Primož Vitez CDU 804.0 -06 Ljubljana LA NORME DEMOCRATISEE DU FRANC,::AIS PARLE Dans la variete des methodologies en linguistique, on observe constamment deux orientations generales qui revelent la double nature de ce domaine scientifique. D'un cote, la linguistique descriptive a pour fonction de > a ete elaboree par Pierre Leon dans son ouvrage fondarnental Prononciation dufran9ais standard (1966). sociaux. II n'est pas moins important de prendre en consideration le rapport incon­scient que le locuteur entretient avec la norme linguistique. La delimitation spatio­temporelle de tout systeme normatif unifie peut etre ressentie par les locuteurs comme l'institution d'un reseau structurel qui, a l'interieur de leur langue, determine ce qui est ideal, neutre, socialement non-marque 2 ou -tout simplement -correct. Ce dernier jugement de l'individu parlant sur les proprietes normatives de son propre usage emane du fait que la norme linguistique est en effet consideree par lui comme une pre­scription; c'est par la que le locuteur cree, a travers ses activites communicatives, la relation implicite vis-a-vis d'une norme socialement explicite. L'individu parlant forme parfois sa propre norme individuelle qui peut, a travers son jugement de la fiabilite de ceHe-ci par rapport a la «norme systemique», s'averer fictive.3 Dans la communication, la norme est toujours presente par sa fonction de «correc­teur d'expression» qui impose incessamment au locuteur le cadre pour une sorte d' ( auto )censure orale ou ecrite. 11 arrive que, au cours du processus de l' enonciation spontanee, le locuteur s'ecarte des regles (prescrites pour telle ou autre situation com­municative) et commet par la ce que la norme standardisee designe commefaute, ou encore comme un usage mauvais, inadmis ou meme interdit. «Alors, qu 'est-ce qu 'on a besoin ... euh, de quoi est-ce qu 'on a bes o in pour expli­quer cette argumentation?» disait le celebre professeur Oswald Ducrot lors de l'une des conferences qu'il a donnees en 1997 a !'Institut des Sciences Humaines a Ljubljana. Le linguiste etait en train de defendre son hypothese sur une specificite argumentative. En situation formelle de conference, il lui est arrive d'employer une structure syntaxique incovenable non seulement par rapport aux regles systemiques d'utilisation d'une periphrase verbale indirectement transitive «avoir besoin», mais 2 L'usage «correct» de la norme Iinguistique peut se presenter comme socialement non-marque dans les milieux culturels ou le passage bilateral entre Je systeme des prescriptions normatives et l'usage flexible dans des si­tuations de communication quotidienne est relativement equilibre. Dans ce cas, un te! usage ne parait pas trop eloigne de l'image ideale (systemique) da la Jangue utilisee. De ce point de vue, il est interessant de conside­rer cette relation dans la communaute 1 inguistique slovene. Abstraction faite des marques dialectales extreme­ment fortes et variees, J'usage informel corncide tres rarement avec la norme idealisee, et cela atous les niveaux structuraux de J'expression linguistique: phonologique, morphosyntaxique et Jexical. Les realisations intentionnellement normatives sont Join de passer pour non-marquees; elles risquent de paraitre pretentieuses. C'est d'ailleurs un ecart structurel qu'on peut mesurer meme dans des situations normativement tres deter­minees: un grand nombre, sinon la majorite des Jocuteurs mediatiques professionnels Jaissent percevoir dans Jeurs actualisations pretendfiment normatives les marques inconscientes qui font reconnaitre facilement Ieur provenance sociale ou geographique. Sur une population Iinguistique de deux millions, cette specificite parait d'autant plus evidente. 3 A. Borrell, M. Billieres (1989), str. 58: <<...il convientd'operer la distinction entre les «normes systemiques», purement linguistiques, et les «normesfictives», quifont appel al'«imaginaire linguistique» des locuteurs, done d'ordre psychologique. Dans certains cas, ces «normesfictives» injluent sur les «normes systemiques» soit dans le sens d'une evolution soit comme un fre in.» Cette conception des differences entre les phenomenes normatifs indique une nette differenciation entre les niveuax «objectif» et «psychologique» dans la formation de la norme. On dira aussi que Je premier niveau normatif est «explicite» et J'autre «implicite», puisque Je Iocuteur entretient avec les deux des rapports plus ou moins conscients, et puisque Je premier est formule socialement, l'autre individuellement. surtout par rapport a la situation donnee. Certes, Ducrot savait tres bien quelle etait la structure qu'il eut ete convenable d'utiliser. S'il y avait pense, il aurait tres bien pu harmoniser son enonce avec la norme et avec sa situation extralinguistique, mais il a tout de meme dit autre chose. Pourquoi, exactement, a-t-il commis cette «faute»? La flexibilite de la perception permet, en des situations communicatives moins formelles (c'est-a-dire les plus frequentes), des productions linguistiques non-ideales par rapport a la norme. 11 est d'ailleurs possible et atteste que les locuteurs du frarn;:ais utilisent «qu 'est-ce qu 'on a bes o in» dans la formati on normativement non-contrainte de leurs messages oraux. 11 est evident que, dans une situation qui exige du locuteur l'emploi du registre normalise-et done la forme «de quoi est-ce qu'on a besoin» -le conferencier a laisse son mode enonciatif s'echapper sur le territoire de l'usage quoti­dien. Oswald Ducrot est un locuteur francophone tres habile; cela signifie que l'usage linguistique spontane peut exercer, meme chez les meilleurs «maitres» de l'enoncia­tion, une forte influence sur les messages plus ou moins reflechis normativement. La premiere partie «deplacee» de l'enonce de Ducrot revele done un «mauvais usage» inconscient, suivi d'un «corrige», celui-ci etant sans aucun doute le fruit d'une refle­xion consciente. Ce corrige se manifeste comme un moyen d'enonciation strategique que le locuteur investit dans l'effort d'approprier son enonce au niveau acceptable pour la situation communicative donnee. Cet exemple n'explique pas quels sont les ecarts non-normatifs que la norme pour­rait (ou devrait) inclure dans ses schemas. 11 indique tout simplement que les procedes inconscients dans les actualisations ( et perceptions) enonciatives reve lent et peuvent perpetrer des ecarts plus typiques et plus generaux par rapport a la norme explicite ­et en demiere instance, par rapport au systeme linguistique lui-meme. Comme les sys­temes de representations orthographiques reagissent au developpement de l'expression orale dans le temps, c'est l 'usage generalise moyen qui determine a long terme la dyna­mique, la flexibilite et les changements des systemes normatifs. Le dilemme final de la linguistique normative peut paraitre trop generali, mais n'en est pas pour autant moins complexe: quel doit etre, dans une periode evolutive donnee, le rapport entre l'equilibre, l'arbitraire, la flexibilite et la permeabilite d'un systeme normatif, et son usage reel, et quels doivent etre les criteres selon lesquels les ecarts typiques se mettent en valeur, pour que la structure de la norme linguistique puisse raisonnablement repondre a la langue que creent dans le temps ses utilisateurs? On met ici a l'epreuve toute une comprehension de la spontaneite des comportements linguis­tiques et de leur developpement continu. La dynamique des normes linguistiques pose des questions auxquelles la linguistique n'est pas invitee a reagir par la fabrication des solutions ideales, classificatoires et arbitraires. Au contraire; du cote analytique, elles demandent a la linguistique la recherche et l'interpretation des relations linguistiques donnees, du cote politique (dans l'acception la plus large du terme), elles l'incitent a ouvrir sur la realite des predictions evolutives et bien fondees concemant les formes possibles d'une cohabitation de la norme et de l'usage. 2. Le developpement de la norme du fran~ais parle La dualite detenninante du fonctionnement de la nonne linguistique sera ici «illus­tree» par l'exemple de la nonnativisation du franyais parle, et ensuite par les implica­tions contemporaines du discours mediatique. L'histoire de la nonne du franyais parle se dessine surtout selon les criteres geo­graphiques et sociaux, caracteristiques de la principale communaute francophone en Europe. Un premier aspect historique est sans doute l'antagonisme entre les faits lin­guistiques que la philologie romane designe sous les notions de langue d'oc (sud) et de langue d'oil (nord). II est important de considerer que la France meridionale, en comparaison avec les regions septentrionales, a connu une bien plus grande differen­ciation idiomatique dont les consequences ( et les richesses) se font encore sentir dans la synchronie linguistique qui est la notre. 11 etait done inevitable que l'initiative de la nonnativisation vint du nord; il est pratiquement inutile de preciser que la region de l'Ile-de-France, economiquement et politiquement superieure, ait son ebauche au nord, Iinguistiquement plus unifie. On considere que le developpement de la norme franyaise s'ouvre en 1539 avec l'Ordonnance de Villers-Cotterets, par Iaquelle Franyois 1er impose le francien (parler de Paris et de ses environs) dans les actes officiels et de justice. Le francien devient done officiellementfran9ais en consequence d'une decision politique centraliste. 2.1 «Le fran~ais parisien cultive» On insiste ici sur le fait que la dynamique des changements de la nonne linguis­tique est etroitement liee au developpement de la societe par laquelle la langue est utili­see. A l'epoque du franyais classique, la conception du «bon usage» n'occupait pas uniquement les grammairiens. Elle etait reflechie par un grand nombre d'intellectuels desireux de fonnuler les relations sociales et les ressorts de leur propre activite publi­que. Au XVIIe siecle, le debat sur les questions linguistiques etait mene dans divers salons parisiens et dirige par Vaugelas qui, dans ses celebres Remarques sur la langue fran9aise (1647), definissait la nonne du franyais comme «lafa9on de par/er de la par­tie la plus saine de la Cour». Ce jugement de valeur, si explicite, designe le «bon usage» comme une categorie qualitative, exclusivement caracteristique pour une etroite classe sociale superieure. Le comportement de l'aristocratie franyaise servait d'exemple a une autre classe sociale, nettement plus nombreuse, celle de la haute bourgeoisie qui s'appropriait, par imitation, les insignes aristocratiques exterieures en tant qu'em­blemes de succes et d'influence sociale. L'ascension de la haute bourgeoisie parisienne a etendu l'application de l'usage considere nonnatif sur un cercle plus large, mais tou­jours relativement restreint des usagers du franyais. Et encore, d'un autre point de vue, il ne faut pas oublier que la grande plupart des definitions de la nonne linguistique a l'epoque se fondaient generalement sur les descriptions et jugements qualitatifs de l'ecrit, et non de !'oral. La centralisation du pouvoir en France est un processus historique qui tend a \ decroltre seulement apres la Seconde guerre mondiale. Le reflexe centralisateur con­tribuait sans cesse a l' affermissement de la position normative du franr;ais parisien cultive. En expliquant cette definition de la norme orale en fran<;ais, Fouche4 soutient que «tous les Franr;ais -consciemment ou inconsciemment -tiennent Paris pour exemplaire en ce qui concerne les questions linguistiques ou autres». II avance egale­ment que l'usage linguistique populaire, meme en capitale, ne peut pas etre tenu pour normatif; que le «fran<;ais normal» ne peut done etre parle que par les ressortissants cultives de la bourgeoisie parisienne. Dans son analyse de la prononciation fran<;aise contemporaine 5 , basee sur une en­quete linguistique parmi les officiers fran<;ais en 1945, Martinet avance que plusieurs variantes equivalentes d'une meme langue cohabitent sur un large territoire linguis­tique du fran<;ais. Son etude montre que ces variantes se distinguent seion les modes de prononciation, et aussi selon les specificites des structures phonologiques; ce que la phonetique normative decrit comme le fran<;ais parisien cultive, ne serait qu'un seg­ment partiellement marque6 de la totalite des usages linguistiques fran<;ais. 2.2 «Le fran~ais standard» Au terme de la Seconde guerre mondiale, la France a connu une democratisation generale des rapports sociaux. Le relachement de l'espace politique avait pour con­sequence un epanouissement inedit des activites mediatiques. Parallelement, c'est l'epoque ou les linguistes ont commence a s'interesser plus fermement a la parole: c'est le debut d'une relativisation progressive de la tradition saussurierme qui est fondee sur l'analyse exclusive du systeme de la langue. Dans ces circonstances socia­les et scientifiques, la recherche de la norme parlee fran<;aise s'est radicalement demo­cratisee en debouchant sur l'observation des realites dans les manifestations linguis­tiques orales. L'orientation vers une tolerance objective par rapport a la spontaneite de l'expression linguistique n'a depuis cesse de preserver sa fra1cheur scientifique. L'at­tention des linguistes «normativisants» n'est desormais plus uniquement occupee par la prescription des regles systematiques: l'analyse des actualisations linguistiques spontanees qui creent la norme sociale prend de l'envergure. Le concept normatif du franr;ais standard a ete minutieusement elabore par Pierre Leon qui, se fondant sur les enquetes largement con<;ues, constate que la communaute linguistique a pris une certaine distance vis-a-vis du fran<;ais parisien cultive et qu' «il existe une prononciation standard dont le niveau moyen est grosso modo represente 4 P. Fouche (1936), pp. 201-202. 5 Cette etude a ete publiee posterieurement, dans A. Martinet (1971). 6 Marque dans le sens de superiorite et de pretention; ces deux qualificatifs du frarn;:ais parisien cultive seraient ressentis et adjuges par la couche sociale fran9aise moyenne, majoritaire et non-parisienne, done la majorite des utilisateurs du fran9ais it l'epoque ou commence it se former l'image «democratique» du fran9ais standard. par les annonceurs et les interviewers de la radio ... ; dans l'ensemble, leur prononcia­tion reflete l 'usage moyen, sans recherche (pour plaire au grandpublic) et sans famil­iarite excessive (a cause du micro). De toute far;on, c 'est le modele propose alongueur de journee ades millions de Franr;ais et C 'est celui qui a le plus de chances de triom­pher un jour. »7 L' analyse de Leon est la premiere a avoir considere le fait que les medias parlants peuvent jouer un role crucial dans la formation d'une prononciation qui serait linguistiquement typique pour une proportion absolument majoritaire de la communaute francophone. 11 insiste aussi sur la description du «niveau moyen» de la prononciation standard qui, sous !'influence du discours mediatique, se developpe plus rapidement dans les milieux urbains. Ce standard parle a egalement ete relativement vite approprie par la campagne fran9aise, principalement acause des medias, mais aussi acause du ressentiment psychologique toujours existant envers la position cen­trale et privilegiee de Paris. 2.3 «Le fran~ais standardise» Dans les annees 60 et 70 du :xxe siecle, le fran9ais parisien cultive, tel qu'il a ete con­ceptualise depuis trois cents ans, a definitivement perdu son prestige normatif. C'est surtout dans les debuts du processus de la decentralisation du systeme politique et social fran9ais que la grande plupart des utilisateurs non-parisiens du fran9ais le quali­fiaient de <