, bile noire) surenchérissant le portrait renversé de mère et de nourrice (Planche 1974 : 251). Allez ! Allez vielle nourice De Courroux et de malle Vie, Rasoutee mere Ancolie ! Vous n’avez que deul et malice. (vv. 1-4) Il se peut aussi que Mélancolie fasse son apparition en tant que visiteuse impor- tune et trouble-fête pour chasser inopinément la joie. /T/rop ennuyez la compaignie, Douloureuse Merancolie, Et troublez la feste de Joye ! Foy que doy a Dieu, je vouldoie Que fussiez du païs banye ! (Rondeau 321, vv. 1-5) En tant que geôlière, elle impose au poète une deuxième captivité. Les verbes lier et tenir pris évoquent l’impossibilité de se mouvoir. L’état fâcheux d’immobilité et d’inactivité auquel l’être est condamné, se résume dans le vers 11 : vivant languis. En revanche, le vers tétrasyllabe, très rare dans la poésie de Charles, donne au poème une allure rapide qui, grâce à la répétition de l’ incipit dans le refrain, crée 358 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CHARLES D’ORLÉANS POÈTE MÉDIÉVAL OU LE CAS D’UN MÉLANCOLIQUE MODERNE un mouvement cyclique traduisant l’idée d’une angoisse obsédante. La prédomi- nance de la sonorité aigue /i/ crée l’effet de l’écho d’un grincement désagréable pour l’oreille. Le refrain constitué des monosyllabes ci pris, ci mis à assonance identique rend l’idée d’une monotonie exhaustive. L’état de stagnation psychique s’oppose au mouvement forcé, répétitif et monotone, imposé par la roue de Mé- lancolie – et non pas celle de Fortune – à laquelle il est attaché. Merencolie s’impose aussi par l’ampleur du terme : unique mot de quatre syllabes qui occupe tout le troisième vers. Ci pris, ci mis... Trop fort me lie Merencolie De pis en pis. Quant me tient pris En sa baillie, Ci pris etc. Se hors soussy Je ne m’alie A Chiere Lie, Vivant languis, Ci pris etc. (Rondeau 108, vv. 1-12) 3 DE L’ALLÉGORIE À LA MÉTAPHORE Dans certains poèmes, l’allégorie s’entrelace avec la métaphore. L’union d’un substantif concret et d’un substantif abstrait permet la vacillation entre concret et abstrait accentuant ainsi la force du sentiment morose (Galderisi 1996 : 409). L’idée de la soumission à une étude forcée et pénible est associée à celle de l’âge, de l’apitoiement pour soi-même et du regret pour un temps vide qui s’enfuit sans être vécu. Tel est le cas du Rondeau 322. /E/scollier de Merencolye, Des verges de soussy batu, Je suis a l’estude tenu Es derreniers jours de ma vye. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 359 Christina Dara /Se/ j’ay ennuy, n’en doubtez mye, Quant me sens vieillard devenu, /E/scollier etc. /P/itié convient que pour moy prie, Qui me treuve tout esperdu ; Mon temps je pers et ay perdu Comme rassoté en follye, /E/scollier etc. (Rondeau 322, vv. 1-12) Le recours à l’ordre contemplatif religieux, à la règle pénible, vivant dans la péni- tence et la prière, sert à exprimer l’écartement du monde et la réclusion (Planche 1975 : 291). C’est un ermitage qui réduit l’être à un état de langueur et de marasme. Des chartreux de Merencolye, Solitaire, sans nul esbat. A briefz motz, mon fait va de plat Et, pource, ne m’en blasmés mye : Ce n’est pas etc. (Rondeau 229, vv. 9-13) Parfois Mélancolie perd ses caractéristiques allégoriques pour se transformer en es- pace : un endroit où règnent le malaise et l’incommodité et où cheminera le poète. Dans la ballade 43, nous repérons trois idées prédominantes, celles de la réclusion hermite/En l’ermitage de pensee, de l’exclusion banny hors de lyesse et du vagabondage interminable suggéré par la métaphore du bois de merencolie, celui-là représentant pour l’imaginaire médiéval un lieu périlleux où l’on risque de s’égarer. Mon cueur est devenu hermite En l’ermitage de pensee, Car Fortune, la tresdespite, Qui l’a haÿ mainte journee, S’est nouvellement alïee Contre lui aveques Tristesse, Et l’ont banny hors de lyesse Place n’a ou puist demourer Fors ou boys de merencolie, Il est content de s’i logier ; 360 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CHARLES D’ORLÉANS POÈTE MÉDIÉVAL OU LE CAS D’UN MÉLANCOLIQUE MODERNE Si lui dis je que c’est folie. (Ballade 43, vv. 1-11) Le triptyque du vagabondage, de l’égarement et de la désorientation est suggéré par la métaphore de la forest d’ennuyeuse tristesse qui ouvre la ballade 63 et qui est surenchérie par l’image de l’homme aveugle perdu dans la forêt, qui traduit l’idée de la confusion morale (Planche 1975 : 204). En la forest d’ennuyeuse tristesse Un jour m’avint qu’a part moy cheminoye ; Si rencontray l’amoureuse deesse Qui m’appella, demandant ou j’aloye. Je respondy que par Fortune estoye Mis en exil en ce bois long temps a, Et qu’a bon droit appeller me povoye L’omme esgaré qui ne scet ou il va. (Ballade 63, vv. 1-8) Aveugle suy, ne sçay ou aler doye. De mon baston, affin que ne forvoye, Je vois tastant mon chemin ça et la ; (vv. 25-27) Le sentiment mélancolique se transforme en prison Dedalus, une prison laby- rinthe dont les chemins bifurquent à l’infini. L’être est englouti, dévoré par l’es- pace. La forme du rondeau traduisant, elle-même, un mouvement cyclique grâce au retour infini du refrain, est la forme idéale pour illustrer l’égarement. La cellule de la prison se dilate pour revêtir un aspect chaotique. Le labyrinthe auquel fait penser le mot Dedalus contient, lui-même, une série d’idées qui contrastent : il est symétrique, puisqu’il est construit selon les règles de la géométrie, et en même temps il est chaotique. Il a un côté raffiné, puisque c’est le produit de l’intelli- gence, et un côté bestial, car c’est la demeure du monstre. L’idée du labyrinthe est indissociable de celle de la bête monstrueuse qui cherche à dévorer ceux qui entrent dans son royaume. /C/’est la prison Dedalus Que de ma merencollie ; Quant je la cuide fallie, G’i rentre de plus en plus. (Rondeau 331, vv. 1-4) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 361 Christina Dara Dans le rondeau 29, la mélancolie trouve son expression dans l’image de la pro- fondeur d’un puits dont le fond ne se laisse pas apercevoir et qui suggère l’idée de l’engloutissement. Ou puis parfond de ma merencolie L’eaue d’espoir, que ne cesse de tirer, Soif de confort la me fait desirer, Quoy que souvent je la treuve tarie. (Rondeau 29, vv. 1-4) L’eau d’espoir qui soulage les douleurs de l’âme rejaillit du fond de l’élément architectural pour s’assombrir, se condenser brusquement et devenir le liquide sombre avec lequel il transcrira sa pensée. D’elle trempe mon ancre d’estudie dit le poète pour indiquer que l’inspiration naît des profondeurs obscures de la mélancolie avant d’y être replongé par le mouvement inverse qui réduit le poète au mutisme, symptôme inhérent à l’état mélancolique ; « un surcroît mystérieux de pouvoir est intervenu, qui permet au poète de parler pour dire qu’il est réduit au silence » dit Jean Staro- binski (1963 : 423) pour expliquer le jeu contradictoire entre le dit et le non-dit. D’elle trempe mon ancre d’estudie, Quand j’en escrips, mais pour mon cuer irer Fortune vient mon pappier dessirer, Et tout gecte par sa grant felonnie Ou puis parfond de ma merencolie. (vv. 1-13) Transformée en puissance naturelle, dans la ballade 85, la mélancolie s’empare de l’être dans sa totalité, car toutes les parties du corps en sont affectées : Yeux, Fourcelle, Teste, Corps, Cuer. La souffrance morale provoque un retentissement physique violent dont la symptomatologie est complexe puisque le poète soma-tise le mal de manière foudroyante : Migraine, transe, fievres, chault, soif, Dueil, Goute, Colique, Gravelle, Rage, Annuys, Maulx, Assourdissement. La souffrance culmine dans un état d’aliénation : Teste.../...troublee de frenesie, Transe de sommeil mipartie, Chault ardant fort en reverie, Colique de forcenerie, Rage de desirant folie. Le détraquement des organes de perception, ceux de la vue et de l’ouïe ainsi que le dérèglement du langage articulé suggèrent l’impossibilité d’interagir et de communiquer avec le monde extérieur : Yeux rougis plains de piteux pleurs, Maulx ethiques.../Assourdissent les escouteurs, Begayant et changeant couleurs. La figure de la métaphore, qui tresse dans le même vers un terme concret renvoyant à une partie du corps et un terme abstrait indiquant un sentiment ou une sensation, per- met d’illustrer la transformation immédiate de la souffrance morale en souffrance 362 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CHARLES D’ORLÉANS POÈTE MÉDIÉVAL OU LE CAS D’UN MÉLANCOLIQUE MODERNE physique : Fourcelle d’espoir, reffroidie, Teste enrumee de douleurs, Corps percus sans plaisance lie, Cuer du tout pausmé en rigueurs, Migraine de plaingnans ardeurs, Fievres frissonnans de malheurs, Soif que confort ne rassassie : Yeulx rougis plains de piteux pleurs, Fourcelle d’espoir reffroidie, Teste enrumee de douleurs Et troublee de frenesie, Corps percus, sans plaisance lie, Cueur du tout pausmé en rigueurs Voy souvent avoir a plusieurs Par le vent de merencolie. Migraine de plaingnans ardeurs, Transe de sommeil mipartie, Fievres frissonans de maleurs, Chault ardant fort en reverie, Soif que confort ne rassasie, Dueil baigné en froides sueurs, Begayant et changeant couleurs Par le vent etc. Goute tourmentant en langueurs, Colique de forcenerie, Gravelle de soings assailleurs, Rage de desirant folie, Anuys enflans d’ydropisie, Maulx ethiques aussi ailleurs, Assourdissent les escouteurs Par le vent etc. (Ballade 85, vv. 1-24) 4 UNE MÉLANCOLIE FÉCONDE L’importance de la poésie de Charles d’Orléans est attestée par l’impact que celle- ci a exercé non seulement sur ses poètes contemporains, mais encore sur ceux du CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 363 Christina Dara siècle suivant. La surabondance des recueils lyriques collectifs, manuscrits au XVe siècle et imprimés au XVIe, montre que l’activité lyrique était un jeu très appré- cié dans les milieux aristocratiques, qui permettait aux poètes de reprendre les mots et les images en prolongeant ainsi la métaphore et en l’étoffant de nouvelles nuances (Poirion 1978 : 181). Les nombreuses attestations des poésies de Charles dans les anthologies prouvent l’influence que celles-là ont exercée au cours de son siècle et au siècle suivant. Parmi ces poèmes, il convient surtout qu’on s’attarde à ceux qui sont écrits sur le même incipit par différents poètes. En la forest de Longue Actente, Dedans l’abime de Douleur, Des amoureux de l’observance, Sot Euil, Le trichement de ma pensée sont des motifs d’inspiration orléanaise qui ont connu une grande diffusion à l’extérieur de cette cour. Le plus apprécié de ces motifs est celui de la forest de Longue Actente qui regroupe 17 poèmes, écrits par 12 poètes différents et transcrits dans 8 anthologies différentes. La forêt, espace périlleux et inexplorable, aiguillonne l’imagination médiévale. En tant que motif poétique, elle est associée au sentiment de la tristesse suggérant en même temps l’idée d’une errance désorientée. L’errance désorientée devient errance impossible dans le rondeau de Charles. Le vent abat les arbres qui barrent le chemin empêchant la progression. L’espace se fragmente et l’être se trouve blo- qué. La fragmentation de l’espace devient segmentation du temps. L’esthétique du morcellement est sensible tout au long du poème. L’adverbe temporel a present situe l’acheminement rompu dans le présent. L’adverbe pyessa par son étymologie renvoie à un morceau de temps et établit un contraste entre un passé heureux et un présent malheureux. La vie perd sa continuité en se fractionnant. Le rythme binaire règne tout au long du poème : pyessa et aultre foys renvoient à l’époque heureuse de Jonesse alors que le présent malheureux est associé à Viellesse. La vie va en se segmentant, broyée par la machine du temps et éparpillée par le vent de Fortune avant de se réduire à néant : Passés sont tes ans, jours et mois. Le passé profitable s’oppose au présent frustré. Les années passent comme des pièces de monnaie versées au comptant. La métaphore de l’argent règne dans les deux derniers couplets : En la forest de longue actente, Par vent de Fortune dolente, Tant y voy abatu de bois Que, sur ma foy, je n’y congnois A present ne voye ne sente. Pyeça, y pris joyeuse rente ; Jeunesse la payoit contente, Or, n’y ay qui vaille une nois En la forest etc. 364 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CHARLES D’ORLÉANS POÈTE MÉDIÉVAL OU LE CAS D’UN MÉLANCOLIQUE MODERNE Vieillesse dit qui me tourmente : « Pour toy n’y a pesson ne vente Comme tu as eu aultresfoys ; Passéz sont tes jours, ans et mois : Souffize toy et te contente En la forest de etc. ! » (Rondeau 194, vv. 1-15) Pour Charles d’Orléans, la poésie représentait un passe-temps agréable même pen- dant sa longue captivité en Angleterre jusqu’en 1440. Mais ce n’est qu’après 1448, date à laquelle il abandonne la vie active, que Blois, son lieu de retrait, se transforme en un centre littéraire rayonnant où le duc se retrouve entouré d’amis et de poètes. Entretenir une conversation en vers avec ses hôtes ou domestiques est devenue une distraction chère à Charles. Pour plaire au duc, ses familiers composaient des poèmes sur les thèmes qui lui plaisaient (Champion 1969 : 588). Dans le poème de Fredet, la forêt se peuple des bringans de Soussy et de leur seignieur. Les termes tourmente, lamente, se guermente, povre cuer, rigueur, douleur relèvent du topos du malheur indissociable de la thématique de la forest de Longue Actente. Le jeu entre je désignant le poète, il désignant le cœur et ilz désignant les brigands se déploie tout au long du poème. Dans le deuxième et le troisième couplet, un vous dont l’intervention entraînera la consolation du cœur se rajoute à la liste des personnages. En la forest de Longue Actente, Des brigans de Soussy bien trente Helas ! ont pris mon povre cueur ; Et Dieu scet se c’est grant orreur De veoir commant on le tourmente. Priant vostre ayde, je lamente Pource que chascun d’eulx se vente Qu’ilz le menront a leur seigneur. En la forest /de Longue Actente/ Et pource, a vous il s’en garmente, Car il voit bien qu’ilz ont entente De lui faire tant de rigueur Qu’il ne sera mal ne douleur, Se n’y pourvoyez, qu’il ne sente En la forest /de Longue Actente./ (Fredet, éd. Champion, CCXXVII) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 365 Christina Dara Le rondeau 228 écrit par Charles constitue la réponse au rondeau de Fredet et dévoile l’identité de vous dans le rondeau de ce dernier : c’est le duc lui-même qui ne tarde pas à prendre la parole pour consoler son ami en lui promettant de traictier avec le segnieur qui dirige les brigands. Les deux rondeaux se dotent d’un trait souriant puisqu’il s’agit d’un jeu humoristique entre le duc et son ami. Pour se taquiner, ils se servent du cadre poétique courtois en le parodiant. Ainsi, la forêt de Longue Attente se transforme-t-elle en théâtre comique où les acteurs revêtent le costume de l’amant amoureux qui, derrière sa pseudo-lamentation, cache un sourire malin. Fredet, ami et hôte de Charles d’Orléans, connaissant sa passion pour la poésie, choisit la forme du rondeau pour s’adresser à son maître, demander son aide et le flatter gentiment en lui attribuant le rôle de la personne la plus chère. Et en briefz mots, sans que vous mente, Soies seur que je me contente, Pour alegier vostre doleur, De traictier avec le seigneur Qui les brigans soustient et hente. En la forest etc. (Charles d’Orléans, Rondeau 198, vv. 10-15) Blosseville, secrétaire du roi Charles VII, s’essaie sur le même motif avec un rondeau qui manque à l’album personnel de Charles, mais qui est inscrit dans le manuscrit BN. Nouv. Acq. fr. 15771, ce qui montre que le succès du motif dépasse le cercle restreint de la cour d’Orléans (Inglis 1985 : 105). C’est le seul poème hétérométrique écrit sur ce motif dont la première strophe se compose de 7 et non pas de 5 vers. Le jeu entre l’octosyllabe et le tétrasyllabe fait que ce dernier dépend sémantiquement du vers précédent ou du vers suivant : le té- trasyllabe, rimant avec l’octosyllabe qui précède, crée un effet d’écho. La parole s’éteint progressivement en se reproduisant comme l’écho d’une voix dans un lieu ouvert. Le raccourcissement progressif des mots à la rime suit le mouvement de l’écho qui s’éteint : Merancolye/ s’alye/ lye. La répétition de la même rime trois fois d’affilée amplifie ce résultat. Ces procédés renforcent le mouvement cyclique imposé par le cadre du rondeau, accentué par la disposition de la rime, la longueur et le sémantisme du vers. Desespoir, Merancolye et Desconfort im- mobilisent leur victime en la ligotant. L’accablement des bras et des jambes est un symptôme mélancolique par excellence. La rime équivoquée tente/ tente qui joue avec la répétition et la rime dérivative qui joue avec la nuance donnée par l’infixe tente/ estente/ entente, contente/ mescontente, s’alye/ lye/ deslye accentuent le mouvement cyclique. Le même lexème s’éclate en plusieurs lexeis suivant la rotation centrifuge du langage. Tous ces procédés de versification soulignent le mouvement de ligotage : 366 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CHARLES D’ORLÉANS POÈTE MÉDIÉVAL OU LE CAS D’UN MÉLANCOLIQUE MODERNE En la forest de Longue Atente, Demeure sans mayson ne tente, Ou fort me tente Desespoir et Merancolye, Avecq eulx Desconfort s’alye, Lequel me lye Sy court que je n’ay point d’estente. Espoir veult que je me contente Et que point ne me mescontente, Car son entente Sy est que Pitié me deslye En la forest de /Longue Atente/ (Blosseville, XXXIII, vv. 1-12) Les poèmes écrits sur des motifs rebondissant de cour en cour, méritent d’être soumis à la loupe scientifique et inclus dans l’enseignement supérieur de la lit- térature française puisqu’ils révèlent, derrière une apparente homogénéité thé- matique, des paysages poétiques très diversifiés. L’étude comparative de ceux-là révèle les caractéristiques poétiques qui sont propres à chaque milieu. La « forêt de Longue Attente » qui oscille entre l’expression grave de la douleur et le badi- nage, le style dépouillé de Charles qui s’oppose à la versification travaillée et ornementée de Blosseville n’est qu’un court exemple de la grande richesse des poèmes qu’on appelle de concours et qui fourmillent au cours du XVe siècle. 5 BILAN La mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en des auto-re- proches et des auto-injures (Freud 2004 [2017] : 8) dit le père de la psychanalyse pour définir en termes modernes l’état psychopa- thologique de la mélancolie, sujet inépuisable qui hante la pensée des poètes, des philosophes et des médecins depuis la nuit des temps. Le poète médiéval a su manipuler avec adresse l’allégorie et la métaphore pour donner une définition poétique au même état morbide et nous faire plonger dans le labyrinthe de son âme. Si cette poésie, très personnelle, a subsisté pendant des siècles et est toujours CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 367 Christina Dara présente dans les programmes universitaires, c’est qu’elle contient des éléments diachroniques et universels. Derrière les souffrances de Charles d’Orléans, le lec- teur contemporain voit ses propres souffrances et, dans l’expression personnelle, il voit le reflet de l’existence humaine : c’est en ce sens que Charles d’Orléans, poète médiéval, est en même temps un poète mélancolique moderne. Références bibliographiques Cerquiglini, Jacqueline, 1993 : La couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au XIVe siècle 1300-1415. Paris : Hatier. Champion, Pierre, 1913 : Du succès de l’œuvre de Charles d’Orléans et de ses imitateurs jusqu’au XVIe siècle. Mélanges offerts à Émile Picot par ses amis et ses élèves. Paris : Damascène Morgant. 409-420. Champion, Pierre, 1969 : Vie de Charles d’Orléans. Paris : Champion. d’Orléans, Charles, 1982 : Ballades et rondeaux. Édité par Pierre Champion. Paris : Champion (Les Classiques français du Moyen Âge). d’Orléans, Charles, 1992 : Ballades et rondeaux. Édité par Jean-Claude Mühle- thaler. Paris : Livre de poche (Lettres Gothiques). Freud, Sigmund, 2004 [2017] : Deuil et mélancolie. Extrait de Métapsycholo- gie. Sociétés 4/86. 7-19. https://www.cairn.info/revue-societes-2004-4-page-7. htm/. (Consulté le 21 février 2020) Galderisi, Claudio, 1996 : Personnifications, réifications et métaphores créatives dans le système rhétorique de Charles d’Orléans. Romania 114. 385-412. Inglis, Barbara (éd.), 1985 : Une nouvelle collection de poésies lyriques et courtoises, le manuscrit BN nouv. acq. fr.15771. Paris : Champion. Klibanski, Raymond, Erwin Panofski et Fritz Saxl, 1989 : Saturne et mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art. Paris : Gallimard. Planche, Alice, 1974 : Le temps des Ancolies. Romania 95. 235-255. Planche, Alice, 1975 : Charles d’Orléans ou la recherche d’un langage. Paris : Champion. Planche, Alice, 1980 : Charles d’Orléans et le théâtre allégorique de la conscience. Actes du Groupe de recherche sur la conscience de soi. Nice : Belles lettres. 51-64. Planche, Alice, 1991 : Présence et absence de l’événement dans l’œuvre de Charles d’Orléans. Buchinger, Danielle (éd.) : Histoire et littérature au Moyen Âge. Actes du colloque du Centre d’études médiévales de l’université de Picardie. Amiens 20-24 mars 1985. Göppingen : Kümmerle. 389-402. Poirion, Daniel, 1978 : Le poète et le prince. L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans. Genève : Slatkine Reprints. 368 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CHARLES D’ORLÉANS POÈTE MÉDIÉVAL OU LE CAS D’UN MÉLANCOLIQUE MODERNE Spitzer, Leo, 1985 : Résonances. À propos du mot stimmung. L’humeur et son changement. Nouvelle revue de psychanalyse 32. 216-255. Starobinski, Jean, 1963 : L’encre de la mélancolie. Nouvelle revue française 123. 410-423. Zumthor, Paul, 1975 : Langage, texte, énigme. Paris : Seuil. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 369 Marie-Hélène Estéoule-Exel LLa « tâche littéraire » dans une perspective actionnelle Marie-Hélène Estéoule-Exel Université Stendhal de GrenobleAbstractIn 2008, Jean-Jacques Richer (2008) wrote in Le Français dans le monde nº 359 that the place of the literary text and his study was not “profitable” in a con-text where “economic concerns and neo-liberal ideology have interfered in the reflection and the literary text was further reduced by appearing in the recom-mendations only as ornamentation”. The literary text has, in fact, experienced, over the course of the methods of learning, a place never refused but never well defined: sometimes as the jewel, a place of respectful contemplation and often as a simple authentic document. However, the Council of Europe largely recommends the presence of literary texts in the context of foreign language learning. How could the teaching of literature today be viewed from an action perspective? What could be a “literary task”? Starting from the communicative approach, we will then mention the simulation which places, for example, the learner in the shoes of the real life reader. The latter then becomes critical, capable of personal analysis in a real perspective of social action. We will then propose to put the learner in a real situation of personal writing which will allow him to take charge of his learning and to obtain recognition within the class which is now part of the world. Thus, from attentive reading to writing in stages to achieve a “literary task”, then from writing to reading-sharing, the learner becomes an actor in his learning. Key words: French as foreign language, literature, action perspective, literary task, writing370CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA « TÂCHE LITTÉRAIRE » DANS UNE PERSPECTIVE ACTIONNELLE 1 QU’EST-CE QU’UN TEXTE LITTÉRAIRE ? Jean Peytard à la suite de Roland Barthes décrit ainsi le texte littéraire comme ob- jet d’art langagier. Selon la définition de Claudette Oriol-Boyer (1989) c’est plus qu’un écart, une mise en scène, une théâtralisation de la langue ordinaire. Jean Peytard suggère cependant de garder à l’esprit qu’il existe une différence de ré- ception d’un texte littéraire en Français Langue maternelle (FLM) et en Français langue étrangère (FLE). Dans le premier cas, les lecteurs lisent le texte littéraire à partir des compétences linguistiques, communicatives, culturelles en prévision desquelles il a été choisi. Les étudiants étrangers le lisent toujours plus ou moins pour acquérir ces compétences en s’appuyant certes sur ce qu’ils connaissent en langue étrangère, mais aussi sur les compétences acquises en langue maternelle. Le texte littéraire a toute sa place dans l’apprentissage de la langue étrangère, mais qu’est-ce qui fait sa spécificité ? Reprise de Tzvetan Todorov, Roman Jacob- son (1921) donna à la notion de littérarité sa formule définitive : « L’objet de la science littéraire n’est pas la littérature, mais la ‘littérarité (literaturnost)’, c’est-à- dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire ». En posant l’idée qu’une part de l’approche d’un texte littéraire est l’analyse de ce qui fait sa littérarité, on doit donc se donner des outils d’analyse spécifiques et éviter le piège de travailler le texte littéraire comme un document informatif et prétexte à entraînement linguistique. Il est donc essentiel de proposer aux appre- nants une approche spécifique du texte littéraire. Attention, cependant, comme le fait remarquer Christian Puren (2006) dans son article Explication de textes et perspective actionnelle : la littérature entre le dire scolaire et le faire social, à ne pas retomber dans l’explication de texte encore actuellement un modèle de référence extrêmement répandu (ibid.). Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, faisons d’abord un rapide rappel sur les différentes approches du texte littéraire en FLE. 2 LE TEXTE LITTÉRAIRE EN FRANÇAIS LANGUE ÉTRANGÈRE 2.1 Le texte littéraire dans les méthodes d’apprentissage du FLE La place de la littérature et ses usages dans l’enseignement du FLE a varié avec les apprentissages. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 371 Marie-Hélène Estéoule-Exel Nous passerons sur les plus anciennes même si je ne résiste pas au plaisir de citer la préface du Mauger bleu (Mauger 1953) par Marc Blancpain dans les années 60 : Ce n’est pas pour que les étudiants nouent entre eux des échanges rudi- mentaires. Ce n’est pas pour rendre plus commodes leurs voyages ou leurs plaisirs de touristes. C’est d’abord pour entrer en contact avec une des civi- lisations les plus riches du monde moderne, cultiver et orner leur esprit par l’étude d’une littérature splendide et devenir véritablement des personnes distinguées. (Blancpain 1953 : vi) Passons aussi sur les méthodes audio-orale et un peu plus tard Structuroglobale et audio-visuelle où les textes littéraires disparaissent. Les années 80 sont marquées par l’apparition des approches communicatives. Les concepteurs du manuel choi- sissent d’introduire des textes littéraires dès le niveau 1. Ils sont placés sur le même plan que des documents authentiques. Le même « schéma de découverte » est proposé pour les deux types de documents. Le niveau 4 donne une place im- portante au texte littéraire. Les exercices qui sont appliqués aux textes sont ceux de l’enseignement du français langue maternelle. Faisons un bond en avant de 15 ans, regardons l’avant propos de la méthode, largement utilisée « Alter Ego ». Au niveau 3, le manuel : favorise constamment l’implication des apprenants dans leur apprentis- sage. L’apprenant est actif /.../ l’apprentissage de la langue se fait ainsi dans une perspective actionnelle qui trouve son aboutissement dans la péda- gogie de projet mise en œuvre en fin de dossier /…/ Les articles de presse, les extraits radiophoniques, mais aussi les textes appartenant au patrimoine littéraire (extraits de roman, poèmes, extraits de pièce de théâtre...) sont autant d’occasions pour l’apprenant de rencontrer l’autre et de réagir. Comme l’écrivait Jean Peytard (1982) : Le texte littéraire dans les méthodes de FLE occupait une place jamais re- fusée et réalisait une fonction jamais définie. Comme s’il était là, objectale- ment nécessaire, sans claire justification. Le texte littéraire paraissait utilisé sans que l’on sût vraiment ni comment, ni pourquoi, comme si d’aucuns l’instauraient, dans les méthodes, sur la renommée de la littérature (finalité désirée du cours de langue) et, comme si d’autres, n’osant pas l’en chas- ser, l’établissaient en document authentique (contact souhaité avec un pur produit langagier). Ce constat reste particulièrement pertinent à l’analyse des manuels récents. 372 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA « TÂCHE LITTÉRAIRE » DANS UNE PERSPECTIVE ACTIONNELLE 2.2 Le texte littéraire et le Cadre européen commun de référence pour les langues Le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) a été mis en place en 2001 par le Conseil de l’Europe. La place de la littérature dans l’appren- tissage des langues est affirmée : Les littératures nationale et étrangère apportent une contribution majeure au patrimoine culturel européen /…/. Les études littéraires ont de nom- breuses finalités éducatives, intellectuelles, morales et affectives, linguistiques et culturelles et pas seulement esthétiques. (Conseil de l’Europe 2000 : 47) La présence de textes littéraires dans le cadre de l’apprentissage de la langue étran-gère est donc largement recommandée par le Conseil de l’Europe (ibid.). Notons pourtant que l’exploitation des textes littéraires n’apparait qu’à partir du niveau B1, niveau seuil. On y préconise le travail à partir de nouvelles, contes comme « raconter des événements au passé » (« raconter une histoire réelle ou fictive »). Au niveau B2, niveau avancé ou indépendant, parmi les savoir-faire exigés pour l’épreuve de compréhension écrite figure « comprendre un texte lit- téraire contemporain en prose ». Au niveau C1, autonome, l’apprenant « peut comprendre des textes factuels ou littéraires longs et complexes et en apprécier les différences de style ». Au niveau C2 ou niveau de la maîtrise, l’apprenant « peut lire sans effort tout type de texte, même abstrait ou complexe quant au fond ou à la forme. Il peut comprendre et interpréter de façon critique toute forme d’écrit : textes abstraits /.../ ». L’apprenant devra pouvoir – et c’est ce qui nous interpelle particulière- ment – écrire des textes élaborés, limpides et fluides, dans un style approprié et efficace : une structure logique qui souligne les points importants, écrire des histoires ou des récits d’expérience captivants, de manière limpide et fluide dans un style approprié au genre adopté, produire des rapports, articles ou es- sais complexes qui posent une problématique ou qui donnent une appréciation critique d’une œuvre littéraire. L’exploitation des textes littéraires est donc gravée dans le marbre des instruc- tions, programmes et manuels. Notons d’ailleurs que les textes littéraires appa- raissent dans le Volume complémentaire, paru en 2018 à des niveaux plus bas avec plusieurs descripteurs concernant la littérature. Dans la réalité, cette proposition d’exploitation n’a pas vraiment évolué. En parcourant les manuels, nous nous sommes aperçue que l’exploitation la plus fréquente repose toujours sur des questions de compréhension du texte. Cette CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 373 Marie-Hélène Estéoule-Exel approche nous semble très insuffisante pour rendre compte de ce qui fait la spé- cificité du texte littéraire. En ce qui concerne le FLE les objectifs à minima seront donc de répondre aux demandes institutionnelles, l’enseignant de FLE peut se donner quant à lui de plus hautes ambitions : travailler et faire travailler le texte littéraire dans une perspective d’apprentissage de la langue, mais aussi en donnant le supplément d’âme que donne la fréquentation de ces textes et son prolongement dans un projet personnel créatif « la tâche littéraire ». 3 VERS LA TÂCHE LITTÉRAIRE 3.1 Définition d’une « tâche littéraire » Comme nous l’avons vu, le but recherché par la perspective actionnelle est un but social, l’enrichissement personnel, l’ouverture à d’autres cultures, la décou- verte du monde de l’auteur. L’apprenant ne communique plus seulement pour parler avec l’autre comme dans la perspective communicative mais pour agir avec l’autre. Cela suppose une motivation personnelle avec un résultat identifiable, un projet, et donc en l’occurrence, ce que nous proposerons : un travail d’écriture ou de réécriture, à partir du texte. C’est donc là que nous articulerons notre recherche. Nous proposons d’abord de procéder par paliers, degrés ou ce que Jean-Marc Luscher (2009) appelle « sous-tâche » définition que nous trouvons un peu réductrice. Et à laquelle préférons « prétâches » ou tâches préparatoires à l’approche du texte littéraire. Nous allons explorer trois propositions d’exploitation, il y en a d’autres, qui ont pour but d’accompagner cette approche dans des perspectives à la fois de prolon- gement du travail sur la langue, objectif premier d’un apprentissage d’une langue étrangère, mais aussi de permettre une ouverture plus créatrice d’une écriture ou réécriture qui sera alors définie comme « la tâche littéraire ». 3.2 Première proposition ou « prétâche » autour de la grammaire Contrairement à ce qui est souvent proposé dans les méthodes, le texte littéraire ne doit pas être un prétexte pour étudier un fait grammatical : il s’agira ici de travailler la grammaire en discours. Cette approche de la grammaire en discours per- met l’examen de faits grammaticaux comme des outils linguistiques. Cet examen 374 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA « TÂCHE LITTÉRAIRE » DANS UNE PERSPECTIVE ACTIONNELLE donne une ouverture sur la grammaire plus attrayante que les gammes d’exercices éloignés de la pratique langagière qui est ici mise en jeu dans le texte littéraire. La place de la réflexion sur la grammaire permet en outre de montrer sur pièces le travail du laboratoire langagier qu’est le texte littéraire. Les impressions de lecture qui auront été analysées dans la première lecture d’un texte vont nous permettre de décontextualiser et d’élargir ce fait grammatical repéré dans le texte. Comme l’écrit Claire Doquet-Lacoste (2004) dans un article (consacré à la littérature jeunesse mais tout à fait adaptable au FLE), Lecture lit- téraire et « observation réfléchie de la langue » : derrière un texte qui plaît, on peut trouver un fait de langue qui l’aide à fonc- tionner. Au ras du texte, au fil de l’examen patient de la succession des mots, apparaissent des régularités dont certaines structurent l’écrit, lui donnent une couleur, un ton, un rythme qui lui est propre, et qui contribuent à créer l’impression qu’en littérature plus qu’ailleurs, le tout est bien davantage, et bien autre chose que la somme des parties. (Doquet-Lacoste 2004) Ces faits de langue peuvent être lexicaux, syntaxiques ou énonciatifs. C’est non seulement comprendre ce que dit le texte mais comment il le dit. 3.3 Deuxième proposition ou « prétâche » autour de la lecture ou de la mise en voix du texte Le travail autour de la phonétique est un des moments forts de l’apprentissage d’une langue étrangère, mais il est souvent produit par des exercices préformatés fournis par les manuels. On peut envisager deux pistes dans le cadre d’un cours autour des textes littéraires : la lecture de la poésie et la mise en scène des extraits de pièces de théâtre. Il n’y a rien de nouveau dans ces propositions. Les ateliers ou clubs de poésie ou de théâtre sont fréquents et particulièrement riches et appréciés dans tous les lieux d’apprentissage des langues étrangères. Sachant que poèmes ou pièces de théâtre seront écrits par les apprenants eux-mêmes. 3.4 « La tâche littéraire », écriture ou « réécriture » artistique Cette proposition s’appuie sur les travaux et recherches liés à l’écriture d’inven- tion mais aussi sur les travaux proposés dans le cadre d’ateliers d’écriture (rare- ment en FLE mais plus fréquemment en FLM). Elle s’appuie aussi sur les travaux des membres de l’Oulipo. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 375 Marie-Hélène Estéoule-Exel L’écriture d’invention correspond au troisième sujet du baccalauréat français avec le commentaire de texte et la dissertation. Son apparition coïncide avec une certaine prise de conscience des enseignants de l’inadéquation des exercices ca- noniques de l’enseignement de la littérature en France et des compétences des apprenants français pour réussir ces exercices que sont les explications de texte, commentaires et autres dissertations. Ces propositions d’écriture d’invention doivent se faire dans une perspective de pratique d’atelier qui se déroule en parallèle avec l’apprentissage de l’écrit. Ce sont des exercices préparatoires que nous appelons « gammes ». Les apprenants doivent donc être sensibilisés dès le début de leur apprentissage de la langue écrite par des exercices (nos gammes) autres que ceux liés à des écrits plus ordinaires ou plus fonctionnels comme sont par exemple l’écriture d’un courriel, d’une lettre, d’un mode d’emploi... De nombreux manuels de FLE pro- posent des exercices d’écriture plus créative, mais souvent comme des « jeux sans enjeux » sans que l’écriture qui en suivra ne soit en elle-même l’enjeu de l’exercice. C’est la pratique régulière de ces gammes et ce dès les niveaux débutants qui donnera aux apprenants les éléments indispensables à des travaux d’écriture plus élaborés. Ces gammes peuvent avoir plusieurs formes comme par exemple des productions restreintes autour du mot, de la phrase puis du texte : imiter l’écri- ture d’un texte (pastiches et parodies), écrire un dialogue à partir d’un texte de roman, rentrer dans la structure d’un texte (poétique) en changeant de thème, changer le point de vue, réfuter les idées de l’auteur... On fera ainsi grand profit des propositions faites dans le cadre des activités des collèges et lycées en FLM. Les apprenants au cours de ces travaux préalables à ceux proposés lors des séquences pédagogiques seront confrontés à leurs problèmes d’écriture mais aussi de réécriture en produisant des textes plusieurs fois travaillés et donc réécrits. Ces compositions/décompositions/recompositions leur permettront d’adopter des attitudes méta-cognitives et des contrôles méta-scripturaux sans qu’il leur soit nécessaire d’utiliser la terminologie métalinguistique qu’ils ne possèdent pas en langue étrangère. Ces gammes sont des séquences préparatoires qui procèdent de ce que des auteurs ont appelé des « techniques de facilitation procédurale » (Charolles 1986). Ces gammes, passages obligés vers le projet d’écriture sont directement inspirées des pratiques d’atelier d’écriture (creative writing) maintenant relativement ré- pandues. Nous y associerons les travaux de l’OULIPO (Ouvroir de littérature potentielle) créé par Raymond Queneau et François le Lionnais dont les produc- tions littéraires s’appuient sur le principe des contraintes imposées. 376 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA « TÂCHE LITTÉRAIRE » DANS UNE PERSPECTIVE ACTIONNELLE Quant aux objectifs visés à travers l’atelier d’écriture, ils sont divers : confiance en soi, revalorisation de la personne, pratique ludique de la langue, structuration de l’expérience personnelle (récit de vie), développement d’une pratique de créa- tion, amélioration de l’expression personnelle et de la communication interper- sonnelle, ouverture culturelle, travail sur l’acquisition des savoirs de base à partir des textes rédigés en atelier. Nous voyons déjà avec cette liste quels profits peuvent tirer les apprenants d’une langue étrangère. Les objectifs appartiennent fort clairement, sans y faire référence, à une perspec- tive actionnelle en écho aux préconisations du CECR. Le projet d’écriture et donc la tâche littéraire sera l’aboutissement de ces diverses pratiques d’écriture. D’abord des « gammes » proposées tout au long de l’apprentissage puis les prétâches ou tâches préparatoires liées à chaque texte littéraire. L’ensemble de ces activités va mobiliser et développer les connaissances linguis- tiques, sociolinguistiques, discursives (du fonctionnement des textes) référen- tielles (du monde) et socioculturelles déjà rencontrées lors de l’apprentissage de la langue fonctionnelle (ordinaire). Comme l’écrit Claire Boniface (1999) : L’atelier d’écriture aide l’apprenant à devenir un familier des écrivains qu’il fréquente, sans sacralisation, en apprenant à les lire en rapport avec sa propre écriture, en découvrant des techniques, les motifs des effets pro- duits sur le lecteur, des libertés littéraires qui encouragent l’audace, et aussi des affinités personnelles avec des univers littéraires. Nous remplaçons « l’atelier d’écriture » par « la tâche littéraire ». 4 ÉVALUER 4.1 Que faut-il évaluer, comment évaluer ? Il est évident qu’en intégrant des pratiques d’écriture créative tout au long de l’apprentissage l’enseignant sera amené à réfléchir sur les types d’évaluation. Avant tout, le concepteur de la séquence pédagogique doit être sûr de ce qu’il va demander. Les gammes ne seront donc pas évaluées puisque c’est une ma- nière d’apprendre à rencontrer la langue à partir de manipulations littéraires. Au contraire, les prétâches peuvent être évaluées, ce sont les parties de vérification de la compréhension et de l’analyse littéraire où l’évaluation est évidemment sommative puisque les questions posées demandent des réponses précises et simples. Mais on peut se référer avec profit aux grilles d’évaluation existantes comme celles CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 377 Marie-Hélène Estéoule-Exel proposées par le CIEP pour l’évaluation des examens du DELF B1, B2, C1 et C2. Il est facile de construire des critères pour évaluer au fur et à mesure chacun des exercices préparatoires et mettre des notes si l’on en a besoin. « Ainsi tout échec ne sera que partiel et le texte en cours d’apprentissage ne sera pas noté avant d’être terminé. » (Oriol-Boyer 1989) Quant à la « tâche littéraire », proposée comme projet final, le concepteur de la séquence pédagogique autour d’un texte littéraire peut facilement imaginer une grille d’évaluation qui comprendra trois parties : Respect de la consigne : Pour un travail d’écriture créative il sera important d’éva- luer plus spécifiquement le respect du genre, la richesse du lexique, l’originalité relevant de sa dimension esthétique mais aussi la qualité de la mise en page si la consigne le demande. En ce qui concerne l’originalité ou plutôt la réception que l’on peut, on lira avec profit l’article de Jean Louis Dufay. Comment évalue-t-on les textes littéraires ? Une typologie des valeurs et des modes d’évaluation ou d’appréciation : dans ce cadre, il sera aussi important de relever une erreur portant sur l’organisation de la macrostructure textuelle qui peut avoir des conséquences graves sur la continuité du texte comme dans sa cohérence. Compétence lexicale/orthographe lexicale : On peut s’inspirer de la grille exis- tante sachant que les fautes d’orthographe qui se situent à la surface du texte ne perturbent que peu son fonctionnement. Compétence grammaticale/orthographe grammaticale : on peut s’inspirer de la grille existante. 5 POUR CONCLURE Pour conclure, retenons ce résumé de la conférence de François Quet, maître de conférences en didactique de la littérature à Lyon, s’adressant à des formateurs d’enseignants : « Apprendre à écrire n’est pas être écrivain. Écrire, c’est chercher le calme, et parfois le trouver, pour revenir à la maison. Il nous faut montrer que l’écriture peut parfois être une maison ». (Quet, dans Picard 2007) Avoir un projet d’écriture dans une langue étrangère, c’est construire une autre maison, s’affranchissant de l’espace, une recherche de liberté par rapport à la langue de naissance, par rapport à toute langue. 378 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LA « TÂCHE LITTÉRAIRE » DANS UNE PERSPECTIVE ACTIONNELLE Références bibliographiques Albert, Marie-Claude et Marc Souchon, 2000 : Les textes littéraires en classe de langue. Paris : Hachette. Blancpain, Marc, 1953 : Préface. Mauger, Gaston : Cours de langue et de civilisa- tion françaises I. Paris : Librairie Hachette. vi. Boniface, Claire, 1999, entretien pour la Nouvelle Revue Pédagogique, https:// remue.net/atel/DEB00boniface.html. (Consulté le 5 octobre 2020) Charolles, Michel, 1986 : L’analyse des processus rédactionnels : aspects linguistiques, psychologiques et didactiques. Pratiques 49 (numéro thématique Les activités rédactionnelles). 3-21. Conseil de l’Europe, 2000 : Cadre européen commun de référence pour les langues. Paris : Didier. Doquet-Lacoste, Claire, 2004 : Lecture littéraire et « observation réfléchie de la langue ». Cahiers pédagogiques 420 (Dossier « Enseigner la littéra- ture »), http://www.cahiers-pedagogiques.com/Lecture-litteraire-et-observa- tion-reflechie-de-la-langue. (Consulté le 5 octobre 2020) Estéoule-Exel, Marie-Hélène, 1993 : Le texte littéraire dans l’apprentissage de fran- çais langue étrangère. Thèse de doctorat, Université Stendhal, Grenoble III. Luscher, Jean-Marc, 2009 : L’enseignement de la littérature selon la perspective actionnelle. Que pourrait être une « tâche littéraire » ? Le français à l’université 14/2, http://www.bulletin.auf.org/index.php?id=835. (Consulté le 5 octobre 2020) Oriol-Boyer, Claudette, 1989 : L’écriture du texte, théorie, pratique, didactique. Thèse de doctorat d’État, Université de Paris VIII Vincennes Saint-Denis. Peytard, Jean, 1982 : Sémiotique du texte littéraire et didactique du Français langue étrangère. Études de Linguistique Appliquée 45 (février-mars), https:// www.cairn.info/revue-ela.htm. (Consulté le 5 octobre 2020) Peytard Jean et al., 1982 : Littérature et classe de langue. FLE. Collection LAL, CREDIF. Paris : Hatier/Didier. Picard, Patrick, 2007 : Journée nationale de l’ONL : Écrire des textes, l’appren- tissage et le plaisir. Le café pédagogique, 24 janvier 2007, http://www.cafepe- dagogique.net/LESDOSSIERS/PAGES/ONL_INDEX3.ASPX. (Consulté le 5 octobre 2020) Puren, Christian, 2006 : Explication de texte et perspective actionnelle : la littérature entre le dire scolaire et le faire social, site Internet de l’APLV, https://www. aplv-languesmodernes.org/spip.php?article389. (Consulté le 5 octobre 2020) Richer, Jean-Jacques, 2008 : Le Cadre européen ou l’émergence d’un nouveau paradigme didactique. Le Français dans le Monde 359. 36-38. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 379 Ignac Fock DDes millions de masques et très peu de visages : Montesquieu et Cadalso comme préfaciers Ignac Fock Université de LjubljanaAbstractThe present article is a comparative study of the fictional prefaces to two Eight-eenth-century epistolary novels: Persian Letters ( Lettres persanes, 1721) by French writer and philosopher Montesquieu, and its Spanish transposition, Morrocan Letters ( Cartas marruecas, 1789) by Cadalso. Following Genette’s theory and ty-pology of the preface, we analyze the identities and the roles of both novelists as preface-writers who reject the authorship by resorting to the topic of the found manuscript in order to create verisimilitude, the first rule of the Eighteenth-century novel. By showing that the narrative structures of the prefaces do not comply with neither the roles nor the reception patterns they are attributed, we try to reveal the narrative mechanisms by which both preface-writers attain the same objective but thereby produce different literary effects. We demonstrate the latter through the motif of the mask, a well-known metaphor referring to the pseudo-allographic or crypto-authorial preface, but also used by Cadalso in an explicit and metafictional manner. Our conclusion is that it is not the perfec-tion of the mask that empowers the preface to be effective, but rather its use: the preface-writer must put it on as well as remove it opportunely. Key words: preface, epistolary novel, paratext, Montesquieu, Cadalso380CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DES MILLIONS DE MASQUES ET TRÈS PEU DE VISAGES Imparerai a tue spese che nel lungo tragitto della tua vita incontrerai tante maschere e pochi volti. Luigi Pirandello, Uno, nessuno e centomilla 1 INTRODUCTION Cet article est une comparaison de deux romans épistolaires ou, plus précisément, de leurs préfaces. Le premier roman, Lettres persanes, écrit par Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, fut publié anonymement en 1721. Connu comme le premier roman épistolaire polyphonique, il fait la satire de la société française du dix-huitième siècle vue par deux Persans, personnages fictifs à travers lesquels l’auteur met en cause le système politique de son époque. Le second roman, Lettres marocaines ( Cartas marruecas), écrit en espagnol par José de Cadalso y Vázquez en 1774, fut publié posthumément, en 1789, et passe pour une imitation du soi-disant « modèle persan » de Montesquieu. En nous appuyant sur la théorie du paratexte établie par Gérard Genette, nous examinons la structure narrative des deux préfaces pour montrer, tout d’abord, que leurs images typolo- giques ne coïncident pas entièrement avec leurs fonctions rhétoriques. Ensuite, nous tâchons de repérer et de déceler les démarches et les mécanismes narratifs par lesquels Montesquieu et Cadalso, en tant que deux préfaciers typologiquement différents, réussissent à atteindre le même effet rhétorique. Finalement, nous em- pruntons un motif très clair et bien connu, mais important puisque Cadalso s’en sert explicitement, celui du masque, pour observer comment ces démarches et mécanismes influent sur le ton voire l’image poétique des deux ouvrages. Par cela, tout en affirmant la solidité architecturale de la théorie de Genette, considérée déjà comme classique, nous en révélerons aussi les lacunes, avouées en quelque sorte par le théoricien lui-même et signalées maintes fois par la narra- tologie plus récente. Certes, la quête du ton de la préface inscrit notre recherche dans la ligne esquissée par Andrea Del Lungo, qui propose d’« étudier /la préface/ dans ses valeurs connotatives et sémantiques » (2009 : 111), pour justifier une démarche qui dépasse l’analyse structurale tout en examinant un élément défini au sein de la structure, comme par exemple la préface. Or, au-delà des précisions narratologiques et historico-littéraires, et compte tenu de la nature du présent volume, notre article démontrera, bien qu’implicitement, deux faits à considérer dans le domaine de l’enseignement du français et, notamment, de la littérature française. D’abord, le rôle incontestable des lettres françaises dans l’évolution du roman espagnol, mais aussi les voies prises par celui-ci afin d’élaborer sa propre poétique ; c’est toujours « l’autre » qui nous permet d’envisager dans toutes les di- mensions l’image de nous-mêmes. Et ensuite : dans deux ouvrages non seulement CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 381 Ignac Fock structurellement proches mais aussi liés au sens d’intertexte et d’hypertexte, l’em- ploi d’une stratégie narrative assez conventionnelle, remplissant la même fonction rhétorique, suscite deux tons différents. Il faudrait y songer à l’heure d’enseigner une langue étrangère : à côté des compétences linguistiques et la distinction de différents registres, il y a l’humour, témoin suprême de la maîtrise d’une langue, maternelle ou étrangère, et, finalement, une certaine sensibilité voire perspicaci- té (tellement chères aux écrivains du XVIIIe siècle). Et ces compétences ne s’ac- quièrent qu’à travers la littérature. 2 LA PRÉFACE FICTIONNELLE : MASQUE ET IMITATION Le roman moderne, héritier des modèles picaresque et cervantin, s’articule au dix-huitième siècle grâce aux écrivains anglais et français. Il naît d’une subversion qui dépasse le domaine littéraire : l’essence du roman moderne, c’est l’essence de l’esprit des Lumières, dit Todorov (2006). Dû aux changements dans la société qui ont produit les changements du goût littéraire chez un public de plus en plus nombreux, le récit fictionnel en prose a dû s’éloigner du monde idéalisé des romans chevaleresques, amoureux et pastoraux du siècle précédent. Il devait re- fléter le monde contemporain, l’empire de la raison sur la superstition et sur cette immaturité dont l’homme pouvait sortir, selon Kant, en se servant de son propre entendement. En même temps, le roman reflétait une nouvelle sensibilité s’éten- dant du libertinage au moralisme (tout en passant par la fausse moralité). Et ce n’était pas seulement le philosophe des Lumières qui cherchait de telles doctrines incarnées en des personnages littéraires individualisés au lieu de typifiés, le lecteur bourgeois lui aussi visait à s’identifier avec eux. Par conséquent, l’authenticité devient la première norme pour tout romancier, quel que soit le rôle qu’il s’attribue en se servant de la préface pour nier qu’il soit l’auteur du roman qu’il publie et, surtout, pour nier que ce qu’il publie soit un roman. Il y dira « ceci n’est pas un roman », mais un journal, une correspondance, un manuscrit trouvé, ce qui est conforme, d’abord, à l’obligation sous-entendue de l’auteur d’assurer l’authenticité à son œuvre, et, ensuite, aux exigences des lec- teurs auxquels la méthode épistolaire permet de scruter la psychologie des person- nages. Ainsi, le topique du manuscrit trouvé accompagne le roman moderne dès sa naissance, trouvant la place dans la préface. C’est là où Cervantès se proclame pour « père putatif » de don Quichotte, déclaration que nous ne comprenons qu’au moment de lire l’épisode de Cide Hamete Benengeli au neuvième chapitre, où un autre topique voire une autre technique de manipulation narrative est mise en marche : la pseudo-traduction. 382 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DES MILLIONS DE MASQUES ET TRÈS PEU DE VISAGES Dans son étude sur les paratextes, Gérard Genette définit la préface en tant que « toute espèce de texte liminaire (préliminaire ou post-liminaire), auctorial ou allographe, consistant en un discours produit à propos du texte qui suit ou pré- cède » (1987 : 164). En les classifiant selon le rôle1 et le régime2 du préfacier, le théoricien structuraliste établit dix types de préfaces pour parler ensuite de leurs fonctions. Or, une autre division, beaucoup plus importante pour notre analyse, s’ensuit de leur image rhétorique et de leur valeur littéraire. Certes, les fonc- tions attribuées aux préfaces font que celles-ci se polarisent, constate-t-il, entre les préfaces sérieuses, qui « disent (ou impliquent) la vérité sur la relation entre leur auteur et le texte qui suit », et celles qui sont fictionnelles « en ce sens qu’elles proposent toutes, chacune à sa façon, une attribution manifestement fausse du texte » (ibid. : 181-182, 282). Les fonctions de la préface auctoriale authentique assomptive (dite aussi originale) – écrite par l’auteur du roman qui, en plus, revendique le roman aussi bien que la préface, et sérieuse par excellence – accompagnent son développement depuis l’Antiquité ; la préface romanesque tire ses origines dans le prologue dramatique et dans l’exorde en rhétorique. Il s’agit tout d’abord des topoï, décrits magistrale-ment par E. R. Curtius (1984), comme par exemple captatio benevolentiae, excu-satio propter infirmitatem, etc. ; de souligner l’importance et l’utilité du texte, de le valoriser, de servir de « paratonnerre » pour neutraliser de possibles critiques, d’expliquer la genèse de l’œuvre, d’indiquer le contexte de sa parution, de déter- miner le genre littéraire, etc. Or, la préface aux Lettres persanes de Montesquieu s’inscrit parmi les auctoriales authentiques dénégatives voire crypto-auctoriales, « puisque l’auteur s’y cache (ou s’y défend) de l’être », voire pseudo-allographes, « puisque l’auteur s’y présente comme un préfacier allographe, n’y revendiquant, de toute l’œuvre, que la seule préface » (Genette 1987 : 188). Une telle préface, considérée comme fiction- nelle, fonctionne d’une manière différente bien que parallèle à une préface originale, c’est-à-dire, sérieuse. La préface pseudo-allographe est fictionnelle à cause de l’attribution, fausse et « mensongère », de la paternité de l’œuvre, et sa fonctionnalité correspond précisément à ce caractère fictionnel : une telle préface est là afin de produire une fiction. Mais Genette avertit qu’il ne suffit pas de dire « je ne suis pas l’auteur de ce livre » ; « il faut un peu plus qu’une déclaration performative ; il faut constituer cette fiction, à coup de détails fictionnellement convaincants » (ibid. : 282), et la manière la plus efficace de le faire est de simuler une préface sérieuse typologiquement proche, imitant tous 1 Est auctoriale ou autographe une préface dont l’auteur prétendu coïncide avec l’auteur réel ou prétendu du livre. Est actoriale une préface dont l’auteur prétendu est un des personnages de l’action du texte du livre ; est allographe une préface écrite par toute autre personne (ibid. : 181). 2 La préface est authentique « si l’attribution à une personne réelle est confirmée par tel autre, et si possible par tous les autres indices paratextuels », apocryphe, « si elle est infirmée par tel indice du même ordre », ou fictive « si la personne investie de cette attribution est fictive » (ibid. : 181-182). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 383 Ignac Fock ces détails qui auraient constitué ou effectué les fonctions d’une telle préface sérieuse.3 3 MONTESQUIEU OU « UN HOMME D’UN AUTRE MONDE » Les Lettres persanes furent publiées anonymement, et la préface dans laquelle l’auteur se proclame pour « traducteur et rédacteur », est elle-même anonyme. Aussi remplit-elle les fonctions d’une préface fictionnelle, présentant le roman comme un texte documentaire, une correspondance authentique, traduite, arrangée et, pour l’instant, publiée sous forme réduite : « J’ai détaché ces premières lettres pour essayer le goût du public ; j’en ai un grand nombre d’autres dans mon por- tefeuille, que je pourrais lui donner dans la suite. /…/ Je ne fais donc que l’office du traducteur » (Montesquieu 1972 : 7-8). Toutefois, un soupçon ne cesse de s’y mêler. Ce soupçon s’ensuit du fait que le préfacier, tout en se cachant, se voit tenté d’attirer souvent l’attention à sa propre figure. Cette énigme forme un vigoureux repoussoir dans le cadre d’anonymat, puisque le préfacier se sert d’un exemple pour annoncer qu’il est prêt à donner la suite de la correspondance au public « à condition que je ne serai pas connu : car, si l’on vient à savoir mon nom, dès ce moment je me tais. Je connais une femme qui marche assez bien, mais qui boite dès qu’on la regarde. » (ibid. : 7) Ce petit détail n’est en fait qu’une dramatisation des topoï bien connus : « C’est assez des défauts de l’ouvrage, sans que je présente encore à la critique ceux de ma personne. » (ibid.) Le sujet est toujours louable, son traitement, c’est-à-dire, le travail de l’auteur, qu’il assume ou rejette la pa- ternité, toujours indigne (cf. Genette 1987 : 212). La fausse modestie, enfin, est parmi les topiques exordiaux4 les plus fréquents (cf. Curtius 1984). En ce qui concerne le cas concret de Montesquieu, préfacier pseudo-allographe des Lettres persanes, Starobinski souligne un fait bien évident : « L’incognito n’a pas pour seul effet de protéger l’auteur. Son identité n’eût pas été un très grand mystère, pour une police bien organisée. L’effet recherché concerne moins l’auteur, que la constitution même de l’œuvre. » (1974 : 83) En plus, bien qu’en passant, il ob- serve que cette préface donne le ton au roman, réflexion qui le conduit à conclure que l’incognito aboutit à la suppression de l’auteur. Grâce à celle-ci, les épistoliers jouissent d’une autonomie narrative plus élevée : « /L/e livre, donné pour un recueil de missives, a autant d’auteurs qu’il y a d’épistoliers. » (ibid. : 84) Cette autonomie dépasse alors la simple polyphonie, qui ne porte que sur les narrateurs. 3 En empruntant à Percy Lubbock (/1921/ 2007) la terminologie déployée postérieurement par Wayne C. Booth (1983), nous pourrions donc constater qu’une bonne préface fictionnelle ne fait pas recours à la méthode de « telling », mais plutôt à celle de « showing ». 4 C’est-à-dire, qui surgissent dans la partie introductoire (exorde) du discours en rhétorique classique. 384 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DES MILLIONS DE MASQUES ET TRÈS PEU DE VISAGES En réfléchissant sur le rôle de l’auteur du roman épistolier, Ouellet prend en compte le contexte historique et littéraire du XVIIIe siècle aussi bien que les exigences d’un public bourgeois, moderne, qui réclame l’authenticité dans ce qu’il lit. Sachant qu’un point de vue unique pourrait nuire à cet effet tellement désiré, l’auteur emploie plusieurs narrateurs : « À défaut de la vision englobante de ‘Dieu-le-Père’, il essayera de trouver, par le seul dynamisme de ses facultés intellectuelles, une synthèse, ou plutôt une approximation unificatrice de tous les points de vue recueillis. » (Ouellet 1968 : 250) Cela se réalise, bien sûr, dans la préface, seul endroit où l’auteur du roman épistolaire puisse accomplir ses charges « officielles », et justement pour cette raison, il les accomplit à fond. Ce sera un oxymore, mais dans ce cas-là, la dissimulation et le désaveu sont des techniques d’accomplissement qui, de surcroît, s’avèrent fort minutieuses. Ces interventions sont rendues possibles et justifiées par la perspective limitée des narrateurs diégétiques (épistoliers, auteur des mémoires, etc.) qui est préférable dans un récit feignant la véridicité. Plus qu’à la poétique et à la rhétorique, l’auteur se dédie alors aux questions portant sur l’authenticité ; aussi faudrait-il poursuivre les mérites littéraires de l’œuvre précisément dans tout ce qui paraît un manque d’authenticité voire une imperfection ou anomalie. En d’autres termes, le caractère suspicieux du préfacier et notamment le soupçon que le préfacier éveille auprès du lecteur sont décisifs pour la construction de l’effet littéraire de la préface. Toutefois, un fait même plus intéressant et plus significatif que cette « mort de l’auteur »5 de laquelle tirent avantage les épistoliers, se révèle dès que nous chan- geons de point de vue : plus qu’une retraite ou un repli, la situation décrite signifie un affaiblissement voire une dégradation de l’autorité d’auteur. Car dans la structure narrative du roman, cet auteur anonyme n’est rien de plus (ni de moins) que les épistoliers, son image étant substituée par sa figure dramatisée qui se présente pour faire son apparition dans l’histoire. De sa position d’auteur, il a dû descendre à celle d’un narrateur homodiégétique, perdant ainsi son autorité et, finalement, le prestige de la fonction. Afin d’assurer l’authenticité au récit, il s’est vu obligé de choir délibérément de son piédestal. Il n’avait point trouvé un manuscrit, c’étaient les Persans qui lui lisaient leur correspondance pour qu’il la transcrivît. C’est exactement ce rôle de pseudo-rédacteur et de pseudo-traducteur, qu’il s’attribue de bon gré, qui a causé sa chute : lui, préfacier, devient en même temps témoin et interlo- cuteur, logeur et ami, car les « Persans qui écrivent ici étaient logés avec moi ; nous passions notre vie ensemble. » (Montesquieu 1972 : 7) Les circonstances dans lesquelles se trouve dorénavant le préfacier nous font pen- ser à la situation décrite par Howard Mancing dans le cas de Don Quichotte. Le germe des désaccords entre les théoriciens en ce qui concerne la structure narrative 5 Cf. Barthes (1984). Bien sûr, au XXe siècle, la « mort de l’auteur » était une condition nécessaire pour que la critique ait commencé à s’occuper du lecteur ; il ne s’agit donc pas d’une autre manière d’écrire, mais d’une autre manière de lire. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 385 Ignac Fock du roman cervantin, c’est l’idée que la préface n’aurait pas été écrite par Cervantès mais par une entité anonyme complètement inventée. Cette idée provient de la déduction suivante : « l’ami » mentionné dans la préface est fictif, c’est pourquoi la personne à qui il parle – c’est-à-dire, le préfacier – l’est aussi (Mancing 2003 : 134). Ou bien, pour retourner à Montesquieu : étant donné que le préfacier est une personne réelle (ou qu’il se présente comme tel), tous ceux qui sont logés avec lui sont eux aussi des personnes réelles. Genette appelle ce postulat « une fiction officielle que le lecteur n’est pas plus (et sans doute encore moins) invité à prendre au sérieux » voire « une vérité que chacun perçoit ou devine, mais que nul n’a intérêt à dévoiler. » (1987 : 185) Dans la préface pseudo-éditoriale, elle est tout à fait prévisible, or, généralement ce type de mensonge peu convaincant est adressé au lecteur, et ce n’est pas dû à sa candeur ou sa bêtise qu’il l’acceptera, mais parce qu’il comprend ce que signifie le contrat de fiction. Cette fois-ci, les circonstances ne sont pas les mêmes, car le préfacier a rajouté : « Comme ils /les Persans/ me regardaient comme un homme d’un autre monde ils ne me cachaient rien. En effet, des gens transplantés de si loin ne pouvaient plus avoir de secrets. » (Montesquieu 1972 : 7) La distance culturelle n’est pas qu’un moyen puissant et utile de la critique ; la distance devient une stratégie d’authentification. Pourquoi devrait-on croire ce que les Persans lui ont raconté (et qu’il n’a fait que transcrire) ? Évidemment, parce qu’ ils le regardaient comme un homme d’un autre monde et, par conséquent, ne lui cachaient rien. À quoi bon avoir des secrets lorsqu’on est si loin de chez soi ? Mais tout en étant sincères, ils lui ont dissimulé le contenu de quelques lettres : « J’en surpris même quelques-unes dont ils se seraient bien gardés de me faire confidence, tant elles étaient mortifiantes pour la vanité et la jalousie persane. » (ibid.) En résumé, ce qu’ils lui ont raconté, est vrai. Ce qu’ils ne lui ont pas raconté, est d’autant plus vrai (et délicat) ; s’il n’en était pas le cas, ils ne se seraient jamais vus obligés de le taire. Qu’est-ce qu’ils ont tu et pourquoi l’ont-ils tu ? La réponse à cette question sup- pose une intrusion dans la correspondance et fonctionne comme un lien avec l’histoire encadrée et, simultanément, comme une clé pour son interprétation : les choses qu’ils lui ont tues étaient mortifiantes pour la vanité et la jalousie persane. En plus, Montesquieu, pseudo-traducteur et pseudo-éditeur, réussit à envelopper la fiction d’une autre couche de paradoxe. Malgré la tentation, il a renoncé fiè- rement à l’indiscrétion bien qu’elle eût rendu la lecture encore plus séduisante : « /J/’ai passé un nombre infini de ces minuties qui ont tant de peine à soutenir le grand jour, et qui doivent toujours mourir entre deux amis. » (ibid. : 7-8) Cette suspension, ce silence fort éloquent est comparable à une autre stratégie d’authentification : « au Château de… ; Paris, ce 4 août 17** » lisons-nous, par exemple, dans Les Liaisons dangereuses (Laclos 2009 : 35-37). Il vaut mieux taire le lieu et la date exacts de tout ce qui a vraiment eu lieu. Si cela n’avait pas eu lieu, on n’y aurait jamais pris soin, c’est pourquoi le fait que les lieux et les dates ont 386 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DES MILLIONS DE MASQUES ET TRÈS PEU DE VISAGES été supprimés est forcément une preuve d’authenticité. Ou bien : « /N/ous avons changé le nom de deux personnes dont il y est parlé, et qui sont mortes. Ce qui y est dit d’elles est pourtant très indifférent ; mais n’importe : il est toujours mieux de supprimer leurs noms. » (Marivaux 1978 : 49) Ce dernier exemple est pris du roman La vie de Marianne, mais du roman proprement dit, et non pas de sa préface. Le mécanisme préfacier, reposant sur la sup- pression de noms et destiné à donner un air d’authenticité au roman, y est trans- posé de la préface au premier chapitre, alors la transposition s’est opérée au niveau textuel : du paratexte, texte « secondaire », au texte « primaire », romanesque. Dans le cas des Lettres persanes, par contre, on ne parle plus de la limite purement textuelle mais plutôt des fonctions rhétoriques de la préface qui ont été transposées au niveau de l’histoire (au sens narratologique du terme), celle qui constitue à son tour le récit-cadre (extradiégétique) dont les morceaux nous sont lancés dans la préface et que nous pouvons en déduire : un Parisien et deux Persans ont fait amitié, le Parisien a logé les étrangers chez lui, ils y sont restés longtemps, ils lui racontaient le contenu de leur correspondance, omettant quelques lettres ; d’un côté il en a profité, d’un autre côté il est resté loyal, et ce qui l’a souvent étonné, c’est de voir ces Persans quelquefois aussi instruits que moi-même des mœurs et des manières de la Nation, jusqu’à en connaître les plus fines circonstances et à remarquer des choses qui, je suis sûr, ont échappé à bien des Allemands qui ont voyagé en France. (Montesquieu 1972 : 8) Difficilement trouverions-nous un lecteur, au dix-huitième siècle ou ailleurs, qui, tout en s’irritant à l’heure de lire les histoires parisiennes, ne s’intéresse beau- coup plus à celles qui se déroulent en Perse : « /L/e désordre croît dans le sérail d’Asie à proportion de la langueur de l’absence d’Usbek, c’est-à-dire à mesure que la fureur augmente, et que l’amour diminue » constate Montesquieu dans « Quelques réflexions sur Les Lettres persanes », ajoutées dans le supplément de l’édition de 1754. C’est pourquoi il est d’autant plus significatif que l’auteur ne semble pas les prendre suffisamment au sérieux. Il est peu probable que le lecteur soit touché par le dénouement de l’histoire amoureuse (Roxane, épouse préférée d’Usbek, se suicide pour se venger de lui), remarque Georges Gusdorf, qui y a noté aussi de nombreuses imprécisions factographiques : « Montesquieu a pris la peine de transcrire en style oriental les dates du calendrier européen ; ce petit jeu ne convainc guère. À plaquer ainsi du mécanique sur le vivant, on accentue seulement l’impression de laborieuse mascarade. » (1972 : XII) En fin de compte, le motif pour lequel Montesquieu s’est servi de la forme épis- tolaire est clair : il a authentifié deux fois l’histoire, tandis que lui, il s’est caché successivement derrière deux masques. Mais du point de vue de la composition, l’histoire qui se déroule à Ispahan, complémentaire et en contraste à celle de Paris, sert de leurre pour attirer le lecteur. C’est l’histoire persane qui « fait » le CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 387 Ignac Fock roman,6 qui fait qu’il y ait un roman : premièrement, parce que c’est une histoire proprement dite, et deuxièmement, parce qu’elle est entourée d’une scénographie et chargée d’une atmosphère bien aimées à l’époque. En 1721, l’Orient est à la mode.7 Voilà pourquoi les Lettres marocaines de Cadalso, publiées en 1789, n’atteignent pas la curiosité littéraire des Lettres persanes : au Maroc, il n’y aura aucune histoire et aucun sérail. 4 CADALSO ET « LE CARROSSE DU MENSONGE TRIOMPHANT » Contrairement au grand nombre d’épistoliers chez Montesquieu, il n’y en a que trois chez Cadalso : leurs caractères et leurs images constituent en même temps leurs fonctions. Gazel, jeune Marocain appartenant à la suite de l’ambassadeur, voyage par Espagne et décrit les mœurs espagnoles à son précepteur Ben-Beley, qui vit au milieu du désert marocain et lui répond solennellement, faisant appel à la sagesse orientale et au pragmatisme des lois naturelles. La troisième voix épis- tolière appartient à Nuño, Espagnol, mentor du jeune Marocain et, évidemment, alter ego de Cadalso voire messager dramatisé de ses valeurs, ses opinions et, finalement, de son ironie. Nuño est sceptique, « encarcelado dentro de sí mismo » (Cadalso 2008 : 153), un « philosophe stoïque » (Pedraza Jiménez et Rodríguez Cáceres 1981 : 160) qui utilise l’incompréhension des coutumes espagnoles et le manque de connaissance du pays, évidents chez les deux épistoliers marocains, afin d’enseigner au public des sujets sociaux, philosophiques et moraux. Soixante- six sur quatre-vingt-dix lettres sont écrites par Gazel, mais il cite Nuño souvent ; ainsi nous apercevons-nous que c’est lui le vrai spectateur et critique, tandis que Gazel n’est que son porte-parole. À première vue, la préface aux Lettres marocaines, intitulée « Introducción », ressemble typologiquement à celle des Lettres persanes. Dans le cas de Montesquieu, l’énigme pseudo-allographe, aussi bien que ses causes, est facile à résoudre dès que le nom de l’auteur apparaît sur la couverture. On peut dire que la mystification de la figure de l’auteur a joué le rôle du miroir : l’auteur ne fuyait pas dans cette énigme, il s’en est servi à dessein pour attirer l’attention non pas à soi-même mais aux Lettres. Mais Cadalso, de son côté, titube de telle manière que la préface oscille entre assomptive et dénégative, présentant l’œuvre comme fiction romanesque et comme correspondance authentique, respectivement. 6 Cf. Montadon (1999 : 237) : « roman de sérail ». 7 La source la plus importante du « genre de roman persan », ce ne sont pas les Lettres portugaises de Guilleragues, roman épistolaire sentimental monophonique, mais L’Espion du Grand Seigneur et ses relations secrètes envoyées à Constantinople, concernant les événements les plus considérables arrivés pendant le règne de Louis le Grand écrit par Giovanni Paolo Marana et publié en 1686 (cf. Gusdorf 1972 : XI). 388 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DES MILLIONS DE MASQUES ET TRÈS PEU DE VISAGES Dans les premières lignes de l’« Introduction », il annonce un roman qui s’inscrit dans le soi-disant « genre persan », dont il fera mention à continuation,8 ajoutant que les critiques qui ont eu le plus de succès parmi les gens du monde et des lettres, sont celles qui portent le titre de « lettres » écrites, supposément, par tel ou autre voyageur d’un pays non seulement lointain, mais aussi opposé en ce qui concerne la religion, le climat et le gouvernement (Cadalso 2008 : 143-144). Il fait noter que tous ces livres ont eu du succès grâce à la forme épistolaire – « El mayor suceso de esta especie de críticas debe atribuirse al método epistolar, que hace su lectura más cómoda, su distribución más fácil, y su estilo más ameno » (ibid.)9 – et qu’en Espagne, ce genre de fiction (!) n’est pas très fréquent, puisqu’il y vient très peu de voyageurs qui puissent passer pour des auteurs supposés (!) – « los supuestos autores » (ibid.) – de telles correspondances. C’est-à-dire qu’il insinue deux fois que l’œuvre est non seulement fictionnelle mais aussi préparée avec calcul. Ainsi reconnaît-il d’avoir toujours considéré comme opportune la possibilité d’essayer ce genre littéraire en Espagne. Bien qu’il s’efforce à maintenir sa narration impersonnelle, il n’y a aucun doute qu’il parle de la fiction et du travail producteur d’un écrivain potentiel qui en traitant son sujet littéraire, suivrait le modèle persan et introduirait quelque voyageur d’un pays lointain pour rendre son récit authentique : « /S/iempre me pareció podría trabajarse este asunto con suceso, introduciendo algún viajero venido de lejanas tierras, o de tierras muy diferentes de las nuestras en costumbres y usos » (ibid. : 145).10 Mais brusquement, il change de registre, il met un masque et nous surprend en se servant du topique du manuscrit trouvé, manœuvre peu authentique puisque ce manuscrit porte un titre qui s’accorde merveilleusement avec ses hypothèses exprimées tout à l’heure. Il feint de ne pas feindre. La suerte quiso que, por muerte de un conocido mío, cayese en mis manos un manuscrito cuyo título es: Cartas escritas por un moro llamado Gazel Ben-Aly, a Ben-Beley, amigo suyo, sobre los usos y costumbres de los españoles antiguos y modernos, con algunas respuestas de Ben-Beley, y otras cartas rela- tivas a éstas. (ibid.)11 Christian Angelet appelle ce genre de thématisation du manuscrit retrouvé « le manuscrit baladeur » : « La préface se gonfle démesurément et devient comme 8 « Sería increíble el título de Cartas persianas, turcas o chinescas, escritas de este lado de los Pirineos. » [« Il serait impensable qu’un livre intitulé Lettre persanes, turques ou chinoises soit écrit de ce côté des Pyrénées. »] (Cadalso 2008 : 144) « Turques » se réfère au roman déjà mentionné de Marano, et « chinoises » aux Chinese Letters d’Oliver Goldsmith publiées en 1760. À ce sujet, voir Domínguez (1989). 9 « Le grand succès de ce genre de critiques doit s’attribuer surtout à la méthode épistolaire, qui rend la lecture plus commode, la distribution plus facile et le style plus amène. » 10 « Il m’a toujours paru que ce sujet pourrait s’élaborer avec succès, en introduisant quelque voyageur venu de pays lointains ou de pays très différents du nôtre en ce qui concerne les us et coutumes. » 11 « Par hasard, suite à la mort d’une personne de ma connaissance, il est tombé dans mes mains un manuscrit intitulé Lettres écrites par un Maure appelé Gazel Ben-Aly à Ben-Beley, son ami, sur les us et coutumes des Espagnols antiques et modernes, y compris quelques réponses de Ben-Beley, et d’autres lettres qui s’y réfèrent… » CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 389 Ignac Fock l’embryon d’un second roman qui pourrait se développer à l’aise et de façon autonome, au point de parasiter le premier, voire de le dévorer », ajoutant que, pour que l’usage du topique soit justifié, il faut qu’il y ait un lien entre le texte et le paratexte, « sinon, la préface paraît plaquée sur le roman et elle s’oublie aussitôt. » (1990 : 171) Le topique du manuscrit retrouvé est un mécanisme à double fonctionnement. Ce n’est pas que le manuscrit qu’il faut authenti- fier, mais aussi son contenu ; « après l’authenticité des lettres, celle des faits », constate Versini (1979 : 52), et toute préface bien écrite remplira donc les deux conditions. Même si Cadalso se sert du modèle de Montesquieu d’une manière claire et pré- cise, il recourt à la parodie et non pas au pastiche.12 Mais quant au contenu du manuscrit, il ne cesse pas d’être ambigu : Acabó su vida mi amigo antes que pudiese explicarme si eran efectiva- mente cartas escritas por el autor que sonaba, como se podía inferir del estilo, o si era pasatiempo del difunto, en cuya composición hubiese gastado los últimos años de su vida. Ambos casos son posibles. (2008 : 145)13 Les contradictions se suivent. Cadalso ne fait que publier les lettres, mais contrai- rement à Montesquieu, il n’est point modeste en parlant de son rôle : « Pero se humillaría demasiado mi amor propio dándome al público como mero editor de estas cartas. » (ibid.)14 Il cherche donc une consolation à sa vanité en imitant la manière de tous ceux qui s’étaient trouvés dans la même situation et s’étaient mê- lés dans le document original : il fait de commentaires en bas de page, il corrige le style, des imprécisions et des erreurs commis par les copistes (ibid. : 146). À quoi il ajoute une autre intervention jamais expérimentée, dit-il, par aucun auteur voire « éditeur » ; il change de ton pour révéler que l’ami qui lui a légué les lettres était leur vrai auteur, et cela veut dire : ce manuscrit est une fiction. En outre, comme si ce n’était pas assez, il avoue que cet ami et lui sont une seule et même personne ; cet ami est né le même jour, au même moment : /E/l amigo que me dejó el manuscrito de estas Cartas y que, según las más juiciosas conjeturas, fue el verdadero autor de ellas, era tan mío y yo tan suyo, que éramos uno propio; y sé yo su modo de pensar como el mío mismo, sobre ser tan rigurosamente mi contemporáneo, que nació en el mismo año, mes, día e instante que yo; de modo que por todas estas 12 Cf. Genette (1982). Marti (1999) remarque que même en Espagne, où les Lumières et le roman comme étant leur « produit » littéraire sont tardifs, à l’époque de la parution des Lettres marocaines, le « genre persan » est un pléonasme, dont Cadalso a profité pour rendre hommage à Montesquieu et pour introduire le costumbrisme dans le roman. Sebold (2008), pour sa part, montre bien des parallèles avec Don Quichotte et Fray Gerundio de José Francisco de Isla. 13 « Mon ami est décédé avant de pouvoir m’expliquer si les lettres avaient été écrites vraiment par l’auteur y mentionné, ce que l’on aurait pu déduire du style, ou bien, si tout cela n’était qu’un passe-temps du défunt, qui avait donc dépensé les dernières années de sa vie à les composer. Les deux cas sont possibles. » 14 « Mais mon amour-propre serait trop humilié si le public me prenait pour simple rédacteur de ces lettres. » 390 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DES MILLIONS DE MASQUES ET TRÈS PEU DE VISAGES razones, y alguna otra que callo, puedo llamar esta obra mía sin ofender a la verdad /.../. (ibid. : 147)15 De telle façon, Cadalso a inventé une nouvelle manière de revendiquer non seule- ment le roman mais aussi ses privilèges d’auteur. Son maniérisme subversif mène à une déformation délibérée de l’appareil paratextuel. Dû à la parodie éclatante, la préface de Cadalso est ostensiblement fictionnelle, tout essai de la prendre au sérieux étant absurde, ce que lui comme préfacier fait savoir en disant d’avoir toujours vénéré le nom de la vérité « aun cuando la he visto atada al carro de la mentira triunfante (frase que nada significa y, por tanto, muy propia para un prólogo como éste u otro cualquiera). » (ibid.)16 À en juger par l’instance préfacielle et par son image typologique, il s’agit d’une préface auctoriale authentique assomptive par excellence : l’auteur vient de reven- diquer l’œuvre aussi bien que la préface qu’il rédige. Or, la préface – carrosse du mensonge triomphant – est une mise en scène : son effet serait-il vraiment dif- férent s’il continuait à nier la responsabilité ? L’image fonctionnelle de la préface serait-elle donc déformée si la préface était du même type que celle de Montesquieu, qui fait cela tout le temps ? Est-ce que l’effet et les fonctions dépendent, dans ce cas-là, de l’instance préfacielle et du type fonctionnel ? Est-il possible de prendre au sérieux une préface qui appartient aux préfaces sérieuses, selon la typologie de Genette ? Ici, le préfacier est vraiment un personnage monté sur scène, énonçant un aparté. Le lecteur jouit du privilège d’avoir une double perspective : d’un côté, il est un autre personnage sur la scène et, supposément, n’entend pas ce qui est dit, mais d’un autre côté, il est assis dans le public et, par conséquent, au courant de tout ce qui se passe. Néanmoins, malgré cet aveu surprenant, les incertitudes continuent. La préface se termine par l’auteur exprimant sa peur devant le public au cas où celui-ci ne se contenterait pas d’un « simple manuscrit » et lui reprocherait d’être « un mauvais Espagnol, un barbare ». Mais il pourra se calmer : Pero mi amor propio me consolará /…/, y me diré a mí mismo: ‘Yo no soy más que un hombre de bien, que he dado a luz un papel que me ha pareci- do muy imparcial, sobre el asunto más delicado que hay en el mundo, cual es la crítica de una nación’. (Cadalso 2008 : 150-151)17 15 « L’ami qui m’a légué le manuscrit de ces Lettres et qui, selon les conjectures les plus judicieuses, était leur vrai auteur, était tellement mien et moi, j’étais tellement sien, que nous étions une seule et même personne ; et je connais sa manière de penser aussi bien que la mienne, en plus, il est mon contemporain, il est né la même année, le même mois, le même jour et dans le même moment que moi ; c’est pourquoi, pour toutes ces raisons, et pour quelques autres que je tais, je peux appeler cette œuvre mienne sans offenser la vérité. » 16 « Même en la voyant attachée au carrosse du mensonge triomphant (phrase qui ne signifie rien et qui est, par conséquent, très appropriée pour une préface comme celle-ci ou pour n’importe quelle autre). » 17 « Mais mon amour-propre me réconfortera et je me dirai à moi-même : ‘Je ne suis qu’un homme de bien qui a publié un écrit, qui me paraissait très impartial, sur le sujet le plus délicat qu’il y ait dans le monde, et c’est la critique d’une nation.’ » CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 391 Ignac Fock La tendance au récit épisodique et l’absence d’une ligne narrative ininterrompue ont conduit de nombreux critiques à qualifier les Lettres marocaines d’une œuvre appartenant au costumbrismo espagnol. Russel P. Sebold avertit qu’une telle classification n’est pas entièrement valable : ce qui les distingue d’un récit classique de coutumes et de mœurs, c’est « la zozobrosa profundidad de la conciencia personal de los problemas nacionales » (2008 : 77). Mais il paraît aussi que Cadalso lui- même se rendît compte des fissures et des insuffisances dans le récit-cadre voire extradiégétique (la découverte du manuscrit et notamment l’histoire des deux Marocains), c’est pourquoi il a complété le roman par deux postfaces, intitulées « Nota » et « Protesta literaria del editor de las Cartas marruecas ». Après avoir oscillé entre les rôles d’auteur et de « simple éditeur », après avoir revendiqué d’une manière fort exceptionnelle le roman, il se présente de nouveau comme l’éditeur d’une correspondance authentique et nous informe que ce qu’il publie n’est que la moitié du manuscrit, car l’autre moitié était illisible. Il s’est donc vu obligé de déduire, difficilement et par bribe, le reste de l’histoire de quelques dernières lettres (Cadalso 2008 : 360). Quant à la définition de la postface selon Genette, la « Nota » y correspond for- mellement, mais pas fonctionnellement. Genette constate que la postface n’est pas un épilogue mais plutôt un post-scriptum voire une préface mise à la fin du roman (1987 : 164, 175) ; tel est l’exemple de la seconde préface à Julie ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau. Certes, la « Nota » de Cadalso n’est pas un épilogue, mais elle fait semblant de l’être. Bien sûr, c’est une autre manœuvre d’authentification, thématiquement compa- rable à celle de Cervantès – voici un autre manuscrit arabe – ; Cadalso, enfin, en fait mention au début de la préface : « Desde que Miguel de Cervantes compuso la inmortal novela » (2008 : 143).18 Mais ce que nous ressentons en lisant la « Nota », et surtout la « Protesta literaria », c’est une posture patriotique, pathétique, enfin, préromantique. Au sein de la préface, Cadalso a assumé et renié à maintes reprises la paternité du livre, se proclamant finalement pour auteur d’une œuvre de fiction, mais là, dans la postface, sa responsabilité d’auteur devient son cauchemar. Il est chassé par des reproches du public : « ¿Cómo te atreves, malvado editor o autor, o lo que seas, a darnos un libro tan pesado, tan grueso, y sobre todo tan fastidioso? /.../ No, Vázquez,19 no lograrás este fin. » (ibid. : 361)20 Les lecteurs sont scandalisés de retrouver dans son œuvre du patriotisme (hostile, en plus, à l’égard des Français), de la philosophie moderne, de la critique de la noblesse héréditaire. Ils menacent de lui arracher le masque et de l’attaquer de tous côtés : « Unos dirán que eres malísimo cristiano en suponer que un moro como Ben-Beley dé tan 18 « Depuis que Miguel de Cervantès a composé son immortel roman. » 19 Le nom entier de Cadalso était José de Cadalso y Vázquez, mais il a publié ses premiers ouvrages sous le nom José Vázquez. 20 « Comment oses-tu, rédacteur ou auteur maudit, ou quel que tu sois, nous donner un livre si pesant, si épais et, surtout, si fastidieux ? /…/ Non, Vázquez, tu n’y réussiras jamais. » 392 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DES MILLIONS DE MASQUES ET TRÈS PEU DE VISAGES buenos consejos a su discípulo. Otros dirán que eres más bárbaro que todos los africanos en decir que nuestro siglo no es tan feliz como decimos nosotros » (ibid. : 363).21 Suant, comme quelqu’un qui a rêvé d’être tombé du clocher, d’avoir été empalé par un taureau ou d’être mené à l’échafaud, Cadalso se réveille, il se jette à genoux et promet aux fantasmes du cauchemar de ne plus jamais écrire et de se débarrasser du manuscrit : « Rompo los cuadernillos del manuscrito que tanto os enfadan; quemo el original de estas Cartas, y prometo, en fin, no dedicarme en adelante sino a cosas más dignas de vuestro concepto. » (ibid. : 364)22 5 CONCLUSION : JEU DE MASQUES Une circonstance de base de tout roman épistolaire, c’est la distance, constate Frédéric Calas (2007 : 79), mais il faut préciser qu’elle connaît deux modalités. La plus évidente, c’est la distance produite par la perspective de l’étranger et par sa sagesse naïve par lesquelles l’auteur, caché derrière le masque, transmet sa cri- tique de la société. Elle surgit entre l’auteur et la correspondance grâce au fait qu’il n’en est supposément pas l’auteur. Mais le fait que le roman se présente comme « un simple manuscrit », crée aussi une autre distance qui surgit entre les person- nages-épistoliers et l’auteur-trouveur-éditeur-traducteur, permettant à celui-ci de différents jugements éthiques, esthétiques, doctrinaux et même sentimentaux. Sebold parle de l’attitude des épistoliers envers les événements qu’ils décrivent dans leurs lettres, pour comparer Gazel, Ben-Beley et Nuño à Pamela et Clarissa de Richardson et Julie de Rousseau. Ils racontent tous a posteriori, et la distance que cela entraîne est liée à la possibilité d’analyse qu’offre le roman épistolaire. La distance de Pamela envers les avances de son maître est pareille à la distance de Gazel envers les événements dont il est témoin et les coutumes qu’il observe, sauf que les Lettres marocaines sont un « roman d’idées », tandis que Pamela, Clarissa et La nouvelle Héloïse sont des « romans sentimentaux et de séduction » : « El ángulo desde el cual se contempla la realidad es el mismo en ambas variantes del género epistolar. Simplemente se ha escogido un sector diferente de la vida para la contemplación. » (Sebold 2008 : 76)23 Aussi convient-il de distinguer la distance purement narrative, qui dépend du genre littéraire, de la distance plutôt éthique, qui ressort essentiellement d’une seule « dimension », bien qu’indispensable, de ce même genre littéraire : la préface. 21 « Certains diront qu’en supposant qu’un Maure comme Ben-Beley puisse donner de si bons conseils à son disciple, tu t’es montré un mauvais chrétien. D’autres diront qu’en affirmant que notre siècle n’est pas aussi heureux que nous le disons, tu es plus barbare que tous les Africains. » 22 « Je déchire les cahiers qui vous fâchent tellement ; je brûle l’original de ces Lettres et, finalement, je vous promets de ne plus jamais m’occuper que des choses qui vous paraissent plus honorables. » 23 « L’angle sous lequel il observe la réalité est le même dans les deux variantes du genre épistolaire. On n’a fait que choisir un autre secteur de la vie pour cette observation. » CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 393 Ignac Fock Toute manœuvre mise à part, l’image que Cadalso, auteur déclaré ou éditeur supposé, nous tend de soi-même, témoigne d’un narrateur plutôt fiable, corres- pondant à l’auteur implicite qui, comme le vrai Cadalso, est partiel ou au moins amer et cynique en s’efforçant en vain d’être impartial. Pedraza Jiménez observe que Cadalso éprouvait certainement le soi-disant « mal d’Espagne » et que cela est bien visible dans les Lettres marocaines (1981 : 162). En fait, le seul sentiment y est celui de l’auteur. José de Cadalso était lieutenant de l’armée royale, il est mort pendant le siège de Gibraltar, tandis que Montesquieu était juriste, politique et philosophe. La comparaison biobibliographique est arbitraire, mais l’indifférence de l’auteur-préfacier des Lettres persanes – « je ne demande point de protection pour mon livre : on le lira, s’il est bon ; et, s’il est mauvais, je ne me soucie pas qu’on le lise » (Montesquieu 1972 : 8) – est bien différente des souffrances pa-thétiques de Cadalso. Sebold souligne également la tendance sentimentale des Lettres marocaines : pour Cadalso, la loyauté à la patrie et à ses traditions était plus honorable que la fidélité intellectuelle aux grandes idées du siècle (dans García de la Concha 1995 : 636). Cadalso oscille entre la pitié de soi-même (qui n’est que le topique de la fausse modestie mis en marche) et l’orgueil militaire, assumant et reniant parallèlement la paternité du livre. Mais la clé de toutes ces oscillations par laquelle nous interprétons le texte, c’est lui, c’est son image auctoriale implicite créée dans les préfaces. La préface lui sert de la même façon que servira le gilet rouge à Théophile Gautier. Montesquieu, en revanche, mystifie sa figure afin que la préface serve au roman. Dans son autre préface, « Quelques réflexions sur Les Lettres persanes », ultérieure, selon Genette, il ne s’occupe plus de l’authenticité. La distance temporelle lui permet de parler des Persans comme des personnes réelles, analysant leurs actions et leurs pensées comme quelqu’un qui continue à affirmer de ne les avoir pas inventés : le mensonge est tellement mûri que l’on finit par y croire, et la fiction officielle a eu tant de succès que l’auteur est sûr de la maîtriser : « Certainement la nature et le dessein des Lettres persanes sont si à découvert qu’elles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper eux-mêmes. » (Montesquieu 1972 : 5) Ce n’est pas le perfectionnement du masque préfacier qui en assure l’effet, mais plutôt son usage : il faut savoir le mettre et l’ôter opportunément. Références bibliographiques Angelet, Christian, 1990 : Le topique du manuscrit trouvé. Cahiers de l’Associa- tion internationale des études françaises 42. 165-176. Barthes, Roland, 1984 : Le bruissement de la langue. Essais critiques IV. Paris : Seuil. 394 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DES MILLIONS DE MASQUES ET TRÈS PEU DE VISAGES Booth, Wayne C., 1983 : The Rhetoric of Fiction. Chicago, Londres : University of Chicago Press. Cadalso, José de, 2008 : Cartas marruecas. Noches lúgubres. Madrid : Cátedra. Calas, Frédéric, 2007 : Le roman épistolaire. Paris : Armand Colin. Curtius, Ernst Robert, 1984 : Europäische Literatur und lateinisches Mittelalte. Berne, Munich : Francke. Del Lungo, Andrea, 2009 : Seuils, vingt ans après. Quelques pistes pour l’étude du paratexte après Genette. Littérature 155. 98-111. Domínguez, Antonio, 1989 : Las Lettres persanes y las Cartas marruecas : la fun-ción de la perspectiva en la crítica social de dos novelas epistolares. Lafarga, Francisco (éd.) : Imágenes de Francia en las letras hispánicas. Barcelona : Pro-mociones y Publicaciones Universitarias. 47-55. García de la Concha, Víctor, 1995 : Historia de la literatura española. Siglo XVIII (2 t.). Madrid : Espasa Calpe. Genette, Gérard, 1982 : Palimpsestes. Paris : Seuil. Genette, Gérard, 1987 : Seuils. Paris : Seuil. Gusdorf, Georges, 1972 : Introduction. Montesquieu, Charles Louis de Se- condat : Lettres persanes. Paris : Garnier. ix-xx. Laclos, Pierre Choderlos de, 2009 : Les Liaisons dangereuses. Paris : Gallimard. Lubbock, Percy, 2007 : The Craft of Fiction. Minneapolis : Filiquarian Publishing. Mancing, Howard, 2003 : Cervantes as Narrator of Don Quijote. Cervantes : Bulletin of the Cervantes Society of America 23/1. 117-140. Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain de, 1978 : La Vie de Marianne. Paris : Garnier-Flammarion. Marti, Marc, 1999 : Roman épistolaire et voix narrative. Cartas marruecas de José Cadalso (1774). Cahiers de narratologie 9. 23-40. Montandon, Alain, 1999 : Le roman au XVIIIe siècle en Europe. Paris : PUF. Montesquieu, Charles Louis de Secondat, 1972 : Lettres persanes. Paris : Garnier. Ouellet, Réal, 1968 : Deux théories romanesques au XVIIIe siècle : le roman « bourgeois » et le roman épistolaire. Études littéraires 2/1. 233-250. Pedraza Jiménez, Felipe B. et Milagros Rodríguez Cáceres, 1981 : Manual de literatura española. V. Siglo XVIII. Pamplona : Cénlit Ediciones. Sebold, Russell P., 2008 : Introducción. Cadalso, José de : Cartas marruecas. Noches lúgubres. Madrid : Cátedra. 15-139. Starobinski, Jean, 1974 : Les Lettres persanes : Apparence et essence. Neohelicon 1-2. 83-112. Todorov, Tzvetan, 2006 : L’Esprit des Lumières. Paris : Éditions Robert Laffont. Versini, Laurent, 1979 : Le roman épistolaire. Paris : PUF. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 395 Nenad Ivić S Sunt lacrimae rerum : naissance, langue, littérature, origine. Les Larmes de Pascal Quignard Nenad Ivić Université de ZagrebAbstractPascal Quignard’s Les Larmes commemorate the birth of the French language. Read with Bernard Cerquiglini’s linguistic study La naissance du français (1991) and his historiographical essay Invention de Nithard (2018), it defines a place of birth of a certain language which is simultaneously a place of birth of a certain literature. What is the relation between a particular language and its poetic expression? What is the origin of a particular language and can it be totally historized, described punctually as a historical event? Is literature a consequence of the language or its condition? This text explores some possi-bilities of interpretation: the birth of a language as a glossogony always already accomplished as literature. Key words: language, literature, history, Cerquiglini, Quignard 396CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS SUNT LACRIMAE RERUM : NAISSANCE, LANGUE, LITTÉRATURE, ORIGINE Exemplaires, donc, les Serments de Strasbourg. Ces quelques lignes tracées sur un parchemin marquent la naissance du français ; elles annoncent celle de deux États rivaux et plus tard de l’Europe des langues ; elles donnent à lire le lien fort de la langue et du politique ; elles montrent le rôle de l’écrit, de ses professionnels dans la constitution d’une langue nationale. S’ils n’existaient pas, il conviendrait promptement de les inventer. C’est d’ailleurs peut-être ce que Nithard a fait. (Cerquiglini 1991 : 125) Eu-lalia, dans la langue des anciens Grecs, signifie Belle Parole. La « belle parole » sort du latin mort. La « belle parole », nommant en grec le français sort du monde antique comme un oiseau de la coquille qu’il brise, dans son gazouillis, à la fin de l’hiver, sur la rive du temps. (Quignard : 125) Une page d’histoire : Les Serments de Strasbourg et la Cantilène de Sainte Eulalie, Europe des langues, deux États rivaux, les anciens Grecs, le monde antique, le latin mort, la belle parole. Charles le Chauve et Louis le Germanique, successeurs de Louis le Pieux, partagent leur portion de l’Empire Romain d’Occident res- suscité par Charlemagne (un rêve politique, celui de la translatio imperii) contre leur frère Lothaire, empereur régnant. En 842, les frères jurent en roman (ou proto-français) et en germanique leur foi contre Lothaire : ce sont les Serments de Strasbourg. Plus tard, en 880 ou 881, les ouailles chantent dans l’église la Cantilène de Sainte Eulalie : leur bavardage recouvre le latin de l’office. Un récit des origines exemplaire : avec ce partage politique du Romanicum et du Germanicum mis par écrit, enregistré, avec cette εὐλαλία1 pieuse dûment trans-crite, « une révolution linguistique a éclaté dans les espaces septentrionaux de l’Empire, et, pour l’essentiel, en Francie et en Austrasie Occidentale » (Banniard 1994 : 421). L’Europe des langues fait son apparition, l’ombre ou le mirage de l’empire uni se retire, le Moyen Âge commence, le latin meurt et la belle parole française prend sa place. Une nouvelle langue pour un nouveau monde. Il convient de se pencher un peu plus sur cette exemplarité. L’exemple présuppose un paradigme, un programme. Par son argumentation subtile, cette histoire, cette narration, cette interprétation dissimule peut-être plus qu’elle ne montre ou exhibe avec sa pléthore de détails. « Enfin », dit un historien du français, « le français fait partie de ces quelques idiomes privilégiés par l’Histoire qui peuvent être choisis pour une expression universelle : la littérature en donne cent exemples admirables » (Rey, Duval et Siouffi 2011 : 11) : peuvent être choisis… qui fait le choix ? Qu’est- ce que c’est que cette Histoire avec un grand H ? Se peut-il que le paradigme, ce qu’on sait de science certaine, le savoir piloté par des croyances, des savoirs et des sciences (histoire, linguistique, anthropologie, mais aussi la chrétienté, toutes ces 1 Εὔλαλος : 1. au beau langage, disert ; 2. qui parle beaucoup, bavard. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 397 Nenad Ivić histoires avec un petit h) comme comparants, ne fait que répéter, perpétuer une rencontre (du particulier et de l’universel, du ciel et de la terre) imaginaire, fuyante et insaisissable, qu’on ne peut appréhender que cristallisée, solidifiée en image, dont la structure reste, sous les oripeaux multicolores, toujours à peu près la même ? Rien n’est plus diversifié de ce qu’on convient de nommer le même. L’identité d’un étant se déclare en termes de traçabilité, de patrimonialité retra- çable. Valeur « inestimable » ; ou incomparabilité du même… déterminée par sa reproductibilité et son égalité stricte à tout autre, en tant que « valeur absolue » de sa singularité phénotypique, ni par le travail, antérieure au travail humain, ni par l’accumulation du capital. Le meilleur exemple est celui de la langue idiomatique (maternelle) (Deguy 2017 : 50). La langue, la langue française, comme patrimoine, comme valeur absolue, pré- cède, en quelque sorte, sa mise en valeur par les hommes (parole). Le patrimoine précède le père, le retraçable fait et conditionne la trace. Tout se passe comme si l’homme, l’homme identitaire, est créé comme parole à l’image et à la ressem- blance ( ad imaginem et similitudinem dit la Vulgate) de cette valeur incomparable et inestimable : Dieu-langue. Quelque chose comme un aveuglement, une peur sacrée saisit tous qui essaient de regarder en face le Dieu-langue, leur propre Dieu- langue universel. Car, le Dieu-langue produit tout, on se produisant lui-même : le sujet et l’objet, le regardant et le regardé, la langue et les langues. Il est l’un et l’autre et aussi ni l’un ni l’autre. Comme le Saint Esprit, il infuse l’engendrant et l’engendré. Il produit l’exemple et le programme, le paradigme et le cas. Et le cas, le premier cas de ce paradigme existe. Littéralement : il dit je suis. Ce sont les Serments de Strasbourg. Le texte se trouve dans un texte latin : une écriture enchâssée dans une autre écriture, conditionnée par cette autre écriture : Ayant souffert, vous et les vôtres, mon seigneur, depuis déjà près de deux ans, comme vous le savez fort bien, des attaques injustifiées de votre frère, vous m’avez commandé, avant d’entrer en la cité de Châlons, de fixer par écrit, pour la postérité, le récit des événements de votre temps.2 Le cas (conjurant le paradigme français) est confié à la mémoire latine ; en même temps, c’est ce cas, cette marque de souffrances, qui rend ce « je suis » historien digne du latin, de l’écriture et de la mémoire. Le latin conditionne l’apparition du français, mais, en même temps, ce qui se passe en français (protofrançais ou 2 Nithard, Histoire, 1. trad. Lauer revue par Glansdorf. Lauer banalise encore la formule déjà banale du texte latin : Cum, ut optime, mi domine, nosti, iam poene annis duobus illatam a fratre vestro persecutionem vos vestrique haudquaquam meriti pateremini, antequam Cadhellonicam introissemus civitatem, precepistis, ut res vestris temporibus gestas stili officio memoriae traderem (Nithard I, Müller) : la tournure de Nithard insiste 1. qu’il s’agit d’un texte écrit ; 2. que ce texte écrit confie les événements narrés à la mémoire. Écriture-mémoire dont les parlures semblent à la fois incluses et exclues. Mais, Nithard délaisse-t-il vraiment le latin ? Rien n’est moins sûr : il écrit pour un public de lettrés ; son choix de mots, persecutio et patior renvoie à la grande tradition historiographique (latine) : écrire les souffrances (axiologie déjà de Thucydide) qui peuvent apparaître comme persécutions (histoire chrétienne, Lactance). 398 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS SUNT LACRIMAE RERUM : NAISSANCE, LANGUE, LITTÉRATURE, ORIGINE protogermanique) conditionne l’apparition du texte latin : cette mise-en-abîme trace un espace à partir duquel on entrevoit un horizon. « L’horizon est la fiction que le réel ignore » et « sur cette ligne chimérique langue toute linguistique des hommes écrit ses départs » (Quignard 2016 : 194). L’origine, semble-il, n’est qu’une possibilité, une traçabilité de départs. Ces deux citations délimitent un temps et tracent les limites d’un espace : le lieu historique de la naissance d’une langue, le français, qu’on qualifie aujourd’hui de nationale. Elles s’articulent précisément dans une figure poétique, la topothesia, qui veut dire « littéralement ‘poser le lieu’, comme si le poète /l’historien des langues et le romancier/ disposait, devant les yeux du lecteur, l’image d’une terre ou d’une région déterminée » (Bettini 2019 : 3-4). Fictus secundum poeticam licentiam locus, comme la définit le commentateur de Virgile Servius ( In Vergilii Aeneidos Libros, 1.159.1-2) : c’est le tracé d’un lieu, de la région de l’histoire, de la res gesta – à un certain moment du passé, un certain nombre de personnes ont fait un certain nombre de choses – et de la narratio rei gestae – quelqu’un, un inconnu venant du passé, vous ou moi, les a racontées – c’est aussi le tracé de la terre des langues, du latin au roman enchevêtré (mais déjà le roman est ambigu : un parler, un genre ? et le latin aussi : s’agit-il d’un savoir, ou du sens commun, ou, tout simplement du français ?), des lettres, des litterae, de l’écrit, de la littérature, de l’invention, de la fiction (ce qu’on appelle, depuis le XIXe siècle, la littérature). La terre, ou la région, le locus fictus, coquille d’une page, d’un pays, pays des origines. Et le temps et l’espace de discours parallèles, enchevêtrés, articulés l’un sur l’autre. Le discours du linguiste, de l’historien de la langue, de l’historien tout court, qui, dans La Naissance du français, un ouvrage de popularisation scientifique qui n’a rien de populaire, décrit l’avènement d’une langue et, dans L’In- vention de Nithard (2018), un éloge historiographique, fait le portrait de son auteur, un grand carolingien, fin lettré et politique, qui a osé « délaisser le latin » et employer « la dualité des langues vivantes pour signifier l’égale dualité des pouvoirs » (Cerquiglini 2018 : 113).3 Celui aussi d’un romancier contemporain, dont l’écriture est « étrangère à toute pensée articulée, à tous les genres littéraires constitués et, de ce fait, secondaires et qui débouche, simplement par défaut, sur un genre qui n’est pas un genre, plutôt un dépotoir » (Quignard 1990 : 55), un dépotoir d’écritures, des litterae, de tout ce qui est écrit, de la littérature au sens large, telle que l’entendaient les antiques, et leurs émules jusqu’au XVIIe siècle. Ces deux discours sont si unis, difficiles à démêler que l’on pourrait presque par- ler d’un discours particulier, hybride, bâtard, présentant, à la fois, l’articulation critique d’un passé, le devenir langue d’une parlure romane, où Nithard joua 3 Cf. ibid. : 19 : « Rien moins qu’un historien, Nithard appartient à cette lignée de soldats sachant tenir la plume autant que le glaive : César, Villehardouin, Monluc ». Nithard est appelé à écrire l’histoire parce qu’il était un participant, ce qui est l’idéal antique (du moins dans l’interprétation d’Isidore de Séville). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 399 Nenad Ivić le rôle principal, et sa désarticulation littéraire, romanesque, rôle dévolu à son jumeau Hartnid, dont « le nom n’était que le contraire d’un nom et /…/ alors complètement indifférent au monde qu’il n’était que le fantôme d’un monde » (Quignard 2016 : 143).4 Non pas la chose et la possibilité de son nom nouveau, mais le nom et son contraire, non pas le monde et son passé, mais le monde et son fantôme, son image spéculaire, contemporaine : « une langue française trans- cendant la diversité des parlures, inscrite dans le projet d’une forme commune, échappant, pour des raisons politiques et esthétiques, à l’échange local et quoti- dien » (Cerquiglini 1991 : 123) qui est aussi un idiome particulier, transcendant la langue française, inscrit dans le projet d’une forme commune, la littérature, et s’insérant, pour des raisons politiques et esthétiques, dans l’échange local et quo- tidien. La littérature et son double, la science de la langue, forment un discours uni à son fantôme, commune imperium divisis tantum sedibus, comme l’Empire romain tardif (Orose 7.36.1). Qu’est-ce qui fait une langue ? Dès les Serments, cet « illustre français », première ébauche du français par lequel une communauté de locuteurs, quel que soit leur parler, se rassemble, était fondé. Engendré par son inscription. C’est pour l’écrire que l’on donne une forme à la langue, qu’on l’édifie et la fait advenir (Cerquiglini 1991 : 123-124). Ces deux phrases terminent une analyse minutieuse qui dégage une opération particulière, qui est à la fois linguistique, politique et historique, propre à l’état d’esprit carolingien. C’est en ce sens que les Serments sont exemplaires : « le fran- çais /…/ ne provient pas d’un terroir, mais de la littérature » (Cerquiglini 1991 : 118) ; ils n’ont pas surgi de la terre tels quels, ils étaient fabriqués. Il s’agit d’un projet des clercs, des intellectuels, qui avaient conscience que le temps de l’Empire uni de Charlemagne (et les chances de sa rénovation par une langue) était fini et qu’il fallait donner de nouvelles langues aux nouvelles possessions et passions princières, et « ce sont les idiomes vulgaires, hissés au rang de langue territoriale, qui signifient la dévolution de nouvelles possessions princières » (ibid. : 120). Il fallait faire la même chose que leurs pères, les intellectuels du temps de Charle- magne ont fait avec le latin, qui représentait, pour eux, l’unité de l’empire rénové. Les grands Carolingiens écrivaient et pensaient en latin : « le latin, semble-t-il, 4 Nithard, 4.5 Müller, ne mentionne que la naissance de son frère : [ Angilbertus] ex eiusdem magni regis filia nomine Berehta Hartnidum fratrem meum et me Nithardum genuit. « La séquence ultime du livre III inscrit l’utopie dans la chronique /…/ une fiction dévoie le récit » qui peint « une humanité fraternisée » ; « ce double », inconnu, « désigne un manque que comble le fantasme de la fraternité » (Cerquiglini 2018 : 117-118). Cet hapax legomenon est, semble-t-il, pour Quignard, la « coquille », faute typographique, lettre substituée par une autre (Nithardum/Hartnidum) et carapace creuse que l’oiseau de la belle parole brise à la fin de l’hiver. À rapprocher aussi de Chrétien de Troyes, Perceval, v . 3-4 : cil oisel an lor latin / dolcemant chantent au matin et des Vœux du héron, inc. : ens el mois septembre… cil oisillon gay ont perdu lou latin. Latin désigne ici langage, parole en général, propos. C’est le latin qui nomme le français ; aussi, c’est en hiver que le latin se tait : Les Serments de Strasbourg ont été prononcés le 14 février 842. Cf. aussi Yourcenar 1983 : 15 : « Mais l’image de l’oiseau venu d’on ne sait où et reparti on ne sait où reste un bon symbole de l’inexplicable et court passage de l’homme sur la terre » et aussi du langage, qui le distingue des autres êtres vivants. 400 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS SUNT LACRIMAE RERUM : NAISSANCE, LANGUE, LITTÉRATURE, ORIGINE n’était pas une seconde langue, étrangère et apprise, mais leur langue native dans sa représentation écrite, régularisée et rendue conforme à la norme » (McKitterick 1989 : 13) et l’apparition du français est apparentée à leur « ascèse linguistique » (Banniard 1994 : 374). Mais cette fois-ci l’empire était partagé, et, puisque l’ombre du latin planait sur tous, l’expédient fut trouvé dans la diglossie, dans les idiomes territoriaux, dans lesquels on a traduit le latin juridique carolingien.5 L’opération répétait le profil des intellectuels. Et de cette opération, Nithard est le principal responsable. Il a inséré dans un ouvrage latin les exemples de ces nouvelles langues, comme autant de gages de sécurité et d’espoir d’unité frater- nelle (Cerquiglini 2018 : 112-113). Espoir constamment déçu par la politique, jusqu’au XXe siècle, mais confirmé par la floraison des littératures, à commencer par Dante dans De vulgari eloquentia. Cette analyse fait table rase de toute idée d’une origine en quelque sorte naturelle des langues. Il n’y a rien de naturel dans l’origine du français. Mais il y a littéralement un nomothète, un lieutenant de Dieu-langue. L’origine du français était un projet délibéré : hisser le vulgaire au niveau de l’écrit, l’inscrire. Audacieux, ce projet cadre bien avec ce qu’on appelle la renaissance carolingienne, latine et im-périale. L’écrit, et l’écrit latin, était le locus fictus de l’origine de la langue française, dans le sens qu’il n’était non seulement inventé (dans le sens que les anciens rhé- toriqueurs donnaient au mot inventio, c’est-à-dire puiser dans ce qui existe déjà et non pas imaginer du nouveau), mais retrouvé comme littérature latine écrite (l’histoire de Nithard), comme littérature, les litterae romaines que les réformateurs carolingiens, comme Alcuin, voulaient, à tout prix, émonder, purifier, faire revivre. Dans cette perspective, Nithard, un grand Carolingien lettré, était un Romain plus qu’un barbare franc. Il suivait une longue tradition des Francs romanisés, la romanisation étant le gage de leur succès. Son geste suivait, inconsciemment peut- être, la geste de l’origine de Rome (je dis bien la geste parce que les Romains ne disposaient pas d’un mythe d’origine de leur ville, comme les Grecs). Comme le dit Plutarque, dans la Vie de Romulus, 11.1-2, la ville de Rome était fondée comme un lieu de rassemblement et non comme un lieu d’exclusion ou de clôture : un fossé fut creusé autour du lieu qui est aujourd’hui le Comice ; et on y jeta les prémices de toutes les choses dont on use légitimement comme bonnes, et naturellement comme nécessaires. À la fin, chacun apporta une poignée de la terre du pays d’où il était venu : on y jeta la terre, et on mêla le tout ensemble. Ils appellent ce fossé comme l’univers même : un monde. 5 Premièrement dans la lingua theotisca (langue de tous les hommes) qu’on sentait différente du latin ; la lingua romana rustica (opposée à la lingua romana, c’est-à-dire le latin, que Banniard traduit par « le latin des illettrés ») suit l’exemple : « L’adoption des langues barbares était relativement plus facile, car leur création remontait, croyait-on, à l’époque de la fragmentation linguistique du monde au temps de la tour de Babel. Elles étaient ainsi légitimées parce que leur apparition était contemporaine de celle des langues sacrées. En revanche, l’idée qu’un nouvel idiome pût naître, /…/ et surtout en lieu et place de l’une des langues sacrées, était très difficile à concevoir » (Banniard 1994 : 401). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 401 Nenad Ivić Voici ce que raconte Plutarque.6 La geste de l’origine de Rome, victura dum erunt homines, victorieuse et vivante tant qu’il y a des hommes, est marquée par l’ouverture, par l’accueil bienveillant. Et c’est justement cette ouverture que Nithard voulait répéter par son geste, cette fois-ci dans l’Empire carolingien fracturé et fragmenté. « Il réunit les fragments, il accueille les parlures vulgaires, sans dis- crimination et avec bienveillance, dans le grand monde latin, en vue d’une unité fraternelle, d’un empire phratrie »7 dans un βόθρος, littéralement un fossé ou un trou creusé dans la surface unie de la belle prose latine. Mais, cette unité frater- nelle du monde latin n’est qu’une unité littéraire, une unité textuelle. En quelque sorte, la sortie du monde sub-romain ne s’effectue que par un enfouissement encore plus profond dans le dépotoir de la textualité accueillante des litterae romaines. Nithard n’a pas perdu son latin, ni, d’ailleurs, ses successeurs, quand bien même ils écrivaient en français. La première attestation de la langue française est donc politique, dans le sens qu’elle concerne les êtres parlants, leur langue et leurs corps. Elle repose sur une foi jurée, sur un sacramentum. Mais qu’est-ce qui était jurée ? L’aide mutuelle, comme soudure de la fracture entre la réalité politique et le désir de l’unité, entre le ciel et la terre. Ce sacramentum, cette foi jurée touche les limites de ce monde, de ce mundus imaginé par Nithard et les intellectuels carolingiens, à l’exemple de Romulus. Rares sont les sociétés qui connaissent : la date de naissance de leur langue, les circonstances, le lieu, le temps qu’il faisait. Le hasard d’une origine. /…/ Il n’y a pas de demi-langue : un souffle humain dans l’air froid change de langue. On touche au vide : à la contingence pure. (Quignard 2016 : 123) Et ce mundus – ce qui est propre, dans le sens de propreté et propriété : « voie de communication entre le ciel et les enfers et aussi lieu de fusion et d’harmonisation du divers » (Bettini 2019 : 34) – de la contingence pure que seul l’espoir d’une foi jurée fixe pour un instant, c’est le monde de la littérature, le monde de Hartnid, ce jumeau spéculaire de Nithard. Le souffle prophétique double constamment la voix des rois carolingiens. Inventer une langue, c’est inventer une littérature, c’est toucher au vide entre le souffle et la voix, « donner les noms sans voir les apparences, car telle est la fonction du langage » (Quignard 2016 : 138) qui trouve son lieu dans « dans une pure potentialité de signifier (ou de non signifier) » (Agamben 2015 : 362). C’est ce que Nithard a fait. Ce que Nithard a consigné à l’écrit, c’est, en effet, une traduction. « Et lorsque Charles eut répété les mêmes déclarations en langue romane, Louis /…/ jura le 6 καλοῦσι δὲ τὸν βόθρον τοῦτον ᾧ καὶ τὸν ὄλυμπον ὀνόματι μοῦνδον. Cf. Bettini 2015 : 32 : « Les Romains n’avaient pas une cosmogonie, mais ils avaient une ‘urbigonie’. /…/ À travers leur urbigonie, les Romains ont raconté non pas comment le monde était né, mais, plutôt, comment ils avaient fabriqué leur propre monde, en creusant un mundus… » 7 Bien vu par Cerquiglini 1991 : 88 : Nithard « ramène /l’/harangue préparatoire à l’unicité de l’inscription latine ». 402 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS SUNT LACRIMAE RERUM : NAISSANCE, LANGUE, LITTÉRATURE, ORIGINE premier de les observe /…/ Lorsque Louis eut terminé Charles répéta le même serment en langue allemande ».8 Le roman et l’allemand font leurs preuves, en quelque sorte, uniquement parce que traduits du latin, ils en sont comme un écho, comme « une étrange brume /qui/ se lève sur leurs lèvres » latines (Qui- gnard 2016 : 122).9 Ce qui fait une langue, ce qui est son véritable lieu d’origine, son véritable locus fictus, c’est la traduction, la traçabilité du départ d’une langue vers une autre.10 Pour en revenir aux Romains de Plutarque, la traduction est le sulcus primigenius, le sillon fondateur, qui à la fois réunit et distingue une langue d’une autre langue. L’origine n’est pas fixe, ni fixée à un sol quelconque, elle n’est pas autochtone, elle est la possibilité de changer un nom ou une phrase par une autre, en produisant, en affinant, en conservant un sens, ou ce qu’on appelait, après, longtemps après, près de Dante, une senefiance, qui lie la signification des mots au sens du monde. Si inventer une langue revient à inventer une littérature, inventer une littérature revient à traduire. Dans une fondation, tout vient d’ail- leurs. Et cet ailleurs n’a pas de sens, sans lieu qu’il marque. C’est l’espacement de la khôra : « un pur avoir lieu dans lequel rien n’a lieu sinon le lieu » (Agamben 2015 : 362), le lieu d’une possibilité de nommer parmi d’autres possibilités de nommer : « la traduction est vraiment la pointe ultime de la ‘fixion’, fiction-fixa- tion du sens » (Cassin 2016 : 119). Le discours du linguiste ou de l’historien est celui des origines, ou de l’origine, qui autrefois (au temps de Ferdinand Brunot) reposait sur « le lien du temps et de l’espace », sur « la valorisation de la norme » et sur « l’articulation du continu et du discontinu » (Cerquiglini 1991 : 6), bref, discours historique, correspondait à un genre particulier du savoir, dont le statut épistémologique était fixe. Et ce discours d’autrefois s’avère impuissant. Cette impuissance est, en quelque sorte, double. Premièrement, il s’agit d’une impuissance de paradigme, épistémologique : en essayant de rendre compte des origines d’une langue, le paradigme historico-lin- guistique se retrouve face à un obstacle insurmontable, l’impossibilité de fixer cette origine. Il a escamoté, ou contourné cet obstacle par une fiction scientifique ou linguistique, le francien, le parler de l’Île-de-France, berceau de la royauté française. Deuxièmement, une impuissance ontologique : si le discours des origines est, en quelque sorte, toujours contemporain, parce que toujours inventé de nouveau, comment rendre compte, ou articuler, cette simultanéité du passé 8 Nithard, 3.5 Müller : Lodhuvicus et Karolus in civitate quae olim Argentaria vocabatur, nunc autem Strazburg vulgo dicitur, convenerunt et sacramenta, quae subter notata sunt, Lodhuvicus Romana, Karolus vero Teudisca lingua iuraverunt… Cumque Karolus haec eadem verba Romana lingua perorasset, Lodhuvicus, quoniam s maior natu erat, prior haec deinde se servaturum testatus est /…/. 9 Curieusement, toujours vus comme un épiphénomène : cf. au Ve siècle Sidoine Apollinaire, ep. 3.3.2 Anderson, qui appelle la langue gauloise sermonis celticis squama. De l’écaille ou croûte jusqu’à la brume… 10 Ce qui est le sens premier du mot traduction, traductio, de traducere : faire passer d’un lieu à l’autre que les Carolingiens n’employaient pas. Ils disaient transferre pour décrire le passage du latin au vulgaire. Par l’opération de Nithard, le latin se retrouve une langue parmi d’autres, et non pas la langue universelle : la naissance du français comme défi à la pathologie de l’universel, à l’exclusion : « parle comme moi si tu es un homme, sinon... » (Cassin 2016 : 116, se référant à la tradition aristotélicienne). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 403 Nenad Ivić et du présent ? « Comme le tourbillon d’un fleuve » précise Giorgio Agamben, « l’origine est contemporaine au devenir des phénomènes, duquel elle puise sa matière, et dans lequel elle reste, toutefois, d’une certaine façon autonome et stable » (Agamben 2014 : 63) : comment rendre compte à la fois de cette stabilité, de cette autonomie (il y a bien eu des descendants de Charlemagne qui ont juré leur foi l’un à l’autre, il y a bien la langue française) et de la contemporanéité, du devenir français, dans la simultanéité et non pas dans la succession ? L’his- toire et la linguistique ne parviennent pas à résoudre ces problèmes. Ils hantent leurs histoires. Ils les harcèlent. Et c’est à travers ce harcèlement constant qu’on entrevoit le traçage d’une glossogonie. Les jumeaux Nithard et Hartnid, hapax legomenon de l’histoire, d’une histoire écrite en latin, se retrouvent sous les noms de la science (histoire et linguistique) et de la littérature (roman). Le texte renvoie au texte, qui l’explique et le fait exister. On pourrait peut-être conclure, mais provisoirement, le suivant. Comme toute langue, le français n’a pas d’histoire, bien qu’il puisse la dire. Il est toujours ici et maintenant, il se dit, il s’invente (dans le sens rhétorique) sans cesse, dans le dire, dans son performatif, en oscillant, en hésitant entre le mythe et le logos. Le français, comme d’ailleurs toute langue, est une glossogonie en acte. Et sa naissance n’est pas un événement, mais une récurrence : « la fondation est récurrente. Elle revient, comme un re- frain, /…/ le geste d’origine, ou d’enracinement est repris indéfiniment » (Serres 1983 : 323-324). Pour paraphraser Paul Valéry, la langue est une hésitation pro- longée entre les proses et les poésies du monde. *** Et si l’on imaginait, par un geste connu, de comparer cette histoire (comme exemplier) au moment actuel ? On a de nouveau un langage de l’empire. Dans l’Union européenne, c’est l’anglais (même sans Royaume-Uni), une forme d’anglais, le Globish. Comme le latin des Carolingiens, il fait marcher le monde, et toutes les autres langues se mesurent contre lui. Il y a, quand même, une différence capitale. Le latin des Carolingiens disposait d’une littérature, que l’on croyait, à tort ou à raison, posséder une valeur absolue, liée à la qualité de l’homme. Par contre, il n’y a pas, et il n’y aura, je crois, jamais, une littérature en Globish, si ce n’est que les slogans publicitaires, et la force brute du capita-lisme mondial. Le Nithard contemporain, grand fonctionnaire appartenant à la famille des multinationales, n’a pas de jumeau Hartnid. Et si la littérature latine et sa connaissance faisait, croyait-on, l’homme pleinement homme, en traçant ses départs déguisés en retours, en renouvelant la langue dans l’infini de traductions possibles, le Globish le fixe dans le monolinguisme du même. Et déshumanise l’humain. 404 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS SUNT LACRIMAE RERUM : NAISSANCE, LANGUE, LITTÉRATURE, ORIGINE Références bibliographiques Agamben, Giorgio, 2014 : « Vortici », dans Il fuoco e il racconto. Rome : notte-tempo, coll. Figure. Agamben, Giorgio, 2015 : « Pardes », dans La potenza del pensiero. Vicenza : Neri Pozza. Banniard, Michel, 1992 : VIVA VOCE. Communication écrite et communica- tion orale du IVe au IXe siècle en Occident latin. Paris : Institut des Études Augustiniennes. Bettini, Maurizio, 2015 : Dei e uomini nella città. Antropologia, religione e cultura nella Roma antica. Rome : Carocci. Bettini, Maurizio, 2019 : Homo sum. Essere « umani » nel mondo antico. Torino : Einaudi. Cassin, Barbara, 2016 : Éloge de la traduction. Compliquer l’universel. Paris : Fayard. Cerquiglini, Bernard, 1991 : La naissance du français. Paris : PUF. Cerquiglini, Bernard, 2018 : L’Invention de Nithard. Paris : Minuit. Deguy, Michel, 2017 : L’envergure des comparses. Écologie et poétique. Paris : Hermann. McKitterick, Rosamond, 1989 : The Carolingians and the Written Word. Cam- bridge : Cambridge UP. Quignard, Pascal, 1990 : Albucius. Paris : P.O.L. Éditeur, Larousse, coll. Le livre de poche. Quignard, Pascal, 2016 : Les Larmes. Paris : Grasset. Rey, Alain, Frédéric Duval et Gilles Siouffi, 2011 : Mille ans de langue française, histoire d’une passion. I. Des origines au français moderne. Paris : Perrin. Serres, Michel, 1983 : Rome. Le livre des fondations. Paris : Hachette. Yourcenar, Marguerite, 1983 : « Sur quelques lignes de Bède le Vénérable », dans Le temps ce grand sculpteur. Paris : Gallimard. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 405 Camelia Manolescu BBessa Myftiu et le roman Confessions des lieux disparus : l’enfance et l’adolescence d’un écrivain Camelia Manolescu Université de CraiovaAbstractIn her novel Confessions des lieux disparus ( Confessions of Lost Places) (Éditions de l’Aube, 2007), Bessa Myftiu, an Albanian writer emigrated to Switzerland in 1992, presents with irony and sarcasm the cherished memories of her child-hood and teenage years, and recreates the presumably idyllic atmosphere of the capital Tirana, during the totalitarian regime of Enver Hodja, through French, her language of adoption. In our study, we aim to reconstruct Bessa Myftiu’s authentic narrative about her childhood and adolescence during the time of to-talitarianism, to analyze her struggle to free herself from the constraints of the old regime and to write in the language of the other, French, so that larger audiences may learn about the realities of her country. Speaking with derision about the communist rule in her native country, she offers a glimpse of the realities she encountered, in the form of a true-to-life story. Similar to a faithful realistic novelist, following the Balzacian concentric mirror method, Myftiu focuses on the customs and the mentalities of her past under the totalitarian tyranny in order to emphasize the freedom of the mind. Key words: true story, childhood, adolescence, totalitarism/liberty 406CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS BESSA MYFTIU ET LE ROMAN CONFESSIONS DES LIEUX DISPARUS 1 INTRODUCTION Bessa Myftiu, écrivaine albanaise émigrée en Suisse en 1992, dans son roman Confessions des lieux disparus (Éditions de l’Aube 2007), présente, par le biais du français, sa langue d’adoption, sur un ton ironique et sarcastique, ses souvenirs de petite fille et adolescente dans l’atmosphère idyllique de la capitale Tirana, lors du régime totalitaire d’Enver Hodja. Dans notre étude, nous nous proposons de reconstituer l’image de l’enfance et de l’adolescence de Bessa Myftiu, au temps du totalitarisme. L’analyse de ses expé- riences noua aide à comprendre que la libération de sous les contraintes de l’an- cien régime albanais passe par l’écriture dans la langue de l’autre, le français , pour qu’on public plus vaste connaisse les réalités de son pays . Créer dans la langue de l’autre ne signifie pas du tout pour Bessa Myftiu oublier sa propre langue, mais l’aimer plus profondément. Si elle choisit la dérision pour parler du communisme en tant que système dominant dans son pays, c’est pour laisser entrevoir les réali- tés d’un pays sous la forme d’un récit authentique de son passé. 2 LA LITTÉRATURE FRANCOPHONE ET BESSA MYFTIU C’est avec la chute du totalitarisme en 1989 aux Balkans que l’Europe du Sud-Est renonce à son passé communiste, ouvre ses frontières et commence sa reconstruc- tion. Cette période mouvementée, de transitions et de changements, d’interroga- tions et d’ouvertures vers les autres et la langue de l’autre, est bien ressentie dans le domaine de la littérature, notamment de la littérature francophone. Parce que le passé dominé par la morale communiste reste une réalité présente, parce que l’avenir n’ose pas encore ouvrir ses horizons, les écrivains de cette période parlent avec nostalgie de leur langue perdue, de leur pays enchaîné et du métissage des cultures. Des thèmes nouveaux se retrouvent dans cette littérature de langue fran- çaise, conçue sur un autre territoire que celui d’origine : les souvenirs liés au totalitarisme qui a hanté la vie des Balkans, la terreur, la vie matérielle précaire, le droit à la liberté de la parole. Après l’effondrement du « Rideau de fer » (Toma 2015 : 212-221) dans l’Europe du Sud-Est, trois grands discours résonnent de plus en plus dans la littérature francophone vue comme mode intellectuel et culturel dans des régions en prin- cipe non-francophones : « le discours différentialiste » qui exploite les différences entre les deux types d’Europe qui coexistent, en mettant l’accent sur « l’altérité, la quête et l’exhibition de l’insolite » (ibid.), sur le pittoresque de l’autre partie de CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 407 Camelia Manolescu l’Europe, sur « les figures-stéréotypes du gitan, du malfaiteur, du mendiant ou de l’homme du peuple » ; ensuite « le discours dénonciateur » (ibid.) qui présente les problèmes les plus durs de la vie dans les régimes totalitaires ou les situations causées par la période de transition vers la société démocratique qui se confrontent avec « le chaos et le bouleversement » après la chute du régime communiste ; fi- nalement « le discours migrant » (ibid.) qui insiste sur l’expérience de celui qui est parti à la recherche d’un ailleurs et d’une vie meilleure pour lui et les siens, sur les obstacles rencontrés en vue de son insertion linguistique, mais aussi sociologique sur le nouveau territoire d’adoption. Bessa Myftiu, émigrée en Suisse après la chute du communisme de son propre pays, s’intègre dans la littérature francophone avec le roman Confessions des lieux disparus et le thème des souvenirs de l’enfance et adolescence, ayant comme toile de fond la capitale albanaise Tirana et le régime totalitaire d’Enver Hodja. Se situant à mi-chemin entre les trois variantes de discours observées dans la littéra- ture francophone de l’Europe du Sud-Est, Bessa Myftiu fait, dans son roman, une analyse en détail de l’atmosphère de la capitale de son pays les temps du régime communiste et totalitaire d’Enver Hodja, une analyse nostalgique de la vie d’un écrivain et d’une société. 3 BESSA MYFTIU ET LE ROMAN CONFESSIONS DES LIEUX DISPARUS : L’ENFANCE ET L’ADOLESCENCE Non-conformiste révoltée, témoin des expériences du régime totalitariste d’Enver Hodja, Bessa Myftiu vit une période mouvementée de l’histoire de son pays ; elle tisse avec beaucoup de sensibilité ses souvenirs d’enfance et d’adolescence en vue de recréer l’image de sa ville natale, Tirana, dans une Albanie communiste, de se rappeler les moments les plus chers de sa vie. 3.1 L’enfance Comme un véritable écrivain réaliste, mais en modifiant la technique balza- cienne du miroir concentrique1 (Ion 1982), Myftiu commence l’évocation des 1 « La métaphore du miroir, du miroir concentrique chez Balzac, miroir que l’on promène le long d’une route chez Stendhal, expression du concept de la mimésis, impose l’adéquation à la réalité comme principe esthétique fondamental et définit le discours réaliste. /.../ Fidèle à sa technique qui va de l’extérieur vers l’intérieur, Balzac commence par la description du quartier, de la rue, de la maison elle-même pour pénétrer ensuite dans chaque pièce qu’il décrit minutieusement. Le portrait vient après. » (Ion 1982 : 74-94) 408 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS BESSA MYFTIU ET LE ROMAN CONFESSIONS DES LIEUX DISPARUS événements de l’extérieur, de la maison vers le jardin, vers la rue, vers la ville tout entière comme désir de connaître les autres et de parler de la liberté, de la chute du régime totalitaire de son pays. La maison, qui a abrité des mariages et des funérailles, la naissance des enfants et des petits-enfants, qui même s’est révoltée contre la destruction du présent, les temps après la chute du communisme, garde pour toujours dans la mémoire de Bessa Myftiu un mot magique, l’enfance. Élevée dans un milieu intellectuel, elle reçoit les principes d’une éducation basée sur des règles librement consenties. L’univers de son enfance s’ouvre par les portraits de la mère et du père qui restent au premier plan. Professeur de biologie, sa mère « manque d’autorité »2 (CLD 65), mais se présente comme « pleine de fantaisie » (ibid.) ; elle est la préférée de ses enfants, car elle sait se débrouiller dans des situations extrêmes pour qu’ils ne se rendent pas compte des problèmes financiers de la famille et qu’ils se réjouissent de leur enfance : elle joue au foot avec les mauvais élèves car ils sont les plus doués au sport, dit-elle, elle nous gronde sans que personne ne s’alarme, est prête à deman- der de l’argent chez la voisine si nous n’en avons pas assez pour finir digne- ment le mois, nous fait partir en vacances chaque année et ne s’inquiète guère de notre intérieur toujours en désordre. (CLD 64) Si Bessa Myftiu met en parallèle les conventions des autres familles et celles de la sienne, c’est pour insister sur le fait que, dans une société fondée seulement sur des restrictions, sur des interdictions, sa famille impose la responsabilité de la part de tous : chez moi, si je veux faire la gueule, on me laisse faire. Chez Violetta, il faut respecter la table, les invités, la joie des autres /…/. Violetta doit toujours finir son assiette, moi pas. /…/ selon papa, chacun mange ce qu’il veut, autant qu’il veut. Selon maman, il faut que nous mangions de tout, et suffisamment. /…/ pour chaque légume présenté à table, elle vante des valeurs et des vertus curatives. (CLD 65) Le père, le professeur dissident qui écrit un roman subversif appartenant « au futur » (CLD 29), aux « générations qui allaient naître après sa mort » (CLD 32), qui envoie même une lettre au président Enver Hodja, demandant la baisse des salaires des hauts fonctionnaires, est rendu au statut de vendeur de cigarettes après un internement dans un hôpital psychiatrique, mais il échappe bel et bien à la déportation et, implicitement, à la destruction de l’avenir de ses enfants. Digne dans toutes ses actions (« la vérité compte pour moi », CLD 31), réfractaire à toute observation (« Il a un cœur en or mais il n’en fait toujours qu’à sa tête », 2 Toutes les citations renvoient au roman de Bessa Myftiu Confessions des lieux disparus, signalé dans le corps du texte par le sigle CLD. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 409 Camelia Manolescu ibid.), respectant sa parole et ses principes, le père est à la fois l’image du présent et de l’avenir par l’écriture de son roman banni par les représentants du gouvernement : « Vivant et éternel en même temps, il personnifiait pour moi le présent et l’avenir, il était déjà ce qu’il allait devenir : un grand homme reconnu » (ibid.). Il est même prêt à divorcer de sa femme (CLD 114-115) pour protéger l’avenir de ses enfants car, selon Bessa Myftiu, « Chez nous, il faut avoir une biographie propre du point de vue politique durant trois générations pour aller à l’université. Papa salit leur curriculum vitae. » (CLD 114) Mais personne du gouvernement n’a répondu « au cri de justice » (CLD 118) lancé par le père dans sa fameuse lettre adressée à Enver Hodja. Bessa Myftiu, de son côté, semble se détacher des événements et raconte l’épisode avec ironie et humour : Personne n’a porté attention à son cri de justice. On l’a ignoblement écarté de la scène politique, sans même se donner la peine de le déporter. /…/ Quant à moi, j’ai perdu mes ultimes illusions en politique ainsi que mes derniers grammes d’héroïsme. (ibid.) Tenant toujours ses promesses (« - Je ne sais pas dire des paroles en l’air », CLD 31) et demandant aux autres de tenir les leurs, le père reste loyal à ses idéaux de jeunesse (CLD 108) même s’il doit renoncer à son métier de professeur après l’ex- pression de ses convictions et l’expérience de l’hôpital psychiatrique : « - Ils n’ont enlevé le droit de m’exprimer, a-t-il dit, mais pas le droit de penser. » (CLD 36) Bessa Myftiu est une amoureuse de la lecture et de l’écriture, la Petite Chambre de sa maison étant le lieu idéal où les rêves se transforment en réalité, compte tenu du fait qu’elle a vécu une époque dominée par des restrictions ; c’est un défi jeté, à travers les années, à la jeune génération du présent, de ne pas oublier de se nourrir de la lecture des livres, de se construire ainsi des idéaux : Dans cette pièce [la Petite Chambre], j’ai appris à rêver, rien qu’à rêver. Du matin au soir, je rêvais et je m’offrais d’autres façons de rêver encore : la lecture et l’écriture. (CLD 119) C’est qui manque à tous les enfants qui ne lisent pas : une toute petite chambre magique, où l’on croit l’incroyable. Où l’on se sent forcé de gran- dir de l’intérieur pour ne pas périr à l’extérieur. /…/ Une petite chambre – un grand univers ! Entre ses murs je me suis sentie inattaquable et j’ai appris à me moquer du malheur. J’ai choisi pour amis les plus grands héros, des âmes ayant traversé le temps, infiniment riches, malgré une existence difficile. (CLD 120) Même si sa mère l’arrête de temps en temps de ses lectures préférées, elle continue à aimer « cette maladie » : « Tu as assez lu ! Je n’ai pas la chance de mes copines, suppliées par leurs parents d’ouvrir un livre. Ma mère pense que tout le mal de 410 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS BESSA MYFTIU ET LE ROMAN CONFESSIONS DES LIEUX DISPARUS notre famille vient de trop de lecture. /…/ Je suis condamnée à la distraction ! » (CLD 110) C’est toujours dans la Petite Chambre qu’elle écrit son premier journal, « inspiré par la lecture du livre d’Anne Frank » (CLD 120), mais la Chambre des Parents est un lieu encore plus magique, car c’est ici que l’enfant Bessa lit de bonne heure le fameux roman du père, Le Quérillero : J’avais hâté d’apprendre à lire, pour pouvoir déchiffrer ce livre qui avait entièrement changé la vie de papa. /…/ J’attendais chaque fois que mes parents soient partis pour parcourir à l’aise quelques pages de ce livre in- terdit. /…/ Le livre parlait d’un jeune homme aux idées anti-communistes. « Le communisme est également un opium pour le peuple », disait le hé- ros. (CLD 101) Comme l’Albanie, selon les mots de l’auteur, « avait fabriqué toute une généra- tion de précoces en politique » (CLD 101), Bessa se transforme ainsi dans un véritable enfant précoce dans ce domaine : « À partir de neuf ans, j’étais capable de jouir des phrases contre le gouvernement. » (ibid.) Avec son amie, Mara, elles se moquent des membres du Parti, elles se procurent un répertoire international de chansons mais elles n’aiment pas du tout les chansons d’amour ayant des vers comme : « je t’aime parce que tu construis le socialisme » (ibid.), les poèmes pour enfants comme « Oncle Enver, oncle Enver, tu es sucre en entier » (CLD 101- 102) ou les tableaux qui représentaient des ouvriers heureux « avec un sourire béat » (CLD 102). Elle sait très bien que la maladie psychique de son père est devenue, au cours des années, une sorte de protection pour toute la famille, une possibilité de s’échapper au quotidien, au terne, au mesquin : « Nous ne pouvions pas tomber plus bas » (CLD 81), affirme Bessa, en insistant sur l’idée que chez eux « au moins, le malheur reste stable » (CLD 82). Bessa Myftiu dessine ensuite, avec sensibilité et réalisme, les portraits de ses amies, leurs amours et les siens. Les filles de Néri, chaque jour frappées par leur père « avec une ceinture pour des fautes imaginaires » (CLD 41), ont une enfance difficile. Mais elles habitent la maison voisine où se trouve Beni, l’amour de Bessa : « Mon amour a des yeux noirs, étincelants. Il est fils unique, sage, discipliné » (CLD 43). Nostalgique quand elle parle des souvenirs de ses amours enfantins passés, la narratrice dresse avec une finesse extrême le long chemin du sentiment naissant dans son cœur de petit enfant, fier et méfiant : « Quand elles /les filles/ ont envie de jouer avec Beni, elles l’appellent. Moi, pas. Moi, je suis fière. » (ibid.) Vient ensuite, Anita, la plus belle : « Des yeux bleus en forme d’amande, des cheveux de lionne, la bouche semblable à une cerise et le nez un peu relevé vers CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 411 Camelia Manolescu le ciel. » (CLD 76) Mais Anita, à huit ans, « avait déjà des seins » (ibid . ), un vrai problème pour ses parents qui pensaient à son honneur. L’ami d’Anita, Edmond, « le plus beau garçon » (CLD 86) de l’école, devient une source de rêves et de plans pour l’énergique Bessa, toujours à la recherche de la beauté et de l’aventure. Elle le transforme, dans l’intimité de sa chambre, dans un héros à elle qui l’aime, qui lui envoie des baisers (CLD 88-89). La narratrice adulte suit de près la nais- sance et l’évolution du sentiment amoureux chez une petite fille de douze ans et ses remords une fois la situation découverte (CLD 91), la réaction de la petite fille abandonnée, la technique de la séduction d’un garçon de dix ans : À dix ans, il avait déjà tout compris sur les femmes : il faut les faire at- tendre. Et le jour où je l’attendais le moins, il m’a surprise dans la rue et m’a posé une seule question, d’une voix profonde et tragique : - Est-ce vrai que tu es en septième ? - Oui, ai-je répondu en maudissant silencieusement le jour où j’étais née. Et j’ai couru à la maison, en sanglots. - Pourquoi pleures-tu ? m’a demandé ma mère, inquiète. - Parce que je suis vieille. - Comment peut-on être vieille à douze ans ? On peut, bien sûr, si son amoureux en a dix. (CLD 95) D’ailleurs, les observations de Bessa sur l’âge visent aussi la mentalité albanaise qui n’accepte pas une femme plus âgée que son mari, comme une sorte de péché capital : le fait qu’une femme soit plus âgée que son partenaire constitue une igno- minie, un scandale. Il faut que la femme soit belle – donc jeune, du moins plus jeune que son mari ; autrement il la trompera et il aura raison, selon la mentalité dominante. (CLD 95-96) Mais l’enfant Bessa aime bien mentir, le mensonge faisant partie de sa vie quotidienne d’écolière : « Quand je rentre de l’école, j’invente toujours des histoires surprenantes. /…/ Et chaque fois que mes amies du quartier racontent leurs rêves de la veille, je mens en surenchérissant. » (CLD 50) Et elle ment de telle manière qu’elle arrive à croire elle-même à toutes ses inventions : c’est l’exemple de la caisse de bijoux précieux de sa mère qui n’est, en réalité, qu’une « boîte minuscule contenant des bijoux ordinaires, tellement ordinaires que même ma mère ne les portait plus, mais les gardait en souvenir de sa jeunesse » (CLD 51). Mais au moment où le mensonge devient une habitude, l’attitude du père change : papa m’a donné une gifle monumentale /…/ pour le mensonge (CLD 48), /…/ mais la gifle de papa… j’en ai eu des étincelles dans les yeux qu’il fallait payer pour avoir voulu impressionner Beni. Quand papa a frappé à la porte de ma chambre, il m’a trouvée sur le balcon, dans un dilemme 412 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS BESSA MYFTIU ET LE ROMAN CONFESSIONS DES LIEUX DISPARUS shakespearien : « Je me jette ou je ne me jette pas ? Si je me jette, je me cas- serai probablement la jambe ». Papa m’a demandé pardon pour son geste indigne mais je devais lui demander également pardon d’avoir menti. – Le mensonge est notre pire ennemi, a continué papa. (CLD 50) Si l’enfant Bessa considère sans cesse que la source d’inspiration de ses mensonges reste toujours le père : « Et c’est pourquoi mes plus beaux mensonges, les plus élaborés, les plus poétiques et les plus surprenants lui furent destinés » (CLD 123), alors la punition, qui vient de la part de la mère, crée à une véritable scène de comédie, sur une scène improvisée de théâtre : Et dire qu’une fois, je l’avais attendu tout un après-midi couchée sur le ciment de la cour parce que maman m’avait donné une fessée ! En réalité, lasse de hurler après une demi-heure, je m’étais levée, même si j’avais la ferme intention d’attendre papa pour dénoncer le geste de son épouse. Mais j’avais eu la fessée à quatre heures de l’après-midi et papa ne rentrait qu’à huit heures. Aussi, entre quatre heures et demie et huit heures moins le quart, j’ai repris ma vie ordinaire. Ensuite, je me suis recouchée sur le ciment et j’ai recommencé à pleurer. Maman n’en croyait pas ses yeux ! Je hurlais, mais les larmes ne venaient pas. Par miracle, quand papa est appa- ru à la porte d’entrée, les larmes ont jailli naturellement de mes yeux, secs depuis bientôt quatre heures. (CLD 48-49) Au fond, ce n’est que sa manière de sortir du commun, du banal, de vanter ses amies, d’être la meilleure, d’avoir une superfamille, en oubliant les conditions précaires imposées par le régime totalitaire de son pays pendant son enfance et adolescence. Comme elle ment, selon ses propres mots, « par générosité » (CLD 51), elle joue un jeu de cache-cache avec l’amour : devant le groupe des filles, elle et son ami Beni sont des adversaires ; seuls, ils ne trouvent pas de mots à se parler ! La même méthode est employée lorsque Beni déménage : elle le taquine avec sa photo prise pendant ses vacances à la mer (CLD 53), elle assiste à la situation pénible où le père de Beni le gifle devant elle pour la même photo (CLD 54). Regrettant toutes ses actions mais fière comme d’habitude, Bessa Myftiu est capable de rater le départ de Beni en lisant, sans rien comprendre, Les Voyages de Gulliver, mais en imaginant, étape par étape, l’arrivée des camions, les chambres vidées, le départ de son amour (« Je l’avais perdu ; il ne me restait que la fierté. Et je tenais à ma fierté. J’essayais de lire », CLD 55), en mimant le nettoyage de la cour au lieu de lui faire ses adieux : « Mais je me fous de Beni ! J’ai des feuilles à ramasser. » (CLD 56) Elle s’analyse avec beaucoup de réalisme et regrette son geste fatidique qui marque la fin de son enfance : Un camion emmenait au loin toute ma joie, l’élan de ma vie et la force de me battre. Il m’avait arraché mon enfance pour l’emporter dans le pays des CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 413 Camelia Manolescu souvenirs, celui d’où l’on ne revient jamais. Maussade, un balai à la main, j’ai d’abord affronté dans la solitude ce vacarme funèbre de véhicule, avant de succomber héroïquement sur le feuillage de fin d’été. Mon dernier été avec Beni. Désormais, à mon retour de vacances, personne ne m’attendait avec impatience, tout en prenant un air indifférent. (CLD 56-57) L’atmosphère paisible de la famille, où les restrictions ne se montrent pas, se cache dans les jeux de l’enfance, dans la naissance de l’amour enfantin et prépare l’adolescente Bessa Myftiu pour sa rencontre avec l’avenir. 3.2 L’adolescence Dans l’économie de son roman, Bessa Myftiu passe très vite de l’enfance à l’ado- lescence. Elle est consciente aussi du fait que le régime de restrictions de son pays a influencé le parcours de sa vie mais elle se rappelle aussi que cette même période est la plus chère, car tous ses souvenirs y sont liés. Le service militaire est un problème du système communiste, jamais « avalé » par la jeune adolescente, Bessa, la non-conformiste de la famille et de l’école. Parmi les premiers de sa classe, elle devient la dernière, surtout pendant le mois fatidique de service militaire organisé par l’école : Tous les lycéens albanais, filles et garçons à partir de quinze ans, étaient obligés de passer un mois de l’année scolaire à apprendre comment faire la guerre. J’étais un très mauvais soldat. Je confondais la droite et la gauche, et me voyais soudainement marcher toute seule dans la direction contraire du groupe. Les consignes, pourtant claires pour d’autres, devenaient pour moi incompréhensibles ; le fusil me semblait impossible à apprivoiser et, en plus, terriblement lourd. La course soldatesque à travers champs deve- nait une torture, et même ma mémoire, pourtant excellente, me trahissait quand il s’agissait de retenir des termes militaires. (CLD 136) La situation se complique une fois de plus le jour du tir quand elle arrive en retard. Essayant le ton comique : « - Pourquoi es-tu en retard un jour aussi im- portant ? Je n’avais pas préparé de mensonge et la vérité a coulé de ma bouche, spontanément : - Maman a oublié de me réveiller » (CLD 136-137), l’adolescente Bessa complique la situation et la punition est totale : « Tu es exclue du service militaire ! Tu ne participeras pas au tir ! Tu referas donc l’année. » (CLD 137) Mais c’est toujours elle, l’élève rebelle et compliquée, qui trouve une solution ex- trême : écrire une lettre au professeur et la lui envoyer directement « dans le centre de tir » (CLD 138), avec la mention « Urgent » sur l’enveloppe : 414 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS BESSA MYFTIU ET LE ROMAN CONFESSIONS DES LIEUX DISPARUS Je suis devenue blême. Selon le règlement, manquer au tir signifiait rater une année scolaire. /…/ Qu’avais-je d’autre comme moyen de réussir, si- non l’écriture ? Il me fallait composer un chef-d’œuvre pour adoucir la décision du professeur, montrer que j’étais soldat dans l’âme, bien que sans fusil, bien qu’exclue du tir. J’ai déchiré un papier de mon bloc-notes. Quel style choisir ? Les vers alexandrins, pardi ! À un contenu sans égal, une forme parfaite ! (CLD 137) L’effet est garanti : le professeur arrête le tir et, vu la mention en rouge « Urgent » sur l’enveloppe, pense que « c’était un ordre venant d’en haut » (CLD 138) ; mais une fois le message lu, il goûte la blague (« les élèves avaient vu le professeur se plier en deux et puis tomber par terre, en riant fort, très fort », ibid . ) et, finalement, il décide de revenir et de récupérer l’élève rebelle, transformant ainsi un échec en triomphe total pour la jeune Bessa « devenue l’héroïne du jour » (ibid.). L’adolescente Bessa parle de l’angoisse qui l’a accompagnée toute sa vie, depuis son enfance (CLD 72) : la beauté comme maladie « héréditaire » (CLD 67) de sa famille et de son propre peuple : sa mère portait le surnom de « La Belle » (ibid.), son père « était beau » (CLD 67-68), ses amis doivent être nécessairement beaux : « Qu’il était beau ! » (CLD 68) Cette maladie de la « beauté » est, au fond, une maladie nationale car les Albanais, juste après l’écroulement du communisme dans leur pays, racontent qu’Enver Hodja « était un dictateur, un tyran, un despote, un oppresseur, un dégénéré, un fou, un paranoïaque, un démon, une brute /…/ mais qu’il était beau! » (CLD 71), que leur dirigeant « devait être beau » (ibid.). Toujours sous le signe du « beau », les conquêtes de l’adolescente sont suivies de près du père mais aussi du cousin, étudiant en droit. Bessa se rappelle l’épisode d’un de ces rendez-vous, celui avec Émile, jeune homme de nationalité russe qui, à cause des années de prison de son père, n’avait aucune « perspective de réussite sociale » (CLD 69) et, par conséquent, il travaillait « comme simple mécanicien, sans espoir de suivre un jour des études supérieures » (ibid.) : Mon cousin, étudiant en droit, l’a salué gentiment et ensuite… nous a laissés seuls. J’en suis restée bouche bée. Je ne pensais pas qu’il me tuerait, mais qu’au moins il m’insulterait. Le lendemain il m’a dit : - J’étais préparé à voir une autre gueule, n’importe laquelle, pour la casser d’un seul coup de poing. Mais ce garçon était si beau, si gracieux, que mes mains se sont paralysées. (ibid.) Le même Émile, connu jadis dans « un camp de pionniers, à la montagne » (ibid.), en lui fixant un rendez-vous, reconnaît en elle la qualité indispensable d’une jeune fille, en dehors de la beauté : « le cerveau » (CLD 70). Mais, Bessa, l’adolescente toujours amoureuse et en continuelle quête de sa beauté éternelle, n’admet pas ce qualificatif de personne rationnelle : CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 415 Camelia Manolescu Je ne voulais pas avoir de cerveau, je voulais tout simplement être belle. En vain. Chaque fois que je rencontrais un homme, il me déclarait : « Je ne t’aime pas pour ta beauté ». Et il me tuait. Plusieurs hommes m’ont assas- sinée par des discours généreux sur mon esprit et mon courage. Personne n’a eu l’intelligence de me dire : « Je t’aime parce que tu es belle, rien que pour cela ! » (ibid.) Mais l’adolescente rebelle continue sa passion, l’écriture ; elle écrit des lettres, imaginaires ou vraies, de sorte que son père, un lecteur enragé de ses papiers, soit contrarié, honteux et confus ne reconnaissant jamais le destinataire. Pour elle, ce n’est qu’un exercice qui lui donne la chance de rêver, de s’évader du quotidien, de connaître ainsi le pouvoir de l’écriture, de connaître les autres par le biais du mot : - J’ai lu une lettre que tu destinais à Émile. Tu ne m’avais pas dit que tu sortais avec lui. - Mais je ne sors pas avec lui. - Et cette lettre, alors ? - Je l’ai imaginée. C’est ce que je lui écrirais s’il était mon petit copain. (CLD 121) La même petite Chambre de la Maison paternelle est le siège de la composition de ses lettres, « nées dans la solitude du crépuscule » (CLD 132), « des morceaux de vraie littérature » (ibid.), papiers qui transmettaient de vrais sentiments. Elle écrit une lettre d’amour parce qu’elle a « envie de l’écrire », c’est un moyen d’ex- primer ses sentiments à un moment donné et rien de plus ; de plus, elle affirme qu’« aujourd’hui plus personne ne croit aux lettres d’amour. C’est une forme de littérature, on se fait plaisir à soi-même, et à l’occasion, on fait plaisir au destinataire » (CLD 124-5). C’est ici, dans la petite Chambre de la maison qu’elle et ses amies se sentent libres, peuvent rêver plus que dans la vie réelle : « Armées de poèmes, de rire et d’amitié, nous sortions toujours gagnantes. Des cendres des illusions perdues, nous en reconstruisions de nouvelles, sans peur de déception. Dans notre misère, nous avions la chance de rêver… » (CLD 133) Une fois passée l’étape de la composition des lettres, l’adolescente plonge dans l’immense océan des poèmes, la lecture ou la composition des poésies d’une grande sensibilité. Elle réunit chez elle ses copines « avant de commencer les devoirs de physique, avant d’attaquer les mathématiques et la biologie » (CLD 125) et elles lisent des poèmes « juste pour l’échauffement » (ibid . ) ; ensuite, le devoir fini, elles reprennent la lecture : « Par procuration, nous vivions les grandes amours d’éminents poètes /.../ ainsi que mes amours étalées sur un papier de bloc-notes, garnies parfois de dessins écœurants. » (ibid . ) 416 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS BESSA MYFTIU ET LE ROMAN CONFESSIONS DES LIEUX DISPARUS L’idée de liberté accompagne Bessa Myftiu toute sa vie. La plage pendant les vacances (Manolescu 2011), point de repère pour tout Albanais qui pense à la liberté car de l’autre rive « on pouvait virtuellement contempler l’Italie » (CLD 252), était un lieu de rencontre des rêves et des désirs, un lieu en vue d’atteindre « le mystère de la liberté » (CLD 253). Pour toute famille albanaise, les vacances à la mer signifient habiter « des cagibis rangés l’un à côté de l’autre » (CLD 247) où les hommes « se serraient comme des sardines afin de jouir de la Plage, pendant quinze jours et dans des condi- tions infernales : le robinet d’eau et les toilettes communes pour cent cinquante personnes se trouvaient à l’extérieur » (ibid.). Pour les étrangers, se réjouir des vacances à la mer signifie avoir la liberté d’habiter un hôtel « réservé aux étrangers » (CLD 252), d’aller tout simplement à la plage, se balader « sur la Plage chevelure blonde au vent, comme les fils du Soleil » (CLD 253). Pour Bessa Myftiu, adolescente ou jeune demoiselle, les évasions et les escapades à la mer, la liberté du soleil et de la nage sont des occasions excellentes pour parler des restrictions imposées par le régime de Hodja (Manolescu 2012) : l’interdiction de parler aux étrangers sinon le policier va amener les rebelles au poste : « Même les filles risquent les coups. On vous aurait frappées au poste et, en réali- té, vous le méritez bien » (CLD 258) ; l’interdiction d’avoir un rendez-vous (CLD 254-257) avec un étranger (elle se rappelle son frère qui l’avait « enfermée dans le cagibi au moyen d’un cadenas : - Ça ne te suffit pas, trois millions d’Albanais ? Tu veux nous mettre en prison ? » (CLD 259) ; l’interdiction de porter des pantalons larges ou des jupes courtes : à vingt-quatre centimètres, ils demeuraient corrects ; plus larges, ils se transformaient en pattes d’éléphant ; plus étroits, en strings. Pour les jupes, ce n’était pas la largeur qui comptait, mais la longueur ; s’arrêtant au-dessus des genoux, elles devenaient des mini-jupes, et au-dessous, des robes longues. Notre morale communiste les exigeait au milieu ; chaque écart de la norme avait des conséquences. (CLD 258) Interdiction aussi d’avoir des cheveux longs : « Au lycée, à l’université et sur le lieu de travail, les garçons devaient faire également attention à ce que leurs cheveux ne descendent pas sur la nuque : autrement ils étaient renvoyés » (CLD 253) (et, dans ce même but, dans les années neuf cent soixante-dix, « un coiffeur pour les touristes s’était installé à l’aéroport de Tirana » (ibid.)). Un autre sujet tabou est l ’éducation sexuelle (Manolescu 2012) jamais discutée dans la famille albanaise traditionnelle, non plus à l’école : « Nous portions notre corps comme un fardeau. Dans ma famille, on n’en parlait pas. On parlait d’âme, de sentiments, de vérité et de mensonge, mais jamais du corps. » (CLD 169-170) Et sa révolte augmente de plus en plus. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 417 Camelia Manolescu 4 CONCLUSIONS Dans son roman Confession des lieux disparus, publié en français en 2007 aux Éditions de l’Aube, Bessa Myftiu reconstitue en minutie sa vie d’enfant et d’adolescente ayant comme toile de fond la capitale Tirana, pendant le régime commu- niste et totalitaire d’Enver Hodja. Elle se lance dans la description des mœurs, des mentalités du passé de son pays et, même si elle affirme qu’elle n’est pas le per- sonnage de son propre roman, qu’elle reste un observateur neutre de ces temps-là, où des événements réels se superposent sur des situations vécues par elle-même de sorte que l’autobiographie sorte en évidence (Manolescu 2020). Révoltée, non-conformiste, ironique et rebelle mais d’une sensibilité extrême, Bessa Myftiu déroule des épisodes chers à sa vie, en vue de se remémorer des scènes de son enfance et adolescence, en vue de recréer une atmosphère complè- tement disparue au temps de la liberté, après 1990. Nostalgique du temps passé (même si celui-ci est obligatoirement lié au communisme et au régime totali- taire), elle regrette que le présent n’ait pas reconstitué le respect de soi, les liaisons d’amitié, les mœurs des ancêtres qui représentent l’âme de l’Albanais. Digne romancier réaliste, Myftiu change la méthode balzacienne du miroir concentrique (Ion 1982) en inversant la perspective : au lieu de se focaliser sur le centre (de l’extérieur vers l’intérieur), elle ouvre la perspective (de l’intérieur vers l’extérieur) : de la description de la famille (les parents et les grands-parents) vers la description des voisins, des amis et des amours perdus, du quartier, pour arriver finalement à la grande ville, la capitale Tirana, les années avant 1990 (Manolescu 2017) ; ou autrement dit, elle ouvre la perspective du passé vers l’avenir. Elle ap- proche ou retire sa caméra cinématographique en se concentrant sur les portraits, les situations, les mœurs, elle semble nous dévoiler les moindres détails de sorte que le souvenir jaillit par le pouvoir de la suggestion. Son enfance prend contour à l’aide des portraits de sa mère et de son père, des figures emblématiques pour leurs sacrifices au nom de la famille ; ensuite vient la description de ses amies : les filles de Néri (toujours battues par leur père pour des fautes imaginaires), Anita (l’enfant devenu trop vite adolescente) et son copain Edmond (source de rêves amoureux de l’enfant trop volontaire, Bessa) ; mais elle n’oublie pas de nous parler de sa passion pour la lecture et l’écriture (comme digne héritière de son père) mais aussi pour le mensonge qui devient une sorte de deuxième nature pour une fille obsédée par la beauté héréditaire. La politique, la révolte contre le régime totalitaire d’Enver Hodja sont déjà des problèmes sou- vent discutés dans la famille que l’enfant Bessa ressent pleinement. Le passage vers l’adolescence se fait vite et continue son obsession pour la beauté, pour l’écriture et la poésie mais Bessa Myftiu ajoute encore, dans le déroulement 418 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS BESSA MYFTIU ET LE ROMAN CONFESSIONS DES LIEUX DISPARUS des événements chers de sa vie, les conquêtes réelles ou imaginaires des garçons et l’inoubliable épisode du tir du service militaire qui aurait pu changer son destin. Même si le ton est plein d’humour, elle n’oublie pas non plus les restrictions du temps passé ; l’ironie mordante et sa révolte sont évidentes. Les quartiers de vie que Bessa Myftiu nous présente, dans les pages de son ro- man écrit en français pour plus d’ouverture, sont des témoignages fidèles de ses souvenirs. Elle nous prend tous pour témoins dans son aventure narrative, elle se révolte, critique et ironise le régime passé, mais le ton s’adoucit au moment où elle parle des souvenirs de son enfance et adolescence, des moments les plus chers de sa vie passée à Tirana. Références bibliographiques Beniamino, Michel, 1999 : La francophonie littéraire. Essai pour une théorie. Paris : L’Harmattan. Galy, Arnaud, 2010 : « Albanie et Suisse – Rencontre avec Bessa Myftiu », extraits de Confessions des lieux disparus, https://www.agora-francophone.org/Albanie- et-Suisse-Rencontre-avec. (Consulté le 6 octobre 2020) Gouraige, Gislain, 1971 : Le roman contemporain d’expression française. Sherbrooke : Presses de l’Université de Sherbrooke. Ion, Angela (coord.), 1982 : Histoire de la littérature française. Bucureşti : Ed. didacticǎ şi pedagogicǎ. Joubert, Jean-Louis, 1986 : Les littératures francophones depuis 1945. Paris : Bordas. Lalagiann, Vassiliki (éd.), 2005 : La francophonie dans les Balkans. Les voix des femmes. Paris : Publisud. Manolescu, Camelia, 2011 : Confessions des lieux disparus de Bessa Myftiu ou récréer la vie dans la langue de l’Autre. Analele Universitǎţii din Craiova, Seria Ştiinţe Filologice, Langues et littératures romanes, XV/1. Craiova : Editura Universitaria. 39-47. Manolescu, Camelia, 2012 : Bessa Myftiu ou écrire dans la langue de l’Autre. Actes du Colloque International « Visages de l’Autre dans les Balkans et ailleurs ». Bucureşti, 4-5 novembre 2011. Craiova : Editura Universitaria. 179-196. Manolescu, Camelia, 2017 : Bessa Myftiu et la demeure paternelle. Guţă, Ancuţa et Camelia Manolescu (éds.) : Hommages offerts à Sanda Stavrescu. Craiova : Universitaria. 243-250. Manolescu, Camelia, 2020 : Bessa Myftiu ou l’analogie comme distance tem- porelle qui lie le présent et le passé totalitaire dans le roman Confessions des lieux disparus. Analogies et interactions au sein des études romanes. Skopje : Université « Sts. Cyrille et Méthode », Faculté de philologie « Blaže Koneski ». 301-318. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 419 Camelia Manolescu Myftiu, Bessa, 2007 : Confessions des lieux disparus. Paris : Éditions de l’Aube. Nowicki, Joanna et Catherine Mayaux (éds.), 2012 : L’autre francophonie. Paris : Champion. Oktapoda-Lu, Efstratia (éd.), 2006 : Francophonie et multiculturalisme dans les Balkans. Paris : Publisud. Toma, Iulian, 2015 : La francophonie post-soviétique. Sa littérature, son cinéma, Université Brock. Voix plurielles 12/2. 212-221. https://www.researchgate. net/publication/319022082_La_francophonie_post-sovietique_Sa_litterature_ son_cinema. (Consulté le 15 décembre 2019) Yotova, Rennie, 2007 : L’invitée du mois Bessa Myftiu. Le culturactif suisse, 18 octobre 2007, http://www.culturactif.ch/invite/myftiu2.htm. (Consulté le 20 octobre 2019) Yotova, Rennie (éd.) : Fréquences francophones : revue de l’Association des pro- fesseurs de français en Bulgarie, http://aml-cfwb.be/catalogues/general/edi- teurs/22778. (Consulté le 20 octobre 2019) 420 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 421 Ildikó Szilágyi FFormes poétiques dans la poésie française du XXe siècle Ildikó Szilágyi Université de DebrecenAbstractIn the present study we propose to describe the formal characteristics of French poetry in the 20th century such as continuing the trends in the late 19th cen-tury. Firstly, the fundamental problems of modern poetic forms are summa-rized. This brief historical-theoretical revision results in the analysis of a prose poem variations, of the free verse and the “verset” (long verse) concept. These modern poetic forms dominate poetic writings during the first half of the 20th century, and remain the privileged form in contemporary French poetry. We also analyse the return of several twentieth-century French poets to traditional versification and to fixed forms of poetry (sonnet, pantoum, haiku). Why and how are the classical prosodic rules, abandoned a long time ago, being reused? How can the rigid structures of fixed forms be viewed as a new challenge in terms of poetic innovation? By examining the tendencies regarding the devel-opment of French poems in the 20th century, this paper is intended as a contri-bution to the recently renewed research of prosody and poetics. Key words: 20th century French poetry, prose poem, free verse, “verset”, regular verse, fixed forms 422CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS FORMES POÉTIQUES DANS LA POÉSIE FRANÇAISE DU XXE SIÈCLE 1 INTRODUCTION Nous proposons de présenter les principales formes poétiques et les nouvelles tendances dans la poésie française du XXe siècle. Notre travail s’inscrit dans l’ap- proche linguistique des formes poétiques.1 Par forme, on comprend « la répéti- tion régulière d’un trait observable » (Purnelle 2003 : 16). Ce trait ou ces traits observables doivent pouvoir être décrits. Des poètes, souvent très différents, peuvent avoir des points communs formels, à commencer par l’attention portée à la question du vers et de la forme, aux tendances opposées de la régularité et de l’arbitraire. Il ne fait pas de doute que « /l/ire la poésie d’une époque implique de comprendre les questions théoriques qu’elle pose » (Guillaume 2002 : 10).2 L’enjeu est de sensibiliser à l’aspect formel de la poésie, à la perception et à la différenciation des formes et des genres. Les pratiques formelles des poètes modernes et contemporains sont très diversi- fiées. Ce sont essentiellement les nouvelles formes poétiques (le poème en prose, le vers libre et le verset) qui représentent les principaux modèles d’écriture. Reconnues aujourd’hui par les critiques et perçues par les lecteurs comme des poèmes, ces formes modernes ne sont admises comme genres poétiques autonomes qu’au bout d’une période de légitimation plus ou moins longue. Dans la seconde moitié du XXe siècle, non seulement en poésie, mais dans les autres arts aussi, diverses tentatives formalistes ou déconstructivistes font leur apparition en grand nombre (le lettrisme, les collages, la poésie tract, la poésie sonore, la poésie performance, etc.). Dans ce contexte, il est intéressant de constater que de nombreux poètes contemporains retournent au vers régulier et aux poèmes à forme fixe dont le sonnet, la ballade, le pantoum ou le haïku. Nous commençons notre parcours par la présentation des nouveaux genres poé- tiques, évoqués dans leur ordre d’apparition : le poème en prose, le vers libre et le verset. 2 LE POÈME EN PROSE Reçu dans l’indifférence dans la première moitié du XIXe siècle,3 le poème en prose devient, au moins dès le dernier tiers du siècle, un genre très à la mode, 1 Lors des dernières décennies, les réflexions sur le langage poétique ont été l’objet d’une réévaluation critique radicale. 2 Daniel Guillaume (2002) rassemble une vingtaine d’articles écrits par des chercheurs (souvent poètes eux-mêmes) sur les « poétiques et poésies contemporaines ». 3 Parmi ses sources possibles, rappelons la prose poétique de Rousseau, de Fénelon, de Lamennais ou de Chateaubriand, ainsi que les traductions en prose des poèmes de Gessner, d’Ossian ou de Young. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 423 Ildikó Szilágyi et connaît au XXe siècle un développement considérable. Les premiers poètes en prose sont les « petits romantiques » ou les « romantiques mineurs » (comme Aloysius Bertrand). C’est Baudelaire qui a vraiment lancé le poème en prose comme genre, voulant rendre « la vie moderne » en une forme nouvelle. Les poèmes en prose de Mallarmé doivent beaucoup aux Petits poëmes en prose de Baudelaire. Rimbaud, avec les Illuminations, suscite une interrogation sur les rapports du genre avec le fragment (Guyaux 1985). Les Poëmes de Léon-Paul Fargue (1912), les Poèmes en prose de Pierre Reverdy (1915) et Le Cornet à dés de Max Jacob (1916) entretiennent avec l’œuvre baudelairien et rimbaldien un « rapport entre continuation et déviation, qui maintient le poème en prose dans sa tension critique » (Murat 2012 : 55). Les poèmes en prose de Henri Michaux ( La nuit remue, 1935, Plume, précédé de Lointain intérieur, 1963), Francis Ponge ( Le Parti pris des choses, 1942), René Char ( Fureur et mystère, 1948) ou Yves Bonnefoy ( Du mouvement et de l’immobilité de Douve, 1953, Rue traversière, 1977) témoignent de la vitalité du genre au cours du XXe siècle. La thèse fondamentale de Suzanne Bernard (1994 [1959]), déjà ancienne, mais plusieurs fois rééditée, commence par légitimer l’existence du poème en prose en tant que genre poétique autonome. Elle présente « un modèle textualiste très restrictif, et un corpus largement ouvert, incluant toutes sortes de textes où le rapport prose/poésie présente une pertinence » (Murat 2012 : 45). Le livre de Barbara Johnson (1979), l’autre ouvrage de référence portant sur les « Défigu- rations du langage poétique », repose en revanche sur un corpus extrêmement restreint en donnant une lecture comparée des « doublets » de Baudelaire. Les recherches de Nathalie Vincent-Munnia (1996) portent principalement sur les premiers poèmes en prose en présentant la généalogie du genre dans la première moitié du XIXe siècle. Les livres de Michel Sandras (1995) et d’Yves Vadé (1996) définissent les aspects formels et thématiques de la poétique du poème en prose, et ils s’appuient sur la lecture de nombreux textes, donnés en anthologie. Michel Brix (2014) s’intéresse aux rapports qu’entretiennent les poèmes en prose (et les vers libres) avec la modernité esthétique. Michel Murat (2012 : 47) définit le poème en prose comme « ré-élaboration stylistique d’un ensemble de genres ou formes discursives préexistants ». Il propose un modèle pragmatique complexe pour « la phase de constitution » du genre « articulant plusieurs types de compé- tences » chez le lecteur (ibid. : 46). Tout en reconnaissant que le poème en prose « nous déconcerte par son polymor- phisme », Suzanne Bernard (1994) s’efforce néanmoins d’en déterminer les traits distinctifs. C’est ainsi qu’elle finit par relever trois critères, à savoir « l’unité », « la gratuité » et « la brièveté ». D’après le premier critère de Suzanne Bernard, les poèmes en prose doivent former une unité, fortement structurée et autonome. L’écriture fragmentaire et 424 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS FORMES POÉTIQUES DANS LA POÉSIE FRANÇAISE DU XXE SIÈCLE discontinue du XXe siècle va à l’encontre de l’idée de totalité et d’achèvement qu’implique ce critère. Les poèmes en prose d’Arthur Rimbaud ( Illuminations) ou de Paul Valéry ( Petits poèmes abstraits), appelés fragments par les deux poètes, produisent un effet d’ouverture, ou plutôt de non-clôture. L’exigence de la « gratuité » (un poème en prose ne doit se proposer aucune fin en dehors de lui-même) est également discutée de nos jours, parce qu’elle exclut de la poésie tout ce qui s’apparente au récit (c’est-à-dire le narratif, le descriptif et le didactique). La poésie narrative de Jules Supervielle, tout comme ses contes, considérés par le poète comme des genres hybrides à la frontière du poème en prose, contredisent l’idée de la « gratuité ». Le critère de la brièveté (une page, ou à la limite, quelques pages) permet de diffé- rencier le poème en prose du récit poétique, mais ne suffit pas de le distinguer des autres genres brefs comme l’anecdote moralisante, l’épigramme ou la maxime. Le poème en prose, « le recyclage de formes antérieures » (Murat 2012 : 50), s’éla- bore même en s’inspirant de ces anciens genres brefs. En ce qui concerne la thématique des poèmes en prose, on peut dire d’une manière générale avec Baudelaire que les poètes en prose sont des « peintres de la vie moderne ». Michel Sandras (1995 : 125-143) évoque, lui aussi, par- mi les « motifs, thèmes et tonalités » du poème en prose le paysage urbain, mais préfère insister sur « l’opposition ou la tension entre le poétique et le prosaïque ». Suzanne Bernard (1994 : 434) parle également de « l’union des contraires ». Ce conflit des codes n’est pas le propre de tous les poèmes en prose, mais peut se manifester dans les vers libres, voire dans des vers de facture métrique traditionnelle. Les modèles traditionnels (pictural et musical) du poème en prose sont refusés par la plupart des poètes en prose du XXe siècle. Leurs poèmes reçoivent rarement l’appellation de poèmes en prose, même s’il est toujours possible de repérer, dans de nombreux textes poétiques contemporains, quelques-unes des constantes du genre évoquées ci-dessus. 3 LE VERS LIBRE La technique du vers libre, l’aboutissement de tout un siècle d’évolution, se ma- nifeste en France à partir des années 1880. Si l’on s’en tient aux dates de parution des numéros de 1886 de La Vogue, on peut en conclure, comme le fait Édouard Dujardin, que les premiers vers-libristes sont Arthur Rimbaud, Gustave Kahn, Jules Laforgue et Jean Moréas, dans cet ordre. L’année 1886, « date de naissance CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 425 Ildikó Szilágyi presque officielle » (Murat 2008 : 9) du vers libre, est donc une date charnière dans l’histoire de la versification française. Le vers-librisme symboliste des années 1890 est suivi au début du XXe siècle par le vers libre « standard » des poètes modernistes comme Apollinaire ou Cendrars. Sa forme se stabilise dans les années 1920. Elle sera reprise sans modification impor- tante par les surréalistes qui ont fait du vers libre le mode dominant de l’écriture poétique. Quant aux poètes des générations suivantes, ils « trouvent en main l’instrument mais ne le changent pas » (Murat 2008 : 309).4 La poésie contem- poraine n’est évidemment pas sans invention formelle, les expériences formalistes ou déconstructivistes en témoignent. Les traités de versification,5 même les plus récents, consacrent à peine quelques pages au vers libre qu’ils considèrent en général comme un phénomène marginal. Le modèle du vers libre que Jacques Roubaud6 établit en 1978 dans son essai célèbre La Vieillesse d’Alexandre sert jusqu’à nos jours de point de référence pour beaucoup de chercheurs. Roubaud (1988 [1978]) s’inspire de la grammaire générative et propose de décrire le vers libre « standard » ou « commun » dans sa phase de stabilisation. Il ajoute aux critères des premiers théoriciens (des vers non comptés, non rimés, unités syn- taxico-sémantiques) les caractéristiques suivantes : les vers libres doivent avoir une existence « d’abord typographique » (ibid. : 120), ils ne peuvent pas être césurés (ibid. : 123), ni ponctués ( ibid. : 124),7 et ils sont « la négation de l’alexandrin » (ibid. : 125). Roubaud n’hésite pas à parler de l’épuisement, voire de « l’échec du vers libre » (ibid. : 15), dont la liberté n’est que « provisoire » (ibid. : 132), « échec » qu’il date dès les années 1930 et qu’il explique par la « grande aridité combinatoire » de la forme (ibid. : 16). En fin de compte, le seul critère distinctif communément admis du vers libre se révèle être sa linéation : « Le vers libre, c’est aller à la ligne » (ibid. : 171). En effet, la disposition typographique permet de différencier le vers libre de la prose : dans un poème en vers libre, les lignes ne sont pas entièrement occupées, on revient à la ligne avant d’avoir atteint la marge droite et un espace de blanc est gardé à la fin. Henri Meschonnic (1982 : 601) se demande si la définition du vers libre donnée par Roubaud, « apparemment codifiée en règles génératives », n’est pas « faite pour le rejeter ». Il remarque « qu’à part le critère typographique, il reste défini 4 « André Du Bouchet va s’inspirer de Pierre Reverdy » (Murat 2008 : 309), le vers libre de Yves Bonnefoy revient à celui de Paul Éluard, le vers de Jacques Réda à celui de Henri de Régnier » (ibid. : 310). 5 Aquien (2004 [1990]), Gouvard (1999). 6 Roubaud (né en 1932) est l’un des poètes français contemporains les plus importants, titulaire de doctorat d’État en mathé- matiques et en littérature française, membre de l’Oulipo. 7 Dans les vers libres du XXe siècle, on constate la raréfaction ou la suppression des signes de ponctuation ayant pour fonction – selon Roubaud (1988 [1978] : 24) – de « renforcer l’unité vers ». 426 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS FORMES POÉTIQUES DANS LA POÉSIE FRANÇAISE DU XXE SIÈCLE négativement et que son seul critère positif, la coïncidence de l’unité typogra- phique avec l’unité syntaxique, est précisément la définition du vers libre par ses adversaires » (ibid.). Quant aux nouvelles tentatives de définition, elles sont plutôt rares, même si ces toutes dernières années on constate un intérêt croissant pour le vers libre.8 La revue Romantisme a consacré en 2008 un numéro thématique à la question de la « modernité du vers », s’intéressant avant tout aux problèmes posés par le vers syllabique au XIXe siècle. Catherine Boschian-Campaner (2009) publie sous le titre Le vers libre dans tous ses états. Histoire et poétique d’une forme (1886-1914) les textes réunis du colloque organisé par l’université Paul Verlaine de Metz. La question de la genèse du vers libre y a été réévaluée par « des approches plurielles, littéraire, historique, compa-ratiste, stylistique et musicologique » (Boschian-Campaner 2009 : 8). L’organisation de ce colloque en 2008 coïncide avec la parution du Vers libre de Michel Murat. Ce livre, comme l’auteur le définit lui-même, « constitue dans une large mesure un prolongement /des/ analyses et une discussion critique /des/ thèses » (Murat 2008 : 15) de Jacques Roubaud. C’est un ouvrage de synthèse qui s’intéresse « à la structure, à la genèse et à quelques réalisations caractéristiques de cette forme » (ibid. : 9), tout en donnant une étude systématique non seulement du vers libre, mais aussi du langage poétique. La présentation de Murat ne va pas au-delà du surréalisme, elle s’arrête à la publication du « recueil majeur du milieu du siècle » (ibid.), Fureur et mystère de René Char. La simplicité structurelle et la polymorphie formelle du vers libre, comme ses rapports avec le vers régulier et son rôle joué dans l’histoire de la modernité, sont autant d’enjeux théoriques que l’auteur met en évidence dans ses analyses. Les quatre études de la dernière partie de son livre, consacrées à Valéry Larbaud ( Poèmes de A. O. Barnabooth), Paul Claudel ( Corona benignitatis Anni Dei), Charles Péguy ( Porche du mystère de la deuxième vertu) et André Breton, montrent que le facteur stylistique est loin d’être négligeable dans la description formelle des vers libres. L’apparition du vers libre a attiré l’attention sur les paramètres formels des poèmes. La définition du vers (du latin « versus ») est liée étymologiquement à l’idée de retour régulier, de répétition identique. Ce qui se répète dans le vers libre, c’est la limite du vers. La présence du blanc final (et par conséquent la possibilité de l’enjambement) est donc devenue « un critère définitoire de la poésie » (Murat 2008 : 176), elle a une valeur d’indication générique. Le blanc intralinéaire (in- séré au sein même d’une ligne entre les mots), bien que remontant à la Bible, n’apparaît dans la poésie française qu’au XXe siècle (chez Claudel et Milosz). Le 8 On tient à mentionner notre thèse, intitulée « Les tendances évolutives de la versification française à la fin du XIXe siècle. La problématique du vers libre » (Szilágyi 2004). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 427 Ildikó Szilágyi blanc intralexical (à l’intérieur d’un mot) est également une innovation de la mo- dernité poétique. De nombreux poètes français contemporains (dont André du Bouchet et Jacques Roubaud, mais aussi Jacques Dupin ou Anne-Marie Albiach, entre autres) pratiquent une écriture du silence, une écriture de la discontinuité où les blancs ont une fonction structurelle et structurante. 4 LE VERSET L’autonomie du verset n’est pas unanimement reconnue par les critiques. Quelques-uns l’admettent comme « l’une des écritures possibles du poème en prose » (Sandras 1995 : 41), voire comme « une prose »,9 d’autres (les plus nom- breux) le rangent parmi les « formes particulières d’écriture versifiée » (Vadé 1996 : 13) en tant qu’« une variante du vers libre » (Murat 2001 : 502). Les auteurs du numéro thématique de la revue Études littéraires (Charest 2007 : 9) tentent de « donner une place au verset, sur la longue trame de l’histoire, parmi les autres formes et les autres genres ».10 Pour Carla van Den Bergh (2008), qui décrit dans sa thèse sa naissance et son développement, « ni vers libre long, ni paragraphe amorphe, le verset poétique est régi par un principe de récursivité rythmique ». Rappelons que le terme « verset » désigne à l’origine les divisions numérotées de la Bible et d’autres textes sacrés. Paul Claudel se réfère ouvertement aux versets bibliques lorsqu’il expérimente cette forme poétique d’abord dans ses premiers drames ( La Ville, Tête d’or), ensuite dans son recueil lyrique ( Cinq grandes odes, 1910). Le verset claudélien s’impose dans la suite comme une référence quasi incontournable. Son influence est incontestable chez Saint-John Perse ( Éloges, 1911), Léopold Sédar Senghor ( Chants d’ombre, 1945), Jules Supervielle (les versets de Débarcadères, 1922, et de Fable du monde, 1938) ou Anne Hébert ( Mystère de la parole, 1960). Leurs versets se ressemblent par leur tonalité générale, qu’il s’agisse de la célébration de Dieu, de l’éloge du monde et de la nature, mais se distinguent par leur organisation. Il est habituel d’identifier des segments syllabiques rappelant des types de vers familiers dans les versets dits « métriques » de Saint-John Perse et de Senghor. Quant au verset claudélien, qualifié souvent de verset « cadencé », il repose sur la succession de groupes accentuels distribués selon un ordre croissant (cadence majeure) ou décroissant (cadence mineure), parfois selon une périodicité régulière. 9 Bernard (1994 : 538-571) traite brièvement de la problématique du verset sous le titre « une orientation nouvelle de la prose ». 10 Notre contribution (Szilagyi 2007 : 93-107) « positionne ‘le verset entre le vers et la prose’, montrant son irrégularité comme les différents degrés d’un jeu pleinement poétique » (Charest 2007 : 9). 428 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS FORMES POÉTIQUES DANS LA POÉSIE FRANÇAISE DU XXE SIÈCLE La parenté avec l’éloquence sacrée sera moins évidente chez André Suarès, Léon- Paul Fargue, James Sacré ou Olivier Barbarant, écrivant également en versets. La spécificité du verset moderne résidera alors moins dans les relations qu’il entre- tient avec la spiritualité que dans les caractéristiques formelles le distinguant du poème en prose et du vers libre. D’un point de vue formel, le facteur discriminant entre le vers libre et le verset est à chercher dans « les écarts d’amplitude qui ne sont pas signifiants pour le vers libre mais le deviennent pour le verset » (Charest 2010 : 121). La longueur des versets pouvant varier dans une mesure très importante, le point d’accentuation principal se déplace de la position finale à la position initiale. Les anaphores, très nombreuses dans les versets, acquièrent une force structurante comparable à celle des rimes. Les nombreux jeux de sonorités éloignent les versets du langage courant. Ils s’associent pour renforcer leur cohérence et sont à l’origine de leur musicalité. Ils peuvent également produire un effet d’incantation. De longueur en général beaucoup plus importante que le vers libre, le verset peut recourir aux procédés rhétoriques exploités plutôt par la prose. Il fait un assez large usage des figures particulièrement aptes à évoquer le style oratoire. 5 LE VERS RÉGULIER ET LES POÈMES À FORME FIXE La pratique du vers régulier au XXe siècle, même dans une position marginale, ne manque pas de poser de sérieux problèmes. La connaissance des conventions clas- siques n’est plus un savoir partagé pour la grande majorité des lecteurs contem- porains. Guillaume Peureux va encore plus loin en écrivant que « la négligence, l’oubli, volontaire ou non, conscient ou non, de ces conventions, peut caracté- riser même les poètes modernes pratiquant un vers mesuré » (Peureux 2009 : 572). L’usage qu’ils font du vers régulier n’est que rarement une simple continua- tion de la versification traditionnelle, il s’agit beaucoup plus souvent d’un retour conscient, d’un choix esthétique délibéré. La question qui se pose est « comment écrire en vers (garder le vers) tout en manifestant une volonté de position mo- derne ? » (Purnelle 2003 : 14). Le retour à la versification traditionnelle au XXe siècle peut être liée au respect de la tradition, à la nostalgie du prestige de ce que le vers régulier symbolise culturellement. Elle peut résulter d’un engagement politique (sous la Résistance et dans les années 1950). Elle correspond parfois à une intention ludique, voire à une volonté de déconstruction parodique, à une provocation. Écrivant en vers réguliers provisoirement ou d’une manière permanente, les poètes contem- porains voient également dans ce choix formel un défi, la tentation d’une CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 429 Ildikó Szilágyi impossible perfection, un lieu de réflexion théorique et un objet d’expérimen- tation formelle. Le regain d’intérêt pour le vers régulier dans la poésie contemporaine s’accom- pagne chez plusieurs poètes par la redécouverte des poèmes à forme fixe,11 avant tout par celle du sonnet. Après une période de réhabilitation patriotique sous l’Occupation (Jean Cassou, Robert Desnos) le sonnet est redécouvert à partir des années 1950 (Louis Aragon, Eugène Guillevic). Le retour au sonnet peut aussi s’expliquer par l’intérêt d’une soumission aux contraintes. Cette idée est le mieux mise en valeur par les membres de l’Oulipo, dont Raymond Queneau et Jacques Roubaud, qui trouvent dans le sonnet une matière privilégiée à leur jeu combina- toire. Ayant subi des transformations majeures,12 le sonnet continue d’être prati- qué jusqu’à nos jours, les colloques de Besançon (2004) et de Poitiers (2007) qui lui sont consacrés en témoignent. Le sonnet est très connu et très étudié en milieu scolaire et universitaire aussi. L’exemple de plusieurs poètes dont Yves Bonnefoy, Alain Bosquet, Jacques Bens, Jacques Darras, Pierre Emmanuel, Guy Goffette, Eugène Guillevic, Philippe Jaccottet, Robert Marteau, Bernard Noël, Raymond Queneau, Lionel Ray, Jacques Réda, Jacques Roubaud, Jules Supervielle, Paul Valéry, parmi bien d’autres, prouve la popularité du sonnet au XXe siècle. Oubliés pendant des siècles, des genres poétiques médiévaux comme la ballade, le rondel et le rondeau sont également ressuscités à partir du milieu du XIXe siècle et restent vivants, bien que de façon ponctuelle, tout au long du XXe siècle. La ballade est pratiquée par exemple par Michel Butor, William Cliff ou Dominique Buisset. Ce sont surtout les ballades célèbres de François Villon qui servent de modèle à des réécritures modernes. « Le poids de notre héritage culturel est tel qu’il paraît difficile d’écrire une ballade sans avoir à l’esprit le modèle villonien, un rondel sans penser à Charles d’Orléans » – écrit Bertrand Degott (1996 : 251). Confrontées à des différences importantes par rapport au modèle traditionnel, nous devons nous demander à quels critères minimaux nous reconnaissons une ballade. Il paraît que le critère de la typographie, la succession de (trois) strophes de longueur à peu près identique, suivie d’une strophe plus brève (introduite ou non par le mot « envoi »), la présence d’une sorte de refrain, suffisent à assurer l’identification de la forme dans la poésie contemporaine. Le pantoum, emprunté (au début du XIXe siècle) à la poésie malaise, se présente partout dans le monde et il est devenu en deux cents ans un genre cosmopolite. Malgré sa présence universelle, son corpus reste plutôt restreint. Dans chaque pays où il fait son apparition, il n’est employé que par assez peu de poètes qui se 11 Voulant faire table rase du passé, les surréalistes délaissent les poèmes à forme fixe. 12 La déstructuration du mètre et de la rime dans le sonnet contemporain peut s’accompagner de la suppression ou du rajout de vers. Il n’empêche que l’appellation « sonnet » est toujours revendiquée par les poètes, même s’ils y ajoutent des qualificatifs comme sonnet « approximatif » (Guy Goffette) ou sonnet « allégé » (Robert Melançon). 430 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS FORMES POÉTIQUES DANS LA POÉSIE FRANÇAISE DU XXE SIÈCLE contentent le plus souvent d’en composer un seul.13 Parmi les auteurs contempo- rains de pantoum, on peut citer les noms de Francis Lalanne, Michelle Grangaud, Alain Chevrier et François-René Daillie. Le pantoum occidental s’intègre sans dif- ficulté dans la famille européenne des formes fixes à répétition. C’est une forme répétitive très spécifique, une forme de progression lente. L’intérêt des critiques et des poètes pour les structures poétiques répétitives a certainement contribué à sa redécouverte. Il faut néanmoins reconnaître que malgré les quelques essais qui ont été publiés dans ces dernières années (Jouet 2005 [1998]), le pantoum reste très peu étudié. Le haïku (ou haïkaï), d’origine japonaise,14 apparaît en France à partir du début du XXe siècle, d’abord en traduction, puis dans la pratique poétique. Les pre- mières publications seront suivies par beaucoup d’autres dont les haïkus de Paul Claudel ( Cent phrases pour éventails), ceux d’Eugène Guillevic, de Jacques Dupin, de Jean Follain ou de Philippe Jaccottet. Sa brièveté et sa syntaxe souvent elliptique ne permettent pas la narration, l’explication, l’éloquence et la subjectivité. C’est la dimension spirituelle et philosophique, composante fondamentale du haïku, qui sera mise au centre des expériences poétiques des haïkistes contem- porains. Aujourd’hui, des recueils et des anthologies de haïku sont régulièrement édités. « L’anthologie du haïku en France » (2003, sous la direction de Jean An- tonini) présente 800 poèmes de 80 auteurs différents. La vogue actuelle du haïku est favorisée par le développement de l’Internet qui facilite la diffusion des essais des poètes-amateurs français et francophones. Le Québec et la Belgique sont particulièrement passionnés pour cette forme poétique. 6 CONCLUSION Dans notre essai, nous avons parcouru principalement les pratiques et expériences poétiques menées en France. La poésie française a toujours servi d’exemple aux poètes francophones (belges, canadiens, africains…), tout comme aux poètes hongrois et slovènes, auxquels nous ne pouvions pas nous référer. Notre intention n’était pas d’inventorier et de classer toutes les pratiques existantes, mais seule- ment de proposer certains repères pour une lecture critique de la poésie moderne et contemporaine. Les problèmes théoriques qui accompagnent les nouveaux genres poétiques tout au long de leur histoire, sont loin d’être résolus. Toute tentative de définition conduit inévitablement à s’interroger sur la nature même de la poésie. Préoccupant 13 Le pantoum français le plus célèbre est de toute évidence celui de Baudelaire, « Harmonie du soir » (1857). 14 Il s’agit d’une forme brève de dix-sept syllabes (réparties sur trois vers : 5-7-5). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 431 Ildikó Szilágyi les critiques aussi bien que les poètes eux-mêmes, les questions de forme ont tou- jours été investies d’une forte charge sémantique. Elles restent indissociables de considérations externes, suscitant des réflexions d’ordre historique, esthétique et psychologique. Références bibliographiques Aquien, Michèle, 2004 [1990] : La versification. Paris : Presses Universitaires de France, « Que sais-je? » Bernard, Suzanne, 1994 [1959] : Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours. Paris : Nizet. Boschian-Campaner, Catherine (éd.), 2009 : Le vers libre dans tous ses états. Histoire et poétique d’une forme (1886-1914). Paris : L’Harmattan. Brix, Michel, 2014 : Poème en prose, vers libre et modernité littéraire. Paris : Éditions Kimé. Charest, Nelson (éd.), 2007 : Le verset moderne. Études littéraires 39/1. Mon-tréal, Québec : Université Laval. Charest, Nelson, 2010 : Compte rendu sur Michel Murat. Le vers libre 5/2, printemps 2010, www.revue-analyses.org. (Consulté le 25 février 2020) Degott, Bertrand, 1996 : « Ballade n’est pas morte ». Étude sur la pratique de la ballade médiévale depuis 1850. Paris : Annales littéraires de l’université de Franche-Comté, Les Belles Lettres. Gouvard, Jean-Michel, 1999 : La versification. Paris : Presses Universitaires de France. Guillaume, Daniel (éd.), 2002 : Poétiques et poésies contemporaines. Cognac : Le temps qu’il fait. Guyaux, André, 1985 : Poétique du fragment. Essai sur les « Illuminations » de Rimbaud. Neuchâtel : la Baconnière, « Langages ». Johnson, Barbara, 1979 : Défigurations du langage poétique. La seconde révolution baudelairienne. Paris : Flammarion. Jouet, Jacques, 2005 [1998] : Échelle et papillons. Le pantoum. Paris : Les Belles Lettres. Meschonnic, Henri, 1982 : Non le vers libre, mais le poème libre. Critique du rythme. Anthropologie historique du langage. Paris : Verdier. 593-615. Murat, Michel, 2001 : Formes versifiées au XXe siècle. Jarrety, Michel (éd.) : Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours. Paris : Presses Universitaires de France. 500-502. Murat, Michel, 2008 : Le vers libre. Paris : Honoré Champion, coll. « Littérature de notre siècle ». Murat, Michel, 2012 : La Langue des dieux modernes. Paris : Classiques Garnier. 432 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS FORMES POÉTIQUES DANS LA POÉSIE FRANÇAISE DU XXE SIÈCLE Peureux, Guillaume, 2009 : La fabrique du vers. Paris : Éditions du Seuil. Purnelle, Gérald, 2003 : Le vers contemporain : recherches et innovations en France dans les années 80 et 90. Formes poétiques contemporaines 1. 13-24. Roubaud, Jacques, 1988 [1978] : La vieillesse d’Alexandre. Essais sur quelques états récents du vers français. Paris : Ramsay. Sandras, Michel, 1995 : Lire le poème en prose. Paris : Dunod. Szilágyi, Ildikó, 2004 : Les tendances évolutives de la versification française à la fin du XIXe siècle (La problématique du vers libre). Debrecen : Studia Romanica de Debrecen. Szilágyi, Ildikó, 2007 : Le verset : entre le vers et le paragraphe. Études littéraires 39/1 (Théories, analyses et débats). Le verset moderne (sous la direction de Nelson Charest). Québec : Presses de l’Université Laval. 93-107. Vadé, Yves, 1996 : Le poème en prose et ses territoires. Paris : Belin. Van den Bergh, Carla, 2008 : Le verset dans la poésie française des XIXe et XXe siècles : naissance et développement d’une forme. Lille : Atelier national de Reproduction de thèses. Vincent-Munnia, Nathalie, 1996 : Les premiers poèmes en prose : généalogie d’un genre dans la première moitié du dix-neuvième siècle français. Paris : Champion. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 433 Jean-Jacques Tatin-Gourier LLes répercussions littéraires des premières mises en cause du système colonial français : le roman colonial en crise (Maroc et Indochine, 1930-1940) Jean-Jacques Tatin-Gourier Université de ToursAbstractThe crisis in the French colonial system peaked in the 1930’s in Morocco and Indochina. It had a strong impact on the French colonial literature. In the context of Morocco, the study deals with two novels referring to the tensions of the beginning of the protectorate (1912, uprising of Fes) and, as their echo, two decades later: Desert Love by Montherlant (1932) and La Conquérante by Brasillach (1942). In Indochina, reportages, essays and novels focus on the same theme: merciless exploitation of indigenous labour on rubber plantations 434CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES RÉPERCUSSIONS LITTÉRAIRES DES PREMIÈRES MISES (Paul Monet, Les Jauniers, 1930, and Yvonne Schultz, In the Jauniers’ Clutches – Dans la griffe des jauniers, 1931). Key words: Morocco, Indochina, colonial literature, intertext, memory Mettre en rapport ce que l’on nomme communément et non sans confusions « littérature coloniale » et « crise du colonialisme »1 pose de nombreux pro- blèmes. En amont de ces questionnements, il importe tout d’abord de préciser le champ d’études retenu pour cette communication : d’une part l’Indochine, avec son triple protectorat sur l’empire d’Annam – l’actuel Vietnam, le Laos et le Cam- bodge –, d’autre part le Royaume du Maroc sous protectorat français de 1912 à 1956. Ce sont là deux aires marquées par la colonisation française où, au cours des décennies, les tensions ont été très vives, violentes jusqu’à des indépendances acquises au terme d’affrontements, voire, dans le cas du Vietnam, de conflits armés ouverts. Mais le Maroc n’a pas ignoré lui non plus les affrontements : de l’insurrection de Fès en 1912, lors de la signature même du traité de protectorat, à la guerre du Rif à la fin des années 1920 où le soulèvement dirigé par Abdelk- rim Khattabi fut réprimé conjointement par le Maréchal Pétain pour la France et par le général Franco pour une Espagne qui colonisait le nord du Maroc. Deux figures dont on connaît le devenir historique. Mais il importe également en préalable de prendre en compte les points de vue et les questions que nous avons exclus dans cette communication. Nous ne re- lèverons pas une fois de plus les stéréotypes dépréciatifs référant à ce que l’on nommait souvent « l’indigène », et à l’inverse les topoï glorifiant l’énergie du co- lonisateur, présenté comme conquérant glorieux, civilisateur et donc vecteur du progrès : ces lieux communs littéraires coloniaux sont bien connus. Ils ont en effet ponctué une production abondante qui relève le plus souvent d’un courant de pure et simple propagande. Une production « littéraire » donc souvent favorisée, voire simplement commandée par des groupes de pression coloniaux intéressés à la diffusion de ce type de livres. Il est toutefois une littérature qui échappe, par des voies scripturales diverses et de ce fait même à des degrés divers, à ces ressassements intéressés. Peut-être faut-il relire l’œuvre romanesque de Pierre Loti trop vite taxé de folklorisme ou d’orien- talisme, et en quelque sorte accusé de développer des représentations appelées à devenir de nouveaux clichés. L’œuvre de Loti met en fait en œuvre une écriture complexe, et, au-delà de la saisie des impressions et des descriptions et de leur 1 Cf. Citti 1987 ; Mathieu 1987. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 435 Jean-Jacques Tatin-Gourier magie, un sens de la temporalité coloniale dans son ambiguïté foncière : vécue de manière tout à fait différente par le colonisateur et par le colonisé. Ce sens de la temporalité est de plus doublé d’un sens de l’espace qui permet de prendre la me- sure des altérités constitutives de la colonisation. Et à ce niveau nous sommes loin de tout stéréotype. Isabelle Eberhardt, auteur de langue française d’origine russe – première écrivaine maghrébine, dit-on parfois mais dont on sait aussi que Loti fut l’un de ses premiers modèles – alla plus loin encore en ce sens en inscrivant ré- solument ses nouvelles et ses romans dans la vie quotidienne des marginaux et des exclus de la colonisation ainsi que dans les face à face et compagnonnages que le choix de ces marges implique. Avec Isabelle Eberhardt, nous sommes sans doute proches de la figure de « l’exote » dont Victor Segalen, le romancier voyageur, poète et sinologue, a montré comment elle était particulièrement disposée à la distance critique des clichés de l’exotisme. Nous pourrions sans doute développer des constats du même ordre à propos de la littérature francophone de l’Indochine coloniale et des romans de Jules Boissière (et notamment le roman Les Comédiens ambulants). Cependant une autre question se pose : il importe de s’interroger sur les effets littéraires – et plus précisément romanesques – des déflagrations que connaissent, dans le premier tiers du XXe siècle, les deux colonies concernées (Maroc et Indo- chine) : de l’établissement ou du renforcement initial de l’autorité coloniale au développement des mouvements nationalistes. Il ne s’agit nullement d’envisager le texte romanesque comme reflet de la réalité socio-politique ambiante mais de s’interroger sur l’intertexte, généralement non littéraire et souvent journalistique des romans en question. Dans quelle mesure ces romans réécrivent-ils, reprennent-ils en les transformant des textes – divers, articles, reportages de presse, essais politiques – directement liés aux tensions et conflits du contexte colonial ? Dans quelle mesure ces romans ont-ils pu par là même concourir à la délégitimation du système colonial ou ont- ils pu inversement, dans une sorte de dynamique de réaction, tenter de relégiti- mer ce même système ? Pour ce qui concerne le Maroc, deux romans peuvent être envisagés. Ces deux textes sont focalisés sur Fès, l’ancienne capitale religieuse et politique du Royaume du Maroc avant 1912. L’année 1912 est précisément la date du traité établissant le protectorat français sur le Maroc. Traité qui provoque immédiatement « les journées sanglantes de Fès » : la capitale se révolte, les tribus du nord et du sud convergent vers la ville pour l’assiéger et l’investir, le quartier juif – le mellah – est partiellement détruit, nombre de ses habitants sont massacrés et ce n’est qu’avec de grandes difficultés que l’armée française dirigée par Lyautey maîtrise la situa- tion. Tout a été écrit sur les représentations de Fès, ville labyrinthe, ville com- merçante, ville-ruche avec ses mystérieuses cours-jardins, son université religieuse 436 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES RÉPERCUSSIONS LITTÉRAIRES DES PREMIÈRES MISES millénaire, ses prestigieux sanctuaires. Et l’on pense bien sûr en premier lieu à l’ouvrage des Frères Tharaud, Fès ou les bourgeois de l’Islam (1930). L’on pense aussi à l’abondante littérature touristique qui, depuis l’exposition coloniale internationale organisée à Paris en 1931, n’a jamais cessé de croître. Mais dans cette ample masse de textes où la focalisation sur Fès est fréquente, deux ro- mans dissonent : le premier, La Rose de sable de Montherlant (1932), le second, La Conquérante de Brasillach (1942) – écrivain français, collaborateur des nazis, condamné à mort et fusillé à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’un et l’autre roman inscrivent, mais chacun à sa manière, le soulèvement de Fès de 1912 et ses violences extrêmes dans leur trame narrative. Dans La Rose de sable de Montherlant, le personnage central, le militaire français Auligny trouve une mort violente dans Fès de nouveau insurgée, au terme d’une évolution personnelle indissociablement intellectuelle, affective et politique qui l’a conduit à remettre en cause le colonialisme dans son principe et dans l’ordre injuste et violent qu’il a instauré. Auligny meurt paradoxalement de la main de Marocains engagés, en cette année 1932, dans une révolte qu’Auligny lui-même présente comme une tardive réplique des « journées sanglantes de Fès » en 1912. Le roman de Brasillach, la Conquérante, écrit au cœur de la seconde guerre mondiale (1942), s’ouvre quant à lui précisément sur ces « journées sanglantes » de 1912. Ce sont ces événements qui constituent le point de départ des aventures de l’héroïne française, Brigitte Lenoir, promise à la « conquête » du Maroc, dans sa double dimension économique et militaire. Fille d’un entrepreneur de transports arrivé au Maroc dix ans avant l’établissement du protectorat et assassiné lors des « journées sanglantes » de Fès, Brigite Lenoir prend le relais de son père, construit une grande entreprise coloniale et se révèle peu à peu, à travers de nombreuses et terribles épreuves, « la conquérante ». Tout à fait à l’opposé de la figure pré- cocement anticolonialiste d’Auligny dans La Rose de sable, nous retrouvons avec Brasillach, le stéréotype ancien et reconduit du pionnier de la colonisation dont l’énergie défie tous les obstacles. Mais c’est l’événement même du soulèvement de Fès en 1912 qui, de La Rose de sable à La Conquérante, est l’objet de deux interprétations historiques et idéologiques opposées. Pour Montherlant, les « journées sanglantes de Fès » n’ont été que le prélude de soulèvements répétés qui mettent en crise une colonisa- tion condamnée en fait dès ses violences initiales. À l’inverse, pour Brasillach, la révolte de Fès a scellé dans le sang non seulement la domination française du Maroc mais une domination européenne – et en fait nazie – plus globale. Ainsi dans cette décennie (1932-1942), en écho aux événements à tous égards tragiques de 1912, une confrontation idéologique et politique oppose les deux romans. En deçà de cette confrontation, les deux romans ont un texte-source commun : l’un et l’autre – et chacun à sa manière – réécrit un même texte-source : le grand CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 437 Jean-Jacques Tatin-Gourier reportage de Hubert Jacques publié initialement (dès avril 1912) dans le quoti- dien Le Matin et plusieurs fois réédité sous forme d’essai à partir de 1913, texte précisément intitulé « Les journées sanglantes de Fès ». Un texte qui hante littéralement la mémoire coloniale française, resurgissant dans la communauté française du Maroc à chaque grande crise : la guerre du Rif à la fin des années 1920, l’essor du mouvement nationaliste dans les années 1930 et même les troubles liés à la marche vers l’indépendance des années 1950. Pour le roman français d’Indochine, il importe également de prendre en compte un ample intertexte. On sait qu’au début des années 1930, au temps où l’Expo- sition coloniale internationale de Paris prétend célébrer le bilan positif de la co- lonisation avec une place particulièrement importante pour l’Indochine, la prise de conscience d’un malaise croissant en Indochine se renforce dans l’opinion pu- blique française et fait même l’objet de reconnaissances officielles. Ainsi en 1930, le Comité National d’Études Sociales et Politiques se réunit avec pour ordre du jour « le malaise actuel en Indochine ». En 1930, et en ce qui concerne la situation en Indochine, un premier texte fait scandale : il s’agit d’un roman intitulé Dans les griffes des jauniers (vocable formé sur le modèle du terme « négrier »), œuvre d’Yvonne Schultz, épouse de Ferdinand de Fénis, directeur de l’école des beaux-arts de Hanoï. Yvonne Schultz était alors connue pour ses romans sentimentaux mettant souvent en scène l’Indochine (romans tels que Les Fiancés d’Angkor, ou Le Sampanier de la baie d’Along). Les griffes des jauniers mettent en scène la vie sordide des ouvriers tonkinois littéralement asservis et violemment maltraités dans les grandes plantations d’hévéas du sud de l’Indochine. En mettant en scène un jeune couple de travailleurs littéralement réduits en esclavage, Yvonne Schultz dénonce tout à la fois les terribles surveillants indigènes – les Cais – et les responsables coloniaux, les planteurs et les administrateurs. Ce roman est à l’origine d’amples polémiques. Le plus ancien écrivain français d’Indochine, Albert de Pouvourville (1861-1939), véritable mémoire de la colo- nisation française en Extrême-Orient, riposte dès 1933 en choisissant d’intituler un essai dans lequel il dénonce le danger communiste en Indochine et plus géné- ralement en Asie, Griffes rouges sur l’Asie. Ce titre fait ironiquement écho au titre du roman d’Yvonne Schultz. Mais il est ici encore, en amont du roman d’Yvonne Schultz, un texte-source : il s’agit de l’essai (qui présente par ailleurs certains traits d’un reportage) de Paul Monet intitulé Les Jauniers, histoire vraie, publié en 1930. Dans ce texte qui a littéralement amorcé le procès de l’exploitation de la main-d’œuvre indigène en Indochine, Paul Monet dévoile les réalités atroces des plantations dans la pé- ninsule indochinoise, réalités qu’autorisent, en pleine connaissance de cause, les autorités coloniales administratives et politiques françaises. C’est dans le sillage de cette première dénonciation que le roman d’Yvonne Schulz s’est situé et a sans nul 438 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LES RÉPERCUSSIONS LITTÉRAIRES DES PREMIÈRES MISES doute contribué à la diffusion d’une critique sociale sans précédent de la coloni- sation dans l’opinion de la colonie mais aussi de la métropole. En 1935, la grande enquête sur l’Indochine et sur la répression du soulèvement des années 1927- 1930 publiée par la prestigieuse journaliste Andrée Viollis et préfacée par André Malraux confirmera et amplifiera les diagnostics du roman d’Yvonne Schultz. Ainsi le roman critique du système colonial, voire expressément anticolonial, peut ainsi surgir non sans chocs en retour, non sans dynamique inverse, non sans réac- tion. Pour comprendre ces dynamiques constitutives des crises du système colo- nial au début du vingtième siècle, il importe de ne pas s’en tenir aux romans dans leur clôture mais au contraire de les ouvrir sur des intertextes, véritables chaînes textuelles, constituées d’éléments qui généralement n’ont rien de romanesque. Les exemples du Maroc et de l’Indochine à l’époque coloniale témoignent en fait de l’importance des articles et reportages de presse dans ces ensembles dy- namiques nouveaux et de l’influence qu’ils ont exercée sur la production roma- nesque contemporaine. Références bibliographiques Boissières, Jules, 1896 : Comédiens ambulants. Paris : Éd. Vald Rasmussen. Brasillach, Robert, 1997 : La Conquérante. Paris : Éd. Godefroy de Bouillon. Citti, Pierre, 1987 : Contre la décadence. Histoire de l’imagination française dans le roman, 1890-1914. Paris : Presses Universitaires de France. Hubert, Jacques, 1913 : Les Journées sanglantes de Fès. Paris : Librairie Chapelot. Mathieu, Martine, 1987 : Le Roman colonial 1/7, Itinéraires et Contacts de Cultures. Paris : L’Harmattan. Monet, Paul, 1930 : Les Jauniers. Paris : Gallimard, Les Documents bleus. Montherlant, Henry de, 1968 : La Rose de sable. Paris : Gallimard, coll. Folio. Pouvourville, Albert de, 1933 : Griffes rouges sur l’Asie. Paris : Éd. Baudinière. Schultz, Yvonne, 1931 : Dans la griffe des jauniers. Paris : Plon. Viollis, Andrée, 1935 : Indochine SOS. Paris : Gallimard. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 439 Maja Vukušić Zorica De l’engagement à la poétique et au-delà (Guérin, Genet, Duvert, Camus et Louis) Maja Vukušić Zorica Université de Zagreb Abstract Daniel Guérin (1904-1988), Jean Genet (1910-1986), Tony Duvert (1945- 2008), Renaud Camus (1946-) and Édouard Louis (1992-), writers who came after Gide, question “engagement” after Sartre in the field of homosexuality: from Guérin’s autobiographical writings and his Vautrin, to Genet’s Prisoner of Love, the two elders reassess the presupposed necessary link between homosexuality and revolution. Guérin, libertarian anarchist / socialist, sociologist, sexologist and writer, announces that social criticism and subversion of com- mon values aren’t enough. Genet, the “Actor” and “Martyr”, shows, through his commitment to the Palestinians and the Black Panthers not only the pa- thetic, but also the poetic implications of “engagement”, a new potential of the “beyond” mere transgression. This transgression, announced by Genet and Foucault, visible in Duvert’s writings, reaches new heights with Camus’s Tricks, prefaced by Barthes. This corpus introduces the problematic shift from identity to “normalization” of gays, represented by Louis’s The End of Eddy. From the so-called revolution, through transgression, to aesthetics, this path raises the question why writing becomes a platform that, in a non-flattened, non- mystified and non-identity-based representation of the everyday life, finds its “becoming-plebeian” in autobiography. Key words: homosexuality, autobiography, identity, literature, engagement 440 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DE L’ENGAGEMENT À LA POÉTIQUE ET AU-DELÀ 1 INTRODUCTION La question de l’homosexualité, étudiée ici à travers l’autobiographisme dans le sens large du terme, va devenir le dispositif qui tracera la trajectoire des « anor- maux » foucaldiens venus après Gide : Daniel Guérin (1904-1988), Jean Genet (1910-1986), Tony Duvert (1945-2008), Renaud Camus (1946 -) et Édouard Louis (1992 -). Ces écrivains posent la question de l’engagement après Sartre ; de la révolution, via la transgression, jusqu’à l’esthétique, ce dispositif remet en question l’esthé- tique qui serait le salut de ces écrivains. Car l’écriture introduit la seule plateforme qui puisse comprendre le quotidien, qui ne serait ni aplati, ni mystifié, ni identitaire, qui pourrait bien trouver son « devenir-plébéien » dans l’autobiographisme. 2 GUÉRIN, VAUTRIN, RÉVOLUTION ET HOMOSEXUALITÉ – CONTRE LA SOCIÉTÉ ET LES HOMOSEXUELS ? Loin de l’amalgame d’analyse sociologique et de « comédie » de Balzac, Guérin n’est qu’engagé. Pour lui, Vautrin est l’incarnation de la rébellion contre la société et de l’homosexualité qui, eu égard à l’engagement marxiste/anarchiste de Gué- rin, va démontrer le lien direct entre le « phallisme » et le socialisme, la sexualité et la « révolution ». En comparant les pièces, le Vautrin de Balzac et celui de Guérin, le premier l’emporte de loin : il est plus dans l’allusion, la peur, le possible. L’horizon de Guérin est celui de la « camaraderie », nouvelle perspective pour les homosexuels qui les éloignerait de la ghettoïsation, et celui de la critique de la société, tâche « sé- rieuse », geste courageux, le rendant aujourd’hui désuet à cause de la croyance pathétique dans les valeurs de la transgression. Guérin succède à Gide ( Corydon, Retour de l’U.R.S.S. ) – les deux se rendent compte de ce qui ne fonctionne pas dans la pratique du socialisme. Gide, à un moment donné, abandonne le communisme, se demandant si ses croyances étaient fondées sur une sympathie non intellectuelle, un désir d’être considé- ré comme un sympathisant communiste empathique ou le désir érotique qu’il ressentait pour les garçons russes, tandis que Guérin déclare clairement qu’il est entré dans le communisme par l’homosexualité, par le désir qu’il ressentait pour les travailleurs pauvres qu’il considérait comme des compagnons. En fait, Guérin est l’un des rares à dénoncer l’homophobie des sociétés socialistes, qui ne lui est CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 441 Maja Vukušić Zorica pas inhérente (Guérin 1983 : 55). Bien que le concept de la révolution soit au- jourd’hui différent de celui préconisé par Guérin – il est, par ailleurs, toujours très problématique d’invoquer la révolution –, et que son concept de révolution soit un peu théoriquement « vide », c’est-à-dire plus proche de l’activisme que de la philosophie ou de la sociologie, son apport est incontestable pour avoir essayé de ne pas penser l’avenir des homosexuels à travers la « ghettoïsation » ou la « norma- lisation » actuelle, même si ce n’est que par l’argument du « substrat charnel » qui assure la persistance de ses convictions, « surgi des profondeurs viscérales de /s/on être » (ibid . : 52). Or, tant s’en faut de le proclamer contemporain, car chez Guérin l’homosexuel est le « rongeur » de la société bourgeoise, qui transforme sa « trahison » de la masculinité/virilité en une sorte d’accomplissement (1983 : 33) – comme si le but de tout homosexuel était de subvertir la société par un engagement social. Tout en promouvant le combat pour la liberté économique et sexuelle, il est l’un des premiers à critiquer le sectarisme des homosexuels. Selon lui, il n’est pas question de la formation de « ghettos » avec des « rituels sectaires » de la libéralisation des coutumes, de la « commercialisation excessive » (apolitique croissante, frivolité liée aux rencontres « sans lendemain », 1983 : 17), des « provocations publiques », il s’agit de transformer la vie quotidienne, d’ouvrir des opportunités qui seront promues aussi par Foucault. Cette « ouverture sociale » et l’« universalité bisexuelle » (1983 : 21), rendues possibles, selon lui, par les événements du Mai 1968 (1983 : 23), ont fait de Guérin, dans les années 1980, un critique du mouvement des droits des homosexuels et de la scène gay. Naze, dans son Manifeste contre la normalisation, montrera à quel point la critique de Guérin est, d’une part, justifiée et, d’autre part, limitée par son époque, car le soi-disant « individualisme égoïste » attribué par Guérin aux homosexuels n’est pas la destruction de « l’idée communautaire », mais simplement sa reconfigura- tion et sa cristallisation à une époque moins tragique (Naze 2017 : 50-51). Cependant, ce qui est problématique dans la conception de l’homosexualité de Guérin, c’est non seulement l’instrumentalisation des femmes, mais la réification des partenaires sexuels et l’idéalisation des jeunes travailleurs. Peter Sedgwick affirme que chez Guérin les amoureux deviennent l’incarnation du prolétariat actif, et le privé, à travers la plénitude et l’uniformité, est trans- formé en une entité publique collective. C’est un mythe de la masculinité de la classe ouvrière qui combine son syndicalisme et sa sexualité dans une idéalisation en résonance avec la mythologie moins érotique mais tout aussi éthérée du pro- létariat de Sorel ou de Lucas. Guérin, par son masochisme, son fétichisme et ses notions réductionnistes de la beauté physique, stéréotypées, reproduisit des rela- tions d’exploitation analogues à celles condamnées par le féminisme. Guérin était 442 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DE L’ENGAGEMENT À LA POÉTIQUE ET AU-DELÀ en partie conscient de ces contradictions entre les valeurs égalitaires et émanci- patrices de la gauche et la métaphysique de la domination, de l’humiliation et de l’objectivation (Sedgwick 211), et d’où aussi l’autocritique d’ Eux et lui. Peut-être s’agit-il d’une marque d’époque, mais ce qui lui importait, c’était de dissocier le lien traditionnel entre l’homosexualité et la bourgeoisie (et le fascisme), et de faire voir que l’homosexualité existe parmi les travailleurs qu’il faudrait libérer, comme tout le monde. Vivant la « dichotomie cruelle » des révolutionnaires et des intellectuels bour- geois, gays et révolutionnaires, Guérin s’est toujours considéré comme un ré- volutionnaire marginal au sein du syndicalisme ouvrier et anti-intellectuel fran- çais. Plus tard, Guérin préférera parler du communisme anarchiste plutôt que du marxisme anarchiste, mais restera fidèle au matérialisme historique et au concept de classe toute sa vie (Berry 2004 : 41). Ainsi Guérin compare-t-il non seulement les femmes aux homosexuels, mais aussi l’homophobie et le racisme. Or, Guérin est miné par son essentialisation des ouvriers, qui le rapproche de l’amour de Gide pour les garçons à la peau hâlée, de son exotisme, plutôt que de l’ouvrir à la possibilité promue par Genet et Hocquenghem (1988), l’idée que l’homosexua- lité ne devrait pas être réduite à une affaire privée, à « l’homosexualité blanche ». Ces deux-là, dans leur haine de la majorité et leur propre identité française, pro- meuvent cette minorité, cet autre qui nous change. 3 FILS PRODIGUES ? – DE LA TRANSGRESSION À L’ESTHÉTIQUE : GUÉRIN, DUVERT, GENET, LOUIS Marginalisé pour avoir présenté l’homosexualité en tant que condition nécessaire de la révolution, Guérin a connu un sort similaire à celui de Tony Duvert, qui a défendu « l’indéfendable », la pédérastie/pédophilie. À l’encontre de Guérin, Duvert considérait la liberté sexuelle des mineurs comme la question politique cruciale pour abolir les processus de reproduction du pouvoir (1974 : 155). À l’instar de Guérin, Duvert critique également « l’Ordre de la Dépense » et l’idéologie du « naturel » (1974 : 15-16), mais contrairement à Guérin, il ne croit pas à la sexologie, proclamée un produit de la propagande libérale et de la médecine dans laquelle l’enfant est une victime de la machine familiale/maritale de production et de consommation sans fin (1974 : 18) car la sexualité est censée être un espace de liberté (1974 : 22). Or Duvert a la perspicacité foucaldienne quand il démontre clairement la proportionnalité paradoxale des concepts omni- présents de transgression, de contestation, de révolution et de respect du système. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 443 Maja Vukušić Zorica Mais l’héritage des années 1960 et 1970, la « libération » du désir (« Jouissez sans entraves »), a conduit au conformisme de la transgression qui a été démontré par Pasolini (« Porcile », 1969) et Foucault (« Sade, sergent de sexe »). L’instrumenta- lisation de la transgression, devenue une fin en soi et donc abolie par elle-même, a paradoxalement inauguré l’intégration du concept d’identité et de la demande du « mariage pour tous ». Le roman d’Édouard Louis de 2014, En finir avec Eddy Bellegueule, dédié à Di- dier Eribon, auteur, entre autres, de Retour à Reims (2009), pourrait presque être l’antithèse des œuvres autobiographiques de Guérin ; pas seulement à cause de l’origine presque diamétralement opposée des deux, mais surtout parce que le thème de ce roman contemporain n’est pas seulement la découverte de soi et l’identité, mais le fait qu’il invente son propre nom, Édouard Louis. Louis raconte l’histoire d’un homosexuel victime de la société qui doit fuir pour survivre. La deuxième partie du livre, « Défaite et évasion », sous-entend une évasion qui n’est plus un projet présent depuis toujours, le fruit d’une intoxication par la liberté à la Guérin, mais la dernière solution surgie après une série de défaites vécues sous l’égide de la féminisation, qui est, pour Guérin, problématique. L’engagement de Guérin, politique et sexuel, et surtout la « grandeur » dont souf- frait son Vautrin, annonce logiquement son rejet de la pose de Jean Genet, re- négat et maudit (Berry 2004 : 30, 42), car il veut peindre l’homosexuel le plus naturellement possible, comme un homme normal et en bonne santé ( Un jeune homme excentrique), et refuse de jouer l’exceptionnel, l’exclu de la communauté, car, selon lui, cela donne aux hétérosexuels des bâtons pour les battre. Mais l’ensemble de l’œuvre de Genet, notamment Un captif amoureux, qu’il commence au Maroc en juin-juillet 1983 à l’aide des notes qu’il écrivait depuis près de quinze ans et qu’il écrira pour la plupart en septembre 1984 en Grèce, met en garde contre l’ambiguïté du concept de l’engagement. Ce « captif amoureux » termine le livre avec la phrase suivante : « Cette dernière page de mon livre est transpa- rente ». Que signifie cette supposée transparence ? Genet écrit une autobiographie-récit de voyage, découverte et affirmation de son amour pour la Palestine et les Black Panthers, mais son engagement est, dès le départ, tout à fait différent, car il ne promeut aucun programme, aucun jargon politique. Mais à l’encontre de Genet qui, comme lui, est la cible idéale de diverses surin- terprétations, du nazisme à l’antisémitisme, Guérin n’est pas un « ennemi décla- ré » de la société. Alors que Genet célèbre passionnément les traîtres – de Notre-Dame-des-Fleurs (Mignon, Divine) au Journal du voleur et Les Paravents (Said) –, la provocation hyperbolique, la théâtralité et l’inversion de toutes les valeurs, Guérin voit la trahison uniquement comme un problème moral ou éthique. 444 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DE L’ENGAGEMENT À LA POÉTIQUE ET AU-DELÀ Si l’ Autobiographie de jeunesse de Guérin est une autobiographie classique d’un garçon riche à Paris, Un captif amoureux de Genet est un livre que, comme il le sa-vait lui-même, les Français ne liraient pas. C’est un livre étrange, plein de doutes, d’érosion de pensées, de rêves, complètement dicté par une idée fixe qui dure depuis quatorze ans (1970-1984), la recherche de Hamza et de sa mère. Contrai- rement à Guérin, Genet déconstruit le livre par une multitude de voix, d’espaces vides et de silence, car ce n’est ni le Bildungsroman d’un homosexuel, ni une version de Künstleroman, car bien qu’il soit imbibé d’érotisme (et non plus principalement d’homosexualité), ni un écrit sociologique ou politique. Dans Quatre heures à Chatila, Genet précise que ce livre n’est pas le fruit d’une fascination pour les corps de jeunes Palestiniens. L’admiration de Genet pour les Fédayins n’est pas l’engouement de Guérin pour les prolétaires. Face aux hommes réfugiés en Israël devant les troupes jordaniennes, Genet ne s’adonne pas à l’admiration aveugle ; Genet critique ouvertement le culte du martyr et la radicalisation. L’adhésion de Genet à la cause palestinienne est tout à fait individuelle, qui, comme il l’a dit dans un entretien du décembre 1983 sur les manifestations contre les massacres de Sabre et de Chatila, va cesser dès que la Palestine sera institutionnalisée. Le but de Genet, à l’encontre de Guérin, n’est donc ni la fin de la révolution, ni une nouvelle société, ni la création d’une nation, ni l’occupation du territoire. Les plus intelligents, a-t-il dit, ont compris que la modernité réside, non pas dans la territorialisation et son enracinement, mais dans les possibilités sans précédent d’accroître la mobilité. La loyauté à la révolution signifie pour lui une capacité illimitée d’agir, de bouger et de parler. L’amour de Genet pour les Palestiniens, contrairement à celui de Guérin pour les travailleurs, implique éga- lement un questionnement constant qui peut toujours glisser dans la trahison : « La foi jamais totale et moi jamais en entier » (1986 : 125). Comme il le dit (1986 : 367), dans d’autres circonstances, il éviterait des mots comme « héros, martyr, combat, révolution, libération, résistance, courage », comme il évitait les mots « patrie » et « fraternité » qui le dégoutaient, mais les Palestiniens l’ont conduit à l’effondrement de son vocabulaire ; l’acceptant, il est conscient qu’il « n’y a rien derrière de tels mots » (1986 : 148). Genet, « simulateur spontané », déréalisateur des Palestiniens et des Black Panthers, appelle la révolution un jeu de pauvres, une révolte perpétuelle qui se transforme, d’une négation poétique en une affirmation politique (1986 : 142). Si la littérature est, selon Genet, un « jeu de massacre », le trouble qu’il provoque diffère de celui de Guérin. Sartre neutralise l’antisémitisme de Genet au nom de l’homosexualité en le transformant en un mal nécessaire, mais secondaire et même bon (parce qu’Israël peut dormir paisiblement) afin de le transformer en saint, en un héros de la négation moderne, de la critique de la société française de l’époque. Dans Jean Genet, post-scriptum, Marty propose de repenser l’attitude de Genet à l’égard de la politique par l’introduction de la notion du « malentendu », CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 445 Maja Vukušić Zorica comme l’incapacité de Genet à établir une attitude positive quelconque à l’égard de la politique, même sous la forme paradoxale de la catharsis. Genet n’est ni serviteur ni pénitent (Marty 2006 : 11) ; sa modernité repose précisément sur l’impossibilité de toute catharsis (ibid. : 12). Si Genet est un sujet politique, économique et historique (ibid. : 48-49), à l’encontre de la lecture apolitique française de son œuvre et de Guérin, qui, comme Gide, souffre du malentendu typique des intellectuels, le mythe du « grand homme » qui doit juger et dire la vérité, il n’est pas une victime de l’incompré- hension. Selon Marty, il serait un enseignant pervers (ibid. : 60) qui n’est pas emprisonné par le discours : il l’emprisonne. Il n’y a plus de différence entre la vérité et le mensonge, le seul régime est l’incompréhension, et ni le sens ni la politique n’ont le potentiel de survivre. Or, cette transgression est aussi une perversion, qui attaque non seulement la société, les lois, comme chez Guérin, mais aussi le langage, l’éthique du langage, la possibilité du vrai, et le sens des choses (Marty 2006 : 68). C’est pourquoi la trahison chez Genet devient l’acte de connaissance d’un gnostique, d’un « hyper métaphysicien » (2006 : 102) qui n’a rien d’un idéologue à la Guérin, qui déteste la France petite-bourgeoise, la Troisième République, et qui aime une France féodale rêvée. À l’encontre de Guérin, Genet ne laisse aucune place à l’émancipation, mais va à la recherche de son propre plaisir, en jouant avec les substitutions, au-delà de la transgression même : « Il est indécent de parler de moi » (Genet 2010 : 41). 4 ET LA LITTÉRATURE ? CAMUS ET BARTHES Renaud Camus, dans Élégies pour quelques-uns, énonçant la thèse sur le resserrement de nos engagements, annonce une perspective littéraire qui distingue l’ab- sence comme la manière la plus ordinaire et la plus normale de notre relation au monde, notre présence, où tout art devient un art de l’absence. Dans deux livres, les deux imprimés en 1988, formant un ensemble dynamique de frag- ments, Élégies pour quelques-uns, abandonnées et reprises maintes fois, comme un livre « gravé par l’inexistence, le néant, le silence et l’oubli », « des traces sur papier », un « palimpseste parmi les urnes » (1988 : 72), et son terrible homologue, « Opus incertum » (1988 : 45), Tricks, Camus ne s’adresse pas seulement au lecteur qui échappe toujours, et se demande de quelle main il lirait le livre (1988 : 71), mais il s’approche d’une tradition dont les prédécesseurs sont Gide et Guérin, en rejetant toute forme de transgression, de l’érotisme ou de la violence dans l’homosexualité. 446 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DE L’ENGAGEMENT À LA POÉTIQUE ET AU-DELÀ La transgression l’ennuie ; la seule transgression qui l’impressionne est la trans- gression de la grammaire, notamment de l’anacoluthe (1988 : 92-93). Dans les Élégies, un texte poétique et poignant sur l’absence du narrateur, tout imprégné de Rome, absorbé dans les souvenirs, les caresses, il chante un érotisme du « regard masculin ». Camus présente la figure d’un jeune homme nu, mais contrairement à Gide, chez qui il devient la figure d’un lecteur idéal ( Journal), ou à Barthes, qui, à la fin des Soirées de Paris, fait ses adieux, symboliquement, Camus, dans les Élégies, refuse le concept de la « drague », et réduit tout au concept du vide et de l’absence en tant que présence. Camus thématise ce vide, l’absence que Foucault a également signalée, l’opposi- tion même de la formule de Casanova du « meilleur moment amoureux », celui « quand nous montons les escaliers ». Il affirme que l’homosexuel dira plutôt que le meilleur moment amoureux est celui où l’amant s’en va en taxi ; qu’il s’agit plus de mémoire que d’anticipation, ce qui, insiste-t-il, ne dit rien sur la nature de l’homosexualité. Hocquenghem le nommait non pas instabilité, ni désespoir ni substitut, mais mobilité, définie déjà par Guérin. Les Tricks de Camus, nécessairement au pluriel puisque décrivant des « rencontres sans lendemain » avec les hommes dont les noms donnent le titre à chacun des 46 épisodes, sont peut-être les plus réussis à cet égard, car ils donnent un aperçu d’un phénomène qui n’est occulté ni par le concept d’amitié plein de références antiques, ni par la libération rappelant Mai 1968, ni par le « politiquement correct » contemporain ; un phé- nomène de ce qui n’est plus ni artificiel, ni stylisé, ni esthétisé, ni transgressif, ni agressif, ni sentimental, ni justificateur, ni identitaire, ni assourdissant. Barthes, dans la préface de Tricks, affirme que les « tricks » sont simples, ne nommant jamais l’homosexualité – la nomination serait « une source de conflits, d’ar- rogance et de moralité » (Barthes, dans Camus 1988 : 14-15) –, et neutres, n’inter- prétant pas, « sortes d’à-plats, sans ombre et comme sans arrière-pensées » (ibid. : 15). Pour paraphraser Barthes, Tricks comme livre rappelle le haïku qui unit l’as-cétisme de la forme, qui empêche l’interprétation, et l’hédonisme serein (ibid.). La répétitivité, la banalité des pratiques sexuelles ne correspondent pas au plaisir, et comme l’enchantement est inexprimable, le langage, selon Barthes, ne peut que figurer en respectant l’économie de la phrase, privant l’acte sexuel de la lon- gueur, de l’effort, du bruit et de la pensée (ibid.) dans un crescendo vers la fin. Selon Barthes, Tricks ne sont ni une aliénation ni une sublimation, mais une « conquête méthodique du bonheur » clairement marquée, discontinue (ibid.). Barthes souligne le ton du livre, qui repose sur « l’éthique du dialogue », « la bienveillance », « la politesse », « l’humour », « l’élan », la « générosité », « l’amitié », « l’obligeance » (ibid. : 18), ce qui n’est paradoxal qu’en apparence. Trick en tant CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 447 Maja Vukušić Zorica que phénomène ne se produit par définition qu’une seule fois et devient, pour Barthes, une sorte de synecdoque, de sagesse (Barthes, dans Camus 1988 : 18). L’auteur, dans la note d’ouverture de la première édition française (Paris, 16 dé- cembre 1978), indique clairement que Tricks n’est ni un livre pornographique, ni érotique, ni scientifique, ni sociologique. Il essaie de parler de l’homosexualité comme si la bataille avait déjà été gagnée « pacifiquement » et « innocemment, comme dirait Duvert ». Le livre Tricks n’est ni une image de la vie gay, ni une chronique de la vie, ni une chronique de la vie sexuelle en général (ibid. : 19-20). Mais pour qu’un trick existe, en tant que degré minimal de rapport, et non pas dans un sens péjoratif, il faut que « quelque chose se passe » : « un échange de semence ». Camus rejette les accusations d’exhibitionnisme (1988 : 21) car elles impliquent la découverte de quelque chose qui devrait rester caché. Comme Foucault, il rap- pelle l’obsession insensée par le sexe du XXe siècle. Tricks devrait contribuer à rendre le sexe banal, mais pas pathétique, ni métaphysique, ni formateur. Il rejette également les accusations d’immoralité et d’amoralisme. Dans une note pour l’édition américaine (Paris, 16 décembre 1979), Camus insiste sur l’histoire et la géographie de l’homosexualité, son caractère expérimental, et non pas son essence ou sa nature (1988 : 22-23). Dans la note 2 de l’édition française (14 mars 1982), il déclare qu’il n’y a pas d’invocation de supériorité, pas de défense, pas d’éloge. Pour Camus, le phénomène des tricks semblent plus sobres, plus propres, moins obscènes que les sentiments amoureux omniprésents. Ils ne représentent pas tous les tricks possibles, ni toute l’homosexualité, bien qu’ils y semblent plus communs que dans l’hétérosexualité (1988 : 24). Et bien que Camus construise Tricks par le contre-exemple d’ Élégies (note 3 dans l’édition française, Paris, 22 janvier 1988) – car les deux livres, publiés en 1988, s’opposent dans leur présentation de l’homosexualité, l’un utilisant l’élégiaque, l’autre rappelant le ton des portraits « frivoles » de la tradition libertine, il semble qu’ici, l’absence de commentaire, le refus du lyrisme et du sentimental soit la meilleure voie pour la littérature, régime spécifique du plus vrai que le vrai. Mais au moins trois dispositifs, ironiquement, détachent Tricks des éloges de Barthes au sujet du succès de la transposition du sexe en discours chez Camus. Le premier dispositif, ce sont les commentaires en italique et entre parenthèses, qui déchirent le tissu de la mémoire parce qu’ils concernent à la fois le temps de la narration et le temps de l’écriture. Le deuxième dispositif, ironique, concerne l’épisode sur Jeremy, qui se transforme en un dialogue sur la compréhension de la photographie chez Barthes ( Tricks : 437-441), où Renaud conclut que nous sommes complètement dans Tristan et que Barthes ne conteste pas le discours dominant, mais « le suivant, celui qui se prépare /…/ à dominer à son tour » (ibid. : 441). 448 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DE L’ENGAGEMENT À LA POÉTIQUE ET AU-DELÀ Le troisième dispositif, peut-être le plus paradoxal, est l’Invisible, l’un des derniers tricks intitulé « A Perfect Fuck » (« Une baise parfaite ») où il parle du « délire, mais quand même d’un délire contrôlé » (ibid. : 458), du « plaisir » qu’il appelle bonheur, fragile par définition. L’épisode lui-même est symbolique dès le début, depuis leur consommation de cocaïne et leur excellent dîner jusqu’au sauna 8709, qui ressemble à un « labyrinthe » (ibid. : 455), dans lequel Tony, l’un des amis du narrateur et Renaud le narrateur sentent le jeune homme, l’Invisible, dans l’ombre. En vain, le narrateur essaie de décrire la perfection de la sensation, la perfection du moment (ibid. : 459). L’Invisible, se retirant après tout sans mots, en les tapotant sur l’épaule, boucle cette soirée parfaite qui associe tricks et élégies non seulement en niant la sentimentalité et l’amour omniprésent, mais également en ouvrant des possibilités pour quelque chose à quoi on n’a rien à ajouter. Ainsi les tricks en tant que phénomène cesse-t-il brusquement d’être à la fois une supercherie et une manœuvre, un artifice et un style, un maniérisme ou un com- portement suspect et devient de la littérature. 5 EN GUISE DE CONCLUSION Vautrin, porteur de l’anachronisme de l’éthos aristocratique, pourrait servir de symbole permettant d’expliquer la spécificité du « développement » du concept de l’homosexualité dans la littérature française, qui mène de Balzac à Proust et Barthes, comme une sorte de nostalgie du passé, dont les représentants sont néan- moins des individus remarquables, chevaliers de la culture. Ils sont condamnés par ceux qui n’ont pas besoin du « raffinement » : Guérin, abandonnant la haute société parisienne, condamnant la petite bourgeoisie et le consumérisme au profit des jeunes prolétariens, Genet, le « martyr » de Sartre, destructeur de l’ordre po- litique dont la subversion a aussi un caractère politique, auquel succèdent Duvert et Louis, intervenant dans le quotidien par une critique directe de la société qui ne les prive pas du littéraire, du poétique et de l’imaginaire. Camus, avec Élégies et Tricks, s’est éloigné le plus de l’engagement, inaugurant la thématisation de l’homosexualité au sein du privé, mais non pas de l’« intime », de la poétique de la fugacité, à travers, à la fois, la mort et la sexualité, en associant la mémoire dans les élégies avec la mobilité des rencontres (Hocquenghem). Ainsi rapproche-t-il les tricks « scandaleux », reconnus par Barthes, aux tentatives théoriques contem- poraines qui mettent en garde contre les dangers du concept d’identité et de normalisation. Or, le Vautrin de Balzac nous montre que l’actuel ne survit que dans l’ambiguï- té et l’indécidable ; l’actuel ne survit ni dans la détermination proustienne ou barthésienne, ni dans la détermination du goût, de l’identité, de l’harmonie ou CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 449 Maja Vukušić Zorica de l’engagement d’un Guérin. L’ironie est que le Vautrin de Balzac, criminel, est aussi un homme nouveau, qui réussit, qui, à l’instar de Genet, devient un sujet politique et une figure d’incompréhension. Peut-être ce concept de malentendu est-il la possibilité d’une sorte de période de « post-coming-out » souhaitée par Naze (2017 : 82), qui pourrait se libérer du cadre misérable des formes institutionnelles politiques et ne pas réintroduire le mode du « secret » comme un refus de « transparence », un impératif disciplinaire, policier de « tout dire », « tout admettre » (comme le démontre Foucault dans Du gouvernement des vivants et le dernier volume de L’Histoire de la sexualité, Les aveux de la chair), mais inaugurer une sorte d’orientation sexuelle nomade, fluide et hétérogène qui redeviendrait politique. Aussi réactualise-t-il, ce concept du malentendu, l’héritage de Guérin en tant que « révolutionnaire homosexuel » (pas un « homosexuel révolutionnaire », Guérin 2016 : 39) le privant de la « grandeur » de son Vautrin et du « malentendu de l’intellectuel » dont il souffre, ainsi que Gide avant lui, tout en remettant en question la possibilité dangereuse de la cohérence qui pourrait se transformer en fas- cisme. Le refus de nommer de Camus semble être la réponse contemporaine qui accompagne le glissement des concepts, du corps que nous avons au corps que nous sommes, de « nous sommes tous égaux » à « nous sommes tous les mêmes ». Mais ses Tricks ne sont pas les Pompes funèbres de Genet. Chez Camus, il n’y a pas d’univers du Mal, pas de métaphysique, pas de trahison, pas de « vérité » qui devrait produire ce qui est faux, la fiction, la littérature, comme le dernier rem- part contre tout discours ésotérique. Néanmoins, les Pompes funèbres invoquent aussi un « autre monde », par le biais du « rejet du monde par le monde » qui créerait l’humilité ou l’arrogance et la recherche de nouvelles règles de vie (Genet 1978 : 266). Or les figures du « politique » de Genet, celles qui créent un ma- lentendu, celles qui emprisonnent le discours, plutôt que de devenir prisonnières du discours (Marty 2006 : 60), si elles ne sont pas transformées en un moyen de sortir de toute captivité, elles montrent les pièges de l’engagement et de la mé- taphysique de la politique incarnés ici dans la pornographie identitaire. Tous ces auteurs, de Balzac, Guérin, Genet, Duvert à Camus, suggèrent qu’une possibilité nouvelle, au-delà de la transgression ou de la perversion, au-delà de la normali- sation, peut être donnée par la littérature. Tout comme Camus, Duvert (1989 : 35) affirme que la lecture est une nécrophilie qui cherche l’illusion du vivant. La littérature, à l’encontre de la révolution, répète toujours que chaque langue a sa propre langue rêvée. 450 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS DE L’ENGAGEMENT À LA POÉTIQUE ET AU-DELÀ Références bibliographiques Balzac, Honoré de, 1929 : Vautrin. Théâtre, I, Œuvres complètes. Paris : Louis Conard, Libraire-Éditeur. 1-150. Berry, David, 2004 : « Workers of the World, Embrace ! », Daniel Guérin, the Labour Movement and Homosexuality. Left History 9/2. 11-43. Camus, Renaud, 1988 : Élégies pour quelques-uns. Paris : P.O.L éditeur. Camus, Renaud, 1988 : Tricks, préface de Roland Barthes. Paris : P.O.L éditeur. Duvert, Tony, 1974 : Le bon sexe illustré. Paris : Les Éditions de Minuit. Duvert, Tony, 1989 : Abécédaire malveillant. Paris : Les Éditions de Minuit. Genet, Jean, 1953/1978 : Pompes funèbres. Paris : Gallimard, nrf, collection Blanche/« L’Imaginaire ». Genet, Jean, 1986 : Un captif amoureux. Paris : Gallimard, nrf. Genet, Jean, 2010 : L’ennemi déclaré. Textes et entretiens choisis (1970-1983). Paris : Gallimard, folio. Guérin, Daniel, 1959 : Jeunesse du socialisme libertaire, essais. Paris : Librairie Marcel Rivière. Guérin, Daniel, 1962 : Eux et lui. Monaco : Éditions du Rocher. Guérin, Daniel, 1962 : Vautrin, du roman à la scène et à l’écran. Paris : Éditions de la plume d’or. Guérin, Daniel, 1965 : Un jeune homme excentrique. Essai d’autobiographie. Paris : Julliard. Guérin, Daniel, 1972/2016 : Autobiographie de jeunesse, D’une dissidence sexuelle au socialisme. Paris : Belfond, La Fabrique éditions. Guérin, Daniel, 1977 : Le feu du sang. Autobiographie politique et charnelle. Paris : Bernard Grasset. Guérin, Daniel, 1983 : Homosexualité & révolution. Saint-Denis : Daniel Guérin et le Vent du ch’min : Les Cahiers du vent du ch’min. Hocquenghem, Guy, 1988 : La Beauté du métis, Réflexion d’un francophobe. Paris : Ramsay. Louis, Édouard, 2014 : En finir avec Eddy Bellegueule. Paris : Éditions du Seuil/ Points. Marty, Éric, 2006 : Jean Genet, post-scriptum. Paris : Verdier. Naze, Alain, 2017 : Manifeste contre la normalisation gay. Paris : la fabrique éditions. Sartre, Jean-Paul, 1952/2011 : Œuvres complètes de Jean Genet. Saint Genet, comé- dien et martyr. Paris : Gallimard, coll. Tel 377. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 451 Metka Zupančič CCe qui change et ce qui reste : les « révolutions » dans l’enseignement universitaire de la littérature, en FLE Metka Zupančič Université d’Alabama à TuscaloosaAbstractCurrently at its fourteenth edition, can the iconic 1200-page Histoire de la lit-térature française, by Gustave Lanson (1895), still be useful for teaching French literature in France and elsewhere in the world? The “Lagarde & Michard” collection, regardless of its ideologically marked presentation of authors from one century to another, remains the most successful set of literary anthologies ever. Initially designed for high schools, the volumes have been vastly used at universities outside of France, with all the condensed information nevertheless becoming too abundant for more recent learners. How, then, do we teach French, Francophone, and also translingual literature in the context of foreign language learning, considering the large proliferation of books published today in French, throughout the world? How do we pass on a minimum of historic references deemed fundamental for the understanding of literary trends across centuries, while the perception of the past and the knowledge about it keep shrinking? How do we impart notions of critical theory, especially in North 452CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CE QUI CHANGE ET CE QUI RESTE : LES « RÉVOLUTIONS » America, and how may they help create new venues for including literary texts, as in civilization courses, which contribute to a better understanding of the past and of the present, in literature and generally in culture? Key words: Lanson, Lagarde & Michard, teaching of literature, FLE/FSL, “literary revolutions”, French civilization courses 1 L’ORIENTATION PRINCIPALE : QUELLES VALEURS DE BASE, RENVERSÉES OU REMISES EN QUESTION ? À préciser les objectifs de cet essai, j’aimerais d’abord poser un certain regard sur la didactique de l’enseignement en FLE de la littérature française ou plus largement francophone. L’évaluation que je proposerai des grandes tendances dans l’enseignement de la littérature, principalement au niveau universitaire et surtout depuis une cinquantaine d’années, sera nécessairement schématique et incomplète. La comparaison entre les systèmes universitaires variés se fera principalement à partir de mes expériences personnelles ou des expériences partagées. Il ne me sera possible de tirer certains parallèles qu’entre l’enseignement tel que je l’ai connu et pratiqué d’abord en Slovénie et ensuite en Amérique du Nord, par- tiellement mis en relief avec celui qui se pratique en France. Par ailleurs, je note que la recherche permettant d’orienter l’enseignement, une situation souhaitable dans notre métier, surtout en Europe, pose des difficultés en Amérique du Nord, vu le décalage croissant entre la matière traitée en classe et nos propres domaines d’investigation. Il semblerait qu’en ces cinquante dernières années, nous soyons témoins des mo- difications drastiques dans la manière d’appréhender la littérature française et, partant, francophone. Dans les années soixante et soixante-dix, la transmission des connaissances était toujours basée, par exemple à la Faculté de Philosophie en Slovénie (où j’ai commencé mes études en 1969), sur l’ Histoire de la littéra- ture française de Gustave Lanson (initialement publiée en 1895). Cette approche est restée ancrée dans le système éducatif malgré l’avalanche des « révolutions » conceptuelles (surtout dans le monde occidental) dès le début du XXe siècle. Tou- tefois, les notions de base transmises par l’œuvre de Lanson, à savoir l’exposition à la littérature comme porteuse de valeurs culturelles, intellectuelles, éthiques, spirituelles, semblent s’être déplacées en peu de temps vers l’information superficielle, puisque la pédagogie contemporaine, probablement bien davantage dans le contexte du français langue étrangère, le FLE, tend plutôt vers la fonction ludique CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 453 Metka Zupančič de l’enseignement, dans laquelle la transmission principalement intellectuelle des données a peu de place. Ainsi, les questions principales que je pose concernent les « révolutions » éducatives que nous avons soit observées soit intégrées, sans pou- voir circonscrire facilement ce que nous y avons gagné et ce que nous continuons peut-être à y perdre. 2 L’HISTORICISME VERSUS LES « RÉVOLUTIONS » LITTÉRAIRES ET CRITIQUES : LES MODÈLES FRANÇAIS EXPORTÉS L’historicisme de la IIIe République correspond inévitablement aux tendances so- ciétales de l’époque, c’est-à-dire aux valeurs que le système tâchait de renforcer vers la fin du XIXe siècle, à savoir la laïcité combinée avec l’approche positi- viste, « scientifique » même dans l’étude de la littérature. Exportée ensuite vers les autres pays « francophiles » censés suivre l’exemple de l’enseignement à la française, cette méthode aurait-elle permis d’acquérir une vision diachronique « solide » de « l’histoire » de la littérature « française » ? Avec les notions du « fran- çais » et de « (la grande) histoire » à partir des valeurs non seulement républicaines et francocentristes, mais sans doute nationalistes, patriarcales et traditionnalistes, incluant la glorification considérée utile et nécessaire du passé, sans qu’il y ait de la place pour un regard plutôt alternatif ou contestataire ? Dès 1895, l’ample Histoire de la littérature française de Gustave Lanson, de plus de 1200 pages, présentement à sa 14e édition, s’inscrit parfaitement dans la « glorification » des « valeurs françaises ». Quoique l’ouvrage reste à beaucoup d’égards précis et approfondi, appréciable du point de vue de l’histoire des idées, il serait fort difficile de le faire adopter aux nouvelles générations. Évidemment, le XXe et le XXIe siècle en sont absents et le choix des auteur.e.s du passé est pour le moins intéressant. Il suffirait d’y vérifier la place réservée aux femmes : si Christine de Pisan, Mme de Sévigné, Mme de Maintenon, Mme de Staël et George Sand y sont incluses, quels que furent les commentaires que Lanson leur a dédiés, Louise Labbé, par exemple, n’a pas trouvé grâce à ses yeux. De son côté, la collection « Lagarde et Michard », offrant un survol fortement conditionné sur le plan idéologique – francocentriste, voire nationaliste, a proba- blement lancé la mode des anthologies littéraires en français. La collection a joué un rôle centralisateur des connaissances incontournables quant à la formation des jeunes à une certaine vision de la littérature française. Si ces volumes « constituent un des records de l’édition pédagogique française » (Wikipedia), c’est leur utilisation au niveau universitaire, amplement répandue surtout à l’étranger, qui paraît 454 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CE QUI CHANGE ET CE QUI RESTE : LES « RÉVOLUTIONS » idéologiquement significative, voire problématique, compte tenu du fait que les volumes n’incluent pas le XXIe siècle, probablement trop vaste et trop diversifié. À la Faculté de Philosophie de Ljubljana, les deux références sont restées longue- ment obligatoires pour plusieurs générations. D’où cette énorme influence persistante, peut-être davantage en ce qui concerne les anthologies Lagarde et Michard que l’ample volume de Lanson ? Premièrement, les anthologies s’inscrivent en partie dans l’ancienne tendance jamais vraiment disparue, institutionnalisée par Sainte-Beuve, celle d’expliquer l’œuvre d’un.e auteur.e en analysant sa vie. Par ailleurs, le modèle proposé par ces anthologies, à savoir une ébauche biobibliographique de l’auteur.e, accom- pagnée d’extraits de ses textes qui paraissent les plus « représentatifs », assure un survol rapide et renforce l’illusion d’un horizon littéraire vaste et informé, surtout dans les situations où il est pratiquement impossible de donner à lire en entier les livres dits classiques. Les exercices inclus pour aborder l’analyse textuelle d’un extrait dans le contexte historique, social et intellectuel d’une époque permettent néanmoins d’enrayer la fascination exclusive avec la vie d’un.e auteur.e. Malgré les aspects positifs qu’on peut reconnaître à Lagarde et Michard, la collec- tion ne prend pas en considération les « révolutions » dans la culture en France, avec leur impact indiscutable sur l’enseignement de la littérature. D’ailleurs, les changements préparés par les avant-gardes des années vingt et trente ne se sont manifestés plus amplement dans les milieux intellectuels qu’à partir des années soixante. C’est là qu’on a pleinement ressenti l’impact des structuralismes et de la sémiotique, amenant ce qu’on pourrait appeler une nouvelle « idéologie (culturelle) dominante », dans l’université, dans les centres de recherches, ainsi que dans les institutions plus « progressistes », telle l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Évidemment, l’université française après 1968 a subi des transformations majeures, avec des retombées inévitables dans le secondaire. Mais les manifestations variées de la Nouvelle Critique n’ont pas dérogé aux exigences d’une laïcité quasiment « obligatoire ». Ainsi, l’orientation vers le référent (la so-ciocritique), l’analyse (structurelle) du psychisme (la psychocritique), etc., étaient parallèles aux diverses formes du formalisme, du structuralisme, de la sémiologie ou de la sémiotique en littérature.1 L’insistance sur la forme comme porteuse de signification(s) provenait principalement des groupes novateurs comme le Nou- veau Roman, l’OULIPO ou Tel Quel. 1 Dans son ample biographie d’un des plus grands novateurs en théorie littéraire (Roland Barthes : 2015), Tiphaine Samoyault suggère que Claude Lévi-Strauss serait le défenseur du « structuralisme » en tant que « science à part entière », alors que Roland Barthes se placerait du côté de « ceux qui en font un terrain d’expérimentation méthodologique » (ibid. : 384). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 455 Metka Zupančič 3 L’ENSEIGNEMENT DE LA LITTÉRATURE FACE À D’AUTRES PAYS, SURTOUT APRÈS 1968 Les renversements sociaux de 1968, malgré la réforme radicale de l’université française, ne semblent pas avoir touché à certaines parmi les constantes dans l’en- seignement. La valorisation des cours magistraux semble s’être maintenue : que ce soit à la Sorbonne, à l’École des Hautes Études ou à la Rue d’Ulm, les cours magistraux continuaient à être basés principalement sur des recherches indivi- duelles des professeur.e.s et donc menant aux ouvrages théoriques publiés, dont le contenu déjà exposé en amphithéâtre paraissait ainsi « vérifié ». Non seulement ces démarches témoignaient-elles de la complémentarité de l’enseignement et de la recherche, elles garantissaient l’approfondissement d’une certaine orientation critique et théorique, contribuant ainsi à la réputation de la pensée intellectuelle française. C’est cependant dans les séminaires que se pratique encore aujourd’hui l’approche « française » du commentaire composé, une des méthodes d’analyse textuelle les plus fréquemment exportées et qui persistent dans de nombreux contextes à l’extérieur de la France. Toujours est-il qu’aux États-Unis, surtout dans l’enseignement des langues et des littératures étrangères, la conjonction, voire l’équilibre précaire entre les cours magistraux et les séminaires ne paraît plus viable, et ceci probablement depuis plus d’une cinquantaine d’années, en fonction de la libéralisation de l’enseigne- ment dans ce pays. Les universités américaines semblent ainsi être devenues un havre pour les intellectuels français comme Roland Barthes, René Girard, Michel Serres et Jacques Derrida2 – même si, fort probablement, une sorte de compromis entre les cours magistraux plus rigides et un débat plus ouvert se soit maintenu dans leur enseignement. Cependant, malgré l’ouverture affirmée aux États-Unis envers le « grand esprit intellectuel français », on note souvent la tendance des chercheur.e.s (plutôt an- glo-saxon.ne.s) vers une certaine pétrification des postulats isolés et, donc, l’in- capacité de percevoir une pensée en mouvement, en transformation constante. Ainsi, on peut citer la « canonisation » de certaines positions, comme la « mort de l’auteur » de Roland Barthes,3 ou alors « le rire de la Méduse » d’Hélène Cixous (1975) considéré comme la synthèse de toute la pensée féministe française. Ceci témoignerait d’une certaine impossibilité de concevoir la pluralité ou même 2 Parmi les raisons incitant ces enseignants-chercheurs à s’expatrier, Marc Goldschmit constate : « /Derrida/ est accueilli avec une grande hospitalité aux États-Unis, il enseigne dans des dizaines d’universités alors que son travail se heurte en France à une opposition massive » (2003 : 230). 3 Tiphaine Samoyault (Roland Barthes : 461) explique comment une telle place pouvait être réservée à un essai si peu connu dans l’œuvre de Barthes : il a été « commandé /…/ par Brian O’Doherty » et « a d’abord été publié en anglais traduit par Richard Howard sous le titre “The Death of the Author” ( Aspen Magazine, nº 5-6, automne-hiver 1967) » (ibid. : 461) ; il a donc d’abord et surtout circulé dans les milieux avant-gardistes américains. 456 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CE QUI CHANGE ET CE QUI RESTE : LES « RÉVOLUTIONS » la nature conflictuelle, voire paradoxale, d’un mouvement de pensée ou d’un groupe qu’on voudrait à tout prix cohérent, malgré les divergences nécessaires parmi ses membres. En fait, parmi les contradictions et les paradoxes de ce genre, j’avancerais l’idée que les renversements produits dans l’enseignement universitaire français après 1968 ne semblaient pas avoir modifié, pendant de nombreuses années, la manière dont on croyait devoir enseigner la littérature française à l’étranger, à savoir selon le modèle établi, malgré les contraintes locales évidentes. Le grand changement serait alors venu des États-Unis, où les connaissances plus limitées des appre nant.e.s en FLE incitaient aux méthodes modifiées dans l’enseignement de la langue et, partant, de la littérature. La question à approfondir serait donc d’explorer l’enseignement de la littérature pendant les cinquante dernières années : ce qu’on a enseigné, ce qu’on continue d’enseigner et ce qu’on devrait éventuellement enseigner. Si c’est le « prestige in- tellectuel » des cours magistraux en France qui assure leur survie, quelle place réserverait-on alors à un enseignement moins hiérarchique, plus horizontal ? En France, depuis peut-être une trentaine ou quarantaine d’années, le domaine du FLE a plus amplement pris sa place dans la conscience collective, complétant le système des Alliances Françaises qui assurait l’enseignement du français pour les non-francophones, à un niveau para-universitaire. De là, il fallait plusieurs démarches administratives pour arriver à la formation des spécialistes à l’intérieur même de l’université française, orienté.e.s vers la dissémination principalement de la langue et bien moins de la littérature.4 Au sujet des approches éducatives plus « actionnelles », ou alors « dirigées vers l’apprenant.e » (d’après l’anglais « action based » ou « student centered »), j’avan- cerais plusieurs hypothèses à partir de mes propres observations. Les psycholo- gues, les pédagogues et les didacticien.ne.s semblent avoir encouragé les nouvelles techniques d’implication active de la population estudiantine dès la fin du XIXe siècle, grâce aux pionniers comme John Dewey aux États-Unis et Jean Piaget en Europe (« Student-centered learning background », K12-Academics). Les ré- férences particulièrement à l’enseignement de la littérature au niveau universi- taire manquent cependant dans ces recommandations. D’ailleurs, pratiquement partout en Amérique du Nord et jusque dans les années quatre-vingt-dix, les enseignant.e.s qui voulaient impliquer activement les apprenant.e.s dans l’étude des textes littéraires devaient en quelque sorte inventer leur pratique éducative et 4 Je remercie la didacticienne Meta Lah de l’Université de Ljubljana pour les informations précieuses qu’elle m’a transmises (échanges par courriel, le 14 février 2020). D’après elle, les (extraits des) textes littéraires « authentiques » (donc, non-modifiés pour les besoins d’apprentissage de la langue) ont vu leur retour (après une soixantaine d’années d’absence) dans les manuels généraux du FLE dans les années quatre-vingt, mais souvent à titre informatif. Le document de 2001, Cadre européen de référence pour les langues (https://rm.coe.int/16802fc3a8), assure « une base commune pour l’élaboration de programmes de langues vivantes » (ibid. : 9) stipulant l’inclusion, en termes généraux, de la littérature à tous les niveaux d’apprentissage linguistique en Europe, plus amplement mentionnée dans Volume complémentaire avec de nouveaux descripteurs (2018). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 457 Metka Zupančič l’adapter aux besoins concrets. Toujours est-il que les groupes nord-américains ve- nant approfondir leurs connaissances générales de français dans les centres FLE, comme par exemple à l’Institut de Touraine à Tours, découvraient avec surprise qu’en littérature, on continuait à leur proposer des cours magistraux dont ils n’avaient plus l’habitude. Il existe cependant des centres, comme par exemple à l’Université Grenoble-Alpes, où l’enseignement de la littérature en FLE a fait ses preuves. À base de leurs expériences pédagogiques, Marie-Hélène Estéoule-Exel et Sophie Regnat y ont produit une anthologie de textes français et francophones, Livres ouverts (2008), visant à implanter un autre regard sur l’apprentissage de la littérature pour les non-francophones. Cet ouvrage, plutôt une exception dans le domaine, prouve la difficulté d’intégrer la francophonie dans le cursus universitaire français, alors que la population estudiantine étrangère, motivée probablement par la méthode interactive, s’y intéresserait davantage.5 4 ENSEIGNER LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ET FRANCOPHONE EN AMÉRIQUE DU NORD Au Canada francophone, dans les établissements où j’ai eu l’occasion d’ensei- gner (l’Université McGill à Montréal, l’Université d’Ottawa et l’Université de Guelph, entre 1991 et 1998), j’ai noté la tendance à une certaine imitation du système français, ce qui s’explique par l’histoire du pays. Surtout dans les an- nées soixante, lors de la libéralisation de l’éducation devenue majoritairement laïque et dans le souci de maintenir le français comme langue dominante face à la menace anglophone ambiante, les portes se sont ouvertes pour les spécialistes venu.e.s de France, en détachement de l’Éducation Nationale.6 Les postes univer- sitaires étaient alors largement pourvus de professeur.e.s formé.e.s aux méthodes du « commentaire composé » des textes classiques (français), transmis aux fran- cophones de naissance sans égard pour les différences culturelles majeures. Cette acculturation était certainement ressentie comme une sorte de néocolonialisme 5 Une des rares personnes à avoir orienté ses recherches vers l’enseignement de la littérature dans le cadre du FLE, Marie-Hé- lène Estéoule-Exel a soutenu en 1993, à l’Université de Grenoble, sa thèse de doctorat Le texte littéraire dans l’apprentissage du français langue étrangère sous la direction de Claudette Oriol-Boyer dont le soutien à ce projet paraissait à l’époque une sorte de défi lancé aux méthodes plus traditionnelles d’enseignement (conversation privée avec Mme Estéoule-Exel, le 16 février 2020). Plus récemment, une équipe de chercheur.e.s de Liège (Dufays, Delbart, Hammai et Saenen) a pris la défense de la littérature au sein de l’enseignement du FLE, dans leur ouvrage collectif La littérature en FLE. État des lieux et nouvelles perspectives (2014). Un autre ouvrage collectif dirigé par Anne Godard, La littérature dans l’enseignement du FLE (2015), essaie de couvrir les aspects variés de l’intégration, dans les programmes du FLE et des disciplines conjointes, soit en France soit à l’étranger, de la littérature en tant que lien entre « le communicatif et le culturel » (Vorger 2015 : #2). 6 C’est la « révolution tranquille » au Québec, à savoir la prise du pouvoir des libéraux le 22 juin 1960 et la fin du régime clérical du premier ministre Maurice Duplessis (avec interruption, au pouvoir entre 1936 et 1959), qui a mené au renversement radical des valeurs (« La révolution de l’éducation au Québec », sur le site Histoire Canada). 458 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CE QUI CHANGE ET CE QUI RESTE : LES « RÉVOLUTIONS » contre lequel la « révolte » s’est opérée grâce à une prolifération remarquable des œuvres écrites par de nouvelles générations d’écrivain.e.s québécois.e.s (ou plus largement francophones dans le pays) et leur intégration progressive dans le cur- riculum universitaire, ce qui a eu pour conséquence la diminution inévitable du corpus classique de France, sans que les méthodes d’enseignement aient radicale- ment changé (au moins à l’époque que je connais le mieux). Dans les universités états-uniennes, surtout dans le contexte actuel de l’apprentis- sage des langues et des impositions didactiques en vogue, les enseignant.e.s font face à la difficulté, voire l’impossibilité d’offrir des cours magistraux. Cependant, les étudiant.e.s, surtout si leurs compétences linguistiques sont moins avancées, sembleraient préférer des méthodes plus traditionnelles, avec la possibilité de ré- gurgiter les informations transmises plutôt que de s’engager plus activement dans la compréhension et l’interprétation du matériel littéraire. Ainsi, ce serait à travers les cours magistraux (adaptés) qu’il y aurait peut-être moyen de transmettre les notions sur la « grande littérature » (française), sans pour autant pouvoir imposer la lecture, dans l’original, des romans classiques, considérés comme trop volumi- neux et trop exigeants. En compromis, surtout dans le cursus « sous-gradué » (les trois-quatre premières années d’études), la plupart des institutions optent réguliè- rement pour des textes plus courts appartenant au domaine de la francophonie, considérés, souvent à tort, comme plus « faciles », alors qu’ils demandent une initiation culturelle et sociale bien plus approfondie, impossible à réaliser dans le cadre limité des cours semestriels ou trimestriels. Le choix de ce type de textes littéraires représente peut-être aussi une sorte de révolte plus ou moins consciente contre les valeurs intellectuelles, sociales et culturelles de la France hexagonale. Les textes plus « difficiles » peuvent cependant être abordés dans des cours avan- cés, à partir de la quatrième année d’études, ensuite au niveau de la maîtrise et du doctorat. Dans le cadre surtout états-unien du FLE, les collègues didacticien.ne.s conti- nuent de former les étudiant.e.s en maîtrise et en doctorat à la méthode inte- ractive, actionnelle, dans l’apprentissage de la « langue » (étrangère). L’initiation aux textes littéraires se fait alors au sein des cours spécialisés, répartis selon les siècles ou les grands genres littéraires traditionnels. À l’Université d’Alabama où j’ai enseigné entre 2000 et 2017, on offrait ces cours avancés à des groupes com- posites, conjointement la 4e année, la maîtrise et le doctorat, ce qui demandait une organisation adaptée et concise, avec des activités différenciées et les barèmes d’évaluation appropriés pour chaque catégorie d’apprenant.e.s. Face aux nouvelles générations rencontrées en classe, le défi pédagogique majeur touchait aussi bien à l’enseignement qu’à la transmission harmonisée du matériel, voire la méthode d’enseignement la plus appropriée. J’étais majoritairement responsable des cours du XXe et du XXIe siècle, malgré l’obligation partagée parmi CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 459 Metka Zupančič les collègues du département, d’assurer par exemple les cours de phonétique fran- çaise, de civilisation, du français d’affaires, de la traduction, etc. Dans les dernières décennies, face à l’imposition venant de l’administration uni- versitaire de privilégier le modèle actionnel, la question principale était de savoir comment transmettre au moins un minimum de données « incontestables » et de références historiques fondamentales. Je cherchais à développer des modali- tés grâce auxquelles mon « introduction » à une période et le survol global de la problématique ne domineraient pas et où les apprenant.e.s seraient suffisam- ment motivé.e.s pour s’engager dans une recherche individuelle sur les éléments qu’on pourrait par la suite partager en classe. Mes présentations sur PowerPo- int incluaient le matériel visuel et auditif, les reproductions des tableaux ou des photographies, des clips vidéo, des références aux films, le côté visuel et l’aspect « coloré » étant devenu un facteur majeur pour stimuler la communication avec la classe. Ce matériel était ensuite disponible dans la plateforme d’apprentissage (en ligne), mais je ne pouvais jamais prendre pour acquis que les apprenant.e.s y retourneraient vraiment. Les modalités interactives prenaient d’habitude le dessus dès les premières séances : elles pouvaient comprendre une variété de tâches ou de types d’interventions soit orales soit écrites. La lecture d’une œuvre littéraire, mais aussi des ressources bibliographiques, se faisait chapitre par chapitre, accompagnée souvent d’une liste de conseils ou de suggestions qui facilitait ensuite le travail de groupe, la discussion en classe et la préparation des travaux écrits. Dans un des cours assez ambitieux, « Proust : avant et après », conçu de manière à montrer l’évolution de l’écriture romanesque depuis le XIXe et jusqu’au XXIe siècle, l’œuvre principale au programme, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, risquait de provoquer de l’angoisse, même de la part des futur.e.s professeur.e.s de français. La lecture en a été donc répartie entre plusieurs personnes, chacune ayant pour tâche de se concentrer sur un aspect particulier de l’œuvre. On a commencé par les pastiches de Proust, composés dans le style de Balzac et de Flaubert, dont on a examiné quelques courts extraits. Parmi les auteur.e.s qui se réclamaient de l’in- fluence proustienne, nous avons pris en considération des extraits de Marguerite Yourcenar, Claude Simon, Hélène Cixous, Patrick Modiano, etc., sans qu’une (autre) œuvre intégrale puisse être étudiée dans ce même contexte. D’ailleurs, la contrainte de n’inclure dans un cours que quatre œuvres complètes imposait en général un choix très méticuleux de la thématique et des textes au programme. Toujours dans le souci d’élargir la vision de la littérature française (plus récente), j’ai assuré aussi un cours sur les Prix Nobel littéraires français, en travaillant majoritairement sur des extraits, pour passer ensuite à quelques textes entiers plus courts, comme ceux de Camus et Le Clézio. Quant aux approches théoriques utilisables ou recommandées dans ces cours, faire comprendre qu’aucune lecture n’est jamais innocente et qu’inévitablement, on aborde toujours un texte avec des idées préconçues plus ou moins conscientes, 460 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CE QUI CHANGE ET CE QUI RESTE : LES « RÉVOLUTIONS » représentait un autre défi pédagogique. En principe, tout.e étudiant.e dans le système universitaire états-unien devrait être exposé.e, durant les premières an- nées d’études, à des cours généraux de théorie littéraire. Cependant, lorsque la lecture d’une œuvre devait se faire directement dans une langue étrangère, en l’occurrence le français, il semblait nécessaire de refaire tout l’apprentissage de l’appareil théorique et de son application dans les travaux avancés, voire même les thèses de maîtrise et de doctorat. J’en avais la responsabilité dans un cours in- terdisciplinaire enseigné en anglais, offert conjointement à plusieurs programmes doctoraux de l’université, avec l’obligation du groupe francophone de lire dans la langue originale les ouvrages qui pouvaient leur être utiles. Parmi les approches qui se sont avérées les plus révélatrices, le « nouvel historicisme » (développé entre autres par Hayden White) est paradoxalement venu en aide à l’apprentissage indirect de la littérature française, voire francophone. Les cours de « civilisation », nés aux États-Unis il y a une bonne quarantaine d’années pour combler les lacunes en connaissances générales dans les études de langues étrangères, combi- nant l’histoire, les aspects sociologiques, anthropologiques, culturels et artistiques généraux, peuvent maintenant utiliser de façon « légitimée » les textes littéraires, le plus souvent en extraits, pour expliquer les mœurs et les particularités d’une époque. 5 CONCLUSION Face aux défis toujours renouvelés de l’enseignement de la littérature française et francophone dans le contexte du FLE, surtout aux États-Unis, et malgré les expé- rimentations méthodologiques qui parfois n’aboutissent pas de façon pleinement satisfaisante, le retour à Lanson et à la collection Lagarde et Michard paraît tout à fait improbable. Par ailleurs, l’équilibre tend à rester instable entre les « grandes valeurs » littéraires et les nouvelles productions parfois éphémères : en littérature contemporaine, la sélection parmi tant d’ouvrages publiés, en France et dans les pays variés de la francophonie au sens large, paraît toujours risquée. L’intérêt des nouvelles générations, surtout en Amérique du Nord, pour l’audiovisuel, avec un certain rejet des textes longs et l’incapacité observée de suivre de longs discours (surtout sans le soutien visuel), témoigne de la concentration estudiantine réduite et oblige à modifier constamment les approches pédagogiques, en introduisant de plus en plus de tâches interactives qui risquent d’affecter le matériel étudié. Qu’advient-il alors de toutes ces « révolutions » dans les mentalités et dans l’en- seignement (de la littérature), depuis ces cinquante dernières années ? Quelles nouvelles « révolutions » pourrions-nous anticiper, après avoir peut-être contri- bué nous-mêmes aux transformations considérées comme radicales et qui, de nos CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 461 Metka Zupančič jours, demandent à être remises en question et reconsidérées, toujours pour ac- commoder d’autres générations d’étudiant.e.s dont nous apprenons seulement à connaître les attentes, les potentiels et les compétences ? Références bibliographiques Cixous, Hélène, 1975 : « Le rire de la Méduse ». L’Arc 61, numéro spécial « Simone de Beauvoir et la lutte des femmes ». 39-54. Cixous, Hélène, 2000 : Le Rire de la Méduse et autres ironies, préf. Frédéric Regard. Paris : Galilée. Conseil d’Europe, 2001 : Cadre européen de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer, https://rm.coe.int/16802fc3a8. (Consulté le 14 février 2020) Conseil d’Europe, 2018 : Cadre européen de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer. Volume complémentaire avec de nouveaux descripteurs, https://rm.coe.int/cecr-volume-complementaire-avec-de-nouveaux-descrip- teurs/16807875d5. (Consulté le 14 février 2020) Defays, Jean-Marc, Anne-Rosine Delbart, Samia Hammami et Frédéric Saenen, 2014 : La littérature en FLE : État des lieux et nouvelles perspectives. Paris : Hachette. Estéoule-Exel, Marie-Hélène, 1993 : Le texte littéraire dans l’apprentissage du fran- çais langue étrangère. Thèse de doctorat, Université de Grenoble. Estéoule-Exel, Marie-Hélène et Sophie Regnat(-Ravieri), 2008 : Livres ouverts. Grenoble : Presses de l’Université de Grenoble. Godard, Anne (éd.), 2015 : La littérature dans l’enseignement du FLE. Paris : Didier (Collection « Langue et didactique »). Goldschmit, Marc, 2003 : Jacques Derrida : une introduction. Paris : Agora. Lagarde, André et Laurent Michard, 1980 : Moyen-Âge : les grands auteurs français au programme. Paris : Bordas. Lagarde, André et Laurent Michard, 2008 : Le Lagarde & Michard : les grands auteurs français : anthologie et histoire littéraire. Paris : Bordas. Lanson, Gustave, 1895 : Histoire de la littérature française. Paris : Librairie Hachette. https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Lanson_-_Histoire_de_la_ litt%C3%A9rature_fran%C3%A7aise,_1920.djvu. (Consulté le 15 août 2019) La révolution de l’éducation au Québec, 2019 : Histoire Canada, https:// www.histoirecanada.ca/consulter/canada-francais/la-revolution-de-l-educa- tion-au-quebec. (Consulté le 1er mars 2020) Proust, Marcel, 1919 : À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Paris : Gallimard. Samoyault, Tiphaine, 2015 : Roland Barthes. Paris : Seuil. 462 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CE QUI CHANGE ET CE QUI RESTE : LES « RÉVOLUTIONS » Student-Centered Learning Background, 2004-2020 : K12academics.com, https:// www.k12academics.com/educational-philosophy/student-centered-learning/ background. (Consulté le 5 février 2020) Vorger, Camille, 2015 (mise en ligne 2017) : Godard, Anne (éd.) : La littérature dans l’enseignement du FLE, Lidil, http://journals.openedition.org/lidil/3900. (Consulté le 26 février 2020) White, Hayden, 1997 : Tropics of Discourse : Essays in Cultural Criticism. Balti-more : The Johns Hopkins University Press. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 463 AXE 5 5axe 5 ‒ Didactique de l’enseignement de la langue générale et spécialisée464CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 465 Joana Hadži-Lega Hristoska Le français familier dans les manuels de phonétique corrective Joana Hadži-Lega Hristoska Université « Sts Cyrille et Méthode » de Skopje Abstract The didactics of foreign languages has undergone a major change in the recent decades. Unlike the currents which advocated, for a long period, teaching of the standard language, the new tendencies emphasize the language as it is used in everyday life. The purpose of the present work is to analyze the presence of elements of spoken French in four textbooks of corrective phonetics of French in order to see how this discipline familiarizes French learners with the pecu- liarities of the familiar register. These textbooks are intended for students of French as a foreign language whose university education has a double objec- tive: to learn the language, but also to become teachers of French or translators / interpreters. The analysis will be structured around three axes: the extent to which the familiar variation is present in the selected textbooks, the areas of phonetics where the colloquial expression is most marked and the ways to ap- proach these elements. Key words: didactics, corrective phonetics, colloquial French, textbooks, analysis 466 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE FRANÇAIS FAMILIER DANS LES MANUELS DE PHONÉTIQUE CORRECTIVE 1 INTRODUCTION La France est un pays de cinquante millions d’habitants qui, élevés dans la même langue, ne parlent pas le même langage (Robert Beauvais, Le Français kiskose) (Léon 2004). Le propos de ce professeur de français langue étrangère en stage en France depuis deux semaines est révélateur : « Depuis que je suis en France, je n’ai pas entendu de Français ou de Françaises parler le bon français ! » (Lauret 2007 : 6) La didactique de l’enseignement des langues étrangères a subi une modification importante ces dernières décennies. En effet, à la différence des approches tradi- tionnelles qui préconisaient, pendant une longue période, l’enseignement de la langue normée, standard, les nouvelles tendances, et notamment les approches communicative et actionnelle, mettent l’accent sur la langue telle qu’elle est utili- sée au quotidien, avec tous les écarts par rapport à la norme qui lui sont propres (Lah 2012). La langue n’est plus perçue comme une structure immuable à l’usage impeccable, mais comme un outil dont la fonction principale est la communica- tion et dans la communication, la norme n’est pas une finalité en soi. Comme les citations ci-dessus le montrent bien, le français quotidien se mani- feste à travers nombre de variations ou une « variété des usages » selon Martinet : dialectes, sociolectes, situations de communication particulières, émotions, at- titudes… (Léon 2004 : 4). Ces écarts apparaissent le plus fréquemment dans la langue parlée où l’on voit à l’œuvre la loi du moindre effort (dans le sens plus large et non centré sur l’articulation), à savoir essayer de faire passer l’information en utilisant le moins d’éléments langagiers possible. Meta Lah (2012) souligne l’importance de l’oral en classe de langue, en s’ap- puyant sur les réflexions des théoriciens de la didactique. L’auteure attire néan- moins l’attention sur la prépondérance de l’écrit dans un contexte didactique, pour diverses raisons, ainsi que sur les connaissances insuffisantes des enseignants au sujet de la variabilité du français (ibid. : 72), ce qui fait que cette variation particulière du français reste marginalisée. Le présent travail se donne pour objectif d’analyser la présence d’éléments du français parlé dans quatre manuels de phonétique corrective du français afin de voir la manière dont cette discipline sensibilise les apprenants du français aux particularités du registre familier. Ces manuels sont destinés à des étudiants de français langue étrangère (FLE)1 dont la formation universitaire a un double ob- jectif : apprendre la langue, mais également se former à devenir professeurs de FLE ou traducteurs/interprètes. 1 Il s’agit notamment des étudiants du Département de langues et littératures romanes de la Faculté de philologie « Blaže Koneski » de Skopje, Université « Sts Cyrille et Méthode ». CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 467 Joana Hadži-Lega Hristoska Avant de passer à l’analyse des manuels, nous allons tout d’abord jeter un coup d’œil sur la notion de registres/niveaux de langue en tant que variations langagières façonnées par les contraintes situationnelles, ainsi que sur la place de la phoné- tique dans l’enseignement du français langue étrangère. 2 REGISTRES/NIVEAUX DE LANGUE : LE FRANÇAIS FAMILIER La définition même des notions de niveau et de registre de langue n’est pas unanimement tranchée par les linguistes. Arrivé, Gadet et Galmiche ne font pas de différence nette entre le niveau de langue défini comme « différents types d’usages distincts selon le milieu socioculturel des locuteurs » (Arrivé et al. 1986 : 404), et le registre en tant qu’« écart par rapport à un code, différentes manières de parler adaptées à une situation » (ibid. : 598). Les auteurs notent le rejet du premier terme en raison des connotations hiérarchiques implicites qu’il est susceptible d’évoquer. La segmentation des différents registres de langue n’est pas simple à établir en raison de l’imprévisibilité des facteurs situationnels (Boyer 1991 : 18). Dans le continuum de l’emploi du français, si l’on prend en considération l’usage conjoint d’éléments syntaxiques, lexicaux et phonétiques particuliers, il peut être question des registres suivants : « populaire, familier (mais correct), courant ou moyen et soigné (soutenu, éventuellement littéraire), tout en tenant compte de la diffé- rence (qui ne les recouvre pas) entre oral/écrit » (Arrivé et al. 1986 : 598). Baylon (1991 : 88), quant à lui, parle de styles : surveillé (langue soutenue), familier ou spontané. Le français familier est le registre visé par le présent article et il se manifeste à travers des écarts plus ou moins considérables par rapport à la norme du français. C’est « le style du discours quotidien, tel qu’il est employé dans les situations or- dinaires où le langage n’est pas un objet d’attention » (Baylon 1991 : 88). Parfois il est confondu avec le français courant, oral, celui qui est parlé rapidement. Il en résulte qu’il admet différentes désignations telles que français parlé, oral, ordinaire. Le terme de français familier pour lequel nous avons opté est motivé par le fait qu’il désigne un registre de langue particulier, mais c’est également le terme choisi par les auteurs des manuels analysés : 1. Les 350 exercices de phonétique : « un niveau plus ou moins familier », « niveau de discours des locuteurs » ; 2. Les 500 exercices de phonétique : « français familier », « registre familier », « registre courant », « un parler familier ou très familier » ; 468 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE FRANÇAIS FAMILIER DANS LES MANUELS DE PHONÉTIQUE CORRECTIVE 3. Phonétique (audition, prononciation, correction) : « registre familier », « français familier » ; 4. Sons et intonation (exercices de prononciation) : « français familier ». 2.1 Les caractéristiques du français familier Le français familier se manifeste dans différents domaines de la langue (phoné- tique, morphosyntaxe, lexique). Des linguistes considèrent que le plan phonétique est le plus révélateur quant à l’expression familière (Arrivé et al. 1986 : 598) à cause du comportement langagier spontané et inconscient de la part du locuteur. Parmi les éléments phonétiques appartenant au registre familier mentionnons les suivants : élimination de sons vocaliques ou consonantiques ([i] du pronom relatif « qui », [y] du pronom per- sonnel « tu », [l] du pronom personnel « il », [l] et [R] des groupes finaux, le « e » instable quand sa prononciation est facultative), assourdissement de consonnes, omission de certaines liaisons facultatives. Quant aux particularités morphosyntaxiques du français familier, il s’agit essen- tiellement de réductions de différente sorte, mais qui n’entravent pas la compré- hension : omission du ne de la négation, abondance de nominalisations, emploi d’une forme pronominale pour une autre (Lah 2012), omission du sujet impersonnel, pronom sujet on à la place de nous, aphérèses et apocopes, phrases courtes ou trop longues, ellipses, constructions segmentées (ex. moi, ma mère, la télé, elle aime pas (Arrivé et al. 1986 : 598)). Le lexique est le domaine le plus poreux d’une langue. Le français abonde en vo- cabulaire familier qui est parfois chargé de nuances affectives ou sociales diverses : guibolles, balade, bagnole (pour jambes, promenade, voiture). Voici un exemple de phrase provenant du registre familier : C’t’à dire, bon, ben, m’enfin, ‘y en a d’aut’ ! (extrait de l’émission Apostrophes, Léon 2004 : 147) 3 LA PLACE DE LA PHONÉTIQUE DANS LA DIDACTIQUE DU FLE Contrairement aux autres domaines de la langue, la phonétique s’est vu attribuer très peu de place dans les méthodes d’apprentissage du français, mais aussi au CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 469 Joana Hadži-Lega Hristoska cours du processus d’enseignement en général (Lauret 2007 : 13). Son impor- tance est pourtant multiple. La bonne prononciation ne représente pas seule- ment un effort de se rapprocher du « modèle » (même si la question du modèle à enseigner est tout aussi délicate).2 Elle constitue surtout un souci de maintenir tout d’abord les oppositions articulatoires segmentales, faute de quoi la distinc- tion du type bourreau/bureau, par exemple, ne serait plus établie, mais également d’acquérir une bonne maîtrise des éléments suprasegmentaux, comme le rythme et l’intonation qui donnent à la langue une empreinte particulière (Hadži-Lega Hristoska 2013 : 398). Lauret (2007 : 35) souligne le fait que les promoteurs des approches communica- tives n’ont pas développé de stratégies pour enseigner la prononciation de façon communicative. Le seul objectif est d’arriver à se comprendre, ce qui implique que l’apprentissage de la prononciation devient superflu à partir du moment où la compréhension est établie. Les nouvelles grilles d’évaluation de la production orale du Diplôme d’études en langue française (DELF) et du Diplôme approfondi de langue française (DALF), élaborées conformément aux niveaux du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) (Conseil de l’Europe 2001), accordent une place à la phonétique (3 points sur 25 sont attribués à la bonne prononciation et chaque niveau a des descripteurs qui précisent le niveau de maîtrise du système phono- logique (Abry et Veldeman-Abry 2007 : 7-8)). Malgré cela, dans les manuels de FLE les activités de phonétique n’apparaissent qu’aux niveaux A1 et A2, les auteurs supposant à tort que l’essentiel concernant la prononciation devrait déjà être assimilé. Le CECRL présente la progression de l’apprentissage de la prononciation dans le cadre des six niveaux (Lauret 2007 : 153-154). Le Volume complémentaire, paru en 2018, qui constitue une actualisation du CECRL publié en 2001, propose un nouvel ensemble complet de descripteurs relatifs à la maîtrise du système phonologique. En effet, le point de repère n’y est plus la norme du lo- cuteur natif, mais l’intelligibilité en tant qu’élément essentiel dans tout acte de communication (Conseil de l’Europe 2018 : 140). L’attention portée à la pho- nologie et à sa place dans la didactique des langues constitue une revalorisation de son statut et une adaptation aux nouvelles tendances méthodologiques. En- fin et pour revenir au sujet qui nous intéresse, précisons que les deux ouvrages cités ci-dessus n’évoquent pas les manifestations du français familier dans le domaine de la prononciation. 2 Lauret (2007 : 18), par exemple, considère que ce modèle est à chercher chez les professionnels de la parole (comédiens, présentateurs). 470 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE FRANÇAIS FAMILIER DANS LES MANUELS DE PHONÉTIQUE CORRECTIVE 4 ANALYSE DE MANUELS DE PHONÉTIQUE CORRECTIVE Suit l’analyse de quatre manuels de phonétique corrective qui s’attardera sur les manifestations du français familier présentes dans les activités proposées aux ap- prenants. Tous les éléments de la langue (morphosyntaxe, lexique) touchés par l’oralité seront pris en compte et non seulement ceux ayant trait à la prononciation. Ces quatre manuels ont été sélectionnés pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ils ont été publiés dans différentes périodes (entre 1994 et 2011), ce qui a une incidence sur la manière d’aborder la phonétique corrective en classe de FLE. Deux de ces manuels ont été conçus par les mêmes auteures (Dominique Abry, Marie-Laure Chalaron), dont la première a également participé à l’élaboration du manuel Phonétique, mais l’approche y est très différente. Enfin, les quatre manuels couvrent tous les niveaux communs de référence (de A1 à C2) selon le CECRL. L’analyse s’articule autour de trois axes : a) la mesure dans laquelle la variation familière est présente dans les manuels ; b) les domaines de la phonétique où l’expression relâchée est la plus marquée ; c) la manière d’aborder les éléments familiers. 4.1 Les 350 exercices de phonétique (Dominique Abry, Marie-Laure Chalaron) Il s’agit d’un manuel plus ancien (publié en 1994), mais il reste d’actualité grâce à son approche minutieuse et est souvent utilisé en cours de phonétique au Dé- partement de langues et littératures romanes près la Faculté de philologie « Blaže Koneski » de Skopje. La conception des exercices suit le principe de la méthode verbo-tonale (Abry et Chalaron 1994 : 4) et les ouvrages donnés en référence datent des années 1970 et 1980. Étant donné qu’au moment de la publication de ce manuel la catégorisation des niveaux de connaissance d’une langue n’était pas encore établie, elle n’est pas précisée par les auteures, mais le lexique et les structures syntaxiques employés correspondent aux niveaux B1/B2. Le français familier en tant que registre particulier n’est évoqué ni dans la pré- face du livre ni au fil des activités, excepté la mention de certaines « tendances CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 471 Joana Hadži-Lega Hristoska apparaissant à des niveaux moins soutenus » ou « des phrases du français oral familier » (ibid. : 138). Mais les éléments familiers sont tout de même présents. La partie Rythme, intonation et accentuation traite, entre autres, de la chute possible du « e » instable, résultant avec un nombre différent de syllabes : J(e) t(e) téléphone (ibid. : 9). Dans la partie Voyelles, nous avons relevé les éléments familiers suivants : a) emploi d’un lexique familier en fonction du son étudié ( zut, fichu, four- bu, repu) (ibid. : 26) ; b) transformations permettant de passer du registre familier au registre sou- tenu et l’inverse : Tu dors où, ce soir ? → Où dors-tu, ce soir ? (ibid. : 29) ; Comment te sens-tu ? → Tu te sens comment ? (ibid. : 82) ; Il n’y a rien à faire. → Y a rien à faire (ibid. : 37) ; c) abréviations familières en « o » : un mélodrame – un mélo (hosto, infos, clodo, labo…) (ibid. : 63) . Dans la partie introductive du chapitre Liaisons et enchaînements, les auteures expliquent que la liaison facultative est réalisée dans un niveau de discours très sou- tenu, voire recherché (marque d’un parler littéraire ou de l’écrit oralisé) (ibid. : 104) : J’y suis allé (prononciation soutenue/familière) (ibid. : 112). Concernant le « e » instable ou caduc, le manuel précise que sa réalisation dépend du niveau de discours des locuteurs, de la rapidité du débit et des intentions expressives (ibid. : 114). Les exercices traitant de ce son proposent des enregis- trements du français oral où nombre de « e » ne sont pas prononcés (ibid. : 115), ainsi que des activités où la chute du « e » entraîne une assimilation, c’est-à-dire un assourdissement des consonnes : J(e) te dis que non (ibid. : 116). Pour ce qui est des consonnes, on note la chute du ne de la négation et une assimilation consonantique résultant de la chute du « e » instable : T’as pas d’fric ? T’as pas d’travail ? (ibid. : 138) ; J(e) pense à toi ; J(e) comprends ; Je (ne) ferme pas la porte ? (ibid. : 178-181) 4.2 Les 500 exercices de phonétique (niveau B1/B2) (Dominique Abry, Marie-Laure Chalaron) Le manuel en question (publié en 2011) est une version plus récente du manuel précédent. Il est intéressant de confronter le point de vue des auteures à presque vingt ans de distance relativement à l’évolution de la place du français familier 472 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE FRANÇAIS FAMILIER DANS LES MANUELS DE PHONÉTIQUE CORRECTIVE dans l’apprentissage de la prononciation. Cette version récente du manuel com- porte deux niveaux différents conformément au CECRL : niveau A1/A2 et ni- veau B1/B2. Pour ce travail, nous avons retenu le niveau B1/B2 afin de voir si la distance temporelle a eu un impact sur la manière d’intégrer les éléments oraux dans les activités proposées. La préface du manuel ne fait aucune mention des registres de langue abordés, mais le français familier apparaît dans la consigne de nombre d’activités. Dans le chapitre La syllabe, l’accent, le groupe rythmique, on attire l’attention sur la variation du nombre de syllabes en fonction de la prononciation ou non du « e » instable (sans toutefois expliquer que c’est une marque d’oralité) : Entrez, j(e) vous prie (Abry et Chalaron 2011 : 8). Quant au « e » instable, les auteures notent les particularités régionales (le « e » étant souvent prononcé dans le français méridional, alors qu’il ne l’est pas dans le français standard) (ibid. : 91). Elles envisagent par la suite les diverses possibilités de prononcer le « e » instable, surtout en cas de plusieurs « e » successifs, ainsi que le phénomène d’assourdissement résultant de sa chute : J(e) t(e) garde une place/ J(e) t(e) rappelle (ibid. : 93). Ce manuel propose une activité consacrée entièrement au registre familier (ibid. : 94). L’apprenant est censé reproduire les phrases en imitant la prononciation fa- milière entendue et faire l’inventaire des éléments oraux : Personne ne sait ce qui va se passer ! Si ça se trouve, y va rien s’passer ! ; Dis donc, y a eu un d’ces orages, hier soir ! Ma cave a été inondée… ; Vous ne me verrez pas demain, je suis de mariage ; Oh ! C’qu’elle est lourde vot’valise, je la mets un peu plus loin… À la fin de ce chapitre se trouve un extrait du roman de Marguerite Duras ( j’me trompe, j’m’embrouille, j’suis désespérée, j’me d’mande…) (ibid. : 97). Comme dans la version plus ancienne, on relève des exemples d’abréviations en « o » qui sont fréquentes en français familier ( ados, pseudo, météo, hosto) (ibid. : 61). Il y a aussi des cas où la marque de l’oral n’est pas signalée, ce qui fait qu’elle devrait être perçue comme une forme habituelle du français de tous les jours : Y a jamais rien dans le frigo (ibid. : 63). Dans la partie Les liaisons et les enchaînements, il est précisé que la liaison facultative peut être omise dans une prononciation plus familière ou très familière et les apprenants sont invités à faire la différence : On peut y aller ? (ibid. : 100). Le français familier est également abordé dans le cadre de l’étude des consonnes T et D, dans une activité où l’on demande aux apprenants de formuler les phrases dans un registre familier : Tu n’as pas de boulot ? T’as pas d’boulot ? (ibid. : 128) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 473 Joana Hadži-Lega Hristoska Tout au long du manuel, dans le cadre de différents sujets phonétiques, on re- trouve des éléments lexicaux et des constructions propres au registre familier. Cette particularité est chaque fois signalée par une note de bas de page. 4.3 Phonétique (audition, prononciation, correction) (Dominique Abry, Julie Veldeman-Abry) Cet ouvrage (2007) est conçu un peu différemment par rapport aux deux précé- dents : il commence par un aperçu théorique sur les points de phonétique les plus importants, suivi de fiches pratiques traitant chacune d’un phénomène segmental ou suprasegmental particulier. Ce manuel vise aussi un public plus large, car les fiches proposent des activités allant du niveau A1 jusqu’à C2. La sensibilisation aux variétés linguistiques est évoquée dans la partie introductive (Abry et Veldeman-Abry 2007 : 9). Parmi les fiches, il y en a une entièrement consacrée au français familier à travers plusieurs activités. Les autres fiches qui intègrent le français familier ne le signalent pas. Suit une brève présentation de ces activités qui précisent chacune le niveau des apprenants. Fiche 1 – L’accent, le rythme et l’intonation : découpage syllabique et variation du nombre de syllabes en fonction de la prononciation ou non du « e » instable : J(e) m’appelle Julie Manon (ibid. : 69) (niveau A1-A2). Fiche 5 – La chute et le maintien du « e » instable : chute d’un « e » instable sur deux et devant une seule consonne : Il faut qu(e) ça sèche ! (ibid. : 85) (niveau A2-B2). Fiche 6 – L’enchaînement et la liaison : enchaînements et liaisons obligatoires et facultatives dans une chanson (langage plutôt oral) (ibid. : 95) (niveau B1-B2). Fiche 23 – Les français standard et familier : L’objectif de cette fiche est de sensibiliser les apprenants aux particularités d’un registre assez familier (niveau B1-C2). Sont proposées les activités suivantes (ibid. : 143-149) : • écouter le texte de la chanson de Bénabar « Vélo » et noter les transfor- mations de registre familier apportées au texte par le chanteur ; • relever les éléments des registres soutenu et familier dans un texte ; • transformer un texte en registre standard ; • retrouver les mots tronqués et réécrire les phrases en français standard ; • écrire un poème en utilisant des mots tronqués se terminant en « o ». 474 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE FRANÇAIS FAMILIER DANS LES MANUELS DE PHONÉTIQUE CORRECTIVE Fiche 25 – Les chiffres : chute du R en finale après consonne en français courant : quatre livres [katlivR] (ibid. : 155) (niveau A1-B1). Il est évident que les éléments familiers sont introduits à tous les niveaux. Néan- moins, les exercices qui concernent plus particulièrement ce registre de langue sont proposés à partir du niveau B1. 4.4 Sons et intonation (exercices de prononciation) (Cidalia Martins, Jean-Jacques Mabilat) Il s’agit d’un manuel (2004) contenant 500 exercices de prononciation à partir d’un lexique simple et standard (niveaux A1-A2), mais prévoyant aussi des exer- cices conçus pour des niveaux plus avancés (marqués par **). Comme le niveau est assez élémentaire, les exercices portent sur des mots isolés et des phrases courtes et le nombre d’éléments oraux est minime et sans rapport avec la problématique travaillée : Te presse pas ! (Martins et Mabilat 2004 : 25) ; Figure-toi que Yann s’est fait virer. (ibid. : 106) ; T’es content ?/T’es pas bien ! (ibid. : 115). 5 RÉSULTATS DE L’ANALYSE Après avoir parcouru les quatre manuels choisis, nous tâcherons de répondre aux trois questions que nous nous sommes posées au début de ce travail. a) La mesure dans laquelle la variation familière est présente dans les manuels peut être évaluée en fonction du moment de parution des ouvrages en question et du niveau commun de référence auquel ils sont destinés. Quant au premier point, la comparaison des manuels (notamment des deux premiers, écrits par les mêmes auteures, mais à vingt ans de distance) montre une plus grande quantité d’éléments oraux dans les ouvrages plus récents, surtout des éléments qui ne sont pas liés à la problématique étudiée et qui sont considérés comme habituels dans la communication de tous les jours. Les études portant sur les marques d’oralité dans les manuels de FLE aboutissent à la même conclusion (Lah 2012). La deuxième constatation que nous pouvons avancer est que le français familier est plus présent dans les manuels proposant des activités à partir du niveau B1, les niveaux plus élevés permettant l’emploi de structures plus complexes et un lexique plus varié. Toutefois, bien que le CECRL introduise la notion de registre de langue à partir du niveau B2 (ibid. : 82), on retrouve cette notion même dans les activités prévues pour les niveaux inférieurs. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 475 Joana Hadži-Lega Hristoska b) Les éléments du registre familier apparaissent dans les domaines phonétiques qui se prêtent le mieux à cette variation. Voici la distribution des activités en fonction de la problématique étudiée (le chiffre indique le manuel) : Prosodie (syllabe, accent, groupe rythmique, intonation) • chute possible du « e » instable (qui affecte le découpage syllabique et implique un changement du nombre de syllabes) (1) (2) (3) ; Voyelles • lexique familier en fonction du son étudié (1) (2 – tout au long du manuel) ; • abréviations familières en « o » (1) (2) (3) ; • passage du registre familier au registre soutenu et l’inverse (1) ; Liaisons et enchaînements • liaison facultative, réalisée dans un niveau de discours soutenu (1) (2) ; « E » instable • élimination en cas de plusieurs « e » successifs, assourdissement des consonnes (2) (3) ; Consonnes • morphosyntaxe (chute du ne de la négation ou chute du « e » instable, ce qui entraîne une assimilation (assourdissement) des consonnes qui précèdent) (1) ; • phrases de registre familier (2) ; • chute du R en finale après consonne en français courant (3) ; Activités entières consacrées au français familier • répétition des phrases abondant en éléments de différent type et leur inventaire (2) ; • extrait de roman pour illustrer l’emploi pratique de ces éléments dans un contexte plus large (2) ; • fiche pratique traitant des français standard et familier (3). Notons que seulement deux manuels proposent des activités entières sur le fran- çais familier. Dans les autres manuels, ces éléments sont intégrés dans un tout plus général. 476 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE FRANÇAIS FAMILIER DANS LES MANUELS DE PHONÉTIQUE CORRECTIVE c) Enfin, résumons les procédés utilisés par les auteurs des manuels pour aborder le français familier : • emploi d’un lexique familier en fonction du son étudié ou non ; • passage d’un registre dans un autre (le plus souvent par l’intermédiaire d’une structure syntaxique impliquant la prononciation d’un son) ; • diverses possibilités de prononciation de phrases contenant plusieurs « e » instables ; • morphosyntaxe familière (différentes éliminations) entraînant des assi- milations consonantiques. Dans le cadre des activités visant la familiarisation avec le français familier : • relever les éléments du français familier dans des phrases ou dans un texte ; • répéter des exemples avec ou sans liaison facultative ; • texte comportant des éléments de deux registres, soutenu et familier, pour faire le contraste ; • transformer un texte en registre standard ou l’inverse. 6 CONCLUSION Le présent travail montre que la didactique de la prononciation du français s’adapte de plus en plus à l’évolution et à l’usage de la langue. Il en est de même avec les manuels de FLE en général. Bien évidemment, le point de départ dans tout enseignement de la langue reste la norme qui en constitue le pilier, le fon- dement. Mais l’enseignant devrait veiller à sensibiliser les apprenants à l’usage en cours afin de mieux les préparer à l’immersion dans un milieu complètement francophone et de leur donner les outils leur permettant de prendre une part active dans tout acte de communication. Pour ce qui est de la prononciation, c’est justement l’« intense désir d’apprendre à pouvoir être ‘comme l’autre’ » (Lau- ret 2007 : 170) qui pourrait être la source essentielle de motivation pour les apprenants. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 477 Joana Hadži-Lega Hristoska Références bibliographiques Arrivé, Michel, Françoise Gadet et Michel Galmiche, 1986 : La grammaire d’au- jourd’hui (guide alphabétique de linguistique française). Paris : Flammarion. Baylon, Christian, 1991 : Sociolinguistique (société, langue et discours). Paris : Édition Nathan. Boyer, Henri, 1991 : Éléments de sociolinguistique (langue, communication et socié- té). Paris : Dunod. Conseil de l’Europe, 2001 : Cadre européen commun de référence pour les langues. Apprendre, enseigner, évaluer. Paris : Didier. Conseil de l’Europe, 2018 : Cadre européen commun de référence pour les lan- gues. Apprendre, enseigner, évaluer. Volume complémentaire avec de nouveaux descripteurs, https://rm.coe.int/cecr-volume-complementaire-avec-de-nou- veaux-descripteurs/16807875d5. (Consulté le 16 juin 2020) Hadži-Lega Hristoska, Joana, 2013 : Les ressources numériques dans l’enseigne- ment de la prononciation : nécessité et avantages. Elektronskite resursi i fi- lološkite studii. Naučen sobir : zbornik na trudovi. Skopje : Filološki fakultet « Blaže Koneski ». 396-407. Lah, Meta, 2012 : Les traits d’oralité dans deux manuels de français langue étrangère. Linguistica 52/1. 69-85. https://www.researchgate.net/publica- tion/307445530_Les_traits_d’oralite_dans_deux_manuels_de_francais_ langue_etrangere. (Consulté le 15 janvier 2020) Lauret, Bertrand, 2007 : Enseigner la prononciation du français : questions et outils. Paris : Hachette. Léon, Pierre, 2004 : Phonétisme et prononciations du français. Paris : Nathan. Sources Abry, Dominique et Marie-Laure Chalaron, 1994 : Les 350 exercices de phoné- tique. Paris : Hachette. Abry, Dominique et Julie Veldeman-Abry, 2007 : Phonétique (audition, pronon- ciation, correction). Paris : Clé International. Abry, Dominique et Marie-Laure Chalaron, 2011 : Les 500 exercices de phonétique (niveau B1/B2). Paris : Hachette. Martins, Cidalia et Jean-Jacques Mabilat, 2004 : Sons et intonation (exercices de prononciation). Paris : Didier. 478 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 479 Meta Lah MMoi et l’Autre : l’interculturel dans la classe de Français langue étrangère Meta Lah Université de LjubljanaAbstractThe article focuses on the various aspects of interculturality in teaching French as a foreign language. After attempting to define the core concepts: civilization, Cul-ture (capitalized), culture and interculturality, I focus primarily on the role that schools can have in transmitting intercultural content. Next, I shed some light on how the authors of the Common European Framework for Languages (2001) and the additional Guide for the Development and Implementation of Curricula for Plurilingual and Intercultural Education treat (inter)cultural content. Within the scope of this article, I aim to analyze (inter)cultural content within three textbooks for French instruction, which were published by various French publishing houses over the recent years. From the analysis it can be concluded that some form of cultural content is present in all three textbooks, even though it is outlined in dif-ferent ways and does not encourage the development of intercultural competence in all cases. Finally, I put forward the descriptions of intercultural competence as provided by a recent generation of students enrolled in the French pedagogical program and briefly touch upon the role of literary works in developing a multi-cultural conscience. In the conclusion I reflect upon the teacher’s role in raising intercultural awareness and provide a number of specific tips to be used in the classroom to avoid the creation of stereotypes and instead encourage the students to openly talk about concrete experience with members of other nations. Key words: (inter)cultural, teaching French as a foreign language, textbooks for French as a foreign language, stereotypes480CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS MOI ET L’AUTRE 1 INTRODUCTION Avec l’approche communicative et notamment après la parution du Cadre euro- péen commun de référence pour les langues ( CECRL) en 2001, le « culturel » devient « interculturel » ; dans la classe de langue, la culture de la langue cible n’est plus considérée comme un idéal à atteindre, mais plutôt comme un élément à travers lequel on valorise les deux cultures en présence : celle de la langue cible et celle de l’apprenant. La métaphore du miroir peut sembler exagérée, mais elle reprend bien l’idée de se voir soi-même à travers l’Autre : Dans une approche interculturelle, un objectif essentiel de l’enseigne- ment des langues est de favoriser le développement harmonieux de la personnalité de l’apprenant et de son identité en réponse à l’expérience enrichissante de l’altérité en matière de langue et de culture. Il revient aux enseignants et aux apprenants eux-mêmes de construire une person- nalité saine et équilibrée à partir des éléments variés qui la composeront. ( CECRL 2001 : 9) Dans le cas du français, il ne s’agit pas d’une seule culture mais des cultures des pays francophones. Pourtant, dans les manuels de Français langue étrangère, les contenus restent souvent culturels – sans lien tangible avec la culture de l’appre- nant – et présentés de façon assez stéréotypée. Dans le présent article, je vais, après un bref parcours historique, examiner quelques manuels récents, pour voir si, avec l’approche actionnelle, les contenus ont changé et s’ils contribuent davan- tage au développement d’une « personnalité culturelle », mentionnée plusieurs fois dans le CECRL. L’interculturel est un thème qui me tient vraiment à cœur, pour cela cet article sera plutôt personnel. Mon expérience d’enseignante, d’abord au lycée puis à la faculté, m’a convaincue qu’il est très important de lutter contre toute sorte de stéréotypes et que les stéréotypes nationaux ne sont pas les seuls dont il faut parler en classe de langue. 2 LA CIVILISATION, LA CULTURE, LA CULTURE ET L’INTERCULTUREL : TENTATIVE DE DÉFINITION Depuis plus d’une vingtaine d’années, l’interculturel est, en didactique des langues étrangères, parmi les thèmes les plus populaires, comme le constatent Velázquez Herrera et les auteurs du Dictionnaire de didactique du FLE et FLS (Cuq 2003) : CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 481 Meta Lah La dimension interculturelle, dont l’importance dans les pratiques d’ensei- gnement-apprentissage des langues est soulignée par divers auteurs /.../ se trouve actuellement au centre des réflexions concernant la didactique du FLE. (Velázquez Herrera 2015 : 2) Aujourd’hui le mot a fait florès : on ne trouve plus de discours didactique qui n’y fasse de référence et il est même devenu une spécialité en soi, à laquelle on consacre thèses, colloques, cursus officiels. (Cuq 2003 : 137) Dans l’enseignement des langues, nous avons souvent à faire à la distinction entre la culture dite cultivée (décrite aussi comme Culture avec une majuscule) et la culture partagée (Galisson 1991 : 149). Gohard-Radenkovic, citée dans Cuq et Gruca (2002), distingue la culture anthropologique et la culture cultivée. La culture anthropologique (qui correspond à la culture « partagée » de Galisson) est : • transversale, c’est-à-dire qu’elle appartient au plus grand nombre des membres d’un groupe ; • tacite et implicite, c’est-à-dire qu’elle est acquise de manière inconsciente et non volontaire ; • non valorisante puisque sa possession ne distingue pas les membres à l’in- térieur d’un groupe. (Cuq et Gruca 2002 : 87) Par contre, la culture cultivée est : • élitaire, c’est-à-dire qu’elle appartient à un petit groupe qui en fonde la légitimité ; • implicite et codifiée, c’est-à-dire qu’elle est certes transmise par le groupe, mais qu’elle s’acquiert aussi de façon volontaire et consciente, par exemple par une scolarisation de haut niveau et par la fréquentation de lieux culturels ; • valorisante et distinctive. (ibid.) La culture a donc toujours fait partie de l’enseignement, mais la perception en a beaucoup changé. Dans la méthodologie traditionnelle, la culture était surtout véhiculée à travers les textes littéraires et dans la méthode directe, par exemple, dans le célèbre Mauger bleu, présentée de façon très stéréotypée. Si nous repre- nons de Carlo (1998) : Dans la tradition de l’enseignement du français langue étrangère, la civilisa- tion était subordonnée à la littérature, considérée comme l’essence même de la langue et de la culture françaises. De la sorte, elle servait en premier lieu un modèle de francophonie fondé sur l’idée de la suprématie de la culture fran- çaise, représentée par des monuments inébranlables qui se sont transformés en stéréotypes encore persistants de nos jours. (de Carlo 1998 : 25) 482 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS MOI ET L’AUTRE Au début de ma carrière d’enseignante, on évoquait encore les objectifs civilisa- tionnels et dans les manuels, la culture française était présentée comme un mo- dèle à suivre ; d’où probablement l’attitude admirative et parfois peu critique que les enseignant.e.s de ma génération ont envers la France. Je me limite à la France uniquement car la francophonie n’était pas beaucoup évoquée à l’époque. Nous pourrions dire que, dans une certaine mesure, la culture cultivée est visible et que la culture partagée ou anthropologique l’est moins : La culture est certes la littérature, la musique, la peinture, etc., tout ce qu’on réunit depuis Pierre Bourdieu sous l’appellation de culture cultivée, mais aussi toutes les façons de vivre et de se conduire, qu’on réunit sous le nom de culture anthropologique. En ce sens, pour Louis Porcher, ‘une culture est un ensemble de pratiques communes, de manière de voir, de penser et de faire qui contribuent à définir les appartenances des indivi- dus, c’est-à-dire les héritages partagés dont ceux-ci sont les produits et qui constituent une partie de leur identité’. (Cuq et Gruca 2002 : 83) Pour se familiariser avec les faces visibles et cachées de la culture, on se sert souvent de la métaphore de l’iceberg. Quand on l’utilise en classe, on demande aux apprenants de placer les éléments visibles au-dessus et les éléments invisibles sous la surface de l’eau. Dans l’exercice, proposé par Chaves, Favier et Pélissier (2012 : 32-33), on trouve, selon les corrections proposées par les auteur.e.s, au-dessus de l’eau les catégories suivantes : art, littérature, musique, histoire, géographie, alimentation et langue. Sous la surface se trouvent : règles de poli- tesse, valeurs, croyances, comportements, humour, notions de temps, d’espace et de distance et gestes. Même si, comme nous l’avons vu, l’interculturel est un thème populaire, le dé- finir n’est pas toujours simple. Les expressions associées à l’enseignement de la culture sont surtout le multiculturalisme, le pluriculturalisme et l’interculturel. Selon Chaves, Favier et Pélissier, le multiculturalisme est « associé à l’accueil des migrants. Il se définit par la cohabitation et la coexistence parallèles de plusieurs groupes socioculturels au sein d’une société. Chaque groupe est reconnu et identifié en tant que tel et a une liberté d’action. » (2012 : 11-12) Cette coexistence n’est pas toujours réussie : une société pouvait être multiculturelle par simple juxtaposition des cultures qui vivaient en son sein, sans qu’il y ait de communication entre celles-ci. C’était ce qu’incarnaient des ghettos ou la vie communautaire séparée de la vie proprement commune. (Cuq 2003 : 136) Le pluriculturalisme est appliqué aux contextes migratoires où les individus issus des groupes minoritaires devaient acquérir des aspects culturels des groupes majoritaires du pays qui CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 483 Meta Lah les accueillait tout en conservant leur identité culturelle. Les groupes cultu- rels majoritaires quant à eux, pouvaient ne pas adopter des traits culturels des groupes minoritaires (Chaves, Favier et Pélissier 2012 : 11-12) et l’interculturel « se définit comme un processus dynamique d’échanges entre différentes cultures. En tant que tel, c’est un concept récent. » (ibid.) Selon le Dictionnaire de didactique du FLE et FLS, le mot « interculturel » provient du système scolaire français : Le mot d’interculturel a été forgé au début des années 1970 en une époque où la massification scolaire, enfin officielle, rendait l’école plus sensible aux problèmes éducatifs propres aux enfants d’origine étrangère. Tous les en- fants, en effet, étaient porteurs de leur culture propre, incomparable, mais l’action de la Troisième République avait contribué à l’illusion que l’école dispensait à tous, par-dessus les différences individuelles, une culture com- mune : savoir lire, écrire, compter, la géographie et l’histoire de la France ; la morale et l’éducation civique. Or, avec les enfants étrangers et leur immersion dans la grande masse scolaire, il n’était plus possible de faire l’économie des cultures différentes présentes dans l’enceinte éducative. Il devenait de plus en plus clair que, comme la société, la citadelle scolaire devenait multiculturelle. (Cuq 2003 : 136) Quel est le rôle de l’école dans l’éducation multi- et interculturelle ? Selon Abdal- lah-Pretceille, l’école doit : • reconnaître et respecter la diversité ethnique et culturelle ; • promouvoir la cohésion sociale sur le principe de la participation des groupes ethniques et culturels ; • favoriser l’égalité des chances pour tous les individus et les groupes ; • développer et construire la société sur l’égale dignité de tous les individus et sur l’idéal démocratique. (Abdallah-Pretceille 1999 : 31) Le préfixe « inter- » de l’interculturel indique qu’il y a un espace entre deux cultures ; dans le cas de l’apprentissage d’une langue étrangère, entre la culture de la langue d’origine et celle de la langue cible. La culture de la langue cible devrait, comme le soulignent Cuq et Gruca (2002), aider l’apprenant à devenir conscient de sa propre culture : En d’autres termes, s’approprier le français et la culture spécifique qu’il vé- hicule dans chaque cas, c’est pour un Français, un Québécois ou un Belge wallon fondamentalement constitutif de son identité de Français, de Qué- bécois ou de Belge. Pour un Sénégalais, citoyen d’un pays dont la langue officielle est le français, c’est un complément plus ou moins indispensable à l’établissement de son identité. Pour un Italien, apprendre le français est 484 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS MOI ET L’AUTRE un supplément culturel qui permet aussi, par la confrontation des cultures, de prendre conscience de son italianité. (Cuq et Gruca 2002 : 84) En comparant les deux cultures il faut, pourtant, faire attention à ne pas tomber dans les stéréotypes. Si nous reprenons Bertocchini et Costanzo (2008) : Mais ce jeu de regards croisés se limite assez souvent à la mise en place d’une procédure comparative qui, tout en étant le point de départ légitime d’une démarche interculturelle, risque de banaliser la notion ou de renfor- cer, paradoxalement, les stéréotypes identitaires si elle n’est qu’une fin en soi. (Bertocchini et Costanzo 2008 : 148) 3 L’INTERCULTUREL DANS LE CADRE EUROPÉEN DE RÉFÉRENCE POUR LES LANGUES Dans le Cadre européen de référence pour les langues (2001), l’expression interculturel(le) apparaît 25 fois ; les auteurs évoquent la compétence, la conscience, la communication interculturelles, mais aussi des aptitudes et savoir-faire interculturels. Les auteurs insistent beaucoup sur la conscience plurilingue et pluricul- turelle. La définition de la conscience interculturelle est la suivante : La connaissance, la conscience et la compréhension des relations (ressem- blances et différences distinctives) entre ‘le monde d’où l’on vient’ et ‘le monde de la communauté cible’ sont à l’origine d’une prise de conscience interculturelle. Il faut souligner que la prise de conscience interculturelle inclut la conscience de la diversité régionale et sociale des deux mondes. Elle s’enrichit également de la conscience qu’il existe un plus grand éventail de cultures que celles véhiculées par les L1 et L2 de l’apprenant. Cela aide à les situer toutes deux en contexte. Outre la connaissance objective, la conscience interculturelle englobe la conscience de la manière dont chaque communauté apparaît dans l’optique de l’autre, souvent sous la forme de stéréotypes nationaux. ( CECRL 2001 : 83) Quinze ans après la parution du Cadre, un ouvrage spécial, destiné au développement des curriculums pour une éducation plurilingue et interculturelle, est paru, à savoir le Guide pour le développement et la mise en œuvre de curriculums pour une éducation plurilingue et interculturelle. Il s’agit d’un ouvrage complémentaire du Cadre, surtout destiné aux auteur.e.s de différents programmes et aux enseignant.e.s. Les auteur.e.s élargissent la perspective : L’éducation interculturelle vise à développer des attitudes ouvertes, ré- flexives et critiques pour apprendre à appréhender de manière positive et CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 485 Meta Lah à gérer de manière profitable toutes les formes de contact avec l’altérité. Elle entend assouplir les attitudes égo-/ethnocentriques qui naissent de rencontres avec de l’inconnu. Foncièrement transversale, l’éducation inter- culturelle n’est pas liée au seul enseignement des langues, même si celui-ci reste un domaine privilégié pour le contact avec l’altérité culturelle. Les connaissances et les démarches scientifiques de matières telles que les ma- thématiques ou l’histoire doivent être considérées comme étant aussi de nature culturelle. Elles ont pour mission de faire passer les apprenants de conceptions ordinaires du monde à des représentations scientifiquement fondées, en particulier celles qui ont trait à la vie en société, et aussi de les faire entrer dans une nouvelle culture de la communication. Ainsi, les enseignements de toutes les matières ont tout à la fois la responsabilité de donner aux apprenants l’opportunité d’expériences culturelles nouvelles, celle de les former à la citoyenneté participative et celle de les éduquer à l’altérité. (Beacco et al. 2016 : 12) En ce qui concerne les échelles et les descripteurs, ils ont été élaborés au sein du Centre européen pour les langues vivantes de Graz. Les référentiels FREPA/ CARAP (Candelier 2012) ont été publiés en 2012 et sont divisés en trois caté- gories : les savoirs, les savoir-être et les savoir-faire. Les échelles présentées sont très détaillées et peut-être plus destinées aux chercheur.euse.s et aux auteur.e.s des curriculums qu’aux enseignant.e.s. 4 L’INTERCULTUREL DANS QUELQUES MANUELS DE FLE RÉCENTS Peut-on enseigner la langue sans enseigner la culture ? Beacco (2000 : 37) donne l’exemple d’un manuel vietnamien, Tîên Pháp, conçu pour la République démo- cratique du Viêt-Nam. Il s’agit d’un manuel décontextualisé, où la langue cible, donc le français, est présenté sans allusions culturelles : les locuteurs de la langue étrangère n’y sont pas mis en scène dans leur contexte (décor urbain, intérieurs, habitudes...) mais ils sont généralement représentés dans des situations locales (celles du pays de l’apprenant) où ils agissent en tant qu’étrangers, à moins qu’on ne mette en scène que des natifs utilisant la langue étrangère pour communiquer entre eux. (ibid.) Une telle approche serait difficilement imaginable dans le contexte européen, mais ici encore une fois, il faut prendre en compte le contexte culturel du pays où la langue est enseignée. Parfois on ne peut pas utiliser les manuels produits en Europe car les différences culturelles sont trop grandes. Nous nous souvenons des discussions avec un collègue koweïtien, lors d’un stage BELC, qui nous a expliqué 486 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS MOI ET L’AUTRE que pour lui, utiliser un manuel fait en France est impossible : il ne peut pas se permettre de montrer à ses élèves des photos montrant filles et garçons ensemble ou des filles en shorts ou en maillot de bain. Comment la culture est-elle présentée dans certains manuels de français plus ré- cents ? Voilà l’exemple de trois manuels pour les grands-adolescents/adultes, pa- rus chez trois maisons d’édition différentes : • Tendances, paru en 2016 chez CLE International ; • Cosmopolite, paru en 2017 chez Hachette ; • Défi, paru en 2018 chez Éditions maison des langues. Dans le tableau des contenus de Tendances, les contenus culturels sont présentés dans la catégorie « Civilisation ». Nous pouvons remarquer que ces contenus sont très centrés sur la France métropolitaine, les thèmes proposés sont par exemple les étrangers à Paris, les horaires en France, fêtes et célébrations en France, les loisirs et les sorties en France, déjeuner en France, etc. Parmi les thèmes « franco- phones », il y a la présentation de la ville de Québec, la vie à Bruxelles et la chanson francophone. La dimension interculturelle n’est pas présente, les auteur.e.s n’ont pas profité de l’occasion pour comparer la culture de la langue cible avec celle de l’apprenant.e, ce qui pourrait se faire assez facilement, en posant quelques questions. En parlant des fêtes en France on pourrait, par exemple, demander aux apprenant.e.s de les comparer avec les fêtes de leur pays ou, en parlant des horaires en France, poser une question sur la façon de travailler dans le pays de l’apprenant.e. En feuilletant le manuel, nous avons l’impression que la culture est présentée comme une sorte d’annexe, mais de façon très neutre et objective, pas stéréotypée. Il est dommage que les auteur.e.s n’aient pas vraiment introduit la composante interculturelle ; pour l’apprenant.e, il est toujours plus motivant d’apprendre quand on valorise aussi sa propre culture. Les auteur.e.s de Cosmopolite annoncent dans l’avant-propos que « la double-page Cultures met en regard les différences culturelles entre la France, les pays francophones et les pays des étudiants. Elle fait aussi émerger les différentes formes de présence française et francophone dans leurs pays. » (Hirschprung et Tricot 2017 : 2) Dans les doubles-pages Cultures, la culture française et francophone est présentée à travers les thèmes d’habitude moins présents dans les manuels et pour cela moins stéréotypés, par exemple : les enseignes françaises, les médias français, les rythmes de vie dans quatre pays du monde (la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les États-Unis et la France). Pour chaque activité, les auteur.e.s proposent aussi des questions sur la culture de l’apprenant.e ; en parlant des enseignes françaises, par exemple : « Je connais des enseignes françaises et/ou des ‘petits coins de France’ dans ma ville/mon pays... » (ibid. : 141). Les contenus culturels sont aussi présents dans d’autres parties du manuel (les films, la nourriture, les magasins français, etc.). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 487 Meta Lah Dans Défi (Chahi, Denyer et Gloanec 2018), il n’y a pas de partie explicitement consacrée à la culture, mais c’est probablement le manuel qui contient le plus de contenus culturels. Les auteures partent très souvent des textes portant sur des thèmes culturels pour travailler d’autres compétences. Elles posent des questions sur la vie et la culture de l’apprenant.e, par exemple : « Quels sont vos clichés sur la France ? Échangez en classe. » (ibid. : 41) ou, dans l’unité consacrée au week-end à Essaouira au Maroc : « Dans votre ville, quelles activités associez-vous à la tradition ? » (ibid. : 91) Les contenus sont très souvent axés sur la francophonie ; on trouve, dans ce manuel, des textes sur la francophonie, la Belgique, le Maroc, la Suisse, la Côte d’Ivoire, la Réunion, le Bénin et d’autres pays. Après cette brève analyse, nous pouvons donc constater que les contenus culturels sont présents dans les trois manuels, mais de manière différente et pas toujours vraiment interculturelle. 5 LES ÉTUDIANT.E.S ET LEURS DÉFINITIONS DE L’INTERCULTUREL Avec les étudiant.e.s de Master 2, nous avons commencé les cours de cette an- née (2020-2021) avec l’interculturel. Les cours se font à distance, ce qui rend la communication, le partage de documents et les séances de micro-enseignement beaucoup plus difficiles que d’habitude. Pour voir ce qu’ils ou elles ont retenu, je leur ai posé la question sur ce que l’interculturel représente pour eux ou elles. Dans leurs réponses, certain.e.s insistent plus sur les différences entre les cultures différentes, tandis que d’autres se focalisent sur les ressemblances et le fait que l’interculturel permet aussi de comprendre soi-même et sa propre culture. Ce qui est plaisant de constater, c’est qu’ils ou elles ont compris qu’au moins deux cultures sont toujours en contact et qu’aucune ne s’impose comme supérieure. Les mots qui reviennent plusieurs fois sont surtout le mélange et le partage. La première étudiante interrogée insiste sur le fait qu’il faut accepter les similarités et les différences entre deux cultures : Pour moi, l’interculturel signifie un mélange de plusieurs cultures et fa- çons de vivre. Je pense qu’il s’agit d’une attitude qui reconnaît et accepte non seulement les similarités, mais aussi les différences entre deux cultures. Cela apporte de nouveaux aspects à notre vie et contribue à un enrichisse- ment de notre identité. Les deux étudiant.e.s suivant.e.s conçoivent l’interculturel comme un moyen de mieux comprendre sa propre culture : 488 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS MOI ET L’AUTRE L’interculturel est un moyen de comprendre sa propre culture et de se rendre compte de toutes les autres cultures qui n’appartiennent pas à la mienne. Avoir des connaissances liées à ce terme permet à une personne de développer sa propre personnalité et d’être plus tolérante envers les autres. Pour moi, l’interculturel est tout ce que je partage avec les personnes qui vivent dans le même pays. Ce sont des valeurs, des coutumes, les gestes qu’on utilise en parlant, les fêtes qui sont liées à l’histoire de notre pays (par exemple, la fête de Martinovo, la manière de célébrer Noël...), les mots qu’on utilise le plus et les mots qu’on n’aime pas utiliser et qui sont inac- ceptables mais aussi la signification et la place de la famille et la manière d’interagir avec d’autres cultures. Viennent ensuite les définitions qui se concentrent sur les échanges et le mélange, mentionné ci-dessus : Pour moi, l’interculturel, ce sont les échanges entre moi et les autres. Les autres n’ont pas toujours besoin d’être des étrangers d’un autre continent pour pouvoir considérer l’échange comme interculturel, déjà de petites nuances comme la différence d’âge ou d’éducation, de langue, de lieu de naissance, etc., forment une sorte d’altérité qui doit être surmontée pour un échange culturel fructueux. L’interculturel pour moi c’est connaître et mélanger les cultures et les expé- riences des gens. J’adore qu’on m’explique des particularités des cultures étran- gères et c’est souvent amusant de voir toutes les différences par rapport à la mienne. J’essaie aussi d’expliquer quelques habitudes ou blagues slovènes aux étrangers, pour aider à éviter les malentendus ou bien pour rigoler un peu. Deux étudiantes mentionnent le respect pour les autres : Pour moi l’interculturel veut dire le partage des cultures différentes, essayer des choses nouvelles, voyager, découvrir des différences et des similarités entre nous tout en maintenant un haut niveau de respect l’un pour l’autre et ne pas utiliser la culture pour dégrader les gens. En bref, l’interculturel enrichit notre vie. L’interculturel nous permet de rencontrer les autres cultures et ainsi d’élar- gir nos connaissances. Nous allons clore avec la réflexion de l’étudiante qui a utilisé la métaphore assez originale de la toile d’araignée : Alors, je comparerais l’interculturel avec une toile d’araignée. Tous les fils sont connectés et bien qu’ils occupent chacun une autre place, ils forment un tout. Et tous les fils proviennent d’un même centre – alors, bien qu’il y ait des différences, on a quelque chose en commun (si ce n’est que nous sommes tous humains, nous vivons sur la même planète, etc.). CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 489 Meta Lah Pour ce cours de Master 2, nous allons clore le chapitre portant sur l’interculturel avec la préparation des activités pour la classe. Il sera intéressant de voir comment les étudiant.e.s vont appliquer la théorie à la pratique et quel sera l’aspect qu’ils ou elles choisiront d’accentuer. 6 LES TEXTES LITTÉRAIRES COMME SUPPORT INTERCULTUREL Même si le développement technologique permet d’avoir à chaque moment le monde entier à sa portée, comme l’ont constaté déjà en 2003 les auteurs du Dic- tionnaire de didactique du FLE et FLS : Le développement technologique des médias (la satellisation des chaînes de télévision qui en laisse plus d’une centaine à la disposition de quiconque pour un prix modique, le développement très rapide d’Internet qui abolit des frontières et construit des groupes d’échanges qui n’ont plus d’assise géographique) a fait de l’interculturalisme une denrée de consommation quotidienne, une sorte d’État au sein duquel se meuvent les populations, notamment jeunes. (Cuq 2003 : 137) Choisir un document pour la classe est parfois difficile, surtout si l’on ne veut pas accentuer les stéréotypes et les préjugés. Très souvent, l’on oublie les textes littéraires qui sont un excellent support, surtout pour les apprenant.e.s ayant déjà un bon niveau de langue. Les textes littéraires sont des documents authentiques et ils véhiculent la culture de la langue cible. Lors du Congrès de la FIPF à Athènes en 2019, Cristina Avelino de l’Univer- sité de Lisbonne a présenté, dans sa contribution intitulée Passerelles littéraires, sa méthode de travailler avec les étudiant.e.s à la faculté : elle utilise les œuvres littéraires authentiques comme support pour les cours à partir du niveau A.2.1. Un autre exemple est le recueil des textes littéraires Livres ouverts, paru en 2008 chez PUG. Marie-Hélène Estéoule-Exel et Sophie Regnat Ravier y présentent 52 textes, tous genres mélangés. L’accent est mis sur la francophonie, les textes peuvent être utilisés à partir du niveau A2. En utilisant les textes littéraires il faut pourtant se méfier des textes adaptés. Dans son article intitulé Lire la McLittérature, telle est la question : les textes adaptés et la dimension interculturelle, Veronika Rot Gabrovec (2001) analyse le contexte culturel présenté dans le texte original du roman Oliver Twist et dans sa version adaptée ( reader). Elle constate que l’univers culturel de l’œuvre originale s’est perdu et qu’en classe, il vaudrait mieux se servir d’une bonne traduction. 490 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS MOI ET L’AUTRE 7 CONCLUSION Pourquoi l’interculturel semble donc si important et peut-être encore plus ac- tuel aujourd’hui ? Le monde devient de plus en plus petit, mais aussi de plus en plus divisé. Dans le contexte slovène – qui a toujours été pluriculturel grâce au mélange des cultures de l’ex-Yougoslavie – il n’est pas inhabituel d’avoir en classe des élèves de nationalités et cultures très différentes, par exemple des Albanais, des Chinois, des Syriens, des Russes, des Français et autres. Enseigner l’ouverture à d’autres cultures paraît donc essentiel – et qui pourrait mieux le faire que les enseignant.e.s d’une langue étrangère ? Ce qui me semble essentiel, c’est de ne pas se limiter aux stéréotypes (nationaux et autres). En classe de langue, les textes portant sur les stéréotypes peuvent servir de documents amusants pour entamer une conversation à propos des thèmes culturels, mais il faut aussi s’en méfier. La phrase « Les Français ne parlent aucune langue étrangère », entendue lors des observations des classes dans un lycée slovène peut renforcer le stéréotype et être la source de préjugés, même si elle paraît anodine. Les auteurs du Cadre européen de référence mettent en garde contre les stéréotypes de toute sorte : En ce qui concerne le développement du savoir socioculturel et des ha- biletés interculturelles, la position est quelque peu différente. À certains égards, les peuples d’Europe semblent partager une culture commune. À d’autres, il y a une diversité considérable, non seulement d’un pays à un autre mais également entre les régions, les classes, les communautés eth- niques, les genres, etc. Il faut examiner avec précaution la représentation de la culture cible et le choix du ou des groupes sociaux sur lesquels on se focalise. Y a-t-il la moindre place pour les stéréotypes pittoresques, géné- ralement archaïques et folkloriques semblables à ceux que l’on trouve dans les livres illustrés pour enfants (les sabots et les moulins en Hollande, les chaumières anglaises au seuil fleuri de roses) ? Ils captent l’imagination et peuvent s’avérer motivants notamment pour les plus jeunes enfants. Ils correspondent souvent, d’une façon ou d’une autre, à l’image que le pays en question se donne de lui-même, et on les protège et les promeut dans des festivals. S’il en est ainsi, on peut les présenter sous cet éclairage. Ils n’ont pas grand-chose à voir avec la vie quotidienne de la majorité de la population. Il faut trouver un équilibre à la lumière du but éducatif qui est de développer la compétence pluriculturelle des apprenants. ( CECRL 2001 : 114) Selon mes expériences, ce qui s’est avéré positif dans le travail avec mes étu- diant.e.s, c’est de partir des stéréotypes sur notre propre culture. Je commence à parler de l’interculturel à l’aide des documents, présentant la culture slovène de CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 491 Meta Lah façon très stéréotypée : une photo de pantoufles, par exemple ; porter des pan- toufles et l’exiger aussi des visiteurs est l’habitude slovène qui amuse beaucoup les étrangers. Nous continuons avec le visionnage d’un documentaire ( Slovene’s : Slovenci)1 dans lequel les étrangers, vivant en Slovénie, décrivent les Slovènes et nos habitudes. Il s’en suit toujours une discussion très mouvementée, pendant laquelle nous constatons chaque année que les stéréotypes peuvent être amusants, mais peuvent aussi blesser. Dans le documentaire, par exemple, un des inter- viewés dit que les Slovènes sont rudes les uns envers les autres ; cette opinion est d’habitude ressentie par les étudiant.e.s comme injuste et blessante. Que faire donc de l’interculturel en classe de langue, comment s’y prendre ? Ce qui fonctionne bien d’habitude est d’inviter les apprenants à ne pas généraliser, les amener à parler d’expériences concrètes. Dire : « Il m’est arrivé une fois à Paris d’avoir une très mauvaise expérience avec une vendeuse dans Les Galeries Lafayette » semble beaucoup plus objectif et moins stéréotypé que « À Paris, les vendeuses sont hautaines et ne sont pas aimables ». Il faut aussi passer le message que le je n’existe pas sans l’ autre. Si nous reprenons les auteurs du Dictionnaire de didactique du FLE et FLS : « L’altérité fait partie de ma subjectivité, autrui fait partie de mon je. Je suis un sujet, responsable de moi et d’autrui, et, comme tel, je ne peux exister que par d’autres sujets. » (Cuq 2003 : 137) Finalement – et c’est peut-être le message le plus important à faire passer – il n’y a pas de culture ayant plus de valeur qu’une autre. Essayons de comprendre sans juger. Un des fondateurs de la didactique du FLE, Robert Galisson, l’a compris il y a bien longtemps : Je n’offre donc pas ma culture à l’admiration du monde. Je n’ai pas lieu de tirer gloire de ses différences, puisque toutes les cultures sont différentes, mais j’observe qu’elle intéresse... par ses différences. Les étrangers ne s’y arrêteraient pas si elle était identique à la leur. Ce qu’ils ne trouvent pas chez eux les attire chez nous. Ma tâche consiste prosaïquement à décrire des variétés (de culture), pas à célébrer des vérités. À travers ma culture, j’ai bien conscience de ne pas faire mieux, mais différemment des autres. (Galisson 1991 : 150) Et pour finir, une photo qui fera rire les lecteurs slovènes et pourra servir de point de départ à une discussion sur les stéréotypes. L’auteure (merci, Špela !) l’a intitulée « La lessive slovène » (Slovenska žehta). On peut y voir un beau balcon fleuri et... les pantoufles mentionnées ci-dessus. 1 https://4d.rtvslo.si/arhiv/dokumentarni-feljton/90633985 (Consulté le 16 novembre 2020) 492 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS MOI ET L’AUTRE Références bibliographiques Abdallah-Pretceille, Martine, 1999 : L’éducation interculturelle. Paris : PUF. Beacco, Jean-Claude, 2000 : Les dimensions culturelles des enseignements de langue. Paris : Hachette. Beacco, Jean-Claude, Michael Byram, Marisa Cavalli, Daniel Coste, Mirjam Egli Cuenat, Francis Goullier, Johanna Panthier, 2016 : Guide pour le développe- ment et la mise en œuvre de curriculums pour une éducation plurilingue et inter- culturelle. Strasbourg : Éditions du Conseil de l’Europe. Bertocchini, Paola et Edvige Costanzo, 2008 : Manuel de formation pratique pour le professeur de FLE. Paris : CLE International. Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL), 2001. Strasbourg : Conseil de l’Europe. Candelier, Michel (éd.), 2012 : Le CARAP - Un cadre de référence pour les ap- proches plurielles des langues et des cultures. Compétences et ressources. Graz : CELV, Conseil de l’Europe. Chaves, Rose-Marie, Lionel Favier et Soizic Pélissier, 2012 : L’interculturel en classe. Grenoble : PUG. Cuq, Jean-Pierre et Isabelle Gruca, 2002 : Cours de didactique du français langue étrangère et seconde. Grenoble : PUG. Cuq, Jean-Pierre (éd.), 2003 : Dictionnaire de didactique du français, langue étrangère et seconde. Paris : CLE International. de Carlo, Maddalena, 1998 : L’interculturel. Paris : CLE International. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 493 Meta Lah Estéoule-Exel, Marie-Hélène et Sophie Regnat Ravier, 2008 : Livres ouverts. Grenoble : PUG. Galisson, Robert, 1991 : De la langue à la culture par les mots. Paris : CLE International. Rot Gabrovec, Veronika, 2001 : Brati Mc-književnost ali ne – to je zdaj vrašanje : poenostavljena besedila in medkulturno naravnan pouk tujega jezika. Ivšek, Milena (éd.) : Različne vrste branja terjajo razvijanje različnih bralnih strategij : zbornik Bralnega društva Slovenije. Ljubljana : Zavod Republike Slovenije za šolstvo. 116-123. Velázquez Herrera, Adelina, 2015 : Diversité pédagogique et culturelle en classe de FLE : Vers une intégration contextualisée de la compétence interculturelle. Recherche en didactique des langues et des cultures 12/1, https://journals.opene- dition.org/rdlc/407. (Consulté le 16 novembre 2020) Manuels Chahi, Fatiha, Monique Denyer et Audrey Gloanec, 2018 : Défi. Paris : Éditions Maison des langues. Girardet, Jacky, Jacques Pecheur, Colette Gibbe et Marie-Louise Parizet, 2016 : Tendances. Paris : CLE International. Hirschprung, Nathalie et Tony Tricot, 2017 : Cosmopolite. Paris : Hachette. 494 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 495 Cheryl Toman LLe département de français « moderne » : la cohabitation de la littérature, la linguistique et le français professionnel Cheryl Toman Case Western Reserve UniversityAbstractThis essay is a discussion of what makes a French department “modern” and how such a department finds its place within the university of today. Statistics collected by entities such as the Organisation Internationale de la Francophonie and the French Ministry of Culture and Communication show that the num-ber of French speakers is increasing worldwide, especially in Africa. However, universities have reported a decline in the enrollment of majors in most foreign languages, including French. The author examines possible changes in French departments to combat this decline, but also the difficulty in implementing such modifications to meet new demands. At times, change is slow because of the overwhelming majority of literature scholars in some departments who fa-vor a more traditional approach. Fewer tenure-track hires also deprive depart-ments of a long-term vision for the future. The essay also discusses practical ways that specialists of literature, language, and cultural studies can “co-exist” in harmony in the modern French department as they identify together new 496CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DÉPARTEMENT DE FRANÇAIS « MODERNE » pools of students interested in French Studies. The discussion is supplemented with views by professors such as Yves Citton who calls for “indisciplinarity” in the humanities instead of interdisciplinarity and with discussions of initiatives by the Agence Universitaire de la Francophonie, among others. Key words: Francophones, French department, French for professions, testing, interdisciplinarity, humanities D’après les recherches d’Alexandre Wolff (2018), responsable de l’Observatoire de la langue française auprès de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), et selon la plus récente coédition de l’OIF publiée en 2019 chez Gallimard, La langue française dans le monde, il y a 300 millions de locuteurs de français sur la planète actuellement, et on prévoit entre 715 et 800 millions de locuteurs de français en 2050 grâce à l’Afrique qui recensera 90% des jeunes francophones de 15 à 29 ans (OIF 2019 : 39). Bien sûr, le contexte historique, politique, et éco- nomique de chaque locuteur n’est pas le même et donc le « choix » de la langue française dans les études dépend de nombreux facteurs. Il faut questionner, en fait, combien de ces locuteurs ont un vrai choix ; c’est parfois un non-choix pour les citoyens de certains pays africains sub-sahariens, car les réalités imposent le français pour éviter une préférence officielle d’une langue locale au détriment d’une autre. Mais même quand une réelle liberté de choix de langue se présente aux élèves et aux étudiants dans leurs pays respectifs, la décision est rarement prise à la légère. Les jeunes ainsi que leurs familles se posent des questions. Quelles sont les consé- quences économiques et sociales de ce choix et peut-il ouvrir certaines portes qui permettront une réussite éducative ou professionnelle ou autre ? Il semble que le département de français « classique » soit en danger aujourd’hui, mais certains critiquent les stratégies développées récemment pour accroître les inscriptions en français surtout au niveau supérieur. Mais que signifie « être mo- derne » pour un département de français à l’université d’aujourd’hui ? Ou peut- être que la vraie question devrait être celle-ci : Que signifie l’université « mo- derne » et quel rôle y réservons-nous pour un département de français ? Yves Citton, professeur de littérature française à l’Université Stendhal Grenoble III et auteur du livre L’avenir des humanités : économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ? (2010), suggère un remodelage de l’université de nos jours et au lieu d’une interdisciplinarité, il cherche plutôt une « indisciplinarité » des humanités (Citton 2010 : 94) où la littérature devient « l’indiscipline reine des CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 497 Cheryl Toman cultures de l’interprétation » (ibid. : 95). D’après Citton, il faut « reconfigurer l’université autour d’un grand axe mettant en tension les disciplines scientifiques avec l’indiscipline propre aux Humanités (et reconnaissant à chaque pôle un poids égal) » (ibid. : 126). Dans son argumentation, Citton établit une analogie qui consiste à dire que la polarité entre la gauche et la droite et la notion d’extrêmes en politique qu’on voit plus que jamais aujourd’hui dans notre monde est comme une opposition constatée à l’université entre « les praticiens de la réinterprétation inventrice » qui lancent un appel au changement et les « défenseurs de la lecture orthodoxe » qui sont fidèles à la tradition (ibid. : 168). De nombreux départements de français en Amérique du Nord, en Europe, et en Australie surtout cherchent continuellement à créer des programmes adaptés aux attentes et aux besoins d’un nouveau public qui s’y connaît en technologie. Les universités, dans certains pays en voie de développement, auraient les mêmes buts si elles disposaient des mêmes moyens financiers. Mais, avec l’avancement de la technologie, on constate partout un appauvrissement de la langue ; les jeunes écrivent sur les réseaux sociaux avec un minimum de signes ce qui affecte com- ment ils écrivent dans tous les contextes, car c’est la communication qui prime sans que la grammaire soit forcément correcte. Mais un peu partout au cours des dernières trente années, nous avons constaté un net glissement au détriment du département de français traditionnel et au profit des cursus plus variés. Des spécialistes d’études culturelles et de cinéma ont ajouté à la richesse offerte par nos départements de français hors de France. Nous avons observé aussi la création des programmes d’études francophones au sein du département de français comme une extension ou plutôt l’aboutissement lo- gique de ce que le fondateur et premier président de Paris IV, Alphonse Dupront, avait établi en 1974 à la Sorbonne, c’est-à-dire le Centre International d’Études Francophones, mondialement connu grâce au pionnier de la littérature africaine francophone, Jacques Chevrier, ancien directeur du centre et titulaire de la Chaire d’Etudes Francophones pendant plusieurs années. Avec le temps, notre notion de la francophonie s’est élargie pour inclure dans nos cours la littérature et les cultures des Antilles, de l’Asie, de l’océan Indien, de Pondichéry, et de l’Europe centrale. C’est pour cette raison qu’il y a des départements en Amérique du Nord où la francophonie est actuellement l’élément du cursus le plus développé et le nombre de spécialistes dans ce domaine dépasse largement en réalité le nombre qu’on en trouve dans les universités françaises. Même si la francophonie avait été à une époque une solution à une baisse des inscriptions en français, nous constatons aujourd’hui en Amérique du Nord une réintroduction des cours de linguistique, l’importance des cours de français pro- fessionnel, et la didactique du français langue étrangère comme réponse à une crise ; ceux qui faisaient des études avancées dans les années 90 se souviennent 498 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DÉPARTEMENT DE FRANÇAIS « MODERNE » d’une longue période aux États-Unis où la linguistique a failli mourir. Main- tenant c’est la littérature qui risque de disparaître de nos départements de lan- gues et lettres modernes et nous avons du mal à accepter que les jeunes d’au- jourd’hui diminuent l’importance de la lecture des grands auteurs classiques. Lire un roman entier dans une langue étrangère n’est plus une source de fierté comme auparavant. Dans un sens, ce changement de perspective n’est pas une surprise ; dans de nombreuses universités nord-américaines, c’est un véritable défi d’obtenir la même respectabilité pour les arts et les lettres surtout dans cette conjoncture où nous observons malheureusement une importance décroissante des humanités. Nous, les professeurs de français, où que nous soyons au monde, nous tenons tellement à nos départements classiques et nous avons raison de les aimer ; nous avons consacré toutes nos vies à apprendre la langue française, sa culture, et sa littérature et nous tenons à partager cette passion avec les jeunes. Mais est-il vrai que nous, les professeurs, nous nous accrochions un peu trop au modèle classique tout en pensant que c’est le seul et le meilleur moyen d’organiser un département de français aujourd’hui ? Dans chaque département, on trouve quelques collègues qui résistent au changement. Mais malgré cette minorité, nous arrivons à mettre de nouvelles idées en place et montrons pourtant que nous avons une stratégie à long terme, un nouveau mode de pensée et une nouvelle vision pour nos étu- diants. Nos étudiants ont besoin de cette cohabitation de plusieurs domaines qui définissent le département moderne. Nos étudiants en littérature sont en effet toujours présents mais peut-être qu’il faut les attirer, les recruter autrement. Peu importe s’ils viennent d’abord suivre un cours de français professionnel et découvrent un cours de littérature après, même si c’est par hasard. Et si l’on trou- vait un moyen d’enseigner le français professionnel en utilisant certains textes littéraires ? Comment faire réussir cette cohabitation dans nos départements de français qui se composent de littéraires, de linguistes, et de spécialistes d’études culturelles et de cinéma ? Parmi les idées que Citton propose, il faut : « apprendre à interpréter l’information plutôt qu’à l’emmagasiner » (Citton 2010 : 121), « partager le geste d’interprétation inventrice dans la présence interactive », plutôt que de communiquer des contenus figés dans un amphithéâtre devant 300 étudiants (ibid. : 122), « former des interprètes généralistes plutôt que des savants spécialisés en premier cycle en milieu universitaire » et « dynamiser les disciplines grâce à la créativité des sous-cultures minoritaires » où la formation deviendra une prise de forme au lieu d’un moulage et les universités s’ouvrent « aux apports des mouvements sociaux et intellectuels qui les remettent en question depuis l’extérieur » (ibid. : 123). On devrait retirer ce que les étudiants vont apprendre « de tous les champs de savoir et de tous les horizons » (ibid.). Dans ce contexte, cette cohabitation n’est pas seulement possible, mais très positive et elle compte sur une interdépendance des collègues des différents domaines. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 499 Cheryl Toman Bien sûr, l’interprétation des propositions de Citton et les possibilités de les réa- liser varient selon le milieu culturel, social, économique, et politique d’un pays. Donc, nos départements de français évoluent différemment. En Amérique du Nord, les systèmes universitaires aux États-Unis et au Canada sont similaires bien qu’il y ait peut-être de différentes motivations économiques, intellectuelles, et même politiques qui poussent un jeune étudiant canadien à apprendre le fran- çais par rapport à son homologue américain. Les cours sur la francophonie sont en général très demandés dans les deux pays mais la possibilité d’un diplôme en francophonie est-elle suffisante pour sauver certains départements qui risquent de fermer leurs portes ? Dans les années 90 et au début du XXIe siècle surtout, plusieurs départements de français nord-américains misaient sur la francopho- nie pour réorienter sinon sauver leurs programmes. Avec cette stratégie, on avait constaté une petite amélioration au niveau des inscriptions mais les Africanistes comme moi donnent également des cours de littérature à la base et malheureuse- ment, nos étudiants suivaient de moins en moins un cursus littéraire ce qui était et est toujours le cas un peu partout aux États-Unis et au Canada aujourd’hui. Donc, la francophonie n’est toutefois qu’un élément de la solution qui nous per- mettra de reconstruire le département « moderne ». Mais il ne faut s’arrêter là. Évidemment le « département de français » qu’on connaît dans les pays non-fran- cophones n’existe pas en France, mais les universités françaises ont chacune des départements du FLE ou « français langue étrangère » qui se rapprochent, pour certains aspects, de nos départements de français dans les pays où le français n’est pas une langue officielle. C’est-à-dire, on y trouve un mélange de langue, littéra- ture, et culture pour enseigner la langue à un très haut niveau. Mais même au sein de ces départements du FLE en France ou dans des pays où le français est une langue officielle en Europe ou en Afrique du Nord, nous voyons depuis longtemps l’émergence du FOS (français sur objectif spécifique) qui indique l’apprentissage du français à des fins professionnelles et du FOU (français sur objectif universitaire) pour des étudiants déjà au niveau B2 qui veulent suivre un cursus universitaire francophone. En France au moins, il n’est plus possible de regrouper tous ces pro- grammes très variés sous le terme générique de FLE même si ailleurs on continue à le faire. Dans les pays francophones comme la Belgique par exemple, c’est encore plus spécifique ; les départements de FLE coexistent avec des départements de FLM (français langue maternelle) et des départements de FLS (français langue seconde). À la fin de l’année 2016, l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) avait organisé un « dialogue d’expertise » qui réunissait des professeurs, des chercheurs, et des administrateurs pour discuter ensemble l’évolution possible pour les études universitaires de français en Europe centrale et orientale. Les participants ont analysé la situation de la langue française dans l’enseignement supérieur de ces régions, encouragé les échanges sur le devenir de leurs départements, et deman- dé aux uns et aux autres de réfléchir aux nouveaux enjeux qui susciteront des 500 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DÉPARTEMENT DE FRANÇAIS « MODERNE » changements dans leurs départements (2016). Parmi les conclusions issues de ces rencontres, on note qu’il faut : Insister sur les possibilités offertes par l’apprentissage du français et son utilité sur le marché de l’emploi (fabrication des dépliants à distribuer, participation aux salons de l’emploi, etc.). Proposer un supplément de diplôme (ou certificat) si un certain nombre de mo- dules de français est suivi. Motiver les étudiants par l’intermédiaire des Centres de Réussite Universitaire (CRU) et l’organisation de concours, de clubs de conversation et d’activités culturelles. Diversifier l’offre de formation pour faire survivre ou pour redynamiser les départements. Mettre en valeur le parcours des diplômés et des anciens étudiants comme pro- moteurs de la formation, à travers la réalisation d’une enquête d’insertion. (AUF, publié le 14 avril 2017) Certaines de ces conclusions ne sont pas toutes neuves et dans la profession, on cherche régulièrement des moyens d’insister sur les possibilités offertes par l’apprentissage du français et cette tâche est encore plus facile aujourd’hui grâce à l’internet et aux réseaux sociaux. La Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France (DGLFLF) au sein du Ministère de la Culture et de la Communication à Paris offre également des centaines de publications gratuite- ment et plusieurs sont téléchargeables de leur site pour aider les professeurs dans un environnement de travail commun.1 Proposer un supplément de diplôme ou un certificat à ceux qui se spécialisent dans d’autres domaines est un moyen de recruter des étudiants de toutes sortes – de premier cycle au cycle supérieur – pour créer un tout nouveau groupe cible. Le Centre de Réussite Universitaire est un projet de l’AUF qui entre en partenariat avec des universités dans des pays en Europe centrale et orientale où le français n’a aucun statut protégé pour renforcer et adapter l’enseignement aux besoins actuels et spécifiques. Si l’on ne fait pas partie des 19 pays avec ce soutien pourtant, il y a encore d’autres supports disponibles à travers des organismes liés au gouver- nement français : le Ministère de la Culture et de la Communication, l’OIF, et la Chambre de Commerce et d’Industrie Paris Île-de-France (CCIP) ainsi que des associations comme la Fédération Internationale des Professeurs de Français (FIPF) et la Biennale de la langue française. 1 Les éditions papier sont disponibles à l’adresse : dglflf@culture.gouv.fr. Toutes les publications sont téléchargeables sur : www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Langue-francaise-et-langues-de-France. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 501 Cheryl Toman La diversification de la formation pour faire survivre ou pour redynamiser les départements n’est pas toujours simple. Je cite en exemple mon département à la Case Western Reserve University (CWRU) à Cleveland dans l’état de l’Ohio aux États-Unis pour montrer comment on arrive – parfois difficilement – à une cohabitation de la littérature, de la linguistique, et des cours professionnels prin- cipalement parce qu’il fallait développer certaines stratégies pour accroître les inscriptions en français. Je suis professeur de français à la CWRU depuis 2003 et je suis devenue cheffe du département de langues et de lettres modernes où le français est une des dix langues enseignées. En français, la CWRU offre une spécialisation, une spécialisa- tion mineure, et un programme de maîtrise. Tout au début, j’avais été embauchée pour créer avec un collègue camerounais un programme d’études francophones au sein de la section française parce que déjà le programme en français classique était en danger. Je connaissais bien le problème parce que je venais de quitter une autre faculté avec la même situation, un département où l’administration avait fini par supprimer, deux ans après mon départ, les spécialisations en français tout en gardant des cours élémentaires et intermédiaires. La CWRU est une fac de 10.000 étudiants dans un milieu urbain et l’université est classée comme une faculté de recherche du plus haut niveau (R1 ou « Re- search I ») mais elle est connue surtout pour les sciences, la médecine, le droit, et le commerce. Pour les arts et les lettres, par contre, c’est un véritable défi d’obtenir le même respect comparable à celui montré aux collègues en sciences. Il faut noter que le salaire d’un prof universitaire aux États-Unis est déterminé par « l’importance » de son domaine – ou la perception de ce qui est important pour la société actuelle. Déjà à mon arrivée à la CWRU en 2003, il n’y avait plus de spécialistes en fran- çais pour enseigner le moyen âge, la Renaissance, le XVIIe ou le XVIIIe siècles. Nous étions et nous sommes toujours quatre profs titulaires (deux africanistes, une vingtièmiste et une dix-neuvièmiste) avec deux professeurs adjoints à plein temps. En 2003, l’administration pensait qu’une concentration sur le monde francophone et la diversité était la solution pour recruter plus d’étudiants en fran- çais. Avec cette stratégie, la section de français a constaté une petite amélioration au niveau des inscriptions, mais les africanistes comme moi donnent également des cours de littérature et malheureusement, les étudiants de notre fac suivaient de moins en moins ce genre de cours ce qui était et est toujours le cas un peu partout aux États-Unis. Quelques années plus tard, la nouvelle stratégie à tester, c’était le développement des programmes intensifs de trois semaines à l’étranger sous la direction d’un pro- fesseur et avec un certain thème – immigration à Paris, justice sociale au Québec, 502 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DÉPARTEMENT DE FRANÇAIS « MODERNE » culture et société au Cameroun, et colonisation au Maroc mais, encore une fois, ces cours étaient orientés sur la littérature. Les inscriptions pour cette sorte de cours sont importantes, mais la solution au problème global n’y réside pas. En 2010, il y a eu un choc quand une grande université de renom – l’Université de l’État de New York à Albany dont la devise, c’était « le monde à notre por- tée » – a annoncé la suppression de tous ces diplômes en français – BA, maîtrise, et doctorat – et avec cela, l’élimination de poste de sept professeurs titulaires et parmi eux, des collègues très connus dans la profession (Adler : 2010). C’était un gros signal d’alerte. Que peut-on faire pour changer cette trajectoire pour éviter la suppression d’encore d’autres programmes en français dans les uni- versités américaines surtout dans ce climat où il y a une pression énorme sur les jeunes – vu le coût des études universitaires aux États-Unis. Les parents exigent que leurs enfants choisissent les cours les plus rentables qui les aideront à gagner bien leur vie. Cela voulait dire pour nous, les professeurs, qu’on aurait plus de chance de garder nos étudiants si on offrait des cours pratiques – ou plutôt ce que nos étudiants et leurs parents considèrent comme « pratique » – et dans ce sens, les cours de français professionnel ont comblé dans une certaine mesure cette lacune et on compte sur ces nouveaux cours actuellement pour sauver nos départements de français en Amérique du Nord. Mais le changement est compliqué pour d’autres raisons qu’il ne faut pas ignorer. Les universités embauchent moins de professeurs tout en offrant de moins en moins de postes permanents et donc nos jeunes collègues ne sont plus si nom- breux qu’avant et ce sont eux justement qui ont le plus d’énergie et de motiva- tion pour aborder ces transitions importantes. Sans ces nouveaux jeunes collègues dans nos départements et dans notre profession, les décisions concernant le cur- sus sont prises par les profs chevronnés et titularisés depuis longtemps. Mais à cause de la suppression des programmes de linguistique aux États-Unis pendant les années 90, la grande majorité des professeurs de français dans les universités nord-américaines sont actuellement des littéraires et ce fait constitue un obstacle au changement nécessaire dans la profession. C’est donc normal que nos dépar- tements favorisent un cursus traditionnel et finissent par le promouvoir. Mais il faut avouer que c’est pour cette raison que les départements qui se cantonnent à la littérature, ils meurent petit à petit aux États-Unis. Aujourd’hui, il y a 11% d’étu- diants de moins qui étudient le français aux universités américaines – soit 30.000 étudiants de moins – par rapport à l’année 2006 (Looney et Lusin : 13). Bien sûr, ce n’est pas forcément la faute des professeurs ; nous sommes en présence d’un problème systémique, mais il nous appartient néanmoins de corriger la situation. Comme il n’est ni possible ni voulu que nos collègues qui sont professeurs titulaires changent de spécialisation, l’administration confie certains cours professionnels CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 503 Cheryl Toman aux professeurs non-titulaires en espérant que si l’on voit de nouveau une ving- taine d’étudiants dans un cours de français avancé au lieu de trois, quatre ou cinq seulement, peut-être que le nombre de postes permanents augmentera. Nos collègues qui donnent ces cours de français professionnel ne travaillent pas seuls dans un coin ; ils travaillent en partenariat avec les facultés de commerce, de droit, de médecine, ainsi qu’avec le programme de relations internationales mais il fallait d’abord convaincre ces collègues dans d’autres départements que nos étu- diants ne pourront jamais pouvoir travailler dans une compagnie multinationale sans la maîtrise d’une langue étrangère et le français est la 5e langue la plus parlée au monde après le chinois, l’anglais, l’espagnol et l’arabe (OIF 2019 : 15). Peut-être qu’on ne peut plus espérer recruter nos étudiants exclusivement dans les cours de littérature comme auparavant – mais, par contre, rien n’empêche qu’on cible les mêmes étudiants qui suivent des cours professionnels pour nos cours de littérature et d’autres cours classiques. Un texte littéraire peut avoir sa place dans un cours professionnel – Le médecin de compagne de Balzac pour un cours de français médical, Supplément au voyage de Bougainville de Diderot pour un cours de français pour la diplomatie, Au bonheur des dames de Zola pour un cours de français des affaires pour ne citer que quelques exemples possibles. Pour les départements de français qui luttent pour remplir leurs cours de littérature, le français professionnel pourrait être une solution ; ces cours peuvent nous aider à continuer à enseigner la littérature – avec toutefois quelques modifications – mais de tels changements ne menacent en rien nos spécialisations ni nos recherches personnelles. Le français des affaires n’est pas nouveau ; la CCIP travaille en partenariat avec des universités nord-américaines dans ce domaine depuis 1958 mais à cette époque-là, les étudiants qui suivaient de tels cours ne se trouvaient jamais dans une filière littéraire. Les étudiants des générations précédentes distinguaient nettement entre les lettres et le commerce ; ceux qui suivaient le français des affaires étaient inscrits à la fac de commerce. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui ; le français des affaires devient une valeur ajoutée pour nos étudiants et les carrières professionnelles qu’ils espèrent avoir. Les suppléments de diplôme de la CCIP peuvent compléter nos diplômes traditionnels – ils ne les remplacent pas. Parler français, ce n’est plus un simple atout, mais souvent c’est une nécessité pour occuper certains postes. Tout le monde voyage, tout le monde partage des idées, et nos concurrents sont internationaux. À la CWRU, le français des affaires n’était qu’un début ; nous avons également des cours de traduction, de français médical et de français pour la diplomatie en plus. En fait, notre département était le premier aux États-Unis à développer un cours de français pour la diplomatie. Ces cours ne durent qu’un semestre mais à la fin, les étudiants ont la possibilité de passer sur place à l’université l’examen créé par 504 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS LE DÉPARTEMENT DE FRANÇAIS « MODERNE » la Chambre de Commerce à Paris ; ceux qui réussissent à l’examen recevront le diplôme de la CCIP, un diplôme bien connu dans le monde des affaires et au-de- là. Au début, nous n’aurions pas pu imaginer le nombre d’étudiants en littérature qui s’intéresseraient aussi à ce diplôme supplémentaire. En montant un centre de passation des exams TEF (Test d’Évaluation de Français) et DFP (Diplôme de Français Professionnel), nous avons trouvé un moyen de nous faire apprécier encore plus sur notre campus. Mais dans le département, certains demandent si l’on avait trahi notre engagement envers les humanités en développant des cours fortement liés au commerce, à la médecine, et aux sciences politiques. D’autres pensent qu’on n’avait vraiment pas le choix. Pour invoquer quelques questions d’Yves Citton : Comment dans[er]ons-nous la valse de l’interprétation (43) dans les humanités et comment formerons-nous des interprètes (101) dans nos universités et plus précisément dans nos départe- ments de français à l’avenir ? Que nous réservent les 100 ans à venir ? Pour être « moderne » un département de français est à la fois une réalité et un projet, toujours en évolution pour répondre aux besoins des étudiants et de la société ou du monde où on vit actuellement. Il faut également ouvrir une voie pour l’avenir. Références bibliographiques Adler, Margot, 2010 : Cuts To University’s Humanities Program Draw Outcry. NPR, https://www.npr.org/2010/11/15/131336270/cuts-to-university-s-hu- manities-program-draw-outcry. (Consulté le 28 juin 2020) Agence Universitaire de la Francophonie. Réseau des Centres de réussite universi- taires (CRU) de l’Europe centrale et orientale, https://www.auf.org/nos-actions/ toutes-nos-actions/reseau-des-centres-de-reussite-universitaires-de-leurope- centrale-et-orientale/. (Consulté le 28 juin 2020) Citton, Yves, 2010 : L’avenir des humanités, économie la connaissance ou cultures de l’interprétation. Paris : La Découverte. Looney, Dennis et Natalia Lusin, 2018 : Enrollments in Languages Other Than English in United States Institutions of Higher Education, Summer 2016 and Fall 2016 : Preliminary Report. Modern Language Association Web Publica- tion, https://www.mla.org/content/download /83540/2197676/2016-Enroll- ments-Short-Report.pdf. (Consulté le 28 juin 2020) Organisation Internationale de la Francophonie, 2019 : La langue française dans le monde. Paris : Gallimard. Wolff, Alexandre (éd.), 2018 : Rapport de l’OIF : La langue française dans le monde 2018. Paris : Gallimard. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 505 Elona Toro LL’utilisation des TICE pour une meilleure évaluation et autoévaluation dans l’apprentissage du FLE Elona Toro Université de TiranaAbstractAssessment is part of the learning process. Formative assessment is recognized as the most suitable model for differentiated pedagogy and self-assessment, as a support for learning to learn. Information and communication technologies for education (ICT) and assessment are two subjects that are repeatedly dis-cussed in the world of education and teaching. The objective of this article is to identify possible synergies between the two themes of ICT and evaluation, and more specifically to determine to what extent can ICT improve the evaluation process? The first part of this article will review the state of the art of evalua-tion research, focusing on the specifics and differences between formative and summative evaluation. The contribution of ICT in education in general, and more specifically in the evaluation process will also be highlighted. We will also provide examples concerning assessments during learning, for example, through multiple choice questions or online quizzes or using digital boxes de-ployed in classrooms. Key words: evaluation, self-evaluation, CTBT, software506CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS L’UTILISATION DES TICE POUR UNE MEILLEURE ÉVALUATION ET AUTOÉVALUATION 1 DÉFINITION, TYPOLOGIE ET OUTILS D’ÉVALUATION Dans son ouvrage Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et se- conde, Jean-Pierre Cuq définit l’évaluation comme un procédé qui aide l’enseignant et l’apprenant à recueillir des informations sur l’apprentissage, à juger celui-ci et à décider de la poursuite du cours en fonction des résultats obtenus (Cuq 2003 : 90). Nous distinguons plusieurs types d’évaluation, premièrement, l’évaluation som- mative, celle dont nous sommes les plus habitués, qui mesure le degré de maîtrise des savoirs et des savoir-faire des apprenants à la fin d’un cours, d’un cycle ou d’un programme. Ce type d’évaluation est d’habitude notée et délivre un di- plôme, par exemple les tests et les diplômes de DELF/DALF ou les tests de TCF, TEF ou TEFQ. Deuxièmement, l’évaluation formative, très utilisée dans les classes à chaque cours. Il s’agit d’une évaluation continue qui a comme objectif de guider l’élève dans son travail et de faire évoluer ses représentations et ses stratégies d’apprentissage. Dans ce type d’évaluation, nous pouvons classifier, par exemple, tout type d’activité qui demande aux apprenants de relever une information précise dans des activités de compréhension orale, ou l’utilisation d’un élément de grammaire dans un exercice structural, etc. L’enseignant a la possibilité de comprendre tout de suite si ce qui a été demandé a bien été compris ou retenu par les apprenants. Troisièmement, l’évaluation diagnostique qui intervient au début d’un appren- tissage, d’un cours ou d’une formation et qui permet de repérer les difficultés rencontrées par les élèves ou les étudiants. Ce type d’évaluation permet à l’ensei- gnant de définir un cursus particulier et à adapter les enseignements en fonction des besoins des apprenants. Enfin, un autre type d’évaluation moins utilisé, dans le cadre de l’utilisation du numérique, mais qui peut trouver une place plus importante dans ce processus, est l’évaluation authentique qui consiste dans l’évaluation des compétences en situation réelle de communication, en situation interactive et dynamique. Ima- ginons, par exemple, de demander aux apprenants d’organiser un itinéraire tou- ristique pour des touristes français qui viennent dans leur pays. Les apprenants doivent tout organiser par eux-mêmes, les itinéraires, les informations pratiques à envoyer aux touristes, etc. (ibid. : 91). Pour évaluer, l’enseignant utilise plusieurs outils. Selon la taxonomie de Bloom (1956), l’acquisition du savoir se résume en six niveaux hiérarchiques d’objec- tifs : connaître, comprendre, appliquer, analyser, synthétiser et évaluer. Cette CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 507 Elona Toro taxonomie est proposée comme une aide aux enseignants pour formuler des questions qui permettent de situer le niveau de compréhension des apprenants. En nous basant sur ces objectifs, nous pouvons distinguer deux types d’outils d’évaluation. Tout d’abord, les outils fermés, des outils qui peuvent donner la possibilité de mesurer les degrés de connaissance et de compréhension des appre- nants. Nous pouvons mentionner ici plusieurs outils très utilisés dans les cours comme par exemple, les questions à choix, les questions fermées, les textes à trous, les puzzles, etc. Ensuite les outils ouverts, qui servent à mesurer l’analyse et la synthèse, sont des éléments plus difficiles à mesurer. Ce type d’évaluation demande la mise en place de grilles d’évaluation pour rendre ce processus moins subjectif. Les résumés, les compte-rendu, les synthèses d’articles, etc. sont des exemples d’outils d’évalua- tions ouvertes (Lebrun et al. 2011 : 52). 2 APPORTS DES TICE DANS L’ÉVALUATION Les Technologies de l’Information et de la Communication dans l’Enseignement (TICE) renvoient aux deux potentialités des systèmes informatiques : l’accès à une grande quantité d’information sous forme numérique et la communication à distance, par exemple, le courriel ou la messagerie instantanée. Les TICE sont l’utilisation de ces potentialités dans l’enseignement (Cuq 2003 : 238). La di- dactique des langues s’intéresse particulièrement à ces deux aspects des TICE. Premièrement, elles font entrer en classe de langue, la vie réelle et la langue au- thentique grâce à la multitude des informations proposées et, deuxièmement, elles font entrer en contact les personnes, elles facilitent la communication, un des aspects les plus importants de la langue. Les produits multimédia, leur utilisation dans l’apprentissage/enseignement d’une langue seconde a pour objectif essentiel d’individualiser l’action didac- tique, c’est-à-dire d’assurer un apprentissage en autonomie (Mangenot et Lou- veau 2006 : 120) et d’accroître les performances manuelles ou intellectuelles de l’apprenant, ainsi que l’efficacité de l’apprentissage (Guichon 2006 : 173). L’uti- lisation des TICE facilite l’apprentissage de la langue seconde lorsqu’elles sont exploitées dans le cadre d’une démarche méthodologique adaptée (Hirschsprung 2005 : 23). Ainsi, grâce au numérique, les différents logiciels peuvent appor- ter une automatisation de l’autoévaluation. L’élève se sentirait plus impliquée et développerait de la confiance en soi, etc. Il se sentirait plus à l’aise devant son ordinateur en travaillant lui-même les activités d’évaluation et en ayant un retour immédiat de ces résultats. 508 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS L’UTILISATION DES TICE POUR UNE MEILLEURE ÉVALUATION ET AUTOÉVALUATION Les TICE aident à la création d’activités et d’exercices autocorrigés ce qui peut faciliter l’évaluation formative en faisant gagner du temps à l’enseignant tout en évitant la correction des copies. Ces outils apportent un retour immédiat vers l’apprenant et ces besoins, en favorisant un apprentissage personnalisé et en met- tant en place une pédagogie différenciée. L’enseignant a la possibilité de créer des parcours différenciés suivant le niveau de difficultés de ces apprenants. L’outil informatique aide à rendre l’expérience d’évaluation plus riche, plus in- téressante et plus ludique, à fournir des situations d’apprentissage plus authen- tiques et à améliorer la validité et la fiabilité de ce processus. 3 LES NIVEAUX DE COMPÉTENCES DES PROFESSEURS DE LANGUE DANS L’ÉVALUATION ET L’UTILISATION DU NUMÉRIQUE EN CLASSE DE LANGUE1 Fondé en 1966, le Département de français de l’Université de Tirana avait pour ambition initiale la formation des futurs enseignants de la langue française. À côté de l’enseignement, l’activité du département a été accompagnée de nombreuses recherches scientifiques dans les domaines de la linguistique et de la littérature. Actuellement, le Département offre des programmes d’étude en enseignement, traduction/interprétation et communication. Il est également un centre impor- tant en Albanie qui déploie une vaste activité scientifique, notamment par l’or- ganisation des colloques et des publications scientifiques, la participation à des projets internationaux et la coopération avec les universités étrangères. Il joue un rôle irremplaçable pour la propagation de la langue française et de la culture francophone en Albanie. Au sein du Département de français de l’Université de Tirana, nous proposons chaque année à nos étudiants de niveau master première, dans le cadre de l’ensei- gnement de la langue française, un cours sur l’intégration du numérique en classe de français langue étrangère (FLE). Ce cours a pour objectif d’apporter aux étudiants des compétences pratiques dans l’utilisation des TICE pour développer différents aspects d’un cours de langue. Par exemple, l’utilisation des TICE pour développer les compétences de compré- hension orale ou écrite et le travail collaboratif en classe de langue, pour améliorer les différentes formes d’évaluation, mais aussi pour augmenter les interactions, ainsi que pour développer la compétence interculturelle des apprenants. 1 http://www.epg-project.eu/?lang=fr (Consulté le 6 octobre 2020) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 509 Elona Toro Nous proposons à nos étudiants de travailler sur des outils spécifiques en accès libre pour créer des activités interactives et ludiques pour la classe. Ils sont amenés à proposer chaque semaine un outil utilisé à une fin spécifique en suivant une fiche pédagogique qui leur demande de spécifier le déroulement des activités ainsi que la valeur ajoutée que l’utilisation de cet outil numérique apporte en classe. Pour la création du programme de notre cours, nous nous appuyons sur le réfé- rentiel de compétence de l’enseignant de langue, crée par le Conseil de l’Europe. Ce cadre est un instrument qui vise à déterminer les compétences des enseignants actifs dans les centres de langues étrangères et est construit sous la forme d’un tableau composé de six niveaux de développement. Le premier axe de ce cadre décrit en quatre catégories le niveau de compétence de l’enseignant de la langue étrangère, tandis que le deuxième axe se compose de six niveaux de compétences distincts les uns des autres, à partir de l’ensei- gnant débutant à l’enseignant le plus expérimenté. Chacune des composantes des tableaux contient des éléments descriptifs, qui correspondent aux niveaux de compétence que les enseignants devraient avoir à chaque stade de développement professionnel. L’objectif de ce cadre est d’accompagner les enseignants, quelle que soit la langue qu’ils enseignent, dans le cadre de leur formation professionnelle. Ce cadre sert également aux responsables des centres de langues, qui sont chargés de suivre et d’évaluer le niveau des enseignants, mais il sert également aux formateurs lors de la conception d’un programme de formation et d’évaluation. Pour ce travail, nous nous sommes appuyés sur deux descripteurs importants de ce référentiel, celui concernant la compétence de l’évaluation et celui concernant l’utilisation des TICE comme compétence transversale. Pour la grille d’évaluation, nous constatons trois niveaux de compétences. Le niveau de la connaissance où le futur enseignant de langue est capable de corriger tout simplement des copies à l’aide de grilles déjà existantes dans les manuels, ils peuvent aussi créer des activités de révision. Le niveau de la réflexion sur le processus de l’apprentissage peut apporter des ac- tivités de progression à partir des résultats en modifiant son enseignement. L’en- seignant est capable d’utiliser un code de correction pour distinguer les erreurs et créer ainsi une typologie des erreurs, comme par exemple des erreurs de concep- tion, d’expression, de structure, etc. Le troisième niveau de compétence concerne celui de la création d’outils d’éva- luation par l’enseignant ainsi que la formation des collègues par celui-ci. Grâce à l’utilisation du numérique, l’enseignant est capable de créer des activités 510 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS L’UTILISATION DES TICE POUR UNE MEILLEURE ÉVALUATION ET AUTOÉVALUATION d’évaluation en ligne en utilisant du matériel multimédia (vidéo, texte, matériel audio, etc.) pour tous les niveaux de langue (A1-C2). Concernant la grille sur l’utilisation des technologies, nous constatons aussi trois niveaux de compétence. Au niveau débutant, l’enseignant est capable d’utiliser un simple logiciel de traitement de texte, d’insérer des images dans son cours et de télécharger des informations dérivant d’une simple recherche sur Internet. Au deuxième niveau, l’enseignant est capable d’utiliser des logiciels spécifiques afin de créer des informations propres. Il peut aussi utiliser des périphériques comme le vidéoprojecteur, les scanners et les imprimantes. Au troisième niveau, l’enseignant est capable d’utiliser des plateformes d’ensei- gnement à distance, de créer des cours à distance en intégrant des outils numé- riques et à former les collègues. Nous allons proposer dans la suite de ce travail une liste des outils que nous avons introduits dans notre programme et que nous avons testé avec nos étudiants dans le cours visant l’intégration du numérique en classe de langue, en proposant les différentes caractéristiques et apports de chaque logiciel dans le processus de l’évaluation. 4 OUTILS TIC POUR TRAVAILLER L’ÉVALUATION/L’AUTOÉVALUATION EN CLASSE DE LANGUE Google form 2 permet de créer des formulaires en ligne pour des utilisations très diverses : questionnaires, sondages, enquêtes, collecte d’avis, etc. Il offre les paramètres de partage du formulaire avec ses collaborateurs, la rédaction d’un message d’introduction et de remerciement et la création d’une liste de questions avec pagination. Cet outil permet à son utilisateur de créer une très large typologie de question- naires comme les réponses courtes, le choix multiple, les cases à cocher, le choix d’une liste déroulante, etc. Dans les questions, nous pouvons ajouter aussi une description, une vidéo explicative, une image ou l’isoler avec une section. Toutes les questions peuvent être rendues obligatoires si besoin (Cordina et al. 2017 : 71). Kahoot 3 est une plate-forme d’apprentissage basée sur le jeu, utilisée comme technologie éducative dans les salles de classe et autres institutions d’apprentissage. 2 https://www.google.com/forms/about/ (Consulté le 6 octobre 2020) 3 https://kahoot.com/ (Consulté le 6 octobre 2020) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 511 Elona Toro Ces jeux d’apprentissage sont des quiz à choix multiples qui permettent la géné- ration d’utilisateurs et peuvent être consultés via un navigateur Web. Ce logiciel propose une large typologie d’activités comme le quiz, des activités de remise en ordre, la création de questionnaires, etc. Les activités peuvent être effec-tuées individuellement ou en équipe. L’outil permet à l’enseignant d’évaluer et de sonder son auditoire. L’enseignant crée sur le site un QCM et le logiciel génère un code chiffré. Les apprenants se connectent à partir de leurs ordinateurs, tablettes ou téléphones portables en utilisant le code et en répondent aux questions. Les résultats sont consultables immédiatement (Cordina et al. 2017 : 69). Edupuzzl 4 est un site qui permet de choisir une vidéo, de les manipuler suivant nos objectifs et de suivre la compréhension des élèves/étudiants. Le logiciel donne la possibilité de charger notre propre vidéo en ligne, de créer des leçons/vidéos interactives en transformant les vidéos en matériel pédagogique et en les adaptant selon les besoins des apprenants. L’enseignant a la possibilité d’ajouter la liste de la classe et de suivre la progression de chaque apprenant en visualisant aussi ses réponses. Pour chaque étudiant, nous pouvons savoir qui a regardé, combien de temps et quelle est leur performance individuelle. L’enseignant a également la possibilité d’obtenir des données pour toute la classe (Cordina et al. 2017 : 48). Quizlet 5 est un site très utile pour tous les types d’apprentissages. Il peut aider l’apprenant à mémoriser des définitions avec des flashcards, à épeler des mots et à jouer à des jeux toujours dans un but d’apprentissage. Il permet également de créer des tests incluant des choix multiples, des vrai ou faux et des questionnaires à trous. Le logiciel propose la création de six types d’activités. L’activité apprendre donne la possibilité de créer différentes activités progressives suivant les réponses fournies. L’outil cartes permet le travail de lecture et d’écoute de l’apprenant. La possibilité écrire permet à l’apprenant de travailler l’orthographe en écrivant ce qui est entendu. Des tests en format vrai/faux, QCM, écrire la bonne réponse, etc., peuvent être crées par l’enseignant (Cordina et al. 2017 : 73). LearningApps 6 est une application web pour la réalisation d’exercices autocor-rectifs ou de jeux à partir de typologies ou modèles prédéfinis. Cet outil permet aux apprenants de travailler la systématisation et la répétition ainsi que de parta- ger des outils avec les autres collègues. L’enseignant peut ajouter les comptes des élèves et différencier les exercices en attribuant différents exercices à différents élèves. Il peut aussi voir les statistiques concernant les résultats de chaque élève. Différentes activités peuvent être créees comme les activités de classification par 4 https://edpuzzle.com/ (Consulté le 6 octobre 2020) 5 https://quizlet.com/fr-fr (Consulté le 6 octobre 2020) 6 https://learningapps.org/ (Consulté le 6 octobre 2020) 512 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS L’UTILISATION DES TICE POUR UNE MEILLEURE ÉVALUATION ET AUTOÉVALUATION les paires, les QCM, les textes à trous, les mots-croisés, le puzzle, etc. (Cordina et al. 2017 : 75). Mentimeter 7 rend l’enseignement plus interactif en permettant aux étudiants de participer activement à des conférences en utilisant Mentimeter comme un outil d’évaluation formative. Il permet la visualisation des opinions de tous et s’utilise très facilement en communiquant une URL et un code d’accès. Les résultats et le nombre de personnes connectées sont visualisables en direct. Les résultats des réponses peuvent être présentées sous différentes formes comme le nuage de mots clés, le quiz avec image sur le graphique des résultats, etc. L’enseignant peut créer des questions et afficher les résultats sous des formes différentes, par exemple le type de question le plus populaire permet au public de choisir une ou plusieurs options proposées, de visualiser les questions et de laisser le public voter sur des images. Le nuage de mots permet de mettre en évidence les mots les plus courants soumis par le public. L’enseignant peut dynamiser le public avec des mini quizz. Il peut aussi donner la possibilité au public de noter les déclarations sur une échelle, un moyen rapide d’obtenir des données utiles et d’analyser les tendances et les progrès. L’interaction en classe peut être créée grâce à cet outil. L’enseignant peut collecter des informations auprès du public lors des présentations et ajouter des moyens d’analyse des données, il peut aussi ajouter du texte et des images pour compléter les questions ou laisser le public réagir à chaque diapositive. Google Classroom 8 est une plate-forme d’apprentissage gratuite dédiée aux écoles. Son but est de simplifier la création et la diffusion des cours et exercices de façon numérique. Google Classroom est simple d’utilisation et accessible à partir de tous les appareils mobiles. Cette plate-forme, en lien avec de nombreux produits, permet aux établissements scolaires de passer à un système sans papier. La créa- tion et la publication est effectuée par le biais de Google Drive, tandis que Gmail est utilisé pour la communication. Les élèves peuvent être invités dans des salles de classe à travers une base de données, grâce à un code confidentiel. Google Classroom partage avec les élèves et les enseignants un Agenda. Chaque classe créée avec Google Classroom comporte un dossier distinct où l’étudiant peut soumettre son travail dans le but d’être noté par l’enseignant. La commu- nication via Gmail permet aux enseignants de faire des annonces et de poser des questions à leurs élèves dans chacune de leurs classes. Google Classroom propose également des interfaces différentes pour les étudiants, les professeurs et les en- seignants. Les devoirs sont stockés et notés sur les applications de Google, elles permettent ensuite la collaboration entre l’enseignant et l’élève ou celle d’un étudiant à un autre. L’enseignant peut choisir un fichier modèle de sorte que tous les élèves/étudiants peuvent modifier leur propre copie. Les étudiants peuvent 7 https://www.mentimeter.com/ (Consulté le 6 octobre 2020) 8 https://classroom.google.com (Consulté le 6 octobre 2020) CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 513 Elona Toro également choisir de joindre des documents supplémentaires, à partir de leur Google Drive. Google Classroom prend en charge de nombreuses notations différentes. Les en- seignants ont la possibilité d’attacher des fichiers que les élèves peuvent afficher, modifier, ou d’obtenir une copie individuelle. Les devoirs peuvent être corrigés par les enseignants, puis renvoyés à l’élève avec un commentaire afin qu’ils ré- visent encore une fois dans le but de repasser l’examen. Cet outil permet à l’ensei- gnant de conserver des archives des cours à la fin d’un trimestre ou d’une année. 5 CONCLUSION L’utilisation de ces outils permet donc aux enseignants et aux apprenants de mieux travailler le processus de l’évaluation. Pour cette raison, nous avons voulu les introduire dans notre cours en mettant l’étudiant à la fois dans une position d’enseignant et d’apprenant, mais aussi en leur proposant de créer des activités pratiques pour l’apprentissage ; d’un côté, il s’agit apprendre l’utilisation tech- nique des outils que nous venons de mentionner et, de l’autre côté, réfléchir aussi sur leur intégration dans un cours. Pour cette raison, nous leur demandons de créer des activités d’évaluation en remplissant une fiche qui explique le déroulement de leur cours et qui est ensuite présentée en commun dans la classe. Les cours et les activités sont introduites sur notre plateforme de Google Classroom pour garder des traces de chaque activité et donner la possibilité aux étudiants d’utiliser cet outil dans un cours, mais aussi de nous donner la possibilité de les noter ensuite. Les étudiants proposent surtout des activités de connaissance (définition, listage, mémorisation, liaisons, etc.) et des activités de compréhension (classification, identification, choix, reformulation, etc.). Les outils les plus utilisés sont Kahoot, Edpuzzle et Google Classroom. Selon les étudiants, Kahoot est un outil très ludique et peut-être utilisé dans et avec des enfants et avec des adultes. Edpuzzle est un outil qui permet d’introduite la vidéo en classe de langue et qui peut aussi être utilisé à distance. Google Classroom est très apprécié par les étudiants, ils pensent que c’est un outil très pratique pour communiquer avec les apprenants à distance, mais aussi pour garder et partager toutes les informations et les documents utiles pour le cours. Nous avons constaté qu’au niveau de l’utilisation technique, les étudiants ne montrent pas de difficultés, l’outil numérique est assez bien intégré et approprié parce que les logiciels sont assez simples et intuitifs dans l’utilisation. 514 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS L’UTILISATION DES TICE POUR UNE MEILLEURE ÉVALUATION ET AUTOÉVALUATION Cependant, au niveau de l’adaptation et de l’intégration de l’outil en fonction de l’objectif de l’apprentissage, nous avons constaté des lacunes. Les étudiants ren- contrent des difficultés au niveau de la réflexion, c’est pour cette raison que nous introduisons aussi, dans nos activités d’évaluation, des activités ouvertes comme la synthèse, le compte-rendu d’articles et les essais de réflexion. En partant de ces constats et pour aider les étudiants à atteindre les niveaux de compétences TICE proposés par la grille du Conseil de l’Europe, il serait inté- ressant d’introduire dans les cours l’utilisation des outils numériques mentionnés dans cet article. Ces outils peuvent aussi être utilisés dans différents cours lors du cursus universitaire pour qu’ils deviennent de vrais outils familiers pour les étudiants et comprendre pourquoi les utiliser, à quelle fin (pour informer, présenter, collaborer, produire, créer ou évaluer), avec quels outils travailler (outils, appli- cations, plateformes, etc.), comment préparer et dérouler les activités intégrant les TICE et choisir le moment du cours pour les intégrer, soit avant le cours, soit pendant le cours soit après le cours. Références bibliographiques Cordina, David, Jérôme Rambert et Marc Oddou, 2017 : Pratiques et projets nu- mériques en classe de FLE. Paris : Clé international. Cuq, Jean-Pierre, 2003 : Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde. Paris : Clé International. Guichon, Nicolas, 2006 : Langues et TICE. Paris : Ophrys. Hirschsprung, Nathalie, 2005 : Apprendre et enseigner avec le multimédia. Paris : Hachette. Lebrun, Marcel, Denis Smidts et Geneviève Bricoult, 2011 : Comment construire un dispositif de formation. Bruxelles : De Boeck. Mangenot, François et Élisabeth Louveau, 2006 : Internet et la classe de langue. Paris : Clé International. CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 515 RÉSUMÉ SLOVÈNE/POVZETEK PRésumé slovène/Povzetek516CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS RÉSUMÉ SLOVÈNE/POVZETEK Monografija Jezikovni, literarni in kulturni stiki – sto let študija francoščine na Univerzi v Ljubljani ( Contacts linguistiques, littéraires, culturels : Cent ans d’études du français à l’Université de Ljubljana) prinaša izbor člankov, ki so na-stajali okrog posveta ob 100-letnici Univerze v Ljubljani v septembru 2019. Posvet sta soorganizirala oddelka Filozofske fakultete Univerze v Ljubljani, kjer je na voljo študij francoščine, Oddelek za prevajalstvo in Oddelek za romanske jezike in književnosti, ki je dedič 100-letne tradicije poučevanja francoščine. Spomnili smo se velikih znanstvenikov in pedagogov, ki so delovali na Univerzi v Ljubljani, kot so bili Lucien Tesnière, Franc Šturm in Friderik Juvančič, hkra- ti pa je bilo srečanje priložnost za tehten in raznolik premislek o prihodnosti poučevanja in raziskovanja na področju francoskih študij in frankofonije v Slo- veniji, pa tudi drugod po svetu. Monografija je razdeljena v pet sklopov, ki pokrivajo različne tematike. V prvem sklopu zbrani prispevki so jezikoslovni: dotikajo se dediščine Luciena Tesnièreja in njegovega vpliva na jezikoslovne raziskave v svetu in v slovenskem prostoru (Patrice Pognan, Galina in Assia Ovtchinnikova, Irina Babamova, Mojca Schlam- berger Brezar), kontrastivne morfologije (Gorana Bikić-Carić, Bogdanka Pavelin Lešić), pragmatične perspektive raziskovanja jezika (Ilona Bădescu in Daniela Dincă, Carmen-Ştefania Stoean), sociolingvistike (Kyriakos Forakis) in termino- logije ter leksikologije (Nicolas Froeliger, Zoran Nikolovski). V drugem sklopu so zbrani prispevki o odnosu med jezikom in kulturo, ki pri- našajo pogled na poučevanje francoščine v zadnjih stotih letih na Madžarskem (Krisztián Bene) in v Albaniji (Elvis Bramo in Eldina Nasufi) ter v odnosu do novih informacijskih tehnologij (Klementina Shiba). Tretji sklop je namenjen prevodoslovju in prevajanju literarnih besedil (Dragan Bogojević in Jasmina Nikčević, Adriana Mezeg, Anda Rădulescu) ter z njimi po- vezane kulturnospecifične tematike (Constantin-Ioan Mladin), specializiranih besedil (Cristiana-Nicola Teodorescu in Daniela Dincă), pa tudi izobraževanju prevajalcev na področju prevajanja in tolmačenja (Liliana Alic), avdiovizualnega prevajanja (Mariana Pitar) in ustvarjanja jezikovnih virov (Sonia Vaupot). Prispevki v četrtem sklopu se osredotočajo na francosko literaturo od klasikov in njihove recepcije in aktualnosti danes (Christina Dara, Ildikó Szilágyi) do proble- mov, ki jih načenja sodobna književnost (Nenad Ivić, Maja Vukušić Zorica, Ca- melia Manolescu), skupaj s frankofonsko literaturo v Alžiriji, Maroku in Indokini (Daniela Ćurko, Jean-Jacques Tatin-Gourier), hkrati pa se dotaknejo naratološke tematike in pristopov k raziskovanju in poučevanju francoske literature (Ignac Fock, Metka Zupančič in Marie-Hélène Estéoule-Exel). Zadnji, peti sklop, se ukvarja s pristopi k poučevanju splošne francoščine in raz- ličnih registrov ter medkulturnosti (Joana Hadži-Lega Hristoska, Meta Lah), pa CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 517 RÉSUMÉ SLOVÈNE/POVZETEK tudi s specifičnimi pristopi do poučevanja francoščine v različnih kulturnih okol- jih (Cheryl Toman) in z evalvacijo (Elona Toro). Nabor člankov v monografiji Jezikovni, literarni in kulturni stiki – sto let študija francoščine na Univerzi v Ljubljani ( Contacts linguistiques, littéraires, culturels : Cent ans d’études du français à l’Université de Ljubljana) odraža bogato bero s področja francoskih in frankofonskih študij ter hkrati odpira perspektive za razvoj v prihodnosti. 518 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 519 INDEX IIndex520CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INDEX A Barthes, Roland 371, 385, 440, Abdallah-Pretceille, Martine 198, 446–449, 455–456 484 Bartol, Vladimir 157, 254, 256 Abdel-Jaouad, Hédi 343 Baudelaire, Charles 424–425, 431 Abry, Dominique 470–474 Baylon, Christian 468 Adler, Margot 503 Beacco, Jean-Claude 60, 122, 486 Agafonov, Claire 269, 271 Béal, Christine 35 Agamben, Giorgio 402–404 Beaumarchais, Pierre-Augustin Caron Ahačič, Kozma 163–164 de 173, 177, 179 Albiach, Anne-Marie 428 Beauvais, Robert 467 Alic, Liliana 12, 218 Beauvoir, Simone de 346 Alyn, Marc 254 Bénabar 474 Amrani, Mehana 348 Bene, Krisztián 11, 184 Andrić, Ivo 235 Benešová, Eva 143 Angelet, Christian 389 Bens, Jacques 430 Antonini, Jean 431 Benveniste, Émile 93, 224 Appolinaire, Sidoine 403 Berényi, Pál 191 Aquien, Michèle 426 Berman, Antoine 296–297 Aragon, Louis 430 Bernard, Antonia 165, 254 Arežina, Duško 233, 241 Bernard, Suzanne 424–425, 428 Arnauld, Antoine 118 Berrendonner, Alain 64 Arrivé, Michel 468–469 Berry, David 443–444 Aurbakken, Kristin 346 Bertocchini, Paola 198, 485 Austin, John-Langshaw 170 Bertrand, Aloysius 424 Avelino, Christina 490 Bertrand, Lauret 60 Ayres-Bennett, Wendy 60 Bettini, Maurizio 399, 402 Bevk, France 253 B Beyle, Marie-Henri 25, 408 Babamova, Irina 10, 18–19, 105 Bezlaj, France 158 Babić, Stjepan 49 Bikić-Carić, Gorana 10, 44, 47, 50, Babović, Miloslav 233 123–124, 127 Bădescu, Ilona 11, 30 Bittar, André 312 Bajec, Anton 158 Blanche-Benveniste, Claire 68 Bajrić, Samir 22, 47 Blancpain, Marc 372 Balalaeff, Victor 158 Blažič, Milena Mileva 254 Ballard, Michel 264, 266, 268 Bloom, Benjamin 507 Bally, Charles 150, 164 Bocquet, Catherine 297 Balzac, Honoré de 408, 441, 449– Bogojević, Dragan 12, 230 450, 460, 504 Boissière, Jules 436 Banniard, Michel 397, 401 Bondol, Jean-Claude 269 Barbarant, Olivier 429 Boniface, Claire 377 Barret, Julien 60 Bonn, Charles 343, 345, 351 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 521 INDEX Bonnaire, Sandrine 284 Caragaţă, George 31 Bonnefoy, Yves 424, 426, 430 Carlo, Maddalena 482 Booth, Wayne C. 384 Carroll, Marry 291 Bor, Matej 254 Cary, Anthony 275 Bordet, Geneviève 331, 337 Cassin, Barbara 403 Bordon, Rado 158 Cassou, Jean 430 Borges, Jorge Luis 74–75 Castoriadis, Cornelius 82 Boschian-Campaner, Catherine 427 Cavalla, Cristelle 330, 332 Bosquet, Alain 430 Cejovic, Vladimir André 230, 232, Bouchet, André Du 426, 428 235–240 Bougainville, Louis Antoine de 275 Cendrars, Blaise 82, 426 Boulaâbi, Ridha 347 Cerquiglini, Bernard 13, 355, Bourdieu, Pierre 483 396–397, 399–403 Bourquin, Guy 158 Cervantès, Miguel de 382, 386, 392 Boyer, Henri 468 Chahi, Fatiha 488 Bračič, Stojan 157 Chalaron, Marie-Laure 471–473 Bramo, Elvis 11, 196 Champion, Pierre 355–356, 365 Brasillach, Robert 434, 437 Char, René 424, 427 Brekle, Herbert E. 60 Charaudeau, Pierre 171 Breton, André 427 Charest, Nelson 428–429 Brix, Michel 424 Charolles, Michel 312–313, 319, 376 Brković, Živko 234 Chassigneux, André 88 Brown, Peneloppe 170 Chastain, Chales 312–313 Bruckner, Pascal 307 Chateaubriand, François-René de 423 Buisset, Dominique 430 Chauve, Charles le 397 Bukowski, Charles 98 Chaves, Rose-Marie 483–484 Bunjak, Petar 234 Cheminade, Christian 230, 232, Buonarroti, Michelangelo 275 235–237, 239–240 Butor, Michael 430 Chesterman, Andrew 224–255 Buyssens, Eric 264, 267–268 Chevrier, Alain 431 Byram, Michael 206–208, 210 Chevrier, Jacques 498 Chirac, Jacques 267 C Chomsky, Noam Cabré, Maria Teresa 73, 78 Cicero, Mark Tulij 296 Cáceres, Rodriguez 388 Citti, Pierre 435 Cadalso, José 13, 380–381, 388–394 Citton, Yves 497–500, 505 Calabrese-Steimberg, Laura 265, 269 Cixous, Hélène 456, 460 Calas, Frédéric 393 Claudel, Paul 427–428, 431 Camus, Renaud 14, 440–441, Cliff, William 430 446–450, 460 Closets, François de 61–65, 67–68 Candelier, Michel 486 Cocteau, Jean 173 Cankar, Ivan 254–255 Collombat, Isabelle 226 522 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INDEX Comrie, Bernard 21–23, 48 Del Lungo, Andrea 381 Condamines, Anne 313 Delbart, Anne-Rosine 458 Connes, Georges 266 Delhaye, Olivier 122 Corbett, Greville 48 Deligne, Vincent 220, 226 Corblin, Francis 312–313 Delisle, Jean 266 Cordina, David 511–513 Demanuelli, Claude 273 Corneille, Pierre 241 Demanuelli, Jean 273 Cornu, Gérard 311 Den Bergh, Carla van 428 Costanzo, Edvige 198, 485 Denyer, Monique 488 Courteline, Georges 174 Deretić, Jovan 236 Croll, Anne 178 Derrida, Jacques 456 Csernus, Sándor 190 Descartes, René 82 Cuq, Jean-Pierre 481–485, 490, 492, Desclés, Jean-Pierre 21 507–508 Desnos, Robert 430 Curtius, Ernst Robert 383–384 Détrie, Catherine 35 Czajka, Isabelle 284 Dewey, John 457 Dincă, Daniela 11–12, 30, 310 Č Diogen 262 Černej, Anica 157 Dobnik, Nadja 254–255 Čović, Branimir 233, 236, 238 Dolet, Étienne 296 Ćurko, Daniela 13, 342 Domínguez, Antonio 389 Donat, Neda 232 D Doquet-Lacoste, Claire 375 Daiana, Felcan 31 d’Orléans, Charles 13, 354–356, 363, Daillie, François-René 431 365–366, 368, 430 Damić Bohač, Darja 46, 122–125, 127 Dragomir, Silviu 307 Damjanović, Stjepan 48 Duběda, Tomáš 247 Daneš, František 141–142 Dubois, Jean 21–22, 25, 269, 302 Dănișor, Diana Domnica 297–298, Dubuc, Robert 74 307–308 Dufay, Jean Louis 378, 458 Danlos, Laurence 312 Dugonić, Radić Milana 233, 239 Dante, Alighieri 401, 403 Dujardin, Édouard 425 Dara, Christina 13, 354 Dupin, Jacques 428, 431 Darbelnet, Jean 311 Duplessis, Maurice 458 Darras, Jacques 430 Dupront, Alphonse 498 Daumas, François 134 Duras, Marguerite 473 Davidson, Donald 312 Durieux, Christine 80 De Laet, Frans 220–221 Duval, Frédéric 397 Debeljak, Aleš 255 Duvert, Tony 14, 440–441, 443, Defays, Jean-Marc 458 448–450 Degott, Bertrand 430 Dvořak, Marko 158 Deguy, Michel 398 Đanović, Iva 124 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 523 INDEX E G Eberhardt, Isabelle 436 Gacoin-Marks, Florence 254, 256 Eckhardt, Alexandre 189 Gadet, Françoise 468 Eco, Umberto 83, 308 Gaillard, Michel 307 Éluard, Paul 426 Galisson, Robert 482, 492 Emmanuel, Pierre 430 Gallazi, Enrica 60 Eribon, Didier 444 Galmiche, Michel 468 Ertl, Václav 140 García de la Conchal, Victor 394 Eshko, Iris 269 Garde, Paul 138, 158 Estéoule-Exel, Marie-Hélène 14, 370, Gary-Prieur, Marie-Noëlle 263–264 458, 490 Gaudin, François 84 Gautier, Théophile 394 F Gebauer, Jan 140 Fargue, Léon-Paul 424, 429 Genet, Jean 14, 440–441, 443–446, Farnoud, Esmael 220 449–450 Favier, Lionel 483–484 Genette, Gérard 13, 169, 380–381, Fejérdy, Gergely 190 383–384, 386, 390–392, 394 Fénelon, François 423 Germanique, Louise le 397 Fénis, Ferdinand de 438 Gessner, Salomon 423 Fennes, Helmut 206 Gide, André 14, 440441, 443, Filipović, Helena 124 446–447, 450 Firbas, Jan 142 Gilbert, Larry 209 Fischer, Hermann Emil 134 Girard, René 456 Flaubert, Gustave 125, 460 Giscard d’Estaing, Valery 267 Fock, Ignac 13, 380 Givón, Talmy 21 Fodor, István 187 Glansdorf, Sophie 398 Folkart, Barbara 271 Gledhill, Christopher 79, 331 Follain, Jean 431 Gloanec, Audrey 488 Fontenelle, Thierry 330 Godard, Anne 458 Forakis, Kyriakos 11, 58, 64, 67 Goffette, Guy 430 Foucault, Michel 447–448, 450 Goffman, Erving 170 Fournier, Pauline 165 Gohard-Radenkovic, Aline 482 Fourquet, Jean 134, 138 Golar, Cvetko 157 Francisco de Isla, José 390 Goldschmit, Marc 456 Franco, Francisco 435 Goosse, André 263 François, Frédéric 64 Gouadec, Daniel 80, 220 Franzelli, Valeria 288 Gougenheim, Georges 24 Freibott, Gerhard 330 Gouvard, Jean-Michel 426 Freud, Sigmund 367 Grad, Anton 158 Friburger, Nathalie 270 Gradnik, Alojz 254–255 Frleta, Tomislav 124 Grafenauer, Niko 157, 254 Froeliger, Nicolas 11, 72, 75 330, 337 Grahek, Sanja 125, 127 524 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INDEX Grammont, Maurice 134 Hocquenghem, Guy 443, 447, 449 Grangaud, Michelle 431 Hodja, Enver 406–410, 415, 418 Grass, Thierry 263, 271 Hoey, Michael 331 Grepl, Miroslav 141 Hofman, Branko 252 Grevisse, Maurice 21, 159, 263 Hollande, François 225 Gribkova, Bella 208, 210 Hóman, Bálint 189 Grice, Paul 83 Homer 231 Gruca, Isabelle 482–485 Horvat, Saša 165 Gruden, Igo 157 Houdart, Olivier 61–64, 66–69 Grum, Martin 247–248 Howard, Richard 456 Guérin, Daniel 14, 440–447, 449– Hrizip 262 450 Hugo, Victor 231, 241 Guichon, Nicolas 508 Humbley, John 86 Guillaume, Daniel 423 Hymes, Dell H. 208 Guillevic, Eugène 430–431 Guiraud, Pierre 93 I Gusdorf, Georges 387–388 Iguman, Stefan 231, 237, 239 Guyaux, André 424 Inglis, Barbara 366 Ion, Angela 408, 418 H Ir, Tristana 297–298, 301, 308 Hadži-Lega Hristoska, Joana 14, 466, Ivarsson, Jan 291 470 Ivić, Nenad 13, 396 Hagège, Claude 93 Hajíčová, Eva 141–144, 152 J Halimi, Serge 222 Jaccottet, Philippe 430–431 Hall, Edward T. 93 Jacob, Max 424 Halliday, Michael 331 Jacobson, Roman 371 Hammami, Samia 458 Jacques, Hubert 438 Hapgood, Karen 206 Jakopin, Franc 158 Harari, Yuval Noah 84 Jančar, Drago 253–257 Haroche, Charles 343 Janevska, Biljana 232 Hasan, Ruqaiya 331 Japelj-Carone, Liza 254 Hausmann, Franz Josef 330 Jedlička, Alois 140 Havránek, Bohuslav 140 Jenkins, Henry 313 Hébert, Anne 428 Jeras, Josip 254 Heid, Ulrich 330 Jeras-Guinot, Sidonie 254 Heilbron, Johan 246 Jereb, Elza 158, 253 Herskovits, Melville L. 349 Jesenik, Viktor 253–254 Hervay, Levente 185 Jesenšek, Marko 165 Himmelmann, Nikolaus P. 319 Jiménez, Pedraza 388, 394 Hirschprung, Nathalie 487, 508 Johnson, Barbara 424 Hlavsa, Zdeněk 141 Jonasson, Kerstin 263, 270 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 525 INDEX Jouet, Jacques 431 Kübler, Natalie 330–331, 337 Jovanović, Dušan 255 Kuntner, Tone 255 Jožef II. Habsburško-Lotarinški 187 Juilliard, Claudie 79, 81 L Jurčič, Josip 256 L’Homme, Marie-Claude 78, 330 Juvančič, Friderik 9 Labbé, Louise 454 Lachaise, Bernard 192 K Lacheraf, Mostefa 343 Kahn, Gustave 425 Laclos, Pierre Choderlos de 386 Kakoyianni-Doa, Fryni 122 Ladmiral, Jean-René 81, 87, 296 Kalmbach, Jean-Michel 122 Laforgue, Jules 425 Kant, Immanuel 382 Lah, Meta 15, 457, 467, 469, 475, Karlík, Petr 141 480 Kastler, Lioudmila 105 Lalanne, Francis 431 Katagochtchina, Nina 105–106 Lamartine, Alphonse de 231 Katsiki, Stavroula 33 Lamennais, Hugues Felicité Robert Kekulé, Friedrich August 134 de 423 Kerbrat-Orecchioni, Catherine Lancelot, Claude 118 32–33, 40, 170–172 Lanson, Gustave 452–455, 461 Kette, Dragotin 157 Larbaud, Valéry 427 Khattabi, Abdelkrim 435 Larzèn, Eva 206 Kiš, Danilo 235 Lassal, Miloud 343, 346 Kiyitsioglou-Vlachou, Rinetta 199 Lazard, Gilbert 21, 137 Klebelsberg, Kuno 188 Le Clézio, Jean-Marie Gustave 460 Kleiber, Georges 270–271, 319 Lebrun, Marcel 508 Klibanski, Raymond 355 Lecocq, Héba 79 Klinar, Meta 247, 251 Lecuit, Emeline 262, 264–266, 271, Kocijančič Pokorn, Nike 246–247 274 Kolednik, Ferdinand 253 Lederer, Marianne 80, 87, 300, 306, Kőműves, Edina Á. 192 308 Koneski, Blaže 20, 467, 471 Leeman-Bouix, Danielle 45–46, 68 Köpeczi, Béla 186, 191 Lenoir, Brigitte 437 Korošec, Tomo 158 Léon, Pierre 467, 469 Kosáry, Domokos 186 Lepers, Julien 61–66, 68 Kosovel, Srečko 253–255 Lepissier, Jacques 158 Košir, Niko 158 Leroy, Sarah 267, 269–270 Kovič, Kajetan 157 Lescher, James 178 Krakar, Lojze 255 Levinson, Stephen 170 Kramberger, Ivan 255 Lévi-Strauss, Claude 93 Kranjec, Marko 157 Levstik, Fran 157 Kripke, Saul A. 267 Levý, Jiří 233 Kristol, Andres Max 264, 266 Lewis, Bernard 343 526 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INDEX Linton, Ralph 349 Marty, Éric 446, 450 Lionnais, François 376 Mathesius, Vilém 142 Lipuš, Florjan 252 Mathieu, Martine 435 Longo, Laurence 312–313 Mauger, Gaston 372, 482 Looney, Dennis 503 Maurel, Denis 261, 265 Lopatková, Markéta 153 Mazzini, Miha 253 López Simó, Mireia 33 McKitterick, Rosamond 401 Lot, Alfred 284 Melançon, Robert 430 Louis, Édouard 14, 440–441, Meschonnic, Henri 82, 426 443–444, 449 Messeeh, Namir Abdel 284 Louveau, Élisabeth 508 Mészáros, István 189 Lubbock, Percy 384 Meynard, Isabelle 330 Lück-Gaye, Andrée 253–254, 256 Mezeg, Adriana 12, 244, 265, 337 Ludvik XIV. Francoski 186 Michaux, Henri 424 Lukács, György 185 Miculinić, Miriam 124 Lula da Silva, Luiz Inácio 225 Mićunović, Vuk 231 Lungu Badea, Georgiana 224–225, Mihaljević, Milan 48 262, 272–273 Mihalovics, Natália 187 Luscher, Jean-Marc 374 Mikolič Južnič, Tamara 246 Lusin, Natalia 503 Milosz, Czesław 427 Milton, John 231 M Mimran, Hervé 284 Mabilat, Jean-Jacques 475 Mirčevska, Žanina 255 Malherbe, Michel 165 Mirodan, Alexandru 174 Malraux, André 439 Miséricordieux, Martin le 185, 305 Mancing, Howard 385–386 Mladin, Constantin-Ioan 12, 31, 33, Mańczak, 266 260 Mangenot, François 208, 508 Mme de Maintenon 454 Manolescu, Camelia 13, 406, 417– Mme de Sévigné 454 418 Mme de Staël 454 Marchal, Hervé 349 Moder, Janko 248 Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain Modiano, Patrick 460 de 174, 387 Moeschler, Jacques 83 Marković, Ivan 47, 50, 55 Molière, Poquelin, Jean-Baptiste Marouzeau, Jules 20 173–174, 176, 223, 225 Marquilló, Larruy 68 Molinari, Chiara 60 Marteau, Robert 430 Molinié, Georges 69 Marti, Marc 390 Molino, Jean 261 Martin, Ezio 164 Monet, Paul 435, 438 Martinet, André 117, 158, 164, 224, Montesquieu 13, 380–381, 383–388, 467 390–391, 394 Martins, Cidalia 475 Montherlant, Henry de 434, 437 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 527 INDEX Moore, David R. 209 Pavček, Tone 157, 255 Moore, George 266 Paveau, Marie-Anne 59–60 Moréas, Jean 425 Pavel, Silvia 330 Moreau, Marie-Louise 64 Pavelin Lešić, Bogdanka 10, 46, 112, Motoc, Diana 224 122–125, 127 Mounin, Georges 93, 266, 296 Pavlič, Jana 255 Mozetič, Brane 252, 255 Pecman, Mojca 79, 328, 330–333, Murat, Michel 424–428 335, 337 Murville, Claude 157 Péguy, Charles 427 Myftiu, Bessa 13, 406–415, Pekić, Borislav 235 417–419 Pélissier, Soizic 483–484 Pellat, Jean-Christophe 45–46, 159, N 165 N’Soumer, Lalla Fatma 350 Perec, Georges 74–75, 85 Nagy, Sándor 186, 188 Pergnier, Maurice 93 Nakache, Géraldine 284 Perko, Gregor 105, 327, 337 Nasufi, Eldina 11, 196 Perrenoud, Philipe 207 Naze, Alain 442, 450 Perse, Saint-John 428 Németh, András 189 Pétain, Maréchal 435 Neuner, Gerhard 206–207, Petit, Michel 76 209–210 Petitjean, André 169 Nida, Eugene 305 Petrescu, Camil 174 Nidorfer Šiškovič, Mojca 165 Petrovics, István 185 Niedzielski, Nancy A. 60 Petrović Njegoš, Petar 12, 230–234, Nikčević, Jasmina 12, 230 236, 238–242 Nikolovski, Zoran 11, 92, 93–94 Peureux, Guillaume 429 Nithard 397–404 Peytard, Jean 371–372 Noël, Bernard 430 Pháp, Tîên 486 Novak, Boris A. 255 Picard, Patrick 378 Pietreanu, Marica 31 O Pieux, Louis le 397 O’Doherty, Brian 456 Pirandello, Luigi 381 Oriol-Boyer, Claudette 371, 378, 458 Pirnat-Cognard, Zlata 254 Ostojić, Branislav 233 Pitar, Mariana 12, 280 Ouellet, Réal 385 Pivot, Bernard 61, 63–64, 66, 68 Oven, Jacqueline 254 Pizan, Christine de 454 Ovtchinnikova, Assya 10, 104 Planche, Alice 356–358, 360–361 Ovtchinnikova, Galina 10, 104 Platon 262 Podalydès, Bruno 284 P Pogačnik, Barbara 254 Pahor, Boris 252–254, 256–257 Pogačnik, Vladimir 165, 254 Panevová, Jarmila 141–144 Pognan, Patrice 10, 132, 146, 158 528 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INDEX Poirion, Daniel 356–357, 364 Richardson, Samuel 392 Ponge, Francis 424 Richer, Jean-Jacques 370 Popović, Vojvoda Simo 231 Ricoeur, Paul 80 Porcher, Louis 483 Riegel, Martin 45–46, 159, 165 Poros, András 191–193 Rimbaud, Arthur 424–425 Potrč, Ivan 158, 164 Ring, Éva 186 Pouvourville, Albert de 438 Rioul, René 45–46, 159, 165 Pranjković, Ivan 47, 49–51, 124 Robillard, Didier de 208, 210 Prap, Lila 252, 256 Robin, Mireille 52 Preite, Chiara 311, 320 Roche, Christophe 73, 81 Preston, Dennis R. 60 Rogožar, Karla 124 Prešeren, France 254–255 Romero, Isidro 343 Prévert, Jacques 75 Romsics, Ignác 191 Prioul, Sylvie 61–69 Rosier, Laurence 59 Proust, Marcel 449, 460 Rot Gabrovec, Veronika 490 Pukánszky, Béla 189 Roubaud, Jacques 426–428, 430 Puren, Christian 371 Rousseau, Jean-Jacques 392–393, Purnelle, Gérald 423, 429 423 Roussel, François 187 Q Rui, Yan 331 Queneau, Raymond 376, 430 Rus, Georgeta 271 Quesnet, Marie Constance 301–302 Quet, François 378 S Quignard, Pascal 13, 396–397, Sacré, James 429 399–400, 402–403 Sade, Donatien Alphonse François de 13, 296, 298–301, 303–308 R Saenen, Frédéric 458 Rădulescu, Anda 13, 296 Said, Edward W. 343 Rákóczi, Franc II. 186 Sainte-Beuve, Charles-Augustin 455 Ray, Lionel 430 Saje, Marija 158 Reboul, Anne 83 Sakhno, Sergueï 271 Rebula, Alojz 253 Samoyault, Tiphaine 455–456 Récanati, François 267 Sand, George 454 Réda, Jacques 426, 430 Sandras, Michel 424–425, 428 Redfield, Robert 349 Sapir, Edward 93 Regnat, Sophie 458, 490 Sarkozy, Nicolas 59, 225 Régnier, Henri de 426 Sartre, Jean-Paul 440 Rehm, Georg 73 Saussure, Ferdinand de 115, 164 Reiss, Katharina 296–297 Schaffner, Isabelle 60 Renoue, Anne 230, 232, 235–240 Schlamberger Brezar, Mojca 10, 105, Reverdy, Pierre 424, 426 156, 165 Rey, Alain 387 Schnedecker, Catherine 312–313 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 529 INDEX Schultz, Yvonne 435, 438–439 Suarès, André 429 Schwischay, Bernd 159–160 Suceveanu, Raoul 299 Scurtu, Gabriela 312 Süpek, Ottó 188 Searle, John R. 170, 264 Supervielle, Jules 425, 428, 430 Sebastian, Mihail 172–174, 176–180 sv. Hieronim 296 Sebold, Russell P. 390, 392–394 Svit, Brina 253 Secondat, Charles Louis de 381 Szépe, György 191 Sedgwick, Peter 442–443 Szilágyi, Ildikó 14, 422, 427–428 Segalen, Victor 436 Segond, Louis 82 Š Seleskovitch, Danica 80, 87 Šalamun, Tomaž 253, 255 Senghor, Léopold Sédar 428 Šćepanović, Branimir 235 Sergejevič Puškin, Aleksander 231 Šmilauer, Vladimír 139–141 Serres, Michel 404, 456 Šolar, Jakob 158 Sgall, Petr 140–146 Šorli, Metka 251 Shiba, Klementina 12, 204 Šteger, Aleš 255 Shokhenmayer, Evgeny 270 Štimac, Zdenka 253 Sicre, Jean-Pierre 256 Šturm, Franc 9 Sidoti, Antoine 230, 232, 235–237, Šturm, Vera 158 239–240 Silić, Josip 47, 49–51 T Simon, Claude 460 Tafra, Branka 49, 51 Simonnet, Doriane 331 Tamussin, Catherine 188 Siouffi, Gilles 60, 397 Tardieu, Claire 209 Sipos, Péter 189 Tatin-Gourier, Jean-Jacques 14, 434 Smole, Dominik 255 Taufer, Veno 253, 255 Sobieszewska, Marta 311, 319, Taylor, John H. 81 321 Temmerman, Rita 79 Sosič, Marko 253 Teodorescu, Cristiana-Nicola 12, 310 Spasić, Krunoslav 241 Tesnière, Lucien 9–10, 19, 21–22, Sperber, Dan 83 26, 104–105, 110, 132–140, Spitzer, Leo 355 144–145, 148–150, 156–160, Starkey, Hugh 208, 210 162, 164, 254 Starobinski, Jean 362, 384 Težak, Stjepko 49 Stendhal 25, 29 Thatcher, Margaret 275 Steuckardt, Agnès 60 Thomas, Paul-Louis 232 Stoean, Carmen-Ştefania 11, 168– Thrace, Denis le 262 169, 171–173, 178–179 Tieken-Boon van Ostade, Ingrid 60 Stritar, Josip 157 Todirascu, Amalia 312–313 Strougar, Novak 230, 232, 235–237, Todorov, Tzvetan 371, 382 239–240 Toma, Iulian 407 Stuart Mill, John 267 Toman, Cheryl 15, 496 530 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS INDEX Tomović, Slobodan 239 Vigny, Alfred de 231 Toporišič, Jože 158, 164–165 Villehardouin, Geoffroi de 399 Toro, Elona 15, 506 Villon, François 430 Tóth, Ferenc 185 Vincenot, Claude 10, 138, 156–166, Tournier, Jean 93 254, 256 Tran, Mickaël 265 Vincent-Munnia, Nathalie 424 Trávníček, František 140 Viollis, Andrée 439 Tricot, Tony 487 Vipotnik, Cene 255 Triomphe, Robert 158 Visconti, Valentine 356 Truffaut, François 235 Volarić, Tomislava 124 Tschenkeli, Kita 154 von Baeyer, Adolf 134 Turkle, Sherry 205 Vorger, Camille 458 Tutin, Agnès 331 Vörös, Imre 187 Vrančič, Radojka 158 U Vukušić Zorica, Maja 14, 440 Ugrešić, Dubravka 52 Uszkoreit, Hans 73 W Walter, Henriette 93 V Weber, Corinne 60 Vadé, Yves 424, 428 Weinrich, Harald 32 Vágó, Irén 192 White, Hayden 461 Vaillant, André 158 Whorf, Benjamin Lee 93 Valéry, Paul 404, 425, 427, 430 Wiederspiel, Brigitte 313 Valin, Roch 116 Wilmet, Marc 22–23, 45, 64, 261, Van Langendonck, Willy 263–265 265, 275 Vanden Plas, Raymond 220–221 Wilson, Deirdre 83 van’t Hoff, Jacobus Henricus 134 Wolff, Alexandre 497 Vargyas, Brigitta 187–189, 191 Wüster, Eugen 78 Vaupot, Sonia 12, 254, 326, 330 Vavti, Stojan 249 Y Vaxelaire, Jean-Louis 264–265, 268, Yacine, Kateb 13, 342–345, 347, 271, 275–275 350–352 Veković, Divna 230, 232 Yeanneret, Yves 78 Velázquez Herrera, Adelina 481–482 Yourcenar, Marguerite 400, 460 Veldeman-Abry, Julie 470, 474 Verlaine, Paul 427 Z Vermeer, Hans Josef 296–297, 305 Zafirescu, Vasile dem 307 Versini, Laurent 390 Zajc, Dane 157, 252–255 Vesenjak, Alenka 256 Zlatnar Moe, Marija 246 Vészi, József 189 Zlobec, Ciril 255 Veyrenc, Jacques 158 Znika, Marija 47 Vígh, Árpád 191 Zola, Émile 504 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS 531 INDEX Zorman, Ivo 255 Zupan, Vitomil 254 Zupančič, Metka 14, 254, 452 Ž Žele, Andreja 162–163 Žigon, Tanja 246 Župančič, Oton 157, 254–255 Вуксановић, Миро 233 Николовски, Зоран → glej/voir Nikolovski, Zoran 532 CONTACTS LINGUISTIQUES, LITTÉRAIRES, CULTURELS