La théorie kantienne du vivant Véronique Zanetti En prétendant que seule l'explication mécanique est de nature proprement scientifique et qu'elle seule permet d'acquérir une compréhension de la nature des choses (KU, § 78), Kant défend-il une théorie réductionniste du vivant? Ou, au contraire, en refusant à la physique newtonienne la capacité d'expliquer la croissance du moindre brin d'herbe (§ 75) déclare-t-il l'échec du réductionnisme? Faut-il d'autre part croire que l'explication téléologique se situe nécessairement du côté de l'anti-réductionnisme? Je me propose, dans cet article, d'examiner ces questions. 1. Réductionnisme Par »réductionnisme«, j'entends la position théorique qui prétend être à même, par le seul recours aux lois physico-chimiques, d'expliquer parfaitement les éléments constitutifs et spécifiques du vivant. De ce point de vue, la biologie ne représente pas une science autonome par rapport à la physique ou à la chimie, la méthode de ces dernières étant parfaitement adéquate à ses fins.1 Néanmoins, certains biologistes continuent à considérer que le principe d'explication du vivant ne se laisse pas réduire à des lois physico-chimiques et qu'il fait inévitablement appel à des expressions ayant recours au vocabulaire intentionnel. Selon eux, les processus vivants possèdent prima facie un caractère intentionnel: les organismes sont capables d'auto régulation, de reproduction, d'adaptation, etc., activités qui font référence à des buts à atteindre dans un temps ultérieur. De plus, et ceci aura son importance pour la lecture de Kant, les êtres vivants ne sont pas des »systèmes additifs« constitués de parties indépendantes (Cf. Nagel, op. cit., p. 401), mais sont des totalités dont les parties reliées entre elles constituent une unité interne. La question qui se pose alors est de savoir si le recours au vocabulaire intentionnel pour expliquer la spécificité du vivant (le recours aux explications téléologiques) exclut définitivement ou non une description des phénomènes dans des termes purement physico-chimiques. En se concentrant sur la position kantienne, il faudra se demander si, selon Kant, les jugements téléologiques Cet article est en grande partie extrait d'une recherche encore en cours et qui devrait paraître prochainement sous le titre La nature a-t-elle une tin? Le problème de la téléologie chez Kant. 1. Cf. Ernst Nagel, The Structure of Science. Problems in the Logic oi scientific Explanation, Londre 1961. En particulier ch. 12: »Mechanistic Explanation and Organismic Biology«, pp. 398-446. 206 Véronique Zanetti peuvent ou non être traduits dans des jugements non-téléologiques; si, en d'autres termes, l'introduction du principe téléologique implique ou non inévitablement un non-réductionnisme. Cette question trouvera son point culminant dans la présentation et la résolution de l'antinomie, point que je laisserai de côté dans ce contexte.2 2. Causalité finale Dans le § 65 de la KU, Kant distingue la causalité efficiente (nexus effectivus, qui correspond à la causalité mécanique) de la causalité finale de la façon suivante: la causalité efficiente est pensée par l'entendement comme un nexus progressif - ou »descendant«, selon l'emploi de Kant - de causes efficientes et de leurs effets, aucun effet ne pouvant être la cause de sa propre cause. En revanche, le concept de cause finale est un concept de la raison et renvoit à une cause à la fois progressive et régressive - ou »descendante« et »ascendante«: dans une telle série causale, des effets progressifs peuvent être causes de leur cause, une cause étant idéelle, l'autre réelle. Dans le § 65, cette double causalité est illustrée par l'exemple de la maison: la maison sert de cause à l'argent que les différents loyers récoltent. Cette causalité efficiente est mécanique dans le sens où l'effet n'est pas contenu dans la cause mais est produit par lui. Dans la direction ascendante, la représentation de l'objet précède son existence et la motive. L'effet est alors »contenu« dans la cause à titre de répresentation ou d'idée et se trouve à ce titre anticiper sa réalisation temporelle. C'est pourquoi Kant appelle cette causalité »idéelle« puisqu'elle repose sur la projection d'une idée servant de fondament à la réalisation de l'objet. Selon cette deuxième acception, la représentation des revenus qu'apporte la maison motive la construction de celle-ci. 3. Structure spécifique de l'organisme Pour qu'une chose puisse être considérée comme une fin de la nature, dit Kant, il faut premièrement que les parties ne soient possibles que par leur relation à tout, et deuxièment, que les parties se lient dans l'unité d'un tout en étant réciproquement cause et effet de leur forme (§ 65). Or seule la deuxième condition caractérise spécifiquement une fin naturelle, la première pouvant en revanche être le produit d'une intention artistique ou technique. La deuxième condition permet, en effet, de rendre compte d'un produit s'organisant et se produisant lui-même, d'un organisme possédant en lui une »force formatrice« et non seulement une force motrice ( ibid . ) . Dans l'organisme, nous devons penser un rapport entre le tout et les parties tel que l'idée du tout soit contenue dans les parties et réciproquement: toute partie n'existe que par et pour les autres ainsi que par et pour le tout (ibid.)? Nous verrons d'ici peu les 2 . Cf. mon article »Nomologie et anomie: lecture de deux antinomies« in Revue Internationale de Philosophie, Nr. 175, vol. 44, 4/1990, pp. 581-603. 3 . Cette description est trop radicale et n'est pas correcte. On ne peut pas dire par exemple que La théorie kantienne du vivant 207 difficultés épistémologiques que pose cette hypothèse et comment il faut comprendre la notion de »tout«. Dans le § 64, Kant énonce à l'aide de l'exemple de l'arbre trois caractéristiques communes à tout organisme: en se reproduisant lui-même conformément à son espèce, l'arbre n'est pas seulement cause de lui-même en tant qu'individu, mais il est également cause et effet de lui-même en tant que membre d'une espèce. Ainsi se manifeste non seulement la présence d'une fin individuelle, mais également la présence d'une fin commune aux êtres d'une même famille. D'autre part, cependant, c'est aussi en tant qu'individu qu'il se produit lui-même et c'est en vue de cette individualité que les divers éléments absorbés sont transformés. Les éléments extérieurs que l'organisme absorbe, pourraient simplement s'ajouter à lui et former un »accroissement«; or l'arbre »croît«. L'absorption de nouveaux éléments obéit aux lois mécaniques selon lesquelles à une cause correspond un effet; mais la transformation des éléments en vue du maintien de l'individualité exige la soumission du processus à un but propre à l'individu. La troisième caractéristique de l'organisme consiste en ce qu'une partie »se produit également elle-même« (§ 64 p. 287).'* Une des particularités de l'organisme, selon Kant, c'est que non seulement chacune de ses parties est elle aussi organisée, mais également que l'organisation de la partie porte la marque de celle du tout. C'est ce fait qui rend possible à la branche de poirier greffée sur un pommier de continuer à produire des poires ou à une partie d'un corps de prendre sur elle la fonction d'une autre partie mutilée ou encore aux racines de l'arbre de développer une forme particulière afin de contourner l'obstacle placé devant elles.5 La permanence de l'idée du tout dans la branche greffée, ainsi que la faculté d'adaptation dont font prevue les parties de l'organisme, démontrent leur supériorité sur le mécanisme dans lequel le rouage n'est pas informé du but que poursuit le tout et ne peut donc pas agir en fonction de celui-ci. En effet, selon la formule kantienne, la partie d'un organisme existe par et pour les autres alors qu'un rouage »n'est pas la cause efficiente de la production d'un autre rouage«, et la cause de sa production n'est pas contenue en lui (§ 65 p. 292). L'idée d'une fin interne revêt donc une fonction centrale pour rendre compte de la spécificité de l'organisme. Pour reprendre l'exemple de l'arbre, on pourra dire que, lorsque la greffe d'un arbre fruitier sur un autre donne les fruits du premier arbre, on est conduit à interpréter cela comme si la branche greffée les cheveux ou la couleur des yeux existent pour le tout, et entretiennent avec lui une relation de réciprocité et d'interdépendance. De même, le corps humain peut se passer d'un bras, d'une oreille, etc., sans que le tout en soit essentiellement modifié. 4 . J e renvoie à la 2 ' " édition B (1793) du texte de la KU. 5 . Cf. Reinhard Lôw, Philosophie des Lebendigen, Frankfurt am Main 1980, pp. 138-154. 208 Véronique Zanetti suivait un but inscrit en elle. De même, lorsque les racines de l'arbre contournent le bloc de pierre qui les entrave, elles donnent l'impression, prétend Kant, d'obéir à une volonté intérieure qui ne se laisse pas dégager de la causalité aveugle du mécanisme de la nature. C'est ce qui permet à Kant de dire qu'en l'organisme, les parties ne sont possibles qu'en relation au tout, ou encore, comme il la dira surtout dans YOpuspostumum, que le tout précède les parties. La spécificité de l'organisme peut dès lors être caractérisée ainsi: On dira que nous avons affaire à un être organisé autour d'une cause finale, lorsque, étant donné une partie x et le tout y, 1) x est une partie de y; 2 ) x est la cause de y; et 3) y détermine x.6 Comment peut-on avoir accès à la qualité synthétique de l'organisme? Selon Kant, »cela ne peut se faire de telle sorte que le tout comprenne le principe de la possibilité des parties (ce qui serait une contradiction dans le mode de la connaissance discursive), mais seulement de telle sorte que la représentation d'un tout comprenne le principe de la possibilité de sa forme et de la liaison des parties qui s'y rattachent« (§ 77 p. 349-350). L'accès direct au caractère synthétique de l'organisme nous est interdit de par la nature de notre entendement, raison pour laquelle nous avons recours au principe téléologique ou à l'analogie avec la réalisation artistique. C'est dans le § 77, à travers l'opposition entre notre entendement discursif et un entendement intuitif, que l'on trouve des réflexions concernant les limites de notre compréhension; on peut lire par exemple que, »d'après la constitution de notre entendement un tout réel de la nature est seulement à considérer comme effet du concours des forces motrices des parties« (p. 349). D'autre part, cependant, on sait que le modèle intentionnel est inadéquat pour expliciter la »force formatrice« du vivant, grâce à laquelle celui-ci s'organise et se produit lui-même. Il est inadéquat à deux égards: premièrement parce que la force formatrice est interne et qu'il n'est donc pas identique au rapport entre l'intention et l'objet réalisé; deuxièmement, si l'on pensait la causalité finale de l'organisme sur le modèle de l'intentionnalité, il faudrait soit admettre implicitement l'existence d'un créateur qui interviendrait dans la création de chaque être vivant, soit admettre que l'organisme est animé par des désirs et poursuit des buts qu'il se donne, ce qui ne peut pas être dit des plantes p. ex. et, dans la philosophie kantienne, ne peut être dit que de l'homme. Nous trouverons dès lors plusieurs affirmations rejetant ou mettant de côté l'idée d'une cause intentionnelle qui serait à l'origine de l'organisme. La causalité est dite être finale seulement par analogie avec la finalité intentionnelle (§ 61); »on ne veut désigner ainsi qu'une sorte de causalité de 6 . Cf. Clark Zumbach, The Transcendent Science. Kant's Conception of Biological Methodology, The Hague, Boston, Lancaster 1984, p. 106. La théorie kantienne du vivant 209 nature, suivant une analogie avec la nôtre dans l'usage technique de la raison« (§ 68, p. 309). »Pour demeurer très exactement dans ses limites la physique fait entièrement abstraction de la question de savoir si les fins naturelles sont intentionnelles ou non (ibid., p. 307). Pourtant, Kant ne cesse de réitérer que la structure de notre entendement nous contraint à nous représenter un tel processus final selon le modèle intentionnel: »il est indispensable pour nous de mettre au principe de la nature le concept d'une intention, si nous voulons seulement l'étudier dans ses produits organisés par une observation suivie« (§ 75, p. 334). Et puisqu'il ne nous est pas possible d'observer une liaison finale dans la nature, »il est nécessaire (. . .) d'en rechercher le principe suprême dans un entendement originaire et tant que cause du monde« (§ 77, p. 354). »Etant donné la nature de l'entendement humain on ne peut pour la possibilité d'êtres organisés dans la nature admettre aucune autre cause qu'une cause agissant intentionnellement (. . .)« (§ 78, p. 360). Si le modèle intentionnel est inadéquat puisqu'il ne rend pas parfaitement compte d'une caractéristique spécifique au vivant, à savoir sa capacité d'autoproduction et d'auto-régulation, il nous est néanmoins, selon Kant, impossible de nous en passer. 4. Détermination des parties par le tout Avant d'aller plus loin, il faut encore revenir sur l'interprétation de la formule apparemment contradictoire suivant laquelle le tout est dit déterminer les parties. Cette formule pose des difficultés épistémologiques importantes. Faut-il comprendre la notion de »tout« dans le sens d'une cause idéelle au dans le sens d'une cause réelle? Marc-Wogau a très clairement caractérisé la difficulté:7 lorsque l'on pense l'organisme comme si la représentation de la fin était le principe déterminant de son organisation, nous avons affaire à la relation suivante: Rb a b. Il y a entre a et b un causalité mécanique (nexus effeetivus) et entre Rb (la représentation de b) et b une causalité téléologique (nexus finalis). Lorsqu'on pense en revanche l'organisme comme étant cause et effet de lui-même, nous avons affaire à la relation suivante: b -=*• a b, ce qui est parfaitement contradictoire du point de vue d'une causalité mécanique, un état de chose ne pouvant pas en même temps être antécédent et conséquent d'un autre état de chose. Cette version n'est donc pas conciliable avec le point de vue mécanique. D'autre part, la relation b - > a b avait été interprétée comme caractérisant le fait que l'organisme (ici b) est cause et effet de lui-même. Comment comprendre cette dernière affirmation? Est-ce tout l'organisme qui est cause et effet de lui-même, auquel cas, nous avons véritablement affaire au paradoxe 7 . Konrad Marc-Wogau, Vier Studien zu Kants Kritik der Urteilskraft, Recueil de travaux publié par l'université d'Uppsala 19382, p. 204 ss. 210 Véronique Zanetti logique mentionné, ou est-ce qu'il faut plutôt dire que l'organisme est le produit de ses parties, elles-mêmes étant cependant déterminées par l'information (génétique) régissant le tout? Même dans ce cas, nous aurions toujours affaire, selon la version kantienne, à une causalité réciproque entre parties et tout (§ 65), de telle sorte que l'existence de l'effet présuppose celle de la cause et inversement. Il s'ensuit, comme le fait remarquer Marc-Wogau, le paradoxe suivant: avant que a existe, b doit exister et inversement. En réalité, lorsqu'on dit que l'organisme est le produit de ses parties, il faut admettre que nous n'avons pas affaire à une identité entre les deux b: ce qui produit n'est ni identique avec ce qui est produit ni simultané; s'il est vrai que l'arbre se produit lui-même en tant qu'individu, il n'est pas vrai pour autant que le même arbre se trouve aux deux termes de la causalité. L'expression »une chose existe comme fin naturelle, lorsqu'elle est cause et e f f e t d'elle-même« (§ 64) ne peut donc pas être prise au pied de la lettre. Il n'en reste pas moins vrai que l'organisme, dans le schéma kantien, doit être caractérisé comme suivant une finalité interne dans la mesure où il est en même temps son propre moyen et sa propre fin, c'est-à-dire dans la mesure où il ne doit pas son organisation à une intention qui lui est extérieure. Dire que le tout détermine et est contenu dans les partie revient donc à dire que le tout est contenu analytiquement dans les parties, c'est-à-dire que l'analyse des parties révèle la présence du tout. Cette idée trouve l'illustration la plus parlante dans la nature des cellules formant un organe: l'analyse des cellules permettant de savoir à quel organe nous avons affaire, chaque cellule étant déterminée par la fonction que le tout revêt. Ainsi, quoi qu'identiques et prêtes à revêtir n'importe quelle fonction, les premières cellules se spécifient rapidement et sont déterminées par la fonction qu'elles doivent remplir au sein d'un organe. Dans ce sens, on peut comprendre l'hypothèse selon laquelle c'est bien le tout et non sa représentation qui détermine les parties qui le composent. On peut même comprendre la formule selon laquelle le tout est contenu dans les parties, pour autant qu'on n'interprète pas le tout comme étant l'organisme lui-même; par là on n'entend bien sûr pas le tout en tant qu'organe - la foie n'est pas contenu dans les cellules - mais en tant qu'information génétique.8 8 . Il est bien évident que les connaissances biologiques de son temps ne permettaient pas à Kant d'expliquer le comportement du vivant dans son évolution en termes de programmation génétique. En s'appuyant sur J. Fr. Blumenbach, Kant défend une théorie épigénétique (KU p. 376). On peut appeler ce système, dit Kant, »le système de la préformation générique; parce que la faculté productrice des êtres qui engendrent, donc leur forme spécifique, était préformé virtuaiiter d'après les dispositions internes finales, qui étaient échues à leur race« (ibid). Pour plus de précisions sur l'état des connaissances biologiques et sur les théories qui ont influencé Kant, cf. Emil Ràdl, Geschichte des biologischen Theorien in der Neuzeit, 2 vol., Leipzig 1909/1913; Erich Adickes, Kant als Naturforscher, 2 vol, Berlin 1925; Peter McLaughlin, Kants Kritik der teleoiogischen Urteilskraft, Bonn 1989. La théorie kantienne du vivant 211 Mais si cette interprétation va dans le sens de ce Kant pouvait entendre, compte tenu des connaissances de l'époque, c'est-à-dire si, dans l'organisme, c'est bien le tout et non sa représentation qui est la condition de possibilité de la structure finale des parties, pourquoi est-ce que Kant affirme qu'»une idée doit être au fondement de la possibilité du produit de la nature«? C'est qu'il faut différencier ici entre deux points de vues épistémologiques: l'un portant sur les conditions de production de l'objet, et l'autre sur les conditions de sa compréhension. Une idée est nécessaire non pas pour la constitution de l'organisme - qui serait alors pensé comme oeuvre d'art, produit d'une rationalité externe - mais pour la représentation qu'on s'en fait. L'idée du tout n'est donc pas ici la cause de la liaison entre les parties, mais »principe de connaissance pour celui qui juge« (§ 65, p. 291). ' Un deuxième point à relever concerne la nature de la causalité. S'il est vrai que dans l'organisme, le tout détermine et est contenu dans les parties, on devra en conclure que nous avons affaire à la fois à une causalité mécanique - les parties sont cause et effet les unes des autres et sont la cause de la production du tout - et à une causalité finale - le tout est cause déterminante des parties.10 Cette double causalité illustre le double rapport du tout et des parties, suivant que le premier est pensé comme le produit ou la condition de possibilité de celles-ci. En tant que produit naturel, il est nécessaire que l'on puisse se représenter l'organisme comme suivant également la causalité mécanique, c'est-à-dire comme étant l'effet de la coordination de ses parties.11 La causalité mécanique et la causalité finale ne sont donc pas en soi antinomiques, mais elles peuvent être au contraire complémentaires. Est-ce que lorsqu'on considère l'organisme comme cause de lui-même, on le considère nécessairement comme suivant une causalité finale? L'explication mécanique est-elle par principe incapable de rendre compte de l'auto-organisation du vivant ou est-ce que cette incapacité est liée à l'état de la science? Ou encore, faut-il dire que l'explication mécanique est déficiente 9 . Lorsque la chose est pensée comme comprise sous une idée qui la détermine, elle est une oeuvre d'art, c.à.d. »le produit d'une cause raisonnable, distincte de la matière de ce produit (des parties) (...)«. En revanche, »si une chose, en tant que produit naturel, doit envelopper en elle-même et en sa possibilité interne une relation à des fins, c'est-à-dire être possible simplement en tant que fin naturelle et sans la causalité des concepts d'un être raisonnable lui étant extérieur« (...) (/ta/.), l'idée du tout n'est plus alors cause, mais principe de connaissance pour celui qui juge. Cf. également Marc Wogau, Vier Studicn..., op. cit., p. 196 ss. 10 . Cf. Marc-Wogau, op. cit., p. 194, ainsi que la troisième étude p. 214 ss. 11. »Mais le principe suivant lequel tout ce que nous admettons comme appartenant à cette nature (phaenomenon) et comme produit de celle-ci, doit être pensé par nous comme lui étant lié d'après des lois mécaniques, conserve néamoins toute sa force, parce que sans forme de causalité, des êtres organisés comme fins de la nature ne pourraient être aussi des produits de la nature« (KU § 81, p. 375). 212 Véronique Zanetti étant donné la nature de notre entendement? Kant défend-il une conception non-réductionniste du vivant? Et si oui - ce que nous savons déjà - quelle est la nature de ce non-réductionnisme? 5. Le non-réductionnisme kantien'2 On sait déjà pourquoi Kant considère que le principe téléologique est nécessaire et incontournable pour comprendre le vivant, et pourquoi, selon lui, aucune raison humaine »ne peut espérer comprendre à partir de simples causes mécaniques la production du moindre brin d'herbe« (§ 77, p. 353). Pourtant, on sait également, par ailleurs, que l'interprétation téléologique ne fournit pas d'explication scientifique. Sans le recours au principe mécanique, dit Kant, il ne peut pas y avoir une connaissance de la nature proprement dite (§ 79; § 81). Poser des fins aux produits de la nature, peut-on même lire, n'appartient proprement qu'à la description de la nature, mais »ne donne aucun éclaircissement sur la production et la possibilité interne de ces formes, ce qui est cependant l'objet propre de la science théorique de la nature« (§ 79). En clair, si l'on veut faire de la science, il ne faut pas vouloir expliquer les phénomènes à l'aide du principe téléologique. Tout au plus l'interprétation téléologique fournit-elle un autre type d'explication à laquelle le mécanisme n'a pas accès. Mais le principe mécanique est-il capable de fournir des explications là où le principe téléologique est insuffisant? N'a-t-il pas justement été dit que le principe téléologique doit être introduit pour rendre compte de la spécificité de l'auto-production (et de la reproduction) de l'organisme, ainsi que pour expliquer la possibilité interne de sa forme. Revenons sur les raisons qui font que, selon Kant, il est indispensable de recourir au principe téléologique pour comprendre le vivant. Pourquoi Kant affirme-t-il qu'il serait absurde d'espérer vouloir un jour comprendre la production, ne serait-ce que d'un brin d'herbe, par des lois naturelles? Cette impossibilité provient-elle de la structure du vivant ou de la structure de l'esprit humain? Et si elle provient de la structure du vivant, faut-il affirmer que l'impossibilité de substituer l'explication mécanique à l'explication téléologique est structurelle et définitive ou qu'elle est relative au niveau des connaissances scientifiques? Les explications de Kant ne fournissent pas de réponse claire. Du fait que le principe téléologique est présenté comme une maxime de la raison, on peut avoir l'impression qu'il relève de l'intérêt de la raison - et donc de la perspective qu'elle adopte sur le monde - de choisir le point de vue final ou le point de vue mécanique. Autrement dit, l'un ou l'autre point de vue dépend de 12. Cf. Clark Zumbach, The Transcendent Science. Kant's Conception of Biological Methodology, op. cit. La théorie kantienne du vivant 213 ce que l'on recherche: si l'on cherche à fournir une explication scientifique des phénomènes naturels, il faudra s'en tenir aux lois physico-chimiques et donc au point de vue mécanique. En revanche, si l'on veut donner un sens à la cohérence que l'on observe dans les lois empiriques ou entre les phénomènes, il faudra adopter l'idée d'une cause première intentionnelle du monde. C'est dans ce sens que l'on peut lire le § 78, où il est question d'unifier les deux principes: »il importe infiniment à la raison de ne pas négliger le mécanisme de la nature dans ses productions et de ne pas le laisser de côté dans l'explication de celles-ci, parce que sans celui-ci on ne peut rien comprendre à la nature des choses. (.. .) D'un autre côté, c'est une maxime tout aussi nécessaire de la raison que de ne pas négliger le principe des fins dans les produits de la nature (. . .)« (p. 354-355). Les deux perspectives sont toutes aussi indispensables l'une que l'autre, si l'on tient compte des différents regards que l'on porte sur les choses; mais dans un cas comme dans l'autre, l'adoption de la perspective relève d'un choix épistémologique. La compatibilité des deux principes est résolue ainsi: le principe téléologique n'exclut pas l'explication mécanique, qui seule est véritablement scientifique et qui, de plus, est la seule à considérer un produit comme étant strictement naturel, l'explication téléologique faisant recours à un principe suprasensible (cf. § 78, p. 360); mais d'autre part, l'étude du vivant à l'aide des lois physiques ne dispense pas d'avoir recours à l'explication finale (§ 77, p. 352-353). Cette lecture ne parlerait toutefois pas en faveur d'un non-réductionnisme scientifique. Mais en est-il toujours ainsi dans le texte? Est-ce que l'attitude scientifique peut opérer de manière satisfaisante en se passant du principe téléologique, lequel se range du côté de la métaphysique? On sait déjà que ce n'est pas le cas et que, si elle veut expliquer la possibilité du vivant, la science doit, selon Kant, également faire appel à l'explication par les causes finales: A partir de là, il faut se demander quelle est la raison de cette nécessité. Provient-elle de la structure interne du vivant ou de la nature de notre faculté de connaître? Autrement dit, le non-réductionnisme kantien est-il un non-réductionnisme ontologique ou épistemologique? a) Non-réductionnisme épistémologique La plupart des occurences parlent en faveur d'un non-réductionnisme épistémologique: étant donné la nature de notre entendement, le principe téléologique est indispensable pour expliquer la possibilité des organismes (cf. § 78, p. 360). Il est même »essentiellement nécessaire«, du fait que l'idée des produits organisés est impossible si la pensée d'une production intentionnelle n'y est pas liée (§ 75, p. 334; cf. également le passage cité plus haut § 77, p. 353). Néanmoins, étant donné que nous n'avons pas accès à une autre forme de raison, il n'est pas exclu que la production du vivant s'effectue malgré tout suivant les lois physico-chimiques. C'est pourquoi la prudence critique exige 214 Véronique Zanetti que l'on se contente de considérer le vivant »comme si« il obéissait à une causalité finale, c'est-à-dire, suivant les acceptions, comme s'il était à lui-même sa propre fin, ou comme s'il était pensé par une raison supérieure. Quoi qu'il en soit, alors que la première justification du principe téléologique reposait sur un simple intérêt de la raison, intérêt qui côtoie seulement l'intérêt scientifique, cette deuxième justification se présente sous un jour beaucoup plus radical et laisse entendre que, au mieux, il y a une complémentarité des deux modes d'explication, l'explication mécanique ne pouvant toutefois pas se passer de l'explication téléologique. Dans ce cas, on a affaire à un non-réductionnisme radical, relatif à la nature de notre entendement. De plus, les assertions que nous avons relevées montrent que, vu que notre incapacité d'expliquer la production du vivant à partir des causes mécaniques n'est pas relative à un degré de compétence, degré que l'on pourrait espérer un jour dépasser, le non-réductionnisme épistémologique kantien peut être considéré comme étant effectivement radical. b) Non-réductionnisme ontologique Il faut maintenant voir s'il n'y a pas également des éléments du texte qui parlent en faveur d'une nécéssité ontologique - c'est-à-dire relative à la nature de l'objet - d'avoir recours à une explication téléologique. On pourra rétorquer que les deux nécessités vont de paire: ce sont les caractéristiques particulières du vivant qui font en sorte que notre entendement doit nécessairement recourir, pour les comprendre, à une explication faisant intervenir la causalité finale. Certes, mais ce sont deux choses toutes différentes, de prétendre que la nature ontologiquement finale de l'organisme fait en sorte qu'une explication uniquement physico-chimique est principiellement vouée à l'échec, ou de prétendre que l'état des connaissances scientifiques fait en sorte que l'explication physico-chimique est insuffisante, insuffisance qui n'est peut-être que provisoire. Or la difficulté du texte provient de ce que, là encore, on trouve une réponse positive pour les deux branches de l'alternative, sans compter que, dans certains cas, on ne peut tout simplement pas trancher. Voyons ces deux branches d'alternative: 1) Non-réductionnisme ontologique provisoire: Je commence par la deuxième branche de l'alternative: le développement des sciences pourrait permettre l'élimination du recours au principe téléologique. On ne trouve aucune assertion étayant une telle affirmation. Néamoins, il est clair que, comme nous l'avons déjà souligné, Kant réserve à la seule approche mécanique le statut de science: on ne gagne rien pour la théorie de la nature lorsqu'on la considère d'après le rapport réciproque des fins, peut-on lire dans le § 79. C'est pourquoi il est nécessaire de pousser l'explication mécanique le plus loin possible (§ 78; § 80). Et puisqu'il n'est pas dans nos moyens de prouver l'impossibilité de la production des organismes par les seules lois La théorie kantienne du vivant 215 physico-chimiques (par le mécanisme), il n'est pas insensé de vouloir s'en tenir un jour uniquement à ce principe: de la matière brute, en effet, et de ses lois mécaniques, »semble dériver toute la technique de la nature, qui nous est si incompréhensible dans les êtres organisés, que nous nous croyons obligés de concevoir à cet effet un autre principe« (§ 80, p. 369; je souligne, V Z ) . C'est dans ce sens également qu'il faut lire la maxime du jugement réfléchissant suivant laquelle je dois toujours réfléchir sur les événements d'après le principe du simple mécanisme de la nature »et par conséquent que je dois suivre ce principe aussi loin que je le puis, parce que si on ne le met pas au fondement de la recherche, il ne peut y avoir aucune connaissance de la nature proprement dite« (§ 70 p. 315). On retrouve ici l'unification des deux principes téléologique et mécanique dont il a été question plus haut: seul ce dernier donne lieu à une connaissance de la nature à proprement parler, c'est-à-dire à une science naturelle. Il est donc sensé, et même conseillé, d'interpréter tous les phénomènes naturels à la seule lumière des lois physico-chimiques et d'espérer pouvoir un jour aligner la biologie aux sciences exactes. La perspective téléologique ne sera néanmoins pas écartée; on y recourra »occasionnellement«, en vue d'obtenir un tout autre type d'explication. Les deux perspectives ne se font ainsi aucune concurrence, la maxime téléologique ne prétendant pas que les organismes soient impossibles suivant le seul mécanisme (ibid.). Comme on le sait déjà, on trouve cependant sous la plume de Kant des assertions laissant entendre que, au contraire, le réductionnisme scientifique ne peut pas s'appliquer à la biologie et que l'explication téléologique demeure incontournable. C'est la deuxième branche de l'alternative vers laquelle je me tourne. 2 ) Non-réductionnisme ontologique définitif: La nature ontologiquement finale de l'organisme fait en sorte qu'une explication uniquement physico-chimique est principiellement vouée à l'échec. La plus grande partie des formules justifiant la causalité finale sont en faveur de cette interprétation non réductionniste. Mais, comme il a déjà été dit, les raisons sont surtout des raisons épistémologiques et non ontologiques. Or on veut montrer ici que l'adoption du principe téléologique n'est pas seulement indispensable pour notre faculté de juger, c'est-à-dire d'un point de vue subjectif, mais qu'elle l'est également d'un point de vue objectif. Or, certaines assertions trahissent une ontologisation du principe qui ne devrait valoir que régulativement. Ainsi, p. ex., après avoir conseillé de ne pas chercher à interpréter comme téléologique toute technique de la nature, et d'essayer d'abord d'expliquer les phénomènes pas les lois physiques, Kant continue en disant que »vouloir pour cette raison exclure le principe téléologique et là où la finalité se montre (. . .) vouloir toujours cependant suivre le simple mécanisme, c'est là ce qui doit obliger la raison à errer dans le 216 Véronique Zanetti domaine du fantastique (. . .)« (§ 78, p. 355, je souligne, VZ) . Mais sous quelle forme cette finalité se montre-t-elle? Rappelons-en brièvement les trois critères principaux caractérisant l'organisme: 1) la chose doit êtr e cause et effet d'elle-même; 2) ses parties ne sont possibles que par leur relation au tout; 3) ses parties et le tout sont réciproquement cause et effet de leur forme. Or ces trois caractéristiques du vivant font appel à la causalité finale. En effet, toutes reposent sur l'idée d'un tout déterminant a priori la forme et la liaison des parties et donc sur la référence à une intentionnalité - ou au moins à une »quasi-intentionnalité«. Néanmoins, toutes les trois caractéristiques ne mettent pas le mécanisme en échec, et la question demeure encore ouverte de savoir si le recours à l'intentionnalité ne peut pas être écartée et remplacée par une explication mécanique. Voyons les trois cas: 1) Un mécanisme peut-il être cause et effet de lui-même? On se souvient que Kant explique le fait d'être à la fois cause et effet par l'image du loyer qui est à la fois la cause et l'effet de l'édification d'une maison. Plus précisément, c'est la représentation du loyer qui en est la cause, raison pour laquelle la causalité finale est également appelée une causalité intentionnelle. Puisque cependant nous ne pouvons pas évoquer une causalité intentionnelle pour expliquer la structure interne de l'organisme, on dira qu'il est cause et effet de lui-même s'il se comporte comme s'il possédait une intention - celle p. ex. de se maintenir dans un certain état - , et cela du fait qu'il possède un système de 'feedback'. Prenons comme exemple d'un tel système, le système assurant au sang une proportion constante d'eau:13 dans un corps humain normal, la proportion d'eau dans le sang est de 90%, proportion qui demeure constante, malgré les continuelles influences qui pourraient l'altérer. On peut considérer le maintien de cette proportion comme étant le but b que poursuit le système. Deux ensembles d'organes surtout assurent cette stabilité: les reins, qui réduisent la concentration d'eau dans le sang, et la peau ainsi que les muscles qui peuvent y injecter de l'eau accumulée en réserve. On peut appeler K la variable indiquant la quantité d'eau à éliminer, et M celle indiquant la quantité à injecter. Ces deux variables sont indépendantes l'une de l'autre. Si une personne boit, la fonction K augmente alors que c'est la fonction M qui augmente si p. ex. la personne transpire. Le système est dit être dirigé vers B dans la mesure où l'intervention de K ou de M ne tient pas du hasard mais que, à l'intérieur de certaines limites à ne pas dépasser, elle est proportionnelle aux variations que le système peut subir, et cela de façon persistante. Traduit dans le vocabulaire kantien, la fonction K, p. ex., est la cause de B, mais B peut également être décrit comme l'effet de K. 13 . Cf. Ernst Nagel, »Teleology Revisited. Goal-directed processes in biology«. In The Journal of Philosophy, vol. 74, Nr. 5, mai 1977, pp. 261 s. La théorie kantienne du vivant 217 Or il saute aux yeux qu'on peut également décrire dans les mêmes termes un système thermostatique par exemple. B correspondrait à une certaine température stable, K représenterait une variable indiquant l'augmentation de la température causée par un corps chaud s'activant au moment où la température du système baisse, et M représenterait une variable indiquant une baisse de température causée par l'activité d'un corps refroidissant. Et un tel système obéit bien évidemment à des lois physiques, c'est-à-dire, dans la terminologie kantienne, à la causalité mécanique. 2 ) Les parties de l'organisme ne sont possibles qu'en relation au tout. Il faut comprendre cette relation comme celle entre l'idée d'un tout et ses parties, relation finale dans laquelle l'idée précède et détermine les parties. Or, tant que cette relation n'est pas explicitement définie comme étant interne à l'organisme, il est possible de s'imaginer, à la place de celui-ci, un mécanisme - comme par exemple une montre - dont les parties ont été mises ensemble en vue d'une certaine fonction que le tout doit remplir. C'est pourquoi, pour cerner davantage la spécificité de l'organisme, Kant rajoute la troisième condition faisant état d'une force productrice interne, par laquelle chaque partie est dite produire les autres et réciproquement. L'organisme n'est pas seulement organisé mais il s'organise lui-même. Nous avons ainsi affaire à la troisième proposition. 3) Dans l'organisme, les parties et le tout sont réciproquement cause et effet de leur forme. Si les caractéristiques 1) et 2) ne sont pas incompatibles avec la causalité mécanique, et donc pourraient très bien être expliquées par elle, la troisième caractéristique ne peut être expliquée qu'en ayant recours à la causalité finale, la causalité mécanique (efficiente) excluant a priori qu'une cause (ici le tout), puisse être à la fois condition de possibilité et produit de ses effets. »Or, que le tout soit la cause de la possibilité de la causalité des parties, voilà qui est tout à fait contraire à la nature des causes physiques mécaniques (...); cela étant, il est clair que s'il y a de tels produits dans la nature, il est impossible de se mettre en quête de leur constitution de leur cause, même en s'en tenant à l'expérience (...), sans se les représenter dans leur forme et leur causalité comme déterminées d'après un principe des fins« (Première introduction, A A X X § IX, p. 236). D'après cette formule, il va sans doute que Kant défend également un non-réductionnisme ontologique. Nous avons déjà vu l'aporie d'une interprétation qui voudrait voir le même tout comme étant à la fois cause et effet d'un processus. Puisque toutefois nous ne voulions pas interpréter cette relation finale comme étant intentionnelle, où le »tout« est compris comme étant une représentation ou une idée, nous avions proposé de la comprendre sur le modèle de la programmation génétique, 218 Véronique Zanetti inconnue de Kant. Or si le développement des informations génétiques dans la croissance du vivant se poursuit suivant les lois mécaniques - pour autant que nous ayons affaire à un programme »clos«, c'est-à-dire parfaitement déterminé, le programme »ouvert« permettant l'incorporation postérieure d'informations aditionnelles acquises par l'expérience ou par l'apprentissage14 - nous concevons un tel processus comme étant guidé par un programme. Et ce programme ne contient pas seulement les »instructions« pour achever le but qu'il prescrit, mais il comporte les informations nécessaires pour garantir la stabilité du processus malgré les fluctuations internes et externes. Or, et c'est là à mon avis le point que Kant veut défendre, si un tel processus implique la causalité mécanique, et si même on ne peut exclure qu'il suive entièrement les lois physico-chimiques (§ 71), nous ne pouvons faire autrement que de définir sa spécificité en ayant recours au vocabulaire téléologique. Néamoins, par là, on écarte la question de savoir si le processus est ou non intentionnel. En résumé, nous pouvons tirer les conclusions suivantes: Tout en maintenant que le jugement téléologique n'est pas un jugement scientifique, Kant affirme à la fois que: a) l'explication mécanique est la seule approche à proprement parler scientifique de la nature et que sans elle on ne peut espérer comprendre la nature des choses (§ 78); b) le principe téléologique ne peut néamoins pas être écarté pour comprendre la structure particulière du vivant; c ) il serait même absurde d'espérer vouloir un jour comprendre la production d'organismes par des lois naturelles (§ 75); d) étant donné a), il est toutefois nécessaire de pousser l'explication mécanique le plus loin possible (§ 70; § 78); e ) la nécessité d'adopter un principe téléologique pour comprendre le vivant est inhérente à la nature de notre entendement; f ) la caractéristique ontologique selon laquelle, dans l'organisme, les parties et le tout sont réciproquement cause et effet de leur forme, ne peut être expliquée qu'en ayant recours à la causalité finale, la causalité mécanique, selon Kant, excluant a priori que le tout soit à la fois condition de possibilité et produit de ses effets. Malgré certaines affirmations qui contribuent à entretenir un certain flou dans sa position fondamentale; Kant peut-on dire, soutient une position non réductionniste radicale par rapport aux sciences du vivant, en s'appuyant à la fois sur des considérations épistémologiques et ontologiques. Si c'est bien le cas, il s'en suivra alors inévitablement une autre lecture de la solution de l'antinomie que celle que Kant nous propose. En effet, les deux formes de 14. Cf. Ernst Nagel, »Teleology Revisited«, op. cit., p. 268. La théorie kantienne du vivant 219 non-réductionnisme impliquent qu'une explication physico-chimique, opérant seulement à l'aide du principe mécanique de causalité, est vouée principiellement à l'échec. La complémentarité des deux principes mécanique et téléologique est donc nécessaire. Or, dans la présentation de l'antinomie qui se produit entre la thèse du mécanisme et l'antithèse de la finalité, Kant affirme d'une part que toute production naturelle doit être jugée possible d'après de simples (blos) lois mécaniques (thèse), tout en plaidant pour la nécessité d'introduire »une toute autre loi de causalité« (antithèse; je souligne, V Z ) , celle des causes finales. Formulées ainsi, il est visible que les deux maximes s'excluent l'une l'autre et que même leur status régulatif ne permet pas de penser à une complémentarité possible. Mais il s'agit là d'un autre enjeu.