Original scientific paper Izvirni znanstveni članek DOI: 10.32022/PHI31.2022.122-123.6 UDC: 130.121: 113.2 L'espace et le corps vécus du point DE VUE cosMOLOGIQuE Eugen Fink et Renaud Barbaras Karel Novotny Faculty of Humanities, Charles University, Patkova 2137/5, 182 00 Praha 8 - Liben, Czech Republic karel.novotny@fhs.cuni.cz Space and Body Experienced from the Cosmological Viewpoint. Eugen Fink and Renaud Barbaras Abstract The article addresses the question of the relationship between the phenomenological and the cosmological perspectives on space: space is the encompassing, it gives place and is centered in and through the embodiment of those who perceive in space. Does Phainomena 31 | 122-123 | 2022 the oriented character of space, experienced in this manner, bind or separate cosmology and phenomenology? There exists a radical break between the two approaches, which the article pursues selectively in Fink's university lectures, from early as 1945 onwards. Barbaras, on the contrary, proceeds from phenomenology, even if he moves more and more clearly beyond the Husserlian dualist framework of the universal correlation between consciousness and the world, in order to think the world itself. The article seeks to capture the common features and to understand the differences between the two cosmological perspectives regarding the origin of space, from their shared phenomenological provenance to the philosophical inspirations that separate them. Keywords: phenomenology, embodiment, cosmology, space. Izkustvo prostora in telesa s kozmološkega vidika. Eugen Fink in Renaud Barbaras Povzetek 124 Članek obravnava vprašanje razmerja med fenomenološkim in kozmološkim pogledom na prostor: prostor je tisto obsegajoče, daje kraj, osredinja se s pomočjo in v utelešenju tistih, ki zaznavajo v prostoru. Ali orientirani značaj prostora, izkušenega na takšen način, povezuje ali razločuje kozmologijo in fenomenologijo? Obstaja radikalni prelom med obema pristopoma, ki ga prispevek zasleduje na podlagi izbranih Finkovih univerzitetnih predavanj, že vse od leta 1945 naprej. V nasprotju s tem Barbaras izhaja iz fenomenologije, čeprav se bolj in bolj jasno giblje onkraj husserlovskega dualističnega okvira univerzalne korelacije med zavestjo in svetom, zato da bi mislil svet sam. Članek skuša zajeti združujoče poteze in razumeti razlike med obema kozmološkima perspektivama glede izvora prostora: od njune skupne fenomenološke provenience do filozofskih inspiracij, ki ju ločujejo. Ključne besede: fenomenologija, utelešenje, kozmologija, prostor. Karel Novotny Avant-propos Cet article propose d'examiner les différents projets d'une cosmologie philosophique, une perspective qui s'est développée il y a peu et que l'on peut envisager comme une tentative de dépassement de la phénoménologie. Le thème choisi ici est la question de savoir comment le vécu originaire de l'espace, en tant qu'il renvoie - du moins dans les recherches transcendantal-phénoménologiques d'Edmund Husserl sur la constitution du monde - au corps vécu comme un point zéro de l'orientation, est traité dans le cadre cosmologique d'une pensée du monde lui-même, tel qu'il précède et déborde le monde en tant qu'horizon constitué par la conscience au sens husserlien. Pour nous, cette interrogation ouvre, dès le départ, au problème suivant : le monde, terminus ad quem incontournable pour une cosmologie, englobe tout. Or l'espace aussi est certainement une manière d'englober tout, du moins tous les corps, y compris les corps vécus. L'incarnation de la vie en revanche, sa singularisation par l'incorporation qui s'avère l'un des faits originaires et irréductibles considéré comme terminus a quo par certaines phénoménologies, 125 est liée à une orientation originaire de l'espace, en tant qu'il est vécu et non pas seulement pensé par les vivants humains. Comment le rapport entre les deux caractères de l'espace, qui est à la fois englobant, donnant lieu, et centré dans et par l'incarnation, peut-il être articulé ? Le caractère orienté de l'espace vécu est-il ce qui lie ou ce qui sépare la cosmologie de la phénoménologie ? 1. Fink et la donation de l'espace par le monde Pour Fink, l'analyse phénoménologique, partant du corps vécu comme point zéro des orientations spatiales du monde de la vie, n'arrive jamais à saisir le monde lui-même comme ce qui donne l'espace véritablement. Car la spatialité des horizons de l'expérience telle qu'elle est abordée chez Husserl est seulement L'article présent est conçu dans le cadre d'un projet de recherche Eugen Fink et la phénoménologie en France (GAP 21-23337J). Je tiens ici à remercier vivement Annabelle Du-fourcq, Istvan Fazakas et Petr Prasek pour leurs lectures, ainsi que Pablo Posada Varela et Julie Cottier, pour leur travail de traduction et rédaction de mon texte. Phainomena 31 | 122-123 | 2022 étudiée quant à sa genèse dans le pouvoir subjectif de constitution des objets, étudiée réflexivement à partir de l'analyse de leur donation dans l'expérience sensible. Cette spatialité ne concerne donc que la sphère intramondaine. Si, pour Fink, la vraie origine de l'espace nous environnant dans notre monde de la vie, à même son caractère orienté, comme celui de haut et bas, droite et gauche, proximité et distance, n'est pas - comme pour Husserl - liée à la puissance de l'auto-mouvement de la subjectivité incarnée, au « je peux » à partir de ce point zéro du corps vécu, n'en demeure pas moins que ces orientations-là sont pourtant données dans les phénomènes originaires ; ce caractère orienté de l'espace est « urphanomenal » selon Fink (cf. son cours d'Introduction à la philosophie de 1945, on y reviendra). Mais cet espace orienté, certes accessible à la description phénoménologique, appartient-il en fin du compte au déploiement du monde lui-même par lui-même ? Fink se réfère d'une part effectivement à ce type de description et il en reconnaît explicitement ce statut de la phénoménalité originaire, mais l'intérêt qu'il y a à le lire tient au fait de préciser que, du point de vue cosmologique 126 justement, cette description phénoménologique de l'espace orienté autour du corps propre ne peut être pertinente que pour la sphère de l'étant intramondain, et qu'elle doit être distinguée du monde au sens fort, cosmologique. La question qui se posera sera double, à savoir comment passer d'une telle description à un traitement cosmologique de l'espace orienté ? et que reste-t-il d'un espace décrit phénoménologiquement une fois que le tournant cosmologique est accompli ? L'espace orienté est originaire par contraste avec l'objectivation de l'espace par la géométrie et avec l'impact indéniable de cette dernière sur notre attitude naturelle par rapport au monde. Fink le montre à plusieurs reprises : il faut saisir ce qui motive la perte de l'orientation originaire de l'espace centré autour des corps vécus en faveur d'un espace des lieux homogène et objectif. Notre interrogation à cet égard porte sur le statut « urphanomenal », une fois que le regard de l'esprit se détourne non seulement des lieux des choses pour redécouvrir des manières d'apparaître qui y sont impliquées, comme le fait d'habitude l'analyse phénoménologique, mais aussi lorsqu'il se détourne des objets intramondains dont le monde est l'horizon. En d'autres termes, il faut encore opérer une conversion du regard par rapport à cette phénoménologie pour autant qu'elle demeure captive de l'objectivation, de l'attitude naturelle Karel Novotny de la conscience dirigée vers les choses, bref, il faut en plus entrevoir cette limitation de toute la sphère de l'intramondain, y compris, justement, de sa manière d'apparaître. L'espace orienté décrit phénoménologiquement constitue-t-il le bon point de départ qui doit être déconstruit pour entre-ouvrir la pensée cosmologique, dans son effort de se soustraire à la tendance chosifiante de l'objectivation ? On va tenter d'abord de documenter ces deux phases, celle de la description phénoménologique et du regard de la pensée cosmologique lui-même chez Fink, pour voir ce que cette dernière a à dire sur l'espace du monde lui-même. 1.1. Problématicité de l'espace Dans le premier de ses cours universitaires à Fribourg, Introduction à la philosophie, Fink suit Husserl dans sa description de l'espace centré, orienté à partir de la chair du corps (Fink 1985, 101), tout en rappelant le cadre dans lequel elle est valide, à savoir la région intramondaine. L'orientation de cette sphère intramondaine par rapport à la chair du corps est tout de même constamment désignée comme originaire, et cela pour rappeler que dans notre auto-compréhension quotidienne elle est déjà dissimulée derrière l'espace homogène des lieux et des choses conçues par une géométrie euclidienne et une ontologie de res extensœ. Mais Fink vise un autre rapport de l'homme à l'espace qui ne se réduise pas même à ce qui est le phénomène originaire de l'orientation spatiale partant de la chair du corps en tant que « champs des espaces du mouvement, des kinesthèses » (ibid.), et non simplement en tant que point zéro abstrait renvoyant encore aux systèmes des coordinata géométriques. La description phénoménologique élémentaire résumée jusque-là prépare le lecteur à un pas de plus pour s'interroger davantage sur l'espace en tant qu'espace du monde, car l'orientation de l'espace intramondain renvoie peut-être à un regard sur le monde lui-même. La question est de savoir si, pour Fink, ce regard peut être atteint en continuité avec la phénoménalité originaire de la sphère intramondaine en raison de son originarité phénoménale, ou bien si l'histoire de sa dissimulation sous l'espace homogène des lieux et des choses n'exige pas plutôt une rupture, un autre point de vue pour ce regard sur le monde lui-même. Fink parle dans le passage décisif à ce propos de la Phainomena 31 | 122-123 | 2022 Fragwurdigkeit, de la problématicité de la phénoménalité originaire de la sphère intramondaine. Cette problématicité est peut-être féconde, mais ce qui importe, en fin du compte, c'est la réflexion sur les limites de la région intramondaine en tant quelle reste attachée aux choses. Comment l'espace du monde se présente-t-il pour une telle réflexion ? Précisément, un tel espace n'est accessible que dans un autre rapport originaire, celui de l'ouverture vers une dimension « à partir de laquelle l'étant se montre ». De cette dimension, on peut dire aussi quelle est liée à l'ici, elle est même centrée dans l'ici de l'homme, écrit Fink, mais elle ne l'est pas de la même manière justement que l'espace centré de la sphère intramondaine, à savoir, en s'étendant du centre incarné vers les zones plus éloignées. L'espace du monde oscille plutôt entre l'ici de la chair de mon corps et le là le plus éloigné concevable dans une telle logique de l'élargissement à partir du centre, logique qui est propre à la description husserlienne de l'intramondain. Ce qu'il s'agit de saisir maintenant, lorsque nous tentons de quitter cette logique, c'est l'émergence non seulement de ce là éloigné, mais aussi de mon ici incarné à partir de l'horizon de l'espace 128 du monde lui-même. Aussi faudra-t-il saisir que l'orientation originaire de l'espace ne se fait pas à partir du point zéro de l'entourage intramondain des choses, mais que ce caractère orienté de l'espace du monde environnant renvoie encore au mouvement de ce monde lui-même, et même au-delà, s'il est vrai que l'espace du monde « est au-delà du là le plus éloigné ».1 Fink veut-il dire par là qu'il faudra renvoyer la pensée à la seule origine cosmique de l'espace ? Les idées de Fink telles que nous les avons résumées ici semblent aller dans cette direction-là. Comme Fink le soutient dans son cours, à la fin du passage paraphrasé ici : toute notre expérience présuppose que l'espace est structuré selon le là-haut, là-bas, là-devant, là-derrière, l'ici et le là, comme si c'était un sédiment d'un mouvement de séparation divergeant et écartant mais que nous n'aurions jamais perçu. Et pourtant il se passe avec nous, en tant qu'il fonde toutes nos expériences.2 1 « Er ist über alles, auch das weiteste Dort hinaus und ist im Allernächstem: im Hier. » (Ibid., 104.) 2 « Der Weltraum ist als das Auseinandergehen der Bereiche des Oben, Unten, Vorn, Hinten, aber auch Nah und Fern, Hier und Dort. Zwar ist das Auseinandergehen immer schon geschehen, es ist keine Bewegung, die von uns jemals erfahrbar wäre; Karel Novotny 1.2. Désagrégation Dans la session 22 de ce cours sur Le monde et la finitude, on peut suivre les deux pas que nous avons distingués, le plus important étant l'insistance sur ce qui précède l'espace des lieux des choses et le rend possible, à savoir le fait que le monde donne de lui-même l'espace, et que cet espace est en lui-même déjà orienté. Le caractère orienté de l'espace qui donne les lieux qui peuvent être occupés par les choses ne lui vient pas des relations des lieux occupés par les choses. Comme chez Kant, cet espace-là précède celles de ses parties que les choses peuvent occuper, mais il n'est pas homogène, au sens où « les lieux s'équivalent », car, précisément, il est en lui-même déjà orienté : Mais de fait, l'espace est pourtant toujours déjà orienté, il possède des points cardinaux qui sont indiqués par l'arrivée du jour qui perce etc. ; c'est aussi relativement à l'homme que l'espace est un entourage ; le point-zéro de cet entourage est à chaque fois ma chair, c'est à partir d'elle que nous mesurons les distances [...]. Lespace environnant orienté par 129 la chair est donc compris comme l'étant placé à l'intérieur d'un espace local généralement de la même nature, lequel s'étend toujours plus loin et encore plus loin à partir de ma position. Lespace est compris comme une multiplicité homogène de lieux. (Fink 1992, 198. / Trad. Depraz 1998, 382.) Ce qui reste de l'espace du monde donc, une fois le regard libéré des choses et de leurs lieux, ce sont ces points cardinaux, Himmelsrichtungen, indiqués par l'arrivé du jour, et voilà tout, pour ce qui est de lespace lui-même. Il faudrait donc peut-être revenir en arrière, et lire attentivement aussi ce qui précède cette analyse encore lestée par la phénoménologie : Il n'y a pas de lespace parce que deux choses surviennent l'une à côté de l'autre, mais à l'inverse, c'est seulement parce que l'espace est sondern sie ist die Urvoraussetzung, die alle unsere Erfahrung ermöglicht. » (Ibid., 104 sq.) Phainomena 31 | 122-123 | 2022 là que deux choses peuvent se trouver l'une « à côté de » l'autre ; et la même chose vaut pour la succession temporelle. L'espace et le temps convergent en ceci qu'ils représentent à chaque fois, de façon différente, une désagrégation. Une telle désagrégation n'est pas quelque chose qui aurait tout d'abord été rassemblé et ensuite séparé ; elle est toujours déjà « dispersion ». Dans la dispersion de l'espace et du temps, l'ouvert est maintenu ouvert, en quoi les choses peuvent alors être rassemblées ou séparées. Il n'y a de proximité et d'éloignement de l'intra-spatial et de l'intra-temporel que parce que l'espace et le temps forment à chaque fois de façon préalable une désagrégation. (Ibid., 198/381.) D'une part, c'est grâce à cette dispersion (Auseinandergehen) ou désagrégation préalable à toute expérience qu'il y a de l'espace orienté, un espace qui appartient au monde et vient de lui. Or, d'une part, cette orientation est aussi celle qui a été appelée urphanomenal par Fink et, d'autre part - passage crucial de ce texte précédent de 1945 - , originaire est aussi la centration de cette 130 orientation dans l'ici de l'homme. Sans ce centre-là, nous semble-t-il, l'espace du monde aurait été, dès le départ, privé de son orientation.3 Le passage du texte qui nous emmène à formuler cette hypothèse d'une liaison de l'espace du monde et de l'espace environnant que nous venons de suggérer contient cependant un renvoi univoque à ce qui dépasse l'environnement. De même nous lisons ainsi d'abord : « Lespace du monde s'accroche à l'Ici, il n'est pas homogène. » (Fink 1985, 104.) C'est une référence à la déconstruction encore phénoménologique de l'objectivation de l'espace. Or ce n'est que le premier pas. La rupture avec cette phénoménologie suit immédiatement dans ce passage du texte de 1945 : L'orientation phénoménale originaire appartient plutôt à l'espace du monde. [...] Cet espace du monde est au-delà du tout, même au-delà du 3 « Je peux m'orienter vers le sud, et si je le fais, je suis entièrement celui qui prend cette direction ; mais en me comportant de cette façon, je suis en même temps tenu dans la direction mondiale des points cardinaux, ce qui me donne cet espace dans sa capacité directionnelle. Et pourtant, en même temps, on voit que les deux ne peuvent pas être retracés l'un à l'autre. » (Nous citons ici un texte inédit de Hans Rainer Sepp.) Karel Novotny Là le plus éloigné et il est dans le plus proche : Ici. Il flotte quasi entre l'Ici, à chaque fois l'Ici de mon corps vécu, et le Là le plus éloigné pensable de l'illimité ouvert, mais de telle façon que l'Ici et le Là proviennent de l'horizon de l'espace du monde lui-même. (Ibid. ; souligné par l'auteur de l'article.) Maintenant, notre question se précise : il s'agit de comprendre comment émerge l'ici de la chair de mon corps de l'horizon du monde lui-même, non pas de l'horizon au sens husserlien (où la mondanéisation de la subjectivité transcendantale irait de pair avec son incarnation), mais au sens fort du monde, celui qui est « toujours déjà » au-delà du là, y compris de notre environnement spatial le plus éloigné. Une autre question s'ouvre en même temps, dans ce passage crucial du phénoménologique au cosmologique, à savoir celle du statut de cet « au-delà du Là le plus éloigné ». Car si Fink parle en revanche un peu plus loin dans son texte d'un « Là le plus éloigné pensable de l'illimité ouvert », il s'agit bien d'un pôle dans un rapport déjà spatial, dont l'autre pôle est l'Ici de mon corps vécu. C'est-à-dire que l'on est encore dans une corrélation spatiale, à l'intérieur d'un horizon englobant. La suite du texte de Fink le confirme : 131 « l'essence de l'espace-monde est le pur englober et contenir » (ibid.). Or le monde n'est pas que cela, il est aussi « au-delà du Là le plus éloigné », hors lieu, et Fink y insiste de manière de plus en plus radicale. Ce qui a été esquissé jusque-là n'est qu'un projet du monde par l'esprit, la question du monde n'est pas réglée par-là, loin de là, et son problème n'est devenu que plus aigu. 1.3. Utopie du monde Dans le cours sur Le monde et la finitude, auquel nous revenons encore brièvement, nous trouvons toute une liste de réserves sur les figures de pensée métaphysique du monde. Dans la remarque suivante de la 23ème session de ce cours par exemple : « Le monde n'est pas une structure déjà produite, un récipient dans lequel les choses ont un lieu, une durée et une apparence - il est le produire originaire lui-même. » (Fink 1992, 207.) Par et dans cette production, le monde donne l'espace, le lieu pour tout, pour « la danse de toutes les choses, dont les vagues de la mer, les Alpes, les végétaux et animaux, les hommes et États ». Mais le point est que ce lieu qu'est le monde en tant que production est Phainomena 31 | 122-123 | 2022 aussi « le lieu des crânes, un champ de disparition » (ibid.). Le monde donc, en raison de l'espace et du temps qu'il donne, ne produit pas seulement le multiple tenu ouvert par la désagrégation spatiale et temporelle, c'est aussi un ouvert annihilant pour ainsi dire, au sens d'un « non-lieu de disparition », un néant. C'est sans doute également la raison pour laquelle Fink écrit, dans un autre cours, celui sur Être et homme en 1955, que le monde est « dans un ici expérimenté qui est lié à tous les lieux - et n'a son contraire que dans l'absence de lieu » (Fink 1977, 62). Cathrin Nielsen, qui a attiré notre attention sur cette idée et formulation de Fink, explique sa pertinence ainsi : Cette absence de lieu est importante ici (comme un pendant à l'endroit sans lieu où entrent les morts). Le « ici » individuellement expérimenté, ancré corporellement, trouve son contraste dans l'absence de lieu, c'est-à-dire dans l'absolu non-ici et non-maintenant, un non-ici qui ne signifie pas « là » (mais une absence du lieu) et un non-maintenant, qui ne signifie pas un certain « hier », « alors » ou « demain », mais tous les 132 matins et donc un mouvement hors du biais dans l'ici et maintenant. L'ici du corps jaillit ainsi de l'horizon de l'espace du monde lui-même d'une part, puisque le monde est proche, accessibilité, apparence ; mais l'ici du corps vécu surgit en même temps du non-ici absolu ou du retrait qui se déchire de près en cet ici, qui (pour ainsi dire) est aussi tout dans son cœur.4 Pour comprendre ainsi la spatialisation de l'environnement, le flottement entre l'Ici charnel-corporel et le Là le plus éloigné pensable de « l'illimité ouvert », il faut aussi penser ce qui est au-delà de tout lieu, la dimension de la néantité, le caractère méontique du monde. Ce monde, au sens du tout et rien, n'est pas donné, son double mouvement d'apparaître et de disparaître n'est pas perceptible sur les phénomènes, il faut le penser en tant que tel. Dans le cours de Fink Alles und Nichts, on trouve une argumentation en faveur de cette thèse, ce que suggère ne serait-ce que le titre d'une session du cours, Der Zeit-Raum des Erscheinens als >Alles< - und das Totenland als >Nichts<, dans laquelle on 4 Je cite un texte inédit de Cathrin Nielsen. Karel Novotny peut lire que le mouvement du monde laisse apparaître toutes les choses, d'une manière qui les connecte au tout, ce qui signifie également le vol, la destruction et l'anéantissement de ce qui est apparu. [...] L'ascension et la chute, le va-et-vient, la vie et la mort, l'émergence et la disparition sont entrelacés mille fois ; le monde comme mouvement de l'apparaître est un mouvement qui va à l'encontre de lui-même, courant et contre-courant, de croissance et de décroissance, de surgir et périr.5 Quant à la question de l'origine de l'espace dans la cosmologie philosophique de Fink, il faut penser le caractère ouvert de la dispersion spatiale préalable de l'« être à coté de » à partir d'une négativité, qui est, elle aussi, d'abord lisible pour ainsi dire sur les choses comme un trait de leur finitude (Fink 2018, 531). Mais cette finitude elle-même, qui donne l'espace, la finitude du monde, ne se révèle qu'à l'homme, semble-t-il. Elle n'y est certainement pas « centrée » par rapport au point zéro des perspectives de manière corporelle-charnelle, comme 133 dans une analyse phénoménologique de la perception. La finitude est pourtant essentiellement un rapport de l'homme à ce qui n'est inclus dans aucune de ces perspectives de l'apparaître. Faut-il croire alors que c'est grâce à ce rapport de l'homme à ce qui n'est pas et dont il a un savoir, du fait de la mortalité, que le temps surtout et, en fonction de lui, l'espace de son environnement également, se tiennent ouverts ? Voici le passage final qui conclut le cours de Fink sur Tout et rien et qui, peut-être, pointe lui aussi vers cette hypothèse, quoiqu'il ait une portée spéculative plus générale : La mort de l'homme est le grand indicateur - vers le néant absolu, qui n'est pas quelque part et à un moment donné, ne rivalise pas avec l'univers de l'apparence temporelle-spatiale, seulement lorsque la nuit silencieuse de l'Hadès déchire tout ce qui apparaît superficiellement, 5 « Die Weltbewegung [...] des Erscheinens ist eine in sich selber gegenläufige Bewegung, ist Strom und Gegenstrom, Wachsen und Schwinden, Entstehen und Vergehen. » (Fink 2018, 528.) Phainomena 31 | 122-123 | 2022 brillant et lumineux dans une problématicité ultime. En tant que mortel, l'homme a un savoir du néant absolu, d'où tout s'élève et tout passe, il a un savoir de ce tout et rien dans une tension tremblante de son esprit. Le monde n'est pas seulement la présence de l'apparaître, c'est aussi l'UTOPIE, le no man's land du néant, vers lequel pointent les mystères de la mort et de l'amour. (Fink 2018, 532.) Le mouvement du monde n'est donc pas seulement une émergence permanente, explosion stabilisée qui produit l'être spatio-temporel, car il renferme encore la négativité de l'implosion de tous ces produits dans le néant, trait du mouvement qui ne renvoie pas à l'homme comme à son origine. Mais l'homme n'y est pas pris de la même manière que tout autre étant, apparaissant pour une certaine durée et disparaissant après, puisqu'il peut faire l'expérience de ce jeu du monde.6 Il est dans son Ici un rapport à ce qui excède l'intervalle de l'ici au tout Là, au « néant absolu » que le monde est aussi, dans et malgré sa permanente production de l'être. Il y a une origine spirituelle de l'espace dans 134 la cosmologie de Fink qui dépasse la phénoménologie par ce retour à l'esprit, retour qui n'est pas seulement une pensée spéculative mais une expérience ontologique. C'est un esprit fini, humain, qui tremble, dit Fink, et qui, dans ce tremblement, éprouve aussi sa condition incarnée sans y rester attaché. C'est pourtant le Néant du monde qui le fait trembler, la finitude de l'être dont il est par le monde. 2. Espace et corps vécu chez Renaud Barbaras La processualité du monde qui produit tout être en tant qu'être manifesté, donc tous les corps y compris les corps vivants, ne relève point d'une corrélation avec une conscience, elle-même en flux permanent - qu'elle soit 6 Hans Rainer Sepp écrit que « dans notre ici, en tant qu'il est conditionné par la chair de notre corps, nous faisons encore l'expérience de ce qui dépasse absolument notre expérience », c'est une expérience encore charnelle de ce qui, pour ce qui est de rapports spatiaux, englobe ces rapports, « inclut [einräumt] encore cet Ici », tel qu'il fonctionne dans la structure ici-là. Et il ajoute : « Cela correspondrait alors à la figure logique du jeu (comme une forme de mouvement de l'existence humaine) en tant que symbole (fragment) du monde. » (Nous citons encore le même texte inédit de Sepp.) Karel Novotny irréductiblement charnelle, incarnée ou quelle relève d'un entrelacs de celle-là avec la chair du monde. Bien au contraire, Renaud Barbaras tente de justifier la pensée suivante : si l'apparaître vécu, charnel, se produit, dans la chair subjective du corps propre, le mien, il n'accueille et ne reprend qu'une processualité anonyme, en quoi le monde lui-même consiste. Donc l'entrelacs entre la chair du monde et les chairs des corps est orchestré par la processualité de l'instance première, du monde lui-même en sa manifestation, dite première. En revanche, le mouvement de la phénoménalisation, celui qui est centré autour du je peux charnel du sujet incorporé n'est, en fin du compte, que le mouvement du monde lui-même : l'apparaître dans le vivre ou dans l'expérience, l'apparaître vécu n'est ainsi, d'un tel point de vue cosmologique, qu'un « prolongement » ou une réception subjective de la manifestation primaire du monde lui-même, la manifestation secondaire de ce dernier - c'est de toute façon à partir de ce dernier là qu'elle se produit. Ici, l'influence d'Eugen Fink se fait jour de façon tout à fait claire. C'est que la différence entre l'apparaître dit secondaire d'une part, appelé aussi « phénoménalisation », et la manifestation primaire d'autre part renvoie à la 135 distinction très nette entre deux formes de l'apparaître telles qu'elles furent introduites par Fink, et que Barbaras assume dans son propre projet.7 En revanche, il n'y a pas de rupture entre les deux, précisément dans la mesure où Barbaras conçoit la phénoménalisation comme « prolongement » de la manifestation. Comme s'il n'y avait qu'un seul mouvement justement, dans lequel la subjectivité n'a aucune initiative, la phénoménalité déployée autour de la subjectivité incarnée n'a qu'une seule origine, à savoir le mouvement du monde lui-même. Qu'en est-il alors de l'espace ? Est-il lui aussi une dimension de continuation de la manifestation dans la phénoménalisation ? L'espace vécu centré autour 7 Pour ce qui correspondrait à la distinction entre manifestation primaire et secondaire chez Fink dans les termes Vorschein et Anschein, cf. par exemple son livre Sein, Wahrheit, Welt (1958). Nous parlons du renvoi et précisons qu'il s'agit d'un renvoi indirect, puisque Barbaras ne cite pas Fink, lorsqu'il introduit sa propre différence entre manifestation primaire et secondaire. Il cite par contre certains textes de Jan Patocka, lui-même étant un lecteur tout aussi passionné que critique de Fink cependant. Pour la différence entre Patocka et Fink cf. Patocka 1988 et Novotny 2021. Phainomena 31 | 122-123 | 2022 des corps est-il institué dans son orientation également par le mouvement du monde lui-même ? Comment cela se produit-il dans la cosmologie barbarasienne ? 2.1. Le mouvement du monde et ses dépôts : les corps D'après la Dynamique de la manifestation parue en 2013, où le projet de la cosmologie philosophique de R. Barbaras a été présenté de manière systématique pour la première fois, le mouvement subjectif tire sa mobilité de la puissance du monde dont il est séparé : En tant qu'il renvoie ultimement au monde comme son véritable sujet, en tant que c'est dans le monde que réside l'être véritable de ce mouvement et que repose sa consistance ontologique, ce mouvement a ceci de propre qu'il ne peut que tendre vers le monde, se tourner vers sa source. Si c'est bien encore le monde lui-même qui se fait entendre dans ce mouvement, dans et par-delà la séparation, il ne peut que s'avancer vers le monde, c'est-à-dire remonter vers son origine, viser une réconciliation ontologique par-delà la séparation. (Barbaras 2013, 305.) La mobilité propre du sujet réside alors précisément dans ce mouvement que R. Barbaras désigne comme « désir ». Dans ce mouvement, le sujet est séparé de lui-même, parce qu'il est séparé de sa véritable source, du monde, cette séparation n'étant pas produite par le mouvement propre du monde, mais par l'événement originaire qui introduit le sujet dans le monde. Avec le sujet, ou plutôt son événement, se creuse au sein du monde une sorte d'abîme, de faille ontologique. Le sujet est donc cet étant qui, appartenant pleinement au monde (à quoi d'autre pourrait-il appartenir ? qu'y a-t-il d'autre que le monde ?), en est pourtant radicalement séparé (ibid., 306) ; il n'est donc pas extramondain, comme l'indiquerait la critique du sujet husserlien reprise par R. Barbaras dans ce livre également, mais il est atopique, il ne se trouve nulle part dans le monde à proprement parler. Le psychisme (l'âme, l'esprit, etc.) ne saurait avoir d'autre « contenu » que cette atopicité, cette absence, ce qui revient à dire qu'il est situé dans ce qui est par essence un non-lieu, celui de Karel Novotny l'archi-événement. L'événement qu'il faut reconnaître, si l'on se pose la question de l'origine de la subjectivité, n'est pas le résultat du mouvement du monde : il advient au monde comme quelque chose d'autre qui n'a pas de lieu en son sein. Cependant des objections, réclamant la reconnaissance d'un lien essentiel entre la subjectivité et la corporéité (ce qui, de ce fait, nous intéresse au premier chef ici), se font immédiatement entendre. La section « L'âme et le corps » de Dynamique de la manifestation leur est consacrée : Le mouvement subjectif ne constitue ni la différence ni l'appartenance comme telles ; il suppose au contraire la différence sous la forme de l'archi-événement et l'appartenance dès lors qu'il ne peut être que mouvement au sein du monde ; mais, dans ce cadre qui circonscrit sa mobilité propre, il constitue sa différence sous la forme du sujet qu'il ne cesse de faire advenir et son appartenance sous la forme du substrat qu'il ne cesse de constituer. (Ibid., 306.) Ce substrat est le corps justement. Rappelons le questionnement initial dont 137 nous sommes partis en lisant Fink : l'orientation de l'espace autour du point zéro de la perspective, impossible sans l'incarnation, donc sans un corps propre, est-elle, elle aussi, le phénomène originaire ou bien plutôt le résultat dérivé, secondaire, le dépôt du mouvement primaire de la manifestation qui seul peut être originaire ? Elle ne peut être le résultat de la capacité du mouvement subjectif, d'un « je peux », comme chez Husserl, puisque toute l'autonomie du mouvement subjectif est évacuée en faveur de la surpuissance du monde. C'est à partir de celle-ci que se constitue la condition phénoménologique de l'espace orienté, le point zéro du corps étant son « d'où » mondain, le point de départ constant du mouvement subjectif. Ce « d'où » est un topos, un lieu ; cette subjectivité incarnée n'est plus atopique, puisqu'elle est, en tant que corporelle, située quelque part : autrement, elle ne pourrait désirer. Par l'archi-événement, c'est un trou qui vient au monde, un sujet vide, la passivité la plus passive face à la surpuissance du monde qui lui impose le désir d'un être séparé de rejoindre le sol de l'origine. Mais il faut encore penser ce passage de l'atopos du sujet avant l'incorporation dans un lieu du corps vécu, centre de la perspective de la phénoménalité spatiale, certes secondaire par son articulation subjective, Phainomena 31 | 122-123 | 2022 centrée autour du corps vécu. Mais y a-t-il une autre spatialité, plus originaire, articulée par la manifestation primaire, par définition déliée de toute perspective centrée, subjective ? Autrement dit, faudrait-il envisager encore, comme avec un certain Husserl (lu de manière classique), une subjectivité transcendantale « extramondaine », dans la mesure où une instance constitutive serait postulée qui s'incarnerait seulement dans et par le processus de la constitution du monde, processus dans lequel elle est prise nécessairement et constamment, mais dont elle est pourtant différente, fonctionnant en écart avec sa corporéité vécue et pourtant basée sur elle ? Si le corps est toujours le résultat d'une constitution, la constitution elle-même sera toujours en écart par rapport à celui-ci, bien que paradoxalement toujours déjà incarnée. R. Barbaras affronte ce paradoxe dans le passage suivant, en soulignant également, comme Husserl, l'être constitué du corps propre : Ainsi, loin d'être ce qui le précède et le sous-tend sans cesse, 138 ce substrat du mouvement qu'est l'organisme est constitué dans le mouvement même et n'a pas d'autre réalité que cet être-constitué. C'est à cette condition et à cette condition seulement, condition qui nous est imposée par l'essence du mouvement, que nous échappons au risque de rechercher au plan du monde les conditions de ce qui échappe au monde, de prétendre trouver dans l'ontologie ce qui ne peut relever que de la métaphysique. (Ibid., 313.) C'est la subjectivité qui relève ici, dans la Dynamique de la manifestation, de la métaphysique ; ce caractère du mouvement d'être le mien, d'être subjectif, ne renvoie à rien du monde, et donc renvoie à la scission avec lui, à l'archi-événement. Mais qu'en est-il de l'incarnation, est-ce le même événement qui donne la subjectivité et l'incarnation de celle-ci ? Le problème du lieu de la subjectivité dans le monde, c'est-à-dire le problème de savoir comment le moment atopique de la subjectivité s'incarne et devient point zéro mobile, point de départ du mouvement désirant de la chair, demeura, à cette phase du projet de Barbaras, à nos yeux, une de ses questions ouvertes. Karel Novotny 2.2. LUmschlag du corps en chair Entre 2013 et 2016, un concept de l'archi-événement de la scission entre la subjectivité et le Monde est introduit donc de la façon suivante : il y va, dans cette scission, d'un événement qui ne saurait être attribué au Monde lui-même, mais qui lui est, pour ainsi dire, infligé. Mais en même temps, la relation entre les deux devient d'autant plus passionnante dès lors qu'il faut éviter toute rechute dans le dualisme. Après tout, nous vivons dans un seul monde - c'est, en tout cas, la croyance profonde qui constitue notre Urdoxa, le point de départ de toute notre pratique et réflexion. Dans le dernier ouvrage de Barbaras, à savoir dans l'Appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique (2019), s'affirme une nouvelle conception de l'événement, et il semble que d'après ce nouveau concept, de l'événement émergent désormais non seulement la subjectivité, mais aussi la manifestation elle-même, donc le Monde. Par là, il semble que la mondanité de l'apparaître n'est plus vraiment divisée en manifestation primaire et secondaire : du point du vue de cette nouvelle cosmologie, par l'effet de cette « explosion stabilisée », « éclosion originaire » de l'archi-événement, 139 n'est-ce pas la différence cosmologique elle-même entre la manifestation et la phénoménalisation qui implose en fin de compte ? Nous posons la question en général et essayons de la préciser en nous tournant vers l'origine cosmologique de l'espace orienté : avec l'implosion de la différence des deux versants de la manifestation, primaire, décentrée, et secondaire, centrée, arrive-t-on à penser la phénoménalité originaire de l'espace qui lie les deux ? Or la nouveauté dans ce livre n'est autre que le nouveau modèle événementiel qui y voit le jour et qui signifie une spatialisation à partir de l'archi-événement. Il y est introduit afin de permettre une saisie encore plus radicale de l'unité, voire du monisme du monde qui, néanmoins, ouvre au multiple.8 Barbaras revient ici tout de même à son idée de la trinité des mondes, désormais liés, à leur tour, à la nouvelle idée de l'archi-événement, et ce de la manière suivante : 8 « Dès lors que le monde est l'autre nom d'un principe d'unité, toute apparition est apparition au sein d'un monde et il y a donc autant de mondes qu'il y a de champs unitaires au sein desquels les apparitions s'inscrivent. » (Barbaras 2019, 90.) Phainomena 31 | 122-123 | 2022 Il y a le monde comme source absolue, déflagration originaire dont procède tout étant ; il y a le monde comme multiplicité ontique provenant de cet archi-événement ; il y a, en fin, le monde comme forme, c'est-à-dire sédimentation de l'origine au sein du multiple, étant entendu que cette forme est produite, c'est-à-dire médiatisée par des mouvements issus de l'événement originaire. (Barbaras 2019, 98.) De là découle la spatialisation originaire de l'événement-monde dans « le sol, le site et le lieu » (ibid.), dont l'origine est, cependant, une : « comme fond indifférencié sortant de lui-même, comme extériorité pure issue de cet événement, enfin, comme être-ensemble des étants, c'est-à-dire spatialité spatialisée par les sujets (les étants) et, à travers eux, par l'éclosion originaire » (ibid.). Il est tout aussi nécessaire de situer la chair de l'apparaître au sein de ce processus, comme l'un des sédiments de l'origine. C'est ce motif que nous souhaiterions brièvement retracer dans la partie finale de notre article. À la question de savoir comment ladite ouverture du sujet vers le monde, 140 co-originaire de la naissance de la subjectivité elle-même, peut provenir du même archi-mouvement primordial, lui-même fondé, désormais, sur l'archiévénement primordial de la déflagration, Barbaras répond, encore une fois, par le fait qu'il s'agit bel et bien du même mouvement. Et c'est bien ce qui était déjà visé par le tournant cosmologique amorcé dans ses travaux antérieurs. Or, et c'est ce à quoi son nouveau livre, en un sens, s'attèle, la question se pose de savoir comment ce mouvement s'articule, de façon plus précise, d'une part à la situation, déjà individuée, du corps dans un site -un topos déposé par la manifestation primaire du Monde, du fait de l'archi-événement de la déflagration, et, d'autre part, au lieu, occupé par la chair du corps vivant, selon l'advenue de l'avoir lieu phénoménalisant, donc déjà par rapport à la manifestation secondaire d'une chair centrée sur le point zéro des orientations dans le monde environnant. La réponse de Barbaras est que ce renversement, Umschlag du corps en chair9 ne peut venir à être interprété cosmologiquement que de la tension entre le site - première individuation par 9 Cf., chez Barbaras 2007, 88, la question : « [C]omment un certain secteur du monde se fait perception du monde, un Korper se transforme en Leib ? » Karel Novotny le corps - et le sol, dont le corps se trouve séparé par ce même mouvement d'individuation : la libération et la dissolution permanentes de cette tension étant, pour ainsi dire, produites par le monde lui-même, sans aucune espèce d'intervention subjective. En bonne logique, on suppose que c'est le même mouvement qui, d'une part, réalise l'appartenance des corps au monde et qui, d'autre part, fait apparaître le mondain depuis une perspective désormais charnelle. L'Appartenance développe de manière cohérente ce motif de pensée dans une perspective cosmologique, et ce de la façon suivante : il existe un mouvement en vertu duquel tous les corps sont originairement situés, et reçoivent un site du sol qui est le monde. Cette primauté cosmologique implique - depuis une phénoménologie de la chair - une dépossession du corps vivant subjectif par le monde. Pourtant, selon Barbaras, en même temps et selon le même mouvement du monde, dans la tension entre ce dernier comme sol et les sites des corps, ce sont aussi les chairs des corps vivants subjectifs qui prennent naissance. Pour l'exprimer, cette fois-ci, dans la perspective de Husserl - contre laquelle se dirige le discours de la dépossession -, les corps sont transformés 141 en chairs des corps vivants (Leibkörper) en tant que centres, autour desquels se regroupent les apparences qui leur sont liées comme à un point zéro de l'orientation (dans la terminologie de Barbaras : autour du lieu que prennent les chairs des corps vivants). Ainsi, dans le même mouvement qui produit l'individuation de tout ce qui existe, advient, dans le cas de l'être vivant, la possession du monde, sa singularisation dans le sujet incarné de l'apparaître, autrement dit, la phénoménalisation, mais avec ceci d'exceptionnel qu'il s'agit, en principe, du même mouvement : « En ce point, la dépossession par le monde et la possession du monde, l'incarnation et la perception deviennent strictement équivalentes, en ce point les deux entrelacements n'en font plus qu'un seul. » (Barbaras 2019, 30 sq.) À l'instar de Husserl, mais bel et bien dans la direction opposée (à savoir en partant de l'événement du monde lui-même), Barbaras intègre la position du point zéro propre à la chair du corps vivant dans un cadre encore plus originaire, pour l'y dissoudre. Pour lui, de même que pour Fink, c'est le monde lui-même qui donne ce cadre, et ce dans une sorte d'archi-mouvement. Phainomena 31 | 122-123 | 2022 3.3. Donner lieu Nous avons vu que la subjectivité, selon le projet systématique établi dans Dynamique de la manifestation, est censée remonter à l'archi-événement, qui ne provient pas de l'archi-mouvement du monde lui-même, mais s'y ajoute méta-physiquement comme événement à son encontre, et ce dès lors que la subjectivité n'est pas du monde, c'est-à-dire, n'est pasphysei. Et pourtant, bien au contraire, cet archi-événement - l'émergence de la subjectivité - semble devoir être attribué au monde lui-même, dans la mesure où ledit archi-événement est censé dépendre de l'émergence d'une subjectivité encore plus profonde qui en serait le fondement, dépendre donc de l'émergence de la subjectivité du monde lui-même, au sein de laquelle toutes les subjectivités se seraient toujours déjà inscrites, pour ainsi dire, dès le départ. Pour être plus précis : au sein de laquelle elles seraient inscrites par degrés, la subjectivité humaine s'inscrivant dans la subjectivité du monde de la façon la plus profonde ; celle des choses inanimées, en revanche, le plus éphémèrement. Ainsi s'achèverait le projet moniste d'une 142 cosmologie, alors que le projet précédant la Dynamique de la manifestation aurait tout de même conservé le résidu d'une certaine dualité entre l'archi-mouvement cosmologique du monde et l'archi-événement de la subjectivité, saisissable, quant à lui, de façon métaphysique. Dans ce nouveau cadre, l'auteur revient du sommet cosmologique de l'archi-événement de la déflagration vers la phénoménalisation, pour montrer comment les lieux des instances phénoménalisantes, les corps, vivants ou anorganiques, déposés par le monde, c'est-à-dire par l'archi-mouvement de l'individuation, sont en même temps lieux de la manifestation du monde, à même les phénoménalisations particulières, dont font partie les chairs du corps comme points zéro de l'orientation vitale intentionnelle. La spatialité originaire propre à ces processus, qui renvoie, d'un point de vue phénoménologique, à la chair de la phénoménalisation, se reflète également dans le nouveau vocabulaire mis au point par Barbaras : le donner lieu par le monde est le côté cosmologiquement considéré de l'avoir lieu phénoménalisant, de sorte que ces lieux se trouvent originairement situés dans le sol du monde par leurs sites, puisqu'ils ne peuvent pas se localiser eux-mêmes. Néanmoins -et c'est en cela que s'exprime le primat cosmologique sur le point de départ Karel Novotny phénoménologique qui privilégie les chairs du corps vivant des sujets phénoménalisants - la phénoménalisation comme mouvement du lieu à partir de son site vers le sol, à l'intérieur du monde, n'est pas un mouvement autonome : même l'intentionnalité de la vie n'est pas un automouvement, comme quelque chose propre à l'âme du corps vivant par exemple. Car toute mouvance, de tout étant, émerge, somme toute, de la surpuissance du monde lui-même ; le mouvement subjectif des corps vivants n'est qu'une des figures de transposition de ce mouvement en vertu duquel l'origine éternelle retourne à elle-même par le truchement de sa fragmentation en individus, organiques ou pas. Ce mouvement circulaire embrasse la corrélation et sera décrit par Barbaras comme étant, fondamentalement, son nouveau visage. Bien que d'une tout autre façon, la métaphysique fasse ainsi, à nouveau, son entrée, tout en étant rapportée à sa terminologie traditionnelle : [...] le mouvement vivant est exactement le point où la puissance dispersive de l'archi-événement se fait force centripète, où la vie comme puissance de l'origine devient mouvement vivant et, par conséquent, 143 phénoménalisant. De là la possibilité et, en vérité, la nécessité pour tout étant de tendre de son site vers son sol, autrement dit de désirer [...]. En ce sens, l'intentionnalité par laquelle l'étant ouvre un lieu depuis son site, ou encore phénoménalise en spatialisant, n'est que la version phénoménologique d'une situation cosmologique première, celle d'une inscription et d'un retour de l'étant en voie d'ontification vers son origine explosive [...]. Le lieu est ce qui vient recoudre la déchirure cosmologique ; il est la présentation phénoménologique de la continuité ontologique nécessairement sous-jacente à la séparation. (Barbaras 2019, 80.) C'est ainsi que la question de l'origine de la phénoménalité sera désormais à saisir comme la question de la tension (désir) du site de l'étant de retour au sol du monde à partir du lieu de sa phénoménalisation, qui, en tant que processus de donation par esquisses, nous renvoie à un point zéro d'orientation au sein du corps vivant. Du point de vue cosmologique, la question évoquée chez Barbaras - « comment [...] un Körper se transforme Phainomena 31 | 122-123 | 2022 en Leib ? » (Barbaras 2007, 88) - est reprise à l'aune des nouveaux concepts que voici : « comment cet événement originaire qu'est la déflagration peut-il se muer en surgissement de l'apparaître ? » (Barbaras 2019, 83). Autrement dit, « comment les moments disparates issus de la déflagration peuvent-ils ouvrir un lieu et par là même devenir en quelque façon des sujets ? » (ibid.). La réponse réside dans la nécessité du désir du monde, qui naît par le truchement du monde lui-même, en cela qu'il fait naître la multiplicité des corps, séparés du sol dans leurs sites. Maintenant tous les corps consistent dans une tension entre leur lieu et le sol, tous tendent vers le sol dont ils étaient séparés, par un événement extra-temporel de déflagration. L'origine cosmologique de la spatialité est donc aussi ce qui rend possible cette tension, issue de l'explosion qui crée la multiplicité des êtres séparés - comme chez Fink que nous avions cité et discuté plus haut, dans la première partie de cet article : « Dans la dispersion de l'espace et du temps, l'ouvert est maintenu ouvert, en quoi les choses peuvent alors être rassemblées ou séparées. » (Fink 1992, 198. / Trad. Depraz 1998, 381.) Conclusion Dans la nouvelle philosophie cosmologique de R. Barbaras, c'est un même événement, celui de la déflagration, qui produirait une Subjectivité omniglobante du Monde surpuissant, dont proviendrait la transformation du corps en chair. Cette même déflagration se déploierait, produisant en même temps l'individualisation des corps dans et par la manifestation primaire. Ainsi, rien n'échapperait à l'événement de la déflagration : ni l'individuation par la manifestation primaire ou l'archi-mouvement, ni la subjectivation, qui se verrait dès lors graduellement distribuée aux étants individués. Si ces subjectivités sont impuissantes à produire une telle manifestation, le fait qu'il y ait de l'apparaître pour au moins certaines subjectivités renvoie bel et bien à une telle déflagration qui non seulement dépose les sites et individualise les étants intramondains, mais les rend aussi, dès le début, auto-réflexifs. Ce fait de la transformation de la manifestation primaire anonyme en apparaître renvoie à l'archi-événement de la transformation de certains corps en chairs à partir desquelles des mondes environnants peuvent se déployer autour des lieux Karel Novotny comme autant de points zéro d'un apparaître centré car charnel. Aussi, le fait de l'apparaître, dont la phénoménologie et la cosmologie phénoménologique font leur point de départ, renvoie-t-il au moins à deux événements de transformation qui - nous semble-t-il -, quoique liés, demeurent irréductibles l'un à l'autre du point de vue phénoménologique : le fait originaire de l'apparaître et le fait originaire de l'incarnation. Il semblerait néanmoins que le nouveau concept d'événement en tant que déflagration doive, du point de vue cosmologico-métaphysique, accomplir cette double transformation. Il s'agit là de penser une unité au fond de la corrélation, élargie et approfondie par Barbaras, entre le phénoménologique et le cosmologique. Chez Fink en revanche, cette corrélation est abandonnée, et leur différence, différence cosmologique justement, est approfondie. Or cela n'exclut pas une certaine complémentarité de l'élucidation de l'origine cosmologique et phénoménologique de l'origine de la spatialité du monde. Hans Rainer Sepp écrit à propos de la thèse finkéenne selon laquelle « l'ici et le Là proviennent de l'horizon de l'espace du monde lui-même » (Fink 1985, 104) : Le fait que la structure ici-là provienne du monde ne contredit pas, objectivement parlant, l'orientation du sujet séparé par la chair du corps et centré autour de celui-ci, mais le présuppose précisément, car sans elle, qui l'absorbe et l'inverse, le mouvement d'orientation du monde n'aboutirait à rien.10 Nous avons vu aussi le côté spéculatif de la pensée finkéenne qui renvoie le désir du monde chez l'homme non pas à une plénitude inatteignable de la production, surpuissance (dont il provient complètement, selon Barbaras, y compris son caractère de lacune ou trou qu'est l'homme dans les yeux du cosmologue français, tandis que pour Fink l'expérience ontologique de l'esprit, ce rapport à l'absolu tenté par l'homme, semble être nécessaire pour que le monde soit en mouvement de l'apparaître). Le mouvement de l'apparaître et son medium, l'espace et temps, ne sont pas produits par l'homme ou par 10 Nous citons pour la dernière fois le texte inédit de Hans Rainer Sepp sur lequel nous nous sommes déjà appuyés. Phainomena 31 | 122-123 | 2022 les autres êtres vivants, mais ils ne se produisent pourtant pas sans l'homme ouvert par et pour l'expérience ontologique. Quant à l'origine humaine de cette expérience, Fink renvoie, dans les passages du cours Tout et rien que nous avons cités, au savoir qu'a l'homme de sa mortalité et qui implique un rapport à non-lieu faisant partie du monde. Le monde est à la fois vivant comme la puissance de manifestation et le non-lieu de la mort, de la disparition. Barbaras pense ce rapport autrement, de manière cohérente avec sa conviction métaphysique selon laquelle la vie originaire consiste dans la surpuissance du monde. De même, pour Barbaras comme pour Fink, le monde en tant que mouvement est transi de négativité, mais le lieu de la mort, c'est le corps. La séparation de cette source de l'archi-vie qu'est le monde implique la mortalité. Le retour à l'origine, la mort ontique, en revanche, implique une résorption du particulier dans cette archi-vie du tout qui est le monde (Barbaras 2013, 352-354). C'est l'une des convictions au sujet desquelles les deux cosmologies diffèrent.11 Bibliographie | Bibliografija Barbaras, Renaud. 2007. Le mouvement de l'existence. Études sur la phénoménologie de Jan Patočka. Chatou : Éditions de la Transparence. ---. 2013. Dynamique de la manifestation. Paris : Vrin. ---. 2019. l'Appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique. Louvain-la-Neuve : Peeters. Fink, Eugen. 1977. Sein und Mensch. Vom Wesen der ontologischen Erfahrung. Freiburg/München : Alber. ---. 1985. Einleitung in die Philosophie. Würzburg : Königshausen & Neumann. 11 Ce texte est un complément des autres essais sur lesquels j'ai travaillé dans quelques années précédentes. Le premier en était « Manifestation et incarnation comme conditions de l'apparaître du monde environnant », écrit en 2016 pour un collectif Surpuissance et finitude, à paraître en 2022 (Vrin, Paris). Ensuite je me suis appuyé aussi sur certaines formulations du deuxième chapitre de mon livre Welt und Leib (Novotny 2021). Karel Novotny ---. 1992. Welt und Endlichkeit. Würzburg : Königshausen & Neumann. [Traduction française de Natalie Depraz : Fink, Eugen. 1998. « Welt und Endlichkeit : Chapitres 2 et 22. » Alter. Revue de phénoménologie 6 : 365-386.] ---. 2018. « Alles und Nichts. Ein Umweg zur Philosophie. » Dans Eugen Fink, Sein, Wahrheit, Welt (= EFGA 6), dir. par Virgilio Cesarone, 333-533. Freiburg/München : Alber 2018. Novotny, Karel. 2021. Welt und Leib. Würzburg : Königshausen & Neumann. Patocka, Jan. 1988. « Le tout du monde et le monde de l'homme (1972). » Dans Jan Patocka, Le monde naturel et le mouvement de l'existence humaine, trad. par Erika Abrams, 265-272. Dordrecht : Kluwer. 147