FILOZOFSKI 2 0 0 0 vestnih 2 / 2 0 0 0 i • , où il écrit déjà: »11 ne s'agit pas tant d'ordonner des questions en regard d'une réalité à connaître que de les ouvrir une à une pour remonter vers leur source et, si possible, entrevoir les principes qui les commandent«7. Lefort s'éloignait donc du positivisme des sciences sociales et politiques pour s'enquérir d'un référent principiel - dont la particularité est de rester ouvert et indéterminé — un référent toutefois à partir duquel on peut éclairer les processus de formation du social et multiplier les aperçus sur les mutations symboliques attachées à l'être du social. Ainsi, le projet qui est le nôtre de traiter un phénomène majeur de notre temps, à savoir l'internationalisation des pratiques sociales, sera mar- qué par la contribution philosophique au déchiffrement du politique. La simple vision réaliste qui privilégie les analyses en termes de rapports de forces et de stratégie ne peut suffire. En donnant le premier rôle soit à la mondialisation économique qui décapite les souverainetés, soit au droit du plus fort qui déstabilise toute régulation interétatique, la vision dite réaliste renvoie la scène internationale à un état de nature primitif où tous s'entredévorent, ou bien fait d'elle une société impérialiste stratifiée, asymé- trique, aux conflits internes insurmontables; elle ne donne pas l'intelligibilité du constat de ces conflits. Par ailleurs la scène internationale n'apparaît pas avec plus de clarté si on projette sur elle les visions utopiques qu'échafaudent de très brillantes et séduisantes spéculations juridiques portant sur les institu- tions à inventer pour résoudre les distorsions de la scène internationale. J ' en ai analysé quelques exemples en montrant que cette dimension utopique du droit, contraire à la logique effective du droit international, peut conduire à une contre-utopie encore plus redoutable8. Réaliste par sa dimension d'organisation et d'enregistrement des faits et actions politiques, mais aussi utopique par sa manière de proclamer sa foi dans les droits fondamentaux de l'homme, la dignité et la valeur humaine, dans des idéaux de justice, de progrès social, de paix et de fraternité, le droit international - pris comme objet d'étude - contient en quelque sorte la sym- bolique des processus de formation d'une socialisation internationale, à laquelle les analyses de Lefort sur la démocratie ont préparé en posant de manière sous- jacente la question politique du juste et du droit dans les rapports sociaux. Rappelons que Spinoza lui-même écrivit ne s'être jamais intéressé qu'à la question philosophico-politique du droit à travers sa triple détermination: jus naturale, jus civile, jus rationale. "in Eléments d'une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, p. 323 sq. 'J&id.p. 325 8 Philosophie du droit international. L'impossible capture de l'humanité, PUF, 1999, pp. 275-309. 3 6 D R O I T INTERNATIONAL ET DÉMOCRATIE Se dessine donc cette double question: Quels processus de socialisation émergeant sur la scène internationale la notion de démocratie nous permet- elle de déchiffrer et quelle version de la démocratie la scène internationale nous offre-t-elle? Il semble que le phénomène le plus manifeste, celui qui suscite les plus nombreuses réactions de perplexité, tant il peut paraître difficile à concevoir et à accepter, habitués que nous sommes à penser le politique à l'intérieur d'une logique étatique, c'est la séparation qui s'opère entre les sociétés civi- les devenant internationales et l'Etat; et ce phénomène s'accompagne du re- fus de placer la scène internationale sous la domination de l'Un, du pouvoir d'un seul. Le droit international forge des institutions qui dispersent les pouvoirs des Etats et les morcellent, en se construisant sur des objets particuliers: l'avia- tion, l'énergie, les ressources des océans, l'éducation, la préservation de monuments prestigieux, la réglementation du travail, les échanges économi- ques et culturels, la santé, la nourriture et l'agriculture, etc, c'est-à-dire sur tous les éléments qui composent la vie quotidienne; et chacun de ces élé- ments donne lieu à des accords multiples, foisonnants, parfois très généraux, ou très limités, dont les partenaires varient selon leurs objectifs, leurs politi- ques, leurs relations internationales, les circonstances qui ne dépendent pas d'eux comme les catastrophes naturelles, etc. Le droit international recourt à des pratiques capables de tenir en échec toute tentative d'ériger un pouvoir au-dessus de la communauté. Ainsi, on peut prendre pour exemple la prati- que du droit de veto reconnu aux cinq grandes puissances dans le Conseil de sécurité de l'ONU, mais aussi la pratique de la dispersion des cours d'arbi- trage, des cours de justice et des tribunaux pénaux internationaux. Le droit international continue d'accomplir, de manière plus radicale encore, la mutation opérée à l'origine de la démocratie moderne, à savoir l'autonomie donnée au développement de la société civile dans ses différents espaces, économique, scientifique, juridique, artistique, etc.: tous ces espa- ces se développent selon leurs propres normes et exigences. Toutefois, jus- qu'à présent, c'est à l'intérieur d'un territoire unifié, placé sous l'autorité politique d'une unité de juridiction homogène qui les favorise ou les ré- prime, que ces activités peuvent ou non se déployer. Par l'homogénéité de ses règles, le pouvoir politique, même limité par le droit, assure la cohésion d'une population donnée. Dans l'espace interne circonscrit par un Etat, la sphère politique reste l'englobant de la société. Or, sur la scène internatio- nale, qu'en est-il? Tous les englobants politiques que sont les Etats sont englo- bés, englobés par - on s'interroge sur la dénomination la plus appropriée - 3 7 A G N È S L E J B O W I C Z une société civile internationale indéterminée, sans contours, puisqu'aucun pouvoir unique et surplombant ne la représente. Les sociétés civiles particulières, alors même qu'elles restent étatisées, s'interpénétrent par le fait des échanges que les diverses populations effec- tuent entre elles, par la production et le commerce, la culture et la langue. La scène internationale sur laquelle elles affluent est un espace vacant, sans représentant, sans référent symbolique pour énoncer ce qui s'y passe en tota- lité; au contraire elle accueille tous les savoirs et toutes les manières d'être, tous les particularismes, tous les régimes, les sociétés à Etat et les peuples sans Etat, les nomades et les sédentaires, les minorités en mal de reconnais- sance, et les individus ou groupes que les Etats rejettent: apatrides, réfugiés, émigrés ou migrants, exclus, sans papiers, sans droits. Plus encore, n'existant que par les relations que chaque entité noue avec une ou plusieurs autres, la scène internationale laisserait entrevoir que tout Etat, sphère autonome du politique, se laisserait submerger par un enchevêtrement de normes et d'en- gagements qui lui ôterait la capacité de se situer par rapport à sa propre société civile devenue insaisissable, trop bariolée, trop métissée, et aussi la capacité d'accomplir ce pourquoi il est constitué et existe: assumer le rôle du pouvoir, - pouvoir comme représentation symbolique d'une société donnée et bien circonscrite dans un territoire déterminé - , le gardien de la sécurité d'un espace public, le maître des procédures d'échanges et de partages, et donc de la solidarité sociale. Aucun Etat ne peut plus être considéré comme centre stable de l'auto- réflexion de la société. L'Etat n'est plus l'unique, ce par quoi une société peut se percevoir elle-même. La philosophie politique de nos jours a cessé de se rapporter à la figure hégélienne de l'Etat comme »volonté révélée, claire à soi-même, substantielle, qui se pense et se sait et qui exécute ce qu'elle sait et en tant qu'elle le sait..., unité substantielle, but en soi absolu et immobile« vis-à-vis de la société civile. Toute société civile interne multiplie ses regards et ses appartenances et devient une société civile internationale, multinatio- nale, transnationale. Un autre espace public est né, transversal, critique, ce- lui de l'opinion, qui gagne en autonomie en cherchant à dire le multiple et en faisant agir sur la politique de son Etat l'opinion émanant des sociétés civiles des autres Etats. Il y a interpénétration des divers espaces publics dans la représentation des événements liés à un Etat, à une situation donnée, de sorte que l'Etat est pris, traversé, débordé et englobé par de multiples espa- ces publics. Mais ces divers espaces publics restent partiels et on ne peut pas dire qu'il en existe un de global qui les rassemblerait tous pour donner à l'humanité une connaissance de soi. La crise des souverainetés étatiques est-elle donc le résultat de cette ouver- 5 8 D R O I T INTERNATIONAL ET DÉMOCRATIE ture démocratique des sociétés civiles, lesquelles ne concentrent plus leurs forces pour faire advenir la figure suprême de l'Etat? Ballotté par les grandes dérégulations économiques, en lutte avec les monopoles exorbitants de pro- duction et de diffusion des images, des sons et des paroles, l'Etat n'est plus le maître des savoirs ni des richesses, il perd ce qui jusqu'alors donnait consis- tance à son pouvoir: il enregistre et subit les contraintes économiques et les informations qui l'assaillent. Le pouvoir d'Etat qui ne peut plus s'assumer objectivement sur le devant de la scène internationale se voit plus ou moins contraint de substituer à la suprématie de sa loi interne sur sa population et son territoire, les normes internationales émanant des déclarations, résolutions et conventions qui ten- tent d'apaiser différends et conflits, d'écarter la peur et la menace, en pro- mouvant ce qu'elles nomment une entente amicale entre les Etats, des relations de bon voisinage, fondées sur l'équité, la bonne foi, une connaissance meilleure de leurs particularismes et une reconnaissance mutuelle. L'invention démocratique en droit international: le droit des peuples Ce mouvement d'ouverture des sociétés, résultat d'un processus spécifi- que de démocratisation, réclame, voire exige la visibilité de tous les actes du pouvoir politique et de tout ce qui conditionne l'exercice de ce pouvoir, à savoir le peuple, l'ensemble des peuples. Ainsi, la Charte de l'Organisation des Nations Unies débute par un Nous, peuples des Nations Unies, et elle s'adresse aux Etats. Est-ce à dire que les peuples, tout en affirmant leurs droits, sont prêts à se voir à nouveau mis sous la houlette ou la férule d'un Etat? Nous allons voir que cette visibilité des peuples - expression de la lisibi- lité des principes démocratiques sur la scène internationale - du fait qu'ils peuvent exister momentanément à distance des Etats auxquels ils appartien- nent, n'est en rien une négation de la figure politique du pouvoir d'Etat. Mais c'est une possibilité supplémentaire de rendre visible le principe démo- cratiqtie, la puissance de tous les peuples, et de ne point la laisser occulter par les personnes désignées et choisies pour gouverner. En fin de compte, selon le principe démocratique en œuvre dans le droit international: ce sont les peuples qui gouvernent et se gouvernent à travers les détenteurs du pou- voir, et non l'inverse. La présence en acte des peuples qui demandent la reconnaissance de leur souveraineté marque de manière significative le droit international à travers le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Dès son premier article, la Charte, énonçant les buts des Nations Unies, mentionne 3 9 A G N È S L E J B O W I C Z celui-ci (alinéa 2): »développer entre les nations des relations amicales fon- dées sur le principe de l'égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes«. Ce principe du droit des peuples à disposer d'eux- mêmes est mentionné aussi à l'article 55 du Ch. XI portant sur La coopération économique et sociale internationale. Certes, un tel principe de démocratie a trouvé une application immé- diate dans le phénomène de la décolonisation. Dans la Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux', est présente la notion de peuple comme sujet de droit, car il s'agit d'un transfert de souveraineté, comme le signale l'article 5: »Des mesures immédiates seront prises dans les territoires sous tutelle, les territoires non autonomes et tous les autres terri- toires qui n'ont pas encore accédé à l'indépendance, pour transférer tous pouvoirs aux peuples de ces territoires, sans aucune condition ni réserve, conformément à leurs volontés et à leurs vœux librement exprimés, ... afin de leur permettre de jouir d'une indépendance et d'une liberté complètes«. Sur cette base-là, c'est environ cent cinquante Etats qui sont nés depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, soit un nombre d'Etats presque trois fois supérieur au nombre d'Etats qui ont signé la Charte des Nations Unies le 26 juin 1945 à San Francisco. On trouve aussi ce principe de l'autodétermination dans la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre EtatsU). Et signalons encore le premier article écrit à l'identique dans les deux Pactes internationaux, l'un relatif aux droits civils et politiques et l'autre relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Ces deux pactes relatifs aux droits de l'homme ont une portée obligatoire supérieure à la Déclaration universelle des droits de l'homme puisqu'ils ont été soumis à ratification. Ils commencent ainsi: »Tous les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel«. Ces textes ont une portée éminemment politique, car ils engagent tous les peuples à prendre possession de leur souveraineté et à former des Etats indépendants. L'Etat est la forme obligatoire que doit prendre cette autodé- termination. En dehors de l'Etat qui subjugue le peuple, lui confère une puissance politique et transforme la société civile en société constituée, le peuple n'existe pas, il est sans pouvoir. Sans pouvoir institué, le peuple n'existe pas. Le principe qui le fait exister internationalement, à savoir ce droit d'un "Résolution 1514 (XV) de l'AG des NU du 14 décembre 1960. "'Résolution 2625 (XXV) de l'AG des NU du 24 octobre 1970. 4 0 D R O I T INTERNATIONAL ET DÉMOCRATIE peuple à disposer de soi, manque, comme l'écrit l'internationaliste P.-M. Dupuy, de »critères objectifs permettant de déterminer avec certitude ses titulaires«. Telle la multitudo spinoziste, le peuple indéterminé n'est jamais identifié tant qu'il ne se représente pas lui-même et ne se donne pas une identité d'institution. On conçoit donc le peuple comme une force irréductible qui s'exerce à l'encontre d'un Etat afin de former lui-même un Etat souverain. Le peuple ne se confond ni avec une population ni avec des minorités, lesquelles ont des caractéristiques déterminées objectivement selon des critères démogra- phiques, ethniques, linguistiques, religieux. Le peuple n'existe qu'en tant que force politique qui dit impérativement son droit à devenir une souverai- neté étatique. Certes, si la proclamation d'indépendance requiert d'avance la légitimation de l'Assemblée générale des Nations Unies et celle des institu- tions internationales régionales, le droit de s'y prendre par tous les moyens est pourtant universellement reconnu au peuple qui veut l'obtenir. Et nous avons là un cas, dira-t-on, de nécessité qui déroge à la Charte, laquelle impose les moyens pacifiques pour résoudre les différends interétatiques; à savoir que la Rés. 1514 sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux n'exclut pas le recours à la force armée parmi les voies d'accès à l'indépen- dance. L'invention démocratique dans les relations du droit international et du droit interne Pour un peuple l'autodétermination n'est rien d'autre chose que la fa- culté de se constituer en Etat et de se maintenir en tant que tel. Par consé- quent reste ouverte la question: est-ce qu'un peuple bénéficie de droits con- tre son propre Etat? Si l'Etat est dirigé par un petit nombre qui laisse l'étran- ger piller ses ressources naturelles, est-ce que le peuple peut posséder des droits contre son appareil d'Etat? Dans L'invention démocratiqueLefort attirait l'attention sur le mal dont souffrent les pays du tiers monde dotés de gouver- nements prédateurs11. Le commentaire que propose l'internationaliste Jean Salmón12 de l'article 7, chapitre II de la Charte des droits et devoirs économiques 11 Ce ne sont pas les pays riches qui sont seuls responsables de l'appauvrissement des pays les plus pauvres, »... ce sont les mixtures de bourgeoisies et de bureaucraties nationales qui détiennent la part de la richesse que leur implication dans des intérêts étrangers leur permet de s'approprier aux dépens des masses paupérisées«. L'invention démocratique, p. 30. 12 Réalités du droit international contemporain, 1/1980, p. 217sq. 4 1 A G N È S L E J B O W I C Z des Etats1*, va dans le même sens et ne laisse aucun doute à ce sujet. L'article de la Charte énonce: »Chaque Etat a le droit et la responsabilité de choisir ses objectifs et ses moyens de développement, de mobiliser et d'utiliser inté- gralement ses ressources, d'opérer des réformes économiques et sociales progressives et d'assurer la pleine participation de son peuple au processus et aux avantages du développement«. Jean Salmon commente: »Si la pleine participation du peuple au processus et avantage du développement est pré- vue, c'est comme un droit de l'Etat et non comme un droit subjectif du peu- ple. C'est une faculté pour l'Etat dont il n'est pas sûr que le peuple peut se prévaloir«. Persiste donc inéluctablement le conflit toujours possible entre la volonté objective de l'appareil d'Etat ou des actuels dirigeants et la volonté subjective du peuple, conflit qu'accentue le mouvement d'internationalisa- tion qui favorise l'activité multiforme des sociétés civiles hors emprise étati- que. En effet, dans la mesure où elle relève du domaine réservé des Etats, la lutte interne pour le pouvoir se jouait jusqu'à présent en dehors de toute règle internationale et semblait ne devoir soulever aucune réaction ou inter- vention sur la scène mondiale. Mais, les sociétés devenant de plus en plus inter-, trans- et multinationales, de moins en moins la situation interne d'un Etat ne relève de sa seule gestion; et l'aide extérieure qu'il reçoit est marquée du sceau de l'ambiguïté, car cette aide est apportée soit aux dirigeants, soit au peuple. La Russie pouvait donner des assurances à Milosevic, alors que les pays de l'Alliance voulaient en donner au peuple serbe. Ce fut un succès de la Cour internationale de justice dans l'Affaire des Activités militaires et paramilitaires14 que de condamner le soutien des Etats-Unis aux contras du Nicaragua avec l'argument qu'une volonté étrangère confortait un appareil d'Etat contraire à la volonté du peuple, ce que les Etats-Unis n'auraient ja- mais toléré pour eux-mêmes. Sur le plan interne le concept d'Etat tend à gommer celui de peuple. En droit international le peuple existe comme entité juridique et sujet de droit, tant qu'il n'est pas parvenu à se doter d'un appareil d'Etat et qu'il en réclame un: peuple colonisé, peuple dominé par un régime raciste; ou bien quand il l'a perdu: peuple occupé. Dès qu'une institution est mise en place, elle tend à être utilisée dans l'intérêt de ceux qui ont les rênes du pouvoir, intérêts qui ne recouvrent pas nécessairement ceux du peuple. La scène internationale est marquée par le fait que le pouvoir politique retiré au peuple par ses détenteurs ne lui est en définitive jamais totalement 1:1 Résolution 3281 de l'AG des NU du 12 décembre 1974. "Affaire Nicaragua/Etats-Unis, Arrêt du 27 juin 1986. 4 2 D R O I T INTERNATIONAL ET DÉMOCRATIE retiré. C'est cette relation difficile entre le peuple et ses représentants que l'on perçoit dès les premiers mots du préambule de la Charte. Le Nous, peuples des Nations Unies s'adresse à des Etats qui, bien que déjà constitués, restent soumis à un processus indéterminé de constitution qui les rend aptes à prendre en charge le droit des peuples, autant qu'il sera en leur pouvoir15. Le droit étatique n'épuise ni n'absorbe jamais en son entier toute la réserve de droit qui reste en possession de la masse des hommes: force re- doutable, susceptible d'être mobilisée par les puissances publiques pour ou contre tel ou tel objectif qu'elles lui proposent, le 'démocratique' subsiste toujours comme pouvoir de limitation, de contrôle et d'abolition du droit positif. L'invention démocratique du droit international dans son rapport au droit étatique touche ainsi la protection des droits de l'homme, qui assume la même fonction de contrôle et de limitation des pouvoirs étatiques que celle du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Mais cette protection, doit-on encore remarquer, n'est effective que si elle est inscrite à l'intérieur du droit national. En effet, le droit international ne contient aucune loi qui s'appliquerait en droit interne de manière directe et contraignante parce qu'elle serait l'expression autorisée de l'intérêt général. Il ne contient que des normes que les Etats signent et ratifient selon leur volonté expresse et en raison de l'extrême diversité des conditions d'existence de leurs sociétés civi- les. Les normes internationales donc ne s'appliquent jamais de manière uni- forme et directe aux diverses populations. Tant que les droits, droits des peuples, droits de l'homme, sont proclamés et brandis sur la scène interna- tionale, ils ne sont que virtuels, ils n'ont d'effets réels que si un Etat est insti- tué et les intègre dans sa législation intérieure pour susciter sur son territoire les comportements sociaux adéquats. Ainsi, grâce à cette vision en extériorité que procure le point de vue international, on peut rendre compte de ce phénomène, aussi paradoxal qu'il puisse paraître, à savoir que malgré la réduction de ses marges de manœuvre, l'instance de pouvoir qu'est l'Etat perdure non pas à l'épreuve du droit international et contre lui, mais par lui: c'est, d'une part, le droit international qui garantit l'égalité souveraine des Etats, favorise leur éclo- sion, les exhorte à prendre des engagements et à les tenir, à codifier dans tous les domaines d'activité leurs relations de coopération et d'échanges. Mais d'autre part, c'est toujours l'Etat, le pouvoir étatique lui-même qui arbitre les conflits d'intérêts sociaux, les différends entre nationaux et étrangers, qui '"'Cet équilibre instable rend compte de la nature des conflits armés contemporains depuis la deuxième guerre mondiale, soit 4 guerres nommées internationales contre 35 guerres »civiles«, alors même que des Etats étrangers y prennent part. 4 3 A G N È S L E J B O W I C Z joue le rôle du tiers jurisprudenciel, et cela aussi bien dans la poursuite de criminels nationaux et étrangers, que dans la régulation des pratiques du commerce international, dont les techniques juridiques de base (le contrat et l'arbitrage avec son ordonnance à'exequatur) dépendent des législations et des juges nationaux. Ainsi, l'invention démocratique en droit international n'abolit en rien la puissance souveraine des Etats, puisque c'est toujours par l'Etat et par lui seul que le droit se réalise en devenant loi. L'Etat est, dans l'ordre interne, le seul maître du jeu et donc, dans le meilleur des cas, de la réalisation démo- cratique. En poursuivant l'examen de la question, on observe que le principe démocratique propre au droit international pose que tous les Etats sont égaux et souverains en droit. En droit interne la souveraineté pèse de son poids politique sur l'ensemble d'une population vivant sur un territoire déterminé, alors qu'en droit international la souveraineté des Etats est définie comme une puissance négative: c'est-à-dire que si tous les Etats sont souverains en même temps et égaux, ils n'ont au-dessus d'eux aucun pouvoir qui les subjuge, ils ne doivent obéir qu'à eux-mêmes, ils ne peuvent en rien être soumis à la souveraineté d'un autre Etat, ni souffrir leur ingérence de quelque nature qu'elle soit; la puissance souveraine des Etats étrangers n'est donc pour cha- cun d'eux et réciproquement qu'une puissance négative qui ne doit pas s'exer- cer sur eux. La source du droit, en droit international, est précisément ce qui échappe au pouvoir particulier de chaque Etat. Et parce que les Etats ne sont pas en mesure de maîtriser totalement les agissements de leurs nationaux et des étrangers résidant sur leur territoire, pas plus que les agissements des autres puissances souveraines, ils décident de s'associer, d'organiser des rencontres plus ou moins régulières et ils stabilisent leurs relations à travers des institu- tions régionales, internationales et mondiales, afin de s'entendre sur un mi- nimum de comportements prévisibles dans telles ou telles circonstances. Ce qui échappe donc aux divers pouvoirs positifs des Etats renvoie à ce soubas- sement démocratique de la vie politique, à la multitudo, la masse indompta- ble en demande de droits multiples pour exister, subsister et se développer. Etant donné l'absence de pouvoir surplombant pour imposer la loi, cet espace anarchique apporte une visibilité à la fabrication du droit internatio- nal, puisque chaque partie, étape par étape, exprime son jugement et son engagement. En effet la production d'une norme internationale demande un temps préalable d'élaboration du texte qui requiert la participation collec- tive des Etats, puis l'acceptation individuelle du texte qu'on nomme générale- ment ratification, à la suite de quoi le texte peut être opposable à l'Etat qui l'a 4 4 D R O I T INTERNATIONAL ET DÉMOCRATIE ratifié. Un nombre suffisant de ratifications doit être atteint pour que le texte entre en application; mais le texte ne vaut que pour les seuls Etats qui l'ont ratifié, une fois qu'ils ont organisé leur société de façon à en tenir compte. Entre l'acceptation collective et l'acceptation individuelle du texte, entre la signature et la ratification, un laps de temps plus ou moins long peut s'écou- ler dans l'attente que les organes internes de l'Etat mettent en conformité leur législation ou réglementation avec la norme internationale. La démo- cratie est donc aussi à l'œuvre dans le respect du temps de maturation de chaque peuple10. Ainsi le droit international définirait un individualisme démocratique: il renforce l'idée que ce qui importe en démocratie, c'est le respect des particu- larités, des singularités. D'ailleurs, le système juridique international est tel qu'il ne formule pas de loi générale: elle ferait imploser le système. On le voit pour toutes les résolutions graves touchant une intervention armée con- tre tel ou tel Etat. Un ou des Etats, partie prenante dans ces opérations, commencent par chercher à éviter la recommandation du Conseil de sécu- rité qui jugera de la licéité ou non de leur décision. D'autres Etats, au con- traire, après que le Conseil de sécurité se soit prononcé en faveur d'une intervention, peuvent faire valoir leur droit à s'abstenir, ou même à désap- prouver cette action. Ainsi, pour permettre hic et nunc une sorte de coexistence pacifique, le droit international se développe à l'écart de toute considération de politique interne des Etats, puisque ce domaine dit réservé relève de la compétence nationale. Mais le droit international ne trouve sa formule de développe- ment que dans la défense des droits de l'homme et des peuples, lesquels apportent le soubassement politique constitutif et inséparable du droit étati- que qui prétend les mettre en œuvre. Faut-il dire que le droit international, en prenant en compte le fait qu'aucune société ne coïncide avec elle-même, ne peut que favoriser l'impro- visation de solutions très différentes pour créer un Etat? Il n'y a pas de mo- dèle, mais des réponses possibles et susceptibles de varier. Si nombre de sociétés africaines, par exemple, ne veulent ni ne peuvent adopter les régi- mes d'Etat des sociétés développées, elles peuvent inventer leur propre dé- mocratie au plus près de la culture et de la vie quotidienne de leur peuple, '"Un Etat peut aussi ratifier une convention mais émettre des réserves sur tel ou tel article. Le texte juridique lui-même peut indiquer quels articles peuvent ne pas être ratifiés sans abolir le sens général de la convention ou du traité. Les auteurs d'un manuel de droit international, N'Guyen Quoc, Daillier et Pellet, résumaient cette situation par un j e u de mots: »il existe autant d'états du droit international que d'Etats en droit international«. 4 5 A G N È S L E J B O W I C Z en s'inspirant de ce même réfèrent démocratique que les autres Etats, réfè- rent principiel dont l'indétermination des règles de fonctionnement qu'il suggère ne cache pas du reste la discordance et l'hétérogénéité des sociétés. L'invention démocratique dans la loi de nécessité sur la scène internationale C'est dans ce contexte que C. Lefort introduit 1 a loi de nécessité. Par cette expression, il veut montrer que la mise en scène de la démocratie par la régulation des normes internationales ne relève encore que d'une démocra- tie juridique, qui reste bien en deçà même de ce qu'il appellerait la démo- cratie politique en acte. Avec insistance Lefort note en effet que le droit inter- national ne pose pas la question politique de la différence des régimes. Or, selon lui, ce qui différencie un régime d'un autre est sa référence aux droits de l'homme pour mener une action politique. Ainsi la loi de nécessité relève du diktat politique et non du droit; il s'agit d'user de la force pour intimider un adversaire, voire le briser politiquement afin de permettre à un peuple de retrouver ses droits. La loi de nécessité légitimerait une action militaire internationale, car elle serait d'inspiration démocratique. Prenons l'exemple sur lequel s'appuie Lefort: l'intervention de l'OTAN au Kosovo en mars 1999. Certes, à première vue, on pourrait établir un rapprochement entre le droit à l'indépendance d'un peuple colonisé et le droit d'intervention de puissances étrangères pour mettre en cause un gou- vernement qui ne respecte pas chez lui les droits de son peuple. Dans les deux cas est posée la question de l'usage légitime de la violence. Mais, dans l'octroi de l'indépendance aux pays coloniaux, c'est le peuple colonisé qui prend les armes contre un gouvernement étranger ou imposé par l'étranger agissant sur son territoire; tandis que dans le cas de l'intervention armée, ce sont des pays étrangers qui décident de s'opposer militairement à un gouver- nement national, lequel, même élu parfois dans des conditions démocrati- ques, exerce le pouvoir sur son peuple de manière si inhumaine que cela inspire aux peuples des autres nations le désir de le libérer des mains de son bourreau. Du fait que ce sont les peuples des Etats étrangers qui demandent à leurs gouvernements d'intervenir pour sauver un autre peuple d'un massa- cre programmé, on peut en effet, comme le suggère Lefort, déclarer que l'intervention étrangère, même militaire, obéit à une légitimité démocrati- que. Il existe une loi propre à l'action politique, insiste Lefort, une loi qui consiste à décider en certaines circonstances une action à mener pour réintroduire le droit là où il est bafoué. Utilisant le terme de loi, il ne lui 4 6 D R O I T INTERNATIONAL ET DÉMOCRATIE donne pas le sens d'une loi positive, qui en droit interne soumet une popula- tion à une juridiction. Cette loi de nécessité, montre-t-il, il s'agit de l'interpré- ter non comme l'expression de la volonté qu'un Etat ou une alliance veut imposer à un autre Etat ou alliance, mais comme une loi naturelle qui éma- nerait de la puissance des peuples cherchant à retrouver et à réaffirmer le fondement juridique qui préside aussi bien à la constitution d'un Etat qu'à l'organisation des Nations Unies. Toutefois, on constate que ce sont les régimes démocratiques qui sont les plus interventionnistes sur la scène internationale, ce qui ne saurait se légiti- mer par l'argument suivant: étant démocratiques dans leur fonctionnement interne, les Etats n'agissent que démocratiquement sur la scène internatio- nale. La tautologie ne fonctionne pas. Chaque décision, chaque intervention engage de nouveaux moyens et méthodes pour parvenir à ses fins. D'ailleurs, certains penseurs politiques et certains Etats ne se sont pas privés de qualifier ces ingérences de cas flagrants de violation des principes démocratiques par des démocraties qui, en qualité d'Etats démocratiques respectant les droits de l'homme chez eux (encore faudrait-il y regarder de près) considèrent l'espace public des autres Etats comme zone de non-droit. Une fois défini ce qui caractérise l'ordre international, à savoir l'engagement des Etats mem- bres »à assurer... le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales«, comme le dit expressément le 6e Considérant de la Déclaration universelle des droits de l'homme, n'y a-t-il pas une tendance à idéologiser le principe et à en faire une arme dans les situations où les Etats ne défendraient que leurs intérêts et non ceux des populations auxquelles ils prétendent porter secours? Pour Lefort, quand l'OTAN intervient au Kosovo, il ne s'agit pas d'une intervention effectuée dans l'intérêt de quelques puissances particulières; cette intervention obéit à l'impératif constitutif général de la coexistence interna- tionale, à savoir: assurer chaque Etat de la capacité qui lui est dévolue d'exis- ter en tant qu'Etat pour promouvoir le respect des droits de l'homme et des peuples. Seul cet impératif général de la coexistence pacifique internationale est le fondement du droit. C'est à la loi de nécessité qu'il incombe de convertir la violence injuste en paix juste. Mais pour y parvenir il faut utiliser encore et toujours la vio- lence. Cette loi de nécessité dont parle Lefort n'est donc pas strictement du droit, elle est par excellence l'action politique qui ne peut s'exercer que par la violence pour fonder le droit, une violence révolutionnaire qui nécessite l'emploi des armes, quand il s'agit de protéger un peuple dont les droits sont bafoués par ses propres dirigeants. Ainsi, suggère Lefort, cette intervention n'est pas à penser comme émanant d'un Etat ou d'une alliance d'Etats, mais 4 7 A G N È S L E J B O W I C Z des peuples eux-mêmes qui se sont sentis dangereusement menacés dans leur existence. Certes, la loi de nécessité comme loi naturelle est inhérente à l'idée de peuple, elle porte la marque de l'impérieuse nécessité du politique; c'est la loi des peuples qui impose sa catégorie du »pour-tous« et non du »pour- quelques-uns«. Elle exprime le droit des peuples comme puissance de la multitudo, - laquelle puissance, dit Spinoza, ne renonce point à ses droits au point de cesser d'être redoutable à ceux auxquels elle délègue l'autorité. Mais, alors que les peuples ne sont que sous la dépendance de leurs Etats, ce sont bien les Etats détenteurs de l'autorité qui agissent et déclarent la guerre, et non les peuples seuls, comme s'ils étaient dégagés des autorités étatiques. Faudrait-il dire alors, dans le cas qui préoccupe Lefort, que l'intervention est une action démocratique parce que, tout en obéissant à la loi de nécessité, elle est ce moment où se réalise, en toute clarté, un accord total entre le droit des peuples et les autorités politiques supérieures désignées pour agir? Cependant, devons-nous observer, cette loi de nécessité, moment excep- tionnel de la vie démocratique à l'œuvre sur la scène internationale, n'est pas en mesure d'instituer une quelconque société. En effet, si cette sorte de loi prévaut, elle favorise le cumul de tous les pouvoirs dans les mêmes mains, en l'occurrence celles de l'OTAN: elle est persuadée de son bien fondé, de son bon droit, elle l'impose, elle exécute ce qu'elle décide, elle punit. Or, l'arti- cle 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 énonce: »Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution.« Bien qu'elle s'efforce de mettre un terme à des violations perpétrées en masse contre les droits de l'homme, cette loi de nécessité légitime la non-séparation des pou- voirs qui ne permet pas l'instauration d'une société de droit. Une fois appli- quée, la sanction de cette loi n'évite ni ruines, ni désastres; elle provoque donc toujours un certain sentiment amer d'inachèvement et d'impuissance. Malgré la protection des droits de l'homme d'où elle tire son urgence et sa nécessité, elle ne crée pas un espace juridique interne, elle ne garantit pas un retour à la normale. Il faut encore attendre que la population civile elle- même, à laquelle une aide - prétendue ou espérée - a été apportée, puisse décider directement de son sort. Cette loi de nécessité qui au cours de l'his- toire s'est exprimée par l'assassinat des tyrans et le renversement de régimes oppressifs, s'impose de la même manière sur la scène internationale: même si son fondement politique est démocratique en révélant les aspirations irré- pressibles des peuples, en aucune façon elle n'est constitutive d'une société, elle reste en-deçà du droit, bien qu'elle prétende dire le droit. liant oppose la loi de nécessité à l'équité. La loi de nécessité, c'est la 4 8 D R O I T INTERNATIONAL ET DÉMOCRATIE contrainte coercitive sans le droit, et l'équité, c'est le droit sans la coercition. Entre ces deux extrêmes, ne doit-on pas dire que le droit international on- doie et balance sans cesse, affichant son impuissance à faire advenir le droit par la force (les forces de l'ONU) et à imposer le droit à distance de toute forme violente de pouvoir, puisqu'il met la guerre hors-la-loi (pacte Briand- Kellog)? Acte de légitime défense, la loi de nécessité ne transgresse pas le droit international et certains juristes justifient les interventions de l'OTAN de mars 1999 en s'appuyant sur l'article 51 qui en fait mention: »Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légi- time défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Na- tions Unies est l'objet d'une agression armée, jusqu'à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationale«, et non en s'appuyant sur l'article 53: »Aucune action coerci- tive ne sera entreprise en vertu d'accords régionaux ou par des organismes régionaux sans autorisation du Conseil de sécurité«17. L'OTAN, sous l'impulsion des Etats-Unis, n'a pas voulu se définir comme un organisme régional. L'OTAN se présente, au nom de sa mission de légi- time défense, comme une organisation politique qui élit ses membres à l'una- nimité. En revanche, suivant la logique démocratique de la coexistence paci- fique selon laquelle il n'y a ni élus ni exclus de la scène internationale mais acceptation de tous et égalité souveraine des Etats, le Conseil de sécurité est composé d'Etats aux positions politiques antagonistes, quand elles ne s'ex- cluent pas radicalement, afin de poser un dénominateur commun, si infime soit-il, qui conduit souvent à paralyser toute action. La loi de nécessité n'a pas force de loi comme en droit interne pour instituer une société; c'est une force de contestation, remarque Lefort, au nom d'une autre légitimité pour imposer un changement. Cette légitimité autre n'étant pas en soi déjà définie par une quelconque loi positive, elle reste à définir en fonction des circonstances. Cette loi de nécessité trans- forme la contingence en moment historique, en événement; sa légitimité n'est pas celle de la règle qui régule l'événement avant même qu'il ne se produise; elle montre la teneur spécifique de l'action politique comme pou- voir du peuple en marge ou à distance du droit. Le rapport que le droit international entretient avec la démocratie per- met donc d'insister sur le caractère historique de la formation juridique de 17Ceux qui se sont élevés contre l'intervention de l'OTAN au Kosovo invoquaient l'argument selon lequel ¡1 n'y a pas eu agression armée - selon les termes de l'art. 51 - de la Serbie contre les pays de l'Alliance. Il leur fut opposé le constat, chiffres à l'appui, que tous les pays limitrophes et au-delà se sentaient menacés par l'afflux massif de réfugiés qui déstabilisait leur fragile équilibre. 4 9 A G N È S L E J B O W I C Z l'Etat. Quant aux peuples, eux, ils sont et restent en déphasage par rapport à leurs institutions: clans, tribus, cités, empires, Etats. Captés par ces institu- tions, ils les transforment et les changent, les font évoluer ou régresser vers la reconnaissance ou la violation de leurs droits. Englobés, cernés par elles, ils les débordent. De nos jours où la figure de l'Etat est devenue la forme quasi obligée qu'adopte tout pouvoir politique pour agir sur la scène interne et sur la scène internationale, une philosophie du droit international nous per- met d'interroger le décalage entre l'Etat et le réfèrent démocratique que contient cette affirmation inaugurale de la Charte des Nations Unies: »Nous, peuples des Nations Unies...«. Ayant toujours en mémoire la question politi- que du droit des peuples que pose l'idée de démocratie, nous devons admet- tre que sur la scène internationale aucun Etat ne peut s'incorporer tout le juridique. Et cela en deux sens: aucun Etat ne peut être l'Etat de l'humanité, l'Etat des autres Etats; mais encore aucun Etat dans sa singularité ne peut satisfaire chez son peuple le besoin à jamais inassouvi de vivre un règne de justice. La démocratie n'est pas seulement un dire pacifique et un ensemble de procédures, elle est aussi intervention et invention. Cependant, tout en se manifestant et comme loi de nécessité pour conjurer le péril qui menace les peuples dans leur existence et comme norme qui, pour régler les différends, décide de mettre la guerre hors-la-loi, en aucun cas le droit international ne fait advenir une communauté internationale ou nationale. A la fois norme virtuelle qui dit le droit des droits de l'homme et des peuples — afin de faire coexister ceux qui, tout en acceptant de vivre ensemble, ne peuvent ni ne veulent se mêler et se confondre - , et aussi loi de nécessité s'imposant dans la violence qui le consume, le droit international dévoile ce que la démocratie contient comme pratique de la liberté: la virtualité même de la notion de peuple qui n'existe que par l'Etat, mais dont l'Etat se révèle le plus souvent impuissant à prendre en compte les droits. 5 0 Filozofski vestnik Letnik/Volume XXI • Številka/Number2 • 2000 • 51-82 DIVISION AND DEMOCRACY On Claude Lefort's Post-foundational Political Philosophy OLIVER MARCHART »My purpose here is to encourage and to contribute to a revival of political philosophy«. These words stand at the beginning of one of Claude Lefort's most prominent articles (Lefort 1988: 9). And indeed, there can be no doubt as to the significance of Lefort's work for contemporary political philosophy and, in particular, democracy theory. What Lefort - sometimes in collabora- tion with Marcel G a u c h e t - has elaborated is one of the most powerful theo- rizations of the political, democracy and totalitarianism. Unfortunately it has fallen victim to what seems to be the fate of all successful theories: sloganization. There are two Lefortian phrases or topoi which can be encountered in nu- merous articles and books: The first portrays our current condition as being governed by the 'the dissolution of the markers of certainty'. The second announces that in democracy 'the place of power is empty'. Most accounts of Lefort stop here. No further details are given; no theoretical context or back- ground is established. These 'slogans' - and isn't this what defines a slogan? - are supposed to speak for themselves. Well, they don't. It is possible to give an utterly banal reading to these two claims - and I suspect that it is not clear to many of those who quote them that they fulfill a more profound role in Lefort's theory which is to point towards the dimen- sion of the social which I will call its ontological dimension. If this is over- looked, as is often the case, these claims will be taken as statements about ontic facts of life - that is, facts within society. Thus, the claim as to the 'disso- lution of the markers of certainty' would be reduced to the trivial insight that many a thing is uncertain in our modern times (a banality which has been elevated to the level of 'science' by so-called risk-theorists). In a similar fash- ion, 'the emptiness of the place of power' in democracy could simply be reduced to the claim that in democracy there is no arbitrary power exercised anymore. Put into the context of Lefort's theory, however, something about society's ontological condition is said: In the case of the empty place of power, 5 1 O L I V E R MARCIIART it is obvious that power does not disappear - it remains there as something which is emptied: as a dimension, that is, whose factual (or ontic) content may disappear while the dimension as such stays operative. In the case of ' the dissolution of the markers of certainty' this is not only a particular phenom- enon but defines the universal, that is ontological horizon of our condition. Understood in the strong sense - as claims about the ontological condi- tion of society - these claims tell us something important about Lefort's theory. First, he is what one could call a contingency theorist. I contend that our very certainty about the dissolution of certainty already indicates that the roots of the latter phenomenon lie on a deeper ontological level then a common- sensical reading would expect. Therefore, we should not confuse a weak no- tion of uncertainty with the ontologically strong notion of contingency apper- taining to every social identity. And in a second and not unrelated sense, Lefort is a post-foundationalist. Both contingency and the emptiness of the place of power indicate that society is not built on a stable ground: they des- ignate the absence of social or historical necessity, the absence of a positive foundation of society. What they also designate, though, is that the dimension of ground does not simply disappear since it remains present as absent. This is the point where democracy enters the stage. Our interpretation of Lefort's work will substantiate the following claim: Democracy must be understood as the ontic recognition of society's ontological condition. By this we understand the institutional recognition and discursive actualization of the absence of a posi- tive ground of society. By actualizing the absent ground within the particular institutional, cultural and discursive dispositive of democracy, a place, or rather: a 'non-place' is symbolically allocated to it. It is obvious, we must add imme- diately, that this can only be a paradoxical enterprise. Hence, democracy itself is founded upon an irresolvable paradox which we will define at the end of this paper. The first axis of division: self-externalization Before returning to the question of democratic society, let us start by asking what lies at the origin of any society. Lefort's answer is: division. His concept of originary division is explicitly directed against Marxist determinism and economism. In particular, the argument runs against the Marxist idea that social division - class struggle - can be traced back to economic reasons alone. Division cannot be deduced from the empirical or factual positions of social agents. This is what makes division originary. In our terms: the onto- logical conditions of society cannot be deduced from the ontic. But then we 5 2 DIVISION AND DEMOCRACY have to draw radical consequences: Both Lefort and Gauchet deny that an- tagonism - which they also describe as the division in society between ruler and ruled, exploiter and exploited — can be causally derived from any ground other than antagonism itself. As Gauchet formulates it: A radical interpreta- tive leap - ' [u]n saut interprétatif radical' - is required. This 'interpretative leap' is radical in its wholehearted acceptance of the impossibility of founding antagonism and its renunciation of any other foundation: »If faut prendre acte de l'impossiblité de déduire l'antagonisme politique central et retourner complètement les termes dont nous partions avec Marx : la division n'est ni derivable ni réductible« (Gauchet 1976: 17). Social division is originary because it cannot be related to any foundation prior to itself. Rather, society is 'founded' by way of an originary division which is the division between society and itself as its other. »II y a division originaire de la société en ceci qu'on ne peut rapporter à aucun fondement préalablement constitué dans la société l'antagonisme de la société avec elle-même, et qu'à l'invers, c'est l'antagonisme de la société avec elle-même qui la fonde en tant que société, qui lui permet d'exister, qui la fait tenir ensemble. La société est par essence contre elle-même, elle ne se pose qu'en se posent contre elle-même, qu'en se faisant l'Autre d'elle-même. Division originaire : parce que l'existence de la société est inconcevable sans la division politique. La possibilité d'une société est suspendue au fait de sa division. La division est l'origine de la société.« (18) At the origin of society there is division.1 Lefort and Gauchet's claim that the very possibility of society is conditioned by its division, amounts to a tran- 1 Gauchet subverts the foundationalist paradigm by positioning the Freudian model against the Marxian model. While in the latter conflict is supposed to disappear after a classless society has been erected, that is to say, after an ultimate ground has been both found and founded, in the former model the 'unresolvability' of (psychic) conflict is accepted. Thus, Gauchet proclaims: 'Freud against Marx'.The whole passage reads as follows: »Freud met au jour, sinon la nature contradictoire de l'être psychique1? Qu' est-ce d'autre ainsi qu'il s'emploie à fonder au travers du dualisme toujours plus affirmé des pulsion, jusqu'au partage que l'on sait entre pulsion de vie et pulsion de mort? Si Marx montre que la société s'organise au plus profond dans un conflit, Freud révèle, lui, que le conflit est au centre de l'organisation subjective. Cela dit, si pour Marx le conflit social fait évidemment signe vers une société au-delà du conflit, pour Freud le conflit psychique, organisateur ultime de l'âme, est tout aussi évidemment irréductible. Par ce trait, la pensée de Freud est peut-être une pensée à pertée politique éminente, en tant que pensée de l'irréductible du conflit constituant la psyché humaine. La pratique analytique se proposera pour fin de permettre au sujet d'accéder à la vérité de sa contradiction; elle ne saurait se donner pour but d'éliminer l'antagonisme intérieur, forme indépassable du rapport du sujet à lui-même. L'individu qui réconcilierait en lui pulsions de vie et pulsions 5 3 O L I V E R MARCIIART scendental argument: Division is the condition of possibility of society.2 But why is this a post-foundational argument? What makes their account of soci- ety's grounding post-foundational is the fact that it is not a positive principle which founds society and lies at the origin of everything social but an irresolvable negativity with respect to society's self-identity. This negativity - antagonism - is prior to any identity and cannot be deduced from empirical, 'positive' facts. Thus, social identity cannot be grounded in anything other than the separation of that identity from itself: its self-externalization. Only through division and by turning itself into its Other can society establish some identity. This argument is an abstract and general one with implications for any form of identity. While in Lefort it is formulated from within the radius of Merleau- Ponty's thinking-with its emphasis on the irresolvable chiasm or intertwining between inside and outside-, in deconstruction it would be termed the 'consti- tutive outside' of any identity as Staten interpreted Derrida. Identity can only be constituted on the basis of that which it is not: »X is constituted by non-X« (1984:17), where X describes the identity, and 'non-X', by limiting the identity and by prohibiting its full constitution as absolute, points at the condition of possibility of X - its constitutive outside.3 Lefort and Gauchet's argument bears clear resemblance to the deconstructive argument even as it stems from a dif- ferent tradition and applies Merleau-Ponty's idea of chiasm to the field of po- litical thought. In both cases (and we could add the third case of Lacanianism), it is assumed that there can be no identity without being differentiated from its very outside: and yet, the latter does not have an independent life of its own but - as condition of possibility of the former - is present on the inside ('contami- nating' the inside, as Derrida would have it) thereby again hybridizing the de mort n'est ni en vue ni au programme. Si le rapprochement entre Marx et Freud paraît pleinement justifié, par conséquent, c'est à la condition de l'entendre: Freud contre Marx.« (Gauchet 1976: 6-7) We will return to the question of Lefort s relation to psychoa- nalysis later in this paper. 2 This implies, by the way, that a quasi-transcendental condition of society as such - by which only the very commonality of a common space is constituted - does not determine the particular form of society. The possibility for future differentiation into particular institutional systems is opened in the first place but no particular form of society is predes- tined. •H It is important to realize that the constitutive outside, even as its limiting function is precisely to destroy any essentialism, is itself essential for identity. So Staten insists on the post-metaphysical »necessity or essential character« of the constitutive outside which contaminates the metaphysical 'essence' of the identity. We have to see that identities are »impure always and in principle« and so we have to »pursue the implications of this essential law of purity« (1984: 19). On the terrain of essentialism this argument runs parallel to what I have described as the post-foundational logic - also to be found in Lefort - which keeps the empty function of the foundation as a necessary condition for any identity while at the same time emptying it from any positive or natural content. 5 4 DIVISION AND DEMOCRACY border between inside and outside. Every identity, hence, is precarious to some degree for it relies on something which necessarily escapes it. Now we see that the originary division - which, as it will become clear soon, operates as much at the 'outer border' of society as it runs through the inner 'flesh' of society - is a necessary condition for society to acquire some shape and self-understanding. In order to be socially effective, though, the outside has to be incorporated. And the name given by Lefort to the incorpo- rated outside is poiuer. In taking up this concept he radically reformulates what he sees as the traditional sociological theory of power. For sociology, power is characterized by a set of functions: its control over force and vio- lence, its administration of matters of common interest, its definition of so- cial goals and development through legislation. Power regulates, unifies and universalises social diversity for it is, literally, 'in a position' to do so: it occu- pies the centre of society. Lefort seeks to invert now the sociological approach, which sees in power the centre of society: The centrality of power, he argues, has to be replaced by the exteriority (extériorité) of power. This means, to be precise, that power is not identical with society's outside but stands in opposi- tion to society byway of the symbolic representation of the latter's outside: it constitutes the symbolic pole of representation with reference to which the social constitutes itself. These two aspects of externality and representation have been systematically ignored by sociology: first, power opposes itself to society in relying on the division between inside and outside; and second, through representing this opposition (i.e. externality) power operates as the symbolically instituting instance of society. The first aspect again underlines the difference between sociology and political science on the one hand and po- litical philosophy on the other. While sociology is concerned 'to circumscribe an order of particular facts within the social', the task of the latter is to 'con- ceptualize the principle of the institution of the social', as Lefort stresses. Yet any political philosophy and any political science worthy of that name must reflect on power - since it is the shaping-function of the latter that 'designates the political'. Instead of dealing with specifics one must start with 'a primal division which is constitutive' of social space, with what Lefort calls the 'enigma' of the relation between inside and outside: »And the fact is that this space is organized as owedespite (or because of) its multiple divisions and that it is organized as the same in all its multiple dimensions implies a reference to a place from which it can be seen, read and named. Even before we examine it in its empirical determinations, this symbolic pole proves to be power; it manifests society's self-externality, and ensures that society can achieve a quasi-representation of itself. We must of course be careful not to project this externality on to the real; if we 5 5 O L I V E R MARCIIART did so it would no longer have any meaning for society. It would be more accurate to say that power makes a gesture towards something outside, and that it defines itself in terms of this outside. Whatever its form, it always refers to the same enigma: that of an internal-external articulation, of a division which institutes a common space, of a break which establishes relations, of a movement of externalization of the social which goes hand in hand with its internalization.« (1988: 225) The 'enigma' of the chiasm between inside and outside is shown in the symbolic gestures power makes towards the outside. So the role of power is to institute society by signifying social identity — and only by relating to this repre- sentation/signification of identity can people relate to the space in which they live as a coherent ensemble (which implies that, in turn, a social space entirely devoid of power would not allow for any orientation - it would not even be a space). Power works within the symbolic order. In a sense, this has always been a well-known fact: Isn't power permanently exhibiting itself? Doesn't it inces- santly demonstrate its own importance through costumes and uniforms, cer- emonies and festivities, pomp and circumstance? Yet traditionally this has been seen as a distortion of its real functioning, as the 'weak point' of power which has to rely on appearance in order to secure its own survival. Lefort and Gauchet, while accepting the importance of representation, do not follow the second step in that scenario. The representational symbolic function of power - its appearance - is in no way hiding a true essence. The opposite is the case. It is appearance which is the essence of power. Or, put differently, power is what it appears; the actual function of power is not hidden in secret networks, con- spiracies, or 'real' (yet 'distorted') interests, it lies precisely in its appearance. For if the institution/foundation of society is occurring on the symbolic level alone, then it necessarily has to be staged: this is what Lefort calls mise-en-scene. It might be staged in different ways: the »fabrication of Louis XIV« (Burke 1992), for instance, differs from the ways in which power is staged in democ- racy as that place which cannot be institutionally occupied once and for all. In the latter case, one might venture to say, an open-ended play is enacted on an empty stage - and yet the theatre of power is not abandoned. As much as there cannot be a society without power there cannot be power without representa- tion - ergo: no society without the staging of a 'quasi-representation of itself'. The second axis: society's internal division Before returning to this aspect of the staging and institutionalization of the democratic dispositive (and of other dispositives), we have to discuss a 5 6 DIVISION AND DEMOCRACY second dimension of division. Lefort argues drat the main feature of the demo- cratic dispositive consists in the acceptance of social division. But it is not only the division between society and its outside which has to be accepted, more than that it is the inner divisions of society, the inner conflicts between differ- ent interests and classes, between ruler and ruled, oppressors and oppressed, exploiters and exploited - and eventually between political competitors. Thus, Lefort and Gauchet discern a further axis on which social negativity and con- flict operate, so that the social is finally constituted on tivo axes of the politi- cal. The first axis has just been described as society's self-alienation: In estab- lishing its self-identity society divides itself and erects an outside vis-à-vis itself which will be incarnated by the instance of power. An antagonism emerges between society and its outside. Now we learn that a second separation or division takes place on the inside of society: Here it is the irresolvable tension and opposition between its members which constitutes the antagonism. To- gether these two axes, these two primordial dimensions, make up the very kernel of the political being of society: »Division au-dedans de la collectivité, division de la communauté d'avec un dehors: en l'articulation de ces deux dimensions premières se ramasse le noyau d'être politique de la société" (Gauchet 1976: 18). After having examined the first axis of the originary institution - the self- externalization of society - we now turn to second axis: the internal division of society. This aspect illustrates the extent to which Lefort and Gauchet's theory is, indeed, a conflict theory. Class antagonism (this is Lefort and Gauchet's main point against Marx) is nothing which could be resolved in the future when the means of production will be socialized and when the state will wither away. Yet this conflict is not only irresolvable it also is necessary for society to institute itself. It is one of the main sources of social cohesion. This might sound counter-intuitive and paradoxical. How can conflict - the irresolvable struggle between men - be one of the main sources of social cohesion? The answer can be found in the fact that it is through conflict that individuals and groups posit themselves within a common world: »Si la lutte des classes sépare, elle installe aussi un même entre les parties antagonistes« (25). Through their antagonism - in which the organisation, the raison d'etre and the goals of society are under debate - the antagonists affirm themselves as members of the same community. Conflict establishes a common bond. To paraphrase that point within the language of traditional political philosophy: It is not through a pregiven substantial common good nor through submis- sion under a consensually or otherwise derived common good that a bond between the members of a given community is established, but it is the very struggle over the common good which, in actual fact, is that bond. Society can 5 7 O L I V E R MARCIIART be instituted only as far as there exists a founding antagonism internal to it which cannot be resolved completely. Far from destroying society as a whole, division in fact implicates a di- mension of totality. And totality is implicated precisely by the figure of ab- sence - 'une figure de l'absence' - that is revealed at the heart of social division: »Dire qu'il y a division dans la société, c'est dire qu'il y a dimension de totalité introduite par une absence« (25). That absence emerges from the incapacity of any social actor to master the meaning of society as a whole since the indefinite play of social division will always prevent single actors from monopolizing it once and for all. So through antagonism a dimension of totality does emerge - even as it is not, as some might think, the outcome of the positive presence of a social ground. Rather, the dimension of totality emerges from the absence of any such ground. For if the dimension of radical antagonism guarantees that nobody can incarnate the meaning of the whole, that any such pretension can and will be debated, this leads to the conclusion that the truth of the social totality cannot but lie in the debate as such. The dimension of totality is in no way discarded; rather, it is invoked as an effect of a never-ending debate which makes it impossible for any group to master the meaning of the social whole.4 Society as a totality is the effect of an ab- sence or negativity residing exactly in the irresolvable antagonism between competing attempts at mastering the meaning of the social. The meaning of the social whole, thus, emerges in between the debating parties (the 'inter- locutors' as Gauchet and Lefort sometimes call the antagonists in a more phenomenological terminology)/' 4 It must be added that, for Gauchet, the functioning of this mutual implication of conflict and social bond does not depend on its conscious realization or knowledge. The bond is created through signification and at the level of the social unconscious-. »Les agents engagés dans la remise en cause de leur société ne se rendent assurément pas compte de ce que leur antagonisme conspire à la création d'un même espace entre eux. Ils sont même rigoureusement persuadés du contraire. La production symbolique d'un univers commun n'a rien à voir à l'évidence ici avec un contenu de conscience. Pas davantage n'a-t-elle à voir avec la constitution d'une attache effective et manifeste entre les individus. Elle est production d'un lien dans l'élément de la signification et au niveau de l'inconscient.« (Gauchet 1976: 25) r'Yet one has to stress the implications of that argument, and this is how an 'antagonism- theorist' like Ernesto Laclau (1990) will put it: Not only is a dimension of totality intro- duced by such absence at the heart of social division but totality - in turn - becomes an absence. Laclau claims that in situations of dislocation - in moments of heightened con- flict and division - political signifiers like 'order' point at an absent totality which, how- ever, remains present as a horizon. Since dislocation is an ontological condition of any system or society there will always be a dimension of totality, full presence, or plenitude as absent. We can conclude that a totality introduced by absence - the irresolvability of social conflict - can always only be an absent totality which nonetheless remains operative (or 5 8 DIVISION AND DEMOCRACY It is necessary, if we want to understand where Lefort's positive evalua- tion of conflict stems from, to turn to his earlier studies on Machiavelli - for it was his thought which allowed Lefort to break with the Marxian 'postulate of the secondary nature' of conflict.1' Machiavelli against Marx Between 1956 and 1972 Lefort works on his thèse d'état which should be- come an 800 page strong book entitled Le travail de l'œuvre Machiavel (1986b). He devotes the first half to a discussion of previous interpretations - among them those of Gramsci and Leo Strauss - while denying the possibility of a definite interpretation. This does not, however, keep Lefort from pursuing his own 'interrogation' of the Machiavellian œuvre. For Lefort, and this is not yet an original claim, Machiavelli is the inventor of political thought proper. But Lefort builds his interpretation around a more radical claim. Machiavelli's discovery - which allowed him to found modern political thought - is the discovery that an irreducible conflict exists at the centre of every polity. In the ninth chapter of the Prince he declares that the nobles on one side and the people on the other are engaged in an irresolvable struggle due to their opposing umori. While the 'humour' or desire of the nobles is to command and to oppress, the desire of the people, on the other hand, is not to be commanded and not to be oppressed. Lefort comments: »C'est bien d'une opposition constitutive du politique qu'il faut parler, et irréductible à première vue, non d'une distinction de fait, car ce qui fait que les Grands sont les Grands et que le peuple est le peuple ce n'est pas qu'ils aient par leur fortune, par leurs mœurs, ou leur fonction un statut distinct associé à des intérêts spécifiques et divergents ; c'est, Machiavel le dit sans ambages, que les uns désirent commander et opprimer et les autres ne l'être pas. Leur existence ne se détermine que dans cette relation essentielle, dans le heurt de deux « appétits », par principe également « insatiable ». Ainsi, à l'origine du pouvoir princier, et sous^acent à celui-ci une fois qu'il s'est établi se trouve le conflit de classe.« (1986b: 382) present) in form of an always receding horizon. We encounter exactly the same logic here as previously in Lefort and Gauchet's account of the origin of society which oscillates between presence and absence. '' The opposition already set up between 'Freud against Marx' can now be supple- mented and reintroduced to the political field as the opposition: Machiavelli against Marx. It should be mentioned, however, that Lefort's approach is not anti-Marxist but consists in interrogating Marx's works. In this sense, Lefort thinks with Marx against Marx. 5 9 O L I V E R MARCIIART That constitutive and irreducible opposition between the people and the nobles precedes the particular social circumstances or traditions in which they are situated. The phrase 'Machiavelli against Marx' by which one could char- acterize this aspect of Lefort's enterprise therefore means: Class conflict - which in its essence is a political and not an economic conflict - is prior to the positioning of the social actors in the relations of production. We might say that conflict, as negative ground of society, precedes any factual reasons for conflicts in the plural. And if conflict is to fulfill its role as negative founda- tion of society then it follows for us that the difference between conflict as ground and factual conflicts in the plural must be radical by nature: conflict as ground cannot be just one more of many factual conflicts. It must be lo- cated on a radically different level. If we allow ourselves to take up philo- sophical terminology, the matter can be stated once more in terms of the ontological difference: The 'ontological' condition of antagonism is prior to the 'ontical' circumstances under which it is expressed. Wherever there is society - no matter how it is ontically structured - there is internal antago- nism on the ontological level. We are employing Heidegger's quasi-concept of ontological difference not only for heuristic reasons. His influence can indeed be traced within Lefort's own texts - even as he only occasionally mentions Heidegger's name. Hence it should not be a surprise that parallels between Lefort and Heidegger on this account have also been perceived by the foremost Lefort-scholar Hugues Poltier7: »[N]otons brièvement que la démarche de Lefort présente une homologie frappante avec celle suivie par Heidegger dans son 7 In slight contrast to the following quote by Poltier, for us, the way in which the ontologi- cal difference is reformulated and radicalized towards Ereignis and difference-as-difference by the later Heidegger is more relevant than the Heidegger of Sein und Zeit. We would side in this respect with Bernard Flynn, for whom Lefort's text on 'The Permanence of the Theologico-Political?' in particular evokes the later writings of Heidegger. When Lefort, for instance, asks »whether the religious might not be grafted onto a more profound experi- ence« (Lefort 1988: 233), Flynn suspects that what could be meant is »the experience of difference - the Advent« (Flynn 1996: 182). The fact that Lefort does not cite Heidegger is explained by Flynn as sign of a certain suspicion on Lefort's part concerning Heidegger's »systematic dénégation of the emergence of the political as such« (183). One should also note that Lefort, when once comparing Heidegger to Merleau-Ponty, was tentatively con- ceding a certain similarity with respect to their intention: »celle de dévoiler la difference de l'Être et de l'étant« (Lefort 1978: 110). However he insists that Merleau-Ponty's concept of flesh {la chair) does not have an equivalent in Heidegger, and - even as, for both of them, it is only possible to indirectly approach Being via beings - Merleau-Ponty's interests does not so much lie in naming the difference than in thinking the plane of the flesh (as it appertains to the visible, to the world and to history) which does not have, according to Merleau-Ponty, any counterpart in traditional philosophical discourse. 6 0 DIVISION AND DEMOCRACY questionnement vers l'être. Dans les deux cas, on part de ce qui se montre - respectivement des objets de notre monde quotidien, des événemets politiques dont nous faisons couramment l'expérience. Dans les deux cas également, le monde phénoménal paraît ne pas pouvoir être expliqué à partir de lui-même. Sans doute, il est possible d'en donner une description et une explication assez satisfaintes, ainsi que le montre l'existence de sciences. Leur travail est loin d'être dépourvu de toute valeur. Pourtant, leur point de vue leur interdit d'interroger l'être de l'étant, respectivement l'être du social. Leur limitation provient de ce qu'elles bornent leur examen à »l'étant-là-devant«. L'être n'est en effet pas un »ob-jet«. Pour le découvrir, il faut interroger le sens qui sous-tend la donation de l'objet ou le rapport politique. En retrait, ne se montrant pas, ce sens est l'être de la chose, respectivement l'être du social. Il en constitue, dit encore Heidegger, »le sens et le fond«. A la lumière de ce parallèle que nous venons d'établir, on perçoit mieux tout ce que la démarche herméneutique de Lefort emprunte à la fameuse différence ontologique de l'auteur de Sein und. Zeit.« (1998:147) By insisting - against the viewpoint of science - on the ontological level of the 'being' of the social, one must not forget about the ontic dimension. The latter is absolutely indispensable since pure ('ontological') originary conflict - which is the ultimate core of the 'being' of the social — has to find a symbolic outlet if it is not to destroy society. Here, power enters the stage once more. Also on the second axis of antagonization, the internal one, power results from antagonism as that which regulates it. Within the quasi-model of the ontological difference one can say that power, as a dimension, is an ontologi- cal category, while the specific manifestations of power which determine the particular symbolic dispositive of given society are ontical by nature: On the one hand, the dimension of power belongs to every society - without any sym- bolic mediation conflict would escalate into meaningless violence. At the most extreme point, a society of pure antagonism, a society without the symbolically regulating dimension of power in the Lefortian sense, would amount to a Hob- besian state of nature and, hence, could not be called society at all. If Lefort constantly stresses that the 'evacuation' of the place of power does not elimi- nate power as such then he does so because of the absolutely necessary sym- bolic role played by the dimension of power (not by its specific content). On the other hand, the specific ways in which antagonism is symbolically regulated by particular 'power-arrangements' are clearly ontical. It is at this ontic level that we have to 'come to terms' with our ontological conditions. On the basis of similar assumptions it has been proposed by theorists like Bobbio, Connolly, and Mouffe to differentiate between the two levels of an- 6 1 O L I V E R M A R C I IART tagonism and agonism, between enemy and adversary. While, for Chantal Mouffe, in the case of antagonism the opponent is conceived as enemy to be annihilated, in the case of agonism s/he is understood as an adversary within a shared political language-game.8 For Mouffe, agonism (and 'politics' in general) becomes our democratic way of 'coming to terms' with the irresolvable, that is to say, ontological condition of antagonism (what she calls 'the political'). It is obvious that those theories are located within the 'Machiavellian moment'. For Machiavelli it is the symbolic dispositive of the republic - as the regime of freedom built on the sovereign rule of law - which allows for recog- nition of conflict as well as for regulation of the opposition between people and nobles, which makes it impossible for any party to entirely dominate/oppress the other. This makes Machiavelli not only the first 'antagonism theorist', insist- ing on an irresolvable conflict as the core of every possible society, but also the first to develop a theory of 'agonism' as the symbolically regulated form of antagonism (regulated, for instance, through the arrangement of a mixed con- stitution). It is important, however, to stress once again that 'regulation' does in no way entail the 'sublation' of the opposition between nobles and the peo- ple into a harmonious or even homogenous community. Radical antagonism never disappears. It has to be accepted as the condition of possibility of society; and this acceptance, for reasons that will be elaborated later, is provided by the democratic dispositive. Yet, deconstructively speaking, this condition of possi- bility (like the constitutive outside referred to above) simultaneously acts for society as its condition of impossibility. From the viewpoint of conceptual his- tory this has been perceived by Gisela Bock in her essay on 'civil discord' in Machiavelli: »[I] t is only in the republican order that the discords among the various human umori can and must be expressed; on the other hand, it is these very discords that continually threaten it. They are both the life and the death of the republic« (1990: 201). The umori and the subject of lack Given the prominent role the umori play in Machiavelli, some further investigations as to their nature are imperative. For it cordd seem that Machiavelli relied on anthropological assumptions concerning so-called hu- 8 »Agonistic pluralism«, as Mouffe puts it, »is based on a distinction between 'enemy' and 'adversary'. It requires that, within the context of the political community, the oppo- nent should be considered not as an enemy to be destroyed, but as an adversary whose existence is legitimate and must be tolerated« (1993: 4). 6 2 DIVISION AND DEMOCRACY man nature. Most readers of Machiavelli understood his theory in precisely that way: For them, his dark view of human nature constitutes the basis of his pessimism with regard to the possibility of ever reaching a society without conflict. Yet if these interpretations were correct we would be left with a posi- tive ground - certain assumptions about factual human nature - prior to originary conflict. A positive ground, though, is exactly what has been ruled out by Lefort and Gauchet in the first place and which cannot be tolerated within a post-foundational framework. Therefore, Lefort's interpretation de- parts from the doxa and propounds a highly original and convincing read- ing. For Machiavelli, we recount, the irresolvable conflict in society is based on two umori - the desire to oppress and the desire not to obey - located within the two classes of the nobles and the people respectively. In that model, the umori acquire the status of existentials. Lefort now denies that Machiavelli's theory relies on fundamental as- sumptions concerning human nature. Even if he did rely on those assump- tions, their positive 'content' would not affect his argument about the originary division since the latter is construed in merely 'negative' fashion: Lefort ob- serves that the nature of the two humours, and, as a consequence, of the two classes is entirely relational: »elles n'existent que dans leur affrontement autour de cet enjeu que constitue pour les uns l'oppression, pour les autres le refus de l'oppression« (1986b: 385). Their very existence - their identity - is based on their confrontation. Resolve this originary confrontation and together with society the identity of the two classes will disappear since they exist only by virtue of their mutual confrontation. If we look at the matter from this angle, their relation does not appear to necessitate any positive substance behind their identity: their identity is the effect of their confrontation only. But does not the desire to oppress constitute such a positive substance while, on the other hand, it is only the desire not to be oppressed which is purely negative? Isn't there a positive desire - something like a will to oppression - at the bottom of the whole confrontation? And isn't, as a consequence, the relation between the negative desire of the people and the positive desire of the nobles asymmetric? At first sight it seems asymmetric indeed: While only the desire of the people seems to be constructed as purely negative the nobles appear to be driven by the positive desire to oppress and command others. Yet a closer look will reveal that the identity of the nobles is as much marked by a void as the identity of the people. And it is with respect to this void that there is no asymmetry. We can substantiate this claim by supplementing Lefort's account with a more Laclauian or even Foucauldian argument: If the nobles are in need to oppress, then because they are not in full control, not in total com- mand themselves. There would be no need for domination without resist- 6 3 O L I V E R M A R C I IART ance and vice versa. Or, to put it in Lacanian terms: Their very need to op- press attests to their own lack: the nobles, no less than the people, are subject to the experience of a void. So it is safe to conclude that the purely negative relation of the umori points to a lack that precedes their positive content. In this sense Lefort can claim that 'une classe n'existe que par le manque qui la constitue en face de l'autre'. And on the axis of internal division there is a relation of mutual implication between the void instantiated by conflict and the emergence of the social bond. Thus, Lefort assumes: »La recherche nécessaire d'une attache passe par l'expérience du vide qu'aucune politique ne comblera jamais" (1986b: 382). Any social bond must pass through the experience of this void, through the experience of a constitutive absence at the very heart of society. From a Lacanian viewpoint it is tempting to see in this void the place of the subject. This would be, for instance, the reading Slavoj Žižek gave to Laclau and Mouffe's political theory: it is not enough to stop at the notion of 'factual' subject positions, that is to say: identities, for in order to explain both the radical antagonism of society and the need for identification in the first place one has to introduce the Lacanian concept of the subject as lack: »the Lacanian notion of the subject aims precisely at the experience of »pure« antagonism as self-hindering, self-blockage, this internal limit preventing the symbolic field from realizing its full identity.« (1990: 253). A critique later accepted and further developed in Laclau (1990) and Laclau/Zack (1994). A similar quasi-Lacanian interpretation can be given to Lefort. The as- sumption that the ,manque' at the heart of the relation between the two classes can be identified with the place of the subject is in fact supported by Poltier. His argument hinges on the category of 'desire'. Rather than being inde- pendent, the two umori constitute 'two poles' of a single desire. And since the two poles cannot be unified (since they are originary) it follows that the 'sub- ject ' of that desire is internally divided between these two poles; it can never attain full identity. Such is the way in which Poltier interprets Lefort's 'Machiavellianism ' : »En clair: il n'y a qu'un seul désir se scindant en deux pôles. Etant opposes, il est impossible au sujet de se situer dans l'un et l'autre en même temps. (...) Dit autrement, le désir du sujet humain se brise dans deux pôles incompatibles. Si l'un d'eux est concrétisé dans le sujet, l'autre ne peut être ni rélaisé ni éliminé totalement.« So Poltier arrives at the conclusion: »L'incomplétude du sujet est insurmontable. L'opposition des désirs respectifs du peuple et des Grands trouve ainsi sa source dans la brisure 6 4 DIVISION AND DEMOCRACY du sujet. Le fondement de la division social et, partant, le fondement du pouvoir, résident dans la division du désir. Telle est, en défintive, la thèse soutenue par Lefort dans son Machiavel.« (1998: 146) The introduction of such a Lacanian theory of the divided subject allows us to redefine 'human nature' in a non-essentialist way and to retrace the void behind all positive anthropological assumptions.'1 The subject is marked by a void as much as society - and, for that matter, as every identity. The real as disturbance and absent ground But does a Lacanian reading do violence to Lefort's theory? A superficial reading would not find too many traces of psychoanalysis in his work. Joan Copjec remembers the following anecdote which appears to be symptomatic: After Lefort had delivered his essay 'The Image of the Body and Totalitarian- ism' (published in Lefort 1986) at a conference hosted by the Center for the Study of Psychoanalysis and Culture at the University of Buffalo, a member of the audience stood up and complained that he had come to hear a psycho- analytic presentation and now was puzzled not to encounter any talk about the ego, the id, repression, etc. He simply missed the psychoanalysis in Lefort's presentation. And indeed, Lefort's language is not analytic in the strict sense. Yet that audience member made the common mistake, as Copjec remarks, to confuse concepts with vocabulary: »for although Lefort never spoke the words this man was waiting to hear, it is clear that the concepts of psychoanalysis have defined the very field which Lefort's work inhabits«. Lefort does actu- ally concede the influence psychoanalysis had on himself at the end of his paper1", yet he also insists that psychoanalysis could only evolve within the " I leave aside the question whether the subject of lack should actually be described - as Poltier does - as the 'foundation' of social division given that social division has been defined as originary. This question, however, whether the subject of lack is the 'founda- tion' of social division or whether it is merely complementary to social division (which seems to be implied in Zizek's model) is of entirely secondary nature if we realize that even as a foundation it is entirely negative. So even in that case we would not reach a positive foundation behind social division but rather would look into one more abyss which is the subject. "' The whole quote reads: »Such, then, are a few thoughts which indicate the direction for a questioning of the political. Some readers Some readers will no doubt suspect that my reflections are nourished by psychoanalysis. That is indeed the case. But this connec- tion is meaningful only if one asks oneself at which hearth Freud's thought was lit. For it is not true that in order to sustain the ordeal of the division of the subject, in order to dislodge the reference points of the se//and the other, to depose the position of the posses- sor of power and knowledge, one must assume responsibility for an experience instituted 6 5 O L I V E R M A R C I IART democratic dispositive. As Copjec paraphrases: »In other words, Lefort is saying, if his theorization of democracy seems to be nourished by psychoa- nalysis, this is only proper, since psychoanalysis was originally nourished by the experience of democracy« (Copjec 1992, n.p.). One has to conclude that the relation between the 'object matter' of Lefort's thought - the political - and psychoanalysis is reversible. On the one hand, his theory of democracy as the dispositive which disincorporates the 'body politic' relies, to some extent, on the conceptual apparatus of psychoanalysis. On the other hand, psychoa- nalysis became only possible within a 'disincorporated' dispositive, that is to say, after the democratic invention. And the same can be said about the rela- tion between psychoanalysis (which discovered the 'originary division' of the subject) and Lefort's thinking of 'the political' - as the abstract concept for the 'regime' or form of society as well as for the originary division of society. Psychoanalysis, then, if it wants to understand its own conditions of emer- gence, must be premissed as much on a thinking of the political as the latter is premissed on a set of psychoanalytic insights. One of the psychoanalytic insights - in Lefort's work and, more exten- sively elaborated, in the work of Laclau and Žižek - is, as we have seen, the 'disincorporation' or division of the subject in its relation to the disincorpo- ration and division of society. Yet to what extent do other analytic concepts play a role in Lefort? The most obvious candidate is, of course, the concept of the 'symbolic'. It is clear for Lefort that there can be no society without the symbolic dimension. In the journal Psychanalystes he develops his idea of the symbolic through a critique of naturalist and realist assumptions, insisting that such an idea has a much longer history than psychoanalysis and can be found in Plato already and, of course, in Machiavelli (where, for instance, Machiavelli observes that the prince must build his authority on the Name of the Prince, quoted in Flynn 1992: 184 pp.) - Moreover, as Bernard Flynn ob- serves, Lacan 's notion is given by Lefort a 'Merleau-Pontyan' turn: »For Lefort, the Symbolic Order is that which deploys the 'within and without'; it is what operates this distinction - the symbolic structure of society is neither within nor without« (185). One could say that for Lefort the symbolic defines the very way in which the chiasmatic, instituting dimension of society — its self- externalization - is operationalized and institutionalized. In its most basic form, as 'symbolic system' of society, this dimension is specifiable as »a con- figuration of the signifiers of law, power and knowledge« (Lefort 1986: 186). While in the 'monarchic' dispositive these signifiers are unified or incorpo- rated in the single signifier of the body of the king, in the symbolic dispositive by democracy, the indétermination that was born from the loss of the substance of the body politic?« (Lefort 1986: 306) 6 6 DIVISION AND DEMOCRACY of democracy they are disjointed. The relation we establish with or towards the dimension of the originary division can only be symbolic. In like manner, this could suggest thinking about the originary division in terms of 'antagonism as real' (Žižek) although from a Lacanian viewpoint Lefort's usage of terms like 'the real' and 'reality' is not always consistent, and sometimes he employs them interchangeably.11 However, in some pas- sages he comes quite close to a Lacanian understanding of the real as that which disturbs the process of every symbolization; or, from the viewpoint of political thought: as name for antagonism, as absent foundation and as name for radical contingency. Simultaneously, a further category is required to name the complementary process of denial and concealment of the original divi- sion. For if society can only be established through a process of self-division - which both enables and disables a certain degree of social coherence - then society can never reach a state of full reconciliation with itself. There will always be attempts at 'covering up' the fact that at the place of society's ground the only thing we discover is an abyss. These 'cover-ups' (a »folding over of social discourse on to itself«, 1986: 202) Lefort calls processes of concealment which operate through the dimension of the 'imaginary'.12 Such concealment which indicates a profound inability to accept the in- stituting distance of society to itself, must always fail in the final instance - due to the ontologically necessary character of the disturbing cause of the real. Any attempt at the occultation of division, Lefort claims, remains subject to the effects of social division - effects which are revealed, as it were, »through the failures of occultation«. These 'failures' of and 'discordances' within the process of occultation allow »what we can now justly call the real to appear«. Lefort, in a manner not entirely dissimilar to Lacan and those who have been 11 At any rate, for Lefort, reality (what he also calls 'facts') is discursive by nature since »there is no institution which is not organized within a linguistic activity«. Thus, 'facts' are defined by Lefort as first order language, while the symbolic and imaginary mise-en-forrne is defined as second order language (1986: 210). Dick Howard characterizes Lefort's notion of the imaginary- I'imaginaire- as follows: »the Freudian term which, in the work of Jacques Lacan, conceptualises the representa- tional dimension of psychic functioning, the image of itself which the human needs in order to function as a social being. This self-image is articulated by Lacan in terms of the Oedipal drama where the Father represents the Law, indicating to the male child what is socially forbidden, and therewith teaching the child his place in the society. Analogously, the social imaginaire would represent the Law of society's structuring, telling it what is and is not legitimate, what can and cannot be changed, and ultimately defining and limiting its self-identity. The imaginaire, symbolically articulated, structures the scientific, religious and aesthetic discourse through which a society comes to know itself. Its function is to neutralise the conflictual origins of the social, to create the illusion of permanence and necessity which characterised the 'society without history'« (Howard 1988: 216). 6 7 O L I V E R M A R C I IART influenced by Lacanian thought such as Laclau, thus defines the real in purely empty or negative fashion as »that which marks the impossibility of achieving concealment« (197). From the above said we must conclude that the dimen- sion of the originary division shows itself through the failures in the processes of imaginary concealment. The real appears by disturbing all efforts to con- ceal the originary division. Thus, the real and the imaginary, as Lefort presents them, are locked in a (negative) 'dialectic': On the one hand, what the work of the imaginary aims at is the occultation and concealment of the founding nature of social division and historicity (of contingency within history, as we would put it). On the other hand, though, it will never achieve this task given the disturbances in the imaginary which 'mark' the impossibility of final con- cealment. Yet these marks of failure and disturbance do have a symbolic func- tion even as they do not point at any positive referent. Lefort even describes them as iigroswhen he emphasizes that occultation consists in »suppressing all the signs which could destroy the sense of certainty concerning the nature of the social«. These signs suppressed by imaginary occultation are, if one wanted to invert his famous dictum on the »dissolution of the markers of certainty«, the markers of un-certainty, or, rather, of contingency. These markers are »signs of historical creativity, of that which has no name, of what is hidden from the action of power, of what breaks apart through the dispersed effects of socialization — signs of what makes a society, or humanity as such, alien to itself« (203). Their minimal or 'negative' symbolic function is given to them by the democratic dispositive. Within the latter they do not count as mere disturbances but - being disturbances of the process of imaginary concealment - they are understood as pointing at a dimension beyond the symbolic: the absent ground of society. Ideology as imaginary concealment of division To concentrate for a moment on the imaginary dimension will allow us to approach our main problem of the originary and instituting division of society once more - but this time from its 'reverse side', the side of its con- cealment or occultation. For this side Lefort retains the traditional term ide- ology. A closer look at the way in which he uses the term will show that ideol- ogy can justifiably be defined as discursive actualization of the imaginary di- mension. This actualization might take place in different ways (Lefort theo- rizes at least three of them: totalitarianism, bourgeois and invisible ideol- ogy) , yet the main problem of every ideology is to come to grips not only with the 'logical' impossibility of closure but also with the irreversible historical 6 8 DIVISION AND DEMOCRACY event of the democratic revolution. Neither can the event of the democratic revolution be reversed nor can the paradoxes that were instantiated by it be resolved — even as ideology aims at precisely such a de-paradoxization, to use a term by Niklas Luhmann. Totalitarianism, now, the most radical form of ideological concealment, is marked by the democratic revolution in particular since totalitarianism is nothing else than the mutation and prolongation of its features: totalitarian- ism both inverts and at the same time radicalizes the features of the demo- cratic revolution and therefore must not be confused with pre-democratic forms of government like tyranny or despotism as Lefort, like Arendt, repeat- edly insists.13 Rather, it is one of the two major directions in which the demo- cratic revolution can evolve: democracy and totalitarianism; and, since totali- tarianism is rooted in the democratic revolution, it cannot be clearly and definitely separated from democracy. The reason is the following: With the democratic revolution society lost its access to a transcendent source of legiti- mation. From now on society must accept that it has to institute itself, draw its own boundaries and find its immanent sources of legitimation. And since society is thrown back on itself in the moment of its institution (or 'inven- tion') it necessarily resorts to the fantasies of total domination of the social space, of omnipotent knowledge and all-knowing power: »A condensation takes place between the sphere of power, the sphere of law and the sphere of knowledge. Knowledge of the ultimate goals of society and of the norms which regulate social practices becomes the property of power, and at the same time power claims to be the organ of a discourse which articulates the real as such« (1988: 13). As with all forms of imaginary concealment, the defining characteristic of totalitarianism must be seen in its occultation of the original division and the empty place of power. By merging society and power it closes and homog- enizes social space. Power will be re-incarnated and its place occupied first by a party »claiming to be by its very nature different from traditional parties, to represent the aspirations of the whole people«. The latter will be identified with the proletariat which will be identified with the party, then with the politbureau and ultimately with what Lefort, taking up an expression of Solzhenitsyn's, calls the 'Egocrat'. What is the difference between the Egocrat and the monarch? It amounts to a difference between a precarious form of 1:1 This implies that it is not enough simply to denounce totalitarianism as some Cold- War-ideologists as well as the French 'new philosophers' did of which Lefort distances himself (1986: 293). It is important to stress that Lefort started to develop his critique of totalitarianism at a time - already in the late 1940ies - in which this was not at all fashion- able on the Left. 6 9 O L I V E R M A RCI IART transcendence, where the body of the monarch is split between its transcend- ent and its earthly body, and a form of full immanence. While the monarch was not identical with itself, the Egocrat, who seeks to fully incarnate the place of power within society, is in possession of a single body only: corpus mysticum and corpus naturelle-¿xe indistinguishable. The Egocrat coincides with himself as much as totalitarian society coincides with itself. Of course, the monarch too was unifying in his body the principles of power, law and knowl- edge, but still he had to obey a 'higher power'. He was both above the law and subject to the law; he was, as Lefort stresses with recourse to a medieval formula, major et minor se ipso, both above and below himself (1986: 306). The main feature of totalitarianism - with respect to the founding con- flict - is that any form of antagonism will be concealed, and a homogenized and self-transparent society will be postulated: »social division, in all its modes, is denied, and at the same time all signs of differences of opinion, belief or mores are condemned« (1988: 13). This means that, on the internal axis, the originary division is erased, or rather displaced. It is erased in the sense that what the Egocrat incarnates is the 'People-as-One', that is to say, society with- out internal division and antagonism. But since, as an ontological dimension, it can never be completely erased and will continue to surface in form of disturbances of the imaginary concealment it has to be displaced. And in or- der for the 'People-as-One' to be presented as a totality, as full identity, a relation to some sort of outside is inevitable. What acts as the new outside is a series of internal substitutes representing the 'enemy within'. The identity of the people is established vis-à-vis the enemy of the people (the kulaks, the bourgeoisie, the jews, spies, and saboteurs). The metaphor of the body starts tainting political discourse: the identity of the body of the people and society depends on the elimination of its parasites. And yet, totalitarianism is entan- gled in a paradox. Its goal is to get rid of internal division but in order to achieve that goal an enemy has to be produced: »division is denied ( . . . ) and, at the same time as this denial, a division is being affirmed, on the level of phantasy, between the People-as-One and the Other.« (1986: 298) Totalitari- anism needs the enemy as a reference point and, thus, relies on division in the very moment in which it decries it.14 The same contradiction operates on the external axis, the division be- tween society and its outside. In totalitarianism, power, as Lefort remarks, »makes no reference to anything beyond the social; it rules as though noth- ing existed outside the social, as though it had no limits'. This implies that 'it 14 According to Lefort (1979), this contradiction runs through the Egocrat as well: On the one hand, he fuses with the people and the party which he is supposed to incarnate. On the other hand, he confronts them from the position of the master. 7 0 DIVISION AND DEMOCRACY relates to a society beyond which there is nothing« (1988: 13). It is a society of total immanence where any dimension of transcendence (including an 'empty' or negative transcendence) is lost: the chiasm between inside and outside is disentangled in favour of the inside. The principle of immanence is symbol- ized by the Egocrat in whose body the social totality is condensed. However, since some reference point is required in order to constitute a totality, again, internal or immanent outsides (enemies) have to be found or invented. The idea of organization, upon which the totalitarian ideology is erected, needs to create the idea of disorganization as its own opposite, the imaginary threat of chaos (sabotage, subversion, etc.). Society's necessary self-externalization and division, internal and external conflict, is identified with the danger of disorganization. While this is exactly what characterizes totalitarianism it si- multaneously implies that the latter carries within itself the seeds of its own failure: it means that the totalitarian idea of organization presupposes and builds upon the idea of ¿/«-organisation: totalitarianism comes into being only by virtue of an irresolvable contradiction. Hence, it is doomed to failure - something Lefort predicted in the 1960ies already. After totalitarianism: the 'invisibilization' of division To summarize the Lefortian thesis on the relation between democracy and totalitarianism, one could rephrase it in the following fashion: Since both have its roots in the democratic invention, the distinction between de- mocracy and totalitarianism is a distinction within democracy. Being a muta- tion within the democratic dispositive, totalitarianism cannot overcome the contradictions inherent in a society which, having lost any 'natural' reference point and foundation, can only establish an identity by dividing itself - both internally and externally. But we also have to see the implications of this claim: As a consequence of Lefort's thesis, democracy is not the opposite of totalitarianism but contains totalitarianism as an internal tendency (1979) - hence, no reason for complacency. Democratic complacency (whose locus classicus is Fukuyama) - which understands democracy as already fully real- ized and overlooks its common roots with totalitarianism - is itself a form of ideology. It is called by Lefort the 'invisible ideology'. From this currently hegemonic form of ideology he discerns another historical variant, the 'bour- geois ideology'. They all are defined as ideologies because of their diverse strategies to conceal the absence of any legitimatory foundation and the con- stitutive chiasm between inside and outside. Bourgeois ideology, which can oscillate between conservatism and anar- 7 1 O L I V E R M A R C I IART chy, experienced its peak in the second half of the nineteenth century. Its discourse is constructed around the idea of positive knowledge and denies the existence of any transcendent beyond or outside from where religious or mystical knowledge could be guaranteed. And yet bourgeois ideology does not search for new, contingent foundations internal to society. Rather, its dis- course is founded upon the separation of ideas from the supposed real and by ascribing to the former a transcendent status: What is typical for bourgeois discourse, as a discourse of the universal, is that it relies on those transcend- ent ideas written in capital letters: Humanity, Progress, Nature, Life, Science, Art, the Republic, Property, Family, Society, Nation, and Order (Lefort 1986: 205). These ideas secure their identity by entering into a vertical dichotomy: The orderly realm of ideas - civilized society - rises above a chaotic and irrational sphere of subordinated elements threatening society: the proletar- ian threatens the bourgeois, the savage threatens the civilized, the madman threatens the 'mentally sane'. The constitutive outside of society mutates into a 'downside', the beyond into a below of society, or of mankind even. Order (or identity) is not established anymore vis-a-vis a irans-social sphere of the sa- cred but vis-a-vis a ¿«¿»-social sphere of chaos. But again, as Lefort writes in nearly deconstructive terminology: »the conditions which ensure the efficacy of bourgeois ideology also contain the possibility of its failure« (208). On the one hand, the strength of bourgeois ideology rests on its ability to proliferate its ideas throughout an increasing number of discourses until even the most revolutionary and subversive politics has to be formulated on its terms (just think of 'progress') thereby further strengthening bourgeois ideology. The instituting division is dissolved by the 'pluralism' of ideas and of differenti- ated spheres of action (economy, technology, art, politics, etc.). On the other hand, the same fact constitutes the main weakness of bourgeois ideology: the ideas cannot fulfill their promise of transcendence since the latter collides with the assumption of a differentiated social objectivity; and they cannot fulfill their promise of universality either since they are plural and often times incompatible. On this basis it becomes possible for the totalitarian ideology to liquidate its bourgeois counterpart.ir' After the age of communism, what has become the prevalent answer to the irritation of society's groundlessness is the 'invisible ideology'.10 Here, the 15 In particular by obliterating the boundaries between the differentiated social systems and fusing the bourgeois oppositions (in particular the one between civil society and state), thus nourishing »a passion for tautology« (Lefort 1986: 215). "' Recently Lefort speaks about a 'society of individuals': the neoliberal version of the invisible ideology. The myth of the society of individuals presents the state as a nothing more than the administrator of a national enterprise or incorporation. This could have desymbolizingeffects on social relations: »Wenn man der Vorstellung einer Gesellschaft von 7 2 DIVISION AND DEMOCRACY imaginary dimension is actualized by the ideology of supposedly anonymous information and the ceremony of communication: social division is occulted by the bond of media communication. With the help of the overarching and endlessly multiplied transmissions of radio and television, ideology produces the illusion of a homogenized social space. Communication provides a com- mon background in front of which all differentiated spheres of action as well as scientific, economic, cultural and political contents become interchange- able. This permanent background of the ceremony of communication is the new 'foundation, this accompaniment is the lining continuously spun from the intolerable fact of social division' (228). A social bond, a between-us (entre- nous) is created; however, this bond is not predicated on a constitutive ab- sence. Rather, conflict is pasted over by the incantation of familiarity: »it installs within mass society the limits of a »little world« where everything happens as if each person were already turned towards the other. It provokes a hallucination of nearness which abolishes ásense of distance, strangeness, imperceptibility, the signs of the outside, of adversity, of otherness« (228). This omnipresent ritual of communication assumes its general political significance by obliterating the gap between society and its outside and be- tween society and politics: the political is occulted, power turns into a place like any other. Its effectiveness »lies in the fact that it is only partially mani- fested as political discourse - and it is precisely because of this that it acquires a general political significance« (227). Political 'round table' discussions on TV are a case in point. All relations of domination seem to disappear insofar as the invisible ideology incorporates all opposition by simulating within it- self a place for the contradictor while, at the same time, equivalence is simu- lated between rulers and ruled - an equivalence which does not correspond to the factual antagonisms outside the studio. A »phantasmagoria of reciproc- ity« is established, »according to which everything is in principle sayable, visible, intelligible, for such is indeed the ultimate effect of the occultation of division: the image of an unlimited discourse in which everything would be- come transparent« (229). There is an illusion of transparency because the Individuen verfällt, ist man Opfer eines Mythos. Und man sieht nur zu gut, wie dieser Mythos partikulare, durch den Markt beförderte Interessen zufriedenstellt. Noch einmal ist es wichtig, die Verflechtung der politischen, wirtschaftlichen, gesellschaftlichen und moralischen Tatsachen zu begreifen. Wenn sich die Träger der politischen Autorität im Namen der ökonomischen Notwendigkeit mit einem gesellschaften Bruch abfinden und der Staat nur noch als Verwalter des nationalen Unternehmens - mehrfach habe ich den Ausdruck 'Unternehmen Frankreich' gehör t - darstellen, dann sind sie die Hauptverant- wortlichen für den Verlust des Symbolischen.« (1998: 13) 7 3 O L I V E R M A R C I IART precarious, chiasmatic relation between the visible and the invisible is re- solved within the visible. And in the moment in which everything becomes visible, what is effectively 'invisibilized' is the dimension of society's institu- tion via conflict and division.17 To recapitulate: Every modern form of ideology (and every ideology is modern in the sense that it is a response to the democratic revolution) con- sists in the denial of both the instituting role of division and the emptiness of the place of power. Yet, with the democratic revolution it has become impos- sible to permanently occupy that place of power which has effectively been disincorporated. While in the past, this external place has been occupied by the gods, or, in a supplementary way, by the transcendent body of the mon- arch, such a transcendent or foundational outside - an actually existing out- side with a positive content independent of society's identity - is unthinkable within the democratic dispositive: Nothing and nobody can anymore legiti- mately claim being a natural inhabitant of the outside and incarnating an external point of reference: The outside has long been abandoned by the gods, and power - the representational form of that outside — has been 'emp- tied'. Such a stance is also unthinkable, philosophically speaking, after the decline of foundationalism. Nobody can justifiably claim having unhindered epistemic access to a transcendent sphere of knowledge: Such epistemic foundationalism is simply the scientific form of ideology. A paradigmatic ex- ample for a foundationalist theory in the social sciences is orthodox Marx- ism: Here it is the economic 'base' which supplies a substantive point of refer- ence for everything in the 'superstructure'. Yet positivism, or what Lefort calls bourgeois science (the complement to bourgeois ideology), with its belief in a factually pre-given objectivity is no less foundationalist. Ideology, thus, can emerge in both politics and science. Ideology is a foundationalist enterprise: the »enterprise of phantasy which tends to produce and to fix the ultimate foundations of knowledge in every sphere« (299). Democracy as 'ontic institutionalization' of division After having discussed the phenomenon of original division from its re- verse side - imaginary concealment-, let us recapitulate where precisely the difference between the democratic dispositive and forms of ideology is situ- ated. In both the democratic and the non-democratic dispositive it is a fact that only with recourse to the instance of power, which represents its outside, 17 As well as the ideological operation itself: the 'operation which defuses the effects of the institution of the social' (Lefort 1986: 234). 7 4 DIVISION AND DEMOCRACY can society imagine itself as one. In both cases power offers to society a 'point of reference' which has to be external to the social (i.e., has to be repre- sented as being external) in order to function as reference for the social whole, for, as it has been demonstrated, we can only establish the totality of something by referring to a point or place which is not itself part of that totality but is external to the latter. Every society - democratic or not - achieves its identity through such division (even when ideology denies division it si- multaneously constructs it in the form of enemies). So if this logic applies to every society, where does the difference lie between a democratic and a non- democratic dispositive? Here, it is important to emphasize that the post-foundational answer to this question must not be confused with the ««¿¿-foundationalist answer. The 'dissolution of the markers of certainty' does not lead to a dissolution of all markers, to the dissolution of the symbolic dimension as such. The latter as- sumption would, of course, characterize the standard foundationalist critique of anti-foundationalism: According to its foundationalist critiques, anti- foundationalism assumes that if we did not have any stable ground, any guid- ing principle (of ultimate values, rational truth, etc.), any certainty regarding our social affairs, then everything would be allowed. According to this stand- ard critique, we would be in total confusion, without any orientation and deprived of any symbolic framework within which we could position our- selves. For Lefort, and that is what makes his theory /;as£-foundational rather than anti-foundationalist, this does not constitute a stringent conclusion. It is true that what functions as the Other of society is not a positive, transcendent principle or ground but, on the other hand, the dimension of the outside - the instituting 'ground' - cannot completely disappear either if society is still to have an identity; and who would deny that it is in need of some sort of identity. Lefort makes it very clear that a point of reference is still required though democratically it has to be established in a different, a purely non- substantive way. What characterizes the democratic dispositive then is that it keeps the place of power empty and refrains from positing any ground other than its self-division. Yet the different forms of ideology have taught us that the groundlessness of the social and the emptiness of power can be denied and occulted. Hence, something more is required for democratic dispositive to be realized: The emptiness of the place of power has to be institutionally recognized (as much as the groundlessness of society is theoretically accepted by post-foundational political thought) and discursively actualized. What has to occur is the institutional recognition that the place of power has always been - and will always be — empty. The democratic dispositive, hence, provides an 7 5 O L I V E R M A RCI IART institutional framework which guarantees for the acceptance of the groundless- ness of the social. How is this paradoxical goal of the institutionalization of groundlessness achieved within the democratic dispositive? The following set of 'arrange- ments' - which should not be understood as mere mechanical applications even as they have to be operationalized on the 'ontic' level - requires our particular attention. The first has been mentioned already: The disincorpo- ration of the place of power is accompanied by 'the disentangling of the sphere of power, the sphere of law and the sphere of knowledge'. Power is in constant search for its own base of legitimation because the principles of justice and of knowledge are not anymore incorporated in the person of the ruler: »Once power ceases to manifest the principle which generates and organizes a social body, once it ceases to condense within it the virtues deriving from transcendent reason and justice, law and knowledge assert themselves as separate from and irreducible to power. And just as the figure of power in its materiality and its substantiality disappears, just as the exercise of power proves to be bound up with the temporality of its reproduction and to be subordinated to the conflict of collective wills, so the autonomy of law is bound up with the impossibility of establishing its essence. The dimension of the development of right unfolds in its entirety, and it is always dependent upon a debate as to its foundations, and as to the legitimacy of what has been established and of what ought to be established. Similarly, recognition of the autonomy of knowledge goes hand in hand with a continual reshaping of the processes of acquiring knowledge and with an investigation into the foundations of truth. As power, law and knowledge become disentangled, a new relation to the real is established; to be more accurate, this relation is guaranteed within the limits of socialization and of specific domains of activity.« (1988: 17- 18) Within the democratic dispositive, therefore, the boundaries between these spheres of activity have to be recognized. What we witness is the respec- tive autonomization of the spheres of law, knowledge and power - they all develop and define their own norms and principles of legitimacy, and it is totalitarianism which seeks to tear down the walls between these spheres and re-center society around a single legitimatory ground.18 18 Therefore, 'separation' of those spheres, as Lefort stresses, »does not mean a com- plete break; or, of the term is suitable, it is only on condition that it does not efface the mode of articulation which is instituted by the break itself« (1986: 255). 7 6 DIVISION AND DEMOCRACY The fact that such a single ground disappears, though, does not imply the disappearance of the questions of social institution. Since they cannot rely on any external source of 'founding' they turn into questions of autonomous ¿^institution of society. And it is within society where all questions of autono- mous self-institution are negotiated. This is made possible by the separation of civil society from the state. Furthermore, a public space™ is carved out of civil society in which no monarch, no majority and no supreme judge can decide which particular debate is legitimate and which one is not. Democracy is »founded upon the legitimacy of a debate as to what is legitimate and what is illegitimate — a debate which is necessarily without any guarantor and without any end« (1988: 39). That never-ending debate — which forms public space - was secured by the declaration of human rights (Gauchet 1989). The notion of human rights points to a territory which — as a consequence of the disentanglement of power, law and knowledge - is located beyond the reach of power. Human rights are declared within and by civil society itself and are part of the auto- institution of the latter. It goes without saying that nothing could be more alien to Lefort than grounding human rights within the nature of man. This would again posit a further positive ground behind society's absent ground. Lefort prefers (like Arendt before and Derrida after him) inquiring into the paradoxes of the declaration of rights which resemble the paradoxes involved in the act of declaring a constitution.20 Once declared, however, human rights produce an ultimate frame wherein positive law can be questioned: »From the moment when the rights if man are posited as the ultimate reference, established right is open to question« (Lefort 1986: 258). Human rights do not constitute a new positive ground, they do not consist of a certain set of 10 In more concrete terms defined by Lefort in an Arendtian way as »a space which is so constituted that everyone is encouraged to speak and to listen without being subject to the authority of another, that everyone is urged to willxhe. power he has been given. This space, which is always indeterminate, has the virtue of belonging to no one, of being large enough to accommodate only those who recognize one another within it and who give it a meaning, and of allowing the questioning of right to spread« (Lefort 1988: 41). 20 Lefort remarks for instance that »the rights of man are declared, and they are de- clared as rights that belong to man; but, at the same time, man appears through his representatives as the being whose essence it is to declare his rights. It is impossible to detach the statement from the utterance as soon as nobody is able to occupy the place, at a distance from all others, from which he would have authority to grant or ratify rights. Thus rights are not simply the object of a declaration, it is their essence to be declared« (1986: 256-7). The similarity to the declaration of a constitution does not only lie in the performative character of the speech act of 'declaring'; it is the same impossible place from which the declaration has to proceed: a place which necessarily has to presuppose what it claims to be founding. 7 7 O L I V E R M A R C I IART pre-established eternal principles: they are characteristically open with re- spect to their content. Although human rights, in principle, expose all particu- lar established rights to questioning, they guarantee however that one right cannot be questioned: the right to have rights, as Lefort formulates with refer- ence to Hannah Arendt. Once acknowledged human rights enable more and more social groups to claim their right to have rights. Lefort's point is that the extension of human rights to more and more groups — and, since they have to openly struggle for their inclusion, the extension of public space — is not an arbitrary addition to the democratic dispositive but is absolutely neces- sary for democracy to exist. The constant call for inclusion of more and more groups (today, for instance, for the rights of homosexuals, jobless people, or immigrants) - the call for their inclusion in the category of those who have the right to have rights - is what generates democracy again and again. This is the meaning of the notion of generative principle ascribed to human rights by Lefort.21 This generative process of fighting for further inclusions into the ever- enlarging space once opened up by the declaration of human rights is, of course, conflictual in nature and thus accompanied by the institutionalization of conflict m democracy (Lefort/Gauchet 1971). Universal suffrage therefore belongs to the most important elements of the democratic dispositive. This might sound trivial but the ultimate meaning of universal suffrage, according to Lefort, is not to elect representatives of the people what, eventually, will permit the constitution of a government. This, in a sense, is a 'side effect' of elections. Its real meaning is, firstly, to give rules to political competition which guarantee for the periodic evacuation of the place of power thereby reminding of the latter's ontologically 'empty' status; and, secondly, to move social conflict (conflicts of interests and class conflict) onto the symbolic stage of politics. We witness the 'sublimation' or symbolic institutionalization of, again, both the external axis and the internal axis of society's originary insti- tution: its self-externalization vis-à-vis an (empty) place of power and its self- identification through internal struggle. Conflict or, as we could say: antago- nism as real, is not denied and disavowed in democracy: it is recognized and 21 It should be mentioned that, for Lefort, the 'institutionalization' of rights is an ambiguous enterprise since it is both a necessary condition for an awareness of rights to evolve and constant threat to rights in as far as it tends towards bureaucratization and concealment: »On the one hand, the institutionalization involves, with the development of a body of law and a caste of specialists, the possibility of concealment of the mecha- nisms indisipensable to the effective exercise of rights by the interested parties; on the other hand, it provides the necessary support for an awareness of rights« (1986: 260). This shows that Lefort is conscious of the paradoxical nature of any ontic instutionalization of ontological conditions. 7 8 DIVISION AND DEMOCRACY simultaneously displaced into the Symbolic. This mechanism rests on a proc- ess of disincorporation in the moment of elections. What occurs is that in the moment of elections, citizens which are entangled within different social con- texts experience what Lefort calls the »disincorporation of the individual« (1986: 303). They are abstracted and transformed, or better: converted into numbers. The historic precondition for such abstraction is, of course, a proc- ess of secularization. Only after the disincorporation of the body social it became imaginable to disincorporate the individual, to break the unity of society apart into numbers in the moment of election, thus exploding social substance into fragments: »the idea of number as such is opposed to the idea of the substance of society« {ibid.). Or, most poignant: »Number replaces substance« (1988: 19). The universality of the body social formerly incorporated by the mon- arch is now replaced by universal suffrage, whereby the general will can never manifest itself without mediation as it divides itself and has to be 'counted out'. What is actually symbolically represented in the moment of election, then, is not the will of the people in its unmediated emanation: quite on the contrary, it is the fragmentation, division and conflictuality of society which is staged. It follows that the will of the people is nothing unitary because the fact that it has to be counted out attests to its fragmentation. This is why 'the people' does not exist. And, in addition to that, it also disproves the critique of democracy as 'merely formal'. Such a critique usually insists that demo- cratic elections mask and mystify the 'real' economic power relations since elections are nor about distributing 'real' or factual power. What is over- looked is that elections are not, in the first place, about the distribution of 'real' power anyhow since their function is to stage and symbolize conflict and power as real: Their paradoxical role is to serve as institutional markers of un-certainty. It is in the symbolic drama of election that society returns to the dimension of its own foundation and origin: to the ultimately conflictual char- acter of the social and to the impossibility of permanently occupying the place of power. What symbolic conflicts on the stage of politics legitimate, thus, is not so much social conflicts in all their varying forms, but, rather, the instance of conflict as originary: society's founding antagonism. Conclusion All those aspects of the democratic dispositive contribute to the institu- tionalization of society's originary dimension: division. What makes division originary is the impossibility of a positive ground. It is because society's iden- 7 9 O L I V E R M A R C I IART tity cannot be forged in relation to a positive ground that society has to find its ground in itself by way of self-division. Such a quasi-transcendental claim about the general condition of identity formation makes sense only if it is valid with regard to every form of society. The difference between democracy and totalitarianism is not that the latter has access to a positive ground while the former hasn't. What distinguishes democracy from totalitarianism and other forms of ideology is that in democracy the general condition of every possible society - the absence of a positive ground - is not occulted but insti- tutionally recognized and discursively actualized. This, however, can only be a paradoxical enterprise because it is impos- sible to fully institutionalize something purely negative and absent into a pres- ence. If this institutionalization completely succeeded we would be left with full presence and the dimension of absence would be lost entirely. Absence as such cannot be institutionalized. Therefore, institutionalization or discursive actualization has to aim at something slightly different: the recognition of ab- sence as absence, that is, the recognition of the impossibility of founding society once and for all. Symbolic frameworks are provided which allow for the acceptance of interrogation, debate, questioning, and conflict as thatwhat generates democracy. Symbolic modes of 'reflexivity' are produced with re- gard to the logic of identity formation as such. There is nothing 'cognitive' to these modes: their institutionalization merely implies that groundlessness is openly staged in democracy and that the constitutive role of division is cultur- ally accepted (that it enters the 'flesh of the social').22 So we can summarize by saying that what characterizes democracy is not so much the logic of ground- lessness and self-division but the recognition of that logic as constitutive. By accepting it as constitutive, the dimension of ground does not disappear obvi- ously. Rather, it is emptied of any positive content and retained as something which is absent. This is what makes democracy - and Lefort's theory of de- mocracy - post-foundational. For, unlike any other form of society, democ- racy is founded upon the recognition of the very absence of any definite foundation. 22 With the latter point Lefort touches at something which a Gramscian might call the necessity for democracy to assume 'cultural hegemony': »11 faut que le sentiment de la division sociale, de l'hétérogénéité, de la diversité irréductible des modes de vie et des croyances, vienne à s'imprimer dans une culture et devienne familier, que cette culture soit comme une seconde nature pour les hommes, pour que la démocratie devienne autre chose qu'un système d'institutions à défendre, qu'elle ne se résume plus au pluripartisme et au parlamentarisme, mais qu'elle soit comme \'élément dans lequel chacun se rapporte aux autres.« (1988b: 196) 8 0 DIVISION AND DEMOCRACY Literature Bock, Gisela (1990) 'Civil discord in Machiavelli's Istorie Fiorentine' in Gisela Bock, Quentin Skinner and Maurizio Viroli (eds.): Machiavelli and Re- publicanism, Cambridge: Cambridge University Press. 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Nous parlerons donc dans l'abstrait, du lieu du pouvoir1. Nous reprendrons dans un premier temps, les philosophèmes principaux de Claude Lefort dans le contexte d'une intelligi- bilité de la modernité démocratique, non sans avoir caractérisé les traits majeurs d'une philosophie du politique. Nous présenterons ensuite, sommairement, quelques réflexions critiques concernant les catégories nodales d'imaginaire et de symboliqué, lesquelles fondent un certain nombre de propos philosophiques contemporains sur le politique. Notre modernité »La crise de la modernite se révèle en ceci, ou consiste en ceci, que ' Cf. sur cet aspect »topologique« de l'espace social, référable à une théorie du »lieu du pouvoir«, C. Lefort et M. Gauchet, Sur la démocratie: le politique et l'institution du social, in: Textures n° 2-3, Bruxelles, 1971, p. 69. 2 Ce qui n'est pas sans évoquer les concepts même de la psychanalyse, notamment lacanienne. Il existe au moins, à notre connaissance, une confrontation explicite des thèses de C. Lefort et de la psychanalyse in Psychanalystes, Revue du Collège de psychana- lystes, N°9, octobre 1983, ainsi que le n°2, Mars 1982, de la même revue. Cf. également Cahiers Confrontation, N°2, Automne 1979. 8 3 JFAN-PIF.RRK M A R C O S l'homme occidental moderne ne sait plus ce qu'il veut - qu'il ne croit plus possible la connaissance du bien et du mal, du bon et du mauvais. Jusqu'aux générations les plus récentes, il était généralement admis que l'homme peut savoir ce qui est bon ou mauvais, et quel type de société est juste ou bon ou supérieur aux autres; en un mot, il était admis que la philosophie politique est possible est nécessaire.« »La philosophie politique classique était une quête du meilleur ordre politique, ou du meilleur régime, entendu comme le plus favorable à la pratique de la vertu ou au mode de vie que les hommes devraient mener.«3 Généalogiquement parlant, notre présent hérite d'une crise majeure de la légitimité politique au point que d'aucuns y voient le dernier visage de la crise moderne4. Plus exactement, il s'agit d'une crise de l'Autorité, c'est-à-dire de l'autori- sation traditionnelle et religieuse d'exercer le pouvoir politique, à contrain- dre, et à normer l'existence collective. Ainsi, la »disparition moderne de l'autorité« apparaît-elle comme la phase finale d'une double crise: de la religion instituée - dont la critique radicale des croyances religieuses aux XVTIème et XVIIIème siècles est l'événement idéologique marquant - et de la faillite politique de la tradition. Nous pouvons ainsi considérer avec Hanna Arendt que »le déclin de la trinité romaine de la religion, de la tradition et de l'autorité« et »la dégrada- tion concomitante des fondations spécifiquement romaines du domaine poli- tique« caractérisent notre modernité. Sans évoquer néanmoins ici l'histoire païenne, nous nous devons de re- marquer l'importance politique de la séparation de l'Eglise chrétienne et de l'Etat, c'est-à-dire de prendre la mesure d'une revendication d'autonomie et de relégation de la religion dans le domaine des croyances privées. Lorsque les Princes se déclaraient de droit divin, ils affirmaient ainsi leur mission médiatrice entre Ciel et Terre, entre l'Autre - fondement trans- cendant de l'ordre social - et l'Un de la communauté. Le Souverain était alors un point de contact, un lieu médian ou char- nière entre le divin et l'humain, dépositaire légitime et exclusif d'un pouvoir ne trouvant pas en lui son origine ou son foyer. La référence à un au-delà, la Leo Strauss, The Three Waves of Modernity in Political Philosophy: Six essays by Leo Strauss, New-York, 1975, trad, franç. Les trois vagues de la modernité, in Cahiers philosophiques, n°20, septembre 1984, p. 7 et 10. 4 Hanna Arendt, Qu'est-ce que l'autorité ?, trad, de M.-C. Brossolet et H. Pons, in: La crise de la culture, Paris, Editions Gallimard, 1972, p. 183. 8 4 L E S CATÉGORIES DU POLI TIQUE révérence à une transcendance dernière, précisait les conditions d'une fon- dation divine du pouvoir. Le mode surnaturel de légitimation laissait appa- raître un Prince héritier, autorisé d'en haut à exercer ici le pouvoir, interces- seur entre Dieu et la communauté humaine. La thématique de l'altérité est donc, dans ce cas, prégnante. Il existait un Principe hors du monde, extérieur au champ humain, tout à la fois pôle d'intelligibilité du social, et pôle de légitimité du pouvoir, lequel précisait les modalités délégatoires de l'exercice du pouvoir monarchique. Le régime particulier de cette délégation étant l'Incarnation. Le Prince (l'empereur, le Roi très chrétien, le monarque absolu) incarnait à la ma- nière du Christ, le Principe divin dont il demeurait le médiateur auprès des hommes 5. De la même façon, il prêtait corps à la communauté politique dont il était le Prince: »Son pouvoir faisait signe vers un pôle inconditionné, extramondain, en même temps qu'il se faisait, dans sa personne, le garant et le représentant de l'unité du royaume.«1' Il incarnait l'au-delà et incorporait l'ici-bas Comme le corps du Christ — corps mystique - symbolisait l'union des hommes avec Dieu et leur union entre eux dans l'eucharistie (corpusEcclesiae mysticum), le corps visible du Roi figurait, donnait à voir sinon à toucher, l'unité invisible du royaume (corpus Republicae mysticum). La représentation médiévale de la royauté se confond ainsi avec une théologie du corps royal. Le schème de l'incorporation christique et ecclé- siale conforte la thématique royale de l'incarnation mondaine du Principe divin. Le Roi est donc double. »Humain par nature et divin par grâce«: »A partir du moment où la royauté, par l'institution de l'onction et du couron- nement devient sacrée, s'ouvre pour le roi la possibilité d'arguer d'une sou- veraineté qui le retranche du reste des hommes, d'apparaître à la fois comme vicaire, ministre du Christ, et comme à son image, doué simultanément d'un corps naturel, mortel et d'un corps surnaturel, immortel«7. 0 Cf.: »Comment oublier que cet Etat s'est institué sous l'effet d'une sécularisation des valeurs chrétiennes - et, dans un premier temps, du transfert de la représentation du Christ médiateur entre Dieu et les hommes dans celle du roi médiateur entre la commu- nauté politique et ses sujets« (C.Lefort, Droits de l'homme et politique (mai 1979), in: Libre, 80- 7, pp. 21-22, souligné par nous). Délégué de Dieu, »le Roi de France est dans son règne comme un Dieu corporel« écrivait au XVIème siècle, Charles de Drassaille. " C. Lefort, La question de la démocratie (1983), in Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Editions du Seuil, 1986, p. 26. 7 C. Lefort, Permanence du théologico-Politique (1981) in: Essais sur le politique... pp. 294-95. Toutes ces analyses du »dédoublement du corps du roi« convoquées à seule fin de penser 8 5 J E A N - P I E R R E M A R C O S * » corpus corporatum in corpore naturali, et corpus naturale in corpore corporalo. «K Les analyses consacrées à la problématique théologico-politique des »deux corps du roi« laissent clairement apparaître la spécificité du problème consi- déré - soit la question de la nature juridique du lien entre le roi et le royaume - et la modalité de sa résolution. Si le roi n'était évidemment pas le propriétaire des fiefs et des biens des autres seigneurs, s'il possédait à titre de seigneur, en toute légitimité, ses propres biens, il était clair pour les juristes que les droits du roi sur la Cou- ronne ne relevaient pas des articles du droit romain concernant la propriété. Le droit canon quant à lui, établissait par exemple, que l'évêque pleine- ment responsable de son évêché n'en était pas le propriétaire. L'évéché de- meurait, à la manière de l'Eglise, inaliénable. La succession des papes mor- tels ne contrevenaient pas ainsi, à la continuité »suprapersonnelle« de l'insti- tution écclésiale. De même, comme corporation, la Respublica demeurait mineure et dé- pendait de curateurs ou tuteurs successifs. Mais, s'il était ainsi possible de distinguer le corps corporatif de la Cou- ronne de son tuteur provisoire et précaire - tel ou tel roi dont le corps soumis aux accidents, aux maladies, aux caprices de la fortune, s'avérait mortel - , il demeurait impossible de les rendre séparables: aliud est distinctio, aliud separatio. La minorité juridique de la Couronne rendait inconcevable son existence juridique indépendante'1. Ainsi, le corps naturel du roi n'était »ni divisé en lui-même, ni distinct de son office ou de la Dignité royale«. Il demeurait »un Corps naturel et un Corps politique ensemble indivisi- le »mystère de l'incarnation monarchique« pour reprendre ici une formule de Michelet, s'inspirent évidemment du livre de Ernst H. Kantorowicz, The King's Two Bodies, A study in MediaexialPolitical Theology, Princeton, Princeton University Press, 1957 (trad, franç. Paris, Gallimard, 1989). La catégorie de Corpus Mysticum désignait primitivement la »présence réelle« du Christ dans l'hostie, puis par transfert, l'Eglise toute entière - le corps écclésial - avant d'être transposée au corps politique du royaume en appliquant à la personne du monarque le dogme des deux natures - charnelle et spirituelle - du Christ. La théorisa- tion, par les juristes anglais, des deux corps du Roi - corps naturel mortel relevant du tempus et corps politique d'une durée indéfinie, perpétuelle, sinon éternelle (aevum) - reprenait comme les canonistes impérieux pour construire le corps de majesté de l'Empe- reur, la problématique du corps mystique glorieux de J.-C. On consultera également à ce sujet le livre de R. Giesey, Le roi ne meurt jamais (1957), trad, franç., Paris, Flammarion, 1987 et Cérémonial et puissance souveraine: France, XVe-XVIIIe siècles, trad, franç. Paris, A. Colin/E.H.E.S.S., 1987. 8 Francis Bacon cité par E. Kantorowicz, op. cit., p. 316. 9 Cf. sur cette question E. Kantorowicz, op. cit., p. 263 sq. 8 6 L E S CATÉGORIES DU POLI TIQUE bles (...) ces deux Corps sont incarnés en une seule Personne, et forment un seul Corps et non plusieurs, c'est-à-dire le Corps corporatif dans le corps naturel, et e contra le Corps naturel dans le Corps corporatif.«1" Le roi est donc le tuteur inaltérable - comme Roi Phénix, à travers la succession des rois mortels, il ne meurt jamais - d'une Couronne mineure inaliénable. S'il est donc bien possible de distinguer la fonction ou la charge royale de l'individu l'exerçant - le Roi n'est pas un despote11 dans la mesure où il ne s'exhausse pas à la place de Dieu, où il n'est ni hors-la-loi, exlex, ni la Loi, mais Roi selon les lois fondamentales du royaume, soumis à celles-ci en même temps que gardien de leur intangibilité et de leur transmission - , s'il est possible de différencier le monarque de la Couronne, et donc de récuser toute identification12 rigoureuse du Royaume au Roi - L'Etat, ce n'est pas moi« devrait dire le monarque éclairé - la logique de l'incarnation interdit que l'on pense une distinction en terme de séparation™. Il nous revient donc d'être pleinement attentifs au motif de la division, du dédoublement présent dans la symbolique théologico-politique, mais de demeurer conscient que le motif de l'incorporation réduisait la portée de ces différenciations en maintenant l'indissolubilité des deux corps, l'unité indi- vise du corps souverain 14: »L'image du corps qui informait la société monar- 10 Propos du juriste anglais Plowden, cité par E. Kantorowicz, op. cit., p. 316. " Cf.\ »Dans la monarchie, le pouvoir était incorporé dans la personne du prince. Cela ne veut pas dire qu'il détenait une puissance sans limites. Le régime n'était pas despotique. Le prince était un médiateur entre les hommes et les dieux, ou bien, sous l'effet de la sécularisation et de la laïcisation de l'activité politique, un médiateur entre les hommes et ces instances transcendantes que figuraient la souveraine Justice et la souveraine Raison. Assujetti à la loi et au-dessus des lois...« {La question de la démocratie, p. 26). 12 De la même façon, le »roi béni et couronné comme l'Oint du Seigneur« n'est pas le Christ. Le monarque n'est qu'une »réplique« du Christ ; il demeure »humain par nature« et »divin par grâce« à la différence du Christ, divin par nature et humain par grâce. La »place du sacré« demeure humainement inoccupable. Dès lors, »se fait visible dans sa personne, en même temps que l'union, la division du naturel et du surnaturel (...) la voie d'une identification complète au Dieu fait homme lui reste barrée.« (C. Lefort, Perma- nence..., p. 296) Les prédicats de la divinité, unicité, infaillibilité, se disent comme la perpétuité continuelle à défaut de l'éternité, en un autre sens pour Dieu et pour son lieutenant. 1:1 Cf. par ex.: »Le roi est la tête et les peuples des trois ordres sont les membres ; et tous ensemble sont le corps politique et mystique dont la liaison et l'union est indivise et inséparable.« (Guy Coquille, Discours des états de France, inJ.-M. Apostolidès, Le Roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XTV, Paris, Les Editions de Minuit, 1981p. 13.) 14 Nous ne pouvons donc pas suivre sur ce point J . Rogozinski lorsqu'il écrit au terme d'une très pertinente réflexion kantienne sur le principe de la dissociation du »véritable Souverain invisible« des souverains empiriques, simples agents et non auteurs de la Loi: »Peu importe que la division fondatrice du politique y soit référée à la distinction »mo- derne« de la volonté générale législatrice et de l'exécutif, ou à celle du corps de chair du 8 7 J E A N - P I E R R E M A R C O S chique s'était étayée sur celle du Christ. En elle s'était investie la pensée de la division du visible et de l'invisible, la pensée du dédoublement du mortel et de l'immortel, la pensée de la médiation, la pensée d'un engendrement qui à la fois effaçait et rétablissait la différence de l'engendré et de l'engendrant, la pensée du corps et de la distinction de la tête et des membres. Le prince condensait en sa personne le principe du pouvoir, le principe de la loi, le principe du savoir, mais il était censéobéïr à un pouvoir supérieur:; à la fois il se disait délié des lois et assujetti à la loi, père et fils de lajustice; il détenait la sagesse mais était soumis à la raison. Selon la formule médiévale, il était major et minor se ipso; à la fois au-dessus et au-dessous de lui-même.«15 La théologie chrétienne des deux corps du roi superposait bien au corps naturel, physique, visible du roi, lequel naît, croît et meurt, un corps politi- que, invisible et immortel, mais dans une relation de stricte co-appartenance. * L'autorisation divine définit donc une logique de l'incorporation du pouvoir et de la société dans la personne du Roi. Pouvoir incarné et incorpo- rant, »participation vivante et singulière« de la volonté d'en haut, »commu- nion vivante« avec les sujets du royaume11', »l'extériorité du pouvoir va ici de pair avec la consubstantialité du pouvoir et de la société«17. Si l'on considère désormais la distinction Etat/Eglise à la lumière de cette problématique, on remarquera qu'une crise de l'altérité divine ne peut pas ne pas conduire à une critique du schème théologico-politique de Y incar- nation/ incorporation. La modernité se caractérisant par un défaut ou un retrait18 de toute trans- monarque et son corps christique immortel, du moment que ces démarcations préser- vent un écart entre le pouvoir politique et le Principe dont il s'autorise.« ( Un crime inexpia- ble (Kant et le régicide) in: Rue Descartes, N°4, avril 1992, p. 112) Ce qui nous importe ici,c'est précisément le régime spécifique de l'écart. Soit: la distinction mais non la séparation. 15 C. Lefort, L'image du corps et le totalitarisme (1979), in Cahiers Confrontation, N°2, Automne 1979, p. 20. Ce portrait politique du Prince s'oppose donc à celui de l'»Egocrate« qui »coïncide avec lui-même, comme la société est supposée coïncider avec elle-même.« (Ibid.) "' M. Gauchet, Des deux corps du roi au pouvoir sans corps. Christianisme et politique. 1 in Le Débat, n° 14, juillet-août 1981, p. 149. " M. Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 284. 18 Nous empruntons à P. Lacoue-Labarthe et àJ . -L. Nancy, l'expression«retrait«. Cf.: »En parlant de retrait, nous avons voulu dire que quelque chose se retire dans (ou de) ce que j'appellerai à la fois pour faire vite et par provocation, la cité moderne. Dans la constitution de l'énorme ensemble complexe qu'on ne peut même plus appeler l'Etat - ni au sens machiavélien ni, peut-être, au sens hégélien - se retire justement quelque chose comme la cité, ou comme la »civité« de la cité. Cet ensemble complexe (éco-socio-techno- culturel) correspond à ce qu'on peut de manière économique déterminer par trois traits empruntés à la description de Hanna Arendt: 8 8 L E S CATÉGORIES DU POLI TIQUE cendance, expose l'ordre collectif à la question du fondement. Si la naissance de l'Etat - y compris de l'Etat laïque - transfère du dehors au-dedans l'alté- rité plutôt qu'elle ne l'abolit1'', il reste que cette intériorisation du fondement demeure une réduction. La réappropriation humaine de la puissance instituante initialement reportée hors du social, confère à la souveraineté une fragilité fondamentale et désorganise la société elle-même. La crise de ['»imaginaire (institué) dans le monde moderne«20 est autant une crise de la légitimité politique, qu'une crise de la conjonction sociale. Lorsque le souverain ne se réclame plus d'une mission d'ordre divin, lors- que l'Etat se laisse concevoir comme une »réalité sui generis«, il ne peut plus guère prétendre unir en lui, rassembler en son corps, la dispersion singu- lière du collectif. * Les historiens s'accordent en effet, à identifier »Révolution démocrati- que« et »dissolution du lien social communautaire«. Le procès historique de l'égalisation des conditions pour parler comme Tocqueville, procédant de la désintégration de l'individu moderne des struc- tures hiérarchisées des anciens corps, eut pour effet sociologique de pro- 1. La »victoire de l'animal laborans«, c'est-à-dire de l'homme défini comme travailleur et producteur; 2. La détermination ou le recouvrement de l'»espace public« par le social, par la société comme telle ( Gesellschaft, distinguée de Gemeinschaft), c'est-à-dire par une vie-commune ou une interdépendance réglée en fonction de la vie tout court ou de la subsistance et non en fonction d'une fin publique ou politique en soi; 3. La perte de l'autorité comme élément distinct du pouvoir, et se rapportant à la transcendance d'une fondation (dont le modèle est pour Arendt la fondation de Rome), qui va de pair avec la perte de la liberté.« (Le »retrait« du politique in Le retrait du politique, Paris, Galilée, 1983, pp. 191-92) . Les auteurs insistent àjuste titre sur »le retrait de la transcendance ou de l'altérité« du fondement du politique. Il est d'ailleurs possible de parler à ce propos d'une »tendance à la réduction de l'altérité dans l'espace humain« depuis la Révolution démocratique carac- térisée par »la dissolution des repères traditionnels de l'autre sous toutes ses formes en- traînée par l'interminable avènement de l'égalité [...] c'est à la réduction de tout ce qui peut figurer ou incarner l'altérité dans l'espace humain que tend fondamentalement le mouvement social démocratique.« (M. Gauchet, »Tocqueville, l'Amérique et nous,« in Libre, 1980, n° 7, pp. 83 et 101) Hl Cf.\ »L' Etat ne crée pas l'altérité: il en infléchit le cours, il en change le point d'appli- cation, il la transfère du dehors au dedans« (ibid., p. 101). A ce titre, la remarque méthodologique de J.-L. Nancy et de P. Lacoue-Labarthe est fondamentale: »Ace compte du reste, la question du retrait n'est pas de »récupérer« une transcendance retirée, mais de se demander comment le retrait impose de déplacer, de réélaborer et de rejouer le concept de »transcendance politique.« (art. cité, p. 193) 20 Novis reprenons ici le titre de l'ouvrage de Cornélius Castoriadis, L'Institution imagi- naire de la société, Paris, Editions du Seuil, 1975. 8 9 JF .AN-PIERRE M A R C O S duire une dissolution atomistique du lien social, une décomposition ou dé- sorganisation individualiste de l'être collectif. Mais, l'égalisation des condi- tions ne concerne pas tant la sphère juridique ou économique que la dimen- sion sociale de la reconnaissance du semblable21. Désormais, les hommes se reconnaissent similaires, et peuvent tous pré- tendre à la même position ou place sociale. La »révolution démocratique« affirme l'identité de principe des individus en réduisant leurs différences ou dissemblances naturelles, c'est-à-dire, en ne fondant plus sur elles les distinc- tions sociales. L'exigence démocratique identitaire, effet d'une réduction de l'altérité divine, promulgue ainsi la société des semblables. Quelles que soient les causes historiques de l'émergence de l'individu comme valeur - religieuses, sociales, économiques ou politiques22 - il im- porte de remarquer la condition majeure de son avènement: une mutation sans précédent des formes de sociabilité entendues comme des modalités spécifiques de relation des individus au Tout social, et des individus entre eux. On parlera désormais avec F. Tônnies plus de société (Gesellschaft) que de communauté (Gemeinschaft)23 pour rendre raison des modalités propre- ment modernes de lier les hommes les uns aux autres. La destruction, au lendemain de la Révolution française des structures sociales d'Ancien Ré- gime - abolition des Etats et des corps intermédiaires - mit fin, statutairement, à une logique organique et hiérarchique de la Totalité sociale où, pour ce qui regarde l'ordre féodal, les relations personnalisées de vassalité liaient encore entre eux les seigneurs de rangs différents en les liant tous à leur commun suzerain. La prééminence de l'ordre collectif, l 'antériorité ontologique et axiologique du social sur l'individu, la préséance du tout et de son unité organique, a disparu avec l'importance du fait hiérarchique inégalitaire. La contrainte primordiale qui engageait les individus, dans une relation de su- bordination, envers une communauté supposée les précéder, est défaite. Les sociétés dites »holistes«, dont la relation hiérarchique est la »formule logi- que«, définies par une organisation communautaire de la vie sociale ont disparu du monde occidental moderne. 21 Cf. pour ce qui regarde l'importance de la catégorie du »semblable«, M. Gauchet, Tocqueville, l'Amérique et nous in Libre, n°7, 1980, pp. 84-85. 22 Cf. sur cette question P. Michon, Eléments d'une histoire du sujet, Paris, Kimé, 1999. 23 Cf. F. Tönnies, Communauté et société (Gemeinschaft und Gesellschaft, 1935) trad, franç. Paris, 1944. Cf. également E. Dürkheim, De la division du travail social, Paris, 1893, rééd. P. U.F., 1973 et M. Weber, Economie et société ( Wirtschaft und Gesellschaft), 1922, trad, franç., 1.1, Paris, 1971. 9 0 L E S CATÉGORIES DU POLI TIQUE Les thèses de Claude Lefort Le politique »Penser, repenser le politique, dans le souci de prendre en charge les questions qui sourdent de l'expérience de notre temps, ce projet, l'on ne saurait assurément s'y attacher sans se demander: qu'est-ce que le politique?«24 Ces quelques »traits« de la modernité sommairement soulignés. Nous pouvons nous demander quels sont les objectifs de la philosophie politique et plus encore, ce qu'est la philosophie politique. La philosophie politique n'a de sens que si elle est spécifiquement habi- litée à tenir un discours - de type philosophique - sur son »objet«. Il convient, pour la philosophie politique, de se démarquer des sciences sociales lesquelles, suivant une démarche descriptive, prennent certes pour objet le »fait politique, considéré comme fait particulier, distinct d'autres faits sociaux particuliers: économique, juridique, esthétique, scientifique, ou bien purement social, au sens où le mot désigne les modes de relation entre groupes ou classes«2-1", mais ignorent ou négligent »la condition de la défini- tion de leur objet et de leur démarche de connaissances«20 soit: »que quel- que chose comme la politique en soit venu à se circonscrire à une époque, dans la vie sociale, a précisément une signification politique, une significa- tion qui n'est pas particulière, mais générale.«27 Il convient donc de souligner l'importance et l'irréductibilité du politi- que - et ce, notamment contre toute réduction économiste ou positiviste confondant dans une même étude objective sinon quantifiable, les compor- tements sociaux et politiques - mais également, de ne pas autonomiser, spé- cifier abstraitement et arbitrairement une région de l'étant dite politique. La politique n'est pas en effet »un secteur particulier de la vie sociale, elle implique au contraire la notion d'un principe ou d'un ensemble de prin- cipes générateurs des relations que les hommes entretiennent entre eux et avec le monde.«28 La politique est ainsi, proprement, le déploiement d'un principe géné- rateur de la configuration d'ensemble de l'être collectif, la mise-en-acte d'une logique institutionnelle. 24 C. Lefort, Essais sur le politique..., Avant-propos, p. 7. 25 C. Lefort, La question de la démocratie, p. 73. 2fi Ibid., p. 74. 27 Ibid. 28 C. Lefort, Avant-Propos, Essais sur le politique, p. 8. 9 1 J E A N - P I E R R E M A R C O S Or, seule une discipline spécifique permet de considérer le ou les princi- pes de génération et d'organisation du corps social. Ainsi, le politique con- cerne-t-il la forme d'une société. Plus qu'une modalité constitutionnelle, un simple énoncé institutionnel, la »politeia« désigne la normativité sociale elle- même, l'effectivité sociale d'une »structure, conçue comme légitime, du pou- voir, dans ses fonctions exécutive, législative etjudiciaire [...] qui conditionne elle-même la distinction légitime des statuts sociaux.«2!' * »Est intenable jusqu'au bout, en effet, le discours qui affirme que cha- que secteur d'activité se détermine exclusivement selon ses lois intrinsèques, puisqu'il équivaudrait à faire de l'hétérogénéité sociale une hétérogénéité de fait, une dispersion empirique, incapable de susciter pour ses acteurs la di- mension de l'un symbolique.«30 Il s'agit donc ici de penser plutôt le politique que la politique31, c'est-à- dire de déterminer les principes générateurs de la société, la modalité de mise en forme de la coexistence humaine plurielle32. L'objet de pensée est ici le »principe d'intériorisation« qui fonde le rap- port des classes sociales entre elles, précise les règles économiques, juridi- ques, esthétiques et religieuses du vivre ensemble33, rend raison de la discri- mination des repères du vrai et du faux, du juste et de l'injuste, de l'imagi- naire et du réel. Le politique est donc proprement le mode politique particulier d'institu- tion du social. En cela il ressortit à une logique génératrice de la différencia- tion et de l'articulation des classes, des groupes, des conditions : »si le politi- que ne s'avère pas, aux yeux du philosophe, localisable dans la société, c'est pour cette simple raison que la notion même de société contient déjà la référence à sa définition politique; c'est pour cette simple raison que l'espace nommé société n'est pas concevable en soi, comme un système de relations aussi complexe qu'on puisse l'imaginer; que c'est, à l'inverse, son schéma directeur, le mode singulier de son institution qui rend pensable [...] l'articu- lation de ses dimensions et les rapports qui s'établissent en son sein entre les classes, les groupes, les individus, comme entre les pratiques, les croyances, 2!l Ibid., p. 9. La traduction de politeia par régime n'a de sens que dans l'expression »Ancien Régime« où »se combinent l'idée d'un type de constitution et celle d'un style d'existence ou d'un mode de vie.« (Ibid., pp. 8-9 ) 30 C. Lefort et M. Gauchet, Sur la démocratie ... p. 70. 31 Cf. C. Lefort, Permanence... pp. 254-55 . 32 Cf. ibid., p. 257. 33 Cf. ibid., pp. 258-59. 9 2 L E S CATÉGORIES DU POLI TIQUE les représentations.«34. La »distinction analytique« des domaines, tel l'écono- mique, le juridique, le religieux demeure dès lors, secondaire35. Penser 1 etre-ensemble des hommes implique donc d'être attentif à son mode d'institution, au »schéma directeur« qui l'organise. Il existe une dimensionnalité originairement politique du social31' dont la catégorie heu- ristique majeure est celle d'institution. L'espace social est ainsi constitué, informé. L'ordonnancement et l'unifi- cation de la société procèdent d'une mise en forme, mise en sens, mise en scène, inaugurales et continuées. Le politique est dès lors, fondateur ou matriciel37. * A ce titre, l'expérience démocratique ne se laisse-t-elle pas seulement caractériser comme une forme de gouvernement, ni même comme une modalité particulière de légitimation du pouvoir. C. Lefort critique à ce sujet les thèses des libéraux: »Guizot et Constant sont des libéraux qui ne conçoi- vent la démocratie que comme une forme de gouvernement. La démocratie est pour eux ce qu'elle était pour Aristote, ce qu'elle était encore pour Mon- tesquieu, le régime où la souveraineté du peuple est affirmée et où l'on gou- verne en son nom. Ils n'ont ni l'un ni l'autre l'idée d'une aventure historique sans précédent dont les causes et les effets ne sont pas localisables dans la sphère conventionnellement définie comme celle du gouvernement.« 38 Or, la démocratie doit être également pensée comme une forme de so- MIbid„ p. 256. : C. Lefort, L'image du corps et le totalitarisme, p. 20. L'auteur poursuit: »Mais voilà qui ne prend sens qu'à la condition de se demander à quel foyer s'est allumée la pensée de Freud.« I3r'Ainsi que certains emprunts explicites, telle la catégorie de mise en sens: »j'emprunte l'expression à Piera Aulagnier« (in: Permanence..., p. 257). Il est indéniable également que la phénoménologie de Merleau-Ponty constitue une référence majeure pour C. Lefort. Cf. l'usage du »narcissisme de la vision« pour critiquer tout »lieu de survol« comme un »lieu imaginaire du pouvoir« (C. Lefort, M. Gauchet, Sur la démocratie...p. 65, note 39), et du concept de »diplopie« (ibid., p. 56) 137 Le »lieu du pouvoir« révélé comme lieu vide apparaît alors pleinement comme un »lieu symbolique, et non un lieu réel« (Cf.\ C. Lefort, L'invention démocratique, p. 121). Cf. également: »l'idée du pouvoir comme pure instance symbolique« (Permanence..., p. 267). mIbid., p. 253. Cf. de manière plus éloquente encore: »un sujet supposé savoir l'ensem- 1 2 3 J f .AN-PIERRE M A R C O S entendre le sujet supposé savoir, principe de l'imaginaire du transfert selon Lacan. Gageons également que nous retrouverions certaines problématiques lacaniennes, comme le défaut de métalangage...13'', la chute du symbolique dans le réel140 - ou l'on pourrait reconnaître la thèse de C. Lefort concernant la précipitation ou la déchéance du symbolique dans le réel, l'»installation de l'empire de l'imaginaire dans le réel«, lorsque l'»Egocrate« prétend con- denser en sa personne la souveraineté de la loi, du pouvoir et de la connais- sance: »L'empire de l'imaginaire, non pas seulement l'emprise de l'illusion sur l'action des hommes, mais la prise du pouvoir par l'imaginaire, l'inscription dans le réel du gouvernement de l'imaginaire, l'occupation de la scène politi- que par l'entreprise fantasmagorique de transmutation du symbolique en réel grâce à la magie du Prince: tel est en effet le visage de la folie dont la virtualité est inscrite dans l'histoire...«141. Là où Y absence de totalité, le défaut de sujet supposé savoir le social, l'inexistence d'une réponse définitive aux interrogations du social se trou- vent préservés, l'ordre symbolique du politique prévaut. A contrario, l'affir- mation de la totalité, de l'incarnation du pouvoir, l'existence d'une réponse politique absolue »institue dans l'imaginaire la coïncidence du réel et du symbolique«142. * Mais, loin d'établir de simples généalogies, il conviendrait d'interroger la pertinence de la manière dont C. Lefort fait travailler, en les important peut-être, ces catégories dans le champ de la philosophie politique de la démocratie moderne143. Il nous est apparu que sur ce point, les résultats demeuraient plus qu'élo- quents. A ceci près, qu'il nous semble impossible de faire prévaloir exclusive- ble du processus productif«, »la position dans le champ social de l'absence du sujet du savoir absolu sur le social« (C. Lefort et M. Gauchet, Sur la démocratie... p. 72) 130 Que l'on compare par excellence la thèse lacanienne - »il n'y a pas d'Autre de l'Autre« - à la pensée de l'impossibilité de concevoir un point de vue extérieur à l'institu- tion elle-même et ce, lorsque le pouvoir n'est plus défini comme un simple organon des acteurs politiques, et que nous n'avons accès à notre identité de membres d'une commu- nauté politique qu'à partir des principes de son institution symbolique. 140 Cf.: à propos de l«adhésion à soi« qui »précipite dans l'imaginaire«, la »puissance symbolique« du pouvoir, C. Lefort et M. Gauchet, Sur la démocratie, p. 21. <4'Ibid.,p. 31. 142 C. Lefort, M. Gauchet, Sur la démocratie..., p. 32 et p. 59. 14:1 Cf. dans une autre perspective, l'usage des catégories lacaniennes par J.-C. Milner in Les noms indistincts, Paris, Seuil, 1983, pp. 105-123, pour penser les modalités du rassemble- ment, imaginaire, symbolique et réel. 1 2 4 L E S CATÉGORIES DU POLI TIQUE ment, pour une pleine intelligence du politique contemporain, la dimension symbolique sur celle de l'imaginaire. Tout démocrate est certes attaché aux procédures juridico-politiques de simulation, par voie de représentation, de l'»unité du Peuple«, simulation vouant à la stricte virtualité d'une présence à soi, la collectivité réconciliée, dans la mesure où le conflit n'est pas annulé par le résultat électoral. Tout démocrate est convaincu de la nécessité politique de la distinction, de la différenciation systématique de la personne et de la fonction, pour ne jamais confondre le mandataire du Peuple avec le Peuple lui-même et préve- nir toute tentative d'accaparement du pouvoir. La démocratie se définit bien, sur ce point, par l'affirmation d'une »indépendance entière vis à vis de tout pouvoir de fait«144. Nous savons néanmoins, que l'imaginaire d'un espace commun d'appar- tenance fondé sur le processus de la reconnaissance spéculaire, tisse des liens autrement plus solides que les »cordes de la nécessité« pour parler comme Pascal, qu'au coeur même du processus de légitimation moderne - sans par- ler de la décadence totalitaire de la démocratie14r' — le portrait du Roi en la personne du Souverain moderne, continue de parer des feux de l'illusion le vide symbolique et nominal du pouvoir. C. Lefort conscient du phénomène d'expansion bureaucratique de l'Etat moderne et de technicisation de l'action politique, normée désormais par le critère d'efficacité, selon une logique de l'organisation planifiée de la vie sociale, note d'ailleurs à ce sujet, que »le pouvoir ne fait plus signe vers un lieu vide«, mais »paraît incarné dans l'Etat«141', identifié au »point de vue de l'Universel«. Il reste alors à la société à faire procéder de ses propres divi- sions, de sa continuelle sécession, le principe de sa cohésion en l'opposant au seul »point de vue formel de la Loi«147. Il est vrai que souvent, seul Y imaginaire de l'identification peut informer - au sens de donner forme - un électorat, lorsqu'il confond, en lui faisant servir le rôle de support d'incarnation le corps singulier de l'élu ou du pré- tendant avec la fonction publique. Le »premier fonctionnaire« de l'Etat se trouve alors en position d'être par exemple, la France qu'il représente. La double contrainte qui définit le mandat démocratique - ne pas pré- 144 L'invention démocratique, p. 149. I4r' Dans son dernier livre, C. Lefort, évoque, mais à propos du communisme, »deux termes qui semblent se contredire«: »en un sens, on peut parler d'une efficacité symboli- que; en un autre, d'une emprise de l'imaginaire« (La complication. Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999, p. 185) Il faut donc penser, au sujet cette fois de la démocratie, cette apparente »contradiction«. I4" L'invention démocratique, op. cit., p. 154. 147 La question de la démocratie.., p. 25. 1 2 5 JFAN-PIKRRF. M A R C O S tendre incarner par sa seule autorité personnelle le Peuple, éviter de ne figurer que soi - , contraint le mandaté à un jeu avec le symbolique et l'ima- ginaire. * Dès lors, la philosophie politique se voit assigner son véritable pro- gramme: penser le noeud singulier constituant l'être-ensemble moderne des hommes, entre l'imaginaire de la légitimité et la nécessaire procédure for- melle de l'élection démocratique. A défaut de penser cette conjonction, c'est au réel de la pure déliaison que nous nous trouverions livrés. Il est vrai que cette tâche doit se donner pour but de désintriquer14" le symbolique et l'imaginaire pour restituer la valeur instituante de la loi mo- derne. Mais, l'enchevêtrement peut-être inextricable des deux instances de l'humaine condition politique de l'homme, où les puissances fallacieuses de l'imaginaire réduisent certainement l'efficacité symbolique des liens de pure forme, caractérise à proprement parler, sinon nos républiques abstraites, à tout le moins les peuples dont nous sommes les citoyens. Peuples de droit, peuples de langue et d'histoire tout autant, où le lien civil ou politique est aussi lien social. Ce qui fait tenir ensemble les hommes n'est donc jamais un rapport de pur droit, si l'imaginaire ne doit pas sa seule raison d'être aux points de défaillance du symbolique, mais demeure le symptôme »d'une difficulté, sans doute incontournable, sans doute ontologique, de la démocratie à se rendre lisible pour elle-même«14''. Il nous revient donc de penser à quel titre, par exemple, les nations répondent, comme structures spécifiques d'appartenance, aux désirs d'iden- tification et d'attachement des peuples. 148 Cf. pour une problématique de l'»intrication« des deux »ordres« du symbolique et du réel où se trouve confirmer le symbolique comme symbolique, C. Lefort et M. Gauchet, Sur la démocratie..., p. 62. 1411 C. Lefort, Permanence... p. 300. 1 2 6 Filozofski vestnik Letnik/Volume XXI • Številka/Number2 • 2000 • 127-150 THE DISEMBODIMENT OF POLITICS AND THE FORMATION OF POLITICAL SPACE Questioning Lefort's Concept of Democracy T O M A Ž MASTNAK We made good use of Lefort, more than ten years ago, when we struggled for democracy in Slovenia. From his work we took a potent argument: If a basic characteristic of democracy is that the place of power is empty, then it cannot be appropriated by any one, and the struggle for power is legitimate. The Party that had, by then, professed its adherence to democratic politics should cease to claim power as its own and instead enter competition with the other political agents that had taken shape. And indeed, under pressure from what we often uncritically called civil society, the Party did »descend from power« and engage, as a party, in the »struggle for power.« Lefort most probably did not know that he was with us. Had he known, as one of those rare western intellectuals who has shown not only keen interest in, but also a clear under- standing of, what was happening in the communist part of Europe (to which testify his writings from the late 1940s onward), he might have been sympathethic to our endeavours. He might even have agreed to write a brief preface to a selection of his writings in Slovene translation that I proposed in those years. With the current reign of democracy, public intellectual debates in this country have receded and thinking about political matters, in particu- lar, has come near to disappearing from the public sphere. The appearance of Slovene edition of Lefort's essays1 may be a sign that things are again shift- ing. To newcomers, they will open a fresh perspective on political philoso- phy. But how are those of us who used Lefort's writings years ago going to read - that is, re-read - them today? In particular, what is one to think of the celebrated lieu vide du pouvoir in the light of a decade of global democratic triumphalism and its local manifestations, and without immediate practical concerns in mind? Lefort has articulated his idea of power as an empty place, central to his ' Claude Lefort, Prigode demokracije, ed.JelicaSumič-Riha (Ljubljana: Liberalna akademija, 1999). 1 2 7 T O M A Ž MASTNAK notion of democracy, many times. He has repeatedly argued, most often against the background of his critical analysis of totalitarianism, that the specific trait of modern democracy is that the place of power becomes an empty place. This means, to put it simply, that no one can occupy that place, that those who exercise public authority cannot appropriate power for themselves, that power is impersonal. The place of power is a symbolic, not a real, place. Demo- cratic power emanates from the people and is based on popular sovereignty. But neither do the people hold power nor does power incarnate them. Rather, they exercise their sovereignty through universal suffrage, which periodically dissolves them into political atoms, pure numbers, calculable units. The op- eration of general elections discards any image of the social body and does away with organicist or corporatist representations of society. It creates the »zero point of sociality« that is, at the same time, the »zero point of power.« Power constituted in such away, through negation of a presupposed substan- tial reality of society, is itself devoid of substantial reality. The idea of consubstantiality of power and society is thereby dispelled together with the idea of substantiality of power and society. Moreover, because the constitutive logic of democratic power rejects any idea of a unitary social body or any idea of community, of all the known regimes democracy is the only one that allows social divisions to display themselves and play out their consequences. Accordingly, democratic power can neither represent nor embody a social totality. But society is given form through the institution of power. More spe- cifically, the new »determination-figuration« of the place of power as empty gives evidence of a »mise en forme« of society that is specific to modern democracy and without precedent. To think of the institution of power is to think of the »principle of the institution of the social.«2 Insisting on the symbolic nature of democratic power in particular and of the political - that is, of those principles that generate society in its differ- ent forms - in general, Lefort has argued that it is impossible to reduce democracy to a system of institutions.' He has, correspondingly, shown little interest in details of the democratic institutional setting (dispositif institutionnel). What he has nevertheless considered important enough for his argument to mention, is that the institution of democratic power implies the institutionali- 2 See Claude Lefort, L'invention démocratique (Paris: Fayard, 1981), 95, 126, 153-6, 180; Essais sur la politique: XIX-XX' siècles (Paris: Seuil, 1986), 27-8, 38-9, 257, 264-5; La complica- tion: Retour sur le communisme (Paris: Fayard, 1999), 189. -1 L'invention, 97; Essais, 23; on »les principes générateurs de la société,« cf. ibid., 256, 261. Already in his reading of Machiavelli, Lefort insisted that »les nuovi ordini du prince ne se laissent pas réduire à un corps d'institutions qu'on pourrait décrire.« Le travail de l'oeuvre: Machiavel, 2nd ed. (Paris: Gallimard, 1986), 342-3. 1 2 8 T i I E DISEMBODIMENT OF P O L I TICS AND TTIF. FORMATION OF POLITICAL SPACE zation of conflict, the legitimacy of conflict among »collective wills« on a »po- litical scene« and, in turn, incessant »democratic debate« in a »public space.« Free competition among rival »political formations« and the legitimacy of debate on the legitimate and the illegitimate require a number of conditions recognized and protected by law: freedom of speech, freedom of association and assembly, free circulation of people and ideas, and the guarantee that the minority (once a parliament is elected and a government constituted) retains the right to representation and can act in opposition to the majority (which must be prevented from using the coercive powers of the state for its own benefit). Free competition among political rivals presupposes, that is, the existence of »formal liberties« and of the right to have rights.4 From another perspective, also foundational to democracy is the separation of civil society (or, simply, »society«) from the state on the one hand and the distinc- tion between political power and the state apparatus on the other. Power, law, and knowledge are disentangled, and the autonomy of different social spheres (such as culture, economy, science, education, and health care) is preserved. As a result, the heterogeneity of society is not repressed.5 The »birth of democracy« marks a »mutation of a symbolic nature,« and the best evidence for this type of transformation is given by the »new position of power.«1' This new position of power is actually the representation of power as an empty place. As such, it is linked to »a discourse« that shows that power does not belong to any person, that those who exercise it neither possess nor incarnate it, and that the exercise of power is subjected to periodically organ- ized competition, so that the authority of those who are in charge is consti- tuted and reconstituted in accordance with the manifestation of popular will.7 But while speaking of the »birth of democracy« implies the idea of de- mocracy's entering into historical time, and while Lefort is clear in conceiv- ing of modern democracy as a specific historical form of society, he is surpris- ingly vague about when, and how, modern democracy emerged. He links the emergence of democracy to the »democratic revolution« (while at the same time pointing to the limitations of this Tocquevillian concept), and locates the development of democratic society in the nineteenth century.8 Arguably, the historical emergence of democracy is not his main problem as a political philosopher. But his analysis and interpretation of modern democracy is clearly historically informed. Lefort has not worked on a »genealogy of democratic 4 L'invention, 153, 157-9, 180; Essais, 27-8, 53, 55, 267. •r' L'invention, 94, 102-3, 159; Essais, 28, 267. 11 Essais, 26. 7 Ibid., 265. 8 L'invention, 179-80; Essais, 299. 1 2 9 T O M A Ž MASTNAK representations,«'-' yet he has worked with one. I see the »historical material« he has been referring to as limited and, as such, affecting the validity of his conceptualization of the symbolic mutation that gave birth to democracy.10 Part of what I see as a problem is that, for Lefort, a critique of totalitari- anism (to be precise: communist totalitarianism) functions as the key to un- derstanding democracy. In a sense, democracy is the opposite of totalitarian- ism. As the mirror image of totalitarianism, democracy becomes a predomi- nantly derivative, negative, concept. Nevertheless, I find the linking of analy- sis and interpretation of democracy and totalitarianism both relevant and productive. Such linking may alert us to weaknesses and vulnerabilities, even pitfalls, of democracy; it may disturb the democratic slumber into which we have been lulled in the past decade. But I am afraid that, when the defining characteristics of democracy obtained through a critical study of an experi- ence of our own lifetime are held to be the explanation of the symbolic mu- tation marking the advent of modern democracy, we run the danger of anach- ronistic interpretation of history and of ending up with an ahistorical concept of democracy. While I am generally convinced by Lefort's critique of totali- tarianism and impressed by his definition of democracy, I do not see how his studies of the history of political thought, impressive in their own way, could lead to the same conceptual conclusions as his studies of twentieth-century totalitarian power. In this article, I will explore this possible incoherence in Lefort's writings by discussing his defining characteristics of democracy from a broader his- torical perspective. While the concept of the empty place of power does not necessarily follow from Lefort's own analyses of historical languages of de- mocracy and discourses on democracy,11 characteristic traits of democracy as he defined them are to be found in historical contexts he did not discuss. Some of those contexts are not directly related to the »democratic revolu- tion« but are directly relevant for the conceptualization of democracy as put forward by Lefort. A prime example is the invention of the state as the mod- ern form of public authority whose nature corresponds to a large degree '•'Essais, 299. '" For exceptions, see the following footnote. 11 An exception may be Lefort's commentary on the American revolution, but the »empty place of power« is here applied on, rather than derived from, the material re- searched by Gordon Wood. Introduction to Gordon S. Wood, La création de la république américaine, trans. F. Delastre (Paris: Belin, 1991), 27. Other than French political traditions are also discussed by Lefort in »Foyers du républicanisme,« in Ecrire: A l'épreuve du politique (Paris: Calmann-Lévy, 1992), but this discussion does not bear on the lieu vide du pouvoir. More relevant for articulating the principles that can be seen as productive for his conceptualization of democracy than Lefort studies of democratic discourses and dis- courses on democracy seems to me his study of Machiavelli, Le travail de l'oeuvre. 1 3 0 T i I E DISEMBODIMENT OF P O L I TICS AND TTIF. FORMATION OF POLITICAL SPACE with the nature of democratic power as specified by Lefort. Lefort's concept of democracy is greatly weakened because he neglected to discuss the rela- tionship between the invention of the state and the invention of democracy. A reason for this omission lies in Lefort's selective reading of the history of political languages. He has focused on the demise of the king's body as the necessary condition for the disembodiment of power and for the advent of democratic society as a bodyless society. But, as I will argue, of no lesser importance than the dismissal of the king-centred political theology for the emergence of the type of power characterized by Lefort as democratic, was the crisis of republican ideas and ideals of politics. Rather than discussing the decline of republicanism as a prerequisite for the formation of modern de- mocracy, however, Lefort has interpreted democracy as republican. In this I see a limitation of not only Lefort's account of the »birth of democracy,« but of his very concept of democracy as well. As I will show in the concluding part of this article, it was the dissolution of the body politic (an idea or image central to republican politics) that made possible the formation of political space. That dissolution of the body politic and the formation of political space were effected by the emergence of political parties. Lefort has not discussed political parties and has hardly ever used the term political space. But the idea of political space is a necessary condition for speaking of a place of power and, consequently, also of the democratic representation of power as an empty place. 1. The Invention of the State and the Impersonalization ofPower My questioning of Lefort's concept of democracy begins with the realiza- tion that some of the important traits of modern democracy as he defines them actually appear to be characteristic of the modern form of public au- thority, the state. Lefort has rightfully criticized socialists for having failed to understand the nature of the Soviet regime and singled out as a reason for this that the political left had »lacked a theory of the state or, more funda- mentally, a concept of political society.«12 But a theory of the state is marginal to his own conceptualization of democracy. A reason for this may lie in his having inscribed characteristics of the state into the concept of democracy. As a result, a concept of the state is largely absorbed into Lefort's concept of democracy. Only the inabsorbable remnant of the state concept is called »the state,« and even this figures, in Lefort's writing, mainly as a possible threat to 12 L'invention, 92. 1 3 1 T O M A Ž MASTNAK a smooth (even if conflictual) functioning of democratic logic.13 In Lefort, the democratic invention blinds us to the invention of the state.14 A detailed discussion of the invention of the state is obviously not my purpose here. But the following points are relevant for my discussion of Lefort's concept of democracy. Like the »birth of democracy,« the invention of the state was a »symbolic mutation.« And like the advent of modern democracy in Lefort's account, the invention of the state as a new type of public authority was made possible by radical shifts in political language, generating a new »representation« of power. To consciously echo Lefort's concept of democ- racy, the emergence of the state was the invention of impersonal public au- thority, of the impersonality of power. The state was impersonal in a double sense. Its »doubly impersonal character« implied the separation of public power from both the ruler and the ruled, from both those who governed and those who were governed: the state's authority was distinguished, on the one hand, from that of the »rulers or magistrates entrusted with the exercise of its powers for the time being« and, on the other, from the authority »of the whole society or community« over which its powers were exercised.15 In con- trast to the Aristotelian regime, politeia (the concept that, from the »rediscov- ery« of Aristotle, dominated medieval conceptions of power and was only shattered with Machiavelli), that was the source of law, with the invention of the state, law came to be seen as the source of the regime11' and became, in this sense, disintricated from power. With the articulation of »reason of state,« the principle of knowledge as well was taken away from the ruler; linked to impersonal public authority, knowledge became impersonal.17 The state was neither the power of a corporation, universitas (conceived, in the Middle Ages, as the legal person of a preexisting group), nor a corporation in power but was »artificial in order to abstract from any regime that might be lurking 13 Cf. Ibid., 160 ff. 14 Ernst. K. Kantorowicz, The King's Two Bodies: A Study in Medieval Political Theology (Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1957), and Joseph R. Strayer, Medieval State- craft and the Perspectives of History (Princeton, N. J . : Princeton University Press, 1971) - to which one should add idem, On the Medieval Origins of the Modern State (Princeton, N. J . : Princeton University Press, 1970) - can hardly be seen as authoritative accounts of »l'avènement de l'Etat moderne« (Essais, 317 n. 23), whatever their other merits. lr'J. H. Shennan, The Origins of the Modern European State, 1450-1725 (London: Hutchinson University Library, 1974), 9,114; Quentin Skinner, The Foundations of Modern Political Thought, 2 vols. (Cambridge: Cambridge University Press, 1978), 2: 353; idem, »The State,« in Politi- cal Innovation and Conceptual Change, ed. T. Ball, J . Farr, and R. L. Hanson (Cambridge: Cambridge University Press, 1989), 112. "' Harvey C. Mansfield, Jr., »On the Impersonality of the Modern State: A Comment on Machiavelli's use of Stato,« The American Political Science Reviewl! (1983), 850. 17 Ibid., 855-6. 1 3 2 T i I E DISEMBODIMENT O F P O L I TICS AND TTIF. FORMATION OF POLITICAL SPACE behind the medieval corporation.«18 At the same time, the state was not iden- tical with the community that was the source of law beyond communities (corporations) existing under the law, that is, it was not identical with the community in the broadest sense of the word, conceived politically as, for example, universitas rei politicae or universitas civium,1!) Unlike medieval cor- poratism that had demanded that the people obey as individuals while they commanded as universitas, the state presupposed free individuals who obeyed as citizens.20 What Lefort has described as »disembodiment« of power21 and seen as specific to modern democracy was actually at work a few centuries before the »democratic revolution« took off. With Hobbes, the »foundational philoso- pher of our political institutions,«22 impersonal public authority was clearly freed from social determinations. For »a more curious search into the rights of States, and duties of Subjects, it is necessary,« Hobbes wrote, »that they be so considered, as if they were dissolved, (i.e.) that wee rightly understand what the quality of humane nature is, in what matters it is, in what not fit to make up a civill government, and how men must be agreed among them- selves, that intend to grow up into a well-grounded State.« The duties of sub- jects were owed exclusively to the state, neither to the person of a ruler nor to a multiplicity of jurisdictional authorities, be they local or national, civil or ecclesiastical.23 The state, on the other hand, was regarded as a power distinct from the power of citizens, as »having its own Rights and properties« to the effect that »neither any one Citizen, nor all of them together« were to be accounted its equivalent. In other words, the state could not be seen as »the powers of citizens under another guise.«24 »It had to remain essentially im- 18 Ibid., 852. u' Ibid. Cf. John of Salisbury, Policraticus\M,ï (ed. and trans. C.J. Nederman, Cambridge: Cambridge University Press, 1990, 30); Marsiglio of Padua, Defensor Pads I, xii, 3-5 (ed. R. Scholz, Fontes iuris Germanici antiqui, Hannover: Hahnsche Buchhandlung, 1932-33; trans, and ed. A. Gewirth, Toronto: University of Toronto Press in association with the Medieval Academy of America, 1980). 20 Mansfield, »On the Impersonality,« 852. 21 Cf. L'invention, 65; Essais, 27; Introduction to Wood, La création, 24, 27. Lefort referred to Gordon Wood's notion of the »disembodiment of government« ( The Creation of the American Republic, 1776-1787 [New York: W. W. Norton, 1972], 383 ff.). Cf. n. 27. 22 Richard Tuck, Philosophy and. Government, 1572-1651 (Cambridge: Cambridge Univer- sity Press, 1993), xvii. 23 Hobbes, De cive, Preface (English version, ed. H. Warender [Oxford: Clarendon Press, 1983], 32; that the 1651 English version cited here was not Hobbes' translation, as it used to be believed, is of no consequence for my argument here); Skinner, »The State,« 90. 24 De civeV,ix (English version, op. cit., 89); Skinner, »The State,« 118. Cf. Istvân Hont, »The Permanent Crisis of a Divided Mankind: 'Contemporary Crisis of the Nation State' 1 3 3 T O M A Ž MASTNAK personal and disembodied; its intended identity being lost as soon as any attempt was made to equate it with the actual individuals or corporate bodies that composed the civitas. «25 Taking all this into account, and with Lefort's concept of democracy in mind, it may well be the invention of the state that marks the creation of an »empty place of power.« My point, here, is that a logic of constitution of power very similar to that which Lefort has described as specific for modern democracy was articulated in historical contexts apparently far away from the »democratic revolution.« Why are these articulations of power absent from Lefort's work? In a consistent thinker, such an absence must tell us something about the travail of his oeuvre. Seeking to explain the emergence of impersonal power as characteristic of modern democracy, Lefort has focused on the demise of the figure of the king. Somewhat inexactly he has equated royal power with monarchy and argued that, in monarchy, power was incorporated in the person of the prince. Mediator between men and gods or between men and transcendental in- stances figuring as sovereign Justice and sovereign Reason, standing above law and subjected to law, the prince condensed in his body, mortal and im- mortal at the same time, the principle of the generation and ordering of the kingdom. His power pointed at an unconditional, extra-earthly pole, while as a person he simultaneously functioned as the guarantor and representative of the unity of the realm. The realm itself figured as a body, as a substantial unity, in such a manner that the hierarchy of its members, the distinctions of ranks and orders, appeared as resting on an unconditional foundation. Em- bodied in the prince, power »gave body« to society.21' It follows, from such a view of the predemocratic regime, that the elimination of the king's body dissolved the social body as well and opened the way to the institution of democratic society as a »bodyless society.«27 It also appears that the elimina- tion of the king's body created that »empty place« that counts as the key characteristic of democratic power. The institution of democratic power, however, cannot be reduced to the elimination of royal power. If the representation of power as an empty place is the central characteristic of democratic power, if the impersonality of power in Historical Perspective,« in Contemporary Crisis of the Nation State?, ed. J . Dunn (Oxford: Blackwell, 1995), 184: »The origins of the modern notion of the 'state' can be found in the process whereby the status of the civitas as a whole, understood as a respublica or common- wealth, became privileged over the status of any of its parts (including the people).« 25 Hont, »The Permanent Crisis,« 186. 2li Essais, 26-7. 27 »[...] société sans corps« (ibid., 28); »désincorporation de la société (L'invention, 65); »la corporéité du social se dissout« (ibid., 179). 1 3 4 T i I E DISEMBODIMENT OF P O L I TICS AND TTIF. FORMATION OF POLITICAL SPACE is characteristic of power represented as an empty place, and if the imper- sonal character of power implies a disembodiment of power, then the disem- bodiment of power characteristic of modern politics and power involved more than the elimination of the king's body. In fact, as I will argue, the elimina- tion of the king's body was not even a necessary prerequisite of establishing the impersonality of modern public authority. As I said above, Lefort discussed the birth of democracy against the his- torical background of kingly power and its demise. Both Strayer's memora- ble studies of the sacralization of French kingship and kingdom under Philip IV and Kantorowicz's learned study of medieval political theology provided Lefort with rich material for his analysis of the nature of kingly power.28 But does a philosophy of royal power like the one we encounter in Lefort do justice to those who, as participants in historical events, argued for royal power? Is the sense such a philosophy makes of those participants' arguments something they themselves thought they were doing when arguing in support of kingly power? I am doubtful whether the study of historical royalist politi- cal discourses allows us to construct a coherent body of ideas, symbols, and images that then had to be discarded to open the way to the institution of democracy. I suggest that we look instead at how some paths to democracy (even democracy as conceptualized by Lefort) were paved from within royal- ist political discourses. Keeping in mind Lefort's insistence on the imperson- ality of power as characteristic of modern democracy, it might be surprising to find in royalist arguments the articulation of the difference between the royal person and royal office. This distinction, as Lefort himself reminds us,211 has been with us from Greek political philosophy onwards, but it was also cultivated by royalist writers. More importantly, when we look at »foyers« of democratism other than the French, to which Lefort has dedicated most of his attention (or even to those late eighteenth-century currents of French political and constitutional thought which have remained at the margin of Lefort's interest),30 we find other surprises. The English, for example, incorporated the king into what is conventionally seen as democratic ideas and constitution. The king was even a prominent figure in American revolutionary pamphlets, often as the good king against the bad parliament. With the American presidency, the »Found- 28 See especially ibid., 293 ff. Cf. n. 14. For a different context in which the cited works can be read, and their subject matter studied, see Tomaž Mastnak, Crusading Peace: Chris- tendom, the Muslim World, and Western Political Order (Berkeley and Los Angeles: California University Press, forthcoming), chap. 5. 2il Essais, 266. 30 For an excellent discussion of different models of popular sovereignty during the French revolution, see Hont, »The Permanent Crisis,« 188 ff. 1 3 5 T O M A Ž MASTNAK ers were instituting a monarchical office among the institutions of their re- public,« so that the norms of early-modern monarchy reasserted themselves »at the heart of the modern democracy which has grown out of the early- modern republic that thought it had eliminated them.«31 Most important of all is a simple point. Everywhere in the west, the modern form of public authority - the state - »was, or was a work of, a monarchy. «32 All this leads me to the following. The invention of the state was a conditio sine qua non of the invention of modern democracy (as conceived of by Lefort). But in order to understand the invention of the state and, consequently, the invention of modern democracy, analysing and interpreting royalist political discourses does not suffice. I agree with Lefort that the modern democratic revolution dissociated power from »a body.« »[T]here is no power linked to a body,« he stated.33 But this rule needs to be thought through more seriously. The »body« in question is not only the king's body. Crucial in creating conditions for the institution of modern democracy was also the dissociation of power from the body politic as imagined from within republican politics. In order to trace out the disembodiment of power and articulation of public authority as im- personal in character, we therefore have to turn to political language of re- publicanism. 2. The Crisis of Republicanism and the Disembodiment of Power Making possible a comprehensive conceptualization of impersonal pub- lic authority —a conceptualization, that is, that went beyond the articulation of the distinction between public office and the person (s) holding it-was not the republican political argument or spirit as such. Rather, it was the crisis of republicanism that made this new conceptualization of public authority pos- sible. The first crucial moment in this process was the »Machiavellian mo- ment«: grasping with the republic's »confronting its own temporal finitude« and attempting to »remain morally and politically stable in a stream of irra- tional events conceived as essentialy destructive of all systems of secular sta- bility. «34 Machiavelli's own role in the »moment« named after him has been, 31 J . G. A. Pocock, »States, Republics, and Empires: The American Founding in Early Modern Perspective,« in Conceptual Change and the Constitution, ed. T. Ball and J . G. A. Pocock (Lawrence, Kansas: University Press of Kansas, 1988), 74. 32 Mansfield, »On the Impersonality,« 855. 33 L'invention, 180. 34 J . G. A. Pocock, The Machiavellian Moment: Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition (Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1975), viii. 1 5 6 T i I E DISEMBODIMENT OF P O L I TICS AND TTIF. FORMATION OF POLITICAL SPACE and will continue to be, a subject of some controversy among historians and political philosophers. The specific question here is whether he played a part in the invention of the state. As the author of The Prince, Machiavelli has been singled out as the writer of advice-books who showed »the most consistent willingness to distinguish the institutions of lo stato from those who have charge of them.« As such, his work contains »the strongest hints« of the transition, at the end of the quattrocento, »from the idea of the ruler 'maintaining his state' to the more abstract idea that there is an independent political apparatus, that of the State, which the ruler may be said to have a duty to maintain.« This transi- tion, in turn, was an important moment in the process of acquiring the main elements of a »recognisably modern concept of the state.«35 But it has also been argued that whatever Machiavelli meant to denote by lo stato, he cou- pled this term »as object or passive subject with verbs of exploitative tonal- ity.« If lo stato, that which the prince had to keep his grip on (mantenere), was something to be used (»exploited«) by the ruler, the conclusion follows that Machiavelli's lostatowas »radically at variance with the modern conception of the state.«3" Machiavelli was a political writer who contrived to keep alive the repub- lican ideal of political man. He gave an innovative and problematic account of the dilemmas of republican politics, but did not dismiss the republican idea of politics.37 As a republican, however, he could not articulate the con- cept of the state. For reasons I will come to in a moment, »[t]his concept came not from within republicanism, but from an attitude of neutrality to- ward republics in the old sense of partisan regimes, which required a trans- 35 See Skinner, Foundations, 1: ix-x; 2: 353-4; idem, »The State,« 102. For a detailed semantic analysis of the use of lo stato and its synonyms in Machiavelli's Principe and Discorsi, cf. Susanne Hauser, Untersuchungen zum semantischenFeld derStaatsbegriffevon der Zeit Dantes biszuMachiavelli (Zurich: P. G. Keller, 1967), 83-95. 3I'J. H. Hexter, The Vision of Politics on the Eve of Reformation: More, Machiavelli, and Seyssel (NewYork: Basic Books, 1973), 171, 175. For Pocock, The Machiavellian Moment, 176, this interpretation »seems to be borne out.« Lefort seems not to have been interested in lo stators Machiavelli's possible conceptual innovation and to have used l'Etat m the context of his reading of the Florentine political thinker as a self-evident term. Moreover, by arguing, for example, that Machiavelli in the Principe wanted to »détacher son lecteur d'une image traditionelle de l'État,« Lefort presupposed »the state« as existing even before Machiavelli. Le travail de l'oeuvre, 349. This is, of course, not the place to enter Lefort's interpretation of Machiavelli. 37 Cf. Maurizio Viroli, »Machiavelli and the republican idea of politics,« in Machiavelli and Republicanism, ed. G. Bock, Q. Skinner, and M. Viroli (Cambridge: Cambridge Univer- sity Press, 1990), 152; idem, From Politics to Reason of State: The acquisition and transformation of the language of politics, 1250-1600 (Cambridge: Cambridge University Press, 1992), 177. 1 3 7 T O M A Ž MASTNAK formation of the republican spirit.«38 By advancing the view that states were to be judged by their verita effetuale, by their »effectual truth« in acquiring glory and maintaining security, by directing the attention of both republics and principalities toward worldly gain, and by giving impartial advice to all parties and persons to acquire what they could, Machiavelli made his contri- bution to a »transformation of the republican spirit.« The universality of his advice to the prince - to be partial to oneself - implied a neutral attitude toward the republic. While Machiavelli's lo stato remained a personal power, his neutrality toward the republic (subsumed under the notion of the »aquisitive personal state«) was a crucial moment in the process of articulating the state as impersonal public authority.39 But articulation of the concept of the state required more than just »a transformation of the republican spirit.« It re- quired the very disintegration of the republican idea of politics. Central to the republican idea of politics was the notion of vita activa or vivere politico. This notion implied the idea of self-government40 and, as such, excluded the separation between government and the governed and, ulti- mately, between government and society. In order that the liberty of the en- tire community be preserved, all of the citizens had to take part in virtuous public service, to the effect that the political body coincided with community. Not surprisingly, republican political writers took the metaphor of the body politic »as seriously as possible.«41 Citizenship itself was socially determined. What qualifed a person as a member of the body politic was property, gen- der, and age (given that a person meeting these criteria was not an alien or of the wrong confession). Citizens were adult propertied men. How inclusive or exclusive were these criteria does not matter here. What does matter is that the notion of citizenship implied »social substance.« While being an adult man, not a woman or a child, supposed the capacity of making rational deci- sions, a certain degree of wealth was not only a guarantee of freedom in a general sense of the word. More specifically, it gave the free man free time for public service. Landed property was a prerequisite for his independence, conceived of as immunity from the corrupting influences of patronage and money. As civic virtue incarnate, the patriot citizen was a soldier, for the defence of liberty of the community depended ultimately on the ability to take up arms. 38 Mansfield, »On the Impersonality,« 855. 311 Cf. ibid., 854-5. For Lefort's interpretation of the verità effetuale, see »Machiavel et la veritâ effetuale,« in Lefort, Ecrire. 40 Cf. Quentin Skinner, »The republican ideal of political liberty,« in: Machiavelli and Republicanism, 306. 41 Ibid., 301. 1 3 8 T i I E DISEMBODIMENT OF P O L I TICS AND TTIF. FORMATION OF POLITICAL SPACE If this political universe experienced its first fundamental crisis in the »Machiavellian moment,« then it was shattered to its foundations with the emergence of commercial society. The effects of the financial revolution, public credit and public debt, and a standing army on the republican political ideas and ideals have been well studied by historians of English and British politi- cal thought.42 Unaware of equivalent analyses of the developments on the Continent, I will now turn to what is called the »Atlantic republican tradi- tion« in order to take the next step in my own argument about the disem- bodiment of power. Public credit was introduced to provide new financial resources to wage wars for the »balance of power« in Europe and for the extension of empire. But the new kind of warfare it made possible, with government relying on mercenery armies, destroyed the citizen-soldier nexus at the heart of the re- publican idea of politics. The new nexus between government, commerce, and finance changed the nature of power. This change was perceived in dra- matic terms by public-spirited contemporaries. They were alarmed by the rise of mobile property - new »imaginary wealth« that brought in its wake luxury, effemination, and corruption of civic virtues. This new form of wealth was linked with the pursuit of private interests and the neglect of common good. It gave government creditors, moreover, a say in government itself. Nouveaux riches were able to buy seats in Parliament or the »Country Gentle- men« who sat in those seats. Such an accusation against the »Stock-jobbers« was made, for example, by Daniel Defoe, who left us vivid descriptions of the new situation. He called this »Parliamentjobbing« not only a »new Trade« that the free-holders should 42 See especially Caroline Robbins, The Eighteenth-Century Commonwealthman: Studies in the Transmission, Development and Circumstance of English Liberal Thought from the Restoration of Charles IIuntil the War with the Thirteen Colonies (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1959); Lois G. Schwoerer, »No Standing Armies!«: The Antiarrny Ideology in Seventeenth-Cen- tury England (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1974); J . G. A. Pocock, Politics, Language, and Time: Essays on Political Thought and History (Chicago: University of Chicago Press, 1989), chap. 3, 4; idem, The Machiavellian Moment, chap. 12-4; idem, Virtue, Commerce, and History: Essays on Political Thought and History, Chiefly in the Eighteenth Century (Cam- bridge: Cambridge University Press, 1985), especially chap. 1, 2, 6,11; The Varieties of British Political Thought, 1500-1800, ed. J . G. A. Pocock, G. J . Schochet, and L. G. Schwoerer (Cambridge: Cambridge University Press, 1993), pt. 3; Istvan Hont, »Free trade and eco- nomic limits to national politics: neo-Machiavellian political economy reconsidered«, in The economic limits to modem, politics, ed. J . Dunn (Cambridge: Cambridge University Press, 1990); idem, »The rhapsody of public debt: David Hume and voluntary state bankruptcy«, in Political Discourse in Early Modern Britain, ed. N. Phillipson and Q. Skinner (Cambridge: Cambridge University Press, 1993); idem, »Commercial Society and Political Theory in the Eighteenth Century: The Problem of Authority in David Hume and Adam Smith«, in Main Trends in Cultural History, ed. W. Melching and W. Velema (Amsterdam: Rodopi, 1994). 1 3 9 T O M A Ž MASTNAK prevent, but a new civil war, »carried on with worse Weapons than Swords and Musquets,« by »a sort of impenetrable Artifice, like poison that works at a distance,« by »the strange and unheard of Engines, of Interests, Discounts, Transfers, Tallies, Debentures, Shares, Projects, and the Devil and all of Figures and hard Names.«43 Republican ideals were dissolving together with reality itself. Credit was a »being« that had existence »only in the minds of men,« it hung »upon opinion,« depended on »our passions of hope and fear,« and was beyond men's control.44 »Like the Soul in the Body, it acts all Substance, yet is it self Immaterial; it gives Motion, yet it self cannot be said to Exist; it creates Forms, yet has itself no Form; it is neither Quantity or Quality; it has no Whereness, or Whenness, Scite or Habit. If I should say it is the essential Shadow of something that is Not; should I not Puzzle the thing rather than Explain it [?]«4"' Never »chain'd to Mens Names, [...] not to Families, Clans, or Collec- tions of Men; no, not to Nations,«41' this formidable »being« came to hold government in its grip. Government now seemed to be maintained by the investor's imagina- tion, with its stability linked to the self-perpetuation of individuals' specula- tion concerning the future. Government and politics were placed, as it seemed, at the mercy of passion, fantasy, and appetite (forces known to feed on them- selves and to be without moral limits). They were placed, as it appeared, at the mercy of »Convulsion Fits, hysterical Disorders, and most unaccountable Emotions.« Contemporaries thus saw rising on the horizon the despotism of speculative fantasy.47 If we take the disappearance of the sign-posts of certainty to be an essential characteristic of democratic society,48 then the so-called financial revolution in England of the 1690s, with its effects on the represen- tation of power, politics, and society, was something of a »democratic revolu- tion« indeed. While undermining republican ideas of power and politics, the introduc- tion and rise of public credit also contributed to the growing impersonality of public power. Contemporary accounts of the rise of public credit, both pessi- 43 The Free-Holders Plea against Stock-Jobbing Elections of Parliament Men (London, 1701), 9; The Villany of Stock-jobbers Detected, and the Causes of the Late Run upon the Bank and Bankers Discovered and Considered (London, 1701), 13. 44 Davenant, Discourses on the Public Revenues, and on the Trade of England, pt. I [1698], in The Political and Commercial Works of that Celebrated. Writer Charles D'Avenant, LL. D.\ ed. Ch. Whitworth (London, 1771), 1: 151. 45 Defoe, An Essay upon Publick Credit, etc. (London, 1710), 6. 411 Ibid., 10. 47 See Pocock, Virtue, Commerce, and History, 112-3. The quotation is from Defoe's Review, cited in Pocock, The Machiavellian Moment, 454. Like Fortune for Machiavelli, Credit and Trade for Defoe were female figures. 48 Cf. Lefort, Essais, 29, 47. 1 4 0 T i I E DISEMBODIMENT O F P O L I TICS AND TTIF. FORMATION OF POLITICAL SPACE mistic and optimistic, all noted the growing independence of government.4'' If government was dependent on the creditor, then the creditor was in the clutches of uncontrollable credit. The »Power of Money« was, ultimately, impersonal. Once the need to finance war had led government to resort to public credit, this triggered a dynamic that could not be stopped: »As the Affairs of the Government have made Loans necessary, and they can not go on without Borrowing,« this involved so many men, »that it is impossible for any particular Sett of Men to put a stop to it« and to get the government under their influence.50 Bolstered by public credit, government escaped de- pendence on any particular social group. In the world that had been lost (and which was mourned by republican ideologists), proper social status had been a qualification for entering political life. Now public authority was itself becoming a source of social status. The »financial revolution« accelerated a process already underway. »In the reign of Charles II it was already under- stood that there existed a class of parliamentary managers and magnates - moving steadily into the hereditary peerage but never identical with it-whose strength consisted in their closeness to executive authority and in [...] their command of political patronage, influence, and what its enemies termed cor- ruption.«51 With these developments, the center of political life shifted from the »old palace-centered political world of courtiers and councillors« to the »new Court« that was »attendant upon Parliament as much as upon the King.«52 The king's body, which had been beheaded by the revolutionary saints, was now back on the political scene. Neither the real nor the symbolic center of the nation (at best, one of the centers), the king was no obstacle to emptying the place of power. The body that was irremediably destroyed with the growing imper- sonality of power, and that had to be destroyed in order to institute imper- sonal power, was rather the republican body politic. A discussion of how the republicans - be they commonwealthmen or Country ideologists - responded to the challenge of commercial society and to the emergence of the state, and of different attempts (not always ineffective) to patch up the body politic, would take me away from the subject at hand. My point, here, is that the dissolution of the body politic, the discarding of the very idea of the body politic, was a necessary condition and a result of the invention of the state as well as of the institution of democracy as defined by Lefort. The problem 411 For an optimistic view, cf. Davenant, An Essay upon the National Credit of England, etc. (London, 1710), 26. 50 Defoe, An Essay upon Loans, etc. (London, 1710), 13-4. 51 See Pocock, Virtue, Commerce, and History, 76. 82 Ibid. 1 4 1 T O M A Ž MASTNAK with Lefort's discussion of democracy - to my mind the central weakness of his argument - is that he has defined democracy as republican. The conclu- sion of his discussion of republicanism is that republicanism found a new life in democracy: »[T]he republic has become democratic; there is no other possible definition of the republic, and democracy itself is republican or it ceases to designate a political society.«r'3 I would argue in turn that the dissolution of the body politic - an idea or image most firmly rooted in the republican politics - was of key importance in creating the conditions for the institution of modern democracy. Modern democracy thus presupposes the decline and fall of republicanism, not its revival. In what follows, I want to illustrate my point in more detail by turning to one central aspect of the dissolution of the body politic: the emergence of political parties. 3. The Emergence of Political Parties and the Formation of Political Space The absence of political parties from Lefort's discussion of democracy is, in fact, indicative of an overall weakness in his concept of democracy. This absence can be explained by his understanding of democracy as republican, but also by his refusal (not inconsistent with the republican spirit) to consider democracy as a system of institutions. In a critique of discussions of democ- racy in political science/'4 such a refusal is justifiable. But to discuss politics as symbolic in nature and to argue that modern democracy is embedded in »a discourse« (I would prefer »discourses«) that enables a distinctive articula- tion of power, institutions must be taken into consideration. Institutions are not merely a context in which alone one can understand political discourses. More than that, institutions are, in a sense, internal to political discourses, while political discourses materialize in institutions and work for the forma- tion, preservation, change, or downfall of institutions. Lefort has, in fact, discussed the dispositif institutionnel of modern de- mocracy, even if not at great length. His analysis of general elections, for example, is a good and impressive case in point. But while he has repeatedly pointed to how indispensable for modern democracy is political competition (or, better still, the institutionalization of political conflict), he has remained 53 »Foyers du républicanisme,« in Écrire, 208. Complexities of the history of republican- ism during the French revolution, left aside in my argument here, are discussed in Hont, »The Permanent Crisis.« r'4 Cf. Essais, 254 ff. Lefort's critique of political science, however, applies also to strong currents in political philosophy. Cf. James Tully, An Approach to Political Philosophy: Locke in Contexts (Cambridge: Cambridge University Press, 1993), 320-3. 1 4 2 T I I E DISEMBODIMENT OF P O L I TICS AND TTIF. FORMATION OF POLITICAL SPACE surprisingly unspecific about the agents of that competition and conflict or, to be more precise, about the political forms in which competition and conflict are carried out. I do not see this lack of specificity as an homage to »demo- cratic openness.« I have the impression that Lefort has consciously avoided the use of the term party, as if he wanted to reserve it, as »the Party,« for his critique of communist totalitarianism. Where he might have spoken of politi- cal parties, he chooses to speak instead, for example, of »political forma- tions.«55 But why does this matter? I certainly do not want to make the point that Lefort has »forgotten« to mention a detail of the democratic institutional setting. Nor do I want to cite against him the multiparty system as an article of the faith to which countries must subscribe to join the »democratic world« or to qualify as recipients of »democratic aid.« I see Lefort's omission to discuss, even to name, political parties as a weakness of not only his historical explanation of the »birth of democracy« but of his very concept of democracy. The emergence of political parties entailed the demise of the idea of body politic (both the body politic with the king as its head and the republican self-governing community).50 And it was the dissolution of the idea of body politic that made possible the formation of political space. I see the decline of the republican idea of poli- tics (even more than the decline of the king-centred political theology), as a precondition for the institution of modern democracy: the democratic repre- sentation of power as an empty place presupposes the idea of political space. In the absence of political space, power cannot be »placed.« One cannot speak, that is, of the place of power. Lefort does not address the question of the formation of political space. In one of the rare occasions when he uses the term at all, it is to speak of the effects of democratic power on political space, which he takes as given. Demo- cratic power, he argues, lets us conceive of the division between political space and social space and of divisions within political space.57 But without those divisions within the body politic, irreversibly articulated with the emer- gence of political parties, there was no political space as such. Those divisions in the body politic created political space, which was thus internally divided from the very beginning. And the creation of political space opened the way to the institution of modern democratic power. 55 L'invention, 153. For exceptions, see ibid., 158; Essais, 267. 50 It is interesting to note that the development of organicist images of political commu- nity was in their origin, in Ancient Greece, a response to »bitter party strife.« See Tilman Struve, Die Entwicklung der organologischen Staatsauffassung im Mittelalter (Stuttgart: Anton Hiersemann, 1978), 10. r'7 L'invention, 159. 1 4 3 T O M A Ž MASTNAK The acceptance of political parties in England (seen, in this regard, by contemporaries elsewhere in Europe as a model country) coincided with the reign of George III.58 The first clear definition of party was given by Edmund Burke in 1770, who called party »a body of men united, for promoting by their jo int endeavours the national interest, upon some particular princi- ple in which they are all agreed,«5;) while some thirty years earlier David Hume grudgingly recognized the »parties from principle« as, »perhaps, the most extraordinary and unaccountable phaenomenon, that has yet ap- peared in human affairs« and, as such, »known only to modern times.«1'0 With Hume and Burke, one could say, the history of the modern concept of party begins.1,1 But even more important for my argument here than this history, is the pre-history of party: the century before Hume and Burke, with its perceptions of the emerging new political reality or, to put it differ- ently, with a »series of shifts in political perceptions« engendered by the transformation of political life.1'2 The emergence of political parties was both an expression of this transformation and its driving force, and a brief look at perceptions of parties as not only a new form of political organization and a new technique of political action,1'3 but also as a new »art of govern- r'8 Good general surveys are Caroline Robbins, »'Discordant Parties': A Study of the Acceptance of Party by Englishmen,« in Absolute Liberty: A Selection from the Articles and Papers of Caroline Robbins, ed. B. Taft (Hamden, Con.: Published for the Conference on British Studies and Wittenberg University by Archon Books, 1982); Klaus von Beyme, »Partei, Faktion,« in vol. 4 of Geschichtliche Grundbegriffe: Historisches Lexikon juristisch-sozialen Sprachen in Deutschland, ed. O. Brunner, W. Conze, and R. Koselleck (Stuttgart: Klett- Cotta, 1978); Terence Ball, »Party,« in Political Innovation and Conceptual Change; a selec- tion from contemporary sources: J . A. W. Gunn, Factions No More: Attitudes to Party in Government and Opposition in Eighteenth-Century England (London: Frank Cass, 1971); rel- evant monographs I have consulted are Kurt Kluxen, Das Problem der politischen Opposition: Entwicklung und Wesen der englischen Zweiparteienpolitik im 18. jahrhundert (Freiburg and Munich: Karl Alber, 1956); Harvey C. Mansfield, Jr., Statemanship and Party Government: A Study of Burke and Bolingbroke (Chicago: The University of Chicago Press, 1965); Wolfgang Jäger, Politische Partei und parlemantarische Opposition: Eine Studie zum politischen Denken von Lord Bolingbroke und David Hume (Berlin: Duncker & Humblot, 1971); John Brewer, Party Ideology and Popular Politics at the Accession of George III (Cambridge: Cambridge University Press, 1976); and, for American developments, Richard Hofstadter, The Idea of a Party System: The Rise of Legitimate Opposition in the United States, 1780-1840 (Berkeley and Los Angeles: University of California Press, 1969). w Thoughts on the Cause of Present Discontents, in The Works of the Right Honourable Edmund Burke (London: Bohn, 185^56), 1: 375. »Of Parties in General,« in Essays Moral, Political, and Literary, ed. E. F. Miller, revised ed. (Indianapolis: Liberty Classics, 1985), 60. Ball, »Party,« 174. Ii'2 Cf. ibid., 155-6. r'3 Cf. Kluxen, Das Problem der politischen Opposition, 42-3. 1 4 4 T I I E D I S E M B O D I M E N T OF P O L I TICS AND TTIF. FORMATION OF POLITICAL SPACE ing,«04 will give us an impression of how deeply was shattered the then exist- ing political universe. The emerging parties were not met with acclamation. Few wrote in sup- port of them, even to give qualified support. The detractors were many. Con- temporaries regarded parties with great uneasiness and animosity. Some as- pects of their critique(,r' have direct bearing on Lefort's conceptualization of modern democracy. According to the critics, parties were a device of division of political community. John Toland called his Art of Governing by Partys »an account of how the Nation was divided in their Politics.« While one should neither expect nor wish for people's agreement in all matters, Toland ar- gued, party was »the most wicked master-piece of Tyranny purposely to di- vide the sentiments, affections, and interests of a People that after they have mutually spent their Force against one another, they may more easily becom a common prey to Arbitrary Power.« The introduction of »all those perni- cious Divisions, names and distinction, Parties, Factions, Clubs and Cabals,« was the work of a tyrannical king (Charles II, in Toland's eyes) who »cou'd not hope to perswade or force a compliance from a free Nation« and, there- fore, had by »secret fraud« »torn« it apart.1'1' When not fraud and tricks,1'7 parties were a disease decomposing the body politic. Davenant, for example, used medical metaphors so extensively that an opponent called him a »State-Doctor.«1'8 For Davenant, speaking of men »intangled in old or new partialities,« the »contagion of civil discord« had raged in England for too long. Distemper was radical and epidemical, »ill humours« had »floated in the body politick« since the reign of James I. Factions were a »frenzy,« those involved in them did not strive to »heal breaches,« but let »the wounds widen and fester« and »intestine ruptures« 1,4 John Toland, The Art of Governing by Partys: Particularly, in Religion, in Politics, inParlament, on the Bench, and in the Ministry; with the ill Effects of Partys on the People in general, the King in particular, and all our foren Affairs; as -well as on our Credit and Trade, in Peace or War, & c. (London, 1701). With whigs firmly in power, Toland later took a much more favourable view of parties. See his The State Anatomy of Great Britain: Containing a Particular account of its Several Interests and Parties, their bent and genius, etc. (London, 1717), especially ii-iii, 18. m In what follows, I disregard the distinction between »parties« and »factions.« While »faction« was definitively a negative term, in contrast to »party« that may have called for a qualified recognition, the distinction most often imploded with the writers who used it. For a general overview, cf. von Beyme, »Partei, Faktion.« i;,i Toland, The Art of Governing by Partys, 7, 9, 55. 07 In »Plain English,« governing by parties is »governing by Tricks.« Ibid., 44. 08 Animadversations on a late Factious Book, Entitled Essays Upon, I. The Ballance of Power; II. The Right of making War, Peace, and Alliances; III. Universal Monarchy. With a Letter Containing a Censure upon the said Book (London, 1701). Davenant looked at himself as a »State- physician.« Works, 5: 303. 1 4 5 T O M A Ž MASTNAK grow.1'" For Toland, »[o]f all the Plagues which have infested this Nation since the death of Queen Elisabeth, none has spread the Contagion wider, or brought us nearer to utter ruin, than the implacable animosity of contending Par- ties.«70 Torn apart by the »so many unnnatural Divisions«71 generated by parties was »nation,« »people,« »commonwealth,« »country.« In short, an imag- ined unitary body politic was being torn asunder. In the place of an or- dered body politic, there grew with parties a »many-headed monster.«72 The »entire Union« was being destroyed by interests, passions, envy, ambi- tions, and prejudices of »private men.« More specifically, parties were mak- ing »an Inroad upon the Government.«73 They were a viper in its vitals.74 Unable to offer a »solid foundations« to the government,7"' they corrupted it from the inside and threw it into insecurity. More specifically still, they undermined the position of the king. Even Toland, a republican himself and a critic of Filmer's Patriarcha, argued that »[d] ¡visions ought carefully to be avoided in all good Governments,« and that »a king can never lessen himself more than by heading of a Party; for thereby he becomes only the King of a Faction, and ceases to be the common Father of his People.«71' The insecurity and uncertainty caused by parties was not confined to gov- ernment alone: They spread over society at large. For parties were only names, flags, and masks. Worse still, they were names without substance, m Davenant, Essays upon Peace at Home and War Abroad [1704], in Works, 4: 276-7, 309-10, 364-7. " 'Toland, The Art of Governing by Partys, 7. 71 Addison in The Spectator, no. 81, June 2, 1711 (The Spectator, ed. H. Morley [London: George Routledge, 1891], 1: 305). 72 The Danger of Faction to a Free People (London, 1732), 7. 73 Locke, Two Treatises of Government 158 (ed. P. Laslett, Cambridge: Cambridge Univer- sity Press, 374). 74 »Faction is a viper that preys on the Vitals of the very Government that warms, and protects it, and will infallibly destroy what it seeds upon.« The Danger of Faction, 7. 7r' Cf. Party No Dependance: Containing An Historical Account of the Rise and Fall of Parties, in the Reigns of King Charles II, King fames thelld, and King William Illd (London 1713), 34. Toland, The Art of Governing by Partys, 41. The anonymous writer of A Essay Towards the History of the Last Ministry and Parliament: Containing Seasonable Reflections on: I Favourites, II Ministers, III Parties, etc. (1710), argued that a sovereign's »Favour should shine on the whole Body of his People,« and that the queen scorned »to be Queen of no more than half Her People.« (In Gunn, Factions No More, 48-9.) Cf. Davenant, Essays Upon, I. The Ballance of Poxoer. II. The Right of making War, Peace, and Alliances. III. Universal Monarchy, etc. (London 1701), 99, urging »all good English Men to lay aside the Name of Parties, and to join in due obedience to the King.« An anonymous author argued that, as a result of the strategy of parties, sowing discontents among people and pointing out »the Government as the Cause of this imaginary Evil,« the king is finally »robb'd of the Hearts of his People.« The Danger of Faction, 9-12. 1 4 6 T i I E DISEMBODIMENT OF P O L I TICS AND TTIF. FORMATION oF POLITICAL SPACE »ill Names misapplied«;77 they were false flags, for »Parties in a State gener- ally, like Freebooters, hang out False Colours«-,78 and since a party could »bor- row whatever Mask will best suit her Purpose,«71' the nation was misled, and »best Men of the Nation [were] abus'd,« by »false Characters.«80 Parties took up Opinion capriciously, as they thought fit.81 Truth and virtue were under- mined,82 became devoid of meaning, and invoking them was now no more than »a Figure of Speech.«83 The symbolic nature of politics appears to have been well understood here. Political life was perceived as a stage. To say that a conflict of »collective wills« now came to take place on the »political scene,«84 however, fails to capture the nature of political innovation and conceptual change underway, which cannot be reduced to setting up a political stage. Parties, »full of new schemes in Politicks and Divinity« (for they disliked both religious and civil »old Establishment«), worked, as it were, from behind the stage. It was the success of a party's endeavours resulting in »Change in a Government« that »produced« that »Set of Upstarts« called »the Heads of a Faction« »upon the Stage.«85 What was seen on the stage was the effect of political work in the space created by the tearing apart, or »slicing,«81' of the body politic. Once 77 The Political Sow-Gelder, or the Castration of Whig and Tory (1715), cited in Gunn, Factions No More, 35. 78 Marquis of Halifax, Maxims of State (in Gunn, op. cit., 43). 7" The Danger of Faction, 8. 80 The Political Sow-Gelder, 1. c. For Locke, »the enthusiasm of parties confuse and mislead our feeble minds.« Second Tract on Government (c. 1662), in: John Locke, Political Essays, ed. M. Goldie (Cambridge, Cambridge University Press, 1997), 75. Swift wrote, in connection with parties, of »many grievous Misrepresentations of Persons and Things.« TheExaminer, no. 15, Nov. 16, 1710 (in The Prose Writings of Jonathan Swift, ed. H. Davis, [Oxford, Basil Blackwell, 1957], 3: 13). 81 Cf. Swift, TheExaminer, no. 31, March 8, 1710 (op. cit., 103). 82 Faction was »Enemy to both.« The Danger of Faction, 7. Addison spoke of the »Practice of Party-lying.« The Spectator, no. 507, Oct. 11, 1712 (op. cit., 3: 283 ff.). 83 »The Word Country, like a great many others [...] became to signify a Collection of Ideas very different from its original Meaning. With some Writers, it implies Party, with others private Opinion, and with most Interest.« [George Sewell,] TheResigners Vindicated: or, The Defection Re-consider'd. In which the Designs of All Parties are Set in a True Light, 2nd ed. (London 1718), 4. Fidelity to king and country became »a Figure of Speech.« idem, The Resigners Vindicated. Part II. and Last (London 1718), 10. Already Halifax complained that party »turneth all Thought into talking instead of doing.« Political Thoughts and Reflections (in Gunn, Factions No More, 44). 84 Lefort, L'invention, 157-8, 180; Essais, 28, 267. 85 Swift, TheExaminer, no. 31 (op. cit., 104). Note that Swift placed Schematists, along with Projectors, into the Anti-chambers of false Merit. TheExaminer, no. 30, March 1,1710 (op. cit., 99). 8,i Cf. ibid., 101-2. 1 4 7 T O M A Ž MASTNAK the body politic had disintegrated (or, rather, begun to disintegrate), what was left was not »the flesh of the social.«87 Rather, beginning to emerge was a new, non-organic, perception of the space in which political life took place. In the transformation of the political vocabulary in which the idea of party was gradually articulated, the shift from organic or bodily imagery to contractual notions was particularly important.88 Contractual theories tended to reject ideas of natural political agency81' and gave new impetus to thinking about the techniques and mechanics of constituting and maintaining power.'"' While this was nothing new in itself (given the prominence of »Machiavellism,« sometimes fertilized by what was then the new science), the emergence of parties, with their emphasis on the means rather than the end of politics (about which they apparently agreed) ,91 intensified this debate on the tech- niques and mechanics of politics and shifted the debate to the terrain of organized political conflict as a permanent feature of political life, to the question of the collective pursuit of political interests, with formally organ- ized political wills in competition with each other and (breaking away from the more or less conventional resistance doctrines) in opposition to the (party in) government. In this »new typicality of political action,«!)2 politics were made in a space increasingly described in physical, not corporal, terms. That space was opened by the rise of parties. As the »Extreams,« parties marked the margins of political space within which »distances« were measured, a »Middle« was sought, and »sides« were taken. In that space, numbers counted: parties, or their »leading Men,« fell into disrepute for influencing »great Numbers« and using »Methods« aimed at obtaining »an artificial Majority.«''3 Parties moved in a world in which some 87 Lefort used the term »chair du social,« borrowed from Merleau-Ponty, in his com- mentary on Tocqueville's De la democratic en Amérique, in conjunction with »le tissu social« as explored by Tocqueville. Ecrire, 71. On the importance of the image of »chair du social« for Lefort's conceptualization of democracy, see Sumič-Riha, Postscript to Lefort, Prigode demokracije, 259, 264 ff. 88 Ball, »Party,« 156. 8'-' Cf. Deborah Baumgold, Hobbes'Political Theory (Cambridge: Cambridge University Press, 1988), 41 ff.; for a more comprehensive analysis, discussing Hobbes' views in differ- ent stages of his writing, see Tuck, Philosophy and Government, chap. 7. '"'This aspect figures prominently, even if somewhat schematically, in Kluxen, Das Prob- lem derpolitischen Opposition, 11 ff. '•" English parties, maintaining that they work for the public good, »do not differ in the End, but the Means of obtaining that publick Good.« Sewell, The Resigners Vindicated, pt. 1, 12. 112 Kluxen, Das Problem der politischen Opposition, 30. ,J3 Cf. Swift, The Sentiments of a Church-of-England Man, with Respect to Religion and Govern- ment (in The Prose Writings, 2: 2, 24); A Discourse of the Contests and Dissentions between the Nobles and Commons in Athens and Rome (in The Prose Writings, 1: 232). 1 4 8 TiIE DISEMBODIMENT OF P O L I TICS AND TTIF. FORMATION OF POLITICAL SPACE advanced minds believed that politics itself could be understood »in Terms of Number, Weight, or Measure,«94 To such minds, parties may have appeared as a disturbance,95 but the strength of parties was weighed and, sometimes, »equi- librium« sought to be established between them. Once that space was opened, it engulfed and politicized the entire soci- ety. But since politics now meant division, and the national interest could only be promoted by joint endeavors of bodies of men united upon some particular principle,'"' this politicization of society did not resurrect any uni- tary political community. What emerged was, rather, political society stricto sensu, divided in itself. Party divisions ran throughout society. There was »scarce a Man, or a Woman, which [was] not of one, or t'other« party.'17 Parties may have been accused of descending »to flatter the Vulgar« they despised,'18 but as a matter of fact, they pulled the »great Numbers,« the people that is, who used to be excluded from political life, into politics. They also drew women into politics, so that public-spirited men felt com- pelled to advise them to »distinguish themselves as tender Mothers, and faith- ful Wives, rather than as furious Partizans.« To press home the argument that »Female Virtues are of a Domestick Turn« and that »family is the proper Province for Private Women to shine in,« they held out the example of the ancient Greeks who »thought it so improper for Women to interest them- selves in Competitions and Contentions, that for this Reason, among others, they forbade them, under Pain of Death, to be present at the Olympick Games.«'19 Now, however, they not only came out to public plays but came out demon- strating their party affiliation »in a kind of Battle-Array one against another.«100 »Women among us have got the distinguishing Marks of Party in their Muffs, their Fans, and their Furbelows,« the » Whig Ladies put on their Patches in a different Manner from the Tories,« and they »made Schisms in the Play-House, and each have their particular Sides at the Opera.«101 As »Followers in a Party,« men and women were seen as »Instruments of mixing it in every Condition, "4 Cf. William Petty, Political Arithmetick, etc. (London 1690), Preface. Cf. dedicatory words in the Political Arithmetick: »Gloryof the Prince, and the happiness and greateness of the People, are by the Ordinary Rules of Arithmetick, brought into a sort of Demonstration.« Cf. Petty, Another Essay in Political Arithmetick, concerning the Growth of the City of London; with the Measures, Periods, Causes and Consequences thereof {London 1683), where he argued for »preventing the Intestine Commotions of Parties and Factions.« m Cf. n. 59. 117 [Matthew Tindal,] The Defection Consider'd, and the Designs of those, who divided the Friends of the Government, set in a True Light, 5th ed. (London, 1717), 10. "8 The danger of Faction, 7. ""Addison, The Spectator, no. 81, June 2, 1711 (op. cit., 1: 305). 100 Ibid., 303. 101 Swift, The Examiner, no. 31, March 8, 1710 {The Prose Writings, 3: 102). 1 4 9 T O M A Ž MASTNAK and Circumstance of Life.« Party »intruded into all Companies at the most un- seasonable Times; mixt at Balls, Assemblies, and other Parties of Pleasure; haunted every Coffee-house and Bookseller's Shop; and by her perpetual Talking filled all Places with Disturbance and Confusion. She buzzed about the Merchant in the Exchange, the Divine in his Pulpit, and the Shopkeeper behind his Counter. Above all, she frequented Publick Assemblies, where she sate in the Shape of an obscene, ominous Bird, ready to prompt her Friends as they spoke.«102 With the emergence of parties, public places and spaces were politicized, giving birth to »public opinion.« Without taking these developments into consideration, our understand- ing of the »birth« and growth of modern democracy would be impaired. Political parties are, therefore, a subject that any serious conceptualization of democracy cannot neglect. Stating this, I have in mind not only the need to rethink the historical formation of democracy but also the need to improve our understanding of what is going on in the world we live in. The changing nature and role of political parties and the deconstruction of the state are among most consequential - and worrying - features of contemporary politi- cal life that bear on democracy. If political parties and the state are not given greater attention than they were in Lefort's conceptualization of democracy, our discourses on democracy may become an empty place of political theory. If we are not intent on enthroning »post-theory,« such a prospect is disquiet- ing. 1,12 Ibid., 102-3. Addison complained of coarse diet and hard lodging proferred to him by his host, during a trip in the country, because the friend would only take him to inns owned by his party's friends. The Spectator, no. 126, July 25, 1711 (op. cit., 1: 445-6). 1 5 0 Filozofski vestnik Letnik/Volume XXI • Številka/Number2 • 2000 »151-174 DROITS DE L'HOMME ET HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE CLAUDE LEFORT J E A N - P H I L I P P E M I L E T Au premier abord, il peut paraître étrange de se référer à C. Lefort pour associer l'herméneutique au thème des droits de l'homme. Qui est animé de l'intention de ressaisir l'horizon philosophique du travail de C. Lefort doit bien plutôt s'orienter sur la question de la phénoménologie. D'une part, parce que, sauf erreur, Lefort n'a jamais revendiqué une démarche hermé- neutique; mais d'autre part, parce que, outre la référence à Merleau-Ponty, on peut lire, dans La complication, une explication à la fois brève et décisive de C. Lefort, sur la portée phénoménologique de sa propre démarche. Affir- mant l'exigence du retour au concret, c'est à Mauss, et à son concept de »fait social total«, qu'en vérité, il se réfère, mais pour le rapprocher immédiate- ment de Husserl: »La démarche de Mauss, j e le note au passage, n'est pas étrangère à celle de la phénoménologie husserlienne qui en appelle à un 'retour aux choses mêmes'. Elle implique une rupture tant avec l'intellectua- lisme qu'avec l'empirisme qui commandent le point de vue de la science moderne; elle tend à découvrir une expérience enfouie sous les construc- tions dont le motif était de définir et de délimiter des »objets« qui soient à la mesure d'un exercice réglé de la connaissance.« Et, un peu plus loin, la condition de l'intelligence du »phénomène communiste« est à rechercher dans »l'intrication des faits politiques, sociaux et économiques, juridiques moraux et psychiques«, et dans l'exigence de »ne pas préjuger de la défini- tion de ces faits, de les appréhender tels qu 'ils se donnent (je souligne) dans le cadre de la société considérée.«1 On se souvient que, dans les Méditations Cartésiennes, Husserl avait assigné à la phénoménologie la tâche d'«amener les chose, muettes encore, à l'expression pure de leur propre sens«, et que Merleau-Ponty avait placé le projet de La phénoménologie de la perception sous l'autorité de cette citation. Dans »Droits de l'homme et politique«, il est ques- 1 Claude Lefort, La complication, Fayard, 1999, p. 13. 1 5 1 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T tion »d'élever à la réflexion une pratique qui n'est pas muette, certes, mais qui, nécessairement diffuse, ignore sa portée dans la généralité du social.«2 Demeurant d'inspiration phénoménologique, la deuxième citation nous engage à interroger la portée herméneutique du travail de C. Lefort. Car il s'agit bien d'interroger les choses, en l'occurrence, des pratiques, en tant qu'elles parlent. Il n'y a là rien qui nous éloigne de la phénoménologie, à ceci près que les choses de la phénoménologie husserlienne sont »muettes«, alors que les pratiques interrogées par Lefort ne le sont pas. Et dès lors, il convient, au moins provisoirement, de fixer les traits d'une démarche her- méneutique: le premier consiste dans l'exigence de s'installer dans l'expé- rience historique, non pas, comme on le croit trop souvent, pour l'interpré- ter à partir de la conscience des acteurs, mais bien plutôt, pour élucider les significations pré-comprises dans les comportements et les pratiques, et à ce titre, pas nécessairement conscientes. Bien plutôt, le champ de l'herméneuti- que est-il pré-réflexif. Phénoménologique est une herméneutique qui appré- hende, à travers pratiques et comportements, une orientation intentionnelle, c'est-à-dire aprioriquesur les choses. De l'intentionnalité, il est fort peu ques- tion chez C. Lefort: une allusion à l'»intentionnalité du communisme« paraît pourtant significative du souci phénoménologique de saisir une »tendance« (le terme se retrouve chez Husserl lorsqu'il parle de »vivre la tendance de la science«) qui est en vérité l'orientation ou le projet qui porte un mouvement sans que ses acteurs l'aient choisi, et qui, d'avance, oriente leurs options, leurs positions, et leurs décisions,tant il est vrai que »l'humanité s'ouvre à elle-même en étant prise dans une ouverture qu'elle ne fait pas.«3 La double exigence d'auto-élucidation de l'expérience, à partir de sa facticité originaire, et d'attention à l'intentionnalité, depuis Heidegger et Scheler, jusqu'à Gadamer et Ricoeur, définit la conjonction de la phénoménologie et de l'her- méneutique. Mais le style herméneutique se laisse reconnaître à un second trait, à une seconde condition: c'est à travers des symboles que se laissent élucider les significations. La seconde condition est le langage, comme indi- cation du sens en des structures signifiantes. Et puisque le sens demande à être interprété - il n'est rien d'autre que ce qui est à interpréter, ce qui est à comprendre, en tant que pré-compris - le travail d'interprétation porte sur de l'implicite, mais en tant que sédimenté dans des textes - dont il n'y a aucune raison, a priori, d'exclure le discours oral. Et cet implicite, puisqu'il parle, est toujours en voie d'explicitation - en ce qu'il dit, en ce qu'il tait, il apparaît comme implicite, et appelle le travail d'interprétation. Le second 2 Lefort, L'invention démocratique, »Droits de l 'homme et politique«, Fayard, 1981. 3C. Lefort, Essais sur le politique (XlX-XXème siècles), »Permanence du théolico-politique«, Paris, Seuil, 1986, p. 263. 1 5 2 D R O I T S DE L ' I IOMMF. E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T trait de l'herméneutique consiste donc à déployer l'espace de jeu de l'impli- cite et de l'explicite pour y inscrire pratiques et comportements. Mais alors, ce qui se trouve par là même dégagé, c'est la forme de l'existence, dans et comme rapport général aux choses, ou à l'étant. N'est-ce pas dire: le monde, comme forme générale de tous les horizons de sens? »Ainsi l'élaboration dont témoigne toute société politique, et non seulement celle du sujet qui s'efforce de la déchiffrer, contient-elle une interrogation sur le monde, sur l'Etre comme tel.«4 Un troisième trait rassemble des deux premiers: un ques- tionnement herméneutique reconstitue des horizons de monde, dans leur dimension ontologique. Il nous semble qu'une telle démarche anime les analyses de C. Lefort, et nous aimerions le montrer, plus particulièrement, à propos de sa pensée des droits de l'homme. Il s'agira donc d'interroger le rapport entre droits de l'homme et herméneutique chez C. Lefort en montrant que la véritable si- gnification des droits de l 'homme est d'être »droits de l'être-au-monde«, »droits-au-monde«. Mais puisque l'herméneutique lefortiste, dont nous avan- çons l'hypothèse, est en partie implicite, il s'agit de scruter ce que Lefort nous donne à penser, de penser à partir de C. Lefort, au risque d'emprunter des directions étrangères à sa pensée - l'écart étant le risque, mais aussi bien peut-être, la chance, de tout travail d'interprétation. On sait qu'à travers la déclaration de 1789 - Droits de l'homme et politique ne fait jamais référence à la déclaration de 1948 - C.Lefort déchiffre la trace de l'événement qu'est la démocratie moderne, à savoir le dénouement du savoir, du pouvoir et de la loi, en d'autres termes, la désincorporation, solidaire de la reconnaissance de la »division du social«. Nous aimerions élucider la structure de monde de ce »dénouement«, ou de cette déliaison. Revenir, donc, sur l'indétermina- tion démocratique, qui institue la figure d'une humanité qui n'est pas assi- gnée à un horizon d'existence ou de monde décidé d'avance. Or, la déliaison des trois pôles, l'indétermination démocratique, n'est pas donnée, elle est à soutenir, à ré-instituer, comme horizon ou comme projet. Nous formons l'hypothèse qu'elle appelle des formes de recouvrement, qui se présentent comme structures de mondes, mais aussi bien, comme formes politiques. Cela nous conduira à revenir sur le rapport entre la démocratie et ses autres (totalita- risme, monarchie de droit divin), et à envisager l'émergence d'une nouvelle forme de recouvrement, à savoir l'oligarchie techno-économique qui paraît se met en place, et que désigne parfois le terme de »mondialisation libé- rale«. L'insistance de C. Lefort sur les thèmes de l'organisation (trait du régime totalitaire, lorsqu'elle est érigée en impératif catégorique), mais aussi, 4Lefort, »Permanence du théologico-politique«, op. cit., p. 258. 1 5 3 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T de la domination appuyée sur les techniques et les sciences (trait du gouver- nement démocratico-libéral) invite à élucider la structure de monde ac- cueillante à la planification, c'est-à-dire au calcul des comportements, plus généralement, au calcul de l'existence humaine. Soit à identifier les principaLix traits de la forme contemporaine de la »planification«, soit à montrer en quel sens elle se laisse penser sous le titre de »régulation«. Il faudra alors poser la question de l'actualité d'une »politique des droits de l'homme«: dans quelle mesure l'indétermination démocratique, telle qu'elle s'explicite à travers les »droits de l'homme«, comme projet politique, mais aussi, comme texte juridique, constitue-t-elle une alternative aux formes contemporaines du calcul? Il faudra montrer en quel sens les droits de l'homme, comme droits au monde, constituent la ressource d'une résistance aux formes contemporaines du »calcul de l'existence«, en même temps qu'à travers les conventions et les textes où ils apparaissent comme des principes généraux doués d'une effi- cace juridique, ils s'inscrivent dans le plan de la régulation mondiale. Les droits de l'homme n'ont pas toujours fait bonne figure, c'est le moins qu'on puisse dire, entre intellectualisme et empirisme. Ils n'ont fait l'objet d'une interrogation philosophique, de Kant à Hegel et Marx, que pour ser- vir de contre-épreuve, en tant que document de la doxa, à l'exposition de la vérité philosophique du droit et du devoir. Bien sûr, on ne se précipitera pas pour réduire les trois auteurs pré-cités à l'«intellectualisme«; mais Kant, pen- seur de l'événement, ne voit pas la Déclaration comme un »signe d'histoire«; il lui reproche, précisément, l'empirisme plat de sa définition de la liberté. L'exigence conceptuelle dti »concret« invite Hegel à conclure à l'abstraction des droits, et si Marx les appréhende comme événement et expérience, c'est pour déceler en eux la forme de l'idéologie, l'occultation du sens véritable de l'émancipation humaine dans la forme de l'illusion politique - même si, ainsi que le souligne C. Lefort, Marx voit aussi dans la démocratie formelle dite »bourgeoise« le moment de l'émancipation politique - et le travestisse- ment d'un intérêt de classe5. Inversement, l'approche »empiriste« voit en eux, soit des chimères qui ne résistent pas à l'ordre des choses - et cet empi- risme caractérise la critique de Joseph de Maistre, qui connaît des Français, des Allemands, des Slovènes, mais pas l'«homme«, quelle que soit par ailleurs l'intérêt de la pensée de cet auteur - mais aussi, une certaine défense des 5 Sur les critiques des Droits de l 'homme par Kant, Hegel et Marx, cf. B. Bourgeois, Philosophie et droits de l'homme - de Kant à Marx, PUF, 1990. 1 5 4 D R O I T S DE L ' I IOMMF. E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T droits, qui, au pouvoir de l'Etat, oppose la compassion à laquelle a droit l'opprimé, donc les droits individuels. Cela va du discours médiatico-huma- nitaire, voire militaro-médiatico-humanitaire, jusqu'au ralliement, analysé par C. Lefort, de certains courants de gauche se réclamant du marxisme, qui ne voient dans les droits de l'homme que l'expression de droits individuels. C'est le cas, dans les années soixante-dix, de nombres de militants, de cadres, d'intellectuels membres du Parti Communiste. C. Lefort réinterprète et réévalue la portée politique des droits de l'homme à partir d'une expérience qui est aussi un événement, en tant que s'y laisse reconnaître la vérité du politique: cette expérience est celle des dissidents dans les »pays de l'est«. Si la dissidence est associée à la revendica- tion des droits de l'homme, ce n'est pas seulement pour défendre des droits individuels, mais pour promouvoir une forme de »société politique«, à sa- voir la démocratie, qui reconnaisse et laisse s'instituer ce que dénie et re- foule le système totalitaire, à savoir la division sociale. La démarche mise en oeuvre par C. Lefort repose donc d'abord sur ce qu'il faut bien appeler un »coup d'oeil« historique, l'exercice d'un discernement qui prend la mesure d'un événement, à savoir de ce qui advient dans le visage d'une époque. Telle est la modalité de l'installation dans l'expérience. S'il y a une question des droits de l'homme, elle a son droit dans le fait d'une lutte qui impose comme une évidence que l'humanitas de l'homme est en jeu là où la division sociale n'est pas reconnue à travers le respect de droits politiques, proclamés universels dans et à travers des textes méta-juridiques et inscrits dans le droit positif - de la même manière que les théories méta-mathématiques sont des théories mathématiques. En cette facticité, elle trouve aussi sa limite: issue de l'événement, la question vaut comme événement, et rien n'impose de con- clure que sa nécessité est sempiternelle, même si les droits n'ont de sens que par leur universalité et leur permanence. Cette nécessité doit être rapportée à une forme de monde - tel nous paraît être l'enjeu d'un effort de compré- hension de l'événement. Mais, dira-t-on, qu'est-ce qui nous assure que ce »coup d'oeil« est autre chose qu'une illusion? Seul un »saut de la pensée« peut élire l'expérience inductrice de sens ou d'Idée, seul un saut de la pen- sée peut reconnaître l'événement. Il y a là le risque d'une affirmation, qui ne peut prétendre valoir comme évidence apodictique, qui ne peut prétendre à la catégoricité exigible de la science »moderne«. Encore, l'ampleur de ce saut est-elle réglée selon l'exigence d'un projet philosophique assumant la responsabilité de définir la tâche de la pensée. Et c'est là que se laisse recon- naître le style herméneutique, en même temps que phénoménologique, de C. Lefort; excluant toute instrumentalisation des droits au profit d'un pro- gramme électoral, il écrit: »On ne peut rien dire de rigoureux sur une poli- 1 5 5 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T tique des droits de l'homme, tant qu'on n'a pas examiné si ces droits ont une signification proprement politique et l'on ne peut rien avancer sur la nature du politique qui ne mette enjeu une idée de l'existence ou, de ce qui revient au même, de la coexistence humaine.«1' A travers les droits, c'est une forme d'existence qu'il convient de recon- naître, et puisque l'existence est d'emblée co-existence, c'est une forme de monde. Mais cette forme ne peut pas se laisser reconnaître à travers le seul texte. Interroger les droits de l'homme, en leur portée politique, interroger la politique en sa dimension ontologique, ce n'est pas seulement interroger les textes des déclarations, ni les discours de ceux qui se réclament des droits. C'est interroger des pratiques, par exemple, des luttes sociales et politiques, pour y déchiffrer la revendication de droits qui s'explicite dans les déclara- tions, même si les acteurs en lutte ne se réfèrent pas explicitement aux textes des déclarations. Toute cette épaisseur de pratiques signifiantes, à quoi l'on peut rapporter ce que Lefort appelle quelquefois la »chair du social«, est la condition d'intelligibilité du phénomène politique. C'est en ce point, au moins au sujet des droits de l'homme, que Lefort s'oppose à Marx. Non que Marx ait méconnu la pratique, le concret, l'expérience et l'événement: comment les penser sérieusement sans se confronter à son héritage? C. Lefort accorde à Marx, nous serions tentés de dire, l'essentiel de sa critique. Le problème, précise C. Lefort, n'est pas ce que voit Marx, à savoir la contradiction entre l'intention qui anime la déclaration et la pratique - contradiction qui af- fleure à même le texte, à travers l'importance accordée à la propriété, seul droit reconnu »sacré«. Le problème est ce qu'il ne voit pas: l'accord tacite entre, d'une part, les pratiques militantes, et les discours s'inscrivant dans l'horizon d'une politique d'émancipation, d'autre part, la déclaration. Qui s'expose au risque de la pétition de principe? Ce risque est inhérent à toute installation de principe dans l'expérience, dans la pratique. Il ne peut être évité qu'à partir d'un concept rigoureux de la pratique.Or, Lefort n'a pas seulement opposé la théorie idéologique des droits de l'homme à la prati- que, il a posé la question d'une politique implicite à la Déclaration, et d'un sens implicite à l'action politique, mais lisible à même la déclaration. Son point de départ est la complexité signifiante de la praxis. D'où la possibilité de déchiffrer dans les Droits... des possibilités politiques que Marx ne soup- çonnait pas. S'en tenant à la Déclaration de 1789 - placée en préambule de la consti- tution de 1791 - C. Lefort met en évidence la portée implicitement politique des Droits, mieux: il en dégage la possibilité d'une existence politique, ou ''Lefort, »Droits de l'homme et politique«, op. cit., p. 46. 1 5 6 D R O I T S DE L'IIOMMF. ET HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T d'une dimension politique de l'être en commun, dimension en laquelle s'ins- titue l'humanité de l'Homme. D'abord, en retournant l'objection opposée par Marx à l'article 4, supposé énoncer une conception limitative de la li- berté, réduisant les hommes à des monades isolées: dans la mesure ou le rapport à l'autre est le préalable de toute institution du lien social, et où la séparation présuppose la relation, »la seule question devrait être celle-ci: quelle sont, dans telle ou telle société - telle ou telle formation sociale - les limites imposées à l'action de ses membres, les restrictions apportées à leur établissement, à leur déplacement, à leur fréquentation de certains lieux, à leur entrée dans certaines carrières, au changement de leurs conditions, à leur mode d'expression et de communication?«7 La question posée est celle des horizons de possibilités que la co-existence ouvre aux existences indivi- duelles. Dès lors, les articles 10 (sur la liberté de conscience) et 11 (sur la liberté de communication) ne se laissent plus réduire à des métaphores du droit de propriété - et c'est vrai plus particulièrement de l'article 11, qui énonce que: »La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans des cas déterminés par la loi.«" L'article 11, commente C. Lefort, »fait entendre que c'est le droit de l'homme, l'un des droits les plus précieux, de sortir de lui- même et de se lier aux autres, par la parole, l'écriture, la pensée.«'•' Que veut dire: »sortir de lui-même«? C. Lefort ne parle pas simplement d'une droit à l'échange; ni même seulement d'un droit à la reconnaissance. Cette »sortie de soi« s'oppose à la monade encapsulée sur elle-même. Est-ce forcer l'inter- prétation, trahir la pensée de C. Lefort, que de rappeler la détermination de l'existence, aussi bien merleau-pontyenne que heideggerienne, comme ex- tase, sortie de soi? Mais si les hommes »existent« et ne sont »hommes« qu'à le mesure de cet être-hors-de- soi, la Déclaration ne crée pas la possibilité de l'être hors de soi et de la relation à l'autre - les deux étant solidaires; elle l'institue politiquement en la reconnaissant, de sorte que c'est l'existence qui proclame son fait dans la Déclaration, et que le Droit n'est rien d'autre que la Facticité déclarée - en tant que critère de toute légitimité politique, c'est-à- dire en tant que ce à quoi l'exercice du pouvoir d'Etat, en quelque société politique que ce soit, doit se soumettre pour être reconnu »humain«. Ainsi, »l'homme des droits de l'homme« est-il d'abord reconnu comme l'existant, comme celui qui est déjà, toujours déjà hors de soi; en sa facticité, cette exis- tence est »libre«, non pas comme son propre fondement ou son propre auteur, 'Lefort, ibid., p. 57. R Ibid., p. 58. "Ibid, p. 58. 1 5 7 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T mais comme originairement déliée, détachée, de toute origine - si les hom- mes sont »naturellement libres«, c'est au sens où ils sont libres de tout an- crage dans une nature; et si la libre facticité de cette »extase« doit être pro- clamée, c'est que l'exercice ordinaire du pouvoir d'Etat dénie l'existence en tant que commune à tous les existants, en tant que le partage égal de tous, et que cette dénégation fait, pour reprendre le préambule de la Déclaration, »le malheur public et la corruption des gouvernements«. Ainsi, l'homme des droits de l'homme apparaît comme »celui dont l'es- sence est d'énoncer ses droits.«10 En d'autres termes, celui dont l'essence est de faire valoir la facticité de son existence dans la forme du droit, de ce qui donne sa mesure au gouvernement politique par le fait même qu'il est pro- clamé. Mais reconnaître chaque homme en son statut d'existant, ce n'est pas seulement laisser chacun persévérer dans son être sur le mode de la survie ou de la subsistance. Le mot d'ordre des »droits de l'homme« n'est pas sim- plement »laisser les vivre«, ce que la simple pitié implore pour les espèces fragiles, menacées, voire, innocentes. L'existence se déploie dans le rapport aux autres: et s'il n'est pas explicitement question du »monde« chez Lefort, la dimension de monde transparaît à travers la relation à l'autre: »monde« est le rapport aux choses en tant que médiatisé par l'autre. »Monde« est l'horizon de l'intersubjectivité. »Monde« est ce qui est signifié comme réel, et suppose à ce titre la médiation de l'ordre symbolique11: ainsi, une pensée du monde apparaît à travers l'insistance, chez Lefort, des catégories du symboli- que et du réel. Toute société politique se détermine par rapport à la manière dont elle reconnaît ou méconnaît l'écart du réel et du symbolique. C'est dans l'aménagement de cet écart que s'ouvrent les possibilités d'actions, co- difiées dans le droit, et en lesquels s'indiquent des horizons d'existence. En ce sens, la loi, au-delà de sa fonction instrumentale, figure l'extériorité de la société par rapport à elle-même. En elle, se laissent déchiffrer, comme des possibilités sédimentées, le caractère non localisable du pouvoir - ceci, qu'il est un lieu vide. Ou encore, que la souveraineté, en tant que la source légi- time de l'autorité, ne peut s'identifier à un agent, c'est-à-dire s'incorporer à un existant effectif-individu ou collectif-, et que partant, la vérité du »socius«, c'est-à-dire du lien, consiste dans la division, ou la séparation. D'où le conflit, de droit autant que de fait, des intérêts; et comme les »intérêts« sont des manières d'être, de se tenir, de se projeter, de s'établir au milieu des choses, la facticité de la co-existence implique la multiplicité, de droit et de fait, »des U)lbid„ p. 66. "Non pas comme une condition antérieure au monde, mais comme comme la dimension en laquelle il s'explicite et s'expose : il y a, à travers le pli du monde et de la parole, un jeu, à penser, entre la parole du monde et le monde de la parole. 1 5 8 D R O I T S DE L ' I IOMMF. ET HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T modes d'existences, des modes d'activités, des modes de communication dont les effets sont indéterminés.«12 Implicite aux »droits de l'homme« est la forme de la démocratie, à quoi s'opposent les régimes à fondement théologico- politique (ainsi, la monarchie absolue de droit divin) qui supposent l'écart du symbolique et du réel, mais le recouvrent en identifiant la souveraineté au corps du roi; mais aussi, le système totalitaire, dont le projet est d'effacer toute division sociale, toute figuration de l'extériorité dans la loi, mais qui, travaillée par la facticité originaire de la division, ne réussit qu'à la dénier. Au-delà de l'articulation des formes politiques, ce que Lefort donne à déchif- frer dans le texte de la Déclaration, est bien la reconnaissance d'un monde accueillant à la multiplicités des formes d'existence; ou encore, c'est la recon- naissance de ce que nous sommes tentés, paraphrasant Fontenelle, de nom- mer la »pluralité des mondes«. Une politique est implicite aux droits de l'hommes, comme la forme de toute politique possible: elle consiste à instituer la libre co-existence dans la forme de la loi, elle libère la facticité de l'existence, telle qu'elle se déploie à travers une multiplicité de projets, elle laisse être cette facticité en sa liberté initiale à travers la multiplicité des projets. C'est pourquoi nul n'est d'avance assigné à un horizon d'existence, à une possibilité déterminée, à laquelle il ne saurait se soustraire. Cela implique, en particulier, à un statut (social, par exemple), mais aussi, à un lieu, ou à une tradition. Et certes, pour C. Lefort, cela n'implique pas que les hommes soient libérés de toute fmitude, qu'ils soient dépourvus de tout héritage, de toute tradition, qu'ils ne soient pas limités par des situations: c'est que les hommes ne sont pas les maîtres du possible. Prenant la liberté de réfléchir dans le contrepoint du commentaire, nous avançons qu'ils sont leurs possibles. C'est cela, la finitude: mais c'est librement que les hommes déploient leur fmitude, et cette liberté ne peut pas être niée, elle ne peut être que déniée, activement méconnue dans la force de sa facticité. C. Lefort donne à lire, à travers le texte de la Déclaration, la liberté même de l'existence finie, qui assume ses héritages en n'étant ja- mais projetée sur une seule possibilité, mais bien plutôt, en étant jetée dans le j eu ouvert des possibles — et cette latitude offre des horizons parce qu'elle n'est pas indéfinie. D'où la possibilité d'un renversement: si une politique est implicite aux droits de l'homme, les droits de l'homme sont implicites à une politique, même dans l'hypothèse où cette politique ne s'en réclame pas expressément: c'est pourquoi Lefort reconnaît la forme d'une politique des droits de l'homme, non seulement à travers la dissidence anti-totalitaire des années soixante dix, mais encore, à travers ces »luttes« qui, à la même épo- 12 L'invention démocratique, op. cit., p. 65. 1 5 9 JEAN-PI-I ILIPPE M I L E T que, constituaient, si l'on peut dire, la »critique interne« de la démocratie: une même revendication de droits était commune, si l'on s'en tient au cas de la France, aux travailleurs en lutte contre les licenciements, à ceux qui ten- taient d'esquisser d'autres rapports de pouvoir sur le terrain de la produc- tion (on pense au mouvement Lip), aux mouvements des femmes, des pri- sonniers, des homosexuels, etc... Il ne s'agissait ni d'une juxtaposition de minorités caractéristiques d'on ne sait trop quel apolitisme de la société »ci- vile«, ni d'un projet d'appropriation organisée du pouvoir d'Etat; mais d'une mise en forme politique de la société par une revendication de droits en laquelle il était déjà loisible de »lire ... les lignes de chance qui s'indiqnent avec la défense des droits acquis«13, et de reconnaître - c'est ce qu'a fait C. Lefort - la figure de l'homme de la »Déclaration« de 1789, c'est-a-dire de l'être hors de soi, liés aux autres par la parole et l'écriture. Ou encore, de l'existant en droit de faire valoir ses droits selon une multiplicité de projets à l'issue indéterminée: cela implique la possibilité de déclarer de nouveaux droits, cela implique l'invention de nouveaux droits, soit une instauration reposant sur la reconnaissance de la liberté de l'existence en sa facticité, telle qu'elle s'explicite à travers le renouvellement de ses projets - des projets qu'elle »est«, dans sa forme d'existence, transissant tous les existants - c'est-à- dire dans la dimension de l'histoire. D'où la possibilité d'accueillir de nou- veaux droits fondamentaux - d'où la déclaration de 1948 dont curieusement, C. Lefort ne fait pas mention. D'où, en particulier, puisqu'aussi bien, l'exis- tence historique s'est réinventée dans la forme de la production industrielle, et d'une expansion de la puissance techno-économique dont on n'entrevoit même pas la limite, les droits afférant à la production, à l'activité de pro- duire - droit du travail, droit au travail, dont la dimension politique, juridi- que, et même, économique, est loin d'avoir été dégagée. C'est en l'histori- cité même des »droits de l'homme« que se marque le lien entre droit et politique, et sa signification ontologique, qui renvoie à l'exigence de la mise en liberté du »monde«, c'est-à-dire de l'existence en tant qu'elle se donne forme à travers la multiplicité mobile de ses horizons. Dans le dépli de l'interprétation, de l'approche herméneutique qui dé- ploie l'espace d'une intelligibilité, d'une compéhensibilité réciproque du texte et des pratiques, perce le sens, non pas comme ce qui transcende le droit et la politique, mais comme ce qui les espace, comme cela même qui s'espace en eux, et comme l'écart qui les rend lisibles à la mesure d'une absence de transparence. Il nous faut creuser en direction de la structure de monde qui s'est indiquée à même les analyses de C. Lefort. 13Lefort, ibid., p. 83. 1 6 0 D R O I T S DE I . ' I IOMME ET HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE CLAUDE L E F O R T II. En la forme d'existence qu'institue politiquement la déclaration des droits de l'homme - et du citoyen - , c'est la division sociale qui fait droit. Ceci, donc, que nul pouvoir ne peut prétendre détenir un savoir l'autorisant à dire la Loi - la loi de l'existence, de la forme de monde en laquelle elle serait censée s'accomplir, et à laquelle les hommes seraient assignés. La Loi garantit seulement qu'aucune loi, aucune force, se réclamant de la loi, ou ne s'autorisant que d'elle-même, aucune puissance, se revendiquant du nom de la Loi, ne peut prétendre imposer comme la seule possible une forme de monde. Et certes, encore une fois, cela ne veut pas dire que tout est possible, ou que tout est permis; mais cela veut dire que les limitations imposées dans le cadre de la co-existence ne peuvent engager un projet d'assignation de l'existence humaine à un unique horizon de possibilité - social, national, ou autre. Le possible comme tel ne s'épuise pas en telle ou telle possibilité, en une unique possibilité, il s'expose dans le jeu, dans l'entrecoisement de mul- tiples possibles. Les droits de l'homme, en leur dimension politique, impli- quent le dénouement, la déliaison, du savoir, du pouvoir et de la Loi - et c'est cette déliaison qui s'explicite, en particulier, dans les articles 10 et 11 qui garantissent les libertés dites de conscience et de communication. Or, ainsi que nous l'avons indiqué en introduction, la déliaison n'est pas don- née: elle est, si l'on peut dire, à être, à venir; à déployer, à faire; jamais instituée une fois pour toutes, elle est à ré-instituer, et la répétition ne corres- pond pas seulement à une nécesité imposée par les faits et par le pragma- tisme, elle est d'essence; toute institution a lieu dans la dimension du »cha- que fois«, elle fait événement; elle possède une durée limitée, et exige d'être reprise. D'où l'impossibilité, justement soulignée par C. Lefort, d'un com- mencement absolu. A travers l'énonciation des droits, s'expose et se dérobe la dimension de »monde« qui s'explicite en eux; ce que C. Lefort appelle l'extériorité du social, telle qu'elle est figurée dans l'instance de la Loi, nous le rapportons à l'impossibilité d'essence, pour le monde, de s'accomplir »sans reste« dans une forme d'existence déterminée, codifiée à travers le droit. Ainsi, le monde, la forme de la libre co-existence, ne fait-il que s'indiquer, parce qu'il ne s'explicite jamais sans reste. Parce qu'il est implicite aux textes et aux pratiques - et c'est en cela qu'il appelle un travail d'interprétation, d'hermeneia, - il est de prime abord méconnu; s'il se présente, c'est à tra- vers des formes qui l'oblitèrent ou l'occultent, qui le recouvrent. C'est sur les formes de recouvrement que nous aimerions maintenant réfléchir; et sur leur lien avec l'énonciationjuridique, puisqu'aussi bien, la Déclaration énonce des principes sous formes d'articles de lois. C'est la Déclaration comme forme 1 6 1 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T de recouvrement d'un monde accueillant à la déliaison du pouvoir, du sa- voir et de la loi - à la non assignation de l'existence, à la positivité de cette non assignation - qui constitue l'horizon de notre interrogation. Il faut alors revenir sur le rapport entre la démocratie et ses autres. Nous suivrons C. Lefort, et nous mettrons l'accent sur deux oppositions: l'opposi- tion de la démocratie et des régimes à fondement onto-théologique, l'oppositon entre démocratie et totalitarisme. Nous en avons esquissé le contenu précé- demment. Notre propos n'est pas de les déployer intégralement, mais de ten- ter d'éclairer leur logique. Sollicitant les concepts aristoéliciens, nous dirons, toujours en commentant C. Lefort, que démocratie et monarchie absolu de droit divin (exemple d'un régime onto-théologique) sont des contradictoires, en tant qu'ils appartiennent à un même genre: le genre des formes politiques fondées sur la reconnaissance de la Loi comme figuration de l'extériorité du social par rapport à lui-même, c'est-à-dire du pouvoir par rapport à la société, et de l'écart entre le réel et le symbolique. Leur opposition tient à ceci que la monarchie incorpore le pouvoir souverain, et qu'elle lie, dans cette incorpora- tion, le savoir, le pouvoir et la loi, cette liaison recouvrant la déliaison plus originaire de ces trois instances. En revanche, la démocratie maintient les trois pôles séparés, et désincorpore le pouvoir. De la démocratie, le système totali- taire constitue, non pas le contradictoire, mais le contraire: il n'y a pas de genre commun à la démocratie et au totalitarisme, parce que le totalitarisme ne fait pas que recouvrir la désintrication des trois instances, il la méconnaît radicalement. Cette méconnaissance relève de la dénégation, puisque les régi- mes totalitaires ne peuvent empêcher, en leurs structures, les ferments, le tra- vail de la division. Ainsi, y a-t-il des frontières bien tracées entre la démocratie et ses autres. S'il y a recouvrement de la possibilité d'existence dont provient la démocratie, c'est que la démocratie est imparfaite, et elle l'est en droit, puis- qu'en elle, la Loi ne peut s'accomplir sans reste, qu'elle n'est pas, en ses for- mes de pouvoir, la figure achevée de la loi, qu'elle estvouée à l'indétemination et à l'incertitude, ce qui l'expose à la critique, rendue possible par la déliaison du savoir, du pouvoir et de la loi. Cela, C. Lefort le montre en s'engageant dans des controverses à la fois denses et subtiles, dont nous indiquerons seulement, faute de pouvoir faire droit à leur richesse, qu'elles tendant à établir l'impossibilité de trois glisse- ments: de la démocratie vers la reconstitution d'une soumission à une forme d'autorité théologico-politique; de la démocratie vers le totalitarisme - ainsi, dans La complication, C. Lefort réfute-t-il vigoureusement la thèse d'une pro- venance démocratique, et plus particulièrementjacobine, du stalinisme. Du totalitarisme vers la démocratie: les divisions qui travaillent le système totali- taire finissent toujours par être refoulées, et avec elle, l'instance de la Loi, 1 6 2 D R O I T S DE L'IIOMMF. E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE CLAUDE L E F O R T comme figure de l'extériorité de la source de la légitimité politique. Dans tous les cas, la démocratie fait échec aux tendances qui la corrompent et la déportent vers ses autres. La dictature jacobine tend à réincorporer le souve- rain dans la figure du peuple-un, mais elle maintient la reconnaissance de l'instance de la Loi. L'exercice autoritaire du pouvoir, propre à certains gou- vernements, la domination appuyée sur la science et la technique, ne ren- voient pas à une dénégation totalitaire de la division. Et dans les systèmes totalitaires, les ruses des gouvernements confrontés à des oppositions qu'ils n'ont pas les moyens de réduire intégralement ne supposent aucun renonce- ment au type de société politique qui nie le droit d'avoir des droits - ce droit étant reconnu même par les sociétés d'ancien régime. On ne saurait nier les imperfections des démocraties - et celles-ci ne sont pas accidentelles, elles sont d'essence; chez Lefort, la catégorie de l'idéologie permet de mesurer l'écart du fait et du droit, mais l'existence d'un imaginaire démocratique, et la légitimité des luttes sociales et politiques dirigées contre les imperfections de la forme démocratique, n'autorisent pas à faire de la démocratie un leurre, le masque de ses autres, onto-théologique et totalitaire. Or, cette stabilité de la démocratie dans ses frontières nous paraît com- porter l'inconvénient d'être trop rassurante, et d'occulter la manière dont la démocratie produit ses propres recouvrements. Si la démocratie n'est ni to- talitaire, ni ontothéologique, rien, en raison même de son indétermination, ne la garantit absolument contre des devenirs qui pourraient la corrompre au point d'ouvrir à ses »autres« la possibilité de s'édifier sur ses ruines. Et ses autres ne se limitent pas aux figures sur lesquelles nous venons de nous arrê- ter: de nouvelles figures peuvent surgir, des anciennes peuvent être tombées dans l'oubli, et méritér d'être réinterrogées. Mais surtout, c'est l'extériorité de la démocratie à ses autres qui exige d'être questionnée. La déliaison du pouvoir, du savoir et de la loi n'est pas donnée, elle est à déployer - mais ce qui en elle est à déployer, est sa dimension de »monde«, c'est-à-dire d'horizon pour la liberté du possible, pour la liberté de sa con- servation et de sa croissance. Cette dimension est immédiatement recouverte dans la forme des pratiques de la politique démocratique. En celles-ci, et dans le respect des formes, en particulier, des formes de la compétition élec- torale, et de la liberté qu'a tout un chacun d'exprimer ses opinions sans être inquiété, se laisse reconnaître la forme du recouvrement oligarchique, c'est- à-dire l'accaparement du pouvoir par le petit nombre - »élites« administrati- ves, financières, médiatiques, éventuellement, universitaires, sans parler de la »classe politique«, et du fonctionnement du pouvoir judiciaire14. N'insis- 14Sur l'oligarchie, cf. F. de Bernard, L'emblème démocratique, Mille et une nuits, 1998. 1 6 3 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T tons pas sur ce constat banal et fort ancien. Indiquons plutôt que l'insistance lefortiste sur le caractère non localisable du pouvoir démocratique, et l'exi- gence inhérente à la démocratie de ne pas réincorporer le souverain, fût-ce dans la figure du peuple-un, ne légitime en rien le recouvrement oligarchi- que, et ne déligitime pas d'avantage l'éventualité d'une résistance populaire à ce détournement, surtout s'il devait se confirmer à travers des pratiques d'oppression. La complexe et à vrai dire dangereuse notion de souveraineté ne saurait être évacuée au nom de la maturité démocratique, et sous pré- texte que dans un pays comme la France, une mouvance nationaliste, auto- proclamée »républicaine«, s'en est emparée pour défendre une conception ubuesque du droit des Etats à massacrer les populations dans leurs frontiè- res, et des peuples à se soumettre à des dictateurs, virtuels ou non. Absolue, la souveraineté se reconnaît au respect de certaines conditions — au moins deux: elle ne peut ni être une »fiction«, c'est-à-dire un pouvoir ineffectif et réduit à un simple être de raison; ni s'identifier à l'effectivité d'un agent, individuel ou collectif. Elle est donc un »possible«: non pas une pure possibi- lité, quelque chose de concevable, c'est-à-dire de non contradictoire; mais une »possibilité effective«, toujours en voie d'effectuation, toujours inache- vée - il serait plus juste de dire que ce qui s'accomplit en elle est de l'ordre du mouvement. La souverainteté populaire est ce que le peuple a à déployer, et le peuple »est« sa propre souveraineté, et il »existe«, comme peuple, dans l'exercice de la souveraienté. Ce qui ne saurait se limiter au vote, mais bien plutôt, se reconnaît à l'avancée des revendications de droits, créatrices d'unité et de divisions, de délibérations et de luttes, la délibérations étant aussi une modalité de la lutte. Et donc, à travers le déploiement de la possibilité qu'est la souveraineté, à travers les événements de souveraineté, qu'il s'agisse des luttes qui ont rythmé l'émergence du syndicat »Solidarité« en Pologne à la fin des années soixante-dix, ou des mouvements sociaux des années soixante dix, en Europe (de l'Ouest), ou même, des récentes manifestations auxquel- les les négociations de l'OMC ont donné lieu à Seattle, la souveraineté popu- laire fait événement en rapportant la co-existence à elle-même dans la forme d'un peuple à la fois un et divisé - et dont la division ne se laisse pas interpré- ter comme la réconciliation de l'unité déchirée avec elle-même. En elle, même implicitement, même non thématiquement, et pour autant que se décide l'«affaire« de tous, donc une relation aux choses, c'est une possibilité de monde qui s'indique. C'est la possibilité même de la souveraineté, la possibilité qu'est la sou- veraineté, qui est apparue compromise par l 'Accord multilatéral sur l'inverstissement (AMI), dont la négociation a été organisée par OCDE, et qui soumet les Etats à d'étranges obligations à l'égard des investisseurs pri- 1 6 4 D R O I T S DE L ' I I O M M F . E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T véslr\ Comme il est désormais connu, toute mesure, toute loi, en particulier des mesures de protection, sociales, culturelles ou environnementales, ga- ranties par des conventions internationales obéissant en définitive aux textes qui codifient les droits de l'homme, sont considérées comme des coûts, donc comme une limitation des bénéfices que les investisseurs sont en droit d'es- compter. A ce titre, ils justifient un dédommagement. Dans la hiérarchie des normes de l'OCDE, le droit de l'investisseur privé apparaît prioritaire. Ce qui se trouve ainsi compris, réprimé, refoulé, ce n'est rien d'autre que le droit à avoir des droits - par la réduction des droits au seul droit d'investir et de réaliser des bébéfices. Les grèves, les mouvements sociaux, tout ce en quoi, à la suite de C. Lefort, nous avons reconnu des manifestation de la co- existence démocratique, ne correspondent plus à des droits, mais à des coûts, appellant des amendes. Dans ces conditions, la forme même vide des droits n'aurait su se maintenir politiquement très longtemps dans les Nations sou- mises aux traité. On dira: dans les démocraties, les opinions publiques, et en leur sein, les minorités agissantes, ont fait échouer le traité, comme elles ont compromis les négociations relatives à l'organisation mondiale du commerce à Seattle. C'est la preuve de la validité de la démocratie. On ne saurait nier que les tendances oligarchiques à l'oeuvre ont momentanément échoué à se donner une forme politique, substituant à la démocratie un Etat de droit libéral non démocratique. Il n'empêche: la pression en vue de sécuriser tou- jours plus l'investisssement, la récurrence des provocations, l'affaiblissement du contrôle exercé par les Etats sur les intérêts privés, correspond à une menace des plus inquiétantes, car en elle, se laisse indiquer une possibilités prospérant à l'abri des démocraties, une possibilité, certes, propre au recou- vrement oligarchique, mais par là même, une possibilité interne à la démo- cratie - la possibilité de ce qu'il faut bien appeller un »arraisonnement de l'existence«, dans la forme d'une conjonction entre deux violences: la vio- lence d'un projet eugénique se développant dans le contrepoint de l'essor des bio-technologies - cf. les mises en garde d'Axel Kahn11' - et ce, même si la planification intégrale de l'humain selon des normes pré-déterminées n'est qu'un fantasme; la violence de la reconfiguration tendantielle du salariat, au moins en Europe et aux Etats-Unis, mais cette tendance induit une recom- position à l'échelle de la division internationale du travail; comme telle, elle est lisible à travers l'effet dit: »O ring«: l'appariement sélectif des compéten- ces, qui concentre l'essentiel de la création des richesses sur une couche réduite de population, la »production« étant alors l'affaire d'un petit nom- lr'Cf. Lumière sur 1'AMI, Le texte de Dracula, publié par l'Observatoire de la mondialisation, ed. L'esprit frappeur. '"Axel Kahn, »Les enjeux de la génétique«, Le Monde en date du 15 février 2000. 1 6 5 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T bre, de ceux qui travaillent dans les secteurs producteurs de biens à haute valeur ajouté17. Dès lors, l'activité des populations réparties entre les autres secteurs relève de la gestion de l'inemployabilité, dont les statuts se déclinent entre: emplois précaires faiblement rémunérés, chômage, statut d'allocataire de minima sociaux. La conjonction des tendances lisibles de l'eugénisme et de la gestion de l'inemployabilité produit à son tour une tendance, à déchif- frer, parce qu'appellée à se préciser: le projet d'une bio-politique oligarchique. J e forme l'hypothèse que le populisme raciste et autoritaire, qui, à l'abri de la démocratie parlementaire et pluraliste, consolide ses positions de pouvoir en Autriche, en scellant l'alliance du costume paysan traditionnel et de l'or- dinateur, pourrait bien viser, si l'on en croit certains accents de son pro- gramme, à mettre en place le laboratoire d'une nouvelle oligarchie bio-poli- tique, d'une troisième voie entre le nationalisme et le libéralisme, entre le totalitarisme, et la démocratie. Ce à quoi ce projet, appelions le »oligarchie bio-techno-économique«, fait violence, c'est à la liberté humaine d'être au monde comme vivant humain, c'est-à-dire comme existant, corps inscrit dans l'ordre symbolique; et c'est à la liberté de manifester le »droit à avoir des droits« dans la sphère de la production qu'elle fait encore violence. De cela, la démocratie n' est pas l'auteur; en est-elle responsable? Comment ne serait- elle pas responsable de son impuisssance? Comment n'aurait-elle pas à ré- pondre des formes de recouvrement qui s'abritent en elle? Comment la pos- sibilité de la bio-politique oligarchique n'affecterait-elle pas, au plus intime, la structure démocratique? Ces question, loin de viser à affaiblir la démocra- tie, ne visent à rien d'autre qu'à son réveil et sa réactivation: car puisqu'elle est vouée à se déployer dans un écart à sa propre Loi, à sa propre exigence; puisque telle est la »tragédie démocratique«, donc, le destin de la démocratie, alors, la chance de la démocratie ne réside que dans l'implacable rigueur d'une critique interne, seule à même de réveiller les possibilités de monde qu'elle porte en elle, et sur laquelle ses recouvrements, en particulier, le recouvrement oligarchique contemporain, font peser un danger mortel. III. Mais alors, la question porte sur les conditions de cette critique, et la ressource qu'elle peut trouver dans l'existence de »déclaration (s) des droits de l'homme et du citoyen«. Si les »droits à avoir des droits« sont droits au monde, quel monde est à l'horizon de la revendication de droits? Comment 17D. Cohen, Richesse et pauvreté des nations, Flammarion, en particulier, le chapitre IV. 1 6 6 D R O I T S DE L ' I IOMMF. E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T une politique des droits de l'homme peut-elle en répondre, de façon à résis- ter efficacement au recouvrement oligarchique contemporain de l'indéter- mination démocratique? Le monde n'est pas seulement rapport aux autres, il est rapport aux »choses«: tout ce qui entre dans la représentation usuelle de la »nature« ou de la »vie«, mais encore, les productions qui mettent en oeuvre des techniques, savoirs et outils: le monde apparaît sous l'horizon de la production, et se signifie à travers des systèmes d'outils et des oeuvres - le monde est monde de la technique et monde de l'art. Délaissant les référen- ces que mon propos impose, au moins à Rousseau, Marx et Heidegger, j e voudrais m'en tenir à une caractérisation épurée de la production comme »production de l'existence« (Marx), en me concentrant sur deux traits. 1. La finitude d'une production qui dévoile l'existence dans sa facticité: dans le travail, les hommes se révèlent leur puissance productive et la configurent dans un monde dont ils sont, disait le jeune Marx, les »créateurs«. Il y a une facticité de la production, à quoi ils sont assignés. Le mouvement même de la production n'est ni contingent, ni nécessaire, au sens où il obéirait à un déterminisme laplacien: c'est le possible que sont les hommes, le possible onto-techno-athropologique; dans ce mouvement, l'humanité est engagée, »embarquée«, dirait Pascal, et loin de tout »fatalisme«, c'est ce que Heideg- ger voulait dire quand il parlait de la technique comme d'un »destin«. Le deuxième trait de la production est l'artificialité- point sur lequel nous aurons à nous expliquer ultérieurement avec C. Lefort. L'artifice, ce n'est pas seule- ment l'outil: c'est la puissance qu'ont les hommes de façonner leur facticité. Non pas seulement les outils, les rapports sociaux, le langage, mais leur corps: leur facultés, dit Marx dans le Capital, mais cela va plus loin; quand dans un écrit de jeunesse, Marx dit que les sens sont devenus »théoriciens«, c'est bien que le corps propre, en sa finitude même, entre dans le projet d'une consti- tution technique. Cela fait à bon droit frémir, mais précisément, il y a deux dangers à éviter: celui d'un prométhéisme n a ï f - dont Marx n'ignorait pas le risque; celui qui consiste à se rassurer à bon compte sur la limitation de la puissance productrice de l'homme - c'est-à-dire de l'existence finie. Ou en- core: le premier danger est l'oubli de la finitude, le second est celui de l'artificialité. Ce que les Droits doivent prendre en charge, c'est la possibilité, à maintenir constamment ouverte, d'un monde de l'artificialité finie, où tout n'est pas possible ici et maintenant, parce que les possibilités techniques sont toujours esquissées dans héritages historiques - et dans les systèmes d'outils qu'ils comprennent - mais où on ne peut décider d'avance de ce qui est impossible. Ainsi, faut-il réarticuler les droits de l'homme, et la pensée des droits de l'homme, à une réalité technique, à la réalité de la production dont ils ne 1 6 7 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T parlent guère. Dans la Déclaration de 1948, les articles 22 à 28, sur les droits économiques et sociaux, incluant le droit à l'éducation, ne sont certes pas insignifiants, et ont fait l'objet de précisions dans plusieurs conventions, mais ils supposent une dimension de la production dont ils ne disent rien. Et de même, sur cette question, la pensée de C. Lefort nous paraît allusive. Il est pourtant question, dans l'Invention démocratique, de la manière dont les gou- vernements des démocraties libérales collaborent à une entreprise de domi- nation appuyée sur les sciences et les techniques. Mais Lefort, du moins à notre connaissance, ne va pas au-delà de l'indication. Or, si la compréhen- sion d'une forme politique revient à saisir son »intentionnalité«, ou son pro- jet; et, de même, si le souci politique de l'organisation, de la pré-éminence du parti, compris comme loi de l'existence, constitue »l'intentionnalité« du communisme, ne serait-il pas pertinent et rigoureux de voir, à travers la »techno-cratie«, l'»intentionnalité« du capitalisme libéral, son »projet«, et la modalité même du recouvrement oligarchique du possible démocratique18? Irréductible à un fait contingent, la domination techno-scientifique fait évé- nement comme la manière dont la facticité humaine est soumise au calcul, elle manifeste le trait majeur de la technique moderne: »Tout calculer est la première règle du calcul«1'1. Précisément, Heidegger, à travers cette remar- que de la fin des années quarante, caractérise toutes les formes de planifica- tion, aussi bien les méthodes des firmes capitalistes que les systèmes fascistes et communistes. Sa compréhension de la planification, excessivement homogénéisante, est tout de même fidèle à l'origine taylorienne de la plani- fication léniniste. Cependant, une autre forme exige aujourd'hui d'être pen- sée: prenant le relais du taylorisme et du fordisme, qu'elle n'annulle pas mais qu'elle réinscrit dans une configuration nouvelle, post-communiste et post-fasciste, post-sociale démocrate, c'est l'existence en sa facticité qu'elle 18Le souci stalinien - mais aussi, mais même, léniniste - de l'organisation, le souci certes politique de la pré-éminence absolue du parti, qu'est-ce qui perce en lui, qu'est-ce qui le porte, sinon la puissance de ce quejùnger a appellé la »mobilisation totale« ? Soit, le souci d'ordonner le tout de l'existence humaine, de l'existence historique, à l'issue de la première guerre mondiale, au projet de façonner^ totalité de l'étant. Double soumission, des hommes aux choses, des choses à l'homme, dans la forme d'un plan manifestant la totalité de l'étant dans l'unité d'un nexus technique qui déciderait de toutes les modalités de l'existence. Là serait peut-être le trait unitaire, en ce siècle, de deux projets par ailleurs différents, du fascisme - et du nazisme - et de ce qui a compromis, sans parvenir à en épuiser toutes les promesses, le nom du »communisme«. C'est à partir de cette matrice que pourrait se laisser comprendre la dénégation de la déliaison entre savoir, pourvoir et Loi, dans la forme d'un imaginaire technologico-politique, où les orientations économiques ont force de dogmes, autorisés qu'ils sont par la science prétendue des dirigeants. '•'Heidegger, Essais et conférences, »Dépassement de la métaphysique«, trad. A. Préau, Gallimard, 1958, p. 109. 1 6 8 D R O I T S DE L ' I I O M M F . ET HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T inclut dans la régulation marchande. Parler d'une nouvelle forme d'accumu- lation du capital est juste, assurément nécessaire, mais encore insuffisant, et assurément abstrait: c'est l'existence toute entière qui entre dans le projet de la forme émergente de régulation. A quels indices se laisse-t-elle reconnaî- tre? C'est en répondant à cette question que nous serons amenés à préciser les sens des termes de »calcul« et »régulation«. Un nouveau cycle de crois- sance paraît s'être amorcé à travers l'essor des bio-technologies, des produits dérivés de l'industrialisation du vivant, susceptibles d'applications médicales; l'enjeu n'est plus (seulement) de réparer le corps, mais de l'équiper en vue de le réguler - et la régulation, dans le domaine technologique comme en économie, c'est, suivant la définition de Canguilhem20, un mécanisme qui compense des écarts. C'est donc un système de contrôle. Qu'il suffise d'évo- quer la mise au point de bactéries transgéniques porteuses d'ADN humain, et assurant la production d'insuline aux malades atteints du diabète, où la possibilité, pour des malades souffrant de leucémie, et à ce titre, nécessitant une greffe de moëlle osseuse, de se cloner à partir d'un ovocyte privé de son noyau et réinvesti du matériel génétique du malade21. Un tel marché ne peut être solvabilisé que sur un étroit segment de demande; ainsi, l'industrialisa- tion du vivant et son inclusion dans sa sphère marchande, apparaissant in- compatibles avec la forme du marché de masse héritée du capitalisme keyné- sien, est-elle appelée à façonner sa propre demande, et à se configurer une structure sociale appropriée: la nouvelle régulation exige la médiation d'ins- titutions garantissant une extrême inégalité des revenus. Et dès lors, apparaît le sens d'une régulation irréductible au mécanisme du marché, et même, à la forme qui fait du travail une simple »variable d'ajustement«: les écarts, les perturbations, les »bruits«, selon le lexique de la théorie de l'information, c'est-à-dire les oppositions sociales et politiques, doivent être compensés, neutralisés. Les »bruits« du système, si l'on admet que la classe ouvrière du système fordiste a été vaincue par K. O, ce sont les formes émergentes de la contestation des classes moyennes, des »manipulateurs de symboles«22 (R. Reich) qui forment, sans vraiment le savoir, ce que Marx a appellé, dès 1857, le »general intellect«. Le »feed back«, la rétro-action qui neutralise la perturba- tion, prend la forme des fonds de pension: n'attendant plus du salaire une hausse de leurs revenus, les salariés comptent sur les fonds de pension, qui les lient à l'exigence de la »création de valeur pour les actionnaires«. Les instruments du contrôle sont d'ores et déjà disponibles: ce sont ceux de la 20 G. Canguilhem, Idéologie et rationalité, \r\n, 1981. 2 1J . P. Papart, P. Chastonnay, D. Froidevaux, »Biotechnologiesà l'usage des riches«, Le monde diplomatique, mars 1999. 22 R. Reich, L'économie mondialisée, Dunod, 1994. 1 6 9 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T »télésurveillance globale«: c'est, relayant l'Agence Nationale de Sécurité américaine, la nouvelle agence National Imagers and Mapping Agency, dépen- dant du Pentagone, engagée dans un projet de standardisation du traitement numérique des images, dont le domaine d'applicitation, prioritairement militaire, est extensible aux firmes soumises aux impératifs de la concur- rence. La participation de la NIMA au programme »Global information dominance«, en vue du contrôle mondial des flux d'images commerciales, le souci de favoriser l'interopérabilité des systèmes de traitements des données, appartenant aux firmes privées, la redistribution des images, inclut les indus- tries du contrôle dans le système de la régulation dont elles sont les instru- ments - en même temps que le signe23. A travers l'industrie du vivant et les technologies de l'information, à travers la reconfiguration qu'elle induit de l'organisation du contrôle - il faudrait en expliciter toutes les formes, urbai- nes, territoriales, analyser l'essor des industries culturelles — c'est l'existence toute entière qui se trouve mise en ligne de compte, mise en ordre dirait Hei- degger: c'est très exctement cela qu'il appellait le »calcul«, l'enjeu étant que rien ne soit inanticipable, que rien n'échappe à la planification. Si c'est de régulation qu'il s'agit, de la régulation comme condition de la décision, l'en- jeu est de conjurer l'ir-régulable, dernière forme de l'incalculable et de l'indécidable. Mais, au-delà ou en deçà des intérêts, des puissances, des grou- pes identifiables, des petites complicités et des menus compromis sans les- quels le grand oeuvre ne serait pas viable, c'est le mouvement immaîtrisable de la facticité de l'existence qui puise à travers la mutation - l'histoire en ce qu'elle a de »destinai«; le contrôle constitue la modalité de la mise en sûreté du »fonds«: elle lie aux conditions de la sûreté économique un cadre de sûreté génétique plus qu'esquissé, permettant à terme aux experts de norma- liser la production de la vie dans l'optique de la santé parfaite - et l'on sait dores et déjà quel parti l'industrie de l'assurance s'apprête à tirer de la cons- titution de banques de données génétiques, dont dépendra encore l'accès à l'emploi. Tous les pays, tous les continents ne sont pas également avancés dans cette voie: les dirigeants européens, avec des pudeurs de communian- tes, s'y engagent lenterment mais sûrement. La question est alors de savoir comment une politique des droits de l'homme, du droit de, du droit à la co- existence, du droit qu'a la co-existence de se donner une forme de monde, peut encore répondre de cela. Il y a à résister, mieux, le projet de régulation suppose qu'il y a de l'irrégulable, et que, si l'on peut dire, »ça résiste«. En quoi les droits sont-ils impliqués dans cette résistance? Il paraît incontestable que nous buttons sur 2:1P. Virilio, »Télésurveillance globale«, Le monde diplomatique, août 1996. 1 7 0 D R O I T S DE L ' I IOMMF. E T HERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C L A U D E L E F O R T la limite ontologique des droits, tels qu'ils ont été conçus jusqu'ici. Il nous semblerait vain d'opposer le droit de la finitude au mouvement de l'artifi- cialisation de l'existence. A plusieurs reprises, proche en cela de Merleau- Ponty, C. Lefort dénonce les conceptions artificialistes des institutions, telles qu'elles apparaissent à travers les systèmes totalitaires - notamment, la fi- gure, en URSS, de l'ingénieur du social engagé dans la fabrication de l'homme nouveau. Mais force est d'admettre que le capitalisme n'échappe pas à l'ob- session fabricatrice. Or, la puissance factuelle de l'essor des bio-technologies rend vaine l'idée de résistance à l'artifice au nom de la finitude. Elle appelle une remise en chantier de la question de l'artificialité, dans son rapport à la finitude. Là encore, il faudra s'en tenir à l'épure. La technique humaine n'est pas assignée à un possible pré-déterminé à l'avance. Etre fini, c'est être déjà engagé dans le mouvement de la puissance productrice, qui n'a d'autres limites que les horizons qu'elle se donne, et qui sont lisibles à travers des systèmes d'outils. La technique est »à être«, »à venir«, elle est projet. De cette structure, deux interprétations sont exclues. Elles s'énoncent: »Tout est possi- ble« - pour les raisons que l'on vient d'avancer - ; »Quelque chose est impos- sible«: c'est que le terme, la limite de la possibilité technique, est inanticipable - la technique n'est limitée que par des conditions techniques. Et c'est très exactement sur ce mouvement effectif de la technique, c'est-à-dire sur le pos- sible, tel qu'il ne cesse de se dessiner, qu'il faut prendre appui pour s'oppo- ser à toutes recherches qui constituent un danger mortel pour la dignité humaine — cela suppose, tâche immense, d'interroger le sens de cette »di- gnité«. Mais inversement il y a un droit de - en même temps qu'un droit à la finitude productrice, à l'artificialité finie: en ce sens on ne peut s'opposer à toutes les recherches incluant la vie dans le projet de la technique. Plus géné- ralement, qu'il s'agisse d'Internet, des produits issus de la »révolution numé- rique«, des technologies du virtuel, du fonctionnement de ces ensembles techniques ou socio-techniques qui reposent sur les interfaces hommes-ma- chines, le double piège de l'illusion de la maîtrise et du fatalisme technologi- que peut être conjuré grâce à une vigilance attentive à la multiplicité des possibles, déchiffrables à travers les vecteurs techniques, et occulté par ce qu'Ellul appellait le »bluff technologique«. Qu'il s'agisse de transports, d'éner- gie, de plantes transgéniques, ou de l'utilisation des données génétiques, c'est parce que la technique, dans son mouvement propre, hésite, bifurque, c'est parce que, pour le meilleur et pour le pire, la panne et le dysfonction- nement sont ses traits constitutifs, c'est parce qu'il y a de l'irrégulable, qu'une alternative est constamment esquissée à la »domination techno-scientifique«, une alternative politique qui ne cesse, bien souvent à notre insu, de solliciter notre reponsabilité. Une responsabilité qui consiste, encore une fois, dans le 1 7 1 JEAN-PI-I ILIPPE M I L E T double rejet de l'illusion humaniste de la maîtrise et de la résignation fata- liste, à répondre de la technique, du mouvement de la finitude productrice, ou, comme on voudra dire, de l'artificialité finie. »Monde« nomme la forme dans laquelle cette finitude productrice se rapporte à elle-même, »monde« nomme la forme dans laquelle s'invente chaque fois la finitude, en tant que le mouvement irrépressible de l'artificia- lisation. La déclaration de 1948, à travers les articles concernant les condi- tions de vie, travail, santé, ressources, éducation, préfigure la possibilité d'ouvrir les textes qui prescrivent le respect des droits à la réalité de la technique et de la production. Les Etats sont deux fois soumis aux droits: en tant qu'ils doivent les respecter, en tant qu'ils doivent les faire respecter, pour protéger les individus, mais encore, la société, la forme de la co- existence, contre l'arbitraire des puissances privées - on a évoqué les in- dustries de la télésurveillance. Encore faut-il identifier les formes qui me- nacent l'existence et la co-existence: l'industrie du vivant brevète ses pro- duits, au moins aux Etats-Unis, mais qui est assez naïf pour croire qu'à terme, les autres continents, et d'abord l'Europe, ne sont pas concernés? Opposera-t-on à la logique de l'exploitation le droit de la vie inappropriable, de la vie »sacrée«? Comment nier que, même si la production élabore des matériaux pré-donnés, cette matérialité est résiduelle, que les »matériaux« sont eux-mêmes façonnés? Comment nier le caractère d'»invention« d'une bactérie génétiquement modifiée? En même temps, le droit de la facticité prescrit de reconnaître la vie comme le bien commun de l'humanité — pres- cription absente de la convention de Rio (1992) relative à la bio-diversité24. La question posée, celle sur laquelle il faut revenir, à de nouveaux frais, est celle de la propriété privée, de l'exercice de ce droit aussi bien par des puissance privées - les firmes - que par les Etats, c'est le sens de la souve- raineté qui revient aussi en question. Par-delà l'opposition entre propriété individuelle et collective, la question se pose d'une propriété partagée, garantissant l'accès des individus au bien de tous - l'air que l'on respire, par exemple - et la réorganisation du contrôle démocratique de l'usage de 24 La récente déclaration Blair-Clinton paraît aller dans le sens de la reconnaissance de la vie (le génome, en l'occurence) comme patrimoine commun de l'humanité. Wait and see ! Si ces deux amis du genre humain ont eu une révélation, c'est d'abord parce qu'on s'aperçoit que les attentes liées au décryptage du génome étaient excessives; ensuite, parce que les enjeux sont probablement en train de se déplacer; enfin, parce que la conccurence, aux USA, entre recherche publique et privée commence à faire mauvais genre. Est-ce faire preuve de mauvaise foi que de se demander pourquoi nos tourtereaux du libéralisme »de gauche« ne proposent pas aux Etats concernés (européens, notamment), de signer une convention visant à garantir l'inappropriabilité des structures de la vie ? 1 7 2 D R O I T S DE I.'I IOMME ET I IERMÉNEUTIQUE - À PARTIR DE C I A U D E L E F O R T la propriété. Mais cette question ne peut venir en délibération sans un espace public approprié: or, la disproportion entre l'enceinte des parle- ments, assemblées du peuple ou le peuple siège, mais par l'intermédiare de ses représentants, et l'espace sans contour des médias audiovisuels, à travers lesquels s'opère ce que P. Virilio appelle la »commutation des appa- rences« contribue à empêcher l'exposition d'une parole politique, d'une délibération qui instituerait la technique comme »chose publique«: la tâ- che s'impose de penser la forme et les conditions techniques de parlements, pourquoi pas des parlements thématiques, élus au Suffrage Universel, de la santé, de l'éducation, de l'information, de l'énergie, etc..., produisant des résolutions dont le législateur aurait à connaître, dans son intérêt intel- lectuel, mais aussi, électoral, si l'on pense, c'est mon cas, pour des raisons dans lesquelles j e n'entrerai pas, qu'il est souhaitable de maintenir ou de promouvoir la notion d'intérêt général comme fondement de la démocra- tie parlementaire et représentative - si l'on pense, en d'autres termes, que la démocratie sera républicaine ou qu'elle ne sera pas. Ainsi, est-ce encore au nom des droits, dans une revendication de droits, qu'une politique d'émancipation demeure possible, qui relève le défi de la régulation, qui affirme le droit, c'est-à-dire l'archi-fait de l 'existence irrégulable - nom, aujourd'hui, de l'existence libre - déployée à travers des formes qui font entrer la vie dans le projet de l'invention technique. C. Lefort est un des philosophes, au XXème siècle sans lesquels cette possibi- lité ne pourrait tout simplement pas être pensée. C'est parce qu' il montre la voie d'une herméneutique des droits de l'homme qu'une politique des droits de l 'homme apparaît implicite à la forme même de la régulation. Une telle politique doit se donner les axiomatiques juridiques correspon- dantes, les points d'appuis théoriques adéquats, les formes organisation- nelles opérantes, pensons en particulier au rôle des ONG, les stratégies appropriées, pensons au point d'appui, toujours incertain mais non négli- geable, qu'offre le pouvoir judiciaire, en particulier la Cour Européenne des Droits de l'Homme; enfin, les institutions seules susceptibles de la viabi- liser. Elle suppose d'abord une résolution à résister, non pas à développer des attitudes réactives dirigées contre la technique, mais à libérer une force d'affirmation, à libérer le possible qui s'explicite, comme possibilité indé- terminée de la démocratie, à travers la déliaison du savoir, du pouvoir et de la Loi. Paraitrai-je inamical envers nos hôtes, si j e cite un auteur irasci- ble, revendiquant une proximité blessée à la Slovénie depuis l'indépen- dance, et dont j e tiens qu'en dépit de ses errements politiques, sa parole peut faire événement? Dans »Par une nuit obscure...«, son dernier livre, P. Handke écrit: »Dans les épopées du Moyen-âge, »dé-liaison« était un mot 1 7 3 JEAN-PI - I ILIPPE M I L E T pour guerre. »Ils chevauchaient vers la dé-liaison« (en vieil haut allemand, Urlage), »ils chevauchaiengt vers l'Urlage.«25 Enigmatique demeure cette déliaison médiévale; et assurément, le souci des droits de l'homme, s'il promeut le droit de résistance, voire d'insurrec- tion, n'implique aucune priorité accordée à la gerre civile, ou à la guerre entre les nations. Mais pas d'avantage, au consensus qui dans la forme d'un fonctionnalisme systémique, vise à conjurer les perturbations qui affectent la régulation. Alors, la possibilité d'une politique des droits de l'homme pour- rait bien résider dans une »éthique problématiquement chevaleresque«, pour consonner librement avec Kostas Axelos: nous ne sommes pas sûrs de savoir très bien ce qu'est la Moyen-âge, mais nous n'avons pas fini de chevaucher vers la déliaison. 25 Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, tr. fr., G. A. Goldschmidt, Gallimard, 2000, p. 53. 1 7 4 Filozofski vestnik Letnik/Volume XXI • Številka/Number2 • 2000 • 175-182 DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE OU PLURALISME AGONISTIQUE? CHANTAL MOUFFE 7. Un nombre de plus en plus grand de théoriciens politiques se réclament aujourd'hui d'un modèle désigné du nom de »démocratie délibérative«. Ils proviennent d'horizons théoriques assez différents mais ont en commun de vouloir formuler une alternative à la vision libérale dominante de la démo- cratie, celle qui la définit comme un ensemble de procédures visant à l'agré- gation des préférences et qui l'envisage comme avant comme fonction princi- pale la négociation des intérêts. Ce modèle instrumental est mis en cause tant par Rawls que par Habermas qui, chacun à leur manière, s'efforcent de rétablir le lien entre moralité et politique évacué par la problématique utili- tariste afin de fonder une nouvelle politique démocratique. Leur but est de donner un nouveau sens à des notions démocratiques traditionnelles comme autonomie, souveraineté populaire ou égalité et de repenser la nation classi- que de l'espace public à partir des conditions existantes dans les sociétés industrielles avancées. Il existe de nombreuses versions de ce nouveau modèle délibératif mais malgré leurs différences elles ont un point commun, c'est de mettre l'accent sur le problème de la légitimité démocratique qu'elles prétendent fonder sur la délibération. Selon Joshua Cohen, l'idée centrale de la démocratie délibérative consiste ainsi à affirmer que les citoyens d'une telle société s'en- gagent à résoudre les problèmes de leur collectivité à travers un débat public et qu'ils considèrent leurs institutions de base comme étant légitimes dans le mesure où elles établissent le cadre nécessaire pour une telle délibération. Dans la version habermasienne, qui est celle que j e me propose d'examiner dans cette intervention, le problème central de la démocratie consiste à ré- concilier légitimité et rationalité, et la solution est fournie par la théorie habermasienne de la communication. Seyla Benhabib, par exemple, déclare 1 7 5 C I I A N T A L M O U F F E que la solution qu'offre le modèle délibératif est la suivante: »la légitimité et la rationalité des procès de décisions collectives peuvent être obtenues dans une société à condition que les institutions soient ordonnées de telle façon que ce qui est considéré comme étant dans l'intérêt de tous soit le résultat de formes de délibération collectives menées rationnellement et équitablement entre individus libres et égaux«.1 Dans une telle perspective, la légitimité des institutions démocratiques provient du fait que les instances qui ont un pouvoir de décision puissent justifier que ces décisions sont l'expression d'un point de vue impartial qui représente également l'intérêt de tous. Cela requiert que ces décisions soient le résultat d'un procès de délibération approprié selon les procédures du modèle de discours habermasien. L'idée générale derrière ce modèle est que pour que les règles générales d'action et les arrangements institution- nels (c'est-à-dire les normes) soient considérées comme valides, il est néces- saire qu'on puisse montrer qu'elles auraient reçu l'accord de tous ceux qui sont affectés par leurs conséquences, à condition que cet accord ait été établi à travers un procès de délibération dans lequel la participation est gouver- née par des normes d'égalité et de symétrie. Etant donné que l'accord doit être guidé uniquement par la force des raisons invoquées, il faut que les considérations d'ordre stratégiques soient éliminées. On ne reconnaîtra donc comme valides que les normes qui satisfont à la règle U d'universalisation et représentent ainsi le point de vue moral de l'impartialité. Dans leur tentative de fonder la légitimité sur la rationalité, les défen- seurs de la démocratie délibérative sont amenés à faire une distinction qui est cruciale pour leur entreprise, la distinction entre un simple consensus empirique et un consensus déclaré »rationnel«. C'est une telle distinction qui commande les valeurs de la procédure qui sont impartialité et égalité, ouverture (personne et aucune information pertinente ne peuvent être ex- clues), absence de coertion et unanimité. Ce sont ces valeurs qui guideront la discussion vers des intérêts généralisables, acceptables par tous les partici- pants et qui fonderont de cette façon la légitimité des décisions. Habermas et ses disciples ne nient pas qu'il y aura probablement tou- jours des obstacles à la réalisation de cet idéal, mais ils conçoivent ces obsta- cles comme étant de nature empirique, dus au fait qu'il est peu probable qu'étant donné les limitations de la vie sociale nous puissions nous dépren- dre complètement de toute considération stratégique afin de coïncider par- faitement avec notre être rationnel. C'est pourquoi la situation idéale de parole est présentée comme une idée régulatrice. D'autre part Habermas 1 Seyla Benhabib, »Deliberative Rationality and Models of Démocratie Legitimacy«. Constellations, vol. 1, no. 1, April 1994, p. 31. 1 7 6 D É M O C R A T I E DÉLIBÉRATIVE OU PI.URAI.ISMF. AGONISTIQUE? reconnaît qu'il y a une série de questions qui resteront extérieures à ces pratiques de débat public rationnel car elles ne sont pas susceptibles d'une décision rationnelle. Ce sont par exemple celles qui concernent la question de la vie bonne et non pas lajustice, ou bien les conflits entre groupes d'inté- rêts à propos de question de distribution. Mais il affirme que cela ne met pas en cause la primauté du débat rationnel comme forme même de la commu- nication politique. Il est convaincu que les questions proprement politiques peuvent être décidées rationnellement et que l'échange d'arguments et de contre-arguments tel qu'il est envisagé par sa théorie est la seule procédure adéquate pour arriver à la formation rationnelle de la volonté d'où décou- lera l'intérêt général. C'est cette thèse que j e voudrais mettre en question à travers une critique de deux de ses notions clefs, celle de procédure d'abord, celle de situation idéale de parole ensuite. J e terminerai en proposant une autre façon de concevoir le débat démocratique, le pluralisme agonistique. II. Habermas met fortement l'accent sur l'importance du caractère stricte- ment procédural de son approche. Dans son récent dialogue avec Rawls, il affirme ainsi que l'avantage de sa position provient du fait que, vu qu'elle se limite à un ensemble de procédures, elle permet de laisser ouvertes un plus grand nombre de questions car elle attribue un rôle plus important au pro- cès même de formation de l'opinion et de la volonté rationnelles.2 Rawls lui réplique trèsjustement que sa perspective loin d'être purement procédurale, comporte en réalité un contenu substantif très marqué ce qui d'ailleurs est inévitable. J'estime qu'il s'agit là d'un point fondamental dont les conséquences pour l'approche habermasienne sont dévastatrices. C'est ce que j e voudrais montrer en m'appuyant sur certaines considérations de Wittgenstein. Selon Wittgenstein, pour qu'il y ait accord sur des opinions, il faut d'abord qu'il y ait accord sur le langage qui est utilisé, et cela dit-il, requiert accord sur des formes de vie. Dans une telle perspective, le procédures n'existent que comme ensembles complexes de pratiques. Ces pratiques constituent des formes d'in- dividualité et d'identité qui rendent possible l'adhésion aux procédures. C'est parce qu'elles sont inscrites dans des formes de vie communes et dans des accords sur lesjugements que ces procédures peuvent être acceptées et appli- quées. Elles ne peuvent pas être envisagées sous le mode de règles qui se- 2 Jürgen Habermas, »Reconciliation through the Public use of Reason: Remarks on John Rawls's Poliltical Liberalism«, TheJounal of Philosophy, March 1995, p. 130. 1 7 7 C I I A N T A L M O U F F E raient créées sur la base de principes et ensuite appliquées à des cas spécifi- ques. Les règles pour Wittgenstein, sont toujours des précipités, des raccour- cis de pratiques et elles sont inséparables de formes de vie spécifiques. Dis- tinctions entre »procédural« et »substantiel« ou entre »moral« et »éthique« qui sont à la base de la perspective d'Habermas sont intenables. Il est néces- saire de reconnaître qu'il existe dans toute procédure une dimension subs- tantielle et éthique. Wittgenstein nous suggère une manière très différente d'envisager la com- munication et la création du consensus. Pour lui l'accord ne s'établit pas sur des significations mais sur des formes de vie. C'est un procès à'Einstimmung, de fusion des voix, rendue possible par une forme de vie commune, et non pas un produit de la raison, Einverstand, comme chez Habermas. Cette critique d'Habermas converge sur de nombreux points avec la critique de Rawls que l'on trouve chez Stanley Cavell, critique inspirée elle aussi par Wittgenstein. Cavell indique dans ses Carus Lectures comment l'ap- proche de Rawls sur la justice laisse de côté une dimension très importante de ce qui a lieu lorsque nous évaluons les demandes qui nous sont adressées au nom de la justice dans des situations où ce qui est en question c'est la mesure dans laquelle une société met vraiment en pratique ses idéaux. Ca- vell s'en prend à l'affirmation de Rawls selon laquelle ceux qui expriment des revendications doivent être en mesure de montrer comment certaines institutions sont injustes ou bien comment ils ont été perjudiques par la so- ciété. Selon Rawls, s'ils sont incapables de le faire, nous pouvons considérer que notre conduite est au-dessus de tout reproche et mettre fin à la conversa- tion sur la justice. Mais, se demande Cavell, qu'en est-il du cas où il s'agit d'un cri de justice qui exprime le sentiment non pas d'avoir perdu dans un combat inégal, bien que équitable, mais d'avoir été mis hors jeu dès le début ( Condi- tions Handsome and Unhandsome, p. xxxviii). Donnant comme exemple la situa- tion de Nora dans la pièce d'Ibsen Maison de poupée, il montre comment c'est parfois le consensus moral lui-même qui est à l'origine du fait qu'une voix puisse être exclue de la conversation sur lajustice. C'est pourquoi il nous faut, dit-il, prendre conscience que mettre fin à une conversation est toujours un choix personnel, une décision, qui ne peut pas être simplement présentée comme simple application d'une procédure et justifiée comme la seule atti- tude que nous pouvions prendre dans de telles circonstances. Nous ne devons jamais refuser de porter la responsabilité de nos décisions en invoquant les obligations découlant de règles générales ou de principes. Prendre au sérieux une telle responsabilité requiert que nous abandonnions le rêve d'un consen- sus rationnel ainsi que l'illusion que nous puissions échapper à notre forme de vie humaine afin d'occuper une soi-disant position d'impartialité. 1 7 8 D É M O C R A T I E DÉLIBÉRATIVE o u PLURALISME AGONISTIQUE? La recherche, centrale chez Habermas, mais qui hante à degrés divers tous les modèles de démocratie délibérative, d'une situation de communica- tion où les participants pourraient arriver à un consensus rationnel peut aussi être mise en question à partir de la problématique lacanienne. Comme le montre Slavoj Žižek, l'approche de Lacan révélé en effet comment tout discours est dans sa structure même autoritaire. A partir de la dispersion des signifiants flottants, ce n'est qu'à travers l'intervention d'un signifiant princi- pal, celui du Maître, qu'un champ consistant de significations peut émerger. Le signifiant du Maître totalise, fixe le champ dispersé, il le capitonne. Le signifiant du Maître chez Lacan est donc celui qui par le fait même qu'il distorsionne le champ symbolique, qu'il courbe son espace par l'introduc- tion en lui d'une violence non fondée, établit ce champ. Il y a donc une corrélation stricto-sensu entre l'établissement du champ symbolique et sa distorsion, sa courbature. Cela veut dire qu'au moment même où l'on pré- tendrait soustraire d'un champ discursif cette distorsion, ce champ se désin- tégrerait, il se décapitonnerait. Lacan détruit ainsi la base même de la toute la perspective habermasienne selon laquelle les présuppositions pragmati- ques inhérentes au discours sont anti-autoritaires puisqu'elles impliquent l'idée d'une communication libre de contraintes ou seule compte l'argumentation rationnelle. Ce que tant la critique inspirée par Wittgenstein que celle inspirée par Lacan révèlent, c'est que loin d'être de nature empirique ou épistémologi- que, les obstacles à la réalisation de la situation idéale de discours sont en fait d'ordre ontologique. La délibération publique et sans contraintes de tous sur toutes les questions qui les concernent est en réalité une impossibi- lité conceptuelle. En effet, en l'absence de tout ce qui est présenté comme obstacles simplement empiriques, aucune communication, aucune délibéra- tion ne pourrait avoir lieu. Il nous faut donc affirmer que ce sont les condi- tions de possibilité mêmes de la délibération qui constituent les conditions, d'impossibilité de la situation idéale de parole. Il n'y a absolument aucune raison d'attribuer un privilège spécial à ce respect à un soi-disant »point de vue moral« gouverné par l'impartialité et où l'on pourrait avoir accès à l'in- térêt général. III. Ce que la démocratie délibérative est incapable de penser de façon adé- quate c'est le pluralisme car elle est amenée à faire l'impasse sur la question du pouvoir et de l'antagonisme et leur caractère indéracinable. Pour remé- 1 7 9 C l IANTAL MOUFFE dier à une telle lacune il est nécessaire de reconnaître que toute objectivité sociale est constituée par des actes de pouvoir, ce qui signifie que toute objec- tivité sociale est finalement politique et doit donc porter les traces des actes d'exclusion qui gouvernent sa constitution. Une telle perspective permet de saisir quelque chose qui est décisif pour la réflexion politique: que le pouvoir n'est pas un rapport extérieur qui est établi entre deux identités déjà constituées, mais bien que c'est le pouvoir qui constitue les identités elles-mêmes. Cela implique que tous les rapports sociaux et toutes les identités sociales sont construits à travers des formes asymétriques de pouvoir. Asymétriques car si elles étaient symétriques cela signifierait que s'établirait un équilibre où le pouvoir s'autoéliminerait. Or ce que j'affirme ici c'est que la pouvoir est la condition d'existence de toute identité et qu'il est donc constitutif de la réalité sociale elle-même. Cela implique d'envisager la démocratie d'une manière très différente de celle proposée par la démocratie délibérative. En effet le principal objec- tif d'une politique démocratique ne peut pas être une illusoire élimination des rapports de pouvoir grâce à la réalisation d'une situation idéale de pa- role où légitimité et rationalité coïncident mais la construction des formes de pouvoir qui soient compatibles avec les valeurs démocratiques. L'idéal de la société démocratique ne peut plus être celui d'une société qui aurait réalisé le rêve d'une parfaite harmonie dans les relations sociales. Son caractère démocratique ne peut provenir que du fait qu'aucun acteur social ne peut prétendre représenter la totalité et affirmer qu'il possède la maîtrise des fondements. D'où un nécessaire affaiblissement des prétentions ontologiques des actions, politiques ainsi qu'une dé-universalisation des sujets politiques qui rend possible de penser le pluralisme. Pour que la démocratie puisse exister, il faut donc que soit reconnu par tous qu'il n'y a aucun lieu dans la société où le pouvoir pourrait s'éliminer lui-même dans une sorte d'indistinction entre être et connaissance. Cela si- gnifie que la relation entre les différents agents sociaux ne deviendra plus démocratique qu'à condition qu'ils acceptent tous le caractère particulier et limité de leurs revendications. En d'autres termes, il faut qu'ils reconnaissent leurs rapports mutuels comme des rapports d'où le pouvoir ne peut pas être éliminé. La question de la démocratie ne peut, à mon avis, être abordée de façon adéquate qu'à condition de reconnaître les formes d'exclusion pour ce qu'elles sont, avec la violence qu'elles impliquent, plutôt que de les dissimuler sous le voile de la rationalité. La spécificité de la démocratie pluraliste ne réside pas dans l'absence de domination et de violence, mais dans l'instauration d'insti- tutions qui permettent de les limiter et de les contester. Or cela devient im- 1 8 0 D É M O C R A T I E DF.LIBÉRATO'E o u PLURALISME ACMNISTIQUE? possible lorsque la violence est masquée par l'illusion de la rationalité qui sert ainsi à placer les institutions établies hors d'atteinte du débat public. Afin d'éviter une telle clôture de l'espace démocratique, il est nécessaire d'abandonner l'idée qu'il pourrait exister un consensus politique »ration- nel« qui ne serait basé sur aucun acte d'exclusion. Ce n'est que lorsque l'on abandonne l'illusion d'un pouvoir qui puisse être basé sur le consensus ra- tionnel de ses sujets qu'une véritable réflexion sur la démocratie et le plura- lisme devient possible. Toute croyance dans une possible résolution définitive des conflits - même si elle est pensée sur le mode d'une approche asymptotique à l'idée régula- trice d'une communication non distortionnée comme chez Habermas - loin de fournir l'horizon nécessaire au pluralisme démocratique est ce qui le met en péril. L'existence du pluralisme implique la permanence du conflit et de l'antagonisme et ceux-ci ne peuvent pas être envisagés comme des obstacles empiriques qui rendraient impossible la réalisation parfaite d'un idéal con- sistant dans une harmonie que nous ne pouvons pas atteindre car nous ne serons jamais capables de coïncider parfaitement avec notre être rationnel. Au modèle d'inspiration kantienne de la démocratie moderne qui l'en- visage sous la forme du consensus dans une communauté idéale de commu- nication, comme une tâche infinie, certes, mais qu'il est pourtant possible de définir, il faut en opposer un autre qui ne vise pas à l'harmonie et à la récon- ciliation et qui reconnaît le rôle constitutif de la division et du conflit. Une telle conception de la démocratie comme pluralisme agonistique loin de rechercher la transparence et le consensus, refuse tout discours qui tend à imposer un modèle visant à l'univocité de la discussion démocratique. Elle ne prétend pas maîtriser ou éliminer l'indécidable car elle y reconnaît la condition de possibilité de la décision et par là de la liberté. C'est une conception de la démocratie qui met en garde contre les dangers liés au fantasme d'une résorption possible de l'altérité dans un tout unifié et harmo- nieux et nous incite à accepter l'altérité comme étant la condition de possibi- lité de toute identité. C'est une altérité qui ne peut pas être domestiquée et qui contamine toute objectivité. Elle forclôt toute possibilité de fixer définiti- vement l'identité ou l'objectivité. Pourtant, loin de mettre en question l'idéal démocratique, cette altérité constitue la meilleure garantie que son projet est vivant et que le pluralisme l'habite. Envisager la contestation démocratique sur le mode agonistique permet de faire place à une figure fondamentale dans une démocratie pluraliste: celle de l'adversaire. En effet ce qu'exige un ordre démocratique c'est que l'opposant ne soit plus considéré comme un ennemi à détruire mais comme un adversaire. Nous luttons contre ses idées mais nous lui reconnaissons le 1 8 1 C I I A N T A L M O U F F E droit de les affirmer et de les défendre. Le combat entre adversaires, c'est celui qui a lieu entre les membres de la communauté politique qui s'affron- tent à partir de conceptions différentes de la citoyenneté. Ils ont en commun la reconnaissance des valeurs démocratiques fondamentales mais ils luttent pour en imposer des interprétations différentes. Loin d'être un danger pour la démocrade, un tel affrontement »agoni- stique« est sa condition même d'existence. En effet, si la démocrade ne peut survivre sans un certain niveau de consensus — qui doit porter sur le respect des règles du jeu démocratiques et l'adhésion à ses valeurs - elle requiert aussi la constitution d'identités collectives sur des positions bien différenciées et il faut que les électeurs aient de véritables possibilités de choix et que de réelles alternatives leur soient offertes. C'est pourquoi le brouillage de frontières en- tre la droite et la gauche, loin de représenter un progrès pour la démocratie, un pas vers une société plus réconciliée, constitue en réalité un véritable dan- ger. En effet un tel brouillage empêche que ne s'établisse la confrontation entre des identités politiques démocratiques et cela crée un terrain favorable pour la formation d'autres formes d'identification, autour par exemple d'iden- tités ethniques, religieuses, nationalistes ou autres. Lorsqu'il n'y a pas de vie démocratie dynamique avec de véritables enjeux autour desquels les citoyens puissent s'organiser et s'opposer cela crée un vide qui est souvent occupé par la multiplication d'affrontements en termes d'identités non démocratiques ou en termes de valeurs morales non-négociables. C'est dans un tel contexte de déficit démocratique qu'il faut comprendre à mon avis les gains importants que les partis populistes de droite sont en train de réaliser dans la plupart des pays européens. Ils sont souvent les seuls à proposer une alternative à situation existante. Les solutions qu'ils proposent sont bien entendu inacceptables mais pour pouvoir les combattre et enrayer leur progression il est nécessaire de comprendre les raisons de leur succès et le fait qu'ils répondent à de profon- des angoisses qui ne trouvent pas d'autres moyens de s'exprimer dans l'espace public. C'est en offrant d'autres possibilités d'articuler ces angoisses et ses re- vendications, dans le cadre d'une conception expansive et non pas exclusive de la citoyenneté, une citoyenneté démocratique et plurielle que l'on pourra faire face à la montée de l'extrême droite et pas à coup de dénonciations moralisa- trices ou d'arguments universalistes. 1 8 2 Filozofski vestnik Letnik/Volume XXI • Številka/Number2 • 2000 • 183-196 SAVOIR COMPTER L'INCOMPTABLE, SAVOIR DIRE L'INDICIBLE OU LA DÉMOCRATIE SELON CLAUDE LEFORT J E L I C A SUMIC-RIHA Avec une formidable insistance, Claude Lefort met au travail le politique. Ce faisant, il s'inscrit à contre-courant du main stream de la pensée contempo- raine (libérale et/ou postmoderne) qui proclame la fin de la politique. A cette mise au travail du politique qui s'appuie sur les grands classiques du genre, de Machiavel à Hannah Arendt en passant par Tocqueville et Marx, s'adjoint une descente dans l'arène, si j e puis dire, où Lefort passe au fil de l'épée, non seulement la mutation symbolique que constitue le totalitarisme et sa décomposition, mais aussi le »terrorisme« du consensus qui caractérise l'opinion publique de la démocratie parlementaire d'aujourd'hui et ses co- rollaires: nationalisme ou toute autre forme de communautarisme.1 Plutôt que d'assimiler le politique à une discipline donnée de l'activité humaine qui se déploierait à travers le temps par évolutions successives, Le- fort le considère comme une invention qui implique irruption, rupture, in- troduction d'une temporalité. Ainsi, si on admet, avec Lefort, que »du point de vue politique, le procès de la modernité est le procès de la démocratie«,2 une conclusion s'impose: l'invention démocratique est le nom même de la rup- ture dans le domaine politique. En reprenant ce qui constitue, pour Lefort, le cas paradigmatique de l'irruption du politique, on pourrait donc dire que le politique introduit dans le continuum des modes de gestion des biens et des relations sociales un événement et, plus précisément, un événement de parole. C'est dans son hommage à Salman Rushdie intitulé »Humanisme et anti-humanisme« que Lefort met en relief ce que j e viens de caractériser comme événement de parole: »Les êtres humains se comprennent et façonnent leur avenir par la dis- 1 Cf., par exemple, son hommage à Rushdie: »Humanisme et anti-humanisme«, Écrire. A l'épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1992. 2 »Hannah Arendt et la question du politique«, Essais sur le politique. XlX-XXème siècle, Seuil, Paris 1986, p. 71. 1 8 3 JF.LICA SUMIC-RII IA cussion, le défi, les questions,« dit Lefort avant d'ajouter: »et en disant l'indi- cible.«3 Cette tâche de dire l'indicible revient à ce que Lefort désigne comme la parole provocante, une parole qui trouble l'ordre, quel qu'il soit. C'est cette parole inattendue, dit Lefort, qui remet les hommes à l'écoute de ce qui ne se dit pas. En ce sens, tout événement politique est un avènement de la parole. Car »la parole,« nous dit Lefort, »requiert toujours une interruption des rapports réglés entre les hommes, un droit qui excède toute définition, une sorte de violence,«4 au point qu'on pourrait dire qu'on a affaire ici, non pas à la parole libre mais plutôt à la liberté qui parle. Comme cette liberté qui, selon l'expression de Lefort, »porte atteinte à la confiance qu'inspirent les croyances collectives,« ne peut se tirer que du vide, elle »exige de chacun une invention«. Une invention singulière, précise Lefort, puisque, dans l'im- passe de la liberté où l'on se découvre dépossédé des mots, littéralement muet, il s'agit dire l'indicible, c'est-à-dire de parler, »non mieux que tout autre, mais comme nul autre.«r' Cela implique aussi l'idée que, dans le champs politique, dire l'indicible coïncide avec la prise de parole de ceux qui ne comptent pas dans la mesure où ils ne parlent pas. Or, ce n'est qu'en se nommant que les incomptés en- trent sur la scène politique. Ainsi l'événement politique s'instaure-t-il par l'énonciation d'un »nous« instituant une interlocution qui n'existait pas aupa- ravant. Cette scène que j e viens d'évoquer constitue l'archétype du politique au sens de Lefort si tant est qu'un nom puisse être donné à cette part muette, à cette part sans nom. Ce peut être celui de peuple, par exemple, à commen- cer par les révolutions française et américaine, en passant par la Hongrie de 56, la Tchécoslovaquie de 68 et la Pologne des années 80, pour finir avec la décomposition du totalitarisme et la »réinvention« de la démocratie dans les pays d'Europe de l'Est et en URSS vers la fin des années 80. Cette mise en scène - au sens théâtral du terme - de l'incomptable et de l'indicible, puisque les deux vocables, comme nous venons de le voir, for- ment un couple inséparable, nous permettra de repérer comment la ques- tion de la démocratie vient à se poser dans l'œuvre de Lefort. Elle se pose d'abord sous la forme du nombre. Cette question du nombre comme question politique, qui ne manque pas de hanter la démocratie, Le- fort l'aborde à propos du suffrage universel: Il n'y a certes pas de démocratie sans l'approbation de la majorité, mais le rapport que la démocratie entre- tient avec le nombre est beaucoup plus ambigu qu'on ne le pense. Et Lefort s'en explique en ces termes dans »L'image du corps et le totalitarisme«: 3 »Humanisme et anti-humanisme«, op. cit., p. 50. Ubid., p. 51. 5 Ibid., p. 52. 1 8 4 SAVOIR COMPTER L'INCOMPTABLE, SAVOIR DIRE L'INDICIBLE o u DÉMOCRATIE SELON C L A U D E L E F O R T »Le péril du nombre, c'est plus que le péril d'une intervention des mas- ses sur la scène politique; l'idée de nombre comme telle s'oppose à celle de la substance de la société. Le nombre décompose l'unité, anéantit l'iden- tité.«" A suivre Lefort, l'acte même de compter qu'implique le suffrage univer- sel contribue à la »dissolution des repères de la certitude,«7 pour reprendre la célèbre définition qu'il donne de la démocratie. Dans cette perspective, la question de la démocratie s'ouvre avec la question du sujet comme unité de compté, plus précisément, comme singularité comptable8, la question du nombre comme question politique marquant, comme le suggère Lefort, une mutation dans le champ du politique. Toutefois, ce n'est pas seulement sous la forme du suffrage universel que la démocratie revient au nombre. Elle y revient aussi dans le savoir faire avec ce qui ne se laisse pas compter: l'hétérogène, l'indicible, l'indéterminable, l'incommensurable. Claude Lefort a en effet le grand mérite de ne pas s'en tenir au seul fait que la question du nombre se pose à la démocratie sous les espèces de la quantification de la singularité irréductible, c'est-à-dire sous les espèces de la calculabilité de ce qui est censé échapper à tout calcul. Lefort manifeste une compréhension autrement plus profonde du lien qu'entre- tient la question du nombre avec celle de la démocratie: Ce n'est pas seule- ment par »l'énigmatique arbitrage du Nombre«,'-' le fait qu'elle »compte« les voix des sujets, que la démocratie se distingue de toutes les autres formes de gouvernement. Elle se distingue aussi par son respect pour le singulier, le disparate, l'imprévisible, le contingent. Comment concilier alors cet axiome premier de la démocratie qu'im- pose la quantification du sujet avec la nécessaire protection de son incom- mensurable, de sa singularité? Comment mettre en valeur cet écart irréduc- tible entre les deux axiomes fondamentaux de la démocratie: calculer, comp- ter les sujets identifiables, d'une part, et, d'autre part, sauvegarder ce qui ne " »L'image du corps et le totalitarisme,« L'Invention démocratique, Fayard, Paris 1981, p. 180. 7 »L'essentiel est que la démocratie s'institue et se maintient dans la dissolution desrepbes de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l'épreuve d'une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de Y un avec l'autre, sur tous les registres de la vie sociale. Dans la pratique sociale se déploie une interrogation dont nul ne saurait détenir la réponse et à laquelle le travail de l'idéologie, voué toujours à restituer de la certitude ne parvient pas à mettre un terme.« »La question de la démocratie,« Essais ..., op. cit., p. 29. "Comme le signale Lefort, on ne peut expliquer l'acharnement contre le suffrage uni- versel que par l'impuissance des théoriciens politiques du XIX'' siècle à penser ce suffrage autrement que comme la dissolution de la société. '•' »Permanence du théologico-politique?«, Essais..., op. cit., p. 268. 1 8 5 J E I J C A SUMIC-RIIIA se laisse pas compter. Qu'en est-il du savoir compter avec l'incomptable? Voilà la question qui me semble être au cœur de la réflexion de Lefort sur la démocratie. Toujours dans son hommage à Rushdie, on peut repérer la réponse que Lefort propose à cette question. Ce qui, selon lui, ne se laisse pas compter dans la politique, ce à quoi la démocratie nous sensibilise, justement, n'est rien d'autre que l'homme. Car si l'idée de l'homme ou plutôt, comme le dit Lefort, l'idée de l'humanité en l'homme permet de maintenir l'inadéqua- tion à soi-même, c'est-à-dire l'écart entre l'homme et toute identification que l'on pourrait lui assigner, c'est parce que cette idée »se dérobe à toute défini- tion.«10 Ainsi, le caractère singulier de l'homme, selon Lefort, tient à ceci qu'il est de structure indéterminable et, pour cette raison même, inappro- priable et incomptable. L'homme, pris dans sa singularité quelconque, est donc ce qui fait trou dans tout compte. Comme signifiant vide, l 'homme incarne l'écart qui sépare le comptable du non-comptable, aussi bien que celui qui sépare le dicible de l'indicible. Venons-en maintenant à questionner l'équivalence que j e viens d'établir entre l'incomptable et l'indicible. L'affinité entre les deux vocables est mise en exergue — et ce n'est sans doute pas un hasard - dans un texte où Lefort aborde le statut de l'écrivain et, plus généralement, la problématique de la littérature. Si les incursions que fait Lefort dans la littérature m'importent ici - e t j e pense surtout, outre le texte consacré à Rushdie et que j 'a i déjà mentionné, au »Corps interposé. 1984 de George Orwell« et à »Sade: Le Boudoir et la Cité«, c'estjustement parce que la littérature, à suivre Lefort, réussit à traiter cette question éminemment politique du rapport entre privé et public, entre singulier et universel, en la traduisant en termes de dialectique du dicible et de l'indicible. En ce sens, on pourrait dire que si, dans ces trois textes, Lefort examine la question de la politique, il l'examine en tant qu'elle est soumise à l'épreuve de l'indicible. Chaque fois par un biais différent, les trois exemples choisis montrent l'ordre politique et social aux prises avec l'impossible. Même si le cas de Rus- hdie semble être le plus simple de tous puisqu'il s'agit justement de réaffirmer la ligne de partage entre le privé et le public, on ne peut manquer de voir comment cette ligne de partage se brouille, au point qu'elle devient indécidable et, par-là même indicible. En cela, elle devient un enjeu politique. Expérimenter ce partage en écrivain, c'est en même temps soumettre la politique à l'épreuve de l'indicible de notre monde contemporain. Telle est la leçon qu'il nous semble devoir tirer des incursions littéraires de Lefort. 10 »Humanisme et anti-humanisme«, op. cit., p. 39. 1 8 6 SAVOIR COMPTER L'INCOMPTABLE, SAVOIR DIRE L'INDICIBLE o u DÉMOCRATIE SELON C L A U D E L E F O R T Cela ne revient cependant pas à dire que Lefort met en place une alterna- tive: politique ou littérature, mais plutôt qu'à travers ces quelques textes dans lesquels Lefort examine le rapport entre la politique (plus précisément, entre la philosophie politique) et la littérature, on essaiera de dégager l'idée sui- vante: Là où la pensée politique s'avère être singulièrement désarmée, muette, la littérature parle, poussant au-delà de toute mesure les limites du dicible. Ainsi, dans la préface de son livre Ecrire. À l'épreuve du politique, Lefort s'interroge-t-il sur »la liaison particulière qu'entretiennent la littérature et la philosophie politique quand elles se soumettent à l'épreuve du politique.«" Si la pensée politique, confrontée à l'énigme que lui pose le présent, noue un rapport particulier avec la littérature, dit Lefort à propos d'Orwell, c'est parce que, ce faisant, elle s'avance vers une zone qui se dérobe à l'interven- tion du concept, une zone »où se défont les frontières de T'intérieur' et de T'extérieur', de l'existence personnelle et du politique,« dit Lefort.12 Certes, le partage évoqué par Lefort a toujours divisé les penseurs poli- tiques. En effet, la distinction singulier/universel ou public/privé, affirmée comme étant en opposition par quelques penseurs actuels de la politique - comme R. Rorty — est en revanche considérée par d'autres - E. Laclau et C. Mouffe, notamment - comme »une frontière instable traversée continuelle- ment, où l'autonomie personnelle intègre des questions publiques et où le privé se politise de plus en plus«. Dans la même veine, G. Agamben postule que: »Toute tentative de repenser l'espace politique occidental doit se fonder sur la claire conscience de ce que, de la distinction classique entre zoeet bios, vie privée et existence politique, entre l'homme comme simple être vivant, qui a pour lieu propre le domus, et l'homme comme sujet politique dont la demeure est la cité, nous ne savons plus rien. A partir des camps - de concen- tration et/ou d'extermination - ... la possibilité de faire le partage entre notre corps biologique et notre corps politique, entre ce qui est incommuni- cable et muet et ce qui est communicable et exprimable, nous a été enlevée une fois pour toutes.«13 Dans cette problématique, la force et l'originalité de Lefort est à cher- cher, me semble-t-il, dans l'investigation qu'il mène du nouage entre littéra- ture, politique et psychanalyse, car ce qui échappe à la politique n'est rien d'autre que ce qui fait objet de la psychanalyse.14 11 »Préface«, Ecrire..., p. 9. 12 »Le corps interposé. 1984de George Orwell « , Ecrire...., p. 17. 1:1 G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997, pp. 201-202. 14 En outre, il ne faut pas oublier que la complexité de la trame liant public et privé est mise en évidence par la psychanalyse, fondamentalement à partir des conceptualisations 1 8 7 JF.LICA SUMIC-RII IA Pourquoi ce nouage? J e dirais qu'il s'agit là d'un dispositif tout à fait spécial au sein duquel une œuvre littéraire sert de lieu de rencontre. Un lieu où se croisent l'interrogation portant sur la politique, le public, le collectif, et cette autre interrogation qui, elle, porte sur ce qui fait l 'objet de la psycha- nalyse: le noeud, propre à chacun, entre le désir de savoir et le mode de jouir. Manifestement, la psychanalyse n'est pas absente de l'œuvre de Lefort puisque lui-même pose que la psychanalyse et la politique font un tronc com- mun en affirmant que l'invention démocratique constitue la condition de possibilité aussi bien de la politique que de la psychanalyse. C'est, j e pense, très exactement de ce rapport-là que Lefort traite à la fin de »L'image du corps et le totalitarisme«, un texte dont j e voudrais commenter un passage un peu en détail. Selon Lefort, si le penseur politique peut puiser dans la psychanalyse, c'est parce que cet événement éminemment politique qu'est l'érosion des repères de la certitude constitue la condition de possibilité de la psychana- lyse.!r' La psychanalyse elle-même semble corroborer cette thèse lorsque, dans »La psychologie des foules« et Le malaise dans la civilisation, Freud souligne une affinité entre l'acte fondateur de la démocratie et le refoulement origi- naire. Dans cette perspective, on pourrait dire que la psychanalyse et la poli- tique mettent au travail le même axiome: l'impossibilité de déterminer le tout de la société. L'investissement libidinal a beau constituer le lien social, quelque chose du libidinal reste irrésorbable, rebelle à tout lien social, décomplétant ainsi aussi bien l'image du sujet que celle de la société. Dans les deux cas, nous confrontons le sujet réduit à l'anonymat, à une singularité quelconque, à un Un sans attributs, au pur Un, de sorte qu'on pourrait dire que la psychanalyse et la politique partagent le même objet: le sujet indéter- miné. Or, ce sujet »créé«, inventé en quelque sorte par la démocratie, ce sujet indéterminé, sans substance ni contenu, représente, selon Lefort, à la fois sur l'identification chez Freud, conceptualisations reprises par le biais de l'Un chez La- can, dans le dessein de situer le sujet à partir du social. lr'A propos de cette affinité entre la psychanalyse et la démocratie, Lefort commence par concéder que ses réflexions sur le politique »s'alimentent à la problématique de la psychanalyse,« pour ensuite ajouter, en un tour de force surprenant, que cela ne prend sens »qu'à la condition de se demander à quel foyer s'est allumée la pensée de Freud. Car n'est-il pas vrai que pour soutenir l'épreuve de la division du sujet, pour faire vaciller les repères et de l'un et de l'autre, pour destituer la position du détenteur du pouvoir et du savoir, il fallait prendre en charge une expérience qu'instituait la démocratie, l'indétermi- nation qui naissait de la perte de la substance du corps politique?« »Image du corps et le totalitarisme«, p. 183f. 1 8 8 SAVOIR COMPTER L'INCOMPTABLE, SAVOIR DIRE L'INDICIBLE o u DÉMOCRATIE SELON C L A U D E L E F O R T l'unité de compte et l'impossible à compter. En effet, à s'en tenir à l'axiome lefortien de l'indétermination, le sujet constituerait quelque chose comme la limite intérieure à toute tentative de compter. En ce sens, la démocratie peut être décrite comme un effort à la limite de l'impossible puisqu'il s'agit d'ins- crire le sujet comme inadéquation à lui-même dans le lien social. Il faut donc qu'il y ait, dans le dispositif démocratique du comptage, une catégorie spé- ciale ouverte pour ce qui ne peut pas être compté. Cette catégorie sous la- quelle s'inscrivent des entités non-identiques-à-elles-mêmes, c'est ce que Le- fort appelle les droits de l'homme. Dans son texte »Droits de l'homme et politique«, Lefort élabore donc à partir des droits de l'homme ce surplus irrattrapable que constitue le sujet pour tout régime politique: »La notion de droits de l'homme fait signe en direction désormais d'un foyer immaîtrisable; le droit en vient à figurer vis-à- vis du pouvoir une extériorité ineffaçable.«11' C'est en tant que cette capacité pure à avoir des droits, ce surplus de rien, que le sujet démocratique est à l'origine de tout mécompte. Et si le sujet démocratique se présente comme l'élément surnuméraire, un élément de trop qui, en même temps, fait dé- faut, c'est parce qu'il est l'une des manifestations du lieu vide dont parle Lefort. La disproportion structurale entre le comptable et le non-comptable telle que la met en valeur le concept même de l'homme et de ses droits, ne met- elle pas en danger, une fois traduite en politique, le principe d'égalité auquel se réfère la démocratie? Pour Lefort, le problème de l'incommensurable reste entier. Comment, alors, »sauver« la démocratie comme lien social tout en respectant des singularités incommensurables? Comment y arriver, s'il est nécessaire que la démocratie compte avec l'incomptable? Quelle est la solu- tion proposée par Lefort? Selon Lefort, la démocratie, pour se maintenir et pour maintenir la sin- gularité quelconque, en appelle toujours au tiers. Cette opération du compte nous ramène au lieu vide du pouvoir comme pôle symbolique. Si le pôle symbolique comme tiers dépasse la confrontation brutale des singularités, c'est parce que là, il ne s'agit pas de jouer une singularité contre une autre singularité, mais plutôt de faire en sorte que leur différence devienne pour ainsi dire indifférente. Autrement dit, venu en tiers, le pôle symbolique du pouvoir ne commande pas la reconnaissance de la singularité incommensu- rable, donc résistante à tout compte et à toute universalité, y compris celle de la loi. Au contraire, s'il témoigne toujours d'une interruption du rapport imaginaire et meurtrier qu'entretiennent les singularités, c'est parce que le »Droits de i'homme et politique«, L'invention démocratique, p. 66. 1 8 9 J E L I C A SUMIC.-RII-IA pôle symbolique du pouvoir constitue une place inoccupable, une place vide où aucun trait d'identification, aucun lien d'appartenance ne peut s'inscrire. C'est pourquoi la démocratie ne cherche pas à catégoriser les sujets, mais les compte. Et elle les compte, justement, à partir de l'Un symbolique que constitue le lieu vide du pouvoir. Ce lieu vide convoque tous les indivi- dus sans distinction, et non pas tous en général. Il les convoque plutôt un par un, pour qu'ils se présentent dans leur exhaustion distributive, c'est-à-dire comme singularités quelconques. J'irais jusqu'à dire qu'il y a quelque chose de »donjuanesque« dans la façon selon laquelle la démocratie »compte« les sujets en tant que singularités quelconques: Tout comme Don Juan, la démo- cratie »prend« les singularités une par une, sans pouvoir ou même vouloir les totaliser, en faire un tout. C'est pour cette raison que le tout de la démo- cratie reste ouvert, non-ségrégatif, qu'il est un tout qui ne se boucle pas, un pas-toutjustement. Cette reconnaissance par Claude Lefort de ce qui fait le tronc commun de l'invention démocratique et de la psychanalyse rend d'autant plus éton- nant le fait que la psychanalyse n'apparaisse jamais dans l'œuvre lefortienne quand il s'agit de mettre au jour la question politique à partir des oeuvres littéraires. Je ne mentionnerais que »Le corps interposé. 1984 de George Orwell« et »Sade: Le Boudoir et la Cité«, deux textes qui mettent en relief l'antagonisme entre la chose politique comme chose publique et ce qui cons- titue l'objet propre de la psychanalyse: le mode de jouir dans le cas de Sade, l'horreur de savoir dans le cas d'Orwell. Pourquoi ce silence, étrange si l'on songe à la place que tient la psycha- nalyse dans la pensée de Lefort? Cette interrogation ne doit cependant pas nous faire oublier que nous avons tout intérêt à lire les essais de Lefort, pour la rigueur de sa recherche aussi bien que pour la contribution qu'il apporte à une élaboration philosophico-politique de la »politisation du privé«. En effet, tout se passe comme si Lefort faisait ici appel à la littérature pour met- tre au jour la problématique située au croisement de la politique et de la psychanalyse. Dans les incursions littéraires de Lefort, la singularité paraît essentielle- ment étrangère ou rebelle à la politique; en cela, elle ne saurait fonder une politique. Pourtant, le grand mérite de l'interprétation que Lefort développe à partir des textes qu'il étudie consiste à montrer à quel point Sade et Orwell ont explicitement lié à la raison politique ce qui constitue le plus singulier du sujet: le désir ou la jouissance. Pour penser la démocratie, c'est-à-dire pour la penser au plus proche de son contraire, il faut pouvoir penser la possibilisation de cet impossible que constitue, dans la perspective ouverte par l'invention démocratique, le monde 1 9 0 SAVOIR COMPTER L'INCOMPTABLE, SAVOIR DIRE L'INDICIBLE OU DÉMOCRATIE SELON C L A U D E L E F O R T totalitaire. Tel est l 'enjeu principal que repère Lefort dans l'entreprise d'Orwell. C'est pour montrer la mutation symbolique que représente le totalita- risme que Lefort entreprend l'interprétation du roman d'Orwell qui traite du partage entre le privé et le public dans l'univers totalitaire. C'est autour de ce clivage que sejoue l'histoire du personnage principal dont la »passion politique«, dit Lefort, »ne se dissocie pas de son tourment intime. La volonté de savoir ce qu'il en est du secret du régime ne fait qu'un avec la volonté de savoir ce qu'il en est de son propre secret.«17 Il s'agit donc d'un trajet politique doublé d'une analyse du sujet, pour ne pas dire d'une »auto-analyse«. De cette analyse, le sujet sortira changé au point qu'il sera réduit à un déchet, une coquille vide. Car la question cen- trale autour de laquelle se joue l'histoire de Winston n'est pas seulement de savoir: Comment le totalitarisme pénètre à l'intérieur du sujet? Ou comme le demande Lefort: Par quelle porte le discours totalitaire entre-t-il, à l'insu du sujet? La question est aussi celle de la complicité du sujet lui-même car, pour que la politique totalitaire réussisse, il faut bien qu'elle sache trouver la porte secrète de chacun pour l'investir. Le projet totalitaire est donc moins de déjouer le rebelle que de démasquer le complice. Ce qui fait la singularité du double trajet de Winston, et qui conduit finalement à sa perte, c'est la recherche de l'ultime mobile: le désir qui tra- verse l'idéologie totalitaire. La recherche de Winston commence par une question: Che vuoi? qu'il adresse au grand Autre de l'idéologie totalitaire. Mais tandis qu'il commence par demander à l'Autre ce que celui-ci veut de lui, c'est à lui-même qu'à la fin de son enquête cette question est adressée. La recherche du point de croise- ment des deux désirs, celui de l'État totalitaire et celui du sujet, s'avère fatale pour le sujet. Non pas parce que l'ennemi a été trop puissant pour qu'il soit possible de le combattre, mais plutôt parce que le sujet a été trop faible. Il a cédé sur son désir, comme dirait Lacan: il n'était pas prêt à assumer la ré- ponse à la question qu'il s'était posée: Que suis-je? Car lorsque le sujet reçoit sa réponse, il s'opère ce que la psychanalyse caractérise par le terme de fadingou d'aphanysis: un effacement du sujet. Face à l'horreur qu'il ressent à savoir ce qu'il est dans son fantasme, le sujet pâlit, s'efface. Orwell, on le voit, ne se borne pas à décrire la double quête de Winston: celle de la vérité politique et celle de la vérité qui l'habite en tant qu'indi- vidu. Ce qui meut le plus profondément Winston, comme le suggère Lefort dans sa lecture d'Orwell, le désir qui le nourrit, est voué à le perdre: non 17 »Le corps interposé. 1984 de George Orwell«, Écrire...., p. 21. 1 9 1 JF.I.ICA S U M I C - R I H A seulement parce que ce désir n'a pas sa place dans l'univers où il vit, un univers où le privé est annulé, comme Lefort ne manque pas de le souligner, mais aussi et surtout parce que ce désir est le désir de savoir s'il y a quelque chose en lui qui se prête au fantasme qui gouverne le totalitarisme. Dans l'univers totalitaire, il s'agit bien d'investir le privé pour mieux le détruire, nous dit Lefort, cela en exploitant les ressorts, les mobiles incons- cients, propres au sujet. C'est pourquoi au cœur même de cette entreprise est mise en œuvre une complicité entre le bourreau et la victime, une com- plicité qui ne peut s'établir que s'il existe ce que Lefort appelle »la porte secrète du fantasme«.18 L'insupportable pour Winston n'est pas simplement d'être dévoré par les rats mais de s'apercevoir que ces rats »sortent de lui-même par une porte intérieure... Le rat ignoble, l'objet que Winston ne peut ni supporter ni con- templer, c'est pour une part lui-même«, dit Lefort.1'-1 Ce n'est pas simplement parce qu'il a trahi Julia que son monde s'écroule. Son univers se décompose au moment où il se rend compte qu'il n'est rien d'autre que ça, ce ratvorace, ignoble. Or, de cela, Winston ne veut rien savoir. Cette prise de conscience aussitôt rejetée, il n'est plus rien qu'une coquille vide prête à accueillir l'idéo- logie totalitaire. Autrement dit, c'est parce que l'heure de vérité, de sa vérité, ne lui a pas été supportable qu'il préfère succomber à Big Brother. A ce moment-là, il se laisse envahir par l'idéologie totalitaire. La conclusion de Lefort est donc tout à fait pertinente lorsqu'il avance que la servitude peut être poussée au plus loin alors même que la liberté paraît le plus obstiné- ment recherchée: C'est parce que le sujet a cédé sur son désir de savoir qu'il finit par se transformer en mort vivant. Pour résumer, j e dirais que dans le cas d'Orwell, l'indicible, l'incomp- table, c'est le privé en tant que tel dans la mesure où ce qui menace l'ordre totalitaire n'est rien d'autre que le sujet en tant que singularité pure. Si tout État totalitaire peut reconnaître n'importe quelle revendication de l'identité, voire celle d'une identité étatique à l'intérieur de lui-même - on s'aperçoit que c'est le cas si l'on examine le statut de l'Église au sein des États totalitai- res, il ne peut en revanche s'accommoder de singularités prises dans leur état quelconque, c'est-à-dire de singularités qui ne disposent d'aucune iden- tité qu'elles pourraient faire valoir, d'aucun lien d'appartenance qu'elles pourraient faire reconnaître. Toute autre est la rencontre de la politique avec l'indicible dans l'œuvre de Sade. Dans l'univers sadien, l'impossible qui reste absolument étranger à l'ordre politique, c'est la jouissance en tant qu'elle est radicalement singu- K Ibid., p. 32. 19 Ibid., p. 33. 1 9 2 SAVOIR COMPTER L'INCOMPTABLE, SAVOIR DIRE L'INDICIBLE o u DÉMOCRATIE SELON C L A U D E L E F O R T lière, non-universalisable. Dans le texte »Sade: Le Boudoir et la Cité«, Lefort interroge ce projet inouï, presque fou que Sade met en place pour envisager la possibilité d'un »être ensemble« fondé sur la volonté de jouissance. Interroger la pensée de Sade en philosophe politique, c'est se heurter dès le début à une difficulté majeure dans la mesure où le lien social proposé par Sade dans la Philosophie dans le boudoir et le pamphlet qui lui est adjoint, Français, encore un effort si vous voulez être républicains, se construit à partir de l'axiome selon lequel lajouissance est impartageable et n'admet aucune ré- ciprocité, aucune contrepartie. Autrement dit, le problème auquel tout phi- losophe politique qui prend l'oeuvre de Sade au sérieux doit faire face est de mettre en évidence la pertinence politique d'une pensée qui passe d'habi- tude pour l'apologie de la destruction de tout lien social. Qu'en serait-il de la »politique« sadienne, si l'on devait admettre la réci- procité comme fondement du social? Puisque lajouissance tue l'échange réciproque, principe de toute forme de société, il n'y aurait pas de »politi- que« sadienne, et la relation de jouissance sadienne serait profondément asociale et apolitique. Elle ne pourrait »unir« les hommes que dans et par des relations d'oppression et de domination, à la limite même du »lien« social et politique. Cela, Lefort l'a parfaitement vu puisqu'il demande: »Qu'est- ce que la nature humaine, si la nature n'implique aucune norme? Qu'est-ce que la liberté, si seule la pulsion sexuelle décide de la valeur de l'acte? Et qu'est-ce que l'égalité si elle exclut la reconnaissance du semblable par le semblable?«20 Car l'énoncé complet de l'impératif de la jouissance à la base du lien social sadien, un impératif assorti de l'indifférence à autrui, se dit comme: »Jouis ! Qu'importe aux dépens de qui.« Le rapport à l'autre est ici un rapport immédiat de sujétion. La luxure est immédiatement despotique et ne permet d'autre lien social que celui de l'asservissement du faible par le fort. De ce seul point de vue, Sade aurait donc dû dire comme Freud, dans Totem et tabou, que »le besoin sexuel est impuissant à unir les hommes«. Mais Sade croit pouvoir fonder des rapports sociaux hors de toute réciprocité et sur la seule volonté de jouissance - contre Freud, donc, et contre la philoso- phie politique. Or, l'extension à tous du droit de jouissance ne permet pas à lui seul de considérer qu'on a affaire à un principe politique, doué d'une universalité réelle; cela Lefort le repère très clairement. Mais, et ceci est capital, Sade s'empresse de nous prévenir qu'il ne faut surtout pas confondre le despotisme passionnel avec le despotisme politique. Comme il le fait dire à Dolmancé, l'un de ses porte-parole: »La pauvreté de 2(1 »Sade: Le Boudoir et la Cité«, Ecrits, ...., op. cit., p. 98f. 1 9 3 JF.LICA SUMIC-RII IA la langue française nous contraint à employer des mots que notre heureux gouvernement réprouve aujourd'hui avec tant de raison: nous espérons que nos lecteurs éclairés nous entendront et ne confondront point l'absurde des- potisme politique avec le très luxurieux despotisme des passions de liberti- nage.« (III, p. 529)21 On ne peut manquer de constater que les positions théoriques de Sade oscillent d'un pôle à l'autre, suscitant à première vue des contradictions sans solution possible. La politique de la solitude qu'engendre la tyrannie des passions, en ce sens, constitue l'une des stratégies possibles parmi les autres possibilités qu'offre le droit à la jouissance que postule Sade. La solution proposée par Sade dans la Philosophie dans le boudoir consiste à institutionnaliser le droit à lajouissance, elle-même définie comme la con- dition de possibilité de la république. Le projet sadien s'annonce donc ainsi: Substituer aux lois positives existantes les institutions de lavictimisation comme étant les plus proches de l'exigence de la loi de jouissance, trouver des insti- tutions qui permettent la réalisation de la loi de jouissance, comme loi su- prême et seule légitime.22 Il s'agit donc, comme le signale Lefort, de multi- plier le boudoir sous forme d'établissements créés par le gouvernement.23 Or, si Sade, comme le dit Lefort, se situe du côté de la république, c'est pour toucher ce qui, selon lui, constitue son fond: le despotisme de l'être l'humain auquel seule elle peut faire droit. Ce despotisme, en demandant la mise en cause du despotisme politique, ouvre, selon Lefort, un abîme. Ce n'est que par le despotisme de la passion que l'homme peut découvrir l'abjection qui lui est propre. Toute l'originalité de Sade tientjustement dans l'effort qu'il déploie pour joindre émancipation politique et droit à lajouissance, c'est-à-dire pour élar- gir l'échange universel, principe de la société issue de la révolution, à ce domaine qui échappe à toute tentative d'universalisation: lajouissance. Dans sa lecture du pamphlet sadien Français, encore un effort..., Lefort n'a pas man- 21 Philosophie dans le boudoir, III, p. 529. L'œuvre de Sade est cité en référence à l'édition complète du Cercle du Libre Précieux en 16 tomes et reprises par les Editions Têtes de Feuilles. 22 A ce stade de notre réflexion, une précision s'impose. Il faut surtout éviter d'assimiler la victime sadienne et l'esclave hégélien, par exemple, car, à la différence de ce qui est en jeu dans le rapport hégélien de maître à esclave, la victime sadienne n'est porteuse d'aucune mission, ni non plus détentrice, par son travail et le savoir qu'il en dégage, du sens de l'histoire. Le texte sadien nous donne à voir dans la victime non pas la souffrance issue du travail, la souffrance utile, mais une souffrance doublement inutile: D'abord, parce qu'elle satisfait la volonté de jouissance la plus arbitraire et la plus improductive qui soit - à la différence du maître hégélien qui commande en vue de l'utile, ensuite, parce que cette souffrance n'est supportée que pour satisfaire à des préjugés. 1 9 4 SAVOIR COMPTER L'INCOMPTABLE, SAVOIR DIRE L'INDICIBLE OU DÉMOCRATIE SELON CLAUDE L E F O R T qué de signaler que toute tentative de postuler une norme universelle qui légiférerait lejouir achoppe inévitablement, de sorte qu'on ne peut légiférer de droit, ou plutôt d'obligation à lajouissance sous les espèces d'un impéra- tif qui se dirait par exemple: »Chacun a droit à son mode particulier de jouir!« Ici, Lefort attire notre attention à la limite d'une telle universalisation de la loi de jouissance et les obstacles sur lesquels elle bute: Le sujet est pris dans un rapport dissymétrique, inégalitaire, de domination, de commande- ment à l'obéissance. Qu'en est-il de la liberté, demande Lefort, »si la liberté se confond avec l'expression de désirs tyranniques?«24 On a beau détruire le despotisme politique, un despotisme d'autant plus sévère et exigeant s'érige à sa place: le despotisme de lajouissance. Si le propos de Sade sur la politique nous importe ici, ce n'est pas seule- ment parce qu'il »procède d'une extraordinaire volonté de subversion de tout ordre établi«,25 mais aussi parce qu'il nous porte au-delà de toute appro- priation, au-delà de toute appartenance, pour ouvrir devant nous, comme le dit très justement Lefort, un abîme: l'ouverture d'un possible absolument indéterminé, un suspens radical, sans lequel il n'y aurait jamais d'invention démocratique comme événement politique. Comment alors ne pas aperce- voir une affinité troublante entre l'entreprise sadien imposant le despotisme passionnel et l'invention démocratique? Sade ne dégage-t-il quelque chose de ce réel-impossible impliqué dans l'invention démocratique elle-même, l'intraitable de cette invention? Car ce que Sade met en valeur, c'est un »pas de limite«, une liberté réelle, sauvage, propre à l'invention démocratique elle-même. Et d'ailleurs, le projet sadien ne tente-t-il pas de prendre au sérieux l'axiome principal de la démocratie: le droit aux droits? Quand bien même elle échoue, il s'agit bel et bien, dans l'œuvre de Sade, d'une tentative pour universaliser le droit à lajouissance, pour admettre le droit singulier à la jouissance dans ce qu'il a de dérangeant pour tout régime politique puisque ce droit, une fois universalisé, met en cause la possibilité même d'un lien social. Dans cette perspective, le seul mérite de la république construite à la mesure des voeux du boudoir, nous dit Lefort, est »d'aménager l'espace des solitudes.«2" Et pourtant, même si l'on doit admettre avec Lefort que l'idée de l'éman- cipation est dans la pensée de Sade inséparable du désir de corrompre et, pour cette raison même, toujours déjà subvertie, »corrumpue«, étant donné 2:i Ibid., p. 101. 24 Ibid., 110. 25 »Sade : Le Boudoir et la Cité«, op. cit., p. 91f. 2,1 Ibid., p. 109. 1 9 5 JF.LICA SUMIC-RII IA que le despotisme de lajouissance confronte l'homme à son abjection, même si Sade nous prive »de l'image d'une bonne société«, il n'en reste pas moins que, suivant les incitations de Sade, nous rejetons l'idéologie quelle qu'elle soit en nous apercevant qu'elle recouvre un abîme.27 C'est parce que la dé- mocratie s'origine dans cet abîme qu'elle peut toujours se muer en son con- traire: Le génie d'Orwell et celui de Sade témoignent de cette lucidité politi- que. "Ibid,., p. 111. 1 9 6 NOTES ON CONTRIBUTORS CLAUDE LEFORT, collaborateur des Temps Modernes, cofondateur avec Cornelius Castoriadis de la revue Socialisme ou Barbarie et, avec Pierre Clasters, de la revue Libre, il a fortement contribué à la réévaluation en France de la philoso- phie politique. Il est l'auteur notamment de Eléments d'une critique de la bureau- cratie (Gallimard, 1971), Le Travail de l'oeuvre: Machiavel (Gallimard, 1972), Sur une colone absente: écrits autouor de Merleau-Ponty (Gallimard, 1978), Unhomme en trop: réflexions sur l'Archipel du Goulag (Seuil, 1976), L'invention démocratique (Fayard, 1981), Les Formes de l'histoire (Gallimard, 1978), Essais sur la politique (Seuil, 1986), Mai 68, la brèche - Vingt ans après (Complexe), Écrire. A l'épreuve du politique (Calmann-Lévy, 1992) et La Complication. Retour sur le communisme (Fayard, 1999). PETER KLEPEC is research assistant at the Institute of Philosophy in the Centre for Scientific Research of the Slovenian Academy of Sciences and Arts, Ljubljana. He is currently working on his book Badiou and Deleuze through Lacanian lenses. AGNÈS LEJBOWICZ est professeur de philosophie en Première supérieure à Besançon. Elle est auteur de Philosophie du droit international. L'impossible cap- ture de l'humanité (PUF, Paris, 1999). JEAN PIERRE MARCOS a été directeur de programme au Collège International de Philosophie. Il est actuellement maître de conférences au Département de philosophie de l'Université Paris-VIII. Il a publié plusieurs études sur Freud, Descartes, ainsi que sur la philosophie et la psychanalyse française contemporaine. OLIVER MARCHART is research fellow at the Centre for Theoretical Studies in the Humanities and Social Sciences at the University of Essex. Co-editor of the Austrian journal of philosophy Mesotes. Zeitschrift fur philosophischen Ost- West-dialog, Vienna. Works as an art critic and free lance journalist. Currently preparing a book on art and dissident subcultures. TOMAŽ MASTNAK is director of research at the Institute of Philosophy in the Centre for Scientific Research of the Slovenian Academy of Sciences and Arts, Ljubljana. His field of research is political theory and history of political 1 9 7 N O T E S ON CONTRIBUTORS thought. His books include Crusading Peace: Christendom, the Muslim World, and Western Political Order (forthcoming, University of California Press) ; Evropa: med evolucijo in evtanazijo [Europe: Between Evolution and Euthanasia] (Ljubljana: Studia Humanitatis, 1998); Vzhodno od raja: Civilna druzba pod komunizmom in po njem [East o f Eden: Civil Society Under, and After, Communism] (Ljubljana: DZS, 1992). JEAN PHILIPPE MILET a été directeur de programme au Collège International de Philosophie. Il est actuellement professeur de philosophie. Il a publié plusieurs études sur la phénoménologie ainsi que sur la philosophie. CHANTAL MOUFFE was member of the Collège International de Philosophie, Paris; senior research fellow at the Westminster University, London. She is the author of The Return of the Political, Verso, London, 1993; Le politique et ses enjeux, Editions de la Découverte, Paris, 1994. JELICA SUMIC-RIHA is senior research fellow at the Institute of Philosophy in the Centre for Scientific Research of the Slovenian Academy of Sciences and Arts, Ljubljana, also teaches ethics at the University of Ljubljana; visiting lecturer at the University Paris-VIII. She is the author of The Real in the Peformative (Ljubljana, 1988), (with Rado Riha) of Law and Judgement (Ljubljana, 1994), Authority and Argumentation (Ljubljana, 1995), Totemic Masks of Democracy (Ljubljana, 1996), editor of the collection Universel, Singulier, Sujet (Kimé, Paris, 2000), currently preparing a book on ethics. 1 9 8 RÉSUMÉS • ABSTRACTS • IZVLEČKI PETER KLEPEC Le totalitarisme aujourd'hui Les mots cléfs: Lefort, démocratie, vide, totalitarisme, fantasme, Yougoslavie. Dans son article, l'auteur s'intéresse à la définition lefortienne du totalitarisme. Lefort a montré à travers ses analyses que le totalitarisme est un phénomène moderne qui forme un couple inséparable avec la démocratie et qui ne se comprend que sur le fond des ambiguïtés de la démocratie. Pourtant, à la lumière des événements des dix dernières années, peut-on déjà aujourd'hui célébrer le déclin du totalitarisme? En traitant un cas de totalitarisme à la limite, l'exemple décrié de la Serbie, l'auteur montre pourquoi Lefort ne cesse d'insister sur le fait que la démocratie n'estjamais à l'abri du totalitarisme, un phénomène imprévisible qui toujours menace une société sans corps et sans substance. PETER KLEPEC Totalitarizem danes Ključne besede: Lefort, demokracija, praznina, totalitarizem, fantazma, fugoslavija. Avtoija v njegovem prispevku zanima lefortovska definicija totalitarizma. Lefort j e namreč v svojih številnih analizah pokazal, daje totalitarizem moderni pojav, kije neločljiv od demokracije in ki gaje mogoče razumeti zgolj na ozadju dvoumnosti moderne demokracije. Kljub temu pa se, še zlasti v luči dogodkov zadnjega desetletja, postavlja vprašanje, alije mogoče dandanes že tudi slaviti njegov zaton? Avtor skozi obravnavo splošno znanega, če že ne kar razvpitega primera Srbije oziroma Jugoslavije pokaže, zakaj Lefort vztraja pri tem, da demokracija ni nikoli varna pred nevarnostjo totalitarizma, tega nenapovedljivega fenomena, ki vselej grozi družbi brez telesa in substance. AGNÈS LEJBOWICZ Droit international et démocratie Mots clefs: démocratie, droit international, le politique, communauté. Prenant appui sur la conception de la démocratie selon Claude Lefort, à savoir que c'est elle qui nous permet d'avoir l'intelligibilité des principes générateurs du social, l'auteur cherche à décrire les processus de la socialisation internationale à partir de l'interprétation des pratiques étatiques et de la lecture des textes fondamentaux du droit international. L'analyse qui montre la difficile capture du politique par le droit conclut cependant sur leur accord de fond quand il s'agit de barrer le chemin à la formation d'une communauté mondiale ayant les mêmes caractéristiques qu'une communauté nationale au nom du principe même de la démocratie: le droit des peuples. AGNÈS LEJBOWICZ Mednarodno pravo in demokracija Ključne besede: demokracija, mednarodno pravo, politično, skupnost. Opirajoč se na pojmovanje demokracije Clauda Leforta, ki nam omogoči, da razumemo generativna 1 9 9 R É S U M É S - ABSTRACTS - IZVLEČKI načela družbenega, si avtorica prizadeva opisati procese mednarodne socializacije, izhajajoč iz interpretacije prakse držav in branja temeljnih tekstov mednarodnega prava. Analiza, ki pokaže težave, kijih ima pravo, ko hoče zapopasti politično, se sklene z njunim temeljnim soglasjem, kadar gre za onemogočenje izoblikovanja svetovne skupnosti, ki naj bi imela enake značilnosti kot nacionalna skupnost, in to prav v imenu samega načela demokracije, namreč pravic narodov. OLIVER MARCHART Division and Democracy: On Claude Lefort's Post-foundational Political Philosophy Keywords: division, democracy, foundation, society, the political. In this article I contend that Claude Lefort is both a contingency theorist and a post- foundationalist. Both contingency and the emptiness of the place of power indicate that society is not built ona stable ground: they designate the absence of social or historical necessity, the absence of a positive foundation of society. What they also designate, though, is that the dimension of ground does not simply disappear since it remains present as absent. This is the point where democracy enters the stage. Our interpretation of Lefort's work will substantiate the following claim: Democracy must be understood as the ontic recognition of society's ontological condition. By this we understand the institutional recognition and discursive actualization of the absence of a positive ground of society. By actualizing the absent ground within the particular institutional, cultural and discursive dispositive of democracy, a place, or rather: a 'non-place' is symbolically allocated to it. It is obvious, we must add immediately, that this can only be a paradoxical enterprise since it is impossible to fully institutionalize something purely negative and absent into a presence. Therefore, democracy has to aim at the recognition of absence as absence, that is, the recognition of the impossibility of founding society once and for all. By accepting the logic of groundlessness and self-division as constitutive, the dimension of ground does not disappear. Rather, it is emptied of any positive content and retained as something which is absent. This is what makes democracy - and Lefort's theory of democracy - post-foundational. For, unlike any other form of society, democracy is founded upon the recognition of the very absence of any definite foundation. OLIVER MARCHART Delitev in demokracija: o postfundacionalistični politični filozofiji Clauda Leforta Ključne besede: delitev, demokracija, temelj, družba, politično. V pričujočem članku izhajam iz teze, da j e Claude Lefort teoretik kontingence in hkrati postfundacionalist. Tako kontingentnost kot praznost mesta oblasti napotujeta na to, da družba ni zgrajena na trdnem temelju: opozarjata na odsotnost družbene oziroma zgodovinske nujnosti, odsotnost pozitivnega temelja družbe. S tem pa hkrati opozarjata, da razsežnost temelja ni preprosto izginila, kajti navzočaje prav skozi svojo odsotnost. Prav na tej točki pa stopi demokracija na prizorišče. Naša interpretacija Lefortovega dela si bo prizadevala upravičiti tole trditev: demokracijo moramo razumeti kot ontično prizpoznanje ontološke pogojenosti družbe. S tem mislimo na institucionalno pripoznanje in diskurzivno aktualizacijo odsotnosti pozitivnega temelja družbe. Z aktualizacijo odsotnega temelja v okviru posebnega institucionalnega, kulturnega in diskurzivnega dispozitiva demokracije, j e družbi simbolno dodeljeno mesto ali rajši 'ne-mesto' njenega temelja. Ni dvoma, da gre tu, kot moramo takoj pristaviti, za paradoksno podjetje, kerje nemogoče popolnoma institucionalno prezentificirati nekaj čisto negativnega oziroma odsotnega. Demokracija si mora potemtakem prizadevati za pripoznanje odsotnosti kot odsotnosti, to je , za pripoznanje, da družbe ni mogoče enkrat za vselej utemeljiti. S sprejemanjem logike brez- temeljnosti, samorazcepa kot nečesa konstitutivnega, razsežnost temelja ne izgine povsem. Prej 2 0 0 R É S U M É S - ABSTRACTS - IZVLEČKI bi morali reči, d a j e ta razsežnost očiščena vsake pozitivne vsebine in ohranjena kot nekaj odsotnega. Prav v tem smislu j e mogoče reči, daje demokracija - in z njo Lefortova teorija demokracije - postfundacionalistična. Kajti v nasprotju z drugimi družbenimi formami, demokracija temelji prav na pripoznanju odsotnosti vsakršnega dokončnega temelja. JEAN PIERRE MARCOS Les ca tégories du politique Mots clefs: symbolique, imaginaire, Un, identification, démocratie moderne. La restitution des philosophâmes majeurs de C. Lefort conduit à éprouver la pertinence des catégories de »symbolique« et d'»imaginaire« sollicitées pour penser la démocratie moderne. Il nous est apparu sur ce point, tout d'abord, que nous pouvions reconnaître à l'Un un statut symbolique actuel et à ce titre, le distinguer d'un pur mirage ou d'une simple virtualité. Il nous est apparu ensuite que la démocratie ne conjurait pas l'imaginaire de l'incarnation mais qu'elle inventait un modèle spéculaire. In fine, la philosophie politique de C. Lefort permet de définir un programme de recherche sur la question de l'identification politique moderne. JEAN PIERRE MARCOS Kategorije političnega Ključne besede: simbolno, imaginarno, Eden, identifikacija, moderna demokracija. Restitucija poglavitnih filozofemov Clauda Leforta nas je pripeljala do tega, da preizkusimo pertinentnost kategorij »simbolnega« in »imaginarnega«, na kateri se Lefort opira, ko hoče misliti moderno demokracijo. Najprej smo izhajali iz teze, daje mogoče Enemu priznati dejanski simbolni status in ga na ta način ločiti od čistega privida, od gole virtualnosti. V nadaljevanju pa smo pokazali, da v demokraciji ne gre preprosto za izgon imaginarnega inkarnacije, pač pa za to, da izumi svoj spekuiarni model. Končali pa smo s tem, da smo pokazali, kakoje mogoče na podlagi misli Clauda Leforta definirati raziskovalni program, opirajoč se pri tem na vprašanje moderne politične identifikacije. TOMAŽ MASTNAK The Disembodiment of Politics and Formation of Political Space: Questioning Lefort's Concept of Democracy Keywords: democracy, the state, political parties, political space, republicanism. The author examines Lefort's notion of democracy from a historical perspective. After noting that Lefort has not discussed the relationship between the invention of the state and the invention of democracy, the author argues that the state concept actually corresponds with the nature of democratic power as specified by Lefort. Lefort has focused on the demise of the king's body as the necessary condition for the disembodiment of power and for the advent of democratic society as a bodyless society. But, the author argues, of no lesser importance for the disembodiment of power was the crisis of the republican ideas of politics - a factor that does not appear in Lefort's interpretation where democracy is defined as republican. The author then discusses the issue of political parties and its neglect by Lefort. The author argues that the emergence of political parties effected the dissolution of the body politic and the formation of political space. The idea of political space, largely absent from Lefort's writing, is a necessary condition for speaking of a place of power and, consequently, of the democratic representation of power as an empty place. 2 0 1 R É S U M É S - ABSTRACTS - IZVLEČKI T O M A Ž M A S T N A K Raztelešenje politike in oblikovanje političnega prostora: preizpraševanje Lefortovega pojmovanja demokracije Ključne besede: demokracija, država, politične stranke, politični prostor, republikanizem. Avtor obravnava Lefortovo pojmovanje demokracije v širšem zgodovinskem kontekstu. Opozaija, da se konceptualiziranje pojma države ujema z naravo demokratične oblasti, kakorjoje opredelil Lefort, ki pa ne govori o razmeiju med invencijo države in demokratično invencijo. Lefortova pozornostje namenjena odstranitvi kraljevega telesa kot nujnemu pogoju raztelešenja oblasti in vznika demokratične družbe kot družbe brez telesa. Avtor pa dokazuje, da za raztelešenje oblasti ni bila nič manj pomembna kriza republikanskih političnih idej. Lefort, nasprotno, interpretira demokracijo kot republikansko. Zanemaija tudi preučevanje političnih strank, čepravje njihov nastop povzročil razpad političnega telesa in oblikovanje političnega prostora. Pojem političnega prostora, ki ga pri Lefortu težko najdemo, j e nujni pogoj za možnost govoijenja o mestu oblasti in potemtakem tudi o demokratični reprezentaciji oblasti kot praznega mesta. • JELICA SUMIČ-RIHA Savoir compter l'incomptable, savoir dire l'indicible ou démocratie selon Claude Lefort Mots clefs: démocratie, indibicle, incomptable, le politique, psychanalyse, littérature. Comme le signale son titre, l'enjeu de cette étude, qui porte sur la pensée politique de Claude Lefort, est de mettre en valeur ce que nous discernons comme paradoxe inhérent de la démocratie: la mise en œuvre de ce qui ne se dit pas et qui, de ce fait même, ne se laisse pas compter. JELICA ŠUMIČ-RIHA Znati šteti neštevno, znati reči neizrekljivo ali Lefortovo pojmovanje demokracije Ključne besede: demokracija, neizrekljivo, neštevno, politično, psihoanaliza, literatura. Kot napoveduje že naslov članka, si pričujoči prispevek, ki analizira politično misel Clauda Leforta, prizadeva izpostaviti tisto, kar smo izločili kot notranje protislovje demokracije: aktualizacijo nečesa, česar ni mogoče reči in česar prav zato tudi ni mogoče šteti. 2 0 2 BEHEMOTH: CALL FOR PAPERS The editorial board o/Filozofski vestnik is preparing a special issue dedicated to Hobbes's Behemoth, to appear in Fall 2002. Hobbes's Behemoth has always been overshadowed by his more famous Leviathan. The Levia- than is arguably Hobbes's masterpiece and is one of the greatest works of political philosophy. The Behemoth, Hobbes's »booke of the Civill Warr,« on the other hand, is most often seen as little more than a history of the English Civil War and Interregnum. While Hobbes's analysis in the Leviathan touched off great debate, the Behemoth\\as never been much discussed. And yet, the two books are intimately related. They both analyze sovereign public author- ity. Where the Leviathan discusses the institution of the state, the Behemoth gives an account of its destruction. In the Behemoth, Hobbes presupposes the subject matter of the Leviathan-the creation of »that great Leviathan called a Common-wealth, or State« - but adds an essential dimension. For in the Behemoth he analyzes how the state can be destroyed, and at what cost. We believe that Hobbes's political philosophy can only be fully appreciated by studying his views on both the institution and the destruction of the state. But more important for this special issue is a different proposition: Hobbes's often neglected analysis of the destruction of sovereign power in the Behemoth has great resonance for much of what is going on in the world today. There has been one important exception to the general neglect of the Behemoth in the twentieth century. It directly inspired the work of Franz Neumann. He read Hobbes as depict- ing a non-state, a situation of lawlessness, disorder, and anarchy, and named his analysis of the structure and practice of national socialism Behemoth. Neumann's Behemoth has survived into our own times, but much has changed since it reigned in Europe. Those changes, however, seem to mark only a fuller reign of Behemoth. For rigid and alientating state structures, often pictured as Leviathan, are not the hallmark of today's political world. Rather, we are witnessing the deconstruction of the state, and the revival of fundamentalist beliefs that challenge sovereign public authority and the rule of law. It thus seems a useful time to reconsider how Hobbes's views of the rise of the state are linked to analysis of its destruction. For this issue, the editors call for the following. First, we would like to solicit analyses and interpretations of the Behemoth, the structure of its argument, its relation to Hobbes's other writings, and its place in its philosophical, theological, political, and religious historical context. We encourage contributors to explore the implications of Hobbes's analysis of the »causes of the civil-wars of England and of the councels and artifices by which they were carried on.« For that analysis sheds light on Hobbes's »science of just and unjust«; it prompted him to articulate and rearticulate his ideas on central premises and concepts of his political philosophy. On that basis, we also invite contributors to discuss the relevance of Hobbes for today's debates about the decline of sovereignty and the state, and the rise of religious and democratic fundamentalisms. The deadlinefor submitting contributions (in English, German or French) isJuly, 2002. For more information, please contact the editor of this issue, Tomaž Mastnak, Filozofski inštitut, ZRCSAZU, Gosposka 13, 1000Ljubljana, Slovenia; . F I L O Z O F S K I V E S T N I K P R I P R A V L J A M O • I N P R E P A R A T I O N Estetika in filozofija kulture Aesthetics and the philosophy of culture Le t./Vol. XXII, št./no. 2 (jesen / Autumn 2001) Urednik / Editor: Aleš Erjavec Behemoth Le t./Vol. XXIII, št./no. 2 (jesen / Autumn 2002) Urednik / Editor: T o m a ž Mastnak Social Theory and Practice An International and Interdisciplinary Journal of Social Philosophy Social Theory and Practice publishes discussions of important and controversial issues in social, political, legal, economic, educational, and moral philosophy, including critical studies of classical and contemporary social philosophers. We feature original philosophical work by authors from all relevant disciplines, such as the humanities, the social sciences, and the natural sciences. James P. Sterba Richard Lippke Louise Collins Andrew Vails Andy Hetherington Tara Smith Highlights from Vol 25 (1999) Reconciling Public Reason and Religious Values Making Offenders Pay—For the Costs of Their Punishment Emotional Adultery: Cybersex and Commitment The Libertarian Case for Affirmative Action The Real Distinction Between Threats and Offers Justice as a Personal Virtue Forthcoming in 2000 (Selections) Phillip Montague Sin Yee Chan Michael Gorr Ruth Anna Putnam Erin Kelly David Waller Lisa Tessman The Myth of Parental Rights Paternalistic Wife? Paternalistic Stranger? The Morality of Plea Bargaining Neither a Beast Nor a God Habermas on Moral Justification The Paradox of Voluntary Motherhood Moral Luck in the Politics of Personal Transformation Special Offer! Purchase a two-year (2000-2001) subscription now and receive all 1999 issues of STP free of charge (while supplies last). Enter my subscription! OOne year (no special offer) £7Two years (1999 issues free) Name Payment Options: Address OCheck/Money Order £7Visa/MC Card No. Exp. Date Phone ( ) Signature Subscriptions (3 issues/yr.): Individuals $18; Institutions $40; Foreign orders add $6 postage per year. Copy and mail to: STP, Dept. of Philosophy, Florida State University, Tallahassee, FL 32306-1500 Or contact us: Phone (850) 644-0220; Fax (850) 644-3832; E-mail: journals@trailer.fsu.edu Visit our web site! http://www.fsu.edu/~philo/STP O B V E S T I L O A V T O R J E M Prispevke in drugo korespondenco pošiljajte na naslov uredništva. Uredništvo ne spreje- ma prispevkov, ki so bili že objavljeni ali istočasno poslani v objavo drugam. Nenaročenih rokopisov ne vračamo. Avtorsko pravico objavljenega prispevka zadrži izdajatelj, razen če j e posebej drugače dogovorjeno. Prispevki naj bodo poslani v tipkopisu in na disketi, pisani na IBM kompatibilnem raču- nalniku (v programu Word 97 - okolje Windows). Besedili na disketi in na izpisu naj se natančno ujemata. Priložen naj bo izvleček (vslovenščini in angleščini), ki povzema glav- ne poudarke v dolžini do 150 besed in do 5 ključnih besed (v slovenščini in angleščini). Prispevki naj ne presegajo obsega ene in pol avtorske pole (tj. 45 000 znakov) vključno z vsemi opombami. Zaželeno je , da so prispevki razdeljeni na razdelke in opremljeni, če j e mogoče, z mednaslovi. V besedilu dosledno uporabljajte dvojne narekovaje (npr. pri na- vajanju naslovov člankov, citiranih besedah ali stavkih, tehničnih in posebnih izrazih), razen pri citatih znotraj citatov. Naslove knjig, periodike in tuje besede (npr. a priori, epoché, élan vital, Umwelt, itd.) j e treba pisati ležeče (ali podčrtano). Opombe in reference se tiskajo kot opombe pod črto. V besedilu naj bodo opombe ozna- čene z dvignjenimi indeksi. Citiranje naj sledi spodnjemu zgledu: 1. Gilles-Gaston Granger, Pour la connaissance philosophique, Odile Jacob, Paris 1988, str. 57. 2. Cf. Charles Taylor, »Rationality«, v: M. Hollis, S. Lukes (ur.), Rationality and Relati- vism, Basil Blackwell, Oxford 1983, str. 87-105. 3. Granger, op. cit., str. 31. 4. Ibid., str. 49. 5. Friedrich Rapp, »Observational Data and Scientific Progress«, Studies in History and Philosophy of Science, Oxford, 11 (2/1980), str. 153. Sprejemljiv j e tudi t.i. »author-date« sistem z referencami v besedilu. Reference morajo biti v tem primeru oblikovane takole: (avtorjev priimek, letnica: str. ali pogl.). Popoln, po abecednem redu urejen bibliografski opis citiranih virov mora biti priložen na koncu poslanega prispevka. Avtorjem bomo poslali korekture, če bo za to dovolj časa. Pregledane korekture j e treba vrniti v uredništvo v petih dneh. F I L O Z O F S K I V E S T N I K 2 • 2000 Sommaire / Contents REPENSER LE POLITIQUE - À PARTIR DE CLAUDE L E F O R T RETHINKING THE POLITICAL - BY WORKING THROUGH CLAUDE L E F O R T Claude Lefort, Communisme et totalitarisme Peter Klepec, Le totalitarisme aujourd'hui Agnès Lejbowicz, Droit international et démocratie Oliver Marchart, Division and Democracy: On Claude Lefort 's P ost-foundational Political Philosophy Jean-Pierre Marcos, Les catégories du politique Tomaž Mastnak, The Disembodiment of Politics and the Formation of Political Space: Questioning Lefort's Concept of Democracy Jean-Philippe Milet, Droits de l'homme et herméneutique - à partir de Claude Lefort Chantai Mouffe, Démocratie deliberative ou pluralisme agonistique? Jelica Sumič-Riha, Savoir compter l'incomptable, savoir dire l'indicible ou démocratie selon Claude Lefort ISSN 0 3 5 3 - 4 5 1 0 9 770353 451019