les idées et les formes _ \ LA TERRE DU SPHINX L'ŒUVRE PÉLADANE La Décadence latine (Ethopée). I. Le ViceSuprême (1884;. VUE L'Andrqgynb (1891), IX. La GynÀNDRÉ (1892). - X. Le Panthée (189!?). XI. Typhonia (1894). XII. Le dernier bourbon (1895). XIII. Fixis Latinorum (1898j. XVI. La Vertu suprême (1 899). II. Cl-hieuse (1885). III. L'Initiation. senti m en- tale (1886). IV. A Coeur perdu (1887). V. Istar (1888). VI. La Victoire du mari (1889). VIE Coeur ex peixe (1890). Amphithéâtre des sciences mortes. E Comment on devient maoe (éthique), in-8°, 1891. II Gomment on devient fée (erotique), tn-8°, 1892. III. Comment on devient autiste (esthétique), in-8", 1891 IV. Le Livre du Sceptre (politique), in-8", 1895. V. L'Occulte catholique (mystique), in-8°, 1898. Théâtre de la Rose f Croix. Babylone, tragédie en.4 actes,'in-6°, 1894. Pro.méthée, trilogie d'Eschyle restituée, in-8n, 1895. Le Prince de Byzance, drame en ,'i actes. Le Fils des Étoiles, en 3 actes. Sémiramis. tragédie en 4 actes. Œdipe et le Sphinx, tragédie en 3 actes. ~ , . ... ' ° { hors commerce. Orphée, tragédie en b actes. La Rose f Croix, mystère en 3 actes. Le mystère du Graal, en 5 actes. La Décadence esthétique. L'Art idéaliste et mystique, 1 vol. in-is. Le Théâtre de Wagner (les xi opéras, scène par scène, 1 vol.] LA Réponse a Tolstoï, 1 vol. in-18. (Les xxv ouvrages antérieurs de cette série sont épuisés.) Acta Rosae Crucis. Le prochain Conclave, instructions aux cardinaux, I vol. EMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-KT-M.; LES IDÉES ET LES FORMES La Terre du Sphinx (egypte) PAR Le SAR PELADAN PARIS ernest flammarion, éditeur 2Ô, RUE RACINE, PRÈS l'oDÉON 'rcits de traduction tt de reproduction réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège. 484830 celui qui la. conçoit. Vous avez vu un devoir idéal à me pousser au périple d'Orient ; et Votre tendresse n'était pas seule à réaliser un ancien vœu de ma pensée; Votre lucidité voyait là, un accomplissement de ma destinée. Entre le souhait et le fait, se multiplient souvent, les hésitations. A Vissue la plus attendue, on recule nerveusement ; et le voyant se trouble, hésite, si on lui dit, tout à coup : « Voilà la réalité de ta vision ». L'Ame, qui n'a point d'attache au Présent, ni dans l'ambiance s'attribue un port d'imagination où elle abrite les galères de son désir, pendant Vorage. Ainsi VOrient fut pour moi, non seulement la Patrie, mais le reliquaire splendide de toutes mes adorations et le lieu abstrait, l'Eldorado, la terre enchantée, où mes sept châteaux de Vâme dressaient leur Qui-qu'en-grogne ! Par la vertu de Votre influence, fai vu des yeux de Vétude, et je ne regrette pas les mirages d'antan. La Vérité ne paraît pas au chœur des Muses; s/m austère beauté gênerait h\ libre grâce des neuf sœurs : mais elles ne sont que ses nobles suivantes : et Vous avez noblement fait, en triomphant de mon hésitation. L'Orient pittoresque des yeux d'enfant et de peintre qui s'étonnent aux chameaux et aux guenilles, je l'ai subi, je ne l'ai pas vu : j'ai concentré toute ma pensée, en une interrogation persistante du plus lointain passé : je fus tout aux morts et aux chefs-d'œuvre où sont ensevelies les plus nobles pensées humaines. A travers cette léproserie de l'âme qui s'ap-Itelle l'Islam, j'ai écouté les seules voix de la tombe et non le muezzin ; j'ai imploré la leçon de Vinvisible. Qu'ai-je obtenu? Surtout, qiïai-je exprimé ? Mais, plusieurs fois, j'ai senti sur mon front le pur baiser de la Tradition et la bénédiction du Mystère : et cela suffit, pour que je magnifie Votre inspiration et que je Vous offre cette Terre du Sphinx, en témoignage de tendre gratitude, pour m'avoir poussé, en épouse, vraiment spirituelle, à ces saintes aventures de l'Esprit ! SAR PÉLADAN. Mai 1898. LES IDÉES ET LES FORMES la terre n'orpiiée (r.rkge) la terhe de moïse (.iudkk) la terre ix christ (palestine chrétienne) la terre du dante (toscane) LA TERRE qjj PAPE (ROMAiJNE) plus ni difficultés, ni aventures ; comme au temps oit Chateaubriand Ventreprit. La dévotion mène ses pèlerinages aussi aisé-ment à Jérusalem qu'a Rome ; et le Caire, station d'hiver, rivalise avec Nice et Palerme. Mais la façon du voyage influe sur sa relation. Celui qui va à l'anglaise et par étape d'agence rapporte plutôt des poncifs ; l'excursion officielle, avec municipalités au débarcadère et vin d'honneur au départ, supprime le contact de nouveauté. Pèlerin des oracles cessés, dévot des rites abolis, vrai citoyen des ruines, Fauteur a év$té les vivants pour apercevoir les morts, en quête du seul passé, mettant son effort à ne rien voir de contemporain. Il ne se flatte pas d'avoir réussi; cependant, qu'on ne cherche ici ni croquis de mœurs, ni descriptions de bazar? ni. selle arabe, ni miaulement de muezzin, ni rien de pittoresque et d'anecdotique. ' Ces pages ne sont pas les clichés d'une rétine : mais les oraisons mentales d'un esprit. L'immortel écrivain de ^Itinéraire a dit sincèrement : « J'allais chercher des images : voilà tout. » Au contraire de ce grand maître, la recherche ici est plus religieuse qu'esthétique. Au temps où, sachant moins, on ose plus, où on ne prévoit pas ces ostracismes d'opinion qui barrent la voie au plus hardi ; l'auteur de la Décadence latine avait conçu, parallèlement à ï'Amphithéâtre des sciences mortes une troisième entreprise : {'Histoire des idées et des formes. L'écrira-t-il ? Son ange le sait, non jias lui. Mais voici des notes pour le grand ouvrage. Si on veut ramener a la lumière, par la force des incantations, l'antique Eurydice, il fau J'cvnltation orphique ; et cela ne va pas, sans des sursauts de sentimentalité bizarre. Ceux qui se sentent dépaysés en leur pays et anachronis tiques en leur temps, ont bien le droit de voir la pierre brisée de leur foyer parmi les ronces des vieux Temples ; et d'écouter le vent du, désert pour savoir, s'il ne redit pas, lui, la chanson de leur race ! Quant aux phénomènes magiques, il sera plus court de les attribuer à une imagination surexcitée. Ils sont incontrôlables et ne le seraient-ils pas, ils resteraient idyosincrasiques. Que nul ne s'imagine, qu'à certains minuits, un hiérophante-fantôme initie aux mystères le visiteur nocturne d'Eleusis ; ni que le Sphinx pose des énigmes et en résout ensuite, lorsque la dernière chandelle s'éteint à l'hôtel Ména-House ; ou bien que Jérémie et les prophètes se lamentent, dans la vallée de Josaphat, visibles revenan ts. L'Orient est la demeure du Soleil. Tout y est lumière; au nord, cherchez les hantises et les diableries. Ceux qui regardent sont légion, ceux qui voient, seuls, sont élus. Ceux-là, firent en leur coeur un tel silence, que la, voix, si lointaine des siècles, devint distincte. Et ce fut un miracle — peut-être — mais où l'Amour a plus de part encore que l'intelligence. Ad crucem, per Rosam. Ad Rosam, per crucem. In ea, in eis; Gemma tus, Resurgam ! LA TERRE DU SPHINX i VERS ALEXANDRIE L'aurore me montrera cette terre sacrée, où sont nées les pensées nourricières de mon âme et d'où vient le pur froment de ma vie spirituelle. Ad Maglstrorum Magistros, je vais aux maîtres de mes maîtres, à ceux qui instruisirent Platon et qui pouvaient traiter les Grecs d'enfants. Un « non sum dignus » sincère, se lève en moi. Suis-je ass , préparé à cette confrontation? Saurai je interroger; et si on répond, saurai-je écouter? Je le connais cependant, le vrai nom d'Osiris el ceux des quarante-deux divinités, assistantes du véridique ; et je puis taire la confession négative du livre des morts. « Je n'ai pus été paresseux à m'initier; el dans l'initiation, je n'ai pas faibli, je n'ai pas défailli; L'abominable, je ne l'ai pas fait. « Los pleurs par moi n'ont pas coulé, ni le sang. " Je n'ai pas altéré la vérité, en l'énonçant : je n'ai pas pris au filet de mon intérêt propre, les oiseaux divins, les symboles; ni les poissons sacrés, les formules. Je n'ai pasrepoussé l'eau de la grâce, je n'ai pas soufflé sur le feu de l'enthousiasme. Je suis pur,je suis pur! » Mirage de l'étude ou radiance prodigieuse d'une entité verbale, sur son fidèle : j'éprouve la joie nerveuse, la palpitation irraisonnée et animale, qu'on appelle patriotisme. Vainement suis-je né, dans le brouillard lyonnais, je ne vais pas en Egypte ; j'y reviens. Ce voyage, je le sens, un retour. Ni l'Inde, ni la Perse, ni la Chine, si je dois les voir un jour, ne m'empliront de ce trouble religieux et surtout filial ; et si je n'obtiens pas d'oracle, au temple de granit, je n'espérerai plus rien des évocations. La Grèce, même, quittée hier et qui m'a donné au théâtre de Dyonisos, la confirmation de mon art ; et à Eleusis, celle de ma doctrine ; la Grèce très adorable, reste la Dame des formes et des méthodes, la Sophia, mais l'Egypte est la Mère. La Magie sortit de ses entrailles et dès qu'on approche de cette Aima parens; comme un vol d'éperviers, les questions d'origine passent devant l'esprit et l'inquiètent. D'où sont partis ces hommes, dont le plus ancien monument est aussi parfait que ceux qui suivirent : comment cette race cache-t-elle sa croissance, et ne nous apparaît-elle qu'à l'état d'apogée, sans que rien de sa formation se dévoile ? Alexandrie forme l'épilogue de l'histoire : fondée dans un but politique, elle obtint un plus liant destin. Athènes décroissante et By-zance indécise, pendant quatre siècles, la métropole de l'esprit humain fut Alexandrie ; el son école, que les universitaires dédaignent pour son mysticisme, attend encore sa juste place, dans l'enseignement. Quel peintre conseillé par des métaphysiciens donnera un pendant hVêèçle d'Athènes, el groupera dans le décor du Musée, autour d'Aminonius Saccas, et de Plotin, le Platon de cet autre Socrate, ces esprits merveilleux qui opérèrent la transition de la philosophie à la théosophie? Le néo-platonisme a son organon dans les Ennéades; les comprendre c'est les admirer, comme l'accomplissement même du Verbe Académique, qui, lui, s'arrête à la notion du Démiurge. Certes, vaine et dérisoire, cette opposition au christianisme, qui eut sa théorie dans Pro-dus, et son aventure avec Julien. En essence, les néo-Platoniciens voulurent unir les dogmes ans expériences', les traditions àladia-tectique el l'asçétime religieux à l'investigation magique : ils ne pouvaient réussir, à côté d'eux, au milieu d'eux, se levait l'aube chrétienne réalisatrice de ee qu'il y avait de légitime as François de Chateaubriand dans une posture de cynocéphale ; comme il \ a treize kilomètres . Et -elle sut le nom, et Ra guérit de sa blessure mais il vieillit. On retrouve ici la vertu du nom de Kaldée, et aussi l'allégorie de Viviane qui force Merlin à lui enseigner son art et l'en dépouillé, ensuite. Ra vieillissant fut en butte à l'impiété et à l'ingratitude des hommes ; il lança Hathor, la lionne, qui châtie, mais elle ne voulut plus s'arrêter. Alors, Ra la calma avec une décoc- tion de mandragore, mais, résolu à cacher sa décrépitude, il monta sur le dos de sa fille Nouil, transformée en vache, et les hommes virent le Dieu, et ils se repentirent, lia, avant de les quitter, prescrivit qu'il n'y aurait plus de sacrifice humain ; la vache s'entla, portant le Dieu, qui se mit aussitôt à arranger les étoiles, dans l'emparée. Bien plus dignes d'attention que les annales de Shou etdeShibou est l'histoire d'Osiris qui épousa sa sœur Isis, dans le sein de sa mère .Nouil. Osiris joue le rôle d'un Prométhée auprès des Égyptiens et d'un Prométhée enseignant ; mais, revêtue d'autorité légitime, isis complète l'œuvre de civilisation et à* son tour enseigne les arts de la femme, avec sa sœur Nephthys. Conquérant, à la façon d'un Orphée, incantateur plus que militaire, laissant pendant ses expéditions la régence à sa femme, Osiris civilisa l'univers, comme Ram. À son retour, Sit-Typhon, dans un festin, offrit un coffre magnifique à qui saurait s'y placer. Osiris ne se méfia pas ; on rabattit le couvercle, et le coffre, renfermant le Dieu, fut jeté au Nil. Isis le retrouva à l'ombre d'un acacia (l'acacia maçonnique) et alla accoucher d'Horus en se cachant. Typhon décou- vrit le coffre, coupa le cadavre en quatorze morceaux et les dispersa. Isis parvint à les retrouver (mythe orphique) ; il y eut bataille et duel entre Horus et Typhon ; enfin, on porta le débat devant Thot qui rendit un jugement favorable à Horus. Typhon conserva le royaume de Memphis à la première cataracte, ët Horus garda le Delta : preuve légendaire que la civilisation a remonté le cours du Nil. Par quelles opérations magiques fut reconstitué le corps d'Osiris, nul ne pourrait le dire ; mais, en cette circonstance, Anubis inventa l'art d'embaumer; et. le père d'Horus fut la première momie. Ce bon (ils, sa mère Isis, le Trismegiste et Anubis tirent plus encore: ils le ressuscitèrent, de la même façon que l'aracelse guérissait. L'auteur de la Pronostication façonnait un membre à l'image du malade et appliquait, sur ce simulacre, des remèdes énergiques qu'il n'eût pu employer sur le corps vivant et patient. C'est donc l'esprit qui était médicamenté et qui réagissait sur le double L'homéopathie el son dérivé le mattei n'a pas d'autre nature d'action ; la dose infinitésimale, la dix millième dilution de la camo-milla, par exemple, ne saurait agir sur le corps organique, particule invertnelleau milieu dos éléments beaucoup plus caractérisés de l'alimentation ; mais l'espril vital es! assez subtil pour recevoir une impulsion aussi délicate, el il la transmel au double ou corps astral et l'astral opère sur les organes. Celle explication est neuve, je crois, à force d'ancienneté ; elle mériterait du développement, et je la signalé comme une clé importante du mystère humain; je l'ai trouvée au musée de Gizeh, el je la livre à tous, comme un déterminisme qui était perdu et qui ferait la matière d'un beau traité. Donc, les Dieux magiciens, en face de la momie d'Osiris, voulurent forcer l'àme à réintégrer la momie : ils firent une statue d'Osiris, ils soufflèrent surqette statue, ils la magnétisèrent; les textes disent « ils tirent le geste d'ouvrir les yeux.de donner les souffles, et l'àme d'Osiris se réincarna ». Mais, son rôle divin était fini en ce monde; il-refusa les fonctions de Dieu de vie, il se lil un lieu de repus el de bonheur, el voulut y appeler ses fidèles ; il ordonna à Isis, à Horus, à Anubis, à Thot de faire pour eux, ce qu'ils avaient fait pour lui : et voilà pourquoi le mort, qui est juste, s'intitule Osiris. Il est difficile de suivre les étapes de la croyance; le double vivait dans le tombeau près de la momie : il sortait la nuit ; plus évolué, il sortait aussi le jour, cherchant à pénétrer dans la région osirienrie. Seules les incantations textuelles et rythmées, selon les règles, permettaient de triompher des embûches de toute espèce, que les romans de la chevalerie ont exploitées, chaque fois qu'un chevalier veut pénétrer au domaine du (Jraal. Le Livre des Morts, le répertoire des conjurations, manuel talismanique de l'immortalité, n'est, qu'un office obiluaire. Dans la Kabbale, on invoque Dieu par celui de ses noms qui convient à la circonstance ou par le sephire identique au besoin actuel. Ainsi le mort, eu face d'un péril, se proclame le Dieu même, dont les attributs correspondent au «langer. La même llalhor qui, ayant pris sur son dos le Dieu lia, l'avait, en se gonflant, élevé jusque la région sereine, prenail l'Osiris et le portait au bord du lae qui séparait ce monde d,. l'autre; là, Thot, en nocher, le transportait sur une barque-fée qui parlait et interrogeait l'Osiris; celui-ci devait répondre sans hésitation ni erreur, selon le rituel : — Dis-moi mon nom, — dit la poupe. — Marche d'Ànubis, esl l<>n nom. — Dis-moi mon nom, — dit la proue. — Couverture de la barque d'Anubis. — Dis-moi mon nom, — dit la gaffe. — Fermeture de la divine région inférieure. — Dis-moi mon nom, — dit la vergue. — Nout, est ton nom. — Dis-nous notre nom, — disent les rames. — Doigts d'IIorus. est votre nom. — Dis-moi mon nom, — dit la pompe. — Main d'Isis pour étancher le sang de l'œil d'IIorus. — Dis-moi mon nom, — dit la quille. — Cuisse d'Hathor, blessure que l'ail le Dieu Ra pour le passage de barque Sekhli. » Enfin la barque infernale aborde. Ici se place le chapitre de pénétrer vers les divins chefs et celui d'entrer dans la salle de la vérité ou règnenl les quarante-deux élus formant le jui \. Osiris, dieu vert puisque funéraire, en maillot el en mitre blancs, a Isis et Nephthys comme assistantes. « Hommage à vous, maîtres de la vérité ; hommage à toi, Dieu grand. Je suis venu vers toi, mon seigneur : je me présente pour contempler la splendeur. » Ici se place la confession négative, admirable passage et le plus connu du Rituel. La Psychostasis a lieu. Horus et Anubis mettent dans un plateau l'image de la Vérité, dans l'autre, le cœur du postulant. La balance reste immobile; on rend son cœur au défunt, qui devient habitant de l'île osirienne et y mène une vie comme terrestre, combattant les Typhons et travaillant la terre. Mais l'idée de travail éternel ne réalise pas le principe de récompense. D'après Maspéro, à l'époque du second empire, on égorgeait des esclaves sur la tombe d'un seigneur pour que, mourant avec lui, ils le servissent encore dans l'autre vie. Les pauvres gens se trouvaient encore con-, damnés au travail éternel ; on imagina les Ouashbiti, statuettes qui, mises dans le cercueil, devaient, animées parleur maître, accomplir les corvées de l'autre monde. On ne démêle pas aisément la pure doctrine de la dévotion banale, et ce que nous venons de présenter ne figure que le catéchisme de tous, la pâtée religieuse. Elle" est encore substantielle el combien supérieure au mosaïsme ! La magie égyptienne se révèle à nous clans l'Exode, avec un caractère officiel. Devant Paréo et devant ses gens, Aaron jeta son bâton qui se changea en serpent. Parëo convoqua les sages et les enchanteurs et ils tirent de même, parleurs incantations. Ils lancèrent chacun un bâton qui se métamorphosa en serpent; mais le bâtorf d'Aaron dévora les leurs. Cependant, le cœur de Parëo résista. 11 s'agit ici d'un prestige, Aaron lit voir un serpent et les Egyptiens l'imitèrent : la projection de Aaron se maintint plus longtemps que celle des magiciens : et tous se retrouvé-* rent! leur bâton à la main, puisque c'est le même que Moselle entendit sur les eaux-. Le changement des eaux en sang, continue cette lutte magique : mais les hiérogram-mates en ayant fait autant, le cœur du Paréo s'endurcit. Réellement, le théâtre de la lutte, c'est l'œil du Parëo et de sa cour, et non pas une ré (die action sur la nature. L'invasion des grenouilles, celle des moustiques, celle des sauterelles, sont des phénomènes naturels de la contrée : la rédaction est singulièrement étourdie, en nous montrant le Nil infecté par Mosché ; elle ajoute : <$ leshiéro-grammatcs, en ayant fait autant ! » Quelle vraisemblance que les mages égyptiens aient laissé durer un phénomène si désastreux, alors qu'ils le pouvaient,arrêter; Ce que Maspero traduit par la voix juste es! le Verbe même de l'homme enchaînant ou séduisant les Dieux et cela t'ait penser à la lettre à Anebon, de Porphyre. « Comment penser que ceux que nous invoquons comme tes plus puissants, reçoivent des injonctions comme les plus faibles; et qu'exigeant la justice-de leur serviteur, ils y manquent eux-mêmes, sur l'injonction d'un homme, et qu'ils regardent la volupté normale comme une souillure, pour permettre des antiphysismes ? )> Dans une note de son Histoire de l'Art, Maspero mentionne les pièces du procès contre ceux qui, au moyen de ligures de cire et philtres, tentèrent l'envoûtement de Ramsès 111. Les pratiqués du sort, de l'obsession, (ouvre de haine ou de désir* sont relatées par Chabas et Leemann. Le sang menstruel, l'ongle, le cheveu, le linge imprégné de sueur du patient, sont indi- qués comme base justice, devant son palais. Il (if rechercher la baigneuse el l'épousa. Dans tEgpptede Mirladi, publiée par Vat-tier, on lit que l'esprit de la pyramide paraîl en l'orme d'une femme nue, belle au reste. Quand elle veut donner de l'amour à quoiqu'un, elle lui rit incontinent, elle l'attire et l'affole d'amour ; et lui, perd l'esprit, court, vagabond, par le pays. De la maison de Mariette, on va au Sera-peurh qui a partagé avec les Pyramides l'étOn-n.ement de l'antiquité. Strabon vit les sphinx enterrés jusqu'à la tété sous le sable : on en mil plus décent à jour, vers le milieu de ce siècle : il y avait des shdues grecques : le sable a tout recouverl de sa lourde vague. On ne voit doue quela galeriede Psammetik. Les sarcophages sont énormes, en.granit noir ou rouge el d'un seul bloc. On comprend l'émotion de l'immortel Mariette : « Lorsque j'y entrai, je trouvai marquée, sur la mince couche de subie l'empreinte des pieds nus des ou \ riersqui, 3,20Ûansauparavan I, a \ aient couché le Dieu dans sa tombe. » Mais pour l'honneur de l'Egypte, cette nécropole d'animaux n'a pas révélé autre chose que le culte 1res pieux en-yers les incarnations du double de Phtah. Ce que j'ai remarqué à propos de la pyramide à degrés et de la zigurral s'augmente des similitudes entre l'Api du Nil et le taureau babylonien, la bête sacrée, par excellence, du Tigre et de l'Euphrate. On pourrait multiplier les rapports entre les pensées et les Fprrnes de deux Deltas. Quelques jours on établira le degré de parenté de leur culte. L'homme, dans l'art babylonien et surtout assyrien, est traité, pour ainsi dire, d'après le taureau; et à côté des représentations égyptiennes, les animaux de l'Euphrate sont aussi différents et héroïques que la béte d'Espagne l'emporte en vigueur sur les jouets cotonneux de Paul Potter. C'est Ramsès II qui fit un hypogée pour les Ilapis, au lieu d'un monument isolé. D'Oser-Hapi, les Grecs ont fait Serapis et on a retrouvé de nombreux ex-votos. Dans ces souterrains, les premiers ermites chrétiens se sont cachés, et il est moins étonnant, dès lors, de lire leurs tentations et les visions incroyables qui les hantaient. Saint Paul, ermite, vécut quatre-vingt-dix ans sans voir un visage humain, dans un repaire de faux monnayeurs de l'époque de Cléopâtre. Mais les communautés s'installèrent dans les temples et les hypogées. La règle de saint Pacome, écrite en égyptien, est le plus ancien texte He discipline monastique et Antoine reste le patron des tentations épouvantables. En se retirant au désert, les anachorètes provoquaient les forces errantes de la nature et aussi les doubles du prétendu paganisme. Ce sont leurs victoires qui ont dispersé les coagulats fiuidiques et littéralement, nettoyé la lumière astrale : des enchanteurs, des mages auraient peut-être pensé à convertir le fluide de la gentilité en force chrétienne, mais, faute d'initiation, on préféra dissoudre les réserves astrales que de les conquérir. Si le catholicisme n'avait pas égalé ses devanciers en intolérance, il régnerait aujourd'hui, sans partage : mais quelle foi ne tombe pas au fanatisme ? Le génie d'une race, c'est de donner à une des idées mères sa forme caractéristique : el l'Egypte a poussé le nosce te ïpsum si loin, qu'elle l'a inscrit dans ses mœurs. L'éternité considérée dans la durée du monument ou dans la survie de l'àme, telle est la clé idéique qui ouvre tous les symboles en ce pays si occupé de sa vie future, que ses cimetières ont survécu aux cités. On sépare, en chapitres, les Pyramides, Memphis, Sakkarah et Darchour, à cause de l'énormité et de l'importance; mais tout cela pourrait être réuni ; ce ne sont que des quartiers, des divisions dans l'immense Campo Santo de Memphis, dont les Pyramides sont les sommets et les mastabas, les tertres. Pourquoi a-t-on adopté ce mot arabe de mastaba, pour désigner une tombe en maçonnerie? Celle de Ti, que M. de Rougé juge le plus beau monument des vieilles dynasties, a deux piliers à la façade, qui portent les titres de ce conseiller du roi, en ses conseils, garde des sceaux et premier prophète sons deux règnes, marié à Nefert-Hotep. La salle de réception du mort a douze pi-liers, les murs sont couverts de sculptures poiyehromées. Tj; en pagne et en perruque, lient le long bâton du commandement ; sur les parois, les vassaux apportent les produits des I erres. On voit embarquer les statues, supports nécessaires au double : une succession de scènes sur l'abatage du taureau : on gave dos oies ; les bouviers et les valets de ferme s'évertuent. Dans le petit caveau, les fellahs continuent à apporter , suffise à glorifier une terre, el que les plus jolies, poteries du Nil se fabriquent ici. Il j a grand marché, un jour par semaine, pour les ama- teurs de couleur locale, et un bazar où on ne doit pas faire de fameuses trouvailles. L'hypogée, que les Arabes nomment l'écurie d'Antar, a sur ses murs les contrats passés entre le mort et les confréries du temps, pour s'assurer les rites funéraires et le culte du double. L'ànier qui me conduit, me raconte, d'un air agréable et qui prouve que la matière polissonne a du succès auprès de l'étranger, qu'il y a près de Siout un étang, aux eaux astringentes, qui a la propriété de refaire les virginités. Maintenant, à Abydos, au temple de Sethos, on sera distrait de ces vanités antiques qu'on salue avec un déplaisir croissant et qui lassent l'attention : monotones gens qui se recommandent à l'avenir par le titre de leurs fonctions et l'énumération figurée de leur domaine : au lieu d'une sentence et d'une ligure allégorique qui nous plairaient. XVII ABYDOS Le dieu d'Abydos, Khontamentit, s'identifia très tôt avec Osiris ; son tombeau était sur la terrasse du temple, où se célébraient les mystères de la mort. Le voyage d'Abydos était analogue pour l'Egyptien à celui de la Mecque chez les Arabes. Ils dressaient une stèle, qui servait de point de repère pour le jour où ils viendraient en âme, s'embarquer, sur la bari rédemptrice. On conçoit l'importance religieuse de ce port d'éternité, lieu d'embarquement pour le devenir, et insigne pour la piété, puisque la tête d'Osiris s'y trouvait, en un Saint Sépulcre égyptien. Les momies, qui avaient ailleurs la maison de leur double, venaient cependant se faire bénir et consacrer à Abydos, et on les ramenait ensuite à leur tombe. Le Père de Ramsès, Séti, malgré son nom diabolique (set), marqua sa piété envers Osiris, en construisant le Memmonium de Stra-bon, que' l'admirable Mariette déblaya partiellement. En remontant le Nil, Abydos est le premier temple digne d'étude. Sa décoration sculptée marque l'apogée du ciseau égyptien. Le sanctuaire des dieux infernaux s'adosse à la montagne et se développe en largeur. Les deux pylônes oui disparu dans les maisons du village; la pierre est belle, le calcaire fin de Tourati ; la sculpture, remarquable pour l'élégance des formes androgynes, compte parmi les plus idéales de la représentation humaine. H y a sept chapelles à Osiris, Isis, Horus, Pthah, ilarmakliis. Amon et Seti, et sept nefs avec deux hypostiles ; la disposition des lieux força d'ajouter une aile. La deuxième cour a. perdu son portique. L'hypostyle révèle vraiment le génie archi-lectonique. Vihgt-qùatre colonnes papyri-formes, en un espace de cinquante-deux mètres sur onze, donnent l'impression d'un dogme immuable. Le caractère de l'art égyptien, c'est la certitude, l'inébranlable confiance du prêtre en ses dieux, du fidèle en ses prêtres : ce sont des colonnes de Credo et leur masse affirme, avec une intensité incroyable. Tandis que l'ogive figure l'élan de la plus fervente prière, le temple du Nil incarne la manifestation de l'ordre, la fatale hiérarchie, l'inutilité de la rébellion; il n'y a place ni pour du scepticisme, ni pour des hérésies, entre ces cylindres fabuleux ou le bas-relief en creux souligne de sa délicatesse la colos-salité. Un mur présente Thot et Horus versant sur Ramsès l'eau de l'onction; ils lui font respirer le souffle de vie. A côté, Ramsès offre un papyrus magique, dans son étui, à la triade. Les sept portes correspondant aux nefs et aux sept chapelles s'ouvrent sur le second hypostyle de trente-six colonnes ; elles ont douze mètres sur trois de diamètre, et manifestent une majesté indescriptible. L'effet moral de cet art maintient l'homme à son plan. Devant l'irréalité de ces masses, il se trouve réprimé, en sa rébellion possible. L'idée de force et de force d'au-delà se dé- gage; en musique, les basses du pédalier donnent un accent analogue. Mais cette figuration de la toute-puissance divine ne désespère pas ; elle inspire la confiance : un chrétien prierait aisément entre ces colonnes sublimes de conviction. Au mur de droite, le pharaon brûle des parfums et offre des fleurs à Osiris, Maat et Ronpit; Isis et Amentet assistent. Les sept chapelles méritent une étude, mais le commentaire serait long et la description a été faite par M. Gayet. Dans l'aile du sud, il y a le couloir du pharaon où se trouve la table d'Abydos, célèbre liste qui avecManéthon et le papyrus de Turin a permis d'établir une chronologie véridique des dynasties. Selhos et Ramsès II y font dévotion à leurs soixante-seize prédécesseurs ! La description des murs voudrait une monographie : ici, non seulement l'ensemble est d'un bien beau travail, ' mais il y a des morceaux de grands maîtres. Telle cette composition dans la salle de Sokàriâ : le pharaondevanl Xeforf elSeckhmet à tête de lionne. L'art égyptien de la statuaire polychrome n'est pas du bas-relief, mais de la gravure, de l'incision ; ce qu'on appelle l'entaille, manière unique adoptée sans doute pour ne pas rompre, pardes saillies, les grandes surfaces architectoniques. La tête, les pieds sont toujours de profil avec le reste du corps, posé de face; ou bien le tronc seul est de trois quarts, avec les jambes de profil. Ces résolutions singulières ne sont pas al-tribuables à la malhabilité ou à l'ignorance. Dans les scènes réalistiques, les gymnastes, les danseuses, les paysans et surtout les animaux, on trouve de l'observation, et de la plus intelligente. L'Art resta discipliné aux mains des prêtres et ils ne surent pas le vivifier ; leur volonté traditionnelle maintint le rouleau des simples, comme le Moyen Age désignait ses fresques et ses sculptures de cathédrale, dans un hiératisme tel que, à première vue, foules les œuvres se ressemblent, comme celles du mont Athos. L'Egypte n'a pas connu l'acier : el cette simple remarque augmente l'admiration qu'inspire sa sculpture : que de pointes ont dû s'émousser sur le granit de Syène et le basalte et le diorite. Selon le goût du Nil, la chose sculptée ne devenait complète, que par la peinture. Les couleurs éclatantes ont merveilleusement résisté au temps. Le procédé est celui de la miniature : la teinte plate des innombrables Livres des Morts. L'homme est brun-rouge, la femme jaune clair, conventionnellement, ce qui est le propre d'un art d'essence décorative et hiératique. Abydos a un second temple, celui de Ramsès II, qui était, partie en granit rouge et noir et en albâtre ; la cour avait des piliers osiriaques, dans le goût du Ramesseum, mais tout cela est ruiné ; il ne reste que les reliefs de la cour, représentant une théorie allant sacrifier et un fragment de guerre. Supposons que le Sacré-Cœur de Montmartre ou l'église de Lourdes arrive à l'état d'antiquité el d'archéologie, il est douteux que leurs ruines donnent au catholicisme le témoignage prodigieux que le temple de Séthos rend aux prêtres d'Osiris et à la race qui l'adora ! XVIII LAC SACRÉ Le lac sacré où, le soir des grands mystères, les prêtres faisaient naviguer la barque sainte, a gardé une fluidité impressionnante; il reste, eà peine, quelques pierres du parapet. A l'ouest, la vue trouve la montagne où s'engouffrait la barque du devenir. De deux côtés, un bois de palmiers se reflète dans l'eau stagnante. Pourquoi le lac d'amour de Bruges revient-il au souvenir, lui qui n'eut jamais de consécration hiératique ? Quelle parenté rêveuse associe ces eaux mortes et solitaires qui réverbèrent, l'une les brumes du Nord, l'autre des nuits plus claires que nos jours d'Occident? On dirait que le double d'une époque se réfugie dans ces coins, où l'àme devient attentive et rêveuse : un bois sombre qui se mire dans une eau qui dort, séculairement. Gomme un miroir magique, l'eau se prête à une revenance idéale ; on sent dans l'air des visions prêtes à apparaître ; sur un appel conscient, les génies du passé vont secouer leur torpeur et donner quelque bénédiction singulière. Heureux qui, l'ayant désirée, la recevra ! Le crépuscule épaissit l'ombre du bois : les palmes se découpent en gravure noire ; le ciel de métal se rouille, violacé, et le lac épaissit son eau immobile qui luit, nappe d'acier bleuissant : c'est une heure recueillie où, peut-être, quelques molécules d'autrefois, ruine astrale, reparaît, devant une attentive rêverie. Tout un peuple a tourné, pendant des siècles, son âme inquiète vers ce lieu très saint, dernière étape de l'épreuve terrestre, commencement de l'au-delà. Mes yeux forceront-ils cette eau à recréer un antique mirage ou les symboles du temple vont-ils revivre sur la ligne noircissante des palmiers ? Et je me remémore l'hymne au soleil couchant. « Hommage à toi venu en Toum, vivifica-teur de la substance. «A toi, venu en âme des âmes saintes, dans l'Amenti. A toi, chef des Dieux, illuminant le Tiaou, par ta splendeur. «Accorde-moi l'a'gréable souffle du nord, toi, appréciateur des paroles, dans la divine région inférieure. « Ouvre l'Amenti, ô grand Irancheur de terre qui reposes dans la montagne d'ouest, dans la montagne divine, ù joie des Dieux ! » XIX DIALOGUE AVEC UN DOUBLE — Moi, pèlerin de l'Occident, qui viens de l'ouest, je me ligure qu'Osiris est une figure du Christ ; mais qu'est-ce qu'un Dieu qui cesse sa divinité? — Toi, tu t'effares qu'un Dieu de la vie devienne un Dieu de la mort; comme si la mort était autre chose que l'horizon, effrayant l'âme faible à l'instar d'un mur, mais qui réjouit les forts, comme la vraie porte par où on sort de la contingence. — Moi, je ne conçois pas un Dieu qui, ayant voulu mourir, ne ressuscite pas, de sa volonté, et qui a besoin de la magie d'Isis, d'IIorus et d'Anubis pour revenir à sa condition originelle. — Toi, tu te laisses tromper par des noms : Jésus ne l'ul-il pas mis au tombeau et, descendant aux limbes, n'ouvril-il pas à tous ses fidèles 1rs portes d'Éternité? Cherche ce qu'il \ a de commun entre la vérité et les autres vérités : ainsi elles se compléteront. — Moi, je ne comprends pas ce coffre, que Set offre et où Osiris se couche? — Ce coffre, c'est l'incarnation. — Mauvaise figure. — Et crois-tu que le bûcher infernal soit une heureuse peinture. « L'enfer du Campo-Santo, à Pise, est-il plus abstrait que les peintures d'Abydos? «Ces anges et ces démons qui se disputent les âmes, l'Egypte les a nommés, et l'Eglise englobés en deux séries : cela ne fait pas une différence ! — Soit, mais la chapelle du pharaon, parmi celle des Dieux? — Nous avons pris des bêtes pour incarner les Dieux : mais l'homme de l'ordre et de la force, le régulateur matériel était nécessaire comme médiateur entre la terre et le ciel. Nous avons divinisé le pouvoir pour le diriger. Le pharaon est la splendide marionnette que nous avons agitée, au mieux des intérêts de la race et de l'idéal. — L'Occident eut ses rois très chrétiens, entre les mains du clergé, et ce temps n'a pas été la période de charité. — En Occident, le clergé a été le premier courtisan du roi et non son inspirateur. Nous fûmes la tête, la cervelle de la tête; le pharaon fut le cœur, le cœur qui lui venait de sa fonction, non celui de sa mère ! — La fonction a donc une vertu propre? — Et telle que le vrai fonctionnaire apparaît une entité plutôt qu'un être. — Le formalisme serait donc un élément nécessaire dans l'État? — C'est le corps de l'idée, ce qui se voit ! — Et quand rien ne distingue plus le pouvoir, de l'obéissance ? — Alors il n'y a plus ni pouvoir, ni obéissance ! — La démocratie ? — Vois le peu de durée de la Grèce. Elle est morte pour avoir été sourde à la pensée d'Eleusis ; l'Egypte a duré, par la vertu d'Abydos. — La pensée d'Abydos, où est-elle exprimée ? — En une œuvre que tu as célébrée jadis : « Quand nos frères du Nil voulurent que l'avenir le plus lointain héritât de leur belle sagesse ; pour conserver, à travers tous les âges, le nom divin et les vingt-deux nombres ; ils ne se confièrent, ni à leurs successeurs, ni aux scribes, ni aux dévots. Ces connaisseurs de l'homme savaient trop bien que la seule constance de ce monde est son indignité : et ces esprits très purs, très clairvoyants,, n'osèrent s'appuyer aux vertus si rares et si brèves. Parmi les vices ils choisirent les pires : certains que ces fleuves du mal, au cours infatigable, iraient baigner tous les rivages du futur. Ils donnèrent le nom sacré de Dieu à la colère et les vingt-deux nombres à la paresse. Va du Nil à l'Hyperborie, passe les mers, passe les monts ; l'artisan, le rustique, harcèle son cheval en criant le Tétragrammaton : Parcours les camps et les hôtelleries : aux mains des voleurs et des prostituées tu verras toujours le jeu de Thot, le feu divinatoire des vingts-deux arcanes. » Après que ma mémoire eut été forcée à re- penser celle parole de l'Archimage Nakhonla, comme si l'indication résumait toute réponse, le paysage redevint sentimental et doux, n'inspirant que des mouvements de mélancolie et du bercement intérieur. Je sentis que c'était là tout l'oracle, et résigné, non pas satisfait, je sifflai mon ânier, pour revenir à la station de Bélianéli, par quatorze kilomètres, au clair de lune. XX DENDEHA1I Au conlraire du temple d'Abydos où la musique et la danse étaient interdites, celui de Denderah est dédié à Hathor, devenue une Aphrodite, avec Horus pour époux, Ehi pour fils. L'état de conservation étonne ; moins cependant, quand on songe, que sa construction est antérieure au Christ, à peine d'un demi-siècle, et qu'il n'était pas terminé, sous Auguste. Il doit reproduire un plan de la XÏP'dynastie, mais l'influence grecque est évidente ; les Ptolémée ont marqué leur style d'un caractère bien reconnaissable et qui explique l'enthousiasme de la commission d'Egypte. Les décombres amoncelés donnent un aspect d'hypogée ; on descend au temple, au lieu d'y entrer. ■ Le pronaos a vingt-quatre colonnes hatho-riques. Le sommet de la façade se creuse en une gorge que remplissent les ailes étalées du disque ; une inscription grecque indique l'inauguration, sous Tibère. Le pharaon sculpté sur les murs, c'est l'empereur romain adorant Hathor. Le plafond ligure, en sept caissons, le zodiaque, les barques célestes, les lunaisons et les jours, toutes les allégories de l'année. Les huit figures à genoux et les quatre femmes debout qui supportent le planisphère forment un chef-d'œuvre de composition. La graduation du zodiaque témoigne de la science alexandrine et des découvertes d'Hip-parque. Les solstices etleséquinoxes sont marqués avec précision. L'hypostyle, à chapiteaux palmifères surmontés de la tète d'Hator, reçoit le jour par des baies spéciales. Les reliefs se continuent dans les salles. Le vrai sanctuaire est plein d'ombre ; là étaient les barques et les statues sacrées. Sous le temple, quatorze cryptes historiées de sculptures peintes, de l'époque de Ptolé-mée XIII. Sur la terrasse, un édicule de douze colonnes hathoriques se dresse. On s'étonne qu'une œuvre pareille ait été possible, dans une période si décadente, et que le sentiment ptolémaïque se soit combiné avec l'hiératisme égyptien, au point qu'un esthète non averti ne croirait pas saluer un monument de très basse époque. XXI THÈBES Ici, sur les deux rives du fleuve, rayonnent les ruines les plus belles de l'Egypte et peut-être du monde ; ici, on pourrait passer des mois d'études et on aurait vu l'Egypte dans son testament de pierre. Car Louqsor, c'est Thèbes d'un côté et Karnack de l'autre, c'est-à-dire les deux plus grands vestiges de cette civilisation colossale. En outre, tout y est commode, aisé ; c'est l'endroit qu'il faut choisir pour relire l'histoire et les manuels. Sur la rive droite, qui porte le nom du village, le temple d'Amon et l'ancienne Thèbes. Sur la gauche, Gournah fait face à Kar- nack, la vallée des rois, le Ramesseum, les Colosses, Medinet-Abou, la vallée des reines, Deir-el-Medinet; et comme si une volonté mystérieuse avait voulu créer un lieu qui résumât l'Egypte, la nature y a prodigué ses charmes, comme l'art ses chefs-d'œuvre. Le ciel, au soir, y développe des féeries à la Delacroix: fleuve, montagne, végétation, lumière, sable et verdure, science et rêverie, vesprées et lunaisons, tout concourt à faire de ce coin de terre, un paradis, pour l'esprit cultivé. XXII LOUQSOR Chef-d'œuvre de la XVIIIe dynastie, le temple dédié à la triade Amont, Mout et Khonsou, a près de deux cents mètres de long, sur cinquante de large. Ce colossal monument se reliait à Karnack par une double rangée de sphinx et de béliers couchés. Sous Amenoteph IV, on martela le cartouche d'Amon ; Sethos les rétablit, enfin Ramsès Ier ajouta un pronaos à colonnes, éleva un pylône, dressa des obélisques et porta la longueur de l'édifice à deux cent soixante mètres. Ce qui ajoute singulièrement à sa beauté, c'est qu'il s'étend, le long du Nil; le fleuve lui jette de la vie; la majesté de la nature et de l'art se multiplient l'une l'autre, pour un des plus beaux spectacles de cette terre d'émerveillement. C'est Maspero qui a déblayé la basilique d'Amon. Il y eut, au temps de la XIIe dynastie, un temple en briques ; Amenhotef rebâtit pour l'éternité, en pierre dure, la demeure de son père Amon. Le pylône, très abîmé, représente, en entaille colossale, les victoires de Ramsès II, sur les Syriens. A droite, c'est le camp égyptien ; on tient conseil : à gauche le Pharaon, sur son char, force les Hittites à se réfugier vers Kadesch, dont on aperçoit les remparts et les fossés pleins d'eau : c'est ce pylône qui porte 4e fameux poème de Penlaour, le plus pur morceau de la poésie épique du Nil, arrivé jusqu'à nous. Des six colosses qui faisaient sentinelle devant le pylône, il en reste deux assis, et un debout ; les premiers ont quatorze mètres. Un obélisque en granit rose, érigé sous Ramsès, vous fait souvenir que son pendant est le monolithe qui s'ennuie place de la Concorde ; et qui porte sur son piédestal la figure des machines qui l'érigèrent, comme une ironie, sur l'infatualion des ingénieurs modernes. La cour de Ramsès avait jadis soixante-quatorze colonnes papyriformes. Les murs montrent la dédicace du temple, avec les mâts à banderoles des jours de fête, usage assyrien que la République de Venise conserve encore. Les enfants de Ramsès ouvrent la marche ; les prêtres conduisent les taureaux ornés pour le sacrifice ; les animaux sont mitres comme, en Espagne, les juifs allant à l'autodafé. Ramsès se présente aux divers naos ou tabernacles des Dieux, et comment ne pas reconnaître ici l'arche mosaïque ? La colonnade de Séti a le chapiteau en lotus épanoui ; le fût est gravé de scènes reli-* gieuses. Une théorie de barques que remorquent Les piètres, rappelle une très ancienne image de piété allemande où les religieux tirent, sur un radeau figuratif des prières et des bonnes œuvres, les âmes du feu du Purgatoire. Devant les prêtres hâleurs, il y a des musiciens et des manières de derviches qui se contorsionnent. Cependant, il ne paraît pas que le sacerdoce eut des moines-bateleurs, comme dans l'Inde. On voit aussi nne pyr-rhique, danse de guerre, analogue à des mouvements de Sioux ou d'Apaches ; des femmes ont des colliers à la main, comme les Astarte phéniciennes. Ce tableau devait être important. L'autre paroi le porte également, avec peu de variante, sinon un tabernacle ouvert d'Amon générateur. Les murs de la seconde cour sont tombés, les colonnes avec l'architrave restent debout, et d'une élégance rare. La salle, hypostyle, estla plus délicate chose de cet art d'énormité; les Maures ne feront pas plus svelte. Au bas du mur, les nomes, sous les traits d'un homme et d'une femme, apportent les productions du sol. Au-dessus, Amenoteph vivifie les principes ; il lient une massue, plutôt un bâton magique, et l'étend sur quatre coffrets figuratifs des offrandes. La dernière salle se nomme le saint des saints, le lieu où Amon parle à son fils ; des Coptes chrétiens ont enduit les beaux reliefs pour les barbouiller d'odieuses grimaces de sainteté. On est peu fier d'appartenir à une communion qui n'enseigne pas à ses prêtres, qu'un Dieu égyptien bien dessiné est meilleur à l'àme qu'une caricature du Christ. L'intolérance n'éclate pas seule ici ; mais l'ignorance : le paganisme, pour parler le langage religieux, n'admet pas l'intention en matière d'œuvre et ne vénère aucunes hideurs. « Vous possédez le vrai, —disait un grec; — faites beau, alors. » Pour faire beau, il faut travailler, non pas comme un bœuf ou un paysan, mais travailler son âme, la polir, l'élever : et le bréviaire, les centons de 1 Écriture, même le jeune et la discipline sont plus faciles. Rome, rectrice de la catholicité, n'aime pas Je prêtre savanl ou artiste : même en France, il iaut qu'il cache sa supériorité séditieuse auprès de l'évoque, insultante devant un cardinal. On admet une certaine éloquence, parce quelle se monnaye et attire la clientèle, mais quiconque dépasse, en l'Église, est persécuté ou pis : et devant le plâtre des coptes, je pense à Mgr d'ilulsl, colle âme fière, dont la mort restera un mystère, essentiellement sacerdotal. On apcrçoitencore AmenotephrecevanU'im-position de la déesse de l'Amenti, et d'Amon le pouvoir sacrificateur. De l'autre côté de la niche, qui tut une porte, avant la transformation du temple en église, Amon, générateur, est porté sur un pavois et encensé parle pharaon : le disque ailé plane. Le monarque soulève le Dieu de la main gauche et de la droite épanche les effluves de vie. Ailleurs, Nekhefk donne les souffles, un chœur chante devant les porteurs du naos : puis vient l'épouse divine. Par comparaison, avec les rites catholiques, résumés synthétiques de tous les autres, on pourrait arriver à éclaircir ces figurations : mais ce long travail est impossible à celui qui passe et ne reviendra peut-être plus, devant la même allégorie. Le naos a un couloir d'enceinte, ruiné par Cambyse, relevé par Alexandre. Là, s'étalcntces rites semblables aux messes épiscopales : tiare mise et quittée ; vêtements et accessoires pris et laissés : le Pharaon monte à l'autel ; il est face à face, avec le Dieu. On hésite à expliquer : le Pharaon offrant à Amon le lotus, l'encens, l'eau et le feu, se comprend des quatre éléments ; mais le feu se voit dans deux cassolettes; l'une est-elle le feu physique et l'autre, l'astral? Le sceptre en spirale, indique-t-il, comme l'épée en flamme des anges, la puissance magnétique et ce faisceau des quatre vies élémentaires qu'un fil fait passer à des taureaux noir, blanc, jaune et rouge ? Secret d'initiation ? La galerie du fond a six portes de chapelles très détériorées. La chapelle de Mauf montre le pharaon entre Touin et Menthou : Horus et Thot disent : « Ce que tu fais couler, nous le faisons couler. » Ce sont les rites de la magie et d'une précision rigoureuse. La salle de Maut donne une forme hiératique à l'aventure d'Amphitryon. Amon en personne féconde la reine, afin qu'Amenoteph soil vraiment fils de Dieu. L'inscription précise que le Dieu a pris les traits de répoux. Thot va chercher Khnoum et celui-ci modèle le corps du futur roi et son double. Nalhor magnétise la reine sur la nuque. C'est toujours ainsi que la représentation égyptienne montre la passe divine, agissant sur le cervelet. Voici la naissance d'Amenoteph : sous un lit, trois Horus et deux Set accomplissent une conjuration difficile à spécifier. Bès, le plus laid, le Dieu obèse, ressemble prodigieusement à Francisque Sarcey. Une allégorie du feu, symbole de la vie, qui doit se rattacher à la direction des courants, des Khoum, à tête de bélier, tiennent dans chaque main une croix ansée et font le signe de la Kabbale «.coagula, solve ». Autour du trône, où la reine enfante, une ennéade de déesses siège. Ensuite l'enfant est allaité par la vache céleste et son double par Hathor. L'enfant et son double jouent avec Horus et Set. Khoum veille sur le corps et Anubis sur le double. Une femme porte la peau de panthère, insigne sacerdotal, attribué sans doute à l'idée de maternité. Puis, Maut et Amon, au trône ; celui-ci tient l'enfant et semble bénir. Le roi, avec le fouet, puis avec la lance, va vers l'horizon, conduit par Anubis; il est reçu par Horus et Osiris. Décrire ne sert à rien : il faudrait commenter et cela ne se peut, sans une grande réflexion. On sort ébloui de ce qu'on a deviné, et persuadé que résolérisme de jadis contient de prodigieux enseignements. Ramsès a décoré les murs extérieurs de ses batailles : mais en ce genre, les Assyriens ont fuit mieux. C'est le mysticisme de l'Egypte qui ravit l'àme et la transporte dans une atmosphère d'inconnu impressionnant. Sous les emblèmes étranges, on sent circuler un dogme qui pourrait bien avoir été une des meilleures versions de la vérité, avant N.-S. J.-C. XXIII KARNACK Le temple de Louqsor est le premier spectacle de Thèbes, soit qu'on arrive par le Nil, soit qu'on débarque à la station; le lendemain c'est Karnack qui s'impose. On y va, des hôtels, à pied, en moins d'une heure. L'avenue de béliers couchés tenant entre leurs pattes étendues la statuette du pharaon dédicataire, d'un grand caractère, comprenait jadis mille sphinx, sur une étendue de deux kilomètres, et reliait Louqsor à Karnack; une autre avenue allait aux quais du fleuve et les barques pouvaient cingler directement de Karnack sur Gournah. Comment, pour les sanctuaires à rampes et à avenues, comme Lourdes, Paray, où de grandes processions ou pèlerinages doivent se développer, n'a-t-on pas pensé aux animaux des évangélistes, ou mieux à inventer une figure de gardien idéal au mystère chrétien? Les béliers ont l'air rébarbatif, et une signification restreinte, tandis que le sphinx blasonne décorativement la plus subtile idée. L'Eglise a toujours eu peur de s'entacher de paganisme ; elle a, par cette crainte, rejeté le pylône que la Grèce a copié et qui est devenu l'arc de triomphe romain. Le temple de Khonsou, dieu lunaire, fils d'Amon et de Mout, est le type de l'art du nouvel empire. Le pylône a gardé les rainures et les trous nécessaires aux grands mâts à banderoles. Aux reliefs, un grand-prêtre sacrifie, avec sa femme, pour assistant. Entourée d'un portique à colonnes, la cour ne présente pas d'intérêt: mais l'hypostile a trois nefs ; la centrale est surélevée. On voit aux murs les quatre taureaux vivifiés et Amon faisant les passes magnétiques sur la tête de Ramsès III. Les chambres du tabernacle sont ornées de figurations cosmiques avec un ityphallique à tête de lionne, d'une interprétation difficile. A une portée de pistolet, s'élève le grand temple d'Amon, appelé jadis : « les trônes du monde ». Le pylône est gigantesque ; il a cent treize mètres sur quarante-trois ; c'est une œuvre des Ptolémée. On peut monter sur ce portail de quinze mètres de diamètre et de là on embrasse le panorama de Karnack, qui déroute l'imagination autant par la grandeur de ce qui a survécu, que par les restitutions faciles à l'esprit. Les colonnes de la grande cour n'ont pas de sculptures, sauf aux portiques des Bu-bastes, où Amon donne au roi l'épée falci-forme et les fleurs de palmier. Khoum, avec l'hiéroglyphe de vie, et Ha-thor allaitant le jeune monarque : exquise idée amplificatrice des filiations futures. Par le roi, la race humaine s'apparentait aux Dieux: il était le médiateur des grâces, rôle splendide, auprès duquel celui d'un Bourbon n'a plus de grandeur et se résout à de l'apparat tout humain. Au milieu, des colonnes énormes qui ont dû servir de piédestaux à des statues divines. Parmi les monuments ici enclavés, le petit temple de Sétos a trois chapelles dédiées à la Triade thé bai ne. Celui de Ramsès III montre, en un bas-relief, Amon tendant l'épée au roi avec trois listes des peuples vaincus. Après le pylône, une cour à piliers osiria-ques ; la forme humaine ne gagne rien à la colossalité et ne produit pas un grand effet, incorporée à la muraille. Il y a une erreur esthétique à faire du corps humain un contrefort, un membre du monument, comme à répéter la figure divine, sans la varier : et cette faute toute égyptienne incombe au sacerdoce, qui n'a pas vu la nécessité de vivifier l'œuvre d'art, et qui a fait peindre et sculpter, monacalement. et d'une sorte routinière. La merveille de Karnack et de l'architecture égyptienne, est la salle hypostyle : si l'impression d'éternité peut jaillir d'un ouvrage humain, elle est ici : et non seulement, cela paraît durable, au delà des siècles ; mais cela semble ancien, au delà de toute antiquité. Art vraiment mystique et fabuleux, dont la critique semble impossible. Il y a un manqué d'aération évident : ces colonnes de la grosseur de la Trajane sont trop rapprochées : l'âme étoulfe, sous lapres- 15 sion de ces masses ; mais n'était-ce pas l'intention même de l'architecte ? L'art ogival, par ses verticales, enlève l'homme, le monte littéralement, tout en hauteur, en projection,vers le ciel. L'art grec a la beauté de la pensée sereine : il manifeste la sagesse et non l'exaltation; l'harmonie plutôt que le lyrisme : aucune terreur ne naît du Parthénon : la raison de l'homme garantit celle des Dieux. L'art égyptien fait terriblement sentir au fidèle qu'il est dans la main divine, comme un fétu, mais conscient. Ces Dieux n'ont pas les caprices sultanesques de Jehovah ; et en observant les rites, l'homme juste, après sa mort, s'achemine vers une destinée presque divine. Quelle religion donna plus de garantie à son fidèle ! Un grand mouvement intellectuel s'est porté vers l'Inde et la Chine ; ces deux civilisations encore vivantes et plus faciles à interroger ne nous ont rien livré de si antique, ni de si haut que la vieille oraison de Sheer-Hor. « O Soleil, notre Seigneur, et vous Dieux, qui donnez la vie aux hommes, recevez-moi et livrez-moi aux Dieux infernaux, avec lesquels je veux habiter : j'ai toujours respecté les Dieux de mes pères ; et tant que j'ai vécu, j'ai honoré les auteurs de mes jours. Je n'ai jamais commis aucun crime; et si j'ai fait quelque faute, en ma vie, soit en mangeant, soit en buvant avec excès, elle doit être imputée, non à moi, mais à cette partie de mon corps. » Cette vieille prière, relatée par Porphyre, a été exaucée par les siècles ; et en sa piété insigne, l'Egypte garde le prestige d'avoir commencé dans l'humanité l'ère religieuse,, d'avoir dressé le premier, temple, le temple de granit. Les murs extérieurs de la salle hypostyle sont consacrés aux victoires de Seti Ier sur les Syriens : précieux document qu'il suffit de regarder, pour avoir la figuration la plus détaillée et la plus réelle de la guerre, en ce temps-là. Dans ce dédale de ruines, on va, de pylône en pylône, avec un étonnement qui ne se dément pas : des deux obélisques de Thout-mosis, l'un dresse encore, à vingt-trois mètres,, son affirmation unitaire. Comme tout symbole, l'obélisque a une signification naturelle et l'autre spirituelle. Qui n'y verrait, que le principe mâle, y ver- l'ait pou cl cependant le croissant, arabe manifeste le binaire avec un réalisme rare; le premier artiste qui mit, sur la lune, les pieds de la vierge Marie, l'ut un grand initié. L'obélisque signifie l'unité : c'est un blason théologique et politique qu'Israël n'a pas osé prendre, parce qu'il n'en comprenait pas le sens, identique à celui de la pyramide : une base quaternaire, et un point ternaire aboutissant à l'unité. Un autre obélisque, du poids de quatre cent mille, aussi haut que celui de Saint-Jean-de-Lalran. En continuant, on trouve la chapelle du tabernacle, avec des colorations bien conservées. On appelle le promenoir de Toutmès, une vaste salle à piliers : la campane du chapiteau y est retournée, et cela est laid. Dans une; des chapelles sans destination connue, on voit, bizarrement figurés, les animaux et les plantes rapportés de la campagne de Syrie. On marche, sans fin, à travers cet amas de débris, jusqu'à la haute porte de Nec-tanébo. Au nord, les ruines du temple de Moût (Mars) ne sont plus qu'un amas de pierre, d'où émergent des colonnes hathoriques. Le sanctuaire de Phtali, dégradé, disparaît presque, tout ensablé. D'autres temples, jetés bas parles tremblements de terre ou les invasions, continuent ce cimetière de splendeurs où les tombes sont des basiliques démesurées et les stèles des tours géantes. Au midi, se succèdenl encore des pylônes historiés, commémorant des batailles; des colonnes brisées. On voit ici, ce même sentiment, qui a fait marteler les ileurs de lys pour y mettre des aigles et les aigles ensuite, pour inscrire un bonnet phrygien. Tontines a effacé les cartouches de Ma-kéré. Sethos a mis les siens, en restaurant les reliefs. Il y a quelque chose de monstrueux, à voler aux morts le profit de leur peine. Les oeuvres sont les premières, parmi les bonnes œuvres; et quel châtiment Osiris in-fhgeait-il à ces usurpateurs de gloire, qui signaient le monument des ancêtres, non par impuissance d'en élever d'autres, par un vertige d'orgueil qui aurait voulu détourner sur 15. soi, l'admiration future. Calcul mauvais et que l'impartiale étude traverse de sa claire recherche, dans la pesée des mérites : la science, pour les peuples morts, devient l'incarnation de la justice et elle se hausse, ainsi, à un rôle d'une moralité transcendante. Comme celui qui entre aux Uffîzi, et sort par le palais Pitti, ébloui, saturé de chefs-d'œuvre; le visiteur de Karnack arrive au temple de Mout, harassé ; une nouvelle salle hy-postyle se présenterait devant lui, en vain : il a épuisé son attentivité et son admiration, si depuis le matin, avec un manger froid vers midi, il atteint la fin du jour : douze heures d'archéologie, c'est un excès, si haute qu'en soit la matière : et cependant, l'idée de rentrer dans un hôtel plein d'Anglais, épouvante. Derrière le temple de Mout, dort un lac sacré, en forme de croissant. Cette eau, plus morne que celle d'Abydos, t me sollicite : il reste quelques provisions ; je vais attendre le lever de la lune et ne rentrer que dans la nuit à Louqsor, à l'heure où dormiront les Anglais, afin que cette journée de Karnack soit comme une veillée du passé : et je ne m'avoue pas un secret espoir d'une revenance : ah ! la conversation avec les don- bles ; et les lieux ont leur double, le moyen , âge des chrétiens disait encore : leur génie. Karnack ne projette pas cette ombre morale si lourde qui flotte à Pompéi, à Hercula-num et même à Delphes et à Olympie : une sérénité plane, avec les grandes ailes du disque, sur ces temples effondrés. Les édificateurs et les fidèles de Thèbes ont ouvert le chemin à leur àme : ils voient, à cette heure, le grand dieu Osiris dans un naos. Les âmes qui exhalèrent ici leur prière croyaient d'une foi précise : l'Egypte a toujours espéré : vers la vie bienheureuse, elle s'est tournée toujours ; et ses cadavres et ses sanctuaires nous enseignent à croire à notre tour, et à espérer. Les hommes du dix-neuvième siècle, absorbés par le soin matériel, ne laisseront pas de telles ruines, animées d'un souffle si pur : la mort les prendra tout entiers, ils auront épuisé leur activité à vivre, entièrement sur terre : et le monde, durât-il plus qu'il n'a fait jusqu'ici, ne verra pas naître une nouvelle Thèbes. Cela ne se renouvellera pas : et vers l'unique prestige, tendant mon aspiration dévote, j'écoule si aucune voix de jadis ne vient souffler, à mon cœur, son conseil de lumière. XXIV DIALOGUE AVEC UN DOUBLE — Platon est venu à Thèbes ? Que lui a-t-on dit? — Ce qu'il pouvait comprendre. — Si une intelligence parait illimitée, c'est la sienne. — Le tempérament est une limite et l'habitude aussi. — Soit : mais elle a borné même le prêtre, ici. — Tout prêtre est borné par son rite. — Le laïc serait donc l'inspiré ? — Oui, s'il avait la discipline du prêtre. — D'où vient que plusieurs se sentent cornus, à cette heure? — Les idées-mères aspirent à se réincarner. — Qu'est donc l'individu, pour l'idée? — Ce qu'est la lentille pour la lumière ! — L'idée est donc éparse, comme un fluide ? — Non, mais divisée par insuffisance des miroirs. — L'aspiration n'est-elle pas un destin? — Toujours, mais faste où néfaste. — L'idée use donc plusieurs individus, souvent? — Calcule ce que la foi a eu de martyrs, et de méconnus. Ammonius Saccas a composé la messe et Ammonius Saccas n'est pas re- . connu par l'Église î — Est-ce justice ? — La justice siège dans l'Amenti! — Ces Dieux qui meurent et renaissent figureraient donc le mouvement idéal ? — Si tu crois à l'analogie, tu l'admets. — Oui, la table d'Émeraudeî — La tradition l'attribue à l'Egypte. — Ce serait l'évangile de Saint-Jean, pour le Nil. — Oui, c'est le Credo magique. — Récite-le, et les reliefs des temples soudain vont s'animer. — Ce qui est en haut... — Osiris. — Est comme ce qui est en bas... — L'homme. — Et ce qui est en bas... — La création. — Est comme ce qui est en haut... — Le créateur. — Qu'est-ce que l'unité ? Dieu, mais aussi ce qui est sorti de Dieu, la création : et quel est l'accomplissement du créé, sinon son ascension vers l'incréé ? L'homme est donc un postulant à la divinité, un Osiris ! — Comment, dis-tu, que la création est comme le créateur ? — L'ombre est comme la forme ; l'écho, comme la parole ; le retlet, comme la lumière. — L'ombre ne devient pas la forme, l'écho ne devient pas la parole, le reflet ne devient pas la lumière, jamais. — Mais l'un s'explique par l'autre, et si tu sais l'instant du ciel, tu détermineras la hauteur d'un pylône, en regardant son ombre. Ainsi, pour le monde supérieur, tes pensées sont les ombres des idées-mères. Ce que tu conçois est ; sinon lu serais Dieu ; et ce que tu concevrais serait : car Dieu ne peut penser sans créer. Figure-toi les plus nobles choses, tu les réaliseras en toi-même ; songe bassement et aussitôt les larves terrestres, attentives à Ion appel, te posséderont. Si tu pouvais voir l'état spirituel de l'homme, tu serais partagé entre l'orgueil et l'effroi, en connaissant son importance, d'être médian entre le spirituel et l'instinct. A cette heure, rôdent autour de toi, in-tormes, des attracts mauvais. On te suggère l'idée d'une charnelle rencontre d'Égyptienne qui alourdirait la belle journée d'étude, par une déchéance brutale ; on te suggère de trouver une momie et de violer sa volonté posthume, de la dépouiller, toi mage, comme un bédouin, ou de détacher quelques têtes des reliefs : voici pour l'inférieur. Au-dessus de toi, des lilaments, lumineux comme des fils de la Vierge, se balancent, rayons éperdus, débris d'idéalité, pollen d'infini: ils n'attendent qu'une idée plus haute, qu'une conception plus vive qui leur permette de s'approcher, et répondant à ton esprit mental de se glisser dans ton double et ainsi d'enrichir ta circulation idéale. Le Saint ou le génie est cet homme qui repousse les larves d'en bas et qui attire et reçoit les effluves d'en haut. — Ceci est vraiment du mystère. — Le vrai mystère, c'est la relation entre tout le créé et le créateur; il faut que tout et chacun s'accomplisse : la souffrance est l'archer, le leveur de l'impôt céleste ; et dans cet impôt, les tristesses du noble désir, les dépits de l'impuissance sont comptés. Tu ne vois que les réalisations ; l'étude de l'art aurait dû t'apprendre par la filiation croissante des œuvres, que le successeur est le fils de quelqu'un, toujours, et que tel avortement aboutit dans une œuvre suivante. Le moderne ne sait plus la constance des efforts à résultat séculaire. « Toi, tu as voulu opérer une Renaissance et tu te plains d'y avoir seulement travaillé. Réussir ? que signifie ce mot, dans la clé où nous parlons ? Le succès c'est l'éternité. Qu'importe le sentiment de quelques hommes, pendant quelques années ! La Foi seule donne l'immédiat résultat : l'extase. Qu'est-ce que l'artiste?C'estun extatique qui veut faire voir son extase à la foule, et tu t'étonnes que la foule ne soit pas attentive à un phénomène si transcendant, qu'après l'avoir subi, elle en est plus éloignée encore. — Qui que tu sois, conseille-moi. — Tu n'as pas su opter, entre le réel et ce qu'on nomme le songe, et tes songes te séparent du réel et ton besoin de réalité alourdit tes songes. Tu ne peux aimer le siècle et tu lu veux qu'il t'aime : ton effort est de ne pas l'incarner et tu attends son suffrage ! « Tu n'es ni du temps, ni du ciel, quoique incantant le temps et aspirant au ciel. — Que l'aire? — Choisir : Pentaour n'était pas un hiérophante, et aucun hiérophante de son temps n'eût écrit son poème. — L'Art n'est-il pas susceptible de s'élever aussi haut que la pensée? — Non, parce (pie l'art a un double aussi, qui se nourrit d'émanations morales : et ton art étant rétrospectif ne s'élèvera pas, faute d'aliments nutritifs. — Je me nourrirai du passé, que j'évoque. — Soit, mais ne te flatte pas de présenter au présent dos formes mortes. — Des formes absolues. — Ne parlons jamais de l'Absolu ; il est inconcevable, indicible el amorphe : or, pas de conception, sans forme. — Je sens Dieu, sans attributs, Dieu sans symbole. — Oui, tu sens Dieu, comme tu m'entends, moi qui n'ai pas de nom, en ton esprit. — Tu t'appelles la Tradition. — Tu m'appelles ainsi : et si je contrevenais à quelqu'un de tes arcanes, je ne serais plus que de l'inconscient supérieur. Non, je ne suis pas cela. — Qu'es-tu ? — La création éphémère, née de ton désir et des molécules fluidiques : tu as coagulé et vivifié une larve sacerdotale qui se dissoudra tout à l'heure, quand tu auras cessé de la réaliser. — Ne pùis-je l'incorporer à mon double? — L'émanation d'un mort aimé est-elle saine? Ce qui revient ne doit qu'apparaître ! « Méfie-toi du Passé : il a tué Julien et bien d'autres, et d'Olivet, que tu admires. « L'exaltation que tu cherches n'est pas la magie ; évoque le sourire du Sphinx, et celui des Ramsès de Sakkarah ; ils voient, mais ils sont calmes. — Si l'humaine nature a besoin de vivacité et de passion, autant s'enflammer dans les hauteurs, pour les hauteurs. — Là, le feu est plus vif : il consume. Ce n'est pas un destin que celui du papillon qui se brûle à la torche, fût-elle céleste. Faire extraordinairementleschoses ordinaires; vivre angéliquement les heures humaines ; penser avec sérénité les passions et s'avancer rationnellement vers le mystère : telle, la vraie initiation. Le derviche et le fakir ne sont pas des modèles : passifs, après la provocation de leur ascèse, ils dépassent quelques lois physiques; comme le bateleur, ils n'incarnent que peu de lumière, puisqu'ils étonnent. Ton Christ ne charmait pas même les bêtes comme Orphée, et ses saints ont été de plus grands thaumaturges que lui-même : où vois-tu la marque de sa Divinité? — Dans la rigoureuse limite, où il a su la contenir. — Eh bien! si ton maître t'a donné l'exemple, incarné, de rester homme : à quel titre, toi homme, veux-tu ébaucher, en toi, une divinité douteuse ? « Être meilleur aux mêmes sentiments, être supérieur aux mêmes offices : cela seul distingue le mage de l'homme. — Mais si le Bien ne me meut, qu'à l'état de passion; si la fièvre est nécessaire, à l'essor de ma pensée ? — Si tu n'apportes au mystère, que les faiblesses et les lâchetés de ta nature, que veux-tù qu'il fasse d'un tel servant? «Les énergumènes n'ont jamais rien fondé. — Tu me renvoies à une sagesse commune. — La sagesse ne supporte pas d'épithète, sinon elle n'est plus elle-même. N'érige pas tes goûts en règles, et ne t'oriente pas, suivant tes penchants. — Parole du Passé, tu me décourages : et si je m'estime plus, je ne vaux plus. — Estime-toi ce que tu es : une volonté vaincue ; mais ne crois pas que tu aies mal combattu. Tu dirais à un obélisque :« Moi seul, je vais te dresser », tu serais plus rationnel que tu ne l'as été dans tes vœux, et l'obélisque, l'inerte matière, t'aurait mieux obéi que les hommes, car eux ne voulaient pas se nier, pour ton affirmation. Or, que leur as-tu demandé, sinon de se renoncer, pour des idées plus étrangères à leur cerveau, que le pschent ne l'est à leur front? — Que fallait-il faire? — Réussir d'abord. Le succès est la sanction de l'homme animalisé, qui ne se décide qu'à la suite du nombre. Arrache les titres d'un des beaux livres de l'humanité et dis à quelqu'un : « Ceci est idiot ou sublime, lisez et décidez », il niera, parce que l'admiration lui semble un débours de personnalité, qu'il ne peut faire, étant un pauvre du moi. « L'homme faible a besoin de garanties religieuses et sociales, avant de penser : et cette hésitation prouve sa détresse. « La barque qui emporte l'àme à travers la montagne d'Occident, des millions d'êtres l'ont vue : les mystiques égyptiens ont aperçu Typhon et Osiris, comme ceux de ton moyen-âge virent le diable et Jésus ; parce que l'atmosphère sidérale, savamment travaillée, réalisait les figures de la croyance. L'art peut quelque chose de ce prestige, à condition d'incarner l'époque. — Il n'y aurait aucune grandeur à l'incarner. — Alors, pourquoi alourdir le poids de ton devenir, d'un devoir impossible? Ne réponds que de toi, au juge éternel; cela a suffi à beaucoup. — J'éteindrais donc la charité, en mon esprit, pour le calmer? — Non, éteins seulement cette impatience qui veut être écoutée, lorsqu'elle parle ; célèbre les mystères de l'idée et de la forme. Est-il nécessaire que la messe ait une assis- 16. tance, pour être dite? Plus le prêtre s'isole à l'autel, ignorant ce qui se passe dans l'église, mieux il célèbre. — Soit; mais ma pensée se lasse et, faucon de l'invisible, je vais te rendre le vol : qui es-tu ? — Tu m'as créé, et tu me demandes mon nom? — Je t'ai désiré et mon désir ne nommait pas. — Tu crois qu'un nom est un mot? — Un nom est une forme de la vie. — Bien. Quelle forme de la vie est sans forme? — L'esprit. — C'est donc l'esprit de Karnack qui te parle ? — Oui, son collectif fluidique. — Le double des doubles? — Je sens que tu m'échappes. — C'est-à-dire que tu ne me retiens plus. Tu es las. — Cela est vrai. As-tu quelque chose à me suggérer? — Ton aspiration a faibli. Je perds contact avec toi. — Dois-je le regretter? — Ne regrette que tes fautes. — C'est peut-être une faute de t'avoir appelé. — Non, c'est une témérité. - Et une témérité, quand est-elle légitime? — Quand elle réussit. — Enfin, qui es-tu ? — Un reflet de ce que tu es, mêlé à un autre de ce que tu évoques. — Pénétrerai-je la pensée du Nil? — Le temps matériel de remonter le cours des siècles, tu ne l'as pas? — Laisse-moi un souvenir, une formule, une amulette, un talisman. — Tout est dans tout, rien n'est dans rien. — Je sais cela. — Faust le savait aussi : mais il l'oublia. Je ne peux que te rappeler une vérité et non te l'innover. — Revenons à-Faust : qu'avait-il oublié? — Le cœur qui lui venait de sa mère. Ce n'est pas ton intelligence qui m'a évoqué, mais ton amour. Dieu, ne pouvant être compris, veut être aimé : l'amour seul monte de la terre au ciel et, derechef, descend enterre, recevant la force des choses supérieures et inférieures. XXV l'épreuve de l'eau Le'Nil a une majesté semblable, je pense, à celle du Mescacébé et de l'Amazone ; mais, grandiose et vénérable, il manifeste un caractère de bonté. Ce n'est pas l'allure du Rhin, ni du Danube, ni même du Rhône admirable ; le Nil est une personne, consciente de sa mission bénéfique, et qui aime ses bords. Quand une chose paraît ainsi humaine, elle est bien près de sembler divine. Les eaux du Nouveau-Monde, merveilleuses d'étendue et de cours, qu'ont-elles reflété? La déchéance d'une race agonisante, la barbarie d'une civilisation de fait, sans rêve ni my-thisme ; et cette zone splendide n'a connu de l'humanité, que sa décrépitude ou ses crimes. Le Nil est saint pour l'Occidental, comme le Gange pour l'Indien; portée par ses eaux, la barque de l'intelligence a débouché dans cette Méditerranée où Grèce et Etrurie, toutes les origines de forme et d'idée, sont égyptiennes. Se baigner dans le Nil n'a rien de singulier : les crocodiles typhoniens, devenus rares, ne se rencontrent guère qu'après la première cataracte. Mais l'idée de mieux comprendre l'Egypte, parce qu'on se plonge dans son fleuve, et de considérer cette immersion comme un rite intellectuel, telle, mon erreur. D'abord l'impression fut exquise : c'était de grand matin, le soleil se levait avec gloire, rougissait le fleuve, comme fît Mosché. Porté par le courant, l'esprit amusé d'idées singulières, je me laissai flotter, sans voir que je m'éloignais du bord et que je dérivais vers le milieu du cours. Quand le froid m'avertit, par un frisson, j'étais loin de l'endroit où gisaient mes habits, mais aussi loin de la rive, du moins assez pour m'inquiéter. Il fallait couper le courant, et l'inquiétude une fois née dans les nerfs, me fit voir un vrai péril. Un morceau de bois flottant me sembla le dos d'un crocodile, et je pensai m'évanouir quand il me toucha. Je coulai un peu et je dois dire, que tous les Dieux du Nil disparurent de ma mémoire et que je ne pensai qu'à Jésus, à Marie et à Joseph. J'atteignis la terre, et j'y tombai suffoqué et grelottant ; un l'ellah courut chercher mes vêtements, et tandis que je regagnais l'hôtel, en claquant des dents, fiévreux et livide, une étrange consolation me vint. C'était la troisième épreuve des éléments ; et telle l'humaine nature que cette considération me donna grand plaisir. Avoir manqué se noyer par imprudence ! Ah! fi! Cela arrive clans le ruisseau de Seine et à des gens sans lettres ; mais moi, dans le Nil, j'étais le récipiendaire aux anciens mystères, je subissais une épreuve ! C'est à cette série de remarques orgueilleuses que je dus, sans doute, d'en être quitte par un grand sommeil. En me réveillant, je jugeai une fois de plus que les faits sont assez peu positifs, sauf deux ou trois, comme la mort; et que notre pensée presque seule fait en nous du malheur ou du bonheur. Le double a raison : la pensée crée incessamment un déterminisme intérieur qui l'emporte sur l'autre : et surtout aux grands instants. XXVI LES COLOSSES En traversant le Nil, en face de Luxor, la première impression de la plaine est triste, malgré sa fertilité : la nécropole qui garnit tout le flanc de la montagne projette, au loin, une ombre morale, qui se résout en tristesse. Mais, pareils à de formidables gardiens d'autant plus impressionnants qu'ils n'ont plus de traits, les deux colosses assis veillent sur la vallée funèbre, comme ils veillèrent jadis à l'entrée du temple disparu. Ces statues d'Amenoteph III devaient subir une belle fantaisie grecque. Le pharaon devint le fils de Tithon et de l'Aurore, que tua Achille Memnon l'Ethiopien. Tous les matins, les premiers baisers de sa mère l'Aurore, faisaient musicalement vibrer la filiale statue. Septime-Sevère restaurera le colosse démoli par un tremblement de terre, en 27 avant Jésus-Christ et dont Eusèbe a dit : « Thebœ jEgypti ad solum dirutœ sunt. » Les colosses, à cent pas l'un de l'autre, sont assis sur des trônes, les mains à plat sur les cuisses ; une femme se tient contre leur jambe. Celui du sud-est, monolithe, a résisté au temps et aux hommes ; mais son visage u existe plus que de profil. Celui du nord est le célèbre, le vibrant. Au dossier des trônes, il y a de grands hiéroglyphes : et aux faces latérales, des figures de Nil androgyne. Le Haut-Nil coiffé de papyrus, et le Delta, mitre de lotus, reliefs d'un bel art. Le cartouche porte : « Soleil, directeur de justice; Amenoteph, directeur de puissance. » Le Temple de Thotmès III a été remanié de Tahraka jusqu'aux Antonins. Le premier pylône n'a plus que deux colonnes. Au second, il y a une cour des Ptolé- 17 mées ; enfin un sanctuaire enceint de portiques, sans trace d'hypostyle. Les scènes religieuses représentées ont trait à une théorie dont la formule n'est pas au Livre des Morts, et qui pourrait se nommer la théorie fluidique. Qu'il s'agisse de la vivification opérée par le roi et distribuée aux points cardinaux; ou de la revi-vification du mort ; ou de la statue des Dieux magnétisant le roi, il faudrait découvrir la doctrine qui se cache en ces rites ; et la table d'Émeraude, telle que l'Occulte la commente, contient cette explication. Dans vingt ans, peut-être, on se servira de Paracelse et d'Agrippa pour comprendre les reliefs du Nil, et la Magie, reconnue d'utilité archéologique, aura sa chaire au Collège de France. Le Migdol, qu'on avait pris pour un harem, a été expliqué par Maspero. C'est un fort cananéen, construit, au retour d'une campagne : le nom sémitique est resté à l'édifice syrien. M. Gayet l'a dit, c'était, pour le pharaon, un souvenir des forteresses prises d'assaut. Tout l'extérieur est guerrier. Le pharaon tient par les cheveux des captifs syriens, qu'il va immoler à Amon : le Dieu lui tend le couteau : il y a l'énumération des vaincus et une différenciation curieuse entre les types des diverses races. Quoique le ciseau soit partial et manifeste un dédain des barbares, le caractère ethnique apparaît. A l'intérieur du Migdol, il y a une décora-lion intime et exquise, malheureusement détériorée : le pharaon est assis parmi ses femmes, plus sveltes encore que lui. L'une lui offre un fruit (est-il symbolique ?) lui, prend le bras d'une main et de l'autre lui caresse le visage. Sa Majesté joue aux échecs pendant qu'on agite de grands éventails. Ni le caractère, ni l'art égyptiens ne conviennent à l'expression féroce du massacre : et la brutalité militaire a sa réalisation en Assyrie. La plastique des reliefs peints n'est à son avantage qu'aux tableaux mystiques. Ces membres déliés, cette taille de femme, toute cette minceur élancée étonnent, quand il s'agit d'actes violents et musculaires. Les statues puissantes et d'un modelé très robuste, même contemporaines des reliefs, semblent d'un art différent. On dirait que la ronde-bosse ne sort pas '| partant la faculté objective sur autrui. Quelle que soit l'exécution, l'œuvre seule-no s ut réelle n'a point d'existence virtuelle : et la sentir c'est, littéralement, un symptôme de maladie ou de corruption. Le grand artiste ne crée pas toujours l'œu-v ce, avec un double. VAssunta du Titien, à l'Académie de Venise, est tellement supérieure à tous les Titiens, qu'elle paraît œuvre divine, en comparaison des autres du même artiste. Cependant ces apôtres sont réels efforts et d'une draperie qu'on voit ailleurs; la Vierge, vraie femme, ne clément pas la série plastique des Vénus, mais l'Assunta a un double, une âme ! Au contraire, la Monna Lisa est devenue plus qu'elle n'était, lorsqu'on la peignit : c'est leplus bel exemple de l'œuvre suççubiquë, elle aspire le fluide du contemplateur depuis un siècle, et s'augmente de tout ce qu'on lui dédie de réflexions. J'ai trouvé récemment le Cenacolo de Mi- lan, plus vivant qu'il y a dix ans ; l'admiration a ravivé le double de la fresque : et comme une plante sidérale, elle revit sous la caloricité des âmes admirantes. C'est à cette existence si peu expliquée de l'œuvre d'art, que je pensais, apposé sur un criosphynx de Karnack, attendant qu'une bande de touristes, dont les refrains déchiraient le silence, sortît des ruines. De quelle stupidité sont atteints ceux qui, après dîner, lancent, comme des pierres à l'invisible, des couplets de café-concert dans les temples d'Egypte ! Sans doute, ils se prouvent ainsi, combien ils sont dégagés des mille superstitions, en opposant le hoquet de leur digestion à la foi solennelle des âges morts. Oui, le moderne ne s'étonne plus : il est à l'épreuve du miracle ; les anciens prestiges ne sauraient que l'amuser. Esprit fort, il a annulé, en lui, l'écho de l'au-delà : il n'entend plus que sa toux, ne voit plus que son ventre et ne comprend que lui-même ! Qu'est-il ? la négation de l'ancienne humanité. Il a, pour initiateur, tel énergumène de la Révolution, il salue l'Etre Suprême avec Ro- bespierre, mais son Isis c'est la Raison et la raison, pour lui, consiste à s'isoler du monde supérieur, à ne garder de l'homme que cette modération qu'impose la maréchaussée et cette application qui mène à la fortune. L'Eglise fut injuste et barbare envers ses sœurs-aînées, moins par méconnaissance de leurs mérites, qu'en connaissance de l'humaine nature. Le temple d'Ammon détruit fait douter le commun, de Jésus-Christ : en face de ces formes d'éternité et qui sont mortes, le vulgaire chrétien doute de son dogme et le scepticisme l'envahit ; au lieu de voir la fragilité humaine épuisant la force de la grâce, il considère que la grâce fut fragile, ne résistant pas à la débilité terrestre. Je l'ai entendu, ce matin, de la bouche d'un clergyman rêveur, qui soupira entre deux bouchées : « Ammon est mort; comment croire à l'éternité de Jésus? » Il ne réfléchissait pas que Jéhova est mort aussi, ni plus ni moins qu'Ammon ou que Zeus ! Ce pasteur des âmes doutait de sa fonction parce qu'il y a des synonymes, dans le langage de l'âme! Pour absurde que fût sa formule, elle exprimait l'impression angoissante de l'Egypte. Comment ce pa^s, de tant de sagesse, de piété et de génie, a-l-il disparu? Hélas, comme s'éteignent les plus nobles mortels: pane que la vie terrestre est limitée aux doctrines, comme aux individus. 11 fallait que l'Egypte mourût pour qu'elle ressuscitât, dans cette éternité, qu'elle avait méritée, l'attendant avec une confiance sans égale ! V a-t-il un devenir collectif? Oui, car il y a un mérite et un démérite collectifs. La Compagnie de Jésus où la responsabilité individuelle s'éteint, doit avoir un compte d'ensemble, autant pour ses vertus que pour ses crimes : ses actes sont des actes d'entité. Et dès lors, les membres profitent du crédit général ou subissent le dam encouru par l'Ordre. Le plus grand nombre, à chaque époque, ayant un même idéal, sera jugé, selon la lumière de son temps et de son lieu : et l'élection finale suivant le même tracé, les couronnes seront analogues aux oeuvres. Il y aura donc, idéalement, une Egypte, une Grèce des âmes, où s'épanouiront la vertu du Nil et celle de l'Attique. Qui sait même, si le double des chefs-d'(ouvre de chaque race ne ' sera pas reçu, d'une façon inexprimable, dans la région divine? Loin de moi, la figuration d'un paradis où le chrétien ira à ses vêpres, où l'Égyptien fera les rites de la vivifîcation. Mais l'œuvre de l'homme est supérieure à l'homme même, autant que le papillon déco-rativement l'est à la chenille et au ver à soie qui le produit. Sans dire que les chœurs de la neuvième symphonie ont été ou seront exécutés par la manécanterie céleste, il y a trop de Divinité dans les grandes œuvres pour que cette divinité ne fasse pas retour à son foyer. Ce qui est descendu de l'Esprit, y remontera ! L'œuvre, apogée de l'homme, aura, comme lui, son élection. Karnack nocturne ressemble autant à une ville abandonnée qu'à des palais détruits. On songe à la tour de Babylone, à quelque monument d'orgueil, tel que la Bible l'interprète, qui aurait irrité les Dieux. Cette impression se dissout bientôt : ces pierres ne blasphémèrent jamais ; ce sont bien des pierres sacrées, taillées et dressées en adoration de la Divinité. ' A cette heure, le pharaon des pylônes ter- U). rassant, les captifs, prend des significations d'archange et de guerrier céleste. Quel spiritualisme, dans ce parti pris de formes minces, quelle écriture plastique, au geste abstrait, aux proportions toujours nobles ! L'Egypte n'a ni un Orviéto, ni une Sixtine, ni une Assise, mais du moins elle n'a pas de Saint-Sulpice ! ni de Jésu ! Entre M. Signol et la moindre scène d'offrande, il y a la différence d'une époque où le clergé fixa l'art à un degré suffisant et moyen; à une autre, où l'art descend plus bas que l'ignoble ou atteint le suprême, au seul gré de l'artiste, et dans la totale indifférence sacerdotale. L'unité, ce caractère de perfection, dogme majeur de la croyance et de la science, l'unité fut réalisée totalement par le monument égyptien : énormité de l'édifice, immatérialité de la représentation humaine. L'ennui unique du temple, c'est le pharaon. Etait-il nécessaire pour le bon gouvernement que le chef matériel taillât tant de cubes à son image et surtout embarrassât les pylônes de ses victoires ? Quelle époque plus que la nôtre manque de roi, quel pays plus que celui, où je vis, aurait besoin d'un sceptre ? Cependant, la notion du roi, qu'avait mon père, et qu'il m'enseigna, me paraît tellement conditionnelle de ses actes, que je ne puis l'honorer, qu'après l'avoir J«gé. La monarchie absolue est la forme de la longévité pour les nations : mais la sanction du pouvoir doit sortir du sanctuaire. On ne peut comparer le tzar, ayant un conseil de généraux, au pharaon inspiré par des penseurs. Même en France, de Suger au cardinal Fleury, les meilleurs ministres furent des religieuses : et le roi, que l'école des Chartes elle-même canonise, le roi le plus pur, le roi saint, est un roi tellement pieux qu'il en est prêtre ! Qu'est-ce que le juste ? Celui qui préfère la justice à lui-même. Or, le patriotisme est cette passion qui préfère un intérêt à la justice. Ce qui est collectif, revêt un surcroit d'aveuglement et d'horreur ; l'individu satisfait sa brutalité, sous le couvert d'une idée. La guillotine fonctionna au nom de la liberté et la loi du plus fort s'appelle aujourd'hui la loi du progrès. Le progrès, ce mot, comme une boule, est amusant à rouler, de son dédain, parmi les ruines de Thèbes : le progrès, Moloek où les chrétiens empilent pour leur sacrifice économique les débris des races orientales ; le progrès, mot de passe des ignorants et des incapables. La vie sociale se base sur lès termes de la vie morale. La codification juridique constitua-t-elle jamais une forme de la conscience ; et la légalité, enfin, deviendra-t-elle la morale des nouveaux peuples ? La notion de la Divinité s'affaiblit ; elle va enrichir celle d'humanité ; le mysticisme devient rare et on ne sent plus le rayon d'en haut; mais la pitié s'écrit aux nerfs de cette décadence ; la torture n'existe plus que dans l'armée, loin de l'opinion. On n'est moins cruel qu'aux époques de foi, sauf au point de vue patriotique. Les infamies de la conquête espagnole dans les Amériques se reproduisent journellement au Tonkin, à Madagascar, mais en se cachant. Les chrétiens sont les loups de l'Orient, mais du moins ce sont là curées d'officiers ; et la croix ne sert plus d'étendard au viol et au massacre. Providentiellement, écartée du césarisme, la religion, si elle n'ajoute pas à son prestige, ne conclut plus d'indignes alliances. A l'écart du cours politique, elle saura s'épurer, et pitoyable, à son tour tolérante, dans la mesure où la charité le commande, elle qui a déjà tous les esprits, retrouvera le chemin des cœurs. Sinon, le plus horrible avenir menace une société qui a perdu ses gonfanons, et qui marche des pas incertains, sous le fouet de la nécessité et dans l'inconscience la plus extraordinaire des lois du monde. EDFOXJ C'est ici que le bon Horus vainquit Set le mauvais. Le temple fut commencé en 237 avant Jésus-Christ, le 7 épiphi de l'an X, au règne de Ptolémée Evergète, sur le plan de Thotmès III. Tous les Ptolémées y travaillèrent •et de leur œuvre le sanctuaire d'Horus reste la plus complète. Son exécution dura presque deux siècles, de 237 à 57. Le pylône colossal se présente avec une ampleur, une fierté, un style, d'autant plus étonnants que le dogme qu'il glorifiait n'avait plus un siècle à vivre, quand ceci fut dressé. A-t-on songé à la brusque mort de la reli- gion égyptienne, disparue, sans les convulsions et la lente agonie ordinaires à la fin des vieux credos ? Ptolémée, comme les anciens pharaons, lève son sceptre sur une grappe de captifs dont les membres multipliés et alignés en superposition, figurent quelque monstrueux symbole indien. La cour à ciel ouvert a un portique à trente-deux colonnes lotifères et palmifères. Si l'architecture ne laisse pas voir la décadence, la profusion du détail ornemental et l'affadissement du symbolisme paraissent aux entailles des murs. Par quatorze paliers et plus de deux cents marches, on monte au sommet du pylône ; la vue s'étend sur la vallée du Nil, plantureuse et grasse, où les palmiers s'étalent, et les collines de Lybie ferment heureusement l'horizon. L'hypostyle a dix-huit colonnes aux chapiteaux variés de détail : le plafond noirci ne révèle que des figures astronomiques, imprécises à l'œil. Au mur d'entre-colonnes, il y a des chapelles. L'une a gardé les figures de la présentation du roi; l'autre porte des listes de livres et la déesse Sefkhet, patronne des scribes, écrivant sur une feuille de papyrus. En face de l'Horus dans le disque, il faut se rappeler la remarque de Lepsius. L'assimilation grecque du geste, avec le Dieu du silence, Harpocrate, est fausse ; Horus est l'enfant qui ne peut pas encore parler et non le Dieu silentiaire. Un immortel à tête d'épervier perce de sa lance le serpent Apap. D'un lotus, sort Horus en forme de lion, à tête d'épervier. Puis, Horus, en conservant la tête d'épervier, prend la forme humaine ; il se métamorphose ensuite en scarabée; il se mue en Toum à tête de bélier et tue une gazelle, qui fut pour l'Egypte l'animal impur et lascif, servant de monture au Dieu Bès. L'œil mystique rayonne sur quatorze Dieux; enfin les esprits de l'Amenti et les chacals funéraires amènent, à un Horus se transformant aux douze heures du jour qui sont des femmes, avec une étoile sur la tête. Au pronaos, se lit la figuration des offrandes humides et celle des offrandes sèches. La naos de la salle sacrée, en granit, porte le cartouche de Nectanébo. M. - Gayet, dans son Itinéraire de la Haute Egypte, donne le nom des chapelles : « La première, à gauche, est. le Merech ; la deuxième, celle de Nes-hor; la troisième, celle de Sèta; la quatrième, celle de An (Osiris mort) ; la cinquième (médiane du fond), le Mésen ; la sixième, celle de Sebeck. Puis venaient, en retour, les chapelles de Ra et de Hor-Hout. » Devant l'entrée du grand temple, il y a l'édicule d'Horus enfant ; les piliers de la galerie ont des ligures de Bès ; aux entailles, Khoum forme le corps, Hathor donne la vie. XXXV kom-ombos Le Nil a détruit le pylône : un quai a été construit par le très remarquable M. de Morgan, qui a désensablé le sanctuaire. La basilique regarde le fleuve, et, de haut; le site ajoute singulièrement à l'effet esthétique. Les Ptolémées firent d'Ombos la capitale d'un nôme : on dit que, bien avant, Hatasou et Tothmès III avaient édifié un sanctuaire sur le tracé d'un plus ancien : mais sauf les assises, tout est ptolémaïque. Sebet le crocodile et Haroër, avatar d'Ho-rus, se partagent le temple. Littéralement, il y a deux sanctuaires ayant chacun son hypos^ tyle, son naos et ses chapelles. Sebet est le Dieu de la montagne du ciel, des marais et le Dieu local, par excellence ; Haroër, ou le soleil couchant, se rattache à l'influence thé-baine. On retrouve ici l'impression de Denderah. Il y a, au mur, des litanies en l'honneur de Sebech, et plusieurs représentations de la célèbre Cléopâtre. Rien n'aide mieux à concevoir l'idée religieuse, qu'un temple robuste, au bord d'une eau large et vivante, surtout lorsque le temple est de style égyptien. En ce spectacle, se réunissent la loi de nature et la loi humaine ; l'une qui a le devoir de dissoudre et l'autre celui de fonder; l'une qui s'affirme par une action identique et ser-vile; l'autre, se refusant à disparaître, épuise sa vie à laisser un témoignage. Les mystiques ne se trompaient pas, en allé-gorisant les forces élémentaires sous des couleurs diaboliques : la vie inconsciente, par sa force même, est l'ennemie née de la volonté. L'homme digne de ce nom, doit sans cesse se reconquérir, sur ce courant sériel qui le presse, plus implacable que la haine, et dont la sinistre consigne est de couler sans cha- rite, sans égard qu'au Créateur, qui n'a créé autour de son image que des obstacles, afin que le mortel, créateur à son tour, fit son salut, par l'etfort! XXXVI phil/E L'arrivée à Assouan vous réveille du songe de la vieille Egypte : c'est une ville commerçante, une notable garnison anglaise et surtout une cohue d'affreux nègres, de Nubiens farouches : les quémandeurs mendiants ou doihestiques de place sont plus horrifiants ici qu'en aucun coin d'Orient : le bazar ne contient rien que des guenilles et de la ferraille soudanaise. A deux cents brasses, en face,- s'étalent les quais de l'île Eléphantine. Elle ne montre que des ruines informes : mais ce qui donne une singulière opinion de la civilisation, au dix-neuvième siècle, c est que l'expédition française nous garde la re- production d'un temple de Thoutmès III dont il ne reste plus trace. Sur la rive ouest, il y a des hypogées de la même période que ceux de Béni-Hassan et non loin de la ville, ces fameuses carrières de Syène d'où sont sortis tant d'obélisques et de pylônes. Soit qu'on prenne la ligne militaire ou la route dite du désert, le long de la cataracte, en une heure, on arrive à Chellal. Philse est en face : vision de Paradis, authentique mirage ! Ces pylônes encadrés de verdure, ce Nil tranquille, ces temples admirables, sous ce grand ciel, forment une telle impression de beauté, que rien ne semble comparable. On arrive las, épuisé d'admiration, avec la pensée du retour prochain et comme si le Nil voulait donner une dernière impression de sa magie, ce tableau surgit que ni les mots ni les couleurs n'expriment : Philee ! Comment les hommes ont-ils abandonné ce coin béni où l'imagination abdique devant la réalité? Combien ne voient, tous les jours de leur vie, que de banales verdures du bois de Boulogne ou de non moins banales rives de Nice, et qui pourraient, par la vertu de l'or, planter ici leur tente, et aimer et rêver dans cet invraisemblable lieu où la ruine vit, où le palmier devient le frère de la colonne, et qui unit les chefs-d'œuvre de Dieu aux chefs-d'œuvre de l'homme. Art, et nature et mélancolie n'ont jamais mêlé leur triple charme en une telle féerie, en un décor si complet qu'il figure, à lui seul, l'âge d'or. Cette île sans égale au monde, car si l'on trouve ailleurs de beaux fleuves et un ciel de lumière, il manquerait cette architecture, qui, de grandiose, ici se fait charmante, Majesté qui sourit. -— Cette île a quatre cents mètres de long sur cent" cinquante de large et de ces monuments à distance si merveilleux, le plus ancien, le temple de Nectanébo, n'est antérieur à Alexandre que de trente années. Il se dresse à la pointe sud de l'île : les décors du mur ont disparu presque ; mais il •a encore son obélisque et ses quatorze colonnes hathoriques. Circonstance admirable, Philae fut le refuge des derniers fidèles d'Isis et d'Osiris. Là, même après l'édil de Théodose, Isis fut adorée des Blemmyes, qui s'étaient réfugiés en Nubie. Au cinquième siècle, dit M. Gayet, le gouverneur de Thèbes, Maximin, leur accorda d'y venir consulter les statues dé la déesse et ce ne fut qu'après leur défaite, 552, sous Justinien, que le culte d'isis fut définitivement proscrit, Pliilce transformée en évêché et son temple placé sous le vocable de saint Etienne. Eh bien ! ce n'est pas, sans une émotion bizarre, que je pense à ce grand culte expirant. Servant de Marie, je n'adore pas Isis ; ligure svelte et douce des reliefs de temple, elle n'a conquis que mes yeux : et cependant la mort d'une religion, même sous le talon triomphant de la vérité, me trouble et m'apitoye. Vrai ou faux, ce dogme, mort maintenant, a voulu, du génie pour le concevoir, de la sainteté pour le réaliser, du martyre pour le défendre. J'admire le temple, la statue, le symbole et je n'admirerais pas la doctrine dont ces formes furent les corps, tandis qu'elle constitua l'àme de toutes les âmes, dans une race et pendant une période unique de développement î Je crois mon catholicisme éternel, mais la religion égyptienne enfermait assez d'éléments catholiques pour que je la salue d'une piété, non de lidèle, mais d'esprit religieux, tendre et infiniment sensible à l'issue déplorable. 11 y a 1,527 ans, Isis était encore adorée par quelques-uns. Isis, Osiris, Horus, Ammon ! « Cinq mille ans, ces noms furent les noms divins : La Foi les murmurait, l'Espérance en eux se fiait. Combien de lèvres les ont balbutiés dans la détresse, que de mains jointes, que de genoux plies, que d'offrandes, de vœux à vos noms. « Et réponse d'En-Haut à la piété sincère, que de miracles, par ces noms ! » La colonnade qui domine la terrasse au bord du Nil, a un plafond bleu aux étoiles noires. Au mur, on s'étonne de trouver Claude et Caligula. Un autre portique est resté inachevé. Le grand pylône n'a pas la pureté de forme d'Edfou : voici l'éternel motif du Pharaon tenant par les cheveux une grappe de vaincus sur lesquels il lève sa hache. Ici, c'est Philo-métor qui y ligure ; Hathor reçoit le sacrifice des Barbares. Il y a, dans la cour, un Mesken, comme à Denderah et à Edfou : les figurations ont trait à la naissance d'Ho ru s. Or, ce Mesken, celte chapelle mystérieuse se rattache tellement à l'idée de l'incarnation, que j'y vois une conscience sacerdotale du Messie. 11 n'est pas en mon pouvoir de scien-tifiser cette assertion, que les découvertes, en fi se succédant, légitimeront. Dans l'atmosphère sidérale des couvents et des temples, les météores de l'àme, les événements religieux sont forcément pressentis. Comme le sensitif perçoit le phénomène cosmique, devant qu'il se produise ; le mystique se trouve averti des grands mouvements providentiels ; et cela est tout simple. Le développement exclusif d'une activité génère des intuitions, souvent prodigieuses. Certes, il faut forcer les textes pour voir Jésus et Marie dans Isis et Horus, j'entends les textes que nous connaissons. Mais, il s'en faut que sur Y Imitation de Jésus-Christ, par exemple, livre-type de l'esprit chrétien, pour certains second Évangile, l'archéologue futur puisse découvrir l'ésoté-risme catholique. Les savants officiels, lorsqu'ils arriveront à se dégager des œillères de leur recherche, ouvriront un plus large crédit aux races anciennes, et parce que le sol a rendu surtout des amulettes, ne réduiront pas d'admirables doctrines à quelque rite, aussi peu caractéristique de la pensée apostolique que le scapu-laire et le chapelet. La distance du théologien véritable au dévot, de Lacuria à l'archevêque de Paris, a toujours existé, en toute religion : et la critique des textes ne s'en souvient pas assez. Ainsi, en ce même temple d'Isis, une des chapelles de la grande tour était consacrée à la garde d'un rouleau mystérieux, le rouleau d'Isis la viviiîcatrice : et une divinité secondaire, qui n'est pas invoquée au Livre des Morts, s'appelle, au cartouche de la porte : « Sat, la grande gardienne ». Les salles du secondpylône ontdix colonnes aux chapiteaux polychromes d'un éclat stupéfiant. Il faut en faire honneur au climat, le plus conservateur qui soit. Aux plafonds, des représentations astrologiques. Comme à Denderah, une terrasse pour le tabernacle d'Osiris, et sous le sanctuaire, des cryptes. Phila3 est trop radieuse, en son unité, pour que le détail l'exprime : l'âme du Nil y est comme réfugiée, et cette terre bénie semble vouloir séduire le pèlerin par une dernière impression, prodigieux sourire de l'art, de la religion et de la nature, Philce ! Tels aspects de Nuremberg, de Bruges, de Fisc, de Florence, de Sienne, du Bosphore ou de Naples, restent à l'état de visions inoubliables ; mais tout cela, c'est la terre historiée, embellie, émue, lyriOée, — Philaî, c'est le paradis ; et tel que le conçoivent les modernes qui, n'ayant plus d'idéal vivant, retournent leur désir vers le passé et s'efforcent à vivre dans le rétrospectif. L'Egypte est austère : Philœ, voluptueuse mais de la volupté subtile de ses forme minces, de la volupté sereine de son dogme consolateur. Le fluide païen a conflué ici, épousant l'antique hiératisme et le féminisant. L'Egypte frappe de respect : Philai séduit plus que Venise, plus que le Pausilippe, plus que Pœstum, mieux que la Sicile et que la Provence. Ovide, exilé ici, n'eût pas été exilé : et parmi ceux qui peuvent faire du rêve, dans leur vie, nul n'a installé son rêve, dans cet • Eldorado, où le bonheur circule, comme une atmosphère. J'ai entendu dire que les Anglais voulaient détruire Philae : pour établir des barrages qui certainement peuvent se placer ailleurs. Détruire Philae ! Vraiment, l'homme ne sera jamais civilisé. Il faut pardonner à un culte de supplanter un prédécesseur : les chrétiens ont détruit des temples, ils construisirent les cathédrales; mais ces affreux protestants, incapables d'édifier un kiosque et de dresser une stèle, se livrer à cette ignominieuse joie de Caliban, et chasser la beauté de tous les coins où elle se réfugie encore! oh! Que signifient doncces Académies, ces pro-iesseurs, toute cette jeunesse saturée de programmes, ce budget surchargé de crédits, qui s'appellent Instruction publique et Beaux-Arts, si on détruit ce qui reste d'antique et de beau en ce monde? Les militaires, en France, avaient jugé pa-triotiquement qu'il fallait raser les remparts d'Aigues-Mortes : et le maire d'Avignon a mis de nuit, comme un criminel, la pique dans la ceinture ininterrompue des remparts! Cela, impunément, cela, sans qu'il ait été branché à un réverbère de son hôtel de ville. Qu'importe la beauté, même à ceux qu'elle entretient ? L'artiste, le savant, le prétendu lettré, ne sortirent pas du calme qui convient à un homme comme il faut, pour défendre une merveille : c'est Victor Hugo qui a sauvé la tour Saint-Jacques : la France acceptait sa démolition. Détruire Philoe! Hélas! tous les partis n'en sont qu'un, contre l'idéal! Haussmann, homme de l'Empire, démolissait les augustes vestiges de Lutèce, et les énergumènes de la démagogie brûleront le Louvre et la Bibliothèque nationale ! Quel châtiment inventera la Divinité pour ces monstres qui détestèrent les chefs-d'œuvre, ces parcelles d'éternité: ni l'enfer, ni lé néant, rien, ne correspond à ce crime. Et Osiris chancellera sur son trône, et les quarante-deux assesseurs se dresseront épouvantés, devant ces criminels inouïs aux enfers 9 les destructeurs de Philœ ! Set règne, Set triomphe, Set commande, Set-Progrès, Set-Anglais, Set-Caliban, et l'Isis de demain sera l'ignoble et pustulante sorcière, Syco-rax ! XXXVII LES VISIONS DE PHTL.E Lorsque la nature et l'art collaborent, l'œuvre tient du prodige : et le paysage où les pylônes se mêlent aux palmiers, où l'histoire s'encadre de verdure, où le pittoresque sert de corps aux mémorabilités, ne s'oublie plus. Du promontoire, au sud-est, se contemple une" merveilleuse image : les colonnades, le kiosque ou reposoir de Tibère paraissent encastrés dans la végétation ; à gauche, Bijeh, informe et qui fut sacrée et au loin, la chaîne arabique. Au moment où le soleil s'éteint dans le fleuve, cela éveillerait de la poésie dans l'âme de FalstafT même, et chez un fils de Prospéro, naissent, des visions d'Ariel. Ariel, le céleste page, l'écuyer occulte et charmant, l'ange serviteur d'une pensée forte et pure, Ariel, conçu par Shakespeare, a sa forme dans cette plastique égyptienne, si an-drogyne. De Memphis à Abydos et à Kom-Ombos, je me suis demandé comment pensaient les cerveaux de cette adorable race. A Phihe, la question diffère : Comment aimèrent les cœurs de ces hauts penseurs? Si l'Egypte sentimentale se révèle en quelque lieu, ce sera à Philte. Là, en terre isiaque, on peut évoquer l'Eros du Nil. Il n'a point les traits ténébreux et violents du moyen âge chrétien. L'égalité du climat apaise les instincts. La femme eut ici une situation analogue à celle de la chrétienne : elle fut tout ce qu'elle mérita : môme elle transmettait ses titres à ses enfants, comme ses biens. Point de fureur romanesque, avant l'intrusion des femmes d'Asie : elles allumèrent les mauvaises flammes aux reins des Egyptes. Le calendrier copte porte : « 20 mars. Floraison des rosiers. Les bêtes entrent en rut. — 17 octobre, cueillette générale des fruits. Réveil des passions sexuelles. » Mais cela ne prouve pas grand'chose, sinon comme un par- fait Liégois ou un Mathieu Laensberg du colportage. La salacité vint avec les Hycksos, à la fin de la XIVe dynastie : la vieille Egypte, si sage et pieuse et conduite par des initiés, devait posséder sur le problème passionnel une noble solution, analogue à celle professée sur le devenir; et à une vesprée, j'évoquai, en mon esprit, Nephthys, n'osant m'adressera la grande Isis, parce qu'on l'a assimilée à Marie. XXXVIII ÉVOCATION DE NEPHTIIYS - Toi qui assistes la mère d'Horus, noble sieur de la divine magicienne, magesse toi-même, lais paraître, dans mon esprit, ton esprit; afin que je n'emporte pas seulement le souvenir de ta forme idéale, mais que cette forme s'anime des vérités cachées, des vertus essentielles. Je n'ai nommé que le Sphinx, avant toi, dans mes prières; j'ai attendu, que la voix qui correspondait à ma question, parlât. Toi, je te nomme, Nephthis. « Epouse de Set le méchant et le stérile, (u enivras Osiris et tu conçus ainsi le divin chacal : toi qui sus réaliser ton vœu, révèle-moi comment Memphis aima, et la volupté de Thèbes. — Les formes, que sont-elles ? — Les hiéroglyphes des idées. — Quel hiéroglyphe plastique exprime mon contraire ? — Rubens, Jordaëns. La chair devenant viande, noyant la ligne qui s'enfle et s'anima-lise. — Ma beauté est donc la moins charnelle, la moins animale ? — Oui, sans comparaison, même avec les mystiques de la miniature : et cependant, déesse, tu dégages un grand désir : la concupiscence s'enroule à ta verticale subtile, frondaison luxuriante autour d'un thyrse frêle. — La beauté serait-elle sans le désir, sa preuve ? — Non, mais la qualité du désir seul, alors, prouve celle de l'objet. - — Eh bien? — Eh bien, ton corps attire et inspire la caresse et la possession. — Que doit inspirer le corps, sinon cela? — Mais le corps de Rubens produira la même attirance. — Pas sur les mêmes. — Talonne plastique, ù déesse, serait donc celle qui s'éloigne le plus du désir général et instinctif ? - Oui, un corps d'où la ligne est nette et domine, au lieu de la forme, exprime uneàme lucide, volontaire, consciente, « Ainsi fut enseigné et vécu l'amour, au pays du Nil. « Si tu veux découvrir la notion sentimentale, vois le trait de nos mœurs, le plus immoral au sens chrétien. — L'inceste? — Oui, le mariage du frère et de la sœur. Le type idéal de l'affection fut. pour nos cœurs, l'intimité tendre de la fraternité, en réprobation des démences de la passion et des vicia-tions de la volupté. « Qu'est-ce que l'amour, sinon un mouvement de l'être vers un autre, consonnant à lui. L'amour s'appellerait un effort vers l'harmonie. Ceux qui se réunissent, sans s'apaiser, doivent se quitter et se fuir : la seule marque de la bonne dualité, c'est la paix de l'âme. Nos Dieux mêmes ne peuvent pas plus, pour leurs prévilégiés, que la paix. — Les Occidentaux, 6 sœur d'Isis, fuient cette conception ; l'amour sans malheur, sans excès, n'a aucun suffrage : on le conçoit comme un désordre enivrant, un péril enchanté, un poison délicieux. — Quels mots accouples-tu? S'enivrer du désordre, adorer le péril et se délecter dans la mort? Mais ce sont les mœurs des fous : et nous disions de ceux-là, qu'ils étaient malé-ficiés et possédés. Non, étranger, l'amour est harmonie et n'est que cela. — O Nephthys, si tu connaissais nos poètes ! ils rêvent d'une volupté qui grince des dents, de baisers qui saignent, d'étreintes qui meurtrissent, et d'événements qui les jettent à l'infortune et à la folie. « Dans les poèmes, les amants meurent à la lin, ordinairement; car ils s'épuisent tôt, par une exacerbation de toutes leurs facultés. — O profanation de la plus noble chose créée! Quoi, les Dieux donnent la volupté et les hommes la changent en souffrance! Ils ont permis que chacun consolât un autre et on fait du désespoir ! — Je m'indigne avec toi, déesse, mais tu as prononcé « la volupté », comme un don divin. — Sans doute, puisqu'elle produit l'harmonie. — Mais les Dieux préfèrent qu'on fuie la volupté, et les prêtres la montrent comme un péché. — Mais qu'cntends-lu par volupté, ô étranger? — La caresse d'un corps semblable au tien. — Ce n'est qu'une minime part de la vo-. lupté. — C'est la seule qu'on envisage, parmi nous. — Platon, cependant, a reçu, sur ce point, un enseignement qu'il a dû transmettre à l'Occident. Aimer un beau corps n'est ni juste, ni injuste, en soi ; cela ne représente qu'un degré, le plus bas de l'amour. Aimer une belle àme implique déjà une initiation; cette beauté intérieure ne nous arrive pas, par les sens; il faut la concevoir. « A son troisième état, l'amour n'est plus but mais moyen ; on aime pour toute autre chose que pour aimer. — O déesse ! Quelle obscurité ! — Ecoute, ô étranger, si tu devais accomplir un grand labeur, préférerais-tu y être seul, ou bien qu'on t'y aidât? Eh bien, dans le troisième amour, l'amante est l'aide de l'amant. — Pour quelle couvre ? — Il n'y en a qu'une : le devenir. « Le sexe estun fait essentiellement terrestre, et dans l'élection de l'autre vie, il faut qu'il disparaisse, par une combinaison mystérieuse qui change ces deux êtres : l'homme et la femme, en un seul ; l'androgyne. Ne crois pas que ce soit le sort de l'exception, c'est la loi commune. L'évolution se définit la marche vers l'unité et tout dualisme se résout. Les heureux de la vie éternelle sont ceux qui, par le renoncement ou l'initiation, devancent les épreuves et les étapes d'outre-monde? — L'office de l'amour serait donc de développer la vie morale et de l'épuiser? — Oui, à passer du passible à l'impassible. — L'impassibilité, ô déesse, n'appartient qu'à l'élu. — L'élection est une volonté couronnée, c'est-à-dire fixée : sur l'effort, la grâce met ce nœud qui se trouve dans les pauvres momies. « Il signifie que la main céleste a serré la gerbe des mérites et a posé son sceau : tant que l'homme s'agite et fuit sous le vent des instincts, comme une barque devant la tempête, que peut-il, pour sa perfection? « L'Amour véritable fait d'un giron le havre heureux, d'où le désir ne sort plus. — L'extinction du désir, voilà de l'Inde. — Satisfaire n'éteint pas. Mais de même que celui qui a faim est incapable de pensera l'au-delà, obsédé par le tiraillement de ses entrailles; ainsi, l'homme repu physiquement se découvre d'autres appétits ; il parle d'autres besoins ; il pense à d'autres objets ; il désire encore; mais ce désir brise la barrière du tangible, et, son essor va, toujours, en hauteur. —Ainsi, û Nephthys, la sexualité n'estqu'un degré de l'évolution ? — Les uns le montent et parviennent à la terrasse où le nom de l'inconnu s'offre à l'adoration des bons esprits ; les autres, pris de vertige, tombent et se blessent. — Que de risques, pour la plupart ! — Que de risques, à toute entreprise. L'initiation s'offre, meilleure que les autres voies, car on ne perd jamais le profit de ses conquêtes. « Une pensée sublime est une fortune morale que rien ne dissoudra. Chaque impression noble augmente la valeur de l'instrument humain et le génie n'est qu'un être^qui sut fixer ces impressions-là. Mais, combien pourraient les vivre ? — Tu es belle comme une pensée, svelte comme une épée, el ton geste ravit les sens, quoique mystique. Il ne semble pas que ta main puisse caresser, que ton bras puisse enlacer, que ton corps soit possédable ; et cependant on souhaite la forte douceur de ta main, là ferme étreinte de tes bras, toute le joie de ton corps spirituel. Seulement, le désir de ta chair, littéralement concentrée, entraîne, avec l'âme, l'esprit; et c'est le dard d'un triple amour que lance ton aspect. — Etranger, tu t'obstines à me voir, charnellement, parce que je suis déesse et irréelle; ton orgueil se plaît à l'audace d'un désir sacrilège. — Le sacrilège serait de désirer ta divinité; je ne m'émeus que de ta forme. Tu as l'apparence d'une femme et, dès lors, le dialogue est légitime de cette apparence à ma réalité. — Légitime, soit, à la façon des instincts. -T- Je n'ai pas d'instincts devant toi, mais la conception de ce que tu manifestes. — Tu me conçois en objet virtuel. — Pourquoi agis-tu virtuellement ? — Pourquoi ne m'as-tu qu'aperçue, ligure parmi celles des divinités, à Thèbes, à Beni-Hassan, à Abydos : et ici dresses-tu, devant moi, l'espèce d'insolence de ta pensée? Phihc, ù étranger, n'est plus l'Egypte, grave et sévère, quoique douce. Philre garde le mauvais parfum des Asiatiques et l'adultère de l'Egypte avec le génie grec finissant. — C'est un admirable épilogue que ce festin suave des yeux, après le dur pèlerinage de celui qui voulut voir cette terre divine, dans la gloire de son soleil. — La gloire du Nil, c'est sa pensée. — Je l'honore, mais j'ai évoqué ici le cœur du Nil et tu ne me réponds pas. — Comme la question naquit d'une sensation de mollesse et de volupté, la réponse reproduit ce même caractère. — Pouvais-je parler d'amour au Sphinx? — Pourquoi parler d'amour à ce qui est . mort ? — Est-ce que la mort existe ? tous les textes de ta race la nient. La mort n'est qu'un voile étendu sur l'infinité des transformations. Que signifiait le Sphinx, quand il vivait, dans la pensée de ceux qui l'érigèrent ? je ne sais ! Mais, je n'ai point de doute sur ce qu'il signifie, pour moi qui le regarde : il est la forme du mystère et des plus antiques pensées, comme lu es celle du plus subtil désir. — Qu'est-ce que la subtilité, ù étranger? — La conscience simultanée d'un grand nombre de rapports. — Je serais donc, par ma beauté, une réponse à un grand nombre de points concu-piscibles ? — Oui, tu es cela ! — Je suis cela, en ton esprit, qui, lassé de pensers sévères et d'application studieuse, se détend tout à coup ; et cette réaction, tu l'incarnes en la sœur d'Isis. Cependant ne te reprocherais-tu pas, de voir, avec un œil sexuel, je ne dis pas la Madone, mais telle sainte de sa suite? Tu t'estimerais inférieur, d'assaillir d'une rêverie impure, ce qui a été fait pour radier de la chasteté, et, bien Occidental et chrétien en cela, tu ne crois pas devoir le même respect à une religion prétendue païenne et morte, qui cependant ressemble à la tienne. — Je t'évoque, selon ma connaissance de ton mythe : épouse de Set, tu as obtenu un fils, de l'ivresse d'Osiris : ta sœur, la grande Isis, n'obtint sa puissance que par des sortilèges, et fut la plus éhontée des intrigantes auprès de Ra. — Calomnie d'allégorisme : ma sœur est le principe androgyne succédant à la màleté seule et stérile : et moi je suis cette notion de l'Eros, qui quitte le plan infructueux du fait pour aller chercher la vie à son vrai foyer. — Commentaire sans base : tes amours cruels et coupables des Dieux grecs seraient aussi des calomnies d'allégorisme ! « Je ne peux te voir qu'à travers ta légende et tu me semblés exiger plus de respect, ou mieux, un autre genre de respect que celui que tu mérites. « Magicienne séduisante, je l'ai demandé quelques secrets et tu ne m'as livré qu'une4, sensation de désir cérébral, quelque chose de mieux que la réalité, quelque chose de moins qu'un rêve : je suis déçu. — La vision est le voyant, augmenté des analogues iluidiques : en me jugeant inférieure, tu m'as vraiment infériorisée, par rapport à toi ; je ne peux que vivifier ta pensée ; et ta pensée étant basse, rien ne s'élève de ton incantation. — Adieu, Nephthys. J'aurais voulu emporter un souvenir de ta grâce, et une grâce de ta science. — Je voudrais, étranger, le laisser ce souvenir, et te donner un secret ; mais ta ferveur «ne suffit pas à me réaliser. Si tu étais venu à moi comme tu es allé au Sphinx, tu aurais senii mon baiser jusqu'au cœur de ton cœur. «Hélas! lu m'appelles sans assez de force; moi, je m'efforce inutilement à condenser, en fantôme, des particules d'astralité. Tu as troublé le sommeil dispersé de mon double, sans me réveiller. Hélas ! — Adieu, belle pleureuse! que jamais plus mon esprit ne sentira ; souffle épars, écho indistinct du passé. — Si j'inspire, un jour, quelque homme plus ingénu, à la force que je lui prendrai, je saurai te rejoindre. — O Nephthys, là où je vis, il y a un obélisque et des salles égyptiennes au musée; mais l'atmosphère sidérale est telle, que tu n'y vivrais pas un instant. — J'entrerai au double de qui te sera cher. — Quel conte ! — Ce n'est point un conte : jeté répondrai, sois-en sûr, non pas sous ma forme des reliefs sacrés, mais cachée dans un être réel qui me donnera l'hospitalité fluidique,: parce qu'elle en tirera un grand profit. — Voilà une variété du succubat que j'ignorais. 2i. — Tu ignores que l'être qui se modèlera sur ton désir m'appellera, si ton désir me formule, et je mêlerai mon corps sidéral à son corps physique, et tu me posséderas, et je me donnerai, par elle. — O Nephthys, tu me suggères des absurdités, même selon la goétie, mais je te sais gré de ton invention ; elle me flatte, car je ne l'ai pas méritée. — Le mérite d'un homme, pour une femme quel est-il? le même d'un mage pour une déesse : de l'avoir évoquée. » Ainsi s'arrêta la cogitation : certes, très inférieure aux autres dialogues et finissant en grimace astrale, et je ne sais pourquoi, comme un motif musical me revenaient ces bribes d'un conte égyptien : Qui t'a amené, petit, Dans cette île, qui t'a amené ? Si tu tardes aie dire, Tu vas pâtir, petit. La peur va te renverser Si tu ne me dis pas, petit, Une chose nouvelle, Une chose indicible, Une grande chose, petit! Car tu es dans l'île du Double Et j'en suis le Dragon, Le Maître de Pouanil. XXXIX LA DESCENTE DU NIL Maintenant, il faut descendre cette vallée. Dans le temps compté, la Palestine, la farouche gardienne du mystère juif, s'inscrit. Comme le troupeau de Mosché, je regretterai la terre d'Egypte, quand je serai dans la prétendue terre de promission. Pas un monument, pas une statue, rien n'existe en Terre Sainte que du souvenir ; mais le Sauveur du inonde, mon Dieu, y est mort, et je dois y aller. Je dois, c'est-à-dire je surmonte une anxiété véritable ; je m'embarquerai, dans huit jours, à Port-Saïd, pour Jaifa, parce que cela convient à ma foi, à mon œuvre, l'avouerai-je ? à mon rôle intellectuel. Je me jugerais scandaleux d'être allé à Eleusis, à Thèbes, et de n'être pas venu au Saint Sépulchre. 11 me plairait mieux de rester encore sur les bords du Nil ou de revenir sur mes pas, revoir l'Hellade : mais céder à de vains présages ; et peut-être retrouver plus tard, au foyer, le cuisant regret de n'avoir pas profité de cette proximité actuelle! Descendant le divin fleuve, que je ne reverrai jamais, peut-être, je m'aperçois qu'ici, tout m'est cher, — le passé et ses mystères, le fellah et sa détresse. Les sources du Nil, ce sont les paupières d'Isis et de Nephthys, pleurant Osiris, leur frère divin, qui font déborder le Nil céleste en Nil terrestre. Dans la nuit du 17 juin chaque année tombe la larme d'Isis. La première eau de la crue est empoisonnée, dit-on, et s'appelle le Nil vert ; puis vient le Nil rouge, plein de boue ferrugineuse d'Abys-sinie ; enfin le Nil bleu. La première cataracte n'est qu'un rapide : le courant a beaucoup de force ; il écume aux rochers et se divise à l'infini, en filets bruyants ou en nappe dormante. Le granit qui l'exaspère encore, après tant de siècles, est la pierre la plus dure et la plus dense qu'on puisse rêver : mais ni l'obstacle, ni la fougue de l'eau ne légitiment cette légende qu'une colonie perse ne put supporter le vacarme de la cataracte et s'éloigna. Le bateau doubla Eléphantine, avec une eau peu profonde : le regret de n'avoir pas vu Abou-Simbel (Ypsamboul) me piqua un instant. Les rives fuyaient, désert jaunâtre fermé par des montagnes mornes et sans dessin. La lumière étincelait dans l'air sec et vibrant. Je revis Kom Ombos et Djebel-Selse-leh, la carrière de grès d'où sortirent tant d'oeuvres et qui au passage ouvrait des baies noires de spéos. Des pélicans mornes, sur les berges grasses, des dahabiehs pointant leur voile oblique vers le ciel; le cri delà sirène déchirait désagréable l'attention rêveuse : par instants, un bruissement de cigales à peine distinct s'élevait des palmiers doum, ou des sycomores de la rive ; et tristement, je pensais, mécontent de moi, à la trop brève étude et aux secrets que je laissais à peine entrevus, illusion peut-être, mais ce qui nous meut est toujours réel. Le fait moral vaut-il moins ([lie le fait physique? Saint Augustin pleura sur Didon abandonnée. Qu'importe que Didon n'ait pas existé ! Lors même qu'un plus long-séjour ne m'eût rien révélé de la magie égyptienne, je soutirais d'y renoncer: la perte, illusoire pour tous, était réelle pour moi. Le courage de son cœur, il faut l'avoir, même s'il bat, sans conformité, avec le cœur universel. Nous ne vivons qu'en nous : le phénomène extérieur, dès qu'il nous atfecte, s'alchimise en quelque chose, qui n'est plus lui, mais notre façon de penser ou de sentir. Qu'est-ce que la sainteté, une façon de sentir Dieu et le génie une façon de le manifester ? Combien d'idées baroques et de ressorts dérisoires ont été conçus, par tel admirable esprit, avant que l'inspiration se cristallisât lumineuse et adamantine. On peut nier l'intérêt de ces notations : si nous avions des tablettes de Cléopàtre où fussent marqués ces seuls mots : « Je m'ennuie », cela nous intéresserait, car tout en elle parle à notre esprit. Au lieu de cela, que le touriste anglais développe pourquoi il s'ennuie, cela semblera un défi à la patience. Le fragment qui exprime l'auteur, au lieu de la matière traitée, serait donc une folle jactance ; s'il ne figurait la confidence d'une urne à ses sœurs. Être admiré n'est rien : il faut être aimé, en son esprit; et non toujours justement. Etre aimé avec indulgence et partialité selon la loi amoureuse qui ne demande autre chose que la personne, non ses qualités. A moins d'écrire d'une façon catéchis-tique, on ne doit penser qu'à ceux qui vous aimeront : à eux seuls on se doit et eux seuls se reconnaissent en vous. Le vrai et grand génie offre un pur miroir à toute l'humanité, et elle le consacre ; le moindre créateur ne correspond qu'à un petit nombre d'àmes, peut-être imparfaites et malades comme lui. Qu'importe! pour une pins riche paroisse, il abandonnerait la pauvre cure intellectuelle où il paît ses semblables ! Non, soyons fidèles à nous-mêmes, en ceux qui nous ressemblent, les avertissant de nos tares qui sont les leurs : et soyons aimés par quelqu'un, plutôt «pie d'être estimé de tous. Un seul cœur pleinement occupé vaut autrement que le suffrage modéré d'une élite. Dieu lui-même préfère un enthousiaste à tous les approbateurs. Que la foi soit donc notre règle : et laissons sourire les impersonnels, laissons lire même nos faiblesses, pour consoler, par elles, ceux qui auront les mêmes. Oui, j'ai, comme Isis, mais sans que la vie en jaillisse, laissé tomber quelques larmes, en quittant Philse. La Force du Passé, en art tradition, en fait hérédité, en tout prestige, prime l'intérêt et l'impériosité de la vie, et décide, par ses préceptes et ses exemples, des meilleurs d'entre nous. L'éducation n'est ni le foyer, malgré la mère, ni le collège, malgré la discipline ; ce qui décide l'àme de Charlotte Corday et celle de Roland c'est Plutarque ; leçon de vertu ou de crime, vœu d'idéalité ou d'ambition, l'imitation du Passé semble la loi de l'individualisme moderne, depuis la Renaissance : et ce ne fut pas une vaine piété, chez les plus grands hommes, que cette vénération de l'antiquité ; elle les poussa au plus haut d'eux-mêmes : notre histoire morale et immorale imite, à chaque instant, l'empereur ou le démagogue romain. Aujourd'hui, Rome voit son prestige pâlir ; les thermes de Caracalla, les débris du Forum s'effacent à l'écrasante comparaison de Thèbes et de Ninive : l'humanité, de moment en moment, retrouve son histoire, et le dix-neu- vième siècle a découvert plus de siècles d'annales authentiques qu'on n'en attribuait, au cosmos lui-même, il y a cinquante ans. Quel spectacle que ces empires oubliés qui jaillissent de la cendre, et se livrent à nous, miraculeusement conservés jusque clans les détails intimes de la vie ! Ce prodigieux enseignement, dont la littérature et l'art ont déjà profité, ne produit aucun changement, chez l'homme d'État : jamais les puissants ne bornèrent leur vue à tant d'étroitesse, et s'il j a encore des artistes, la race des gubernateurs est bien éteinte. Dès que l'individu vaut, il exploite l'époque ou s'en désintéresse : et les intelligents se divisent en fonctionnaires, vivant sur le corps social comme corbeaux sur charogne, et indépendants qui se dérobent même à la pensée du présent. Jamais un pays latin ne présentera cette unité morale, qui faisait de l'Egypte une personne colossale : le mot État ne signifie présentement qu'un faisceau économique : et c'est une stupeur au point de vue philosophique, qu'une civilisation qui n'a point de vie morale, et que ni la religion, ni aucune formule supérieure ne relie en ses parties, cordialement désintéressées les unes des autres. 23 Quand on vient de France, pays officiellement athée, qui n'invoque en ses actes officiels, nulle pari, l'idée de Dieu; et pratique comme forme supérieure de religiosité l'indifférence et enfin n'enseigne rien de la vie future et du devenir en ses écoles ; is-moi mon nom, dit la poutre. — Ton nom est révélation pour l'esprit, U. témoignage pour l'àme, exemple pour les yeux. — Dis-moi mon nom, dit l'albâtre. — Ton nom est concordance pour l'esprit, sainteté pour l'âme, piété pour les yeux. — Dis-moi mon nom, dit le granit. — Ton nom est orthodoxie pour l'esprit, constance pour l'âme, martyr pour les yeux. — Dis-moi mon nom, dit le couloir. — Ton nom est sacrifice pour l'esprit, charité pour l'âme, pratique pour les yeux. » Vainement, je veux tirer du Livre des Morts un grimoire à mon usage. Cependant « je suis porteur des secrets concernant le front de Seb et la balance de Ra, qui porte la vérité, en elle, chaque jour... Je dois voyager dans la barque de ceux qui retrouvent leur face. Je suis un vivant pourvu, plus que tout autre vivant. Verrou de la porte, laisse-moi entrer; je te dirai ton nom, et à toi aussi, serrure, à toi encore clé... Seuil de la salle, je marcherai sur toi, car mon pied droit s'appelle ceinture de Khem et mon pied gauche douleur des Nephthys... C'est toi qui détermines la terre, ô Thot... O Dieux de la double retraite... O gardiens des portes du Tiaou. Et toi qui es dans le disque... que je passe libre par les pylônes, que je m'avance, aimé et sans souillure. O Osiris le Bon et le vrai maître de l'âme suprême et maître de la terreur. O Dieux d'Abydos. » Ces formules n'intéressent que ma curiosité sans m'émouvoir; et si je réfléchis, le temple de granit m'apparaît le seul au monde où la prière doit se faire abstraite, d'autant que les civilisateurs de l'Egypte sont des êtres qu'on ne peut se figurer, ni même rattacher fortement, à n'importe quel rameau humain. Fabre d'Olivet, et à sa suite l'école contemporaine,! ont admis que la plus antique civilisation fut celle des noirs ; elle posséda toute l'Afrique et partie de l'Asie. Cette assertion est gratuite, sans preuve aucune; mais une autre théorie basée sur des monuments sort de l'occultisme. Les Rouges ou Égyptiens seraient les At- antes : et les Indiens de l'Amérique auraient Il y a, au Pérou, des pyramides, des sphinx, des colosses, des obélisques, des hiéroglyphes. L'abbé Brasseur de Bourbourg a fait de belles découvertes sur les anciennes civilisations de l'Amérique du Sud. Comme beaucoup d'enfants de ma génération, j'ai (Mi dans les mains un volume de la bibliothèque rose, la Vie chez les Indiens, de Catlin, etdesCooper et des Mayne-Reid et des Gustave Aimard illustrés. La première fois que je vis des images représentant des Égyptiensj je les pris pour d'autres Peaux-Rouges : et pour précoce