Kant et la question de la République universelle André Berten Kant est devenu une référence importante en philosophie politique. Le désenchantement à propos de la modernité et de ses grands projets de rationalisation, le rejet des philosophies de l'histoire aux prétentions totalisantes, l'exigence de retrouver les fondements d'une éthique politique et juridique: autant d'éléments qui nous renvoient à une conception de la raison comme raison limitée et procédurale. Ce retour à Kant est toutefois, à certains égards, paradoxal car il n'échappe à personne que la philosophie politique et juridique kantienne, reste profondément marquée par le clivage entre le théorique et le pratique dont témoignent les deux premières Critiques. Dans cet article, je voudrais montrer comment les limites conceptuelles de la philosophie kantienne se répercutent au niveau d'une impossiblité d'intégrer de façon cohérente une théorie des rapports entre Etats au sein de sa philosophie juridique et politique. Cet abord particulier n'est pas gratuit car les questions de Kant sont encore quelques unes de celles auxquelles la pensée politique contemporaine est confrontée. En particulier, la possibilité d'un ordre »postnational« est redevenue d'actualité en raison des mutations institutionnelles impliquées par la construction européenne et par les bouleversements liés à la resurgence des questions nationales dans les pays de l'Est et l'ex-URSS.1 Mais ce qui nous intéresse n'est pas essentiellement le fait que Kant ait manifesté une indécision significative quant aux formes institutionnelles que pourrait prendre une société internationale - Etat mondial, République universelle, ou au contraire Fédérations des nations sur le modèle d'une Organisation des Nations Unis. Ce qui nous concernera dans cet article ce sont les questions théoriques et conceptuelles qui sont à la source de l'ambivalence kantienne. Nous pensons, en effet, que la pensée politique et juridique contemporaine, de n'avoir pas opéré sa »révolution pragmatique«, se heurte encore fréquemment aux mêmes impasses et aux mêmes difficultés conceptuelles que celles rencontrées par Kant. Ce que le philosophe de Königsberg n'arrive pas à penser, c'est la nature paradoxale du jugement moral, juridique ou politique, c'est-à-dire le caractère en dernière instance 1. Sur ces questions on pourra consulter par exemple le recueil de communications publiées dans LENOBLE, Jacques & DEWANDRE, Nicole (sous la direction de), L'Europe au soir du siècle. Identité et démocratie, Paris, Editions Esprit, 1992, et particulièrementles interventions de J. Lenoble et de J . M. Ferry. 8 André Berten indécidable des déductions et argumentations qui concernent tant la justification des propositions normatives que l'application des normes aux cas particuliers.2 Si malgré tout on se réfère aujourd'hui encore à Kant, c'est, croyons-nous, parce qu'il a élaboré un instrument qui lui aurait permis, s'il en avait saisi toutes les implications, de surmonter quelques unes des contradictions que manifeste sa pensée pratique. Quand il élabore, systématiquement, dans le Critique de la Faculté de juger, le concept de »jugement réfléchissant«, il ouvre la possibilité d'une relecture de l'ensemble de la démarche critique, relecture qu'il n'a point faite, mais qui est largement exploitée dans le renouveau actuel des études kantiennes. Il est possible, en effet, à partir de la Critique de la faculté de juger, de réinterpréter de façon cohérente non seulement l'esthétique, ou les écrits sur l'histoire, mais aussi l'éthique, le droit et la politique et sans doute aussi la théorie de la science elle-même. Il faut reconnaître que cette utilisation de Kant pour repenser les problèmes éthiques ou politiques est le fait de courants philosophiques très différents, parfois opposés.3 Néanmoins, au-delà de ces divergences, on s'accorde à voir en Kant l'initiateur d'une critique de la métaphysique et d'une pensée de la finitude radicale de l'homme. Les linéaments de cette critique de la métaphysique ont une triple racine dans l'oeuvre kantienne. En premier lieu, la déconstruction, accomplie par la Dialectique transcendantale, des concepts métaphysiques de totalité et de fondement (concepts de monde, de Dieu, de sujet) assigne des bornes strictes aux prétentions de la raison théorique. Ensuite, I'architectonique elle-même des trois Critiques désigne une limitation fondamentale de l'usage de la raison dont il devient problématique de reconstituer l'unité au-delà des domaines théorique, pratique et esthétique. Enfin, il faut relever les conséquences que l'on peut tirer d'une extension possible du jugement réfléchissant à l'ensemble des opérations de la raison: le modèle du jugement réfléchissant semble en effet plus adéquat pour comprendre le jugement moral - et même le jugement théorique - que le jugement déterminant. Par ailleurs, il marque de façon plus radicale la finitude notre connaissance et de notre pouvoir d'agir. C'est cette troisième réflexion qui nous semble la plus féconde pour l'analyse contemporaine des questions pratiques en général, et en particulier, juridiques et politiques. Il peut être utile de rappler brièvement les deux caractéristiques du jugement réfléchissant. En premier lieu, il se distingue du jugement déterminant en ce 2 . Cfr. A. B E R T E N & J. LENOBLE, »Jugement juridique et jugement pratique: de Kant à la philosophie du langage«, in Revue de Métaphysique et de Morale, no. 3, 1990, pp. 339-365, et Dire la Norme Droit, politique et énonciation, Paris, LGDJ, 1990. 3 . Cfr. par exemple L. F E R R Y et A. RENAUT, Système et critique. Essais sur la critique de la raison dans la philosophie contemporaine, Bruxelles, Ousia, 1984 et P. RICOEUR, Du texte à faction, Paris, Seuil, 1986, d'une part; les derniers travaux de H. ARENDT, les recherches de J . F. L Y O T A R D , d'autre part, cfr. D. INGRAM, »The Postmodern Kantianism of Arendt and Lyotard« in Review of Metaphysics, 42, sept. 1988. Kant et la question de la République universelle 9 que l'universel ne lui est pas donné: »Le jugement en général est la faculté de penser le particulier comme compris sous l'universel. Si l'universel (la règle, le principe, la loi) est donné, le jugement qui subsume sous celui-ci le particulier (.. .) est déterminant. Si le particulier seul est donné et si le jugement doit lui trouver l'universel, il est seulement réfléchissantV L'accord entre le particulier et l'universel est alors contingent. Il correspond à une attente ou à une espérance. En second lieu, le jugement est dit réfléchissant parce qu'il est réflexif. Il ne peut emprunter son principe à l'expérience ou à quelque chose d'extérieur; il »ne peut donc que se donner à soi-même comme loi un tel principe transcendantal, sans pouvoir le tirer d'ailleurs (car il serait alors déterminant)«.5 Ainsi, le jugement réfléchissant est un jugement second qui ne porte pas directement sur un objet, mais sur le rappport que nous avons à l'objet. Ne recevant pas son principe de l'expérience et ne portant pas sur les objets, il n'a pas de portée ontologique; il n'a donc pas d'usage déterminant, mais seulement un usage régulateur. Et comme le montre bien l'Appendice à la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure, l'usage de la Raison en tant que telle ne peut être que »réfléchissant«: »La raison ne se rapporte jamais directement à un objet, mais simplement à l'entendement et, par le moyen de celui-ci, à son propre usage empirique«.6 Les Idées de la raison n'ont en effet pas d'usage constitutif ou déterminant, mais »en revanche, elles ont un usage régulateur excellent et indispensablement nécessaire: celui de diriger l'entendement vers un certain but qui fait converger les lignes de directions que suivent toutes ses règles en un point qui, pour n'être, il est vrai, qu'une Idée (focus imaginarius), c'est-à-dire un point d'où les concepts de l'entendement ne partent pas réellement - puisqu'il est entièrement placé hors des bornes de l'expérience possible, - sert cependant à leur procurer la plus grande unité avec la plus grande extension«.7 Ce cadre général, où l'usage de la raison est pensé comme réfléchissant, est celui au sein duquel peut prendre sens une théorie du jugement. Si la théorie kantienne du jugement reste malgré tout problématique, c'est essentiellement en raison du fait que toute domaine pratique, le domaine de la morale, lui échappe. Car le domaine des principes qui ont un usage constitutif n'est pas, selon Kant, limité à l'entendement. Si du point de vue théorique, »aucune autre faculté de connaître, si ce n'est l'entendement, ne peut donner des principes constitutifs a priori de la connaissance«,8 il n'en est toutefois pas de même du point de vue pratique et Kant rappelle que si la »raison (.. .) ne 4 . Kritik der Urteilskraft, Ak., t. V„ Intr., IV, p. 178, tr. fr. Gibelin, Critique du jugement, Paris, Vrin, 1960, p. 20 (dans la suite, cité KU). 5 . O. c , p. 178, tr. p. 20. 6 . Kritik der reinen Vernunft, Ak., t. II, tr. fr. Trémesaygues et Pacaud, Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1963, p. 453 (dans la suite cité KRV). 7. O. c., p. 453-454. 8 . KU, Ak., V, Préface; tr. p. 2. 10 André Berten contient nulle part de principes constitutifs a priori«, il y a malgré tout une exception, car »par rapport à la seule faculté de désirer« dont le domaine a été fixé »dans la critique de la raison pratique«,9 la raison contient des principes constitutifs. Ainsi, il apparaît bien que le jugement moral, à l'instar du jugement qui subsume un objet sous les catégories de l'entendement, s'impose a priori. Une telle affirmation signifie que, dans la Critique de la raison pratique, Kant reste préoccupé par la nécessité de fonder absolument et formellement l'impératif catégorique et projette la possibilité d'une application, par déduction, de l'impératif aux cas concrets, ce qui serait la tâche même d'une métaphysique des moeurs. La raison pratique semble dès lors, puisqu'elle contient des principes constitutifs a priori, réfractaire à une analyse en termes de jugement réfléchissant. Comme l'a rappelé Ricoeur, il y a une forte tendance chez Kant à construire le modèle de la raison pratique sur le modèle de la raison pure, à savoir »comme une séparation méthodique de Va priori et de l'empirique. L'idée même d'une Analytique de la raison pratique qui répondrait trait pour trait à celle de la raison pure me paraît méconnaître, écrit-il, la spécificité du domaine de l'agir humain, lequel ne supporte pas le démantèlement auquel condamne la méthode transcendantale, mais tout au contraire requiert un sens aigu des transitions et des médiations«.10 Ce sens des médiations serait en effet mieux préservé si l'on pouvait transposer à l'application de la règle morale la méthode du jugement réfléchissant plutôt que celle du jugement déterminant. Car dans le cas d'un jugement déterminant, l'éthique serait une »science appliquée à la pratique«," ce qui engagerait dans toutes les impasses du dogmatisme idéologique. Certes, la distinction introduite par Kant entre »connaître« et »penser« empêche que cette assimilation puisse être poussée jusqu'au bout. Mais la mise en garde est seulement négative et, finalement, peu d'instruments nous sont donnés pour comprendre comment la règle d'universalisation pourrait n'être »qu'un critère de contrôle permettant à un agent de mettre à l'épreuve sa bonne foi, lorsqu'il prétend 'être objectif' dans les maximes de son action«." Du jugement politique La difficulté de penser un ordre postnational est liée à une difficulté théorique et à la manière dont on conçoit le jugement. Nous pouvons suivre, en effet, chez Kant, les péripéties d'une pensée politique qui se cherche et qui semble écartelée entre l'exigence morale absolue et la nécessité de ne pas verser dans une utopie irréaliste et donc de rendre compte de la signification des événements politiques de son temps. Dans la manière dont Kant tente de 9 . Ib. 10. P. RICOEUR, Du texte à faction, Paris, Seuil, 1986, p. 249. 11. Ib. 12 . Ib. Kant et la question de la République universelle 11 penser les relations internationales, il y a une tension entre d'une part la logique d'une déduction rationnelle qui le fait pencher vers l'idée d'une république universelle, et d'autre part des arguments liés à des considérations pragmatiques et contingentes qui l'inclinent à se contenter d'une Fédération d'Etats libres. Kant est tenté de »déduire« les formes particulières du droit et de l'Etat à partir de principes universalistes de la morale, mais il échoue à subsumer les règles d'action politique sous un impératif catégorique. C'est pourquoi, il recourt au jugement réfléchissant de façon à ordonner le divers chaotique sous une unité qui ferait sens. Mais môme du point de vue du jugement réfléchissant resurgit la même ambivalence entre une interprétation téléologique unitaire et un jugement pragmatique de type »second best«. De l'idée d'unité Il faut d'abord souligner la prégnance, dans toute la pensée de Kant, de l'idée d'unité. Nous savons combien le partage entre une raison théorique et une raison pratique a fait problème dans l'architectonique kantienne et comment la Critique de la faculté de juger a constitué une tentative de »jeter un pont« entre les deux premières Critiques.13 Cette idée d'une unité de la raison s'enracine dans celle d'une unité de l'espèce humaine et se prolonge, de façon tout à fait cohérente, dans l'idée d'une unification juridique et politique de toute l'humanité. Néanmoins, l'idée d'unité n'est qu'une idée et une idée que l'on pourrait dire »contrariée«. La pensée politique kantienne témoigne de façon très claire de l'impossibilité de penser jusqu'au bout - c'est-à-dire jusque dans ses dernières conséquences juridiques et politiques à - cette »exigence« d'unité. Dès 1770, et de façon continue dans la suite, Kant n'a cessé de rassembler les éléments qui lui permettront d'élaborer l'idée d'une unité de l'humanité, d'une communauté humaine universelle. Ces éléments sont en quelque sorte les préliminaires d'une réflexion sur une constitution politique elle aussi universelle. La Critique de la raison pure propose l'idée de »monde intelligible«, simple idée certes, mais »une idée pratique qui peut et doit réellement avoir de l'influence sur le monde sensible, afin de le rendre, autant que possible, conforme à cette idée. L'idée d'un monde moral a donc une réalité objective«.14 Les Fondements de la métaphysique des moeurs introduisent le 13. »Si donc un abîme immense se trouve établi entre le domaine du concept de la nature, le sensible et celui du concept de liberté, le suprasensible, et si du premier au second, un passage est imposible (au moyen de l'usage théorique de la raison), comme entre des mondes différents dont le premier ne peut avoir sur le second aucune influence, néanmoins, celui-ci doit avoir une influence, le concept de liberté doit réaliser dans le monde sensible la fin imposée par ses lois et la nature pouvoir être ainsi conçue que la légitimité de sa forme s'accorde tout au moins avec la possibilité des fins à réaliser en elle suivant les lois de liberté.« (KU, Introd., II, Ak, t. V, p. 175-176, tr. p. 17). 14. KRV, Ak, II, 525, tr. 545. 12 André Berten concept bien connu de »régne des fins«. On n'a pas assez remarqué combien ce concept était aussi le modèle d'un »régne du droit«: comme le droit, le régne des fins donne à nos actions une limite restrictive: »ce principe, d'après lequel l'humanité et toute nature raisonnable en général sont considérées comme fin en soi« est aussi la »condition suprême qui limite le liberté des actions de tout homme«.15 Enfin, la Religion dans les limites de la simple raison construit un concept encore plus proche du concept juridique de société, celui de »communauté éthique«, dont il est dit qu'elle doit s'élaborer peu à peu à l'intérieur du monde sensible, de la communauté juridique16. Ces préliminaires à une réflexion spécifiquement juridique et politique ne sont pas insignifiants. Ils indiquent en effet combien les questions qui concernent l'unité de la société humaine étaient présentes à divers moments dans la pensée kantienne et dans des contextes théoriques différents. Néanmoins, la mise en oeuvre de cette »idée« d'unité restera malaisée. Kant ne cesse de penser à une »déduction« possible des principes du droit à partir de ceux de la morale, et des principes de l'organisation politique à partir des exigences juridiques. Cette démonstration n'est cependant jamais accomplie, sinon de façon indirecte. On pourrait dire, en effet, que Kant avance un grand nombre d'arguments en faveur de la possiblité de cette déduction, afin de la rendre plausible, sans jamais arriver à en proposer une démonstration »more geometrico«. De la morale au droit Une déduction du droit à partir de la morale est a priori problématique, sinon illégitime. La morale concerne en effet nos actions mais seulement en tant que le mobile intérieur de l'action est identique à la loi morale elle-même. De ce point de vue, la contrainte externe propre au droit risque seulement d'engendrer l'hypocrisie. Le droit quant à lui ne s'occupe que de la conformité externe aux normes et aux règles et non de la rectitude de l'intention. S'il y a donc »passage« de la morale au droit, ce ne peut être qu'indirectement. Voyons donc les objections et les arguments de Kant. La première difficulté concerne le rapport entre liberté morale et liberté juridique. On a souvent cité ces dernières années - principalement sous l'influence des morales communicationnelles - l'argument développé dans Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? (1786) où Kant écrit: »On dit, il est vrai que la liberté de parler ou d'écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons 15 . Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, Ak., IV, p. 430-431, tr. V. Delbos, Fondements de la métaphysique des moeurs, Paris, 1964, p. 153 (dans la suite cité GMS). 16. Cfr. Die Religion innerhalb der Grenzen der Blossen Vernunft, Ak., VI, tr. Gibelin, La religion dans les limites de la simple raions, Paris, Vrin, 1952. Kant et la question de la République universelle 13 les nôtres? Aussi bien, l'on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser«17. Cet argument n'établit bien sûr qu'un lien indirect entre morale et droit, car la liberté de pensée, qui peut être garantie par la constitution, n'est pas l'autonomie morale. Il est vrai, néanmoins, que dans une morale aussi explicitement cognitive et rationnelle que celle de Kant, on peut affirmer que, sans un minimum de conditions externes, l'exercice des vertus morales risque bien de n'être qu'illusion. Ce qui est en question ici, c'est bien sûr »l'ancrage motivationnel« des principes et normes morales. Mais il s'agit plus que d'ancrage motivationnel. Il s'agit de la question de l'intersubjectivité et du rapport des libertés. Les principes de la morale concernent les actions libres et imposent à ces actions la forme de l'universalité. Ainsi, une maxime ou une loi qui ne pourraient pas être universalisables ne pourraient pas non plus être considérée comme morale. Mais devons-nous trouver une loi pour nos actions »extérieures«? Si l'on considère simplement l'aspect empirique de l'extériorisation des actions libres, certainement pas. Mais si l'on considère le domaine des relations de notre liberté avec celle d'autrui, il semble bien qu'il faille trouver une règle pour l'aspect phénoménal de cette liberté puisque la liberté d'autrui en tant que telle est insaisissable et donc les relations entre libertés seraient, d'un point de vue moral, indécidables. Si je dois agir en respectant la liberté d'autrui, il faut que je puisse la »saisir« en quelque sorte. Kant montre que cette articulation phénoménale de ma liberté avec la liberté d'autrui peut être pensée à partir de la formule de l'impératif pratique: »Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen«18. Cet impératif nous impose de favoriser les fins d'autrui, même des fins non morales comme le bonheur. Kant estime en effet que l'humanité pourrait subsister si personne ne contribuait au bonheur d'autrui - tout en s'abstenant d'y porter atteinte: »mais cela ne serait là cependant qu'un accord négatif, non positif, avec l'humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait pas aussi de favoriser, autant qu'il est en lui, les fins des autres. Car le sujet étant une fin en soi, il faut que ses fins, pour que cette représentation produise chez moi tout son effet, soient aussi, autant que possible, mes fins«19. Remarquons que Kant ne déduira pas le droit de ce principe et se refusera toujours à envisager le bonheur comme le but du droit ou de la politique. Cela 17. »Was heiszt sich in Denken orientieren?«, Ak, t. VIII, p. 145, tr. fr. A. Philonenko, Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? Paris, Vrin, 1959, p. 86. 18 . GMS, Ak., IV, p. 429, tr. p. 150. 19. O. c., p. 430, tr. p. 153. 14 André Berten se comprend si l'on prend garde au fait que le droit doit, comme la morale, se fonder sur une loi universelle. Le contenu du bonheur ne peut être déterminé universellement. Si je puis et je dois m'efforcer de favoriser le bonheur d'autrui, c'est parce que je puis, selon une maxime, accepter de favoriser les fins qu'autrui se donne subjectivement. Mais je ne détermine pas ainsi les fins qu'autrui doit poursuivre pour atteindre le bonheur selon une loi universelle. La Doctrine de la vertu20 énonce parmi les buts qui sont en même temps des devoirs, la perfection personnelle (die eigene Volkommenheit) et le bonheur d'autrui (die fremde Glückseligkeit). Le bonheur personnel n'est pas un devoir mais une inclination naturelle; la perfection d'autrui, la poursuite de la moralité, n'est pas un devoir car nous ne pouvons pas nous substituer à autrui dans la recherche de la moralité21. Cette obligation morale de nous préoccuper des fins qu'autrui se donne induit une articulation entre morale et droit. Si je dois pouvoir favoriser les fins subjectives d'autrui, l'organisation externe - et donc juridique - des libertés doit rendre au moins possible cette action réciproque. Le droit ne peut donc pas être ici en contradiction avec l'exigence morale. Par exemple, si la liberté de pensée n'était pas aussi une liberté d'expression, je pourrais ne pas arriver à savoir quelles fins autrui se donne et je serais empêché d'accomplir mon devoir. Mais de plus, l'obligation de considérer autrui comme fin en soi ne me fait pas seulement un devoir de favoriser ses fins, mais est aussi une limite à ma liberté. C'est à partir du concept d'humanité comme fin en soi qu'apparaît une nouvelle articulation entre droit et morale. Car »ce principe, d'après lequel l'humanité et toute nature raisonnable en général sont considérées comme fin en soi« est aussi la »condition suprême qui limite la liberté des actions de tout homme«22. Ou encore: »l'humanité est représentée, non comme une fin des hommes (subjective), c'est-à-dire comme un objet dont on se fait une fin de son propre gré, mais comme une fin objective, qui doit, quelles que soient les fins que nous nous proposions, constituer en qualité de loi la condition suprême restrictive de toutes les fins subjectives«23. Or le droit n'est autre chose que la limitation de la liberté de chacun en raison de la liberté de tous les autres suivant une loi universelle. Le droit, dans sa fonction purement 2 0 . Metaphysische Anfangsgründe der Tugendlehre, Ak., VI, p. 385-8. 2 1 . Cfr. aussi: »La liberté (de chaque membre de la communauté) comme homme, j'en exprime le principe par la constitution d'une communauté dans la forme suivante: 'nul ne peut me contraindre à être heureux d'une certaine manière (...) mais chacun doit pouvoir chercher son bonheur par le chemin qui lui semble bon pourvu qu'il ne porte pas atteinte à la liberté qu'on les autres de tendre également à leurs propres fins.« (»Ueber die Gemeinspruch: Das mag in der Theorie richtig sein taugt aber nicht für die Praxis«, Ak., VIII, p. 290, tr. fr. Barni, »Sur le lieu commun: cela peut être vrai en théorie, mais ne vaut rien dans la pratique«, Paris, 1853, p. 355-356) 2 2 . GMS. Ak. IV, p. 430-431, tr. p. 153. 2 3 . O. c., p. 431, tr. p. 153. Kant et la question de la République universelle 15 négative, peut donc être déduit comme une condition de possibilité de la morale - pour autant que l'on passe de l'être raisonnable comme fin en soi à l'humanité comme fin en soi, ce qui ne se fait sans problème. Comme l'a bien montré Ricoeur, il y a chez Kant une tension entre le terme d'humanité et celui de personne, tension que nous retrouverons quand nous nous demanderons si les Etats peuvent être considérés comme des »personnes morales«. »L'idée d'humanité, en tant que terme singulier, est introduite dans le prolongement de l'universalité abstraite qui régit le principe d'autonomie, sans acception des personnes; en revanche, l'idée des personnes comme fins en elles-mêmes demande que soit prise en compte la pluralité des personnes, sans toutefois que l'on puisse conduire cette idée jusqu'à celle d'altérité«24. Derrière cette tension, ce qui se profile, c'est la tension entre une conception holistique du politique et de la société en général et la conception libérale assignant à l'Etat une fonction subsidiaire, n'ayant d'autre rôle que de protéger la liberté de tous et de chacun. Or Kant, dans sa visée d'unité, est sensible à l'humanité en tant que telle, à l'espèce humaine, à la société universelle tout autant qu'à la personne individuelle. Le passage sinueux de la morale au droit, puis à la politique, suit les hésitations impliquées par cette double reconnaissance du sujet moral ou sujet de droit. En tous cas, cette ambiguïté rend fragile tout essai de déduction du droit à partir de la morale. Mais l'on peut au moins affirmer que si le droit ne peut pas être »déduit« directement de la morale, il est néanmoins possible de juger de la compatibilité du droit et de morale: seul un droit donnant pour nos actions extérieures une règle universelle est compatible avec la morale. Mais c'est aussi la définition du droit rationnel. Ainsi, seul le droit peut être la loi de nos actions extérieures telle que la morale pourrait la prescrire, si elle prescrivait, en effet, une loi pour les actions empiriques. Le droit moderne, tel que l'ont pensé les libéraux, est donc la condtion de possiblité d'un progrès de l'humanité vers des comportements conformes à la morale. La Doctrine du droit reprend une définition que la Critique de la raison pure avait déjà élaborée: »Le droit est l'ensemble des conditions auxquelles l'arbitre de l'un peut être uni à l'arbitre de l'autre selon une loi universelles de liberté«25. On pouvait lire dans la première Critique: »Une constitution ayant pour but la plus grande liberté humaine fondée sur des lois qui permettraient à la liberté de chacun de subsister en môme temps que la liberté de tous les autres (je ne parle pas du plus grand bonheur possible, car il en découlerait de lui-même), c'est là au moins une idée nécessaire qui doit servir non seulement aux grandes lignes d'une constitution civile, mais encore à toutes les lois, et où il faut faire abstraction dès le début, des obstacles actuels, lesquels résultent peut-être 2 4 . P. RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1991, p. 258-259. 2 5 . Metaphysische Anfangsgriinde der Rechtslehre, Ak. VI, p. 230, tr. fr. Barni, Eléments métaphysiques de la doctrine du droit, Paris, 1853, p. 10. (dans la suite cité R L ) 16 André Berten moins inévitablement de la nature humaine que du mépris que l'on a fait des vrais idées en matière de législation«". Il est à remarquer que cette définition du droit est la seule que puisse adopter comme maxime une volonté morale qui veuille s'orienter dans le monde des relations avec autrui, et qui veuille en même temps que sa maxime soit une loi universelle. L'idée de déduction n'est toutefois pas totalement abandonnée. Elle reparaît dans la question de l'application. Kant le formule très clairement: »tout comme, dans une métaphysique de la nature, il doit y avoir des règles qui appliquent aux objets de l'expérience les principes premiers et universels de la nature en général, de même la métaphysique des moeurs ne peut se passer de règles de ce genre, et nous devrons souvent prendre pour objet la nature particulière de l'homme, que nous ne connaissons que par l'expérience, afin d'y montrer les conséquences des principes universels de la morale, sans rien leur ôter pour cela de leur pureté, et sans ébranler le moins du monde leur origine a priori. - En d'autres termes, on ne peut fonder la métaphysique des moeurs sur l'anthropologie, mais on peut l'y appliquer«27. Une telle affirmation montre très bien comment est faite une distinction stricte entre application et justifitation. A tel point que Kant soutient qu'il faut écarter d'avance de la doctrine du droit tout droit positif. Le travail des juristes qui cherchent le quid sit juris dans des circonstances spatio-temporelles particulières n'implique pas une réflexion sur la »justum et injusfuni«1". La Doctrine du droit ne s'occupe donc que du droit naturel qui est le droit rationnel. Et les seuls problèmes qui l'intéressent sont ceux d'application de ce droit universel à la »nature« anthropologique... Mais si l'on se rendait compte ici du caractère réfléchissant du jugement juridique, c'est-à-dire du jugement d'application du droit qu'opèrent les juristes, il deviendrait évident que la question du juste et de l'injuste ne pourrait pas du tout être mise entre parenthèses par les juges. D'ailleurs, Kant développe une idée de droit inné qui correspond à une sorte de »principe unique«, droit de la raison, droit à la liberté: »Ce droit unique, originaire, que chacun posède par cela seul qu'il est homme, c'est la liberté (l'indépendance de toute contrainte imposée par la volonté d'autrui), en tant qu'elle peut s'accorder suivant une loi générale avec la liberté de chacun«29. - C'est aussi le droit de pouvoir accomplir son devoir. Le principe est donc le principe même qui rend l'exercice de la morale possible. Mais ce principe interfère avec l'exercice du jugement juridique. On peut en effet s'y référer comme à un principe justificatif suprême: »on a voulu que si une contestation s'engage sur un droit acquis et qu'on soulève la question de savoir sur qui 2 6 . KRV, Ak. III, p. 247-248, tr. p. 264. 2 7 . RL, Ak. VI, p. 216-217, tr. p. 22-23. 2 8 . Cfr. RL, Ak. VI, p. 230, 237, tr. p. 42, 54. 2 9 . O. c., p. 237, tr. p. 55. Kant et la question de la République universelle 17 retombe la charge de faire la preuve (onus probandi), soit d'un fait douteux, soit, si le fait est avéré, d'un droit douteux, on a voulu, dis-je, que celui qui décline cette obligation puisse en appeler méthodiquement et comme à divers titre à son droit inné à la liberté (lequel se spécifie suivant ses diverses relations)«30. Il en résulte clairement que l'application, si, de facto, elle peut souvent s'accomplir »comme si« il s'agissait d'une pure déduction est, du jure, toujours déjà soutenue - et fragilisée - par la possibilité d'un appel aux principes. L'Etat mondial Les ambiguïtés qui marquent les rapports entre morale et droit, nous les retrouverons dans les arguments par lesquels Kant s'efforce de déduire, à partir de la morale et du droit, une constitution politique pour l'humanité dans son ensemble. Kant utilise de façon récurrente une comparaison entre individu et Etat, schème général de démonstration en lui-même problématique, et qui se présente de la façon suivante: la même obligation qui contraint les individus, à rentrer dans l'état civil et à se constituer en Etat, contraint également les Etats de sortir de l'état de nature international, à rentrer dans une constitution civile et à former un Etat mondial. Kant propose à plusieurs reprise ce schème analogique qui devrait permettre de penser une solution aux conflits internationaux. »Si l'on ne peut voir sans un profond mépris les sauvages, dans leur amour d'une indépendance sans règle, préférer se battre sans cesse, plutôt que se soumettre à une contrainte légale instituée par eux-mêmes, et préférer ainsi une liberté folle à une liberté raisonnable (...), dès lors ne devrions-nous pas penser que les peuples civilisés (dont chacun forme un Etat distinct) devraient se hâter de sortir au plus tôt d'un état si abject?«31 Ou encore: »Les peuples, en tant qu'Etats, sont comparables aux individus; dans l'état de nature (c'est-à-dire dans l'indépendance de toute loi extérieure) leur seul voisinage leur porte déjà préjudice et chacun d'eux, pour garantir sa sûreté, peut et doit exiger de l'autre qu'il rentre avec lui dans une constitution analogue à la constitution civile, où l'on puisse garantir à chacun son droit«32. Il ne s'agit évidemment pas d'une »déduction« au sens strict, car on ne peut pas considérer l'Etat comme une »personne« morale: ce qui est en jeu, du point de vue moral, ce sont toujours les individus. Et donc on ne peut pas »déduire« - même au niveau de l'impératif moral - directement de l'obligation pour l'individu de sortir de l'état de nature une obligation correpondante pour l'Etat de sortir de l'état de nature international. L'impératif ne s'adresse jamais qu'aux individus. Mais à nouveau, on peut opérer une déduction indirecte: les individus doivent (moralement) vouloir une situation qui soit compatible avec 3 0 . O. c., p. 238, tr. p. 56. 31 . Zum ewigen Frieden, ein philosophischer Entwurt', Ak., t. VIII, p. 354, ir. fr. J . Darbellay, Vers Ia paix perpétuelle, Essai philosophique, Paris, P. U. F., 1958, p. 99 (dans la suite cité EF). 32 . O. c., p. 354, tr. p. 99. 18 André Berten le respect du droit de toutes les personnes. Et donc ils doivent vouloir que la situation de guerre entre Etats - qui est liée analytiquement à la situation d'état de nature - cesse. C'est pourquoi on peut trouver des formulations purement normatives comme: »la raison moralement pratique nous adresse ce veto irrésistible: il ne doit pas y avoir de guerre, ni entre toi et moi dans l'état de nature, ni entre nous comme Etats constitués légalement à l'intérieur, mais affranchis de toute loi à l'extérieur (dans leurs rapports réciproques); - car ce n'est pas de cette façon que chacun doit chercher son droit«33. Les textes kantiens sont nombreux qui utilisent ce schème analogique pour tenter de montrer qu'idéalement, conformément au droit rationnel, il faudrait un Etat universel, une République unique. Le droit public, écrit-il, est considéré comme »un système de lois pour un peuple, c'est-à-dire une multitude d'hommes, ou pour une multitude de peuples, qui, constitués de manière à exercer les uns sur les autres une influence mutuelle ont besoin d'un état juridique qui les réunisse sous une volonté unique, c'est-à-dire d'une constitution, afin de participer au droit«34. S'il s'agit d'une constitution, il s'agit bien de lois publiques »investies de puissance, auxquelles chaque Etat devrait se soumettre (un droit qui serait pour les Etats analogue à ce qu'est le droit civil pour les individus)«35. Il ne fait aucun doute que Kant, suivant la pente de sa réflexion morale et fasciné par l'idée d'unité, pense ici à un Super-Etat, un Etat supra-national, et que la représentation qu'il s'en donne - pour vague qu'elle soit - va bien au-dela d'une simple confédération ou d'une »Organisation des Nations Unies«. Les termes utilisés sont ceux de »Etat des nations [Völkerstaat] (civitas gentium)« ou de Weltrepublik36. Kant envisage une union générale des Etats (Staatsverein) »croissant sans cesse librement, qui s'établirait à la fin à tous les peuples de la terre«37. Et il oppose ces termes à ceux qui expriment simplement une fédération entre Etats libres (comme: Völkerbund, Friedensbund, föderative Vereinigung). Certes, la pensée kantienne n'est pas tout à fait cohérente de ce point de vue. Car s'il est vrai que l'obligation d'arriver à un Etat mondial est »morale« - rendue nécessaire pour protéger la liberté de tous et de chacun - , rien n'oblige à penser que dans cette République universelle les Etats nationaux devront continuer à exister en tant que tels, même avec une liberté restreinte. Mais le parallélisme entre individu et Etat fait que la manière dont Kant pense l'Etat mondial n'est pas toujours celle d'un Etat unitaire abolissant les différences inter-nationales. Quand il parle d'un Etat des nations (civitas gentium), il 3 3 . RL, Ak. VI, p. 354, tr. p. 234-235. 3 4 . O.e., p. 311, tr. p. 165. 3 5 . »Lieber die Gemeinspruch...«, o. c., Ak., VIII, p. 312, tr. p. 379-380; cfr. aussi RL, p. 350, tr. p. 227. 36 . EF, Ak., VIII, p. 357, tr. p. 105. 37 . O. c., p. 357, tr. p. 105. Kant et la question de la République universelle 19 pense à un Super-Etat dont les Etats eux-mêmes doivent être considérés comme les citoyens: c'est donc un Etat des Etats. Et de même que la liberté individuelle devenait dans l'état civil une liberté civile plus réelle que la première, de même l'Etat est conservé dans l'Etat mondial. Mais son existence est soumise à une contrainte qui limite sa liberté d'action en fonction de celle de tous les autres Etats38. Il n'est donc pas du tout évident de concilier dans la pensée de Kant l'idée d'un Etat unitaire doté d'une autorité publique de contrainte et la souveraineté résiduelle des Etats membres. Kant n'est en effet pas très disert sur la forme de cette Constitution cosmopolitique; si l'on suit le parallèle, il s'agit bien de se soumettre à une »contrainte publique«, mais nous savons peu de choses sur le rôle que continueraient à jouer les Etats dans cet Etat des nations. Kant l'envisage plutôt comme un possibilité de protection des individus, et non des Etats comme »sujets«: les Etats se soumettent à la contrainte, mais c'est en vue de la liberté et de l'égalité des citoyens. Cette imprécision nous renvoie à l'indécision fondamentale en ce qui concerne l'usage du jugement réfléchissant dans le domaine pratique. Il est clair que le jugement réfléchissant n'établit pas de corrélation stricte entre la loi morale et les données empiriques. Mais la visée d'unité de la raison conduit Kant à chercher d'autres rapports. Il s'agit plutôt d'un rapport symbolique, qui peut être pensé sur le mode du rapport entre le beau et le bien. La forme de la communauté juridique symbolise et appelle un contenu moral - de même que »le beau est le symbole du bien moral«39. En montrant à l'homme comment l'imagination peut librement s'accorder avec l'entendement, la beauté lui rappelle que la volonté peut, elle aussi, s'accorder avec la loi pratique de la raison. De plus, l'universalité du jugement esthétique symbolise l'universalité pratique de la loi. Mais, plus qu'un symbole, la beauté conduit vers la moralité: il y a dans le goût une sorte de »culture de la discipline« qui achemine vers la moralité, c'est une oeuvre de la nature qui force l'homme à se détacher peu à peu de ses mauvais penchants: »Le goût rend possible en quelque sorte une transition de l'attrait sensible à l'intérêt moral habituel, sans qu'il y ait un saut trop brusque, en représentant l'imagination même en liberté comme déterminable selon les fins de l'entendement et en enseignant à trouver dans les objets des sens, même sans attrait sensible, une libre satisfaction«40. L'art ainsi nous enseigne à bien user des biens de ce monde et nous prépare donc à la moralité en ne rendant pas trop difficile le détachement impliqué par le devoir. 38 . Il est intéressant de noter que la complexité de cette organisation internationale apparaît dans la distinction (pas toujours très précise) entre droit des gens et droit cosmopolitique: dans le premier les citoyens sont reliés à l'autorité mondiale par l'intermédiaire des Etats particuliers, qui sont les citoyens de l'Etat mondial. Dans le droit cosmopolitique, les individus sont considérés eux-mêmes comme citoyens de l'univers, et donc comme ayant un droit d'hospitalité sur toute la terre. 39 . KU, Ak., V, § 59, p. 353, t. p. 166. 40 . O. c., p. 354, tr. p. 167. 20 André Berten De la même façon, la loi juridique universelle symbolise et appelle la loi morale universelle: le comportement extérieur de conformité à la loi est un adjuvant du comportement intérieur de l'agir par devoir. Seule une loi véritablement universelle, c'est-à-dire semblable pour tous, peut véritablement symboliser l'universalité de la loi morale. Une seule constitution, un seul Etat. Mais la loi juridique prépare et facilite aussi l'accomplissement du devoir moral. Parce que la loi est justement l'expression la plus puissante de la discipline des penchants, de la culture en tant que celle-ci doit dresser l'homme. Le droit ne donne pas seulement un »air de moralité« à la conduite, »mais encore, du fait qu'une barrière est opposée à l'effervescence des penchants contraire à la loi, le développement des dispositions morales qui portent à respecter immédiatement le droit devient beaucoup plus facile«41. Du jugement moral au jugement téléologique La prétention à déterminer la forme idéale de la république est jusqu'ici purement morale. »La question n'est donc pas de savoir si la paix perpétuelle est une chose réelle ou non, et si nous ne nous trompons pas dans notre jugement théorétique quand nous supposons le premier cas; mais nous devons agir comme si la chose qui, peut-être, ne sera pas, était exécutable, et, en vue de ce but, établir la constitution (peut-être le républicanisme de tous les Etats ensemble et en particulier) qui nous semble la plus propre à y conduire et à mettre fin à ces guerres impies«42. Puisque la morale est indépendante, quant à sa valeur, de toute expérience sensible, que la raison pratique ne peut se référer à la raison spéculative pour connaître son objet, le but qui est désigné par l'impératif ne serait en rien différent s'il était irréalisable. Si ni la raison théorique ni la raison pratique ne permettent de prédire ce qu'il en sera de l'avenir politique et juridique de l'humanité, il n'est malgré tout pas inintéressant de se demander dans quelle mesure il y a des chances que cet avenir coforme à la moralité se réalise. Or, pour cela, Kant a un autre instrument intellectuel: il s'agit du jugement téléologique ou jugement réfléchissant. Son importance est essentielle, car si le but que nous propose la morale était démontrablement irréalisable, cela mettrait un sur doute la loi morale elle-même. Dans l'article Sur le lieu commun..., répondant à Mendelssohn qui niait qu'on puisse parler d'un progrès moral de l'humanité, Kant non seulement fait appel à la manière dont le jugement téléologique peut s'appuyer sur l'idée d'un progrès de la culture, mais il affirme la nécessité du progrès moral de l'humanité: »J'admettrai donc, écrit-il, que, comme l'espèce humaine est continuellement en progrès quant à la culture, qui est la fin naturelle de l'humanité, elle doit aussi être en progrès vers le bien quant à la fin morale de son existence, et que, si ce progrès peut être parfois interrompu, il ne peut être jamais entièrement rompu. J e n'ai pas besoin de prouver cette 4 1 . EF, Ak. VIII, p. 375-376, tr. p. 145. 42 . RL, Ak, VI, p. 354, tr. p. 235. Kant et la question de la République universelle 21 supposition; c'est à l'adversaire à faire la preuve. Je m'appuie, en effet, sur un devoir inné en moi, comme en chaque membre de la série des générations (...), sur le devoir de rendre la postérité meilleure«''3. Négativement, Kant estime que dans le cas contraire - si l'humanité n'était qu'une suite de turpitudes, ce serait un spectacle »indigne«, non seulement de Dieu, mais même de »l'homme le plus ordinaire, pourvu qu'il pense bien...«: »Que des vices sans nombre (même entremêlés de vertus) s'amoncellent dans la réalité, pour qu'il y ait dans la suite un châtiment plus considérable, c'est ce qui, du moins d'après nos idées, est contraire à la moralité même d'un sage auteur et maître du monde«44. Kant, nous l'avons vu, a tendance à penser les fins terrestres comme »déductibles« du devoir-être. Mais la démonstration n'est jamais qu'indirecte et seulement de l'ordre du plausible ou de l'espérance. Ce qui est visé, c'est une extension du jugement déterminant qui fait que l'application des lois morales ne souffre pas d'indécidabilité. Dans la mesure où cette déduction échoue, il faut - du point de vue de la compréhension subjective du tout - que nous puissions nous donner à nous-mêmes une représentation satisfaisante du développement général de l'histoire qui ne soit pas en contradiction avec ce que nous ordonne la loi morale. Cette compréhnesion ne peut être construite a priori. Elle ne peut résulter que d'une »réflexion« - de l'application du jugement réfléchissant - sur les événements de l'histoire et sur les principes que le jugement doit se donner à lui-même pour ordonner cette multiplicité. De ce point de vue, la recherche des »indices« procède d'une sorte d'herméneutique. Muni de l'idée générale de l'unité de la raison - idée seulement régulatrice - nous pouvons réfléchir sur ce qui nous est donné dans l'expérience de façon à chercher un rapport, certes contigent, entre le particulier et l'universel. C'est ce qui nous permet de donner sens aux signes du temps. Ainsi, dans l'Essai sur la paix perpétuelle, Kant remarque que, malgré la violence et l'immoralité des relations internationales, la mentalité publique a évolué de telle manière que les chefs d'Etat sont obligés de justifier leur action guerrière en faisant appel au droit: »Cet hommage que chaque Etat rend à l'idée de droit (du moins en parole) prouve cependant qu'il y a en l'homme une disposition morale plus forte encore, bien qu'elle sommeille pour le moment, à se rendre maître un jour du mauvais principe qui est en lui (et qu'il ne peut nier), et à en espérer autant des autres. Sinon le mot droit ne serait jamais prononcé par les Etats qui veulent faire la guerre«45. C'est en ce même sens que l'on peut interpréter le jugement bien connu de Kant sur la Révolution française. Dans le Conflit des Facultés, reprenant la question: »le genre humain est-il en progrès constant«46, l'article 6 cite »un 43 . »Ueber die Gemeinspruch...«, o. c , Ak., VIII, p. 309, tr. p. 375. 44 . O. c„ p. 308, tr. p. 374-375. 45 . EF, Ak. VII, p. 355, tr. p. 101. 46 . »Der Streit der Fakultàten«, Ak., VII, p. 78, tr. fr. »Le conflit des Facultés« in Piobetta, o. c., p. 215. 22 André Berten événement de notre temps qui prouve cette tendance morale de l'humanité«47. Cet événement n'est pas la Révolution française elle-même (un événement historique est contingent et ne peut rien prouver). Mais »cette révolution (.. .) trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux-mêmes engagés dans ce jeu) une sympathie d'aspiration qui frise l'enthousiasme et dont la manifestation même comportait un danger; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d'autre cause qu'une disposition morale du genre humain«48. - Comme le dit L. Godmann, Kant »sait bien que l'homme ne peut tendre sérieusement vers la réalisation d'une idée s'il sait qu'elle est irréalisable«4®. Ce sont ces indices qui permettent d'articuler une vison morale du monde et une vison dialectique de l'histoire. Nous ne reprendrons pas ici l'ensemble de la philsophie de l'histoire kantienne50. Elle vise à répondre à la question suivante: » Y a-t-il dans la nature humaine des dispositions qui puissent faire espérer que l'espèce ira toujours s'améliorant et que le mal des temps présents et passés se perdra dans le bien de l'avenir?«51 La question est essentielle, car il ne suffit pas que notre entendement découvre une nature ordonnée en tant que subsumable sous des lois, il ne suffit même pas que le jugement réfléchissant nous permette de penser une finalité naturelle, encore faut-il que notre histoire, celle de l'humanité soit sensée. »Car à quoi bon chanter la magnificence et la sagesse de la création dans le domaine de la nature où la raison est absente; à quoi bon recommander cette contemplation, si, sur la vaste scène où agit la sagesse suprême, nous trouvons un terrain qui fournit une objection inéluctable et dont la vue nous oblige à détourner les yeux avec mauvaise humeur de ce spectacle? Et ce serait le terrain même qui représente le but final de tout le reste: l'histoire de l'espèce humaine. Car nous désespérerions alors de jamais rencontrer ici un dessein achevé et raisonnable, et nous ne pourrions plus espérer cette rencontre que dans un autre monde«52. A cette question Kant répond que le »plan de la nature«, avec et contre nous, nous mènera vers le progrès de l'humanité. C'est la nature, ou la Providence, qui nous »contraindra« à entrer dans une une voie dont nous ne nous accomoderions pas volontiers par nous-mêmes53. C'est de ce point de vue que l'on peut envisager aussi l'avenir politique de l'humanité. »On peut envisager 47 . O. c., p. 84, tr. p. 222. 48 . O. c., p. 85, tr. p. 223. 49 . L. Goldmann, La communauté humaine et l'univers chez Kant, Paris, PUF, 1948, p. 100. 50 . Cfr. par exemple l'excellent travail de PHILONENKO, Alexis, La théorie kantienne de l'histoire, Paris, Vrin, 1986 et, du même, L'oeuvre de Kant. ¡a philosophie critique, T. II, Morale et politique, Paris, Vrin, 1972, pp. 223-252. 51 . »Ueber die Gemeinspruch...«, o. c., Ak, VIII, p. 307, tr. p. 373-374. 52 . »Idee zu einer allgemeinen Geschichte der Menscheit in welbiirgerlicher Absicht«, Ak, VII, p. 30, »Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique«,tr. fr. S. Piobetta, in KANT, La philosophie de l'histoire, (opuscules), Paris, Aubier, 1947, p. 78. 53 . Cfr. »Idee...«, et »Ueber die Gemeinspruch...« Ak.VIII, p. 310, tr. p. 377. Kant et la question de la République universelle 23 l'histoire de l'espèce humaine en gros comme la réalisation d'un plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite«54. Mais il nous faut savoir plus précisément ce que »peut la nature« dans cette évolution politique. Or c'est ici que l'on retrouve la conception libérale de l'Etat, l'idée encore aujourd'hui discutée, de la neutralité de l'Etat vis-à-vis des fins que se propose l'individu. L'Etat ne peut viser à réaliser ni les fins morales ni le bonheur de l'individu. On doit donc se demander vers où va le progrès historique. Kant affirme explicitement que la fin dernière de la nature est l'homme: »Nous avons un motif suffisant de considérer l'homme non seulement comme une fin de la nature ainsi que tous les être organisés, mais ici sur terre comme le but dernier de la nature, relativement auquel toutes les autres choses forment un système de fins, et cela d'après les principes de la raison, mais, il est vrai, pour le jugement réfléchissant et non pour le jugement déterminant«55. Il y a deux types de fins possibles que l'homme pourrait atteindre au moyen de la nature: ou bien »une fin qui peut être réalisée par la bienfaisance de la nature ou bien c'est l'aptitude ou l'habileté à toutes sortes de fins pour lesquelles la nature (extérieurement et intérieurement) pourrait être utilisée par lui, la première fin de la nature serait le bonheur, la seconde la culture de l'homme«56. Mais le bonheur n'est pas le produit mécanique de la nature en nous: c'est une »idée«, »l'ensemble de toutes les fins extérieures ou intérieures de l'homme, possibles par le moyen de la nature...«57 - Kant a affrimé à maintes reprises que le concept de bonheur n'est pas de ceux que l'homme abstrait de ses propres instincts et puise dans sa propre animalité, mais une simple idée qui fait que le bonheur ne peut jamais correspondre adéquatement à des conditions empiriques données. Si donc la fin de la nature n'est pas le bonheur, et si par ailleurs la nature est incapable par principe de réaliser en l'homme la moralité, la seule fin que la nature poursuit en l'homme ne peut être individuelle. De toutes les fins que se 54 . »Idee...«, p. 17, tr. p. 60. Si les études cosmologiques, esthétiques et morales de Kant le préparaient à lier l'idée d'une communauté universelle de tous les hommes à celle de finalité immanente au genre humain et à toute la nature, il semble que la genèse de la pensée téléologique en tant que telle soit liée aux recherches anthropologiques sur les races humaines, plus précisément, à l'étude »Des différentes races humaines« de 1775 (»Von der verschiedenen Racen der Menschen«, Ak., t. II, 427-443. Cfr. le même thème dans »Bestimmung der Begriffs einer Menschenrace«, (1785) t. VIII, pp. 89-106). Invoquant des critères biologiques, Kant affirme que »tous les hommes sur toute l'étendue de la terre appartiennent à un seul et même genre naturel.« (»Von den verschiedenen...«, A k , II, p. 429, tr. Piobetta, o. c., p. 37-38). Des propositions de ce type ont une portée pratique autant que théorique. Ce qui intéresse Kant dans l'affirmation de l'unité de l'espèce humaine, c'est la justification qu'elle apporte à l'idée d'une humanité participant à la même histoire, concourant aux même fins, virtuellement en possession des mêmes droits. 55 . KU, § 83, Ak., V, p. 429, tr. p. 227. 56 . O. c , p. 429-430, tr. p. 227. 57 . O. c., p. 431, tr. p. 228. 24 André Berten propose l'homme, il n'y en a que deux d'essentielles - et qui d'ailleurs composent l'idée de souverain bien - c'est le bonheur et la vertu morale: toutes les autres fins ne sont que des fins conditionnelles en vue des deux fins dernières. Les fins dernières de l'homme ne peuvent être réalisées par la nature. Mais la nature peut servir comme moyen pour réaliser les fins propres de l'homme. C'est ce que Kant appelle la culture. »De toutes les fins naturelles il ne reste donc que la condition formelle, subjective, l'aptitude à se proposer des fins en général, et (étant indépendant de la nature dans la détermination de ces fins) à utiliser la nature comme moyen, conformément aux maximes de ses libres fins en général; la nature, en vue de cette fin dernière qui lui est extérieure, peut s'y prêter et cela peut alors être considéré comme sa fin dernière propre«58. Si l'on laisse de côté le providentialisme kantien, il est intéressant de remarquer que ce qui est attribué ici à la nature pourrait être très bien compris comme la tâche d'un Etat libéral. Celui-ci en effet doit assurer les conditions formelles et subjectives de la recherche des fins par les individus. Or cela implique qu'il ne se substitue jamais à l'individu dans la recherche de ses fins, mais qu'il veille uniquement aux conditions de justice, c'est-à-dire à des conditions sociales ou politiques générales. Mais la pensée kantienne n'est pas linéaire et la téléologie de l'histoire est passablement complexe. Si tout un versant de la philosophie critique reste articulé à une conception libérale de l'Etat, des considérations d'un tout autre type sont introduites par une anthropologie pessimiste. Ce sont ces considérations qui vont nous permettre de comprendre pourquoi, en fin de compte, Kant renonce à l'Idée - moralement obligatoire - d'une République universelle. Rappelons d'abord cette anthropologie pessimiste: »L'histoire de la nature commence par le Bien, car elle est l'œuvre de Dieu; l'histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l'œuvre de l'homme«59. S'il en est ainsi, la nature ne sera pas seulement une éducatrice veillant à réaliser les potentitalités morales de l'homme. Elle sera aussi le maître dont l'homme a besoin. Elle utilisera ses mauvais penchants, son »insociable sociabilité« pour l'arracher à ses instincts, pour le forcer à sortir de l'état de nature et rentrer dans l'état civil. Il en résulte une conséquence qui pèsera d'un poids très lourd sur la possiblité d'une constitution universelle. En effet, comme à la »diversité des volontés particulières de tous, il est nécessaire d'ajouter une cause capable de les réunir pour en tirer une volonté commune, ce qu'aucune d'elles ne peut faire, on ne saurait espérer pour la mise en pratique de cette idée [la société civile], que l'état juridique commençât autrement que par la force, sur laquelle se fonde ensuite le droit public«60. 5 8 . Ib. 59 . »Mutmasslicher Anfang der Menschengeschichte«, Ak., VIII, p. 115, tr. in Piobetta, o. c., ¡•Conjectures sur les débuts de l'histoire de l'humanité«, p. 162. 6 0 . EF, Ak.,VIII, p. 371, tr. p. 135. Kant et la question de la République universelle 25 Non seulement, Kant considère que la guerre, d'une façon ou d'une autre, doit rentrer dans le »plan de la nature«61, mais le fait que la sortie de l'état de nature se soit faite dans la violence laisse inaugurer que la sortie de l'état de nature international sera également liée au surgissement d'une telle violence qu'il est peut-être sage de renoncer à cette idée. Certes, l'idée d'une histoire universelle suggère que la nature pourrait user des mêmes méthodes mystérieuses pour amener les Etats à sortir de la barbarie: »De même que la violence éclatant de toutes parts et la misère subséquente devaient conduire un peuple à la résolution de se soumettre à la contrainte que la raison même lui prescrit comme moyen, c'est-à-dire à la loi publique et de se ranger sous une constitution civile, de même la misère provenant des guerres continuelles par lesquelles les Etats cherchent à s'amoindrir et s'assujettir les uns les autres, doit finalement les amener, même contre leur volonté, à se ranger sous une Constitution cosmopolitique«62. Mais Kant répugne à accepter cette idée d'une violence à venir et renonce finalement à soutenir l'exigence morale absolue d'une République universelle. La fédération des Etats libres Malgré les »indices« qui nous suggèrent qu'il y a un progrès moral de l'humanité, aucune »preuve« apodictique ne nous est donnée. Nul ne sait si un jour l'Etat mondial existera. Nul ne sait si le droit triomphera un jour de la violence, si la guerre cédera le pas à la paix, si les principes moraux finiront par trouver des conditions favorables à leur application. Nul ne sait si l'histoire va dans la bonne direction... Nul ne le sait parce qu'il s'agit de la liberté humaine qui est, en dernière analyse, insaisissable dans ses manifestations inépuisables. Confronté aux faits, aux réalités empiriques, à l'observation du monde tel qu'il se présente, au tragique et à l'absurde des relations politiques, l'édifice élevé selon les règles de la raison pratique, sur la foi d'une espérance raisonnable en l'histoire, sur le besoin pour la raison de trouver une totalité sensée, pourrait bien n'être que chimère, utopie, »rêves d'un visionnaire«... En tâchant de fonder rationnellement le droit à partir de principes a priori, Kant s'inscrivait dans la tradition qui, en partant de Grotius et en passant par Leibniz et Wolff, déclarait que la science juridique fait partie de ces disciplines qui ne dépendent pas de l'expérience mais de définitions, non des faits, mais de preuves strictement rationnelles: la science juridique comme la morale est une science normative. Mais c'est justement parce que nous avons besoin d'interprétation, que l'idée de »preuve strictement rationnelle« se défait. Dès 61 . »Tentative aveugle de l'homme (la guerre) est peut-être aussi une tentative profondément mystérieuse et voulue par la sagesse suprême, sinon pour établir, du moins pour préparer l'harmonie de la légalité avec la liberté des nations et ainsi l'unité de celles-ci sur une base morale.« (KU, § 83, Ak., V, p. 433, tr. p. 230) et »Toutes les guerres sont autant de tentatives (non pas bien entendu dans l'intention des hommes, mais dans celle de la nature) pour réaliser de nouvelles relations entre les Etats...« (»Idee...«, Ak. VIII, p. 24-25, tr. p. 70) 62 . »Ueber die Gemeinspruch...«, o. c., Ak, VIII, p. 310-311, tr. p. 377. 26 André Berten que nous jetons un regard sur l'histoire et sur la politique, la pureté de l'exigence morale et des principes s'auto-détruit. A nous en tenir à la déduction rationnelle, nous serions réduit à »condamner« l'histoire et la politique dans une sorte de moralisme impuissant. Et de plus, selon Kant, nous serions probablement conduit à désespérer de la possiblité de l'exercice d'une vie vertueuse. Pour rendre compte de l'immoralité de la politique réelle, Kant doit emprunter d'autres voies que l'analyse purement normative de l'impératif catégorique. Ses recherches anthropologiques le conduisent plutôt vers une conception du politique plus réaliste et vers une »essence« irréductible du politique comme puissance ou comme pouvoir. Cette dualité est perceptible à tous les niveaux de la réflexion juridique et politique kantienne. Les rapports entre droit et morale, entre droit public et droit privé, entre Etat et droit, sont des rapports ambigus. Le droit doit réaliser les conditions de la vie morale, mais il oppose aussi à l'autonomie morale l'hétéronomie de la contrainte. Le droit public ne fait que garantir et rendre effectif le droit privé, mais il impose de force la réalisation de la loi de liberté. Quant à l'Etat, il est loin d'être un Etat de droit. Cette discordance est fondée anthropologiquement: »C'est un principe fondamental de l'art social aussi bien que de l'art politique: chacun est mauvais par nature et ne devient bon que dans la mesure où il est soumis à un pouvoir qui l'oblige d'être bon«63. En ce sens, la spécificité du politique est aussi celle du »réel« et les discussions sur le meilleur régime politique ne se vérifient que dans la particularité des réponses. L'attitude ici ne peut être qu'herméneutique et la définition de la république idéale, qui devrait être a priori, ne peut à vrai dire être construite qu'à partir d'une »réflexion« - du jugement réfléchissant - sur le sens de ce qui se donne à voir. Prenons un exemple de cette discordance. Le pouvoir souverain est, dans l'Etat de droit, le législatif et il appartient au peuple. Dans la réalité, le pouvoir appartient à un roi, un monarque, plus ou moins despotique, plus ou moins éclairé. La question se corse si l'on doit admettre, comme semble le faire Kant, que l'usage de la contrainte est peut-être une condition de la réalisation de l'idéal. Du point de vue de la philosophie de l'histoire, en tous cas, il est impossible de déduire le pouvoir du monarque à partir d'un contrat de soumission ou d'une délégation juridique. Ce sont ces difficultés que révèlent diverses réflexions manuscrites: »Si le droit des rois est dérivé d'une action 6 3 . Refiexionen zur Moralphi/osophie, no. 696, Ak. X I X , p. 202. Kant estime que le problème d'une constitution politique doit pouvoir être résolu même avec un peuple de démons. C'est son aspect »machiavielien«: il faut »supposer d'avance les hommes méchants et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les fois qu'ils en trouveront l'occasion.« (Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, L. I, ch. III, éd. Pleïade, pp. 388-389). Et il reconaît en même temps que c'est le problème le plus difficile, car si l'homme a besoin d'un maître, qu'en sera-t-il du souverain? Kant et la question de la République universelle 27 (effective, facto) du peuple, alors le peuple ne saurait conférer une force plus grande que celle qu'il possède. 11 devrait donc avoir possédé la souveraineté pour qu'il puisse la transférer à un autre. Maintenant le peuple ne peut pas se gouverner ou se dominer lui-même, donc il n'a pu également transférer cette puissance à un autre«64. Ou encore: »Rien ne semble plus naturel que le peuple, ayant des droits, n'ait aussi une autorité de contrainte; mais justement, par cela même qu'il ne peut établir aucune autorité de contrainte, il ne possède aucun droit strict, mais seulement un droit idéal«65. Pour démontrer cette impossibilité du pouvoir »juridique« du peuple, Kant utilise encore deux autres arguments: celui du »troisième homme«: »dans une constitution civile déjà existante, le peuple n'a plus, aux yeux de la loi, le droit de juger comment cette constitution doit être appliquée. Car, si l'on suppose qu'il a ce droit et que son jugement soit contraire à celui du chef réel de l'Etat, qui décidera de quel côté est le droit? Aucune des deux partie ne le peut faire, comme étant juge en sa propre cause. Il faudrait donc qu'il y eût encore, au-dessus du souverain, un souverain qui décidât entre lui et le peuple, ce qui est contradictoire«66. Mais il utilise aussi un argument ayant une autre portée théorique: »si le chef de l'Etat pouvait aussi être contraint, il ne serait pas le chef de l'Etat et la série de la subordination irait remontant à l'infini«67. L'argument est celui de l'impossibilité d'une série infinie de causes, ou de conditions. Mais par là on peut aussi comprendre en quoi l'inconditionné - le pouvoir souverain du peuple - peut malgré tout rester une »idée« dont nous avons besoin pour penser le politique. Mais le souverain réel reste condition d'efficacité et de réalité: car »le souverain n'est qu'un être de raison (représentant le peuple entier), tant qu'il n'y a pas encore une personne physique qui représente la suprême puissance de l'Etat et qui donne à cette idée son efficacité sur la volonté populaire«68. Quant aux formes de »gouvernement«, Kant, on le sait, prône un républicanisme résolu. Néanmoins, il n'attache pas une grande importance aux formes procédurales de cette république, entre autres à la procédure de la production législative. Ce qui lui importe, plutôt que de savoir si c'est le peuple qui est législateur, c'est que la législation soit la plus proche possible de la législation idéale, du droit rationnel, c'est-à-dire de la seule constitution qui prenne »la liberté pour principe, et en fait même la condition de la contrainte nécessaire à une constitution civile ou à ce qu'on appelle proprement un Etat«69. - Kant est proche ici du »despotisme éclairé«: il faut faire confiance au souverain pour qu'il gouverne conformément aux exigences du droit 64 . Reflexionen zur Rechtsphilosophie, no. 7747, Ak., X I X , p. 506. 6 5 . Ib., no. 7737, p. 504; cfr. aussi, no. 8018, p. 582. 66 . »Ueber die Gemeinspruch...«, o. c., Ak, VIII, p. 299-300, tr. p. 365-366. 67 . O. c., p. 291, ir. p. 357. 68 . RL, Ak, VI, p. 38, tr. p. 209. 69 . O. c., p. 40, tr., p. 213. 28 André Berten rationnel. »La pierre de touche de tout ce qui peut être décidé pour un peuple sous forme de loi tient dans la question suivante: un peuple accepterait-il de donner lui-même pareille loi?«70 Dès lors »ce qu'un peuple lui-même n'a pas le droit de décider quant à son sort, un monarque a encore bien moins le droit de le faire pour le peuple, car son autorité législative procède justement de ce fait qu'il rassemble la volonté générale du peuple dans la sienne propre«71. Le »retour du politique« n'est nulle part plus manifeste que dans la célèbre condamnation par Kant de tout droit à la révolution. Or cette condamnation est intéressante parce qu'elle est justifiée à la fois du point de vue moral et juridique et du point de vue politique et historique. Kant utilise en effet de nombreux arguments. En premier lieu, il utilise la distinction entre morale et utilité (ou bonheur). Il n'y a aucune communication entre droit et bonheur. Or les révolutions se justifient souvent au nom du bonheur du peuple. Kant parle ainsi de »l'illusion habituelle qui consiste, quand il est question du principe du droit, à y substituer dans ses jugements celui du bonheur«72. Du point de vue du droit, l'autorité légitime du gouvernement vient de ce qu'il est justement la source du droit (nous avons vu que le peuple n'était pas source de droit car il ne possédait pas la contrainte). Mais cette reconnaissance de la prépondérance du droit permet de légitimer, a posteriori, les régimes issus d'une révolution réussie: »Même si une révolution, provoquée par une constitution, avait arraché par des moyens violents et illégaux une constitution meilleure, il ne serait plus permis de ramener le peuple à l'ancien«73. - Un autre argument concerne la nécessité de l'ordre: remplacer de façon violente une constitution par une autre suppose qu'il y aurait »dans l'intervalle un moment où tout état juridique aurait disparu«74. Enfin, du point moral (et du point de vue d'un droit rationnel), on ne pourrait justifier une révolution à partir d'une maxime universalisable: car »la maxime d'après laquelle cette résistance aurait lieu, généralisée, détruirait toute constitution civile et anéantirait le seul état où les hommes puissent être en possession de leurs droits«75. C'est cette distance entre l'idée et la réalité historique qui permet de comprendre aussi les positions de Kant en matière internationale. L'inscription de l'exigence morale dans la réalité des affaires mondaines apparaît dans le »pacifisme« de Kant. Si l'on ne peut pas surmonter l'état de nature 7 0 . »Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?«, Ak., t. VII, p. 39, tr. fr. in Piobetta, o. c., »Réponse à la question: qu'est-ce que les lumières?«, p. 88. 71 . O. c , p. 39-40, tr. p. 89. 7 2 . »Ueber die Gemeinspruch...«, o. c., Ak, VIII, p. 301, tr. p. 367. 7 3 . EF, Ak. VIII, p. 372-373, tr. p. 139. De même: »Du reste, quand une révolution a une fois eu lieu et qu'une nouvelle constitution est fondée, l'illégalité de son origine et de son établissement ne saurait dispenser les sujets de l'obligation de se soumettre en bon citoyens, au nouvel ordre de choses, et ils ne peuvent honnêtement refuser d'obéir à l'autorité qui possède actuellement le pouvoir« (RL, Ak. VI, p. 322-333, tr. p. 183). 7 4 . »Ueber die Gemeinspruch...«, o. c., Ak, VIII, p. 299, tr. p. 365. 7 5 . Ib. Kant et la question de la République universelle 29 international, essayons au moins de préserver la paix. Ainsi, le droit des gens, la fédération des Etats, le jus belli sont des maximes pour le temps présent. Et des maximes qui reflètent l'impossibilité d'une doctrine cohérente. Kant y mêle des discussions sur le jus belli avec une condamnation de ce même droit; la reconnaissance de la souveraineté des Etats avec des projets pour limiter cette même souveraineté. C'est pourquoi Kant s'interroge sur la manière - à défaut d'un Etat mondial - d'organiser les rapports entre des Etats libres: quelles sont les conditions de possibilité d'une coexistence pacifique réaliste. On ne doit donc pas s'attendre à des considérations philosophiques ou juridiques très systématisées. Néanmoins les vues de Kant sur l'organisation internationale ne sont pas dépourvues d'intérêt quand on considère l'évolution des organismes internationaux comme la Société des Nations ou l'Organisation des Nations Unies ou le processus de constitution de la Communauté Européenne. Kant a souvent fait preuve d'une intuition remarquable et ses conceptions sont proches, bien que très schématiques, de celles qui ont présidé à la construction des organismes internationaux du X X e siècle. Mais il ne s'agit que d'un ersatz de l'Etat mondial. »Mais comme, d'après l'idée qu'ils se font du droit des gens, ils ne veulent pas du tout ce moyen, et rejettent in hypothesi ce qui est juste in thesi, à défaut de l'idée positive d'une république mondiale, il n'y a (si l'on ne veut pas tout perdre) que l'ersatz négatif d'une, alliance permanente, sans cesse élargie, qui puisse préserver de la guerre et contenir le torrent de ces dispositions hostiles et opposées au droit«76. Mais même ce pis aller ne serait pas dénué de signification. Ce pourrait être une étape vers l'idée positive de la république mondiale. Ainsi, par exemple, l'existence d'une république conforme au droit serait un signe encourageant: »La possibilité de réaliser (il s'agit de réalité objective) cette idée de fédération, qui doit s'étendre progressivement à tous les Etats, et les conduire ainsi à la paix perpétuelle, peut se concevoir. Car s'il arrivait par bonheur qu'un peuple puissant et éclairé se constituét en une république (qui, par nature, doit incliner à la paix perpétuelle), il y aurait ainsi un centre d'alliance fédérative à laquelle les autres Etats pourraient adhérer, afin d'assurer leur liberté, conformément à l'idée du droit des gens«77. Et Kant voit déjà cette moralité à l'oeuvre dans les Etats existants: »On peut le vérifier même dans les Etats existant actuellement, si imparfaitement organisés qu'ils soient: dans leur comportement extérieur, il se rapprochent déjà beaucoup de ce que prescrit l'idée du droit, quoique les principes de la moralité n'en soient certainement pas la cause«78. 76 . EF, Ak. VIII, p. 367, tr., p. 105. 7 7 . O. c., p. 356, tr. p. 103. 78 . O. c., p. 365, tr. p. 125. 30 André Berten Mais ce bel aveu d'optimisme se heurte encore une fois à des objections insurmontables. En effet - et c'est un dernier argument, plus difficile à écarter que tous les autres - l 'Etat mondial ne naîtra pas de la bonne volonté des Etats actuels. Ceux-ci sont nés dans la violence, mais ce mal originaire aujourd'hui a perdu une part de ses puissances maléfiques. Instaurer l'Etat mondial, ne serait-ce pas raviver cette violence originaire? Son avènement peut-il se penser auttrment que comme la répétition de l'instauration de l'Etat, c'est-à-dire comme une instauration violente? L'Etat mondial ne pourrait être établi que par la conquête, car »il n'y a pas d'Etat (ou de souverain) qui ne désire s'assurer une paix durable en dominant si possible le monde entier«79. C'est pourquoi la situation des Etats indépendants est finalement »préférable, aux yeux de la raison (nach der Vernunftidee) à la fusion de tous les Etats entre les mains d'une puissance qui envahit toutes les autres et se transforme en une monarchie universelle«80. Ce dernier paradoxe est le plus manifeste. Non seulement il pointe vers notre finitude fondamentale, mais il insinue que peut-être ce qui est »obligatoire« d'un point de vue moral, pourrait détruire toute possiblité de vie morale. Il n'est pas question d'évacuer ce paradoxe. Nous pensons au contraire qu'il est dans la nature du jugment pratique de se heurter à de telles indécidabilités. Elles ne signifient pas que la contradiction logique a une valeur ontologique. Mais que le langage qui est la médiation obligatoire de toute pensée normative ne peut que rencontrer les paradoxes pragmatiques qui sont constitutifs du discours. Il n'apparaît comme une »contradiction« que dans la mesure où l'on veut le faire coïncider avec un jeu de langage à prétention de complétude et d'apodicité. Mais si l'on restaurait la discussion politique et juridique comme discussion réelle - comme pensée à plusieurs - l'indécidabilité ferait partie du débat sans le paralyser et le paradoxe serait ce qui relance indéfiniment les interprétation croisées. De ce point de vue, la question de l'Etat »postnational«, du destin de la société internationale ou postnationale, n'est pas une question »théorique«, ni une question relevant d'un principe universel ou d'une règle d'universalisation. C'est une question qui suscite le débat et dont les arguments se détachent sur fond de paradoxe, paradoxe qui est également le moteur de la discussion. 7 9 . Ib. 80 . Ib.