349 Ignac Fock Faculté des lettres Université de Ljubljana Slovénie ignac.fock@ff.uni-lj.si DE GRENADE À JÉRUSALEM : LÉON L’AFRICAIN ET LA LÉGENDE DE L’OISEAU AMPHIBIE DANS LE DRAME TOUS DES OISEAUX DE WAJDI MOUAWAD 1 INTRODUCTION En signant, al-Hasan ibn Muhammad ibn Ahmad al-Wazzân ajoute fréquemment à son nom « al-Gharnati » pour signaler le lieu où il est né, entre 1486 et 1488 1 , au crépuscule de l’Émirat de Grenade. Après la prise de la ville par les Rois Catholiques en 1492, sa fa- mille se réfugie au Maroc et dorénavant la vie du futur savant, voyageur et diplomate dit Léon l’Africain, personnage mystérieux et ambigu, sera celle d’un éternel périple par la Méditerranée et par les palais et les cours appartenant aux forces historiques et religieuses qui l’enferment, notamment celles du sultan Sélim I er , père de Soliman le Magnifique, et du pape Léon X de Médicis, mécène de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. D’où l’ambigüité de cet homme accueilli et respecté dans deux mondes adversaires et qui a pu pénétrer dans les hiérarchies et les secrets des deux, jusqu’à ce que, vers 1532 à Tunis, il ne disparaisse sans laisser de traces. En 1986, l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf a écrit sur Léon l’Africain un ro- man éponyme, remplissant par des passages fictifs de nombreuses lacunes dans sa biogra- phie. En 2006, Natalie Zemon Davis, professeure émérite de l’Université de Princeton, a publié le livre Trickster Travels : A Sixteenth-Century Muslim Between Worlds, étudiant à fond le même personnage historique. Grâce à une rencontre fortuite dans le hall des dé- parts de l’aéroport international de Toronto, entre ladite historienne et Wajdi Mouawad, auteur, comédien et metteur en scène libano-québécois, Léon l’Africain sert d’inspiration à une autre œuvre littéraire, celle qui fait l’objet du présent article. Il s’agit du drame Tous des oiseaux, mis en scène par son auteur en 2017 au Théâtre national de La Colline et publié par Actes Sud en 2018. Mais Léon l’Africain n’était pas 1 Il y existe bien des suppositions concernant la date de naissance, mais celle de Natalie Zemon Davis (2006 : 17) paraît la mieux justifiée et, finalement, logique, bien qu’au lieu de « al-Gharnati » il écrive parfois « al-Fasi », « de Fès », où il vécut la plupart de sa jeunesse. Il est beaucoup moins probable qu’al-Wazzân al-Gharnati soit né après la Reconquête, fait accepté par certains historiens, ou même hors de la Péninsule ibérique. De toute façon, la précision chronologique n’est point décisive pour mon article. Ignac Fock: DE GRENADE À JÉRUSALEM : LÉON L ’AFRICAIN ET LA LÉGENDE DE L ’OISEAU AMPHIBIE ... UDK 82.09-2Mouawad W.:929Leo Africanus DOI: 10.4312/vestnik.13.349-364 350 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES qu’une inspiration, car il y apparaît aussi : en tant que personnage allégorique résumant, réunissant voire résolvant les conflits et les quêtes identitaires et d’appartenance par les- quels les protagonistes se voient dominés. Je me propose d’étudier comment et pourquoi Mouawad a créé le personnage dramatique de Wazzân 2 en partant du personnage historique de Léon l’Africain, afin de montrer que sa transformation dramatique a été, en quelque sorte, « manipulée » – mais dans le bon sens du terme. En déchiffrant sa trajectoire, Natalie Zemon Davis lui attribue des ruses qui l’auraient aidé à survivre impunément à ses passages ex- traordinaires entre l’Orient et l’Occident, entre l’islam et le christianisme, respective- ment. Toutefois, pour Mouawad, qui applique cette fascinante trajectoire à la situation politique et religieuse du conflit israélo-palestinien, ce même décepteur 3 , trickster, devient non seulement une personnification de la réconciliation mais aussi le porteur d’une idée du monde rêvé par l’humanisme de la Renaissance et des Lumières. Je montrerai que la clé de cette réinvention du décepteur consiste en la transposition de la parabole de l’oiseau amphibie. 2 TOUS DES OISEAUX 2.1 Du théâtre épique au mélodrame familial Avant de procéder à l’analyse du personnage de Wazzân et de retrouver sa trace dans les sources historiques utilisées par Mouawad, il est nécessaire de présenter Tous des oiseaux, drame récent et probablement peu connu, et d’en indiquer la place dans la trajec- toire dramatique de l’auteur. 4 2 Pour éviter la confusion due à la longue liste de noms pris par le « protagoniste » de mon article, je suivrai au pied de la lettre le texte de Mouawad. En me référant au personnage dramatique, je n’emploierai alors que le nom, Wazzân, tout court et sans article arabe, du personnage historique. Par contre, en parlant de celui-ci, j’opterai généralement pour son nom de baptême chrétien européen traduit en français, Léon l’Africain, mais sans oublier de noter tous ceux qu’il employait tout au long de sa carrière. Quant à la graphie française de son nom arabe, voir Zemon Davis (2009). 3 Le mot désigne un personnage mythique rendu célèbre par les études de Paul Radin (1956), qui traduit trickster comme « fripon », cf. Jung, Kerényi, Radin (1958). Or, le terme proposé par Claude Lévi-Strauss, qui a appelé ce personnage « décepteur » (1974 : 235-265), me semble beaucoup plus adéquat pour la figure historique dont il s ’agit ici. Le livre de Natalie Zemon Davis (2006) est traduit en français (2014, Paris : Payot) mais le mot en question est omis, le titre étant Léon l’Africain : un voyageur entre deux mondes. 4 Puisque mon analyse du drame est essentiellement littéraire et textuelle, c’est-à-dire dramatique et non pas scé- nique, je me permettrai de négliger, lors de cet exposé, de nombreuses possibilités de sa représentation, y compris la première, mise en scène par l’auteur en 2017. Toutefois, il faut en souligner une singularité : à l ’origine du projet, il y avait l’idée que la pièce devait être jouée dans la langue des personnages. Ainsi, une fois écrite en français, elle a été confiée aux traducteurs de l’allemand, de l’anglais, de l’arabe et de l’hébreu. La mise en scène originale n’était donc que sous-titrée en français qui, pour Mouawad, est la langue d’expression mais en même temps la langue du pays colonisateur, tandis que sa langue maternelle « perdue » reste à jamais fragmentée, décomposée au niveau des sons et des lettres de l’alphabet (cf. les scènes 19 et 25). À propos de la thématisation de la langue et du langage dans le théâtre mouwadien, voir surtout Mahkovic (2010 : 29-31) et Patroix (2014 : 54-61). Finalement, et pour revenir à mon sujet, faisons remarquer que Léon l’Africain était aussi traducteur et que, lors de son séjour à Rome, il enseignait la langue arabe aux chrétiens (cf. infra). 351 Tous des oiseaux se compose de quatre actes qui portent les titres renvoyant à celui du drame – (I) Oiseau de beauté, (II) Oiseau du hasard, (III) Oiseau de malheur – pour aboutir à celui qui, tout en étant le plus court, en est la source (cf. infra) : (IV) Oiseau am- phibie. Les quatre actes se subdivisent en 26 scènes intitulées, dans lesquelles se croisent huit personnages principaux, dont Wazzân, accompagnés d’un groupe de personnages secondaires qui ne sont pas nommés : infirmière, serveur, rabbin, etc. Wahida est une jeune arabe qui, ayant pris une identité et une apparence américaines, occidentales, habite à New York et est en train d’écrire sa thèse de doctorat sur Léon l’Africain. Eitan y vit aussi ; né à Berlin au sein d’une famille juive, il est scientifique, spécialiste en génétique. Leur union, née d’un amour au premier regard dans une biblio- thèque universitaire, devient un Roméo et Juliette moderne dans un cadre de mélodrame familial quand Eitan invite ses parents, Norah et David, et son grand-père paternel, Etgar, à New York pour leur présenter la femme qu’il aime. Mais elle ne parvient même pas à entrer dans l’appartement ; elle ne fait qu’écouter derrière la porte comment son prénom arabe, prononcé par Eitan auprès de la famille réunie à l’occasion du séder 5 , provoque une violente dispute entre lui et David, fanatique religieux qui reproche à son fils de vouloir détruire la famille en épousant une « ennemie ». Un changement subit y a lieu : « Je ne comprends pas que je sois le fils de cet homme ! », crie Eitan (Mouawad 2018 : 33). L’exclamation clairement métaphorique a pour conséquence une action ressortissant de son signifié tout à fait littéral : pris de rage, Eitan garde les cuillères des membres de sa famille pour les soumettre à un test ADN. Esprit scientifique, il semble manquer parfois d’intelligence sociale, mais non émotionnelle ; plutôt que froides, ses rationalisations sont étranges, maladroites et (tragi)comiques. Ce qui est perçu par Wahida – qui, postérieurement, à Jérusalem, décr- ira la soirée du séder à Léah, grand-mère d’Eitan – comme « une façon de se venger, de les réduire à l’état de miasmes, […de] résumer ses parents à des languettes » (ibid.), finit par déclencher une quête qui mènera à la découverte d’un secret familial et d’un passé douloureux mais aussi d’identités ensevelies. Le test confirme qu’Eitan est bien né de Norah et de David, mais celui-ci n’est pas le fils biologique d’Etgar. C’est pourquoi Ei- tan, accompagné de Wahida, part pour Jérusalem afin de se renseigner auprès de Leah, avec qui la famille a coupé les ponts il y a longtemps. Mais là, Eitan est victime d’une attaque terroriste au pont Allenby ; grièvement blessé, il est emmené à l’hôpital et reste dans le coma, pendant que Norah, David et Etgar se rendent en Israël. Des confronta- tions sont alors inévitables ; d’abord avec Wahida, ensuite avec Leah qui, apprend-on, avait chassé de Jérusalem un David adolescent pour le protéger d’un secret ; c’est pour- quoi le père et le fils se sont installés ensuite à Berlin. À savoir : alors qu’il était soldat, Etgar a été envoyé en 1967 vider un village palesti- nien. Lors de sa mission, il y a trouvé, caché dans une armoire, un bébé palestinien qu’il a 5 Repas, accompagné d’un rituel, propre à la fête de Pessa’h, la Pâque juive. Ignac Fock: DE GRENADE À JÉRUSALEM : LÉON L ’AFRICAIN ET LA LÉGENDE DE L ’OISEAU AMPHIBIE ... 352 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES décidé de sauver. À l’hôpital, au milieu du chaos de la guerre, au lieu de le remettre à une infirmière, il l’a inscrit dans les registres de naissance, usurpant sa paternité, et a fini par le porter à la maison. Ce secret est d’abord révélé par ses aïeuls à Eitan, qui le lendemain se réveille du coma, et, à la fin de la pièce, à David, donnant lieu à un oxymore extraor- dinaire. Le choc éprouvé par le juif qui vient de découvrir ses origines musulmanes, ses liens sanguins avec le peuple arabe qu’il haït, n’est pas inattendu. Mais postérieurement, au moment d’une une révélation identitaire et, à la fois, une illumination religieuse, David est frappé d’apoplexie, puis emmené à l’hôpital, où il meurt. Quant à Wahida, elle découvre, voire s’avoue son identité arabe qu’elle a tou- jours essayé de dissimuler dans le melting pot américain où elle a appris à plaire à tout le monde : « Je préférais mille fois qu’on me pense bonne à baiser plutôt qu’on me crache au visage le mot arabe ! » (Mouawad 2018 : 70). Au risque de rompre sa relation avec Eitan et aidée par Eden, soldate israélienne avec qui elle a eu des relations intimes pendant son séjour à Jérusalem, elle passe la frontière et part en quête de ses racines, ses traditions et son peuple. Le drame clôt sur une lamentation commune au-dessus de la tombe de David, où Eitan apporte, d’après la tradition juive, une pierre du village où Etgar avait trouvé ce bébé arabe à qui il a donné le nom d’un roi biblique. Le kaddish 6 qu’il dédie à son père est une promesse qui, ancrée dans la tragédie familiale, devient un appel universel à la paix et à la tolérance : Kaddish à ma façon pour dire David, ton nom connu, mais sans pouvoir dire ton nom inconnu, qui me restera à jamais la plus douloureuse des énigmes. […] Tant que dans le carnage se tresseront tes deux prénoms, tant que dans le sang s’opposeront leurs langues, moi, Eitan, fils de Norah et de David, petit-fils de Leah et d’Etgar, héritier de deux peuples qui se déchirent, je ne me consolerai pas. (Mouawad 2018 : 87) Le texte est construit d’une manière anachronique, avec de nombreuses analepses, mais non fragmentaire. Sa structure épique correspond à celle qu’a notée Eva Mahkovic dans le cas de la tétralogie Le Sang des Promesses : « Mouawad raconte des histoires qui, à l’aristotélicienne, englobent le début, le milieu et la fin » 7 , le rôle du protagoniste étant de découvrir le passé et, par cela, son identité (2010 : 56). Pareillement, Valenti constate que « ce qui s’avère central dans la pensée mouawadienne, c’est la probléma- tique concernant la quête d’un passé personnel et familial trop souvent ignoré, oublié ou enseveli dans les replis de la mémoire. » (Valenti 2019 : 93). Bien sûr, dans Tous des oiseaux, ce rôle n’est pas unifié, puisque la recherche commencée par Wahida et par Eitan en tant que couple se déroule en deux directions différentes. Il y a donc deux porteurs de 6 Prière juive récitée en araméen à la fin de chaque partie de l ’office. 7 La traduction est la mienne. 353 la même tâche, qui, en plus, du point de vue de leur relation, en finiront plutôt divisés que réunis. Le voyage fait par Wahida, orpheline de surcroît, se montre métaphorique et profondément personnel, tandis que celui d’Eitan est orienté vers le passé familial et pris au pied de la lettre, y compris la visite du village palestinien pour en apporter une pierre au cimetière juif. Ce qui rend Tous des oiseaux un peu différent sans doute des œuvres précédentes, c’est l’intervention indispensable du hasard dans cette recherche. Hasard provoqué par une figure rhétorique et philosophique bien pensée – une métaphore devenue action littérale (cf. supra) – et rendue explicite par le titre du deuxième acte, « Oiseau du hasard », et même par la toute première scène du drame, intitulée « l’impeccable harmonie du hasard ». En ce sens, la prise de conscience par Wahida, aussi bien que par David, coïn- cide avec les quatre phases proposées par Valenti comme constantes dans l’œuvre de Mouawad. « La recherche de la vérité » en est la première et la plus évidente ; la deu- xième, c’est « la subversion et parfois même le rejet de la tradition culturelle qui leur est transmise par leur communauté d’appartenance », suivie par « le choix délibéré d’un nouveau modèle de culture et d’éducation » comme troisième phase qui, dans notre cas, décrit la transformation de Wahida 8 et, partiellement, celle de David avant la mort. Fi- nalement, selon Valenti, le parcours des personnages dramatiques est toujours marqué par « la découverte de l’amitié, à laquelle leur créateur attribue une valeur fondamentale, en tant que signe distinctif de l’appartenance à l’espèce humaine. » (2019 : 84). Valenti ne mentionne presque pas l’ouvrage qui nous occupe, mais justement là, dans ce qu’elle définit comme la quatrième phase de la prise de conscience de « l’humanisme de l’autre homme », Wazzân a-t-il trouvé sa place. 2.2 Oiseau amphibie : les interventions de Wazzân dans Tous des oiseaux La pièce Tous des oiseaux est écrite d’une manière réaliste ; c’est sa structure qui, repo- sant souvent sur des flashbacks, produit des décalages émotionnels et esthétiques dus aux contrastes qui en résultent. Au milieu de cette structure épique soigneuse, bien des fois des passages poétiques s’intercalent, permettant d’identifier ce qui peut être considéré comme une caractéristique formelle propre à l’écriture de Mouawad (cf. Mahkovic 2010 : 56). Et c’est sur eux que reposent les deux interventions ou, plus précisément, apparitions de Wazzân. Évoqué auparavant par Wahida qui se voit obligée à maintes reprises d’expliquer quel est le sujet de sa thèse, Wazzân intervient pour la première fois dans la 9 ème scène, 8 Cf. son monologue dans la scène 19, « arabe » (Mouawad 2018 : 70-71). Ignac Fock: DE GRENADE À JÉRUSALEM : LÉON L ’AFRICAIN ET LA LÉGENDE DE L ’OISEAU AMPHIBIE ... 354 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES qui se déroule dans un hôpital à Jérusalem. Eitan est dans le coma et Wahida veille à son chevet. Elle est navrée : survivra-t-il ou non ? En attendant, que faire pour se distraire ? En plus, ses parents à lui, qui ne voulaient même pas faire sa connaissance, sont en che- min. Elle essaie de se remettre au doctorat tout en ayant l’impression que cette recherche ne sert à rien – impression causée justement par l’une de ses recherches. Car elle était tombée sur l’image d’un éléphant blanc des Indes appelé Hanno, qu’a offert en cadeau au pape Léon X le roi du Portugal, Manuel I er , quatre ans avant qu’al-Hasan al-Wazzân soit lui aussi offert en cadeau au même pape par les corsaires. Cet éléphant « était de toutes les fêtes, de toutes les processions, et son portrait orne encore quelques fontaines romaines, jusqu’à cette fresque que Raphaël a réalisé en son honneur. Wazzân : rien ! », désespère Wahida (Mouawad 2018 : 37). À ce moment-là, Wazzân entre dans sa conscience pour la contredire, mais en guise de consolation : Wahida… Le passé est marqué d’un indice secret. Tu crois que ma vie va t’apprendre quelque chose, mais ma vie, comme la tienne, est parsemée de manques. Tu as raison : un nom sur une pierre, ça ne dit rien des douleurs et des joies, et les cimetières sont remplis d’anonymes. Qu’au milieu de ce naufrage un éléphant ait été repêché par l’Histoire parce qu’il a été objet d’acclamation, source de joie pour des humains, enchantement pour des vies difficiles, on peut au moins se réjouir pour l’éléphant. (Mouawad 2018 : 38) Ce paradoxe historique n’est donc pas perçu comme tel par Wazzân, qui, supposé- ment, devrait en être tourmenté, voire outragé. Comment Wahida est-elle censée com- prendre son interprétation si sereine et humaniste, mystique et en même temps dotée d’une ironie aimable ? Or, le passage poétique est brusquement coupé, Wahida descend de ses pensées à la chambre d’hôpital où Leah la rejoint. Aussi faudra-t-il attendre jusqu’à la 25 ème scène pour que la sagesse solennelle et l’humble lucidité du savant oriental réus- sissent à apporter de l’inspiration et du calme à la jeune femme qui se trouvait à la fois captive et renégate de deux mondes. Et grâce à elle, surtout à David. Celui-ci, dans la scène 25, est maintenu artificiellement en vie pour un don d’or- ganes. Le médecin propose à la famille de trouver quelqu’un qui puisse lui parler dans sa langue maternelle – l’arabe, comme tout le monde vient d’apprendre : « Ceux qui meurent, il faut les accompagner jusqu’au bout. » (Ibid. 81). Leah le demande à Wa- hida, qui partage avec David non seulement la langue maternelle mais aussi le destin : « Comme toi, je n’ai pas connu le ciel qui m’a vu naître. » (Ibid. 84). Mais une autre personne le partage aussi, c’est Léon l’Africain : « Comme toi Hasan al-Wazzân a été enlevé de sa vie, comme toi il a pris les habits de l’étranger, comme toi il a changé de religion. » Alors, avec l’aide de Wahida, c’est Wazzân qui entre dans le coma de David 355 pour lui raconter l’histoire de l’oiseau amphibie. 9 Dans la pièce, elle n’est suivie d’aucun commentaire, si ce n’est que d’un regret exprimé par David : que la légende soit destinée à « soulager les vivants » tandis que « pour celui qui meurt, rien n’est réparé ». Mais David finit par accepter que même s’il ne part pas en paix, au moins ses derniers pas sont vraiment à lui (ibid.). 3 IOHANNES LEO DE MEDICIS, GIOVAN LIONI AFRICANO, YÛHANNÂ AL-ASAD AL-GHARNÂTÎ 3.1 Histoire et fiction Dans la biographie du diplomate qui est « devenu ami de ses ennemis » (ibid. 85), Mouawad a saisi la source aussi bien que la structure de son drame. Mais une autre littéra- risation de cette figure historique captivante n’est pas en soi une grande découverte ; son originalité réside dans le fait d’avoir distribué les fragments de cette vie extraordinaire parmi trois générations d’une famille et parmi trois continents. Il s’y est permis – presqu’à l’instar de Flaubert qui prit pour fond historique de Salammbô une histoire du Carthage tout embellie et chromatique – quelques modifications qui ont influencé singulièrement le personnage de Wazzân, son esprit et, par conséquent, son effet dramatique. En d’autres termes : dans le cas de Tous des oiseaux, la biographie de Wazzân, toute fragmentaire et hypothétique qu’elle soit, n’est pas un intertexte mais un palimpseste (cf. Genette 1982). C’est pourquoi, pour en comprendre la richesse, et suivant le principe de la création de la pièce, nous devons expliquer brièvement qui était Léon l’Africain et quel est l’aspect de sa vie qui a tellement fasciné Wajdi Mouawad. D’abord, il faut constater que l’intérêt de Mouawad pour al-Wazzân n’était pas celui d’un historien ou d’un anthropologue mais presqu’exclusivement celui d’un littéraire, sans oublier un degré considérable d’identification personnelle, puisque sa propre vie, dès la prime enfance, est marquée par une migration constante, physique et métaphorique. Il est né en 1968 dans un Liban multiculturel et multireligieux qui, à l’époque, passait pour « la Suisse du Moyen-Orient ». Mais la guerre civile, qui a éclaté en 1975, a forcé sa famille, logée à Beyrouth, à émigrer ; d’abord à Paris et ensuite, en 1983, au Québec. 10 Ainsi, étant donné que le vrai sujet de mon article n’est pas al-Wazzân comme per- sonnage historique mais plutôt son image dramatique conçue par Mouawad, je me limite- rai, d’un côté, aux faits biographiques déductibles de l’historiographie contemporaine et, 9 Vu qu’elle est essentielle pour comprendre le rôle de Wazzân dans le drame, je la reproduirai dans sa totalité au chapitre 4 pour la comparer à l’histoire originale, tirée d’un des ouvrages de Léon l’African. 10 Contrairement à la tétralogie, où des épisodes réels de la guerre du Liban ne sont que reconnaissables ou déduc- tibles (cf. Mahkovic 2010 : 38-44), dans Tous des oiseaux, les références temporelles et/ou de lieu sont explicites, par exemple, l’assassinat du président libanais Bachir Gemayel le 14 septembre 1982, le massacre de Sabra et Chatila dans la nuit du 17 au 18 septembre 1982, l’attentat au pont Allenby. Ignac Fock: DE GRENADE À JÉRUSALEM : LÉON L ’AFRICAIN ET LA LÉGENDE DE L ’OISEAU AMPHIBIE ... 356 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES d’un autre côté, aux interprétations de cette circonstance particulière qui a attiré l’attention du dramaturge : la conversion (possiblement feinte) d’un musulman au christianisme. On peut dire que Tous des oiseaux eut pour source première la rencontre d’un auteur québécois d’origine libanaise vivant en France, avec une historienne juive ayant contribué à faire connaître un diplomate musulman, converti de force au christianisme. On appelle cela une rencontre avec l’idée absolue de l’Autre. (Mouawad 2017 : 7) Ensuite, il semble nécessaire de préciser encore que l’interprétation historique de sa biographie, fragmentaire et maintes fois hypothétique que je prendrai en considération, sera forcément la même qu’a prise en compte Mouawad lors de la rédaction de la pièce et au moment de la mise en scène. Ce n’est pas en vain que le nom de ladite historienne, Natalie Zemon Davis, apparaît dans le dossier de presse comme celle à qui le « conseil historique » a été confié (cf. Mouawad 2017 : 3), observation répétée par l’auteur dans les remerciements rajoutés à l’édition du texte chez Actes Sud, où il fait savoir de nou- veau que le drame a été « écrit avec les bons conseils, toujours vigilants et généreux, de l’immense historienne Natalie Zemon Davis » (Mouawad 2018 : 89). Pour cette raison, sans nous opposer aucunement à la licentia poetica, nous pourrions nous attendre à ce que la conception du personnage dramatique ait dépendu largement de la perception et de l’interprétation déployée par Zemon Davis dans Trickster Travels. 11 Cette connexion directe est d’autant plus évidente que la première apparition de Wazzân dans Tous des oiseaux s’adapte parfaitement au commencement dudit livre. Dans l’introduction, comme recourant à un repoussoir ou bien pour souligner un paradoxe his- torique, Zemon Davis (2006 : 3) se met à parler du même éléphant blanc qu’évoque Wahida à l’hôpital, au chevet d’Eitan. Cet éléphant devenu notoire tandis que Léon l’A- fricain, son « contemporain », à son tour offert en cadeau au même pape, disparut sans laisser de traces (cf. supra). 3.2 « Un décepteur en voyage » : de Grenade à Rome Comment al-Hasan al-Wazzân est-il parvenu à se faire offrir en cadeau ? Après avoir quitté al-Andalus récemment reconquis par Isabelle I re de Castille et Ferdinand II d’Aragon, la famille d’al-Hasan al-Wazzân arrive à Fès. Il y fait ses études de gram- maire, de rhétorique, de théologie et de droit, et grâce à son oncle maternel, qui est 11 Surtout parce qu’elle est la seule à nous avertir – nous et, bien évidemment, Mouawad – du conte de l’oiseau am- phibie et à le proposer comme une clé pour l’interprétation de ses écrits, notamment de Cosmographia et Geographia de Affrica, mais aussi bien pour comprendre la manière d’être de son auteur (cf. Zemon Davis 2009 et 2006 : 109- 124). C’est l’aspect sur lequel insiste Mouawad, même si dans sa pièce, c’est justement le placement, voire l’usage du conte qui fera que celui-ci prend un tour tout nouveau (cf. infra). 357 diplomate à la cour du premier sultan de la dynastie Wattaside, lui aussi s’initie à la carrière diplomatique. En 1517, al-Hasan al-Wazzân, déjà diplomate et voyageur renommé, est en mission diplomatique à Constantinople auprès du sultan Sélim I er . De retour en Egypte, il passe par Le Caire et par Qena. Son itinéraire n’est pas clair ; il a pu rejoindre des pèlerins ve- nant de La Mecque, être parti de nouveau pour Constantinople, ou avoir pris un tout autre chemin. Ce qui est certain, c’est qu’à l’été 1518, il s’embarque pour Fès, afin de retourner chez son maître, le sultan Muhammad al-Burtukâlî. Mais le navire est attaqué et le grand diplomate est fait prisonnier. C’est bien une ironie, car son capteur s’avère être un che- valier de l’Ordre de Saint-Jean, d’origine espagnole, don Pedro de Cabrera y Bobadilla, qui reconnaît tout de suite l’importance du prisonnier cultivé et plurilingue, ambassadeur africain ayant de bonnes connexions avec l’Empire ottoman. Alors, au lieu de le vendre comme esclave, il préfère l’offrir au pape Léon X. Celui-ci, descendant de la famille Médicis, grand mécène et amoureux des arts et des lettres, est fasciné par le savant oriental et lui offre de rester à Rome sous son patronage – à condition qu’il se convertisse au catholicisme. Ainsi, en 1520, al-Hasan al-Wazzân est rebaptisé et adopte le nom et le prénom de son protecteur, devenant Iohannes Leo de Medicis. « In no sense was this naming a legal adoption […]. Rather, it resembled the practice, known both in Florence and in Venice, of giving converted Muslim slaves the surname of their master, who served as godfather at the baptism », constate Zemon Davis (2006 : 65). Non plus n’emploie-t-il le nom de la grande famille qui l’a pris sous son aile ; pour tout le monde, il sera Giovanni Leone, d’Afrique 12 , soit Léon l’Africain, nom qu’il (re)traduit rapidement en arabe : Yûhannâ al-Asad al-Gharnati. La vie du protégé du pape est étroitement liée à une autre grande figure de la Renaissance italienne, Alberto III Pio, prince de Carpi, diplomate, humaniste, connaisseur et collecteur d’écrits religieux, médi- caux et astronomiques en hébreu, en arabe et en syrien. Or, Adrian VI, qui succède à Léon X, est un inquisiteur austère, un « barbare » qui a pour but de discipliner une Église catholique trop mondaine et dépensière. Il suspend toute commande de peintures, de sculptures et de livres, et supprime toutes les pensions accordées par son prédécesseur. Y compris celle de Léon l’African qui, proclamé per- sona non grata, s’enfuit à Bologne pour ne retourner à Rome qu’en 1523, lorsque la tiare appartient de nouveau à un Médicis, Clément VII. Lors de son séjour en Italie, il écrit plusieurs ouvrages sur les arts et les sciences de l’Orient : De Arte Metrica Liber, De Viris quibusdam Illustribus apud Arabes, De quibusdam Viris Illustribus apud He- braeos. Il corrige et annote la traduction du Coran vers le latin faite par Jean Gabriel de Teruel et participe à la rédaction du dictionnaire arabe-hébreu-latin-espagnol. Mais son chef-d’œuvre, écrit sur commande du pape Léon X, qu’il achève en 1526, c’est Libro de 12 Ce nom « sonne comme un oxymore : quelque chose de très chrétien, combiné avec des relents de piraterie exotique », constate François Pouillon (2009 : 13). Ignac Fock: DE GRENADE À JÉRUSALEM : LÉON L ’AFRICAIN ET LA LÉGENDE DE L ’OISEAU AMPHIBIE ... 358 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES la Cosmographia et Geographia de Affrica, étude exhaustive et détaillée, en outre d’être la première à faire connaître l’Afrique aux Européens. Il ne sera publié qu’en 1550, en italien, chez Ramusio à Venise, sous le titre Della descrittione dell’Africa et delle cose notabili che ivi sono. Le nom de l’auteur qui, à l’époque, sera déjà décédé, y est italianisé : Giovan Lioni Africano. Sur ce point-là, il paraîtrait intéressant de songer à la clé historique, fictive bien sûr, proposée par Maalouf. D’après son roman, le pape Clément VII présente à Léon l’African le monde de son temps de la manière suivante : D’un côté Soliman, sultan et calife de l’islam, jeune, ambitieux, au pouvoir illimité, mais soucieux de faire oublier les crimes de son père et d’apparaître comme un homme de bien. De l’autre, Charles, roi d’Espagne, encore plus jeune et non moins ambitieux, qui s’est fait élire à prix d’or au trône du Saint Empire. Face à ces deux hommes, les plus puissants du monde, il y a l’État pontifical, croix géante et sabre nain. (Maalouf 1986 : 351) C’est pourquoi un diplomate maure qui connaît le turc et l’arabe, les Ottomans et leur manière d’agir, qui a été en mission diplomatique à Constantinople mais qui est dé- sormais ancré à Rome, serait très utile pour fortifier le rôle du Vatican et pour rétablir la paix en Méditerranée. Bien sûr, se non è vero, è ben trovato : mais bien que littéraire, l’hypothèse n’est pas tout à fait incroyable. Et c’est enfin la figure littéraire mouwadienne qui nous intéresse nous aussi, et, manifestement, le rôle attribué à Wazzân dans Tous des oiseaux est de lancer un pont, d’apporter le calme au territoire déchiré qu’est le Moyen-Orient d’au- jourd’hui. Les passages cités au chapitre 2.2 ne le montreront peut-être pas au pied de la lettre, mais leur effet est indéniable, essaierai-je de démontrer. Par la suite, j’explique alors en quoi consiste la « modification » réalisée par Mouawad à l’heure de transformer le diplomate marocain Yûhannâ al-Asad en Wazzân, personnage dramatique, pour qu’il indique à Wahida, à David et, finalement, au lecteur/spectateur, une voie dans la quête souvent pénible de l’identité et de la paix. 4 LA MISSION DE WAZZÂN CHEZ MOUAWAD 4.1 Taqîya Il semble logique qu’à partir du moment où la biographie (historique) de Yûhannâ al-Asad pourrait passer pour un roman d’espionnage, on se pose la même question que s’est posée Wahida : à qui Wazzân est-il loyal ? Dans son doctorat, Wahida dé- fend l’idée que sa conversion est une dissimulation (Mouawad 2018 : 18), possibilité 359 suggérée par Natalie Zemon Davis comme purement hypothétique et, en tout cas, insuffisante. À savoir, l’islam prévoit une pratique appelée taqîya, qui signifie « prudence, crainte ». Fondée sur le Coran, notamment sur les versets 3:28 et 16:106, cette pratique permet au musulman de dissimuler voire de nier sa religion sous la contrainte, par précaution, pour éviter la persécution. En effet, on pourrait expliquer par taqîya le comportement d’al-Hasan en Italie : une apparence catholique fausse, tandis qu’à l’intérieur, il reste un musulman sincère. Mais dans ce cas-là, sa trajectoire européenne, son illustre carrière de savant, écrivain et traducteur protégé de deux papes, ne paraîtrait plus logique, souligne Zemon Davis : But this stark dichotomy does not help us understand why he extended an open appreciation to Islamic culture and Muslim figures in his writings in Italy […]. Once out of prison in early 1520, and especially after the death of Pope Leo X at the end of the next year, what held him in Italy? Could he not have found a way to sneak off to a boat bound for North Africa? (2006 : 189). 13 D’autant plus qu’à son retour à Tunis – où de nombreux maures espagnols et es- claves musulmans s’étaient exilés, dont parmi eux pas mal de convertis – avoir recours à taqîya aurait été risqué. Serait-ce convaincant comme justification dans le cas d’un ambassadeur du sultan, connaisseur de secrets d’État et de religion, qui a adopté le chris- tianisme, qui a enseigné l’arabe et décrit le Maghreb aux Européens et qui a interprété le Coran aux cardinaux au Vatican ? Faute de pouvoir lire la thèse de Wahida, nous ne parviendrons pas (encore) à résoudre cette énigme. Par contre, en ce qui concerne la présence énigmatique de Wazzân dans Tous des oiseaux, il faut finalement revenir sur l’histoire de l’oiseau amphibie. 4.2 De Rome à Jérusalem : on est ce que l’on raconte Au début de Cosmographia et Geographia de Affrica, Léon l’Africain expose son em- barras pour avoir dévoilé les vices de l’Afrique bien qu’il y eût été élevé et nourri, lui qui est estimé pour sa dignité et sa vertu. Or, déclare-t-il, « il est nécessaire pour qui- conque veut écrire de dire les choses comme elles sont (narrare le cose como sonno) » 14 13 Zemon Davis propose comme explication le mariage, voire une famille, parce qu’elle a découvert, dans le recensement romain de 1526, un ménage de trois personnes (sic) mené par un certain « Io. Leo » qui, selon elle, ne pourrait être que Yuhanna al-Asad (2006 : 211). Maalouf, sans connaître bien évidemment, en 1986, les recherches de la professeure américaine, invente intuitivement une histoire toute similaire, cherchez la femme : Madeleine, une juive de Grenade convertie au catholicisme. 14 Je me sers de la traduction en français, réalisée par André Larose, de l’article de Natalie Zemon Davis (2009) et des extraits de la Cosmographia qu’elle y a cités. Ignac Fock: DE GRENADE À JÉRUSALEM : LÉON L ’AFRICAIN ET LA LÉGENDE DE L ’OISEAU AMPHIBIE ... 360 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES ( Cosmographia, 43r-v). Pour se justifier, il recourt à deux contes paraboliques que Nata- lie Zemon Davis (2006 : 109-116 et 2009 : 312-317) a soulignés comme essentiels pour comprendre la manière d’être d’al Hasan al-Wazzân. Pour nous, la seconde est la plus importante. Pour éviter que les lecteurs le soupçonnent, lui comme Africain, d’avoir contracté seulement les vices et non pas les vertus du continent dont il écrit et dont il est aussi ori- ginaire, il raconte l’histoire de l’oiseau amphibie. Ce dernier était un oiseau qui pouvait vivre sur la terre aussi bien que dans l’eau. Il vivait dans les airs jusqu’à ce que le roi des oiseaux ne vînt lui exiger l’impôt. À ce moment-là, il s’envola vers la mer et dit aux pois- sons : « Le roi fainéant des oiseaux me demande de payer l’impôt. Mais vous me connais- sez, je suis des vôtres. » Et les poissons l’accueillirent parmi eux. L’oiseau amphibie resta vivre tranquillement dans la mer jusqu’à ce que le roi des poissons à son tour ne vînt réclamer l’impôt. L’oiseau sortit de la mer et retourna auprès d’autres oiseaux, racontant la même histoire. Ainsi continua-t-il sans jamais payer l’impôt. L’auteur, conclut Léon l’Africain parlant de soi à la troisième personne, fera comme cet oiseau : « Si l’on vitupère contre les Africains, [il] alléguera qu’il n’est pas né en Afrique mais à Grenade. Et si c’est Grenade qui fait l’objet de railleries, il invoquera comme excuse qu’il n’a pas été élevé à Grenade. » (Cosmographia, 43v-44r ; Zemon Davis 2009 : 313). Des oiseaux qui parlent, qui règnent et qui disputent sont un motif récurrent dans les littératures persane et arabe. Ayant analysé nettement les sources possibles, Natalie Zemon Davis considère que Léon l’Africain aurait pu s ’inspirer d’une histoire racontée dans le cé- lèbre Livre des animaux (Kitâb al-Hayawân) d’al-Jâhiz du IX e siècle. L’autruche s’excuse de ne pouvoir transporter un fardeau parce qu’elle est un oiseau, et de ne pouvoir voler parce qu’elle est un chameau. Une autre source en pourraient être les fables d’Ésope, que Giovanni Leone aurait pu consulter dans la vaste bibliothèque des Médicis. Chez Ésope, c’est une chauve-souris qui se présente, tour à tour, comme oiseau et comme souris. Or, malgré tout cela, l’histoire de l’oiseau amphibie, conclut Zemon Davis, a dû être composée par Léon l’Africain ; c’est « l’histoire d’une créature qui se soustrait à la responsabilité, à l’obligation et au blâme, en revendiquant des origines et des identités différentes. […] Il signifiait [à ses lecteurs] qu’il était en quelque sorte un escamoteur, quelqu’un dont on ne parvenait pas facilement à assigner des loyautés. » (Zemon Davis 2009 : 316-317). Par ce conte, al-Hasan a mis en œuvre la pratique appelée hîla (ruse, truc, artifice), qui marque une série de stratagèmes dont on fait usage pour atteindre un dessein et pour prospérer. Zemon Davis retrace ses origines dans le Livre des ruses aussi bien que dans l’Italie de la Renaissance, où al-Hasan a pu se familiariser avec les tactiques défendues par Nicolas Machiavel (2006 : 114). Finalement, cela va de soi : un amphibie, c’est quelqu’un d’ambivalent, d’équivoque et forcément d’un sens moral ambigu et douteux. N’oublions pas que pour Zemon Davis, al-Hasan al-Wazzân est trickster, décepteur, fri- pon, trompeur, comme l’oiseau de son conte : « The amphibian creature in Yuhanna al-Asad’s bird story shifts identities each year according to his interest. » (Zemon Davis 361 2006 : 189-190). Le pont qu’al-Hasan essayait de jeter sur la Méditerranée, c’était « un pont à son avantage, un pont qui allait lui permettre de rester d’un côté et de retourner de l’autre, mais un pont aussi à l’avantage du monde d’où il était venu. » (2009 : 322) Comme déjà dit, Wajdi Mouawad avait connu al-Hasan à travers les conversations avec Natalie Zemon Davis, c’était grâce à elle et à ses recherches qu’il avait entendu pour la première fois l’histoire de l’oiseau amphibie, celle qui apparaît dans Cosmographia et Geographia de Affrica et que je viens de résumer ci-dessus. Toutefois, au moment de rédiger son texte et de créer le personnage de Wazzân, Mouawad s’est inventé, à l’instar de son propre personnage, une toute nouvelle version de ladite histoire. Voici la légende de l’oiseau amphibie racontée par Wazzân à David qui est en train de mourir : Un oiseau vient au monde et voilà qu’à la faveur de son premier envol il passe au-dessus des eaux de la mer. La lumière laisse entrevoir sous la surface les poissons aux écailles argentées. Ému par cette beauté inconnue, l’oiseau veut aller à leur rencontre et il tombe vers la mer. Mais les autres oiseaux, ses congé- nères, le rattrapent avant qu’il n’atteigne les vagues. « Non ! lui dit le plus sage, ne t’avise jamais d’aller vers ces créatures. Elles te sont étrangères en tous points et, les rejoignant, tu mourrais comme elles mourraient si elles nous re- joignaient. » L’oiseau obéit et va sa vie, mais toujours son cœur se tord à la vue de la mer. Taciturne, il ne chante plus. Jusqu’au jour où, pétri par un chagrin devenu trop lourd à porter, il songe qu’à une longue vie malheureuse il préfère un seul instant d’extase, et il referme sur lui ses ailes ! Et dans la bleuité du ciel, il tombe vers la bleuité de la mer pour en fendre la surface. Le voilà sous l’eau, s’enfonçant vers l’abysse des lumières et dans le peu de temps qu’il lui reste, l’oiseau ouvre ses yeux ! Infinité de poissons multicolores ! Satin insoupçonné des abîmes ! Indicible beauté étrangère ! Son cœur s’enflamme ! Sa dernière heure approche, mais il ne s’en soucie plus, tout à son désir de l’autre, de ce qui est différent, et ce désir est si absolu, si immense, si spirituel, qu’à l’instant précis où la mort veut le saisir des ouïes lui poussent au cou ! Et il respire ! Il respire ! L’oiseau respire ! Et, respirant, volant-nageant, il s’avance au milieu des poissons aux écailles d’or, de jade et de rose aussi subjugués par lui que lui par eux, et, les saluant, l’oiseau prononce la parole magique : « Me voici ! C’est moi ! Je suis l’oiseau amphibie arrivant au milieu de vous, je suis l’un des vôtres, je suis l’un des vôtres ! » (Mouawad 2018 : 85-86) 5 CONCLUSION : DEUX OISEAUX AMPHIBIES Pas d’impôts, pas de rois fainéants, pas d’oiseau décepteur. Chez Mouawad ce même oiseau amphibie ne symbolise plus la ruse, l’astuce et la déception. L’oiseau imposteur Ignac Fock: DE GRENADE À JÉRUSALEM : LÉON L ’AFRICAIN ET LA LÉGENDE DE L ’OISEAU AMPHIBIE ... 362 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES d’autrefois devient un philosophe sublime, prophète dirait-on. Il apporte la paix et la ré- conciliation, conduisant deux êtres humains, Wahida et David, à travers la frontière sup- posément infranchissable entre deux pays, deux religions, deux cultures. Son caractère d’amphibie signifie qu’il ne s’accroche pas à son identité, mais il ne la cache pas non plus ni ne la rejette. De la même façon que l’image historique de Léon l’Africain esquissée par Natalie Zemon Davis est liée étroitement à l’histoire de l’oiseau amphibie incluse dans Cos- mographia et Geographia de Affrica, aussi l’image littéraire et dramatique de Wazzân dépend-elle de l’histoire qu’il raconte – sauf que celle-ci est différente, nouvelle, réin- ventée. Par conséquent, Wazzân lui aussi s’est réinventé. La transformation de Léon l’Africain en Wazzân repose alors essentiellement sur le changement de l’histoire de l’oiseau amphibie racontée par lui. La parabole du décepteur est devenue une légende sur celui qui, au risque de mourir, s’est opposé aux préjugés pour retrouver et même réinventer son identité. [À] côté de personnages dont la bestialité suscite le dégoût, le lecteur habitué à fréquenter les textes de Mouawad se trouve également confronté à des figures, fulgurantes de beauté et de noblesse, qui frappent par leur capacité à réagir à un destin cruel, en indiquant à leurs semblables les voies d’un humanisme nouveau. (Valenti 2019 : 83) Si, après avoir présenté la transposition mouwadienne de l’histoire de l’oiseau am- phibie, j’essayais de résumer le rôle de Wazzân dans Tous des oiseaux, je ne saurais mieux dire. BIBLIOGRAPHIE GENETTE, Gérard (1982) Palimpsestes. La Littérature au second degré. Paris : Seuil. JuNG , Carl-Gustav/Charles Ker ÉNYI/Paul rADIN (1958) Le Fripon divin : un mythe indien. Genève : Georg. LÉVI-STrAuSS , Claude (1974) Anthropologie structurale. Paris : Plon. MAALOuF , Amin (1986) Léon l’Africain. Paris : Éditions Jean-Claude Lattès. MAHKOVIC, Eva (2010) Wajdi Mouawad: Kri obljub. Analiza dramske tetralogije s prevodi. 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Pouillon (éd.), Léon l’Africain. Paris : Karthala, 311–323. POVZETEK IZ GRANADE V JERUZALEM: LEON AFRIČAN IN LEGENDA O PTICI DVOŽIVKI V DRAMI VSI PTICE W AJDIJA MOUA W ADA Pričujoči članek obravnava dramo Vsi ptice sodobnega libanonsko-kanadskega avtorja Wajdija Mouawada. Analizira alegorični dramski lik Wazzana, ki temelji na zgodovinski osebi Leonu Afri- čanu, v Granadi rojenem maroškem diplomatu in polihistorju, ki ga je v začetku 16. stoletja ugrabil španski pirat in ga podaril papežu Leonu X. Iz islama se je spreobrnil v katoliško vero in pod mecenstvom dveh medičejskih papežev skozi svoj opus Evropejcem kot prvi predstavil Afriko. Mouawad je za Leona Afričana izvedel po zaslugi ameriške znanstvenice Natalie Zemon Davis. Ta se v monografiji Trickster Travels (2006) ukvarja z dvojnostjo in izmuzljivostjo enigma- tične zgodovinske osebe, katere značaj predstavi skozi zgodbo o ptici dvoživki. Gre za parabolo, ki kot avtorjevo paratekstualno opozorilo stoji na začetku Knjige o kozmografiji in geografiji Afrike (1526 [1550]), najpomembnejše študije Leona Afričana, in je kljub morebitnim predhodnim virom vendarle njegovo avtorsko delo. Pričujoči članek pokaže, kako je Mouawad svoj dramski lik oddaljil od izvirne predloge, torej od zgodovinopisne podobe izmuzljivca in sleparja, na ta način, da je spremenil poanto omenjene parabole. Zgodba o ptici dvoživki, kakršno Wazzan v drami Vsi ptice pove judu, ki je tik pred smrtjo izvedel za svoje arabske korenine, se je iz parabole o sleparju spremenila v legendo o ne- kom, ki je premostil predsodke in našel svojo identiteto. Pri Mouawadu Wazzan pooseblja spravo med krščanstvom in islamom ter je hkrati morda celo nosilec ideje o svetu, o kakršnem sta sanjala renesančni in razsvetljenski humanizem. Ključne besede: Wajdi Mouawad, Vsi ptice, Leon Afričan, epsko gledališče, palimpsest Ignac Fock: DE GRENADE À JÉRUSALEM : LÉON L ’AFRICAIN ET LA LÉGENDE DE L ’OISEAU AMPHIBIE ... 364 VESTNIK ZA TUJE JEZIKE/JOURNAL FOR FOREIGN LANGUAGES ABSTRACT FROM GRANADA TO JERUSALEM: LEO AFRICANUS AND THE LEGEND OF THE AMPHIBIOUS BIRD IN BIRDS OF A KIND BY W AJDI MOUA W AD The present article examines the drama Birds of a Kind by the Lebanese-Canadian author Wajdi Mouawad. It analyses the allegorical character of Wazzan which is based on the historical figure Leo Africanus, a Moroccan diplomat and polymath of Granadan origin who in the early 16 th cen- tury was kidnapped by Christian pirates and offered to Pope Leon X. Following his conversion from Islam to Catholicism he became the first author to present Africa to the Europeans through his works, published under the patronage of two popes from the Medici family. Leo Africanus was introduced to Mouawad by the American scholar Natalie Zemon Davis. In her study Trickster Travels (2006) she discusses the ambiguity and the evasiveness of this enig- matic historical figure whose character she highlights through the story of the amphibious bird. It is a parable placed as the author’s paratextual notice at the beginning of The Book of Cosmography and Geography of Africa (1526 [1550]), Leo Africanus’s most important scholarly work, and in spite of many possible sources, it is definitely his own invention. This article aims to demonstrate how Mouawad distanced his dramatic character from the original figure – the historiographic image of a trickster – by changing the point of the afore- mentioned parable. The story of the amphibious bird in Birds of a Kind, told by Wazzan to a Jew who right before his death is revealed to have an Arabic origin, is transformed form the parable of a trickster into a legend of someone who manages to overcome prejudice in order to find his identity. For Mouawad, Wazzan personifies the reconciliation between Judaism and Islam, trans- mitting at the same time an idea of the world dreamed of by the humanism of the Renaissance and Enlightenment. Keywords: Wajdi Mouawad, Birds of a Kind, Leo Africanus, epic theatre, palimpsest