UDK 821.133.1 '04.09-17 Rutebeuf L'IRONIE DANS L'ALLÉGORIE CHEZ RUTEBEUF Spela Zakelj Abstract Occupant une place très importante parmi les auteurs français du XIII• siècle, Rutebeuf se sert dans sa poésie morale et satirique de l'allégorie, figure rhétorique typique pour le Moyen Age, dans la poésie liée surtout à la thématique du voyage. Dans les suvres de Rutebeuf l'allégorie est jointe le plus souvent à la satire, genre de prédiléction du discours ironique. Se dressant de manière symbolique contre l'écroulement des valeurs traditionnelles l'auteur prend pour l'objet de son ironie la corruption de la société contemporaine, surtout celle des ordres mendinats, coupables selon lui pour l'emprise des vices sur l'humanité. Pour évit~r l~t ~njr!llisatioll_a.yeç_lacm(:lleJe S)'st~_me_allégoriJ;J.ue des person- iiilicatlons emprelnHa perspective satirique et ironique Rutebeuf combine les modèles allégoriques différents, créant ainsi une situation a priori dramatique dont témoignent par exemple ses suvres Le débat du croisé et du décroisé, la Leçon sur Hypocrisie et Humilité ou Le dit du mensonge. Auteur de genres divers, Rutebeuf occupe probablement la plus grande place dans la poésie française du XIII• siècle. Ayant vécu la majeure partie de sa vie à Paris il est un des critiques les plus lucides de son temps. Au début de sa carrière de jongleur, il annonce 1' écroulement des valeurs, 1 dont il est personnellement touché. Cette situation se traduit par les images de la roue de Fortune et du cycle des saisions,Z deux motifs représentatifs de la poésie de Rutebeuf. »Conservateur«/ Rutebeufl'est à »une époque qui donne de nouveaux contenus aux anciennes valeurs, ouvrant de nouvelles voies menant au salut spirituel«,4 substituant la matérialité à la vie intérieure. Adoptant à la fois le ton de déploration et celui de satire, Rutebeuf se dresse contre les changements du monde,S cause principale du règne du Mal. 1 »Por ce n'est mais ciz siecles preuz«- »Les plaies du monde«, Rutebeuf, Suvres complètes (Paris : Bordas, 1989) 1, 120, 74. 2 J. Dufoumet et F. de la Bretèque citent l'image des architectures en ruine et des objets brisés qui tra- duit à son tour l'instabilité des choses du monde- »L'univers poétique et moral de Rutebeuf«, Revue des langues romanes, 1, 1984, 39. 3 Id 41. 4 M. Pintaric, Le sentiment du temps dans la littérature française (XII• s.-jin du XVI" s.) (Paris: Cham- pion, 2002) 157. 5 »Por ce que Ii mondes se change/ Plus sovent que denier a Change,/ Rimer vueil du monde divers«- »L'état du monde«, op. cit. 1, 1-3, 78. M. Zink note: »Divers signifie à la fois 'changeant' et 'mauvais'. Le poème joue de cette ambiguïté, comme de l'homophonie 'divers'- 'hiver'. Même jeu dans les premiers vers de la Griesche d'hiver«- id 472-3. Le changement annonce 1 'hiver, saison de dépouillement complet, appliqué non seulement à la nature, mais aussi à 1 'homme. 177 La poésie satirique et morale de Rutebeuf joue souvent du procédé allégorique qui s'applique généralement aux »schémas simples de l'ampli:fication«,6 se servant tantôt du modèle énumératif tantôt du modèle dramatique. Dans la poésie médiévale les deux types allégoriques, ainsi que leurs sous-types, sont interchangeables.7 Chez Rutebeuf, le modèle énumératif correspond moins à la décomposition d'un ensemble à l'aide des nombres symboliques qu'à la personnification, tandis que le modèle dramatique représente soit l'aspect de la symétrie, soit celui de la progression spatiale sous forme d'itinéraire. S'ajoute à la forme poétique du voyage le motif-clé du rêve, introducteur du paysage allégorique. L'allégorie jointe à la satire, genre de prédilection de la verve ironique, offre au poète le moyen de se dresser d'une manière symbolique contre l'emprise des vices sur l'humanité. Parmi les thèmes habituels de la satire, Rutebeuf, absorbé dans les réflexions amères sur l'instabilité de la Fortune, critique la simonie du haut clergé, les prélats et les moines et aussi les msurs des bourgeois, bref, la corruption de la société et la perver- sité des hommes dans un monde qui a changé de telle manière que »chascuns devient oisel de proie«.8 La cible, criblée le plus souvent par les flèches ironiques du poète, en est l'hypocrisie des ordres mendiants. Pour dénoncer l'écart entre leurs propos et leurs actes Rutebeuf agence l'hypocrisie et la déloyauté par tout un jeu d'images, dont par exemple l'arme à double tranchant,9 le feu sous la cendre, 10 les épines du rosier, 11 le renard feignant la mort, 12 le loup revêtu d'une peau de mouton13 etc. Dans le buLde souligner le contraste entre les vœux originels des Ordres et le vice qui s'est emparé d'eux au cours du temps, Rutebeuf ajoute aux comparaisons un nombre symbolique, soixante-dix, 14 multiple de sept, qui revient »très souvent dans la Bible pour indiquer un laps de temps assez long et non point le nombre exact de soixante-dix années«. 15 De ce contraste avec le temps présent ressort l'ironie, employée »pour exprimer des qualités toujours valables mais que les Frères ont probablement négligées ou totale- ment perdues«.16 Le décalage du temps est marqué aussi par le numéro sept;17 en outre, 6 Voir la classification des types allégoriques du XIII• siècle dans A. Strubel, »Grant senefiance a«: Allégorie et littérature au Moyen Age (Paris : Champion, 2002) 127-53. 7 Il faut noter que le double sens n'est pas manifesté exclusivement par l'intermédiaire de l'allégorie, mais aussi par de multiples comparaisons ou par d'autres tropes usuels, tels que la métaphore. Cf. »[ ... ] à l'intérieur d'une même suvre, le mélange des procédés est si fréquent, les auteurs glissent facilement d'une métaphore à une comparaison ou d'une allégorie obscure à un exposé qui explicite très clairement des équivalences, qu'il devinet difficile de distinguer nettement analogies, comparaisons, métaphores et allégories ... «- M. Léonard, Le dit et sa technique littéraire (Paris: Champion, 1996) 135. 8 »De l'estat du monde«, op. cit. 1, 9, 78. 9 »Leçon sur Hypocrisie et Humilité«, id. 70-2, 268. 10 Id. 264, 280. 11 »Le Dit des Jacobins«, id. 48, 220. 12 »Le Dit des règles«, id. 8-15, 160. 13 »La discorde des Jacobins et de l'Université«, id 45-8, 110. 14 Dans Le dit du mensonge Rutebeuf annonce qu'»N'at pas bien .LX et .X ans/[ ... ] Que ces II. saintes Ordres vindrent«- id 37-9, 206. Et dans La voie d'Humilité: »bien a .LX et .X. ans« que Bienveillance »pris a Envie guerre,/ Qui or est dame de la terre«- id. 659-62, 340. 15 A.Serper, Rutebeuf, poète satirique (Paris : Éd. Klincksieck, 1969) 140. 16 A. Serper, id. 141. 17 Pendant sept ans Théophile a joui des biens matériels, offerts par le diable: »Sathan, plus de set anz ai tenu ton sentier«- »Le Miracle de Théophile«, op. cit. 2, 404, 50. 178 les vertus et les vices sont au nombre de sept, 18 tandis que le numéro trois symbolise généralement la Sainte Trinité. 19 Afin de caractériser le caractère corrompu des moines et pour montrer leur influ- ence sur la réalité contemporaine Rutebeuf emploie, dans le cadre de 1' énumération, la personnification. L'idée fondamentale de ce procédé, »destiné, à 1' origine tout au moins, à mieux faire percevoir les valeurs morales abstraites«/0 est l'attribution de l'action et de la parole à un inanimé (chose ou concept abstrait), ce qui permet de »nommer le Mal, de l'appréhender dans ses manifestations, et surtout de le dramatiser«Y Hypoc- risie, vice principal de la société corrompue, ne peut être retenue par aucune notion de justice, elle se cache sous les masques divers et tient les adjoints multiples, à côté de la »Couzine germainne Heresie«/2 Avarice, Cupidité, Luxure, Orgueil, etc. Sous le masque d'Hypocrisie se cachent les moines mendiants, les agents d'un monde perverti, »bétourné« et soumis aux effets de leurs actes malfaisants. Le règne d'Hypocrisie per- sonifiée est exposé dans le poème Sur l'Hypocrisie: Ypocrisie est en grant bruit: Tant ai ovrei, Tant se sont li sien aouvrei Que par enging ont recouvrei Grant part el monde. 23 Parmi les multiples personnifications, constituantes de l'univers poétique de Rutebeuf, dominent celles des forces extérieures24 renvoyant soit à 1' attitude de certaines couches sociales qui se sont emparées du pouvoir (Avarice, Cupidité, Convoitise, etc.) face aux représentants des valeurs morales en voie de dispariton (Charité, Largesse, etc.), soit aux puissances-organisatrices du sort humain (Fortune, Nature, etc.), tandis que les personnifications des forces intérieures à caractère psychologique représentant des senti- ments et des états d'âme du poète (Espoir, Folie, etc.) apparaissent plus rarement. Il faut noter néanmoins que le système des personifications confère à la per- spective satirique et ironique »un dégré de généralité et d'intemporalité[ ... ]; la réalité ainsi représenté n'est qu'une accumulation d'écarts par rapport à la norme morale immuable«, 25 d'où son risque de devenir stéréotypé. Pour éviter une telle réduction des singularites, le modèle énumératif se combine avec le modèle dramatique, perfection- nant de cette manière 1' écriture allégorique. Chez Rutebeuf, le modèle dramatique, organisateur du procédé allégorique, est composé de deux déclinaisons principales, celle de la symetrie, dans la majorité des cas négative, présentée sous forme de conflit, et celle du déplacement spatial. A travers la combinaison des modèles allégoriques le 18 »Le dit du mensonge«, id 1, 20-36, 204. 19 »La voie d'Humilité«, id 562-3, 334. 20 M. Léonard, op. cit. 137. 21 A. Strubel, op. cit. 131. 22 Le titre même, »Sur l'Hypocrisie«, aborde le thème traité, op. cit. 1, 8, 128. 23 Id. 93-7, 132. 24 J.-C. Mühlethaler établit une classification des personnifications dans la poésie de Charles d'Orléans: »Préface«, Charles d'Orléans, Ballades et rondeaux (Paris: Le Livre de Poche, 1992). Il est possible d'utiliser cette classification en interprétant les autres suvres médiévales jouant du procédé allégorique. 25 Id 30-1. 179 poète crée une situation a priori dramatique dont l'enjeu est son moi poétique ou bien toute la société contemporaine. Le conflit est le propre de ce monde à l'envers où »le Bien est asservi au Mal, les vertus aux vices, chaque allégorie du mal est entourée de vassaux maléfiques«. 26 Ce type d'antagonisme allégorique se manifeste dans la poésie de Rutebeuf soit sous forme du débat, soit sous forme d'une bataille véritable. Les débats placent le conflit sur le plan verbal: »le seuil de l'allégorie est à peine franchi, car l'alternance du discours se réduit généralement à la prosopopée«.27 Ainsi, opposant deux opinions contraires Le débat du croisé et du décroisé met en scène deux personnages à la limite de la personnification, le croisé, défenseur de la croisade, et son adversaire, le décroisé. Le dialogue est pénétré d'images allégoriques: »Vos ireiz outre mer lays,/ Qu'a folie aveiz fait homage«,28 s'exclame le décroisé, alors que le croisé n'hésite pas de lui rendre le coup: »Laz! ti dolant, la mors te chace,/ Qui tost t'avra lassei et pris«.29 Profitant de la même déclinaison du modèle dramatique, celle de la symétrie négative, la Leçon sur Hypocrisie et Humilité oppose plusieures valeurs morales dans une confrontation qui tend vers la bataille: Vainne Gloire et Ypocrisie Et Avarice et Covoitize Cuident bien avoir la jus tise [. . .] D'autre part est Humiliteiz Et Bone Foiz et Chariteiz Et Loiauteiz: cil sont a destre. 30 Rutebeuf accuse le monde où l'humilité, la charité et la largesse ont été rempla- cées par de nouvelles valeurs qui n'ont plus égard à la piété. Pour dessiner le contraste entre les vices et les vertus dans Le dit du mensonge,31 il emprunte le modèle large- ment répandu de laPsychomachia et l'oriente vers une polémique d'actualité, celle de la critique des ordres mendiants, plaçant côte à côte »les personnages symboliques et les personnages réels«.32 Indubitablement, Le dit du mensonge se rattache à la tradi- tion de la psychomachie,33 mais Rutebeuf signale, entre parenthèses,34 que ses propos sont à prendre par antiphrase. La description de la victoire des vertus due, grâce aux Frères Prêcheurs et Mineurs, à des méthodes qui sont celles des vices, est évidement ironique, parce qu'»Humilité ne peut triompher sans se dénaturer: montrer qu'elle dispose désormais de la puissance et de l'argent, c'est dire, bien entendu, qu'elle s'est transformé en son contraire«.35 Le contraste ainsi obtenu fait renforcer l'effet ironique 26 J. Dufournet et F. de la Bretèque, op. cit. 67. 27 A. Strubel, op. cit. 132. 28 »Le débat du croisé et du décroisé«, op. cit. 2, 99-100, 362. 29 Id. 177-8, 368. 30 »Leçon sur Hypocrisie et Humilité«, op. cit. 1, 202-9, 276. 31 Intitulé aussi La bataille des vices contre les vertus. 32 A. Serper, op. cit. 139. 33 »Le dit du mensonge«, op. cit. 1, 20-36, 204. Dans la description de la bataille, Rutebeuf enumère les vices et les vertus en paires antagonistes, confrontant Humilité à Orgueil, Largesse à Avarice, Bienveillance à Colère, Charité à Envie, Vaillance à Accidie, Abstinence à Gloutonnerie et Chasteté à Luxure. 34 Id, 28-9. 35 M. Zink, »Le dit du mensonge«, op. cit. 1, 203. 180 de l'image allégorique: Humiliteiz estoit petite{ .. ] Or est Humiliteiz greigneur.36 Le conflit entre les vices et les vertus mène jusqu'au renversement de leurs rôles: le Mal s'est emparé des attributs du Bien en revêtant son apparence. Le respect qu'inspire l'habit des moines aux laïcs ne s'accorde nullement avec la nature hypocrite des men di- ants, bien au contraire, le vêtement n'est qu'un masque perfide sous lequel les moines s'introduisent dans l'intimité des laïcs et les obligent à racheter leur salut. Rutebeuf veut faire comprendre qu'Humilité n'est plus »voie de veritei«37, parce qu'elle »est tant creüe/ Qu'Orgueulz come la recreüe«. 38 La conséquence obligatoire de ce renversement des valeurs est la soumission des vertus aux vices menant en esclavage des vertus.39 La vérité est asservie comme le droit et la justice par la toute-puissance de l'argent: Qum; quant dan Deniers vient en place, Droiture faut, droiture esface. Briefment, tuit clerc, fors escoler, Vuelent Avarisce acoler. 40 De cette raison la victoire de 1 'Humilité, désormais force constituante de la nou- velle morale à l'aide de l'argent, représynte le point culminant de l'ironie allégorique. Ainsi, prenant pour point de départ le thème de la psychomachie, Rutebeuf transforme la bataille allégorique entre deux forces opposées en éloge par antiphrase des ordres mendiants, qui, dévoilant leur nature hypocrite, sert à évoquer l'injustice faite aux in- nocents.41 De cette manière le conflit allégorique proposé par le poète s'accorde avec la problématique d'actualité. L'image d'Hypocrisie qui s'est emparée du monde portant le masque du bien est présente aussi dans le Renart le Bétourné. L'ironie, moyen principal à l'aide duquel Rutebeuf tente de mettre à nu les vices du monde, accompagne la transposition allégo- rique de la société contemporaine où les quatre bêtes trompeuses, conseillers du lion Noble, présentées sous les caractères de personnages du Roman de Renart, le Renart, le loup Y sengrin, 1' âne Bemart et le chien Roniaus ont asservi et perverti leur maître. Rutebeuf range Renart dans le même groupe qu'Y sengrin et ses complices, énumérant les vertus qui leur manquent, 42 faisant »une lecture moralisatrice du Roman de Renart«. 43 Il s'oppose avec la description des animaux à caractère humain, sous-entendant les moines des ordres différents, à leur influence exercée sur le roi qui finit par l'établissement d'une politique à leur choix. Dans ce poème où la satire est discrètement cachée sous les 36 Rutebeuf, op. cit. 65-7,206. 37 Id. 52, 206. 38 Id. 76-7, 208. 39 Cf. »Qui toz sont sers a Covoitise«- »L'état du monde«, op. cit. 1, 20, 78; »Quar Avarisce li com- mande/ Cui il est sers«- id. 64, 80. 40 Id. 87-90, 82. Le denier était ancienne monnaie française. 41 Dans Le dit du mensonge Rutebeuf rappelle le procès injuste contre Guillaume de Saint-Amour et Chrétien de Beauvais. 42 »Car il sunt sens misericorde/ Et sens pitié/ Sens charitei, sens amistié« - »Renart le bestoumé«, op. cit. 1, 138-140,260. 43 M. Zink, »Renart le bestourné«, op. cit. 1, 253. 181 voiles de l'allégorie, caractérisé par la personnification animale, »le pouvoir universel, la prolifération, le triomphe de Renart, dont Rutebeuf n'a pu venir à bout et dont il est devenu la victime, voire l'émule, sont ceux de la tromperie et des bas instincts, libérés par la trahison des vraies valeurs«.44 L'allégorie sous forme d'itinéraire ne possède pas de traits merveilleux, au con- traire, elle estmarquée par l'ironie même plus fortement que les autres types allégoriques de Rutebeuf. Pour rappeler son public à la vérité de ses propos et pour exposer le contraste entre les vices et les vertus, Rutebeuf introduit une parenthèse significative: Et ele [Avarice} est dou mieulz de la vile (Ne cuidiez pas que ce soit gu ile). 45 Les vertus ont cédé la place à l'Avarice et à la Convoitise qui sont désormais les possesseurs de la ville imaginaire. Très souvent »c'est la ville de Rome, emblématique de l'Eglise, qui fournit le spectacle de toutes les corruptions«46 dont Rutebeuf fait une énergique peinture, renforcée par l'ironie qui se présente dans toute la force de son amertume: Car de »reüngent mains« est dite La citeiz qui n'est pas petite. Teiz i va riches et rians Qui s'en vient povres mendianz. 47 D'ordinaire le trajet allégorique est associé au songe. Rutebeuf a probablement connu la première partie du Roman de la Rose, écrite sous influence de Macrobe par Guillaume de Lorris, où le motif du songe introduit le récit allégorique. Le rêve de Rute- beuf fonde sa certitude sur son expérience personnelle. Dans la Leçon sur Hypocrisie et Humilité Rutebeuf commence le récit avec le rêve, donné comme >>Une anticipation prémonitoire«48 des événements actuels, précisément de l'élection du nouveau pape Urbain IV, successeur du pape Alexandre Iv. 49 Dans ce rêve allégorique, ainsi que dans celui qui ouvre le récit de La voie d'Humilité Rutebeuf utilise le même procédé, avec une seule différence: le premier poème commence par le rêve automnal, le deuxième par le rêve printanier. Le passage d'été en hiver dans la Leçon sur Hypocrisie et Humilité appelle le changement du monde, affectant au même titre le sort du poète, qui, en état d'ivresse, tombe en rêve et laisse son esprit s'acheminer dans un paysage allégorique: Ce soir ne fui point esperiz Ainz chemina mes esperiz Par mainz leuz et par mainz pays.50 44 J. Dufournet et F. de la Bretèque, op. cit. 76-7. 45 »Leçon sur Hypocrisie et Humilité«, op. cit. 1, 181-2, 274 46 A. Strubel, op. cit. 133. 47 »Leçon sur Hypocrisie et Humilité«, op. cit. 1, 161-4, 274. M. Zink explique qu'»un calembour polémique fréquent interprétait le nom de ROMA comme une abréviation de ROdit MAnus (qui ronge les mains)«- id 488. 48 M. Zink, »Introduction générale«, op. cit. 265. 49 Ennemi du parti séculier parce que protecteur des Ordres Mendiants, le pape Alexandre IV, mort en 1261, était responsable du bannissement de Guillaume de Saint-Amour. 50 »Leçon sur Hypocrisie et Humilité«, op. cit. 1, 21-3, 266. 182 Au cours de son itinéraire onirique le poète arrive dans une grande cité, Rome, où il rencontre un honnête seigneur nommé Courtois. Cette traduction du nom Urbanus fait une allusion transparente au pape Urbain IV. Sa mère Courtoisie et sa femme Mine Accueillante représentent les qualités et les vertus du futur pape, les valeurs en train de disparaître du monde corrompu, car »Qui bele chiere wet avoir/ Ill'achate de son avoir«. 51 A mesure que disparaissent Humilité, Bonne Foi et Charité, les vices comme Avarice, Convoitise, Vaine Gloire et Hypocrisie s'emparent du pouvoir. Pour connaître leur fonctionnement, le poète se déguise en ermite. Reçu par Hypocrisie il en fait une description détaillé, insinuant ainsi les méfaits des Ordres Mendiants: Aprés si wet que hans ne fame Ne soit oiz ne entenduz Ce il ne c'est a li renduz. 52 L'attaque du poète contre les Mendiants n'y est nullement diluée par l'emploi du procédé allégorique. Au contraire, Rutebeuf se sert de l'allégorie »en sachant que son public n'aura aucune difficulté à saisir le sens de son poème«. 53 Contrairement à l'ironie, l'allégorie dans 1' suvre de Rutebeuf révèle plutôt qu'elle ne cache; elle n'a pas pour fonction de cacher la vérité, elle vise au contraire à éclairer l'intention de l'auteur. Le cadre du songe, introducteur de 1' allégorie, est le moyen de dénoncer les vices du monde aussi dans_La mie d'Humilité oùRutebeuf imagine un parcours à travers des toponymes révélateurs, la cité de Pénitence, la maison de Confesse, la maison d'Orgueil, la demeure d'Avarice, etc. Dès le départ le trajet onirique se divise en deux voies: à gauche, le sentier »biaus et plaisans«54 mène »a un repaire/ Ou trop a douleur et detresse«;55 c'est la voie facile, mais néfaste, la route de la damnation, sur laquelle beaucoup de gens, trompés par son apparence séduisante, se sont engagés, alors qu'à droite le sentier dur et exigeant s'ouvre et fait passer par les différentes vertus pour aboutir, non sans difficulté, au salut de l'homme; c'est la voie d'Humilité menant au Paradis. 56 Dans la cité de Pénitence, le poète est accueilli par Pitié, époux de Charité, qui lui donne des consignes pour se rendre à la maison de Confesse et lui décrit les sept péchés capitaux et leures demeures qu'il risque de rencontrer en route. Afin de les éviter, il doit emprunter la route qui mène directement à la maison de Confesse à travers le quartier des vertus, tour à tour menacées par les vices auxquels elles s'opposent. Ce passage reprend la thématique du Dit du mensonge où la bataille des vices contre les vertus représente la querelle universitaire. Plus loin, après avoir rencontré Chastété, le poète passe par les quatre portes de Remembrance, de Bonne Espérance, de Peur et d'Amour, pour arriver finalement à la maison de Confesse, dans la Cité de Repentance. En ce qui concerne les personnifications des vices et des vertus Rutebeuf s'inspire 51 Id. 118-9,272. 52 Id. 260-3, 278. 53 A. Serper, op. cit. 129. 54 »La voie d'Humilité«, op. cit. 1, 49, 308. 55 Id. 56-7, 308. 56 La thématique du voyage dans les régions d'outre-tombe est abordée déjà dans le Songe d'Enfer de Raoul de Houdenc. Le motif du carrefour de deux voies, celle de l'Enfer et celle du Paradis, se retrouve aussi dans un poème anonyme de 1' époque de Raoul de Houdenc (début du XIII• siècle) et dans la Voie de Paradis de Badouin de Condé (fin du XIII• siècle). 183 probablement de la première partie du Roman de la Rose, »seulement, vers la fin, son malheureux goût pour les pointes et pour les antithèses le reprend et le fait renoncer à la correction élégante qui distingue l'suvre de Guillaume de Lorris«. 57 Le cadre du songe est élaboré aussi dans la deuxième partie du Roman de la Rose, écrite par Jean de Meun qui, »engagé comme Rutebeuf dans la lutte des Séculiers contre les Mendiants, est conduit à détruire le triple fondement du statut des moines: leurs vœux de pauvrété, d'obéissance et de chastété«.58 Rutebeuf constitue ainsi »un système d'opposition en noir et blanc«59 qui tra- verse toute son suvre: »dans le monde d'autrefois, l'on vivait selon la foi chrétienne; aujourd'hui, le mal a terrassé et vaincu le bien«60 et dans le monde où triomphe l'argent, l'échelle des valeurs se trouve renversée. La situation de l'actualité répond à la situation personnelle du poète. La thématique de l'avillissement, cultivé dans les »poèmes de la misère«,61 fournit le cadre de l'itinéraire personnel comportant lui aussi des éléments immuables: la pauvrété, précipitée par le jeu, la taverne et l'arivée de l'hiver, qui sont, à côté de la société égoïste et hypocrite, les ennemis principaux du poète. C'est la thé- matique des deux Griesches/2 l'une d'été et l'autre d'hiver, poèmes qui imposent la figure d'un poète pauvre et malheureux, voire Rutebeuflui-même. »Toute la Griesche d'été est construite sur le parallélisme des deux rêves et des deux désillusions«,63 as- suré par les deux éléments, le jeu et le vin. Les joueurs qui ont vu s'écrouler leur espoir à lagriesche cherchentlaconsolation dans le vin et ne font face à la réalité jusqu'au moment où ils se voient jeter hors de la taverne. Rutebeuf, lui-même esclave du jeu et du vin, dénonce le monde où l'argent est devenu la valeur suprême. Les poèmes de la Griesche ne comportent que quelques éléments allégoriques mineurs, par exemple la pauvrété personi:fiée,64 et s'ils emploient la thématique de l'itinéraire, il ne s'agit pas de l'itinéraire allégorique, mais de l'itinéraire personnel. De même, le motif du rêve, liée plutôt à la désilusion et au fol espoir, ne se rattache pas à la tradition allégorique du,Moyen Age. L'écriture de Rutebeuf n'est pas »du côté de 1' idéal. Elle est du côté des nécessités matérielles, [ ... ] de la vie quotidienne«65 c'est pourquoi elle est fortement marquée par la verve ironique qui confère à 1' auteur une certaine indépendance, non pas 1 'indépendance matérielle, bien entendu, mais une indépendance d'esprit. Le poète essaie de cacher sa détresse physique et morale derrière les jeux des mots et les allusions ironiques évoquant le rire de son auditoire, bien qu'il soit possible de remarquer aussi une sorte d'aveu de pessimisme et de découragement dans les interrogations, comme par exemple: »Je qu'en diroie?«.66 C'est pourquoi les poèmes de Rutebeuf ne sont jamais entièrement 57 A. Serper, op. cit. 147. 58 P.-Y. Bade], Introduction à la vie littéraire du Moyen Age (Paris: Bordas, 1969) 167. 59 J. Dufournet et F. de la Bretèque, op. cit. 51. 6o Id 61 M. Zink, »Introduction générale«, op. cit. 1, 15. 62 Selon M. Zink le mot »griesche« signifie à la fois >mn jeu de dés- d'origine grecque, d'où son nom -et la malchance au jeu«- »La Griesche d'hiver, la Griesche d'été«, id 182. 63 M. Zink, »Rutebeuf et le cours du poème«, Romania, 428, 1986, 550. 64 »Povreteiz est sus moi reverte:/ Toz jors m'en est la porte overte«- »Le dit de la Grièche d'hiver«, op. cit. 1, 22-3, 184. 65 M. Zink, La Subjectivité littéraire (Paris: PUF, 1985) 121. 66 »Sur l'Hypocrisie«, op. cit. 41, 130. 184 allégoriques, au contraire, ils sont fondés sur l'alternance des passages narratifs et des descriptions allégoriques. L'allégorie peut être interrompue par les proverbes, les lieux communs que Rutebeuf introduit afin de présenter sa connaissance de la culture contemporaine.67En outre, le poète fait interrompre l'allégorie par ses interventions et par les interpellations du public. Celui-ci se voit interpeller soit d'une manière en ap- parence accidentelle, par exemple dans le cas où le poète ouvre une brève parenthèse, 68 soit d'une manière explicite,69 tandis que la mise en scène du moi du poète est toujours transparente.7° Ces écarts, généralement marqués par le ton ironique, constituent l'un des effets de style les plus typiques de Rutebeuf. Plutôt qu'à présenter le passage de 1' abstrait au réel, 1' allégorie de Rutebeuf, teintée d'une verve ironique, sert à critiquer la société contemporaine, à dénoncer les vices, cachés sous le masque des vertus, qui se sont emparés du monde. La poésie allégorique de Rutebeuf, souvent présentée comme »le reflet de son expérience personnelle«/1 est une plainte adressée au monde, plainte qui rappelle la justice et la foi sincère qui régnaient dans »le monde d'autrefois«. Université de Ljubljana, Slovénie 67 »Car d'un proverbe me sovient/ Que hon dit: 'Tot pert qui tot tient'«- »Renart le bestourné«, id 152-3,262. 68 Cf. supra, »Leçon sur Hypocrisie et Humilité«, op. cit. 1, 181-2,274. 69 »Ür escouteiz, ne vos anuit,/ Si orroiz qu'il m'avint en songe«- id. 18-9,266. 70 »Tant a Ypocrisie ovrei/ Que grant partie a recovrei/ En cele tere dont je vin«- id. 291-3,276. 71 M. Léonard, op. cit., 168. 185