Ignac Fock UDK 81U33.1'255.4=163.6:82Flaubert G. Université de Ljubljana* « IDÉES REÇUES » DE FLAUBERT AU SEIN DE LA CONVERSATION : POINT DE DÉPART POUR LA TRADUCTION SLOVÈNE 0 INTRODUCTION En français, « idée reçue » est une expression ayant une très longue tradition, tirant son origine du siècle des Lumières. Par conséquent, du point de vue linguistique, le lien qui s'est établi entre les deux mots constituant ce syntagme figé est aujourd'hui bien fort. En même temps, il paraît inévitable de mentionner, à propos d'idées reçues, Gustave Flaubert et son œuvre curieuse et significative où en est fait un emploi particulier : le Dictionnaire des idées reçues. Tout cela pose un problème considérable si l'on se donne pour but de traduire, conformément aux exigences sémantiques du syntagme « idée reçue » et en accord avec les côtés linguistique mais aussi culturel et social de la langue cible, l'œuvre mentionnée. Je me propose donc d'étudier les circonstances qui avaient engendré la spécificité de la notion des idées reçues exclusivement flaubertiennes pour esquisser d'abord les possibilités dont il a fallu partir à l'heure de traduire le Dictionnaire des idées reçues en slovène et, en second lieu, pour soutenir le choix que j'ai fait aussi en tant que traducteur de ladite œuvre.1 1 IDÉES REÇUES : LA TRAJECTOIRE DU SYNTAGME 1.1 Stade (sémantique) actuel Le Trésor de la langue française (TLF) définit « Reçu » comme (I) participe passé de recevoir, (II) adjectif et (III) substantif. La signification adjectivale correspond à « Communément admis, établi » et on retrouve, sous la troisième nuance déterminée par le contexte, marquée comme « souvent péjorative », la définition de « reçu » : « Qui constitue un lieu commun », celle-ci élargie par une nuance de sens ou d'emploi : « Idée(s) reçue(s). Idée(s) toute(s) faite(s) ; préjugé(s) », avec une citation d'une lettre de Flaubert. L'emploi du syntagme figé est évidemment enregistré ; d'autant plus que l'article « idée » propose comme quatrième sens, « Conception impliquant un jugement de valeur ; manière de concevoir, » dans la subdivision a), « Point de vue en général ; opinion », parmi les usages syntagmatiques celui d'« idée reçue » suivi de la remarque, entre parenthèses, que le syntagme s'utilise le plus souvent au pluriel. * Adresse de l'auteur : Filozofska fakulteta, Oddelek za romanske jezike in književnosti, Aškerčeva 2, 1000 Ljubljana. Mél : ignac.fock@ff.uni-lj.si 1 Gustave Flaubert, Slovar splošno priznanih resnic (voir la bibliographie). Le Petit Robert confirme un grand rapport de sens entre « idée reçue » et « préjugé » dans l'article « Idée » : sous son deuxième sens, « Représentation intellectuelle d'un être, d'un objet », la subdivision numéro six définit « idée » comme « Façon particulière de se représenter le réel, de voir les choses », et là, l'emploi « Idée reçue » renvoie directement à l'entrée « Préjugé ». « Reçu », par contre, ne figure pas dans le Petit Robert en tant qu'adjectif ; la notion qui s'approche de celle des idées reçues est clas-sifiée sous le deuxième sens du verbe « recevoir » : « (II) Laisser entrer ou venir à soi, donner accès à », où dans la quatrième subdivision, son emploi étant marqué comme « littéraire », il est défini comme « Admettre en son esprit (comme vrai, légitime) ». Ce n'est qu'ici que l'expression « idée reçue » est notée et une nuance déterminé par le contexte, « Coutumes, usages reçus », est illustrée par la citation d'Aragon : « il existait des idées reçues, reste à savoir où et par qui, mas enfin des idées reçues. » La période contemporaine a enregistré, selon les dictionnaires consultés, cet emploi comme un syntagme figé dans lequel le lien sémantique ne permet plus, en principe, que l'un des deux composants prévale. Cependant si c'est le cas, c'est toujours « idée » (sans doute dû au fait qu'il s'agit d'un substantif), puisque le terme apparaît plutôt sous l'article « Idée ». Toutefois, il semble nécessaire d'ajouter au point de vue synchronique une étude diachronique du terme pour éviter que la traduction ne mette en évidence qu'une de ses proportions, mais aussi pour la faire correspondre à la notion proprement flaubertienne. 1.2 « Idées reçues » avant Flaubert Bien que les idées reçues n'aient pas été inventées par Flaubert, le syntagme ne s'est systématisé qu'après la parution posthume de son Dictionnaire, donc au début du XXe siècle. Remontant au siècle des Lumières, le terme est étroitement lié au contexte sociohis-torique et philosophique français,2 mais l'expression n'est pas encore figée ; « reçu » équivaut à « admis », « accepté par la tradition », tandis que « idée » y peut être comprise indépendamment. Les idées reçues entrent en usage avec les Lettres philosophiques de Voltaire : « Il est certain que la Sainte Écriture, en matière de physique, s'est toujours proportionnée aux idées reçues » (Voltaire 1988 : 163), or, Anne Herschberg Pierrot fait mention de la toute première attestation de leur provenance. Au XVIIe siècle, dans la Préface sur le Traité du vide, Pascal se sert du participe passé « reçu » pour opposer, en contexte, des opinions reçues à celles que l'on produit (1994 : 102). Ensuite, à base de cette opposition, « opinions » se convertissent en « idées », mais « reçu » aura gardé sa nature participiale, donc détachable voire négligeable, pendant deux siècles encore. Chez Voltaire, les idées reçues équivalent presque sans exception aux préjugés, pour désigner, dans l'opposition entre la science et la religion, celle-ci (cf. supra). Elles comprennent une attitude a priori négative aussi bien que l'indépendance quant à l'expérimenté et aux faits objectifs ; les idées reçues réfutent l'empirisme, elles appuient (et sont appuyées par) les dogmes. Il est intéressant que le baron D'Holbach, dans son 2 De plus, comme je l'explique dans la suite, ce n'est que dans le cas du Dictionnaire de Flaubert que l'on peut lier les idées reçues au littéraire proprement dit. Système de la nature, formulant « le rejet le plus flamboyant des idées reçues » (Herschberg Pierrot 1994 : 104), mette en évidence deux facettes de l'expression, dont une est largement négligée même par l'auteure citée. D'un côté, écrit D'Holbach, « les actions des hommes ne sont jamais libres ; elles sont toujours des suites nécessaires de leur tempérament, de leurs idées reçues » (1781 : 174), mais de l'autre côté, il introduit une nouvelle dimension qui s'avérera essentielle, une centaine d'années plus tard, pour les idées reçues de Flaubert d'ores et déjà « établies » : l'opinion publique, qui « nous donne à chaque instant de fausses idées de gloire et d'honneur » (Ibid. : 131). 3 Certes, la ligne évolutive y prend une direction semblable à celle dont partira plus tard Gustave Flaubert, car si Voltaire considère les idées reçues comme étant « en association avec les 'idées vulgaires' et les 'préjugés vulgaires' » (Herschberg Pierrot 1994 : 103), et si D'Holbach substitue parfois « reçu » par « issu de l'opinion publique », l'auteur du Dictionnaire reprend légitimement, bien que d'une façon peut-être isolante, une des acceptions moins significatives du terme, en écrivant à Louise Colet : « [Le Dictionnaire des idées reçues] serait la glorification historique de tout ce qu'on approuve. J'y démontrerais que les majorités ont toujours eu raison, les minorités toujours tort. » (Flaubert 1980 (II) : 208) 2 FLAUBERT ET LES « IDÉES REÇUES » 2.1 L'héritage des Lumières Apparemment, il faudra considérer deux points de vue pour pouvoir délimiter la notion d'« idée reçue » en vue de sa traduction dans le cas particulier4 du Dictionnaire des idées reçues : d'abord, la spécificité du syntagme dans l'œuvre flaubertienne et, ensuite, l'actualisation et l'intégration du terme dans la langue slovène par rapport au sens qu'il a aujourd'hui en français. Cependant, puisque l'on ne traduit pas « idée reçue » de façon à en englober la trajectoire sémantique mais toujours au sein du Dictionnaire, il paraît indispensable de compléter cette réflexion par un troisième cas de figure, c'est-à-dire, par le cadre qui détermine leur existence dans la langue cible aussi bien que dans la langue d'origine : le titre de cette grande petite œuvre. Dans sa préface à la dernière publication du Dictionnaire, Anne Herschberg Pierrot affirme que Flaubert se situe bien dans la tradition des Lumières, quand [...] il associe les idées reçues à la croyance, et à l'absence de discussion : « Est-ce la fin de la blague ? En aura-t-on fini avec la métaphysique creuse et les idées reçues ? Tout le mal vient de notre gigantesque ignorance. Ce qui est étudié est cru sans discussion. Au lieu de regarder, on affirme ! » (1997 : 14-15) 3 Il y a tout de même une troisième « catégorie » notionnelle d'idées reçues chez D'Holbach qui s'en sert, dans la seconde partie du livre, comme d'une paraphrase désignant les préjugés en matière de religion. 4 Le sujet du présent article n'étant que la traduction de l'œuvre de Flaubert, je n'entre guère dans la polémique sur de possibles traductions d'« idée reçue » hors du contexte du Dictionnaire. Elle a auparavant constaté aussi que « l'on s'aperçoit que pendant longtemps le syn-tagme n'est pas figé, et que même chez Flaubert, il arrive que 'reçu' garde sa valeur de participe passé »5 en plus d'être « le terme marqué » (1994 : 101). « [I]l n'est pas pour autant le créateur du syntagme ni l'inventeur de la notion d' 'idées reçues, » a-t-elle ajouté, tout en soulignant que « [l]a notion d'idées reçues est pour nous inséparable de Flaubert » et qu'il en avait fait « une entité », « un emploi singulier » (Ibid.). Possiblement, la singularité provient-elle d'une notion à laquelle Flaubert aurait songé en choisissant comme épigraphe du Dictionnaire la maxime numéro CXXX de Chamfort : « Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre. » Puisqu'elle est en directe contradiction avec les majorités ayant « toujours raison », d'autant plus qu'elle est précédée par une autre épigraphe, « Vox populi, vox Dei (Sagesse des Nations) », la maxime prépare le domaine à la satire. En effet, « Chamfort lie la convention, le nombre, et la sottise, d'une manière [...] très flaubertienne » (Herschberg Pierrot 1994 : 106) ; les idées reçues dans le monde sont les idées répondant à la décence sociale. Toutefois, si Chamfort est d'abord moraliste et sceptique en ce qui concerne la convention et la décence, Voltaire « a une visée polémique et pédagogique » (Ibid.). « VOLTAIRE. Science superficielle, » lit-on dans le Dictionnaire (Flaubert 1997 : 126), et par cela l'entrée de la bêtise dans le concept de l'idée reçue est presque accomplie, car si « tout le mal vient de notre gigantesque ignorance » (cf. supra), les bornes entre la cause et la conséquence en sont plutôt opaques : « [Flaubert's] ambiguous position in relation to this universal bêtise would find its fullest embodiment in his Dictionnaire des idées reçues » (Tilby 2004 : 15). 2.2 Sens et usage du terme « idées reçues » : l'innovation de Flaubert L'expression est dorénavant inséparable de l'ironie et de la satire, esquissées déjà par les références à Chamfort et à Voltaire, et aussi de mécanismes sémantiques : on reconnaît parmi les idées reçues des usages autonymiques, à savoir, l'usage proprement métalinguistique6 et l'emploi métadiscursif7 des mots, et des jeux de mots, fondés bien des fois sur la polysémie8. Leur rôle principal est celui de tromper le lecteur en l'ahurissant : « D'ailleurs, c'est mon but (secret) : ahurir tellement le lecteur qu'il en devienne fou, » écrit Flaubert9 à propos du Dictionnaire comme partie intégrale de Bouvard et Pécuchet. 5 La nature participiale de « reçu », qui a dû céder la place au syntagme figé, a sûrement joué un certain rôle tout au long du développement de l'idée reçue telle que l'on connaît chez Flaubert, puisque tous les dictionnaires consultés témoignent des vacillations quant à la nature soit adjectivale soit participiale de « reçu » chez l'usage « idée reçue ». 6 P. ex. « ENVERGURE. Se disputer sur la prononciation du mot. » (Flaubert 1997 : 76) 7 P. ex. « HALEINE. L'avoir 'forte' donne 'l'air distingué'. » (Ibid. : 88) 8 P. ex. « ÉRECTION. Ne se dit qu'en parlant des monuments. » (Ibid. : 76) 9 Dans une lettre à Mme Brainne, le 30 décembre 1878. Anne Herschberg Pierrot à constater, en la citant (1997 : 22), qu' « Avec Le Dictionnaire, Flaubert crée un dispositif ironique dons les critères sont instables. » Deuxièmement, les idées reçues deviennent intertextuelles et, en quelque sorte, lit-térarisées ; d'abord, Flaubert recommande de citer des « AUTEURS. On doit 'connaître ses auteurs' » tout en admettant la superficialité déjà mentionnée : « mais il est inutile de savoir même leurs noms » (1997 : 51), pour mettre ensuite sa propre idée reçue en jeu, par exemple: « BAS-BLEU. [...] Citer Molière à l'appui 'Quand la capacité de son esprit se hausse etc. » (Ibid. : 53). De surcroît, il aime bien citer ou résumer soi-même ; la littérari-sation10 des idées reçues se doit principalement à de nombreuses références que Flaubert fait, délibérément ou pas, à son œuvre romanesque où il « montre les idées reçues en acte, et leur lien avec les pouvoirs en place. » (Herschberg Pierrot 1994 : 119)11 Finalement, la quasi-science et l'ignorance que le Dictionnaire se donne pour but d'ironiser en en faisant un inventaire alphabétisé, sont liées à l'époque. D'un côté, on y retrouve l'héritage d'après la Révolution, voire romantique, ironisé à maintes reprises, de l'autre côté, la France sous le Second Empire ; mais en tout cas, la classe dont le Dictionnaire « se nourrit », c'est la bourgeoisie au sein de laquelle l'écrivain naquit. Rosemary Lloyd souligne : The intelligence of his contemporaries had never inspired him with enthusiasm, indeed, his dictionary of clichés reveals that he derived considerable pleasure from accumulating examples of their stupidity, but what has changed is his perception of the level of power allotted to the masses with the ousting of the Empire and the inception of the Republic. (2004 : 81) Les faits historiques n'apportent, grosso modo, qu'une modification du point de vue, tandis que sa critique demeure orientée vers le milieu qu'il a connu le mieux et dénigré le plus, ses mots archiconnus étant « J'appelle bourgeois quiconque pense bassement. » Le mélange est décidemment étrange : d'abord, l'héritage des Lumières, rapprochant l'idée reçue du préjugé, celui-ci élargi vers l'opinion publique. Ensuite, dès que l'opinion se concrétise par « ce qu'on approuve », « reçu » équivaut à « cru sans examen ». Et finalement, la convention, l'ordre social, reflétés par la volonté de converser comme il faut.12 Flaubert a établi le lien entre la société et le savoir-faire en qualifiant les idées reçues comme « tout ce qu'il faut dire en société pour être convenable et aimable » (Flaubert 1980 (II) : 209). Ainsi, pour la première fois, le Dictionnaire peut 10 Le Dictionnaire tel quel, rejoignant ses segments historique, sociologique et littéraire, est considéré d'abord comme une œuvre littéraire, mais à l'époque, il ne l'était pas. 11 La question se pose, bien sûr, si ce sont des idées reçues qu'il a « intégrées » dans ses romans, ou bien vice versa, c'est-à-dire que le Dictionnaire représente un compte rendu de la satire et de la critique de la bourgeoisie, exposées tout au long de son œuvre. Consulter à ce sujet, pour l'exemple le plus représentatif qui est celui de Madame Bovary : André Vial (1974) Le Dictionnaire de Flaubert ou le Rire d'Emma Bovary, Paris : Nizet, ou bien, par l'auteur du présent article : Ignac Fock (2012) « Spregledani podnaslov : Gospa Bovary in Slovar splosnopriznanih resnic. » Vestnikza tuje jezike, 4 (2012)/1-2, 285-295. 12 P. ex. « FOULARD. Il est 'comme il faut' de se moucher dedans dans un foulard. » (Flaubert 1997 : 82) être considéré comme manuel ou compendium, à quoi acquiesce Timothy Unwin : « [...] Dictionnaire des idées reçues, that compendium of laughable yet familiar absurdities » (2004 : 40). Les idées reçues, alors, s'attendent à une classification. 3 DICTIONNAIRE DES IDÉES REÇUES EN SLOVÈNE 3.1 « Idée » ? La traduction slovène, « ideja », est un terme décidemment trop large qui ne se spécifie que dans le correspondent d' « idée fixe », « fiksna ideja », expliquée en tant que « bolezenska predstava, blodna misel » (Slovar slovenskega knjižnega jezika (SSKJ)). TLF, comme SSKJ, mentionne « idée fixe » dans l'article « Idée », mais il l'explique sous l'entrée « Fixe » : « Idée dominante dont le sujet ne parvient pas à se libérer. Synon. obsession. » Or, sans exception, la formation d'une idée reçue est motivé par l'extérieur, cf. supra : « tout ce qu'il faut dire en société pour être convenable et aimable ». Elle doit correspondre à toute une série de contextes parce que les entrées dans le Dictionnaire varient de « baccalauréat », « hémorroïdes » et « abricots » à « jansénisme », « Wagner » et « paradoxe ». C'est pourquoi « dejstvo » (« fait »), par lequel l'abstraction pourrait se limiter, est trop concrétisé. Le fonctionnement de l'idée reçue est déterminé aussi par sa totalité ; l'expression figée doit servir dans une conversation sur un sujet quelconque, mais avec un certain « on-dit » sous-entendu. Une idée reçue, malgré l'assertion quasi autoritaire qu'elle est censée porter, ne doit pas compromettre celui qui l'énonce. 3.2 Mentions et traductions antérieures 3.2.1 Dans d'autres langues En ce qui concerne les traductions du Dictionnaire en allemand, italien et espagnol, on constate que, dans la grande plupart des cas, la tendance est celle de rapprocher « idée reçue » de « lieu commun », probablement à cause de l'existence du terme, donc de ses équivalents, dans les langues mentionnées. Par conséquent, Le Dictionnaire des idées reçues est devenu Das Wörterbuch der Gemeinplätze, Dizionario dei Luoghi Co-muni et Diccionario de lugares comunes, respectivement. Toutefois, même si le témoignage d'un des grands amis de Gustave Flaubert, Maxime Du Camp, parle en faveur de ce procédé d'assimilation en vue de la traduction, puisque le Dictionnaire « eût été le groupement méthodique des lieux communs, des phrases toutes faites » (Du Camp 1994 : 191), les deux termes ne sont pas exactement synonymes en français ; à comparer les définitions sous 1.1 avec celle du « Lieu commun » : « Idée, formule générale souvent répétée et appliquée à un grand nombre de situations. » De surcroît, un lieu commun est a priori qualifié comme péjoratif: « Banalité, idée ou argument rebattu » (ATILF). L'idée reçue traduite, afin d'« ahurir le lecteur », devrait être dotée d'une nature ambiguë. La banalité effectivement fait partie du contenu de, jusqu'à un certain degré, toute idée reçue, mais l'idée reçue, terme appartenant à la rhétorique bourgeoise et aux conversations de salon, en devrait être dépourvue. Au cas du Dictionnaire, on remarque mieux qu'autre part que la connotation péjorative n'apporte pas immédiatement la connotation de banalité. Les traductions anglaises, par contre, respectent assez rigidement la construction du syntagme ; les deux conservent « idée » comme noyau et la modifient non par un adjectif mais par un participe13 : Dictionary of Accepted Ideas (1954) et Dictionary of Received Ideas (2010). La signification du verbe « accept » est alors « believe or come to recognize (a proposition) as valid or correct » (Oxford) ; ou bien « to consider as true or believe in (a philosophy, theory, etc.) » (Collins). La première traduction en est d'abord descriptive, pendant que la nouvelle, selon les dictionnaires anglais, reprend le lien très étroit de l'original : dans l'article « receive », Reference Dictionary inclut, sous le sens « to take into the mind; apprehend mentally », parmi les exemples cités la collocation « to receive an idea ». Pareillement, Collins confirme la connexion « receive : (8) to apprehend or perceive (ideas, etc.) ».14 3.2.2 En slovène Traduire « idée reçue » en slovène implique, premièrement, de substituer « idée » par un autre nom, quitte à faire allusion à « idéologie » qui, dans le champ sémantique, est beaucoup plus proche de « idée » qu'il ne l'est en français. Deuxièmement, une expression à valeur semblable à l'expression française doit être purement et simplement inventée ; la langue slovène ne possède même pas un synonyme à l'instar de « lieu commun ». Stane Ivanc, traducteur de Bouvard et Pécuchet, essaie d'expliquer le terme idées reçues, dans sa préface à la traduction du roman, comme « puhlice » ou « splošnice » (Ivanc 1995 : 274), mais dans ce cas-là, pour paraphraser, on ne parle que d'expressions vides de sens, voire avec une notion de calomnie lorsqu'il donne comme solution possible « prazne marnje » ; « prazne » signifiant, en effet, « vides », et « marnje » tout simplement « calomnies ». Ces expressions, en plus, sont assez désuètes, pour ne pas dire archaïques, et, dans une conversation supposément recherchée, sans doute plutôt ordinaires que tendancieusement bourgeoises. Pareillement, dans la préface à la nouvelle traduction slovène de Madame Bovary, Primož Vitez, s'appuyant probablement sur l'opinion de Stane Ivanc, mentionne « puhlice » (2005 : 495), mais ce qu'il y a d'essentiel, pour la recherche de la traduction adéquate d'« idée reçue », c'est la paraphrase dont il se sert pour appeler le 13 Voir les remarques à propos de la nature grammaticale de « reçu » dans l'expression figée « idée reçue ». 14 Faisant cela, les traducteurs ont apparemment évité la version anglaise, existante, de locus communis (lat.)/koinos topos (gr.) : « commonplace ». En plus de ce terme-ci, parallèle de « lieu commun », l'anglais en connaît un au sens similaire et à l'étymologie grecque : « topic », défini par Collins, dans le domaine de rhétorique ou de logique, en tant que « category or class of arguments or ideas which may be drawn on to furnish proofs. » Pareillement, la traduction portugaise du Dictionnaire (Flaubert 1995) est un projet histori-co-littéraire et traductologique (Messias 2011), ayant pour objectif de (re)traduire une partie du Dictionnaire de Flaubert, n'admettent pas que « idées reçues » deviennent « lieux communs » bien que ceux-ci existent en portugais (« lugar-comum »). Les solutions sont alors analogues aux anglaises : Dicionàrio das ideias féitas et Dicionârio das ideias aceitas, respectivement. Dictionnaire des idées reçues « Družabni blefsikon » (« Encyclopédie/Dictionnaire de bluff social ») (ibid.). C'est exact : les idées reçues flaubertiennes représentent du bluff qui peut être appris dans l'intention de passer pour intelligent dans une conversation, à l'aide du Dictionnaire. 3.3 Conversation et banalité versus ordre social À la recherche de l'équilibre entre ce que je viens d'exposer sous 1.1 et 2.2, à savoir, entre la réalité sémantique actuelle, tout à fait objective, et l'impression que l'on se construit sur cette expression figée, toutes ses proportions et notions comprises, mais aussi en prenant en compte l'objectif du Dictionnaire, j'ai essayé de trouver des parallèles qui puissent désigner, même en guise de paraphrase, le domaine sémantique et rhétorique que couvrent les idées reçues. En résumé : Flaubert fait la synthèse de la critique des Lumières (la raison contre les préjugés) et du refus « romantique » de la norme commune, qui vise non pas seulement la trivialité du lieu commun (l'idée reçue n'est pas seulement banale) mais la soumission aux valeurs en place, les conformismes au pouvoir (l'idée reçue est dominante). (Herschberg Pierrot 1994 : 119) Il y a un roman, publié un demi-siècle avant que le projet du dictionnaire soit documenté dans la correspondance de Flaubert, mais qui coïncide parfaitement avec la synthèse de ce que signifie pour lui « idée reçue » faite par Anne Herschberg Pierrot : Pride and Prejudice de Jane Austen (1813), la traduction la plus récente en étant Orgueil et Préjugés. La romancière a éprouvé le fonctionnement de la société anglaise à travers des mécanismes sociaux très subtils ; en plus, elle a concrétisé la situation sociohistorique dans ses récits tout en l'ironisant par son style. L'époque où la France avait été largement anglophile est marquée, du point de vue de l'ordre ou de la convention sociale, par la conversation (cf. Craveri 2002), et vice versa : la conversation et le bluff social sont ancrés essentiellement dans l'Ancien Régime ; sera-ce par hasard que Madame de Staël y voie un enchaînement avec les idées : « Le cours des idées, depuis un siècle, a été tout à fait dirigé par la conversation » (1998 : 102) cf. Craveri (2002) ?15 Le roman de Jane Austen commence par la phrase citée partout : « It is a truth universally acknowledged, that a single man in possession of a good fortune, must be in want of a wife ».16 En continuant la lecture on se rend compte que cette même « vérité », admise, établie et internalisée, bien qu'inculquée par l'extérieur, répond aux exigences 15 Benedetta Craveri se demande sur le passage du philosophique, jadis liée aux idées reçues, à la conversation: « La frivolité était-elle vraiment passée de mode ou était-ce plutôt la philosophie qui était devenue frivole ? » (2002 : 533) 16 « C'est une vérité universellement admise, qu'un célibataire en possession d'une fortune solide doit avoir besoin d'une femme. » (Traduction de Jules Castier, 1947) « C'est une vérité presque incontestable qu'un jeune homme possesseur d'une grande fortune doit avoir besoin d'une épouse. » (Traduction d'Éloïse Perks, 1822) conversationnelles de l'idée reçue. C'est la norme qui aurait pu prendre la forme assertive d'un conseil : « Épouse. Tout célibataire pourvu d'une belle fortune », etc. Aussi la traduction slovène de la phrase a-t-elle signifié le moment clé pour la traduction des idées reçues : « Vsesplošno priznana resnica je, da samski moški s čednim premoženjem nujno potrebuje ženo » (Austen 1968 : 5) ; il s'agit de la paraphrase la plus complète d'une idée reçue inexistante. « Splošno priznan » répond, en slovène, à « reçu » puisqu'il est précis et ne renvoie guère à la banalité, en comparaison avec, par exemple, « lieu commun ». Il permet la généralisation (grâce à l'adverbe « splošno », « géneralement, communément ») aussi bien que l'application à de nombreux contextes d'un mode assertif et efficace : l'adjectif « priznan », lorsqu'il est modifié par cet adverbe, correspond à « admis » et « reçu », gardant même, pour être minutieux, un certain degré de la nature participiale dont on a déjà abondamment discuté. De même en est-il avec « resnica » (« vérité »), beaucoup plus proche de « opinion » ou « idée » que ne l'est « ideja » (cf. supra). En résumé, l'expression « splošno priznana resnica » mérite d'être citée, ce qui est un des rôles primordiaux des idées reçues incluses dans le Dictionnaire. Ainsi, le titre Slovar splošno priznanih resnic garde son éloquence, son ironie fort subtile du point de vue littéraire, mais la trivialité en est assurée justement par son conformisme. Slovar splošno priznanih resnic a l'air assez prétentieux pour qu'un « client », tel que l'avait imaginé Flaubert, s'en serve afin d'apprendre « ce qu'il faut dire en société pour être convenable et aimable ». 4 CONCLUSION Le présent article témoigne que Le Dictionnaire des idées reçues est un des cas où le travail de traducteur dépend directement de son travail de chercheur ; non seulement lorsqu'il s'agit du titre, chaque idée reçue, en fait, a son histoire, son contexte social, historique, littéraire et linguistique. L'innovation de Flaubert quant aux idées reçues, en sens et en usage, est en réalité unique ; toutefois, donnée la longue histoire d'idées reçues, peut-être serait-il intéressant d'en chercher les traductions pour chaque « stade » dans lequel elles se sont trouvées au cours de la trajectoire que je viens de résumer. On sait bien que la langue ne connaît point de rive et, heureusement pour les futures générations de traducteurs et de traductologues, nulle traduction n'a jamais été définitive. Bibliographie AUSTEN, Jane (1968) Prevzetnost in pristranost. Trad. par Majda Stanovnik. Ljubljana : Cankarjeva založba. CRAVERI, Benedetta (2002) L'Âge de la conversation. Paris : Gallimard. DU CAMP, Maxime (1994) Souvenirs littéraires. Paris : Aubier. FLAUBERT, Gustave (1954) Dictionary of Accepted Ideas. Trad. Jacques Barzun. New York: New Directions. FLAUBERT, Gustave (1980) Correspondance. Paris : Gallimard, NRF. FLAUBERT, Gustave (1980) Dizionario dei Luoghi Comuni. Trad. J. Rodolfo Wil-cock. Milano: Adelphi. FLAUBERT, Gustave (1995) Dicionário das idéias féitas. Trad. Cristina Murachco. Sao Paulo: Nova Alexandria. FLAUBERT, Gustave (1997) Le Dictionnaire des idées reçues suivi du Catalogue des idées chic. Paris : LGF. FLAUBERT, Gustave (1998) Das Wörterbuch der Gemeinplätze. Trad. 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L'auteur examine la valeur sémantique actuelle et résume le développement historique du syntagme pour indiquer ensuite l'innovation que Flaubert y a apportée. Soulignant la spécificité des idées reçues flaubertiennes, il met en évidence les problèmes de leur traduction slovène faute d'expressions étymologiquement et socio-historiquement analogues et en raison de l'ambi-guité du mot « ideja » dans ce contexte particulier. Analysant des traductions d'« idée reçue » dans d'autres langues, l'auteur, traducteur aussi du Dictionnaire, s'appuie sur la notion conversationnelle du terme, établie par Flaubert, pour justifier sa traduction par le syntagme « splošno priznana resnica ». Mots-clés : littérature française, traduction littéraire, traductions slovènes, Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues Povzetek FLAUBERTOVE »IDÉES REÇUES« V KONVERZACIJI: IZHODIŠČE ZA SLOVENSKI PREVOD Pričujoči članek je prevodoslovna študija izraza »idées reçues«, kot ga je uporabil Gustave Flaubert v svojem delu Dictionnaire des idées reçues, zlasti v luči prevoda tega besedila v slovenščino. Avtor prouči trenutno pomensko vrednost besedne zveze in povzame njen zgodovinski razvoj ter pojasni Flaubertov prispevek k njeni rabi in pomenu. Poudari svojskost Flaubertovih »idées reçues« ter ob tem prikaže problematičnost njihovega prevoda v slovenščino, ki ne pozna etimoloških in družbeno-zgodovinskih vzporednic, opomni pa tudi na dvoumnost »ideje« v tem kontekstu. Avtor, sicer tudi prevajalec Slovarja, razčleni prevode »idée reçue« v nekaj drugih jezikov, nato pa se opre na vpetost izraza v konverzacijo, kar je dejansko dosegel Flaubert, in preko nje utemelji prevod »splošno priznana resnica«. Ključne besede: francoska književnost, literarno prevajanje, prevodi v slovenščino, Gustave Flaubert, Slovar splošno priznanih resnic