Primož Vitez Université de Ljubljana* UDK 81'42:82.0-2 L' invention du texte didascalique Tout ce qu'il faut savoir pour dire est su. Il n'y a que ce qui est dit. A part ce qui est dit il n'y a rien. Ce qui se passe dans l'arène n'est pas dit. S'il fallait le savoir on le saurait. Ça n'intéresse pas. Ne pas l'imaginer. (Samuel Beckett : se voir) Note liminaire Un texte scénique (théâtre ou scénario) est traditionnellement un texte qui se prépose à une mise en scène. Les stratégies narratives, qui sont à la source de la structure de ce type de texte, se dirigent normalement vers un objectif unique : emplacement et réalisation orale du texte écrit. Habituellement, le noyau formel du texte scénique est constitué de dialogues et monologues (l'ébauche écrite d'une énoncia-tion sugérée) qui, généralement, ont la capacité de se suffire : la cohérence référentielle du texte écrit implique elle-même nécessairement (et, pour ainsi dire, déicti-quement) les circonstances spatio-temporelles de l'action. En revanche, quand l'auteur introduit dans son texte des didascalies explicites il peut formuler techniquement par là sa propre vision des coordonnées physiques de la narration. Il interprète donc son propre texte dialogique, suggérant ses visions scéniques aux auteurs de l'inscénation. La didascalie devient alors un lieu d'interprétation doublement articulé. Premièrement, elle se propose comme repère narratif à tous les lecteurs et surtout aux auteurs engagés dans la production du texte scénique. Le dramaturge ou scénariste s'en servent pour évoquer les couches non-oralisées de la narration ; l'acteur, le metteur en scène et le scénographe peuvent y voir une consigne en puissance les dirigeant vers une interprétation originelle ou originale. D'un autre côté, la didascalie est le terrain vague d'un dialogue linéaire entre l'auteur du texte, les lecteurs, et les auteurs de l'inscénation. Cette linéarité provient du fait que la didascalie n'est peut-être qu'une simple formulation de « ce que l'auteur voulait dire » ou du moins le croyait ; c'est un constatif narrateur baignant dans la multitude de performatifs, destinés à être oralisés. Il est donc également possible, dans la complexité des formes textuelles, de voir en la didascalie un constituant poétique, libre, autonome et recyclable partout où il y a récit. * Adresse de l'auteur : Filozofska fakulteta, Oddelek za romanske jezike in književnosti, Aškerčeva 2, 1000 Ljubljana, Slovénie. Mél: Primoz.Vitez@guest.arnes.si CONVENTION1 Évolution du concept À l'origine, notamment au théâtre grec, il s'agit de précisions sur les conditions des représentations tragiques ou comiques. Cela encadre les consignes de l'auteur quant aux modalités de la représentation et ses indications données à un acteur. il n'est pas rare que le texte didascalique s'introduit dans le commentaire du chœur, et explique ainsi les actions se déroulant devant un public. Au Moyen-Âge, les didascalies sont rédigées à l'encre rouge : c'est la couleur qui indique le caractère monstratif ou préventif du texte. Les didascalies sont nettement séparées du texte dialogique. à partir du xve siècle, la symbolisation spatiale des sphéres céleste, terrestre et infernale (dans les mystères) exige la description précise des agencements scéniques : les didascalies sont formulées dans des sortes de brochures, accompagnant et expliquant la mise en scène. L'écriture théâtrale s'adapte aux impératifs de la scène, mais témoigne en même temps d'une profonde cohésion entre le texte qui montre et celui qui démontre. Au xvIIe siècle, l'omniprésence de l'alexandrin amène un débat sur le statut textuel des didascalies. L'opposition se formule quant à la manière d'en traiter l'écriture : Corneille les rédige en marge du dialogue pour assurer la transparence du vers, alors que Racine et Moliére proposent au contraire une intégration totale dans les vers récités. toujours reste-t-il que les didascalies, au théâtre classique, ne sont nulle part énoncées en alexandrin. Les réflexions théoriques de Diderot mettent l'accent sur le visuel, en chargeant les didascalies de laisser s'exprimer l'émotion et de décrire le langage des corps. La « pantomime » (c'est ainsi que Diderot dénomme les indications scéniques) évoque la prédominance du geste sur la parole, et il arrive souvent que les didascalies envahissent le dialogue jusqu'à le mettre au second plan. C'est l'époque où le théâtre français s'est largement laissé influencer par la commedia dell'arte italienne. après la Révolution, la découverte des charmes de la mise en scène redéfinit l'utilisation des didascalies, et les auteurs de drames et de mélodrames romantiques (victor 1 Le concept méthodologique de la vention, qui se propose à structurer cette analyse, est fondé sur une dérivation du verbe venir (lat. « venire »), vecteur linguistique du plaisir et de la jouissance en tant qu'objectif et moteur de l'humanité, de son bonheur et de sa (re)production. C'est là-dessus que nous avons choisi d'établir la trinomie anthropologique convention-intervention-invention qui nous servira ici de cadre méthodologique. Ce schéma interprète l'itinéraire fondamental de la textualisation sociale et individuelle du sujet. Dans cette acception, la convention (« con-venire ») est le champ de convergence ; c'est le champ d'analyse commun et partagé, dans lequel les différents sujets parlants se rencontrent et constatent l'extension et la croissance de leurs compétences, la base traditionnelle du moment et la puissance de leur participation. L'intervention (« inter-venire ») est le champ de l'acte, par lequel l'individu se mêle de sa communauté, actualise le cadre conventionnel et construit par là sa propre tradition personnelle et sociale. L'invention (« in-venire ») est le champ de la projection et de la nouveauté, la qualité irréversible de l'intervention, à travers laquelle le sujet parlant pénètre dans ce qui le fait agir, s'invente, se donne du sens et « se suffit » ; en même temps, il peut travailler à reconstruire et à parfaire la convention pour en modifier durablement la constitution. Hugo, Alfred de Musset) contribuent à leur littérarisation par diverses évocations d'atmosphères et notions psychologiques, mais gardant toujours la perspective fonctionnelle du scénique. Cette tendance stylistique s'intensifiera vers la fin du xixe siècle pour aboutir, au xxe siècle, aux procédés littéraires où le texte didascalique se métamorphose en pure narration dans laquelle la perspective indicationnelle peut même disparaître. Du para-texte au texte Dans le métalangage moderne, le mot se fait donc connaître au xviie siècle (1688, Grand dictionnaire français de Miège), pour se généraliser au xixe, au moment où s'affirme, dans le théâtre, le besoin d'une mise en scène spécialisée. On reformule la didascalie aussi en indications scéniques, indications de mise en scène ou de régie, en énoncé didascalique, et en para-texte théâtral : tout ce qui, dans un texte de théâtre, n'est pas dit par l'acteur, c'est-à-dire tout ce qui est énoncé directement par l'auteur. ainsi, en plus des indications scéniques proprement dites, les macrodidascalies2 : titre et sous-titre de la pièce, définition de la dimension dramatique (par ex. « comédie-ballet en cinq actes »), liste des personnages, jusqu'à la page blanche laissée entre les actes. Les didascalies, souvent considérées comme un texte subsidiaire, ont une valeur opératoire pour la mise en scène, et peuvent donc être soumises à des omissions, ou à des modifications lors de la représentation. Elles s'imposent comme instruction et énigme à la fois, tout comme les consignes en italien (presto, lento, vivace, ma non troppo etc.), données au départ d'un partition musicale par son compositeur. Une espèce de « texte à voir », les didascalies ont souvent été négligées au profit du « texte à dire », le dialogue. Pourtant le dialogue et les didascalies qui l'encadrent et s'y intercalent forment ensemble un « texte à lire » dont on ne peut dispenser si l'on cherche à comprendre les enjeux de la cohérence textuelle. Dans l'écriture du xxe siècle, la didascalie prend la forme d'un vrai discours, sans doute parce que ses occurences se multiplient et se diversifient radicalement. Elle sort parfois du cadre de l'écriture théâtrale : sa forme spécifique se prête à la main du littérateur désireux de complexifier son style. La didascalie ne représente plus uniquement la précision circonstancielle (décor, jeu) ou la suggestion interprétative ; elle devient poétique, clairement interprétative et dépasse le simple commentaire (la longue didascalie introductoire de la Cantatrice chauve de ionesco), remplissant par sa voix unique les espaces blancs l'intérieur du texte de théâtre. Si elle demeure encore indication périphérique dans certains genres théâtraux (comé- 2 Parmi les multiples typologies fonctionnelles de la didascalie, on retiendra celle, bien transparente, qui prend généralement en compte ses valeurs textuelles. La macrodidascalie a pour fonction de nouer un contrat entre l'auteur du texte et le lecteur en général. C'est un postulat qui ouvre un cadre spatial et temporel générant un espace mental, une sorte d'embrayeur pragmatique, qui déclare ouverte la communication théâtrale. La mésodidascalie (indication continuelle de l'emplacement de l'action) assure à la fois le découpage et le maintien du processus dramatique, la progression du texte, le mouvement, le va-et-vient, et la cohérence de l'ensemble de la pièce. La microdidascalie modifie le dire dialogique pour en nuancer le contenu. dies et pièces de boulevard), objet d'un discours qui renvoie aux objets du décor, elle se fait texte, elle devient sujet, elle crée la scène et se défait de sa position marginale et illustrative. Là se pose la question de spécificité du texte théâtral d'un Beckett (Acte sans paroles) ou d'un Handke (L'Heure où nous ne savions rien l'un de l'autre), pour qui la didascalie devient le texte scénique. Quand l'indication scénique n'indique que pour s'indiquer elle-même, quand elle n'est plus technique, mais littéraire, elle crée un discours de l'invasion qui semble nier la parole explicitement théâtrale. Elle ne confronte plus le lecteur intéressé à un discours directif, mais à quelque chose d'intransparent qui enlève la parole au comédien ou qui du moins le choque, l'interrompt constamment - comme dans En attendant Godot de Beckett. Par ses enjeux, ses motivations, son statut textuel, la didascalie devient texte qui fragilise la parole théâtrale. Énonciation : qui parle ? La distinction essentielle du dialogue par rapport aux didascalies concerne normalement le sujet de l'énonciation. Pour le dialogue, nous avons l'habitude de dire qu'il est proféré par le personnage, construit par l'auteur, mais prononcé par un autre que lui. Dans les didascalies, il semble que c'est l'auteur (ou le narrateur en son nom) qui prend la parole. Laissons ici parler un spécialiste : Avec son apparente technicité, sa texture presque entièrement dénuée de tropes et de feintes, et parce qu'il cherche d'abord à s'en tenir à ce qui paraît décisif au moment de la mise en théâtre de l'écriture, le para-texte est bien un des rares types d'écrit « littéraire » où l'on soit à peu près sûr que le je de l'auteur - qui pourtant n'apparaît pas - ne soit pas un autre. [...] Ce texte fragmentaire, de statut hybride, souvent mutilé lors de la préparation d'un spectacle fait partie intégrante de l'œuvre théâtrale imprimée et donnée ainsi à jouer3. Didascalie/dialogue : syntaxe et textualité Par rapport au texte-dialogue, le texte didascalique se démarque tant au niveau syntaxique qu'au niveau énonciatif. Structurellement, la spécificité des didascalies tient le plus souvent au déploiement des participes, gérondifs, du présent de l'indicatif ou encore à la forme fragmentaire de phrases en apposition. Mais à la lecture, les didas-calies se reconnaissent d'abord au niveau typographique : italiques, parenthèses, différence de taille des caractères ou écriture en retrait. Si le dialogue est oralisé par des énonciateurs différents (sauf monologue), le texte didascalique est pris en charge par un même énonciateur, généralement considéré comme le narrateur. Étant donné l'habitude selon laquelle la voix du narrateur doit rester impersonnelle, le texte didascalique est dominé traditionnellement par la non-personne (excluant ainsi tous les déictiques) et le présent (atemporel) puisque la temporalité dure de ce type de discours est régulièrement anéantie. Dans la littérature moderne, les didascalies 3 Le passage cité, comme le terme de para-texte, est de Thomasseau (1984 : 83). représentent une zone grise dans la dichotomie texte romanesque/texte théâtral dans la mesure où elles peuvent être considérées comme l'élément romanesque (descriptif-narratif) à l'intérieur du texte dialogué ou comme un élément théâtral dans un texte romanesque. L'écriture dramatique de certains auteurs (Claudel, Duras, Ionesco, Genet, Beckett) fait abondamment usage de didascalies non plus essentiellement en tant qu'indications de mise en scène mais en tant que lieu d'une autre lit-térarité. L'écriture didascalique devient alors une écriture narrativisée : les connecteurs lient les didascalies entre elles, des phrases complexes remplacent le style télégraphique des indications scéniques habituelles. Par l'utilisation d'un lexique recherché, par l'insertion de figures sonores, ou par l'élaboration rythmique, le texte didascalique se charge d'une forte valeur esthétique. interventions4 (1) SCÈNE III zerbinette, géronte zERBINETTE, riant, sans voir Géronte. GÉRONTE, à part, sans voir Gerbinette. ZERBINETTE, sans voir Géronte. - Ah dupe que ce vieillard ! (Molière : Les Fourberies de Scapin) (2) Vous toussez fort, madame. [...] Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ? (Molière : Tartuffe) (3) Lecteur, j'ai oublié de vous peindre le site des trois personnages don't il s'agit ici, Jacques, son maître et l'hôtesse ; faute de cette attention, vous les avez entendus parler, mais vous ne les avez point vus ; il vaut mieux tard que jamais. Le maître, à gauche, en bonnet de nuit, en robe de chambre, était étalé nonchalamment dans un grand fauteuil de tapisserie, son mouchoir jeté sur le bras du fauteuil, et sa tabatière à la main. L'hôtesse sur le fond, en face de la porte, proche de la table, son verre devant elle. Jacques, sans chapeau, à sa droite, les deux coudes appuyés sur la table, et la tête penchée entre deux bouteilles : deux autres étaient à terre à côté de lui. (Diderot : Jacques le fataliste et son maître) (4) Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d'un feu anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. A côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccomode des chaus- 4 Dans certaines interventions écritoriales qui se proposent ici, il y a des passages soulignés. L'auteur de cet article l'a fait pour y attirer l'attention du lecteur. - Ah, ah ! Je veux prendre un peu l'air. . - Tu me le payeras, je te jure. , ah, ah, ah ! la plaisante histoire ! et la bonne settes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais. (ionesco : La Cantatrice chauve) (5) Tous ensemble : C'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici, c'est pas par là, c'est par ici ! (ionesco : la Cantatrice chauve) (6) Les actrices remplacent un mot par un autre, le metteur en scène taille dans le texte. A Vienne, à Bâle, je ne sais plus ou je n'ai jamais su. Le plateau tournant - Paris -était une sottise : je veux que les tableaux se succèdent, que les décors se déplacent de gauche à droite, comme s'ils allaient s'emboîter les uns dans les autres, sous les yeux du spectateur. Mon intention est pourtant claire. [...] L'auteur de la pièce - à propos justement de la dernière scène - aimerait assez qu'on ne coupe, qu'on n'abrège aucune explication sous le prétexte d'aller vite, d'être plus clair, ou que tout a déjà été dit plus haut, ou que le public a compris, ou qu'il s'ennuie. [...] Les actrices ne doivent pas remplacer les mots comme boxon, bouic, foutoir, chibre, etc., par des mots de bonne compagnie. Elles peuvent refuser de jouer dans ma pièce - on y mettra des hommes. Sinon elles obéissent à ma phrase. Je supporterai qu'elles disent des mots à l'envers. Par exemple : xonbo, trefou, couib, brechi, etc. [...] Entre Irma et le Chef de la Police, les brefs instants de solitude doivent révéler une vieille tendresse. Je ne sais pas pourquoi. (Genet : Comment jouer le Balcon) (7) [...] je ne vais pas parler de vers, d'os et de poussière, ça n'intéresse personne, à moins de m'ennuyer dans sa poussière, ça m'étonnerait, autant que dans sa peau, ici un long silence, il se noiera peut-être, il voulait se noyer, il ne voulait pas qu'on le trouve, il ne peut plus rien vouloir, mais autrefois il voulait se noyer, il ne voulait pas qu'on le trouve, une eau profonde et une meule au cou, élan éteint comme les autres, mais pourquoi un jour à gauche, pourquoi plutôt que dans une autre direction, ici un long silence, il n'y aura plus de je, il ne dira plus jamais je, il ne dira plus jamais rien [...] (Beckett : Autres foirades II) INVENTION5 Molière Maître de l'écriture théâtrale classique, Moliére utilise la didascalie à fond, et cela surtout pour donner au lecteur intéressé des repères actionnels et interprétatifs. Dans l'exemple (1) les didascalies se font reconnaître par des distinctions typographiques : 5 Il ne sera pas question ici d'écritures théâtrales qui renoncent au dialogue au profit des didascalies qui, à elles seules, deviennent texte à monter sur scène. On songe, par exemple, à la pièce l'heure où nous ne savions rien l'un de l'autre, de Handke. Cette pratique a de l'attrait pour certaines gens majuscules, italiques, etc. Les deux mésodidascalies indiquent le tour de la scène et les personnages qui y participeront. Les trois microdidascalies, elles, orientent l'action, l'emplacement et les rapports entre les personnages qui parlent pratiquement l'un de l'autre, mais ne se voient pas. Les didascalies constituent ici clairement la singularité du texte théâtral par opposition aux autres type de discours littéraires. instruments de la double fiction théâtrale (fiction textuelle et fiction scénique), elles rendent compte de la complexité narrative d'une pièce de théâtre. La mention didascalique du rire de zerbinette dans (1) est particulièrement transparente puisqu'elle formule une redondance par rapport au texte dialogique qui transcrit le rire lui-même. C'est une redondance qui relève de la parole, et c'est dans la nature même de l'oral de présenter la redondance en tant qu'élément essentiel du dire. Quand il s'introduit dans le dialogue, le texte didascalique implicite s'actualise inévitablement par l'emploi d'indications déictiques. Tout dialogue théâtral est parsemé de repères actionnels et interprétatifs6, mais la réplique du passage (2) redouble textuellement l'action et joue ainsi explicitement sur la démonstration du contexte qui indique les rapports gestuels. Une intervention parlée qui implique clairement une action scénique ; ou encore un acte de parole allusif qui tient lieu d'une didascalie explicite. Diderot Jacques le fataliste et son maître est un roman qui a été écrit par un homme de théâtre. C'est probablement ainsi que s'explique l'origine de ce long récit dialogué, roman théâtral, interrompu çà et là par des interventions du narrateur qui s'explicite en disant « je ». Le texte didascalique est employé en tant que matériel cohésif, raconté à la première personne du singulier traduisant la vive voix de son auteur7. En rapport avec l'oralité dialogique, ces interventions sont le vrai tissu littéraire du roman. Par ces didascalies narratives, le romancier transforme son récit en un théâtre virtuel, captivant le lecteur (auquel d'ailleurs il ne cesse de s'adresser expressément) avec la même intensité qu'un spectacle. Le roman a longtemps vécu à l'ombre du théâtre ; celui de Diderot présente un vestige fertile de cette influence, rattrapant ce « désavantage » au profit de la vivacité narrative et de la polyphonie8 discursive du roman. Diderot, utilisant la narration didascalique, peint ce que le lec- de théâtre, mais ce simple renversement manque d'intérêt à l'analyse textuelle - si ce n'est pour l'impossibilité de l'auteur de se tenir aux intentions qu'il affiche : s'abstenir du texte, ne pas glisser dans le romanesque et ne pas dire « je ». 6 La déixis, dans tous les types textuels, joue notamment le rôle d'indicateur du sujet et du contexte de la communication. C'est pour cela, d'ailleurs, que les didascalies semblent un matériel textuel dispensable et qu'il existe quantité de textes n'en contenant aucune. Se rappeler, par exemple, La nuit juste avant la forêt de Koltès. 7 il serait, sous différents aspects, aussi justifié d'appeler cet énonciateur « présentateur » (Eigenmann), « scripteur » (Ubersfeld) ou « montreur » (Viswanathan). 8 Le mot est de Marinčič (2005 : 240). teur n'est pas en position de voir s'il ne lit que les répliques attribuées aux personnages. Ce procédé idiosyncrasique rapproche le texte de la complexité du roman contemporain qui se sert systématiquement du nivelage discursif pour créer les emboîtements et les abysses du récit. Un texte des Lumières, précurseur de structures textuelles modernes9. Ionesco L'écriture ionescienne, on le sait bien, doit une belle partie de son brio aux modèles dramatiques, élaborés à perfection par Molière et par Feydeau. Ionesco a repris de leurs comédies des mécanismes qui permettent de développer un embrayage efficace de l'action théâtrale, menant coup par coup à des accès successifs de rire libérateur : la répétition, l'entassement, l'accélération. Il y ajoute une nuance d'exagération et des renversements qui fournissent à la narration dramatique un sentiment vague qu'on a pris l'habitude d'appeler absurde. Ionesco, lui, préférait le mot insolite. Mais cet insolite n'est pas uniquement l'affaire du contenu que l'on croit10 reconnaître dans ses textes. Il se formule plutôt dans la structure de ses pièces et antipièces, et surtout dans les procédés narratifs de sa poésie. L'insolite en tant que démystification de la banalité quotidienne se trouve à la source même de son originalité qui, sans doute, est une originalité formelle. Son esprit novateur vient imbiber, entre autres choses, les didascalies : on en trouvera une dans l'exemple (4) qui est l'ouverture à La cantatrice chauve. C'est une didascalie qui a bien pour objectif de situer l'action. Mais les procédés de structuration syntaxique et lexicale qui la stylisent sont aussi bien ceux d'un récit littéraire où, par exemple, la répétition démesurée et, pour ainsi dire, anti-anaphorique de l'adjectif « anglais » traduit une attitude ironisante de l'auteur par rapport au contenu indicationnel. Il s'agit pour Ionesco non seulement d'emplacer le texte dans un espace, mais de le situer dans un monde spirituel, d'en créer une fiction insolite qui, par là, devient irresistiblement drôle. La cohésion et la cohérence de ce petit fragment didascalique (appartenant d'ailleurs à un texte antidramatique), ainsi que sa dimension intertextuelle, sont décidément celles d'un récit narratif. D'une autre part, la « réplique » finale de la cantatrice chauve, qu'on trouvera sous (5) parmi les didascalies citées, est l'exemple d'un autre emploi particulier du texte didascalique, semblable à celui qui est présenté dans l'intervention (2). Le personnages, au dénouement de l'histoire ionescienne11, se mettent à braire et à imiter d'autres sons animaliers, mais qui pourtant ne sont pas dépourvus de signification : celle-ci suggère le (ou les) sens du mouvement qu'indiquent les acteurs en réitérant « c'est pas par là, c'est par ici ». Cette intervention phonique est donc une sorte de 9 Se rappeler le jeu didascalique dans la texture du roman La Vie mode d'emploi de Pérec. 10 L'auteur, dans ses essais, nous assure à plusieurs reprises, que son intention n'est pas de transférer un message quelconque, mais de nous faire découvrir par son théâtre la tout-puissante impossibilité de communiquer et l'existence intenable du sujet parlant. Inventeur de son monde, Ionesco est décidément en forme 11 C'est une histoire qui, bien évidemment, a le langage pour objet et sujet. didascalie implicite qui dirige, en outre des déplacement des personnages, la perception du spectateur. C'est, en plus, l'énonciation d'une attitude de l'auteur vis-à-vis du théâtre lui-même : son esprit d'avant-garde se dirige là où les autres ne vont pas. Genet il y a une longue histoire de controverse entre ceux qui écrivent du théâtre et ceux qui en font. voici une formulation que Genet ne se plairait pas de trop entendre. Comme ionesco d'ailleurs, il est de ceux qui, en tant qu'écrivains, se disent auteurs intouchables et s'accordent le droit de tenir la main sur les perspectives scéniques de leurs textes. Dire du théâtre, c'est en faire (comme on pourrait le dire en paraphrasant Austin), mais cette vérité pragmatique n'est pas à l'origine de l'intervention (6) que s'est permise Genet en introduction à la publication livrèsque de son Balcon. Comment jouer Le Balcon est une longue didascalie insolite et enragée contre les metteurs en scène où le « je » est sans aucun doute celui de l'auteur. Genet énonce explicitement sa volonté d'auteur, commande toute représentation éventuelle, affirme que ses intentions sont claires. À un moment donnée, il se retire un peu discrètement en remplaçant le « je » furtif par « auteur de la pièce » qui serait eventuellement prêt à donner quelques concessions aux actrices, mais vers la fin du texte reconnaît indirectement qu'en somme, il ne sait pas exactement pourquoi il veut ce qu'il veut. C'est là que repose le secret de l'auteur : il constate vivement la clarté de ses intentions en sachant qu'il n'en sait rien. Qui parle ? Beckett et conclusion Dans ses écrits « extrathéâtraux », Beckett est un auteur qui tente de se soustraire au texte pour parvenir à une écriture déstylisée, dépersonnalisée, décomposée, une écriture qui refuse de se considérer comme littéraire ; en bref, Beckett est en route vers ce que Barthes12 appelle le « degré zéro de l'écriture » où la littérature s'annule pour retrouver un nouveau ressort expressif. La destination de ce voyage, évidemment, ne peut être qu'un discours qui prend les caractéristiques de graphisation de l'oral. Le lecteur a l'impression que Beckett lui adresse la parole sans le nommer explicitement (comme le faisait Diderot) et c'est de là que provient l'empreinte d'une théâtralité sublime de son écriture. Les fragments intitulées Pour finir encore et autres foirades, dont nous avons tiré le passage (7), se présentent donc pour ne rien représenter qui soit porteur des traces de leur scripteur. Beckett écrit ce que tout le monde, primitivement, devrait être censé pouvoir entendre. Le récit fourmille de répétitions, de redondances et de reprises ; il semble transcrire un oral impersonnel (car le « je », quand il y en a, flotte à la merci du lecteur), un oral qui pourtant soudain se fait fléchir par des interventions du dramaturge qui, ici, n'en est pas un - ou 12 Barthes (1972 : 64) : « Il y a donc une impasse de l'écriture, et c'est l'impasse de la société même : les écrivains d'aujourd'hui le sentent : pour eux, la recherche d'un non-style, ou d'un style oral, d'un degré zéro ou d'un degré parlé de l'écriture, c'est en somme l'anticipation d'un état absolument homogène de la société ; la plupart comprennent qu'il ne peut y avoir de langage universel en dehors d'une universalité concrète, et non plus mystique ou nominale, du monde civil. » du moins ne se formule pas comme tel. L'insertion, dans l'avalanche des mots, de « ici un long silence » est l'acte d'une conscience constructive, une invocation didasca-lique que l'on confond avec le récit, « une consigne qui n'en est pas une » (Stabej 1999). C'est une consigne qui ne vise rien sinon le texte lui-même. C'est un signe de ponctuation dans le texte, une indication rythmique (de quoi ? du dire ? du dit ?) par laquelle le récit s'arrête sans s'arrêter, un point d'aliénation du discours et lieu de son absence impossible. L'énoncé « ici un long silence », posé entre deux virgules, serait explicitement didascalique s'il suggérait une pause dans l'oralisation.13 Mais non : il propose de s'anéantir soi-même. Paradoxalement, c'est une pause qui, à la lecture, doit se trouver remplie de sa propre sonorité silencieuse. Seul le langage humain peut s'offrir le luxe et satisfaire au besoin de philosopher sur la complexité de son propre statut : celui de sujet, objet et objectif d'un monde. 13 Il implique la didascalie dans la mesure où il réfère à une autre absence d'une autre voix contée. Bibliographie Barthes, Roland (1972) le degré zéro de l'écriture, suivi de Nouveaux essais critiques. Paris: Seuil. Beaugrande, Robert Alain de/Wolfgang Ulrich Dressler (1992) Vvod v besediloslovje. Trad. Aleksandra Derganc et Tjaša Miklič. Park: Ljubljana. Dompeyre, Simone (1992) « Étude des fonctions et du fonctionnement des didascalies. » pratiques 74, 77-104. Eigenmann, Éric (2003) le mode dramatique. Genève: Éditions Ambroise Barras. Issacharoff, Michael (1993) « Voix, autorité, didascalies. » poétique 96, 463-474. Marinčič, Katarina (2005) « Sluga, ki je človek. » in : Denis Diderot, Fatalist Jakob. [Postface au roman.] Ljubljana: Mladinska knjiga, 229-245. Récanati, François (1979) la transparence et l'énonciation. pour introduire à la pragmatique. Paris: Seuil. (L'ordre philosophique). Stabej, Marko (1999) « Besedilo naj bo za podporo njuni rastoči jezi.» in : Eugène ionesco, Makbet. Maribor: SNG Drama Maribor, 90-94. [Livret du spectacle.] Thomasseau, Jean-Marie (1984) « Pour une analyse du para-texte théâtral. » littérature 53, 79-103. Ubersfeld, Anne (1996) les termes clés de l'analyse du théâtre. Paris: Seuil. (Collection Mémo). Viswanathan, Jacqueline (2000) spectacles de l'esprit. Du roman dramatique au roman-théâtre. Québec: Presses de l'Université de Laval. Vitez, Primož (2006) « Poezija govora v proznem zapisu. » in : Tone Smolej (dir.), prevajanje baročnih in klasicističnih besedil: 30. zbornik. Ljubljana: Društvo slovenskih književnih prevajalcev, 147-154. Povzetek DIDASKALIJA KOT BESEDILO Scenski tekst (gledališko besedilo ali filmski scenarij) ima med oblikami jezikovnih sporočil posebno mesto. Je predloga, iz katere običajno izhaja uprizoritev, se pravi specifičen, od pisnega besedila temeljno drugačen jezikovni medij. Naracijske strategije, ki oblikujejo strukturo scenskega teksta, so usmerjene k enemu cilju: uprostorjenju in govorni realizaciji napisanega besedila. Naslov dela, imena oseb in časovno-prostorske koordinate dogajanja (makro-didaskalije), navedene v začetku, oblikujejo krovno koherenčno izhodišče teksta. Običajno formalno jedro besedilne predloge so dialogi ali monologi (zapis izrečenega), ki so v splošnem lahko zadostno telo tovrstnega literarnega izdelka. Zadostno zato, ker zapis govora tako ali drugače nujno implicira okoliščine dogajanja oziroma snovalcem uprizoritve dopušča avtorsko odločitev o specifiki prostorske realizacije. Nasprotno pa zlasti z zapisom mikrodidaskalij avtor predloge eksplicira svoj pogled na prostorsko-časovne razsežnosti zgodbe. S tem interpretira svoj dialoški tekst, pri čemer poskuša izrecno vplivati na uprizoritvene odločitve avtorjev gledališke predstave ali filma. Na ta način postane didaskalija interpretacijsko torišče z dvojnim statusom: po eni strani se kot pripovedni orientir ponuja vsem avtorjem, vpletenim v produkcijo scenskega besedila. Avtorju zapisa (dramatiku, scenaristu) služi kot jezikovna tvorba, ki predvideva ali določa negovorne plasti naracije, avtorjem uprizoritve (igralcu, režiserju, dramaturgu, scenografu) pa kot nezavezujoče navodilo za tvorbo prostorske interpretacije, iz katere izhaja avtorska odločitev za izvoren ali izviren pristop k aplikaciji teksta v scenski medij. Po drugi strani skozi didas-kalijo pride do (recimo temu) "neproblematičnega" dialoga med avtorjem zapisa in avtorji uprizoritve. Didaskalija je namreč najbolj neposreden, najenostavnejši, suh, pogosto najmanj dvoumen zapis "avtorjevega glasu", nekakšen nedvomni konstativ, vrinjen v množico govornih performativov. Zato gre v kompleksnosti besedilnih oblik didaskalijo videti tudi kot avtonomno poetično prvino, svobodno in neobvezno. Didaskalija je tekstualni element, ki ga je mogoče reciklirati povsod tam, kjer teče pripoved.