ARS & HUMANITAS / STUDIJE / STUDIES Florence Gacoin-Marks Mémoires individuelle et collective dans l'œuvre d'Annie Ernaux et Ivan Jablonka Mots-clés : littérature française contemporaine, autobiographie, littérature et sociologie, mémoire collective, Annie Ernaux, Ivan Jablonka DOI: 10.4312/ars.12.2.188-202 Introduction « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi ». En commençant par ces mots Les Confessions, Jean-Jacques Rousseau (1959, 5), précurseur du roman autobiographique en France, souligne l'originalité de son projet : parler de soi après Montaigne, après deux siècles de classicisme et de littérature des idées. Plus de deux siècles plus tard, sous l'impulsion des sciences sociales, certains écrivains réuniront récit sur soi et récit social en donnant une dimension collective à leurs écrits autobiographiques. Désormais, comme l'explique le spécialiste de littérature française contemporaine Dominique Viart, « [o] n attend de la littérature dans sa forme fictionnelle quelle dise des relations sociales ce que la sociologie ne dit pas ou pas encore, n'est pas en mesure de dire, voire dit mal » (2007, 33). C'est l'orientation qu'Annie Ernaux et Ivan Jablonka ont explicitement voulu donner à leurs récits autobiographiques et que nous pouvons retrouver également, dans une moindre mesure, chez quelques autres écrivains contemporains.1 Lécriture autobiographique d'Annie Ernaux ayant beaucoup évolué, nous étudierons plus en détails deux de ses romans à visée à la fois autobiographique et sociale parus avec vingt-cinq ans d'écart : La Place et Les Années.2 Déjà « ancienne », l'œuvre d'Annie Ernaux a donné lieu à de nombreux travaux de recherches (thèses et articles, voir bibliographie sélective) où la priorité est donnée à la perspective psychologique et à ses conséquences stylistiques. En mettant les 1 Parmi les écrivains ayant partiellement donné une dimension sociale à leur(s) récit(s) autobiographique(s), mentionnons-en deux dont les poétiques sont pourtant très différentes : Patrick Modiano et Frédéric Beigbeder. 2 Les romans d'Annie Ernaux relevant de cette orientation sont au nombre de cinq : La place (1983), Une femme (1988), La Honte (1997), L'Événement (2000), Les Années (2008). FLORENCE GACOIN-MARKS / MÉMOIRES INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE DANS L' VRE D'ANNIE ERNAUX ET IVAN JABLONKA deux romans étudiés en parallèle avec le roman de Jablonka intitulé En camping-car, qui n'a pas encore fait l'objet de recherches, nous essaierons de travailler sur les problèmes que pose l'articulation de deux paradigmes : d'une part, le couple mémoire individuelle/mémoire collective au sein de l'autobiographie présentant une dimension sociale et, d'autre part, l'opposition entre le social et le sociologique en littérature. Enfin, l'étude du social étant souvent intimement lié à un engagement politique, nous nous interrogerons sur l'éventuelle dimension idéologique ou politique véhiculée par l'autobiographie élargissant son sujet à la société dans lequel le sujet s'inscrit.3 1. Le social dans l'autobiographie : ambitions et contradictions d'un nouveau projet autobiographique L'essor du capitalisme s'accompagne de l'essor de sa critique et de l'apparition des questions sociales dans le roman ; comme l'écrit Pierre Bourdieu, « l'inavouable n'est plus [...] le sexuel, mais le social » (1992b, 125). Dans son ouvrage consacré aux « romanciers du réel », Jacques Dubois montre qu'il se dégage des œuvres de ces derniers (de Balzac à Simenon, en passant par Stendhal, Flaubert, Zola, Maupassant, Proust et Céline) une « pensée sociologique » caractérisée par une « mise en évidence critique de la différenciation sociale » (2000, 65-66). Cette « sociologie » innée des écrivains s'intéressant aux mœurs de leur temps (ou du passé immédiat) peut se rapprocher de la sociologie « scientifique » lorsqu'elle prend pour vecteur une pure fiction (comme chez Balzac et Zola) permettant la création de types humains condensant les observations faites sur de nombreux individus « dissous » dans les personnages.4 En revanche, elle est beaucoup plus subjective et personnelle quand le récit s'apparente à l'autofiction et se limite essentiellement à l'expérience personnelle de l'écrivain (chez Proust et Céline), et c'est la raison pour laquelle ces derniers auteurs - notamment Proust - inclut dans leur récit des composantes relevant plus de l'essai que du roman.5 Cette solution a le mérite de mettre « cartes sur table » : l'écrivain-sociologue avance à visage découvert, tirant 3 Le présent article a vu le jour dans le cadre du programme de recherche P6-0265 cofinancé par des fonds publics gérés par l'Agence publique pour l'activité scientifique de la République de Slovénie. 4 À propos de Flaubert, Bourdieu écrit : « Il n'est pas de meilleure attestation de tout ce qui sépare l'écriture littéraire de l'écriture scientifique que cette capacité, qu'elle possède en propre, de concentrer et de condenser dans la singularité concrète d'une figure sensible et d'une aventure individuelle, fonctionnant à la fois comme métaphore et comme métonymie, toute la complexité d'une structure et d'une histoire que l'analyse scientifique doit déplier et déployer laborieusement » (1992a, 48). 5 Dans ce cas, comme l'explique Jacques Dubois, « toute pensée du social demande à être dégagée et formulée par une opération critique, qui suppléera de la sorte au défaut d'abstraction ou de modélisation de la fiction » (2007, 37). 189 ARS & HUMANITAS / ŠTUDIJE / STUDIES lui-même de son récit des conclusions assumées comme subjectives. Mais, ce faisant, le roman s'éloigne de la fiction pour devenir un genre hybride, entre prose narrative et prose réflexive.6 Les écrivains dont il est question dans le présent article relève de cette deuxième démarche, mais franchissent un pas supplémentaire en donnant une dimension sociale, voire sociologique, à des écrits présentés comme autobiographiques. Or, comme l'écrit Philippe Lejeune dans son ouvrage (légèrement antérieur aux premiers romans autobiographiques d'Annie Ernaux), le récit autobiographique est un « [r] écit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité (Lejeune, 1975, 14). Les écrivains français contemporains étudiés ici se proposent donc de remettre en cause cette définition en mettant l'accent non plus sur leur « vie individuelle » mais sur ce que cette vie dit de la vie collective de la société qui l'entoure. Annie Ernaux a conscience que cette démarche pose une question de genre, que les écrits de ce type se situent « au-dessous de la littérature, [...] quelque part entre la littérature, la sociologie et l'histoire » (1988, 106). Quand on lui parle de l'apparition de ce nouveau type d'autobiographie dans son œuvre, elle explique : [.] [Il y a eu] une autre forme, apparue avec La place, qui pourrait être qualifiée de 'récit autobiographique' parce que toute fictionnalisation des événements est écartée et que, sauf erreur de mémoire, ceux-ci sont véridiques dans tous leurs détails. [.] Mais ce terme de 'récit autobiographique' ne me satisfait par parce qu'il est insuffisant. [...] [I]l impose une image réductrice : 'l'auteur parle de lui'. Or, La place, Une femme, La honte et en partie Lévénement sont moins autobiographiques que auto-socio-biographiques (Ernaux, 2017b, 23) La critique et la recherche a retenu cette formule et désignent aujourd'hui ces œuvres comme des romans « auto-socio-biographiques ». Ce projet valorisant le collectif par rapport à l'individuel a pour principal défaut de proposer le témoignage et la réflexion sociologique qui s'y réfère au sein du même texte sans que soit possible une véritable prise de distance. Il relève donc davantage de l'auto-analyse que de l'analyse sociologique.7 6 Si nous suivons Bourdieu, LÉducation sentimentale de Flaubert est un cas à part puisque, tout en se basant sur ses expériences personnelles, l'écrivain s'efforce d'atteindre un « neutralisme social » par l'intermédiaire d'un art qui se veut impersonnel. Cette prise de distance par rapport à tous les milieux sociaux est symboliquement représentée par l'hésitation du héros pris entre trois femmes représentant trois classes sociales distinctes. On la retrouve également dans son refus de choisir entre les esthétiques réaliste et parnassienne, alternative imposée aux écrivains de son temps. 7 C'est ce qu'explique Bourdieu dans un entretien à Loïc J. D. Wacquant : « Pour moi, la sociologie a joué le rôle d'une socioanalyse qui m'a aidé à comprendre et à supporter des choses (à commencer par moi-même) que je trouvais insupportables auparavant » (Bourdieu, 1992b, 182). 190 FLORENCE GACOIN-MARKS / MÉMOIRES INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE DANS L' VRE D'ANNIE ERNAUX ET IVAN JABLONKA Vingt-cinq ans plus tard, dans Les Années, Annie Emaux pousse plus loin l'expérience en brouillant la frontière entre le personnel et le social : elle remplace la première personne du singulier propre à l'autobiographie par la première personne du pluriel (« nous »), le pronom impersonnel (« on ») ou de formes verbales impersonnelles (voix passive, forme réfléchie, etc.).8 On lit, par exemple : « On se déshabituait des mots de la moralité courante, pour d'autres mesurant les actions, les comportements et les sentiments à l'aune du plaisir, 'frustration' ou 'gratification' » (Ernaux, 2017a, 131). Dans le même esprit, la romancière ponctue également son récit de définitions en plusieurs points, sur une demi-page ou plus, résumant les expériences vécues de témoins anonymes dont elle fait partie. Enfin, elle multiplie les références autonymiques (noms, titres) et les discours rapportés.9 En (con)fondant mémoire personnelle et mémoire collective, Annie Ernaux saute le pas de la généralisation, quitte à ce quelle paraisse abusive. Si, ce faisant, elle assume sa volonté de faire primer le social sur l'individuel, en revanche elle s'éloigne de l'écriture autobiographique au sens défini par Lejeune. De son côté, Jablonka est motivé dans sa démarche par sa formation (et profession) d'historien ainsi que par sa pratique en tant « qu'écrivain en sciences sociales » : « Historien de l'enfance, j'ai voulu évoquer la mienne en historien. Écrivain en sciences sociales, j'ai voulu les tourner vers moi, les retourner contre moi, me présenter à elles » (Jablonka, 2017, 153).10 Le sujet de l'œuvre est donc : « Un moi-problème construit sous le regard des sciences sociales » (Jablonka, 2017, 47). L'œuvre sera donc plus un roman sociologique que social, le roman où un historien-sociologue se propose d'appliquer ses méthodes d'investigation à son propre vécu. Là aussi, la question de la distance nécessaire à la réflexion et à la recherche se pose, et avec une acuité encore plus grande que dans le cas précédent. 8 Bien que n'étant pas écrit à la première personne, Les Années est bien encore une autobiographie et non une autofiction, car l'auteur a toujours la volonté affichée de parler de sa vie avec le plus d'exactitude possible. L'abandon de la première personne du singulier a pour unique objectif de permettre la fusion entre mémoires individuelle et collective. Du reste, dès son article de 1994, Annie Ernaux explique considérer le « je » qu'elle utilise encore comme « une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de 'l'autre' qu'une parole de 'moi' : une forme transpersonnelle, en somme ». Et elle ajoute : « Il ne constitue pas un moyen de me construire une identité à travers un texte, de m'autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes d'une réalité familiale, sociale ou passionnelle » (Ernaux, 1994, 221). 9 Comme l'explique Véronique Montémont, ces derniers peuvent être répartis en trois groupes principaux : « 1) Les paroles privées. [...] 2) Les paroles publiques. [...] 3) Le 'troisième secteur' [...] qui comprend les faits divers, règlements, programmes, modes d'emploi, tracts. » (2014, 123). 10 Très récemment, Ivan Jablonka a consacré un ouvrage aux rapports entre la littérature et les sciences sociales (2018) qui, contre toute attente, n'aborde pas la question de l'autobiographie et donc n'éclaire pas le sujet traité dans cet article. 191 ARS & HUMANITAS / ŠTUDIJE / STUDIES Pour Jablonka, toute autobiographie devrait avoir une dimension sociale : « Rien n'est plus agaçant que ces autobiographies où un self-made-man, un artiste de renom, vous explique comment il a eu la brillante idée de devenir lui-même » (2017, 153). En ce positionnant par rapport à Rousseau, comparaison à laquelle il consacre trois pages (ibid., 45-48), Jablonka insiste sur la nouveauté de son projet autobiographique : « Je propose une autre façon de parler de soi-même. Débusquer ce qui, en nous, n'est pas nous. Comprendre en quoi notre unicité est le produit d'un collectif » (2017, 47). Le narrateur sera donc « un être mixte, qui emploie le singulier pour mieux dire le pluriel » (2017, 47). L'écrivain contemporain finit même par interpeler Rousseau lui-même : Ne crains rien, Jean-Jacques ! Comme toi, j'aurai toujours mes 'singularités' et mes 'bizarreries, mais elles auront été filtrées dans le sable doux de l'humanité. Mes hontes seront toujours aussi cuisantes, tout aussi pures mes joies, mais elles auront été enrichies par leur historicité, comme l'eau d'un torrent brille de toutes les roches qu'il a traversées. (Jablonka, 2017, 48). Il ne s'agit donc pas d'ajouter une dimension sociale ou collective au personnel ou individuel mais de « filtrer » le personnel ou individuel grâce au social ou collectif, grâce à l'histoire de la société française. En faisant l'éloge des vertus de l'Histoire, Jablonka insiste sur la dimension « déstabilisante » de son projet : « L'illusion d'un présent autosuffisant s'en trouve dissipée et notre égocentrisme, aboli pour toujours » (ibid., 2017, 48). Lobjectif est donc, en un sens, également éthique : ne plus survaloriser l'individu, le remettre à sa véritable place. 2. Interactions entre mémoires individuelle et collective dans les œuvres d'Annie Ernaux et Ivan Jablonka L'élargissement du champ de l'autobiographique à la société dans laquelle s'inscrivent les souvenir individuels signifie la mise en récit des interactions entre les souvenirs personnels et l'ensemble des éléments communs à une génération dans un milieu social donné ou, pour reprendre les notions introduites il y a près de soixante-dix ans par Maurice Halbwachs, entre les mémoires individuelle et collective.11 Certes, toutes les autobiographies prennent forme à partir de ces échanges : « Il ne suffit pas de reconstituer pièce à pièce l'image d'un événement passé pour obtenir un souvenir. Il faut que cette reconstruction s'opère à partir de données ou de notions communes qui se trouvent dans notre esprit aussi bien que dans ceux des autres » (Halbwachs, 1997, 11 Dans son ouvrage publié pour la première fois en 1950, Halbwachs propose plusieurs dénominations pour ce paradigme : mémoires « individuelle » et « collective », mémoires « personnelle » et « sociale » et mémoires « autobiographique » et « historique » (1997, 97 et suiv.). 192 FLORENCE GACOIN-MARKS / MÉMOIRES INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE DANS L' VRE D'ANNIE ERNAUX ET IVAN JABLONKA 63). Mais, dans les cas qui nous intéresse, comme nous l'avons vu précédemment, ce va-et-vient entre le personnel (ou individuel) et le social (ou collectif) est au cœur du projet littéraire. On pourrait même dire qu'il en est le sujet central. 2.1. La mémoire collective, un cadre permettant de resituer la mémoire individuelle dans son contexte L'interaction la plus courante est celle où la remise des souvenirs personnels dans un contexte collectif permet de les comprendre, de sentir leur adéquation par rapport à une norme qui leur est extérieure. Cela vaut surtout pour les souvenirs d'enfance, ceux que le sujet a vécus sans avoir les outils intellectuels pour les analyser sur le moment. Dans La place, Annie Ernaux part d'un constat : au fur et à mesure que le temps a passé, elle s'est éloignée de son père, a perdu le contact avec lui, sans toutefois cesser de l'aimer : « Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé » (Ernaux, 2000, 23). En retraçant l'histoire de son père, en dépeignant le milieu où elle a grandi puis son cheminement intellectuel et social, donc en remettant son expérience personnelle dans un contexte plus large, collectif, l'écrivain comprend ce qui l'a séparée de son père : la structure de la société française de la seconde moitié du XXe siècle où cohabitent des classes sociales distinctes qui ne se connaissent pas et ne se comprennent pas, tant leurs mentalités et leurs cultures sont différentes. Ainsi, elle note le passage du « nous » au « je » dans son récit, correspondant à sa rupture avec son milieu d'origine : « Je dis souvent 'nous' maintenant, parce que j'ai longtemps pensé de cette façon et je ne sais pas quand j'ai cessé de la faire » (Ernaux, 2000, 61). Pour représenter les différentes classes sociales en présence, l'écrivain s'attache, par exemple, à faire une place aux caractéristiques linguistiques de chacune d'elle. Ainsi, elle inclut les mots dans le récit en les signalant par l'usage de l'italique ou (plus rarement) des guillemets : « On avait tout ce qu'il faut, c'est-à-dire qu'on mangeait à notre faim [...]. J'avais deux blouses d'école. La gosse n'est privée de rien » (Ernaux, 2000, 56). Les mots en italique sont ceux utilisés par ses parents, des mots caractéristiques du milieu qu'ils représentent : le milieu populaire de province du milieu du XXe siècle en France. Plus tard, la romancière utilise ce procédé pour souligner ce qui l'oppose à son milieu d'origine : « Même les idées de mon milieu me paraissent ridicules, des préjugés, par exemple, 'la police il en faut' ou 'on n'est pas un homme tant qu'on n'a pas fait son service » (Ernaux, 2000, 79). La guerre des sociolectes est engagée : les mots de l'adolescente en cours d'ascension sociale (en italique) contre ceux du milieu modeste dont elle provient (entre guillemets). Les expressions individuelles ne sont citées que parce qu'elles sont représentatives de discours collectifs dans lesquels elles s'inscrivent. 193 ARS & HUMANITAS / ŠTUDIJE / STUDIES 2.2. La mémoire collective, une grille d'évaluation permettant de saisir la particularité/la normalité de la mémoire individuelle À l'inverse, la mémoire collective permet à l'écrivain de percevoir l'anormalité (au sens premier du terme) de son vécu. Chez Ivan Jablonka, le social est au cœur des souvenirs individuels puisque c'est le regard incrédule, moqueur, voire réprobateur des autres qui permet à l'auteur d'apprécier l'originalité de ses souvenirs. L'historien peut a posteriori interpréter les moqueries qu'il a subies en tant qu'enfant : « Les sourires de mes camarades révélaient une typologie des villégiatures, une hiérarchie des vacances. [...] Nos vacances n'avaient aucun nom, aucune justification, elles ne correspondaient à rien de connu » (Jablonka, 2017, 114). Ici, c'est précisément l'impossibilité de nommer son expérience par rapport à la typologie des « vacances » sous-jacente dans la société qui l'entoure qui permet à l'écrivain de comprendre l'originalité, voire l'extravagance de l'expérience qu'il a vécue.12 Cependant, à un moment, un souvenir collectif - celui d'une publicité pour les camping-cars Volkswagen, « Plus que nos voitures, vos histoires » (Jablonka, 2017, 49) - distille le doute chez l'écrivain : et si, en réalité, par ces vacances non reconnues par la société environnante, ses parents s'étaient conformés au « rôle que des inconnus [avaient] composé pour [eux] » (ibid., 50) : « Et si mon âge d'or n'était qu'un plan de com, la géniale trouvaille d'une équipe de commerciaux ? » (ibid.). Du reste, l'écrivain historien et/ou sociologue a souvent recours aux idées véhiculées par les ouvrages historiques et/ou sociologiques pour évaluer le degré de « normalité » de son enfance : Cette socio-histoire de mon enfance dans les années 1980 a tout du récit d'apprentissage : découverte du monde, ouverture à la culture et à la diversité, mûrissement à la faveur de petites épreuves, prise de distance vis-à-vis du milieu d'origine. En ce sens, mes années camping-car sont des années de formation. Rien d'original ici : dès la fin du XIXe siècle, le camping est pensé comme une préparation à l'âge adulte, une école de vie pour la jeunesse qui allie indépendance, responsabilités et joies du plein air (Jablonka, 2017, 129). Incongrues pour les gens de sa génération, les vacances en camping-car - la part de vécu que l'écrivain veut analyser et partager avec les lecteurs - s'inscrivent pourtant dans l'histoire sociale et culturelle de la France et ne sont que la variante actualisée de 12 C'est également ce qui se produit lorsque Annie Ernaux compare la rédaction qu'elle aurait pu écrire sur son père et la norme véhiculée par le milieu social (institutrice et élèves) (2000, 67-69). 194 FLORENCE GACOIN-MARKS / MÉMOIRES INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE DANS L' VRE D'ANNIE ERNAUX ET IVAN JABLONKA pratiques anciennes. Bien que fondée sur un intérêt réel de l'auteur pour les sciences sociales, cette analyse revêt également une valeur rhétorique : par cet appel à la tradition (« argumentum ad traditionem »), l'auteur ne se contente pas d'évaluer, mais valorise son vécu aux yeux du lecteur. 3. Dimension politique des œuvres d'Annie Ernaux et Ivan Jablonka Souvent abordée concernant les romanciers du passé, de Châteaubriand à Zola en passant par Stendhal et Balzac, la question du message idéologique, politique ou/et religieux, se pose aussi dans le cas de l'autobiographie à dimension collective, sociale ou sociologique. En effet, contrairement à l'autobiographie centrée sur le sujet, ce nouveau type de roman a pour objectif de proposer une interprétation de la société, ce qui implique nécessairement l'adoption d'un point de vue (idéologique) sur la société. 3.1. Annie Ernaux, l'autobiographie militante Dans le cas d'Annie Ernaux le message politique est au cœur du projet littéraire. Dans la section intitulée « La culture du monde dominé » de son entretien rédigé L'Écriture comme un couteau (2011, réimprimé en 2017), nous pouvons lire : C'est avec La place que j'ai pris toute la mesure ; du caractère politique de l'écriture et de la gravité de ce qui est en jeu dans cette entreprise ; moi, narratrice, venue du monde dominé, mais appartenant désormais au monde dominant, je me proposais d'écrire sur mon père et la culture du monde dominé. [...] De trahir deux fois ma classe d'origine : la première, qui n'était pas vraiment de ma responsabilité, par l'acculturation scolaire, et la seconde, consciemment, en me situant dans et par l'écriture, du côté dominant (Ernaux, 2017b, 72). Pas de projet autobiographique - incluant inévitablement la biographie des proches, restés jusqu'à la mort dans la classe des « dominés » - sans le parti-pris idéologique de se situer du côté de ces derniers. C'est une question d'éthique (peur de « trahir deux fois »). L'auteur ne tend donc pas à l'objectivité, assume parfaitement son engagement idéologique qui, en incluant le paradigme dominant/dominé, s'inscrit nettement à gauche de l'échiquier politique. Comme le député venu de sa province pour siéger à la capitale, la romancière affiche sa volonté de donner une voix à une classe sociale dont les particularismes linguistiques ont jusqu'alors été négligés des écrivains : Ainsi, le texte de La place véhicule le point de vue de mon père mais aussi de toute une classe ouvrière et paysanne au travers des mots enchâssés dans 195 ARS & HUMANITAS / ŠTUDIJE / STUDIES la trame du récit. Il y a aussi dedans un 'pointage' du rôle hiérarchisant du langage auquel on ne prête généralement pas attention, par l'utilisation de guillemets : 'les gens simples', 'milieu modeste', etc. (ibid., 73). Certes, les réalistes du XIXe siècle (de Balzac à Zola) ont déjà introduit le parler ou les expressions du peuple dans leur écriture. Cependant, Annie Ernaux, elle, ne le fait pas (seulement) pour « faire vrai » mais par militantisme politique.13 Par la suite, dans Les Années, le militantisme politique devient moins important que le « devoir de mémoire », la volonté de témoigner de la vie d'une époque dans toutes ses dimensions : Alors, [du temps de La Place,] le livre à faire représentait un instrument de lutte. Elle n'a pas abandonné cette ambition mais plus que tout, maintenant, elle voudrait saisir la lumière qui baigne des visages désormais invisibles [...]. Sauvez quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais (Ernaux, 2017a, 252-254.). En un sens, Annie Ernaux atteint ici les limites de l'autobiographie et devient la biographe d'une expérience collective. 3.2. Ivan Jablonka, interprétation politique de l'expérience personnelle Chez Ivan Jablonka, le message idéologique/politique n'est pas au cœur du projet littéraire. Cependant, l'écrivain considère qu'il peut et même doit être déduit de l'expérience vécue pendant son enfance qui est l'objet du récit : « Mais venons-en à un aspect crucial qui, entremêlant l'individuel, le familial et le collectif, replace notre Combi dans le siècle. Il s'agit de ce que l'on pourrait appeler les conditions de possibilité idéologiques » (Jablonka, 2017, 134). D'un point de vue socio-politique, le camping-car de ses vacances est « bourgeois et bohème, 'bobo' pour ainsi dire - et ce terme attire des sarcasmes que je connais bien, puisque ce sont les mêmes qui visaient déjà les choix de mes parents, naturisme et camping » (ibid., 135). Or « bourgeois bohême » ou « bobo » est un terme désignant les gens à la fois aisés, parisiens, intellectuels et politiquement orientés à gauche. Pour faire mentir les moqueries qui soulignent le caractère paradoxal de cette catégorie socio-politique, dont le nom même est rapidement devenu péjoratif, Jablonka fait alors l'éloge du « bobo » : On peut railler la 'bobo-écolo attitude', mais, à l'heure où le populisme et le fanatisme sévissent de tous côtés, elle est le bastion de valeurs dont nous avons désespérément besoin : la culture, le progrès social, l'ouverture à autrui, une 13 Comme le montre Fabrice Thumerel, Annie Ernaux opère en réalité un échange : d'un côté, sa vie accède « à la gratifiante généralisation classique » et, de l'autre, les classes populaires sont dotées d'un « certain degré d'universel (2002, 99). 196 FLORENCE GACOIN-MARKS / MÉMOIRES INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE DANS L' VRE D'ANNIE ERNAUX ET IVAN JABLONKA certaine idée du vivre ensemble. Ce sont ces valeurs qui ont été visées lors des attentats de Paris, le 13 novembre 2015, et ce sont des jeunes de trente ans qui ont été massacrés à un concert et aux terrasses de cafés [...] En valorisant une culture démocratique et une manière d'être toujours en mouvement, il a été le support d'un rapport au monde qui fait le lien entre le cosmopolitisme juif du XIXe siècle, la culture contestataire du XXe siècle et les idéaux de la gauche pour le XXIe siècle (ibid., 2017, 135-136). Pour réhabiliter cette catégorie socio-politico-culturelle souvent moquée, l'écrivain n'hésite pas à la présenter comme victime du terrorisme islamiste et à la poser comme rempart à l'obscurantisme. Plus encore, il y voit la dernière forme prise par un mouvement transhistorique progressiste (donc également de gauche). Nous voyons donc que, contrairement à la plupart des autobiographies, les récits autobiographiques à visée sociale ou sociologique véhiculent un message idéologique, que ce soit pour défendre une classe sociale en la représentant ou pour tirer un enseignement politique de l'expérience vécue. Conclusion Pour clore la présente étude, nous pouvons dire que l'introduction de la dimension sociale dans le récit autobiographique diffère beaucoup de la représentation de la société dans la prose purement fictionnelle. Insufflé par l'essor des sciences sociales, le nouveau projet autobiographique se veut social, voir sociologique. Cependant, reposant sur une interaction entre mémoires individuel et collective, cette représentation « auto-socio-biographique » est nécessairement partielle et relève donc autant du « roman de génération »14 que du roman social. Par ailleurs, pour les mêmes raisons, sauf à être considéré comme un simple récit de témoignage sur la société, le récit autobiographique à visée sociologique se trouve à l'opposé de toute perspective scientifique, car ce qui relève de l'expérience collective ou est présenté comme tel, est perçu « de l'intérieur », par l'un de ceux qui l'ont vécue. Toute notion de distance ou d'objectivité est donc factice. Le choix d'une « écriture plate »15 et l'abandon de l'autobiographie à la première personne pour une autofiction la plus impersonnelle possible (solution partiellement adoptée par Annie Ernaux dans Les Années) renouvelle l'écriture romanesque en 14 Dans son ouvrage sur la littérature slovène du XXe siècle, Franc Zadravec définit le « roman de génération » comme un genre écrit « par les victimes et les révoltés, aussi bien par ceux que la société a exclus ou tenté d'exclure que par ceux qui se heurtent à elle avec de nouvelles connaissances et idées. Les fils y polémiquent avec leurs pères, la tradition, le pouvoir, résistent au modèle, aux moules, au schéma intangible et à la norme » (1997, 75). La Place d'Annie Ernaux cadre parfaitement avec cette définition fondée sur l'analyse des œuvres slovènes de la 1e moitié du XXe siècle. 15 Le mot est d'Annie Ernaux elle-même (2000, 24). Roland Barthes parle d'écriture « blanche » pour désigner ce même type de style se voulant le plus neutre possible (1993, 171-224). 197 ARS & HUMANITAS / ŠTUDIJE / STUDIES gommant la frontière entre mémoires individuelle et collective, ce qui résout en surface la situation paradoxale du sujet, mais nous emmène à la lisière du genre autobiographique. Bibliographie Sources Ernaux, A., « Vers un je transpersonnel », RITM, Université de Paris X, n°6, 1994, pp. 219-221. Ernaux, A., La honte, Paris 1999 [1e édition : 1997]. Ernaux, A., La place, Paris 2000 [1e édition : 1983]. Ernaux, A., Une femme, Paris 2004 [1e édition : 1987]. 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Tovrstni roman - ki slovenski prozi 20. stoletja ni tuj - bom natančneje opredelila skozi razmišljanje o metodoloških težavah, ki jih povzroča »avtosociobiografija«, kakor jo poimenuje pisateljica Annie Ernaux, in skozi podrobno analizo treh literarnih del s preloma med 20. in 21. stoletjem: v romanih La Place (Prostor, 1982) in Les Années (Leta, 2008) pisateljice Annie Ernaux (rojena leta 1940) ter v avtobiografski pripovedi En Camping-car (Avtodom, 2016) Ivana Jablonke (rojen leta 1973). 200 FLORENCE GACOIN-MARKS / MÉMOIRES INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE DANS L' VRE D'ANNIE ERNAUX ET IVAN JABLONKA Florence Gacoin-Marks Mémoires individuelle et collective dans l'œuvre d'Annie Ernaux et Ivan Jablonka Mots-clés : littérature française contemporaine, autobiographie, littérature et sociologie, mémoire collective, Annie Ernaux, Ivan Jablonka Le présent article montre comment le roman autobiographique français contemporain a tendance à se détourner de son objectif initial de confession intime pour former un genre hybride, nouveau dans la littérature française, entre l'autobiographie, le « roman de génération », voire le roman social. L'analyse de cette nouvelle tendance, qui a été fortement représentée dans la prose slovène du XXe siècle, passera par une réflexion sur les difficultés méthodologiques que pose l'« auto-socio-biographie », comme l'appelle la romancière Annie Ernaux, et par l'analyse plus précise de trois récits de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle : deux romans, La Place (1982) et Les Années (2008) d'Annie Ernaux (née en 1940), et un récit de souvenirs, En Camping-car (2016) d'Ivan Jablonka (né en 1973). 201 ARS & HUMANITAS / ŠTUDIJE / STUDIES Florence Gacoin-Marks Individual Memory and Social History in Works by Annie Ernaux and Ivan Jablonka Keywords: contemporary French literature, autobiography, literature and sociology, collective memory, Annie Ernaux, Ivan Jablonka This paper deals with evolution of the French contemporary autobiographical novel from the personal confession to a combination of autobiographical novel, "generation" novel and social prose, which is a new trend in French literature. We will define this kind of prose - which has been developed in 20th century Slovene literature - through a reflection on certain methodological problems which are involved in "autosociobiography" (as the novelist Annie Ernaux calls it) and through the analysis of three literary works from the end of 20th century and the beginning of the 21rst: the two novels La Place (The Place, 1982) and Les Années (Years, 2008) by Annie Ernaux (born in 1940) and autobiographical narrative En Camping-car (Camper Van, 2016) by Ivan Jablonka (born in 1973). 202