Alenka Zupančič Mélancolie et certitude Lorsque Freud compare le deuil et la mélancolie, il constate qu'il s'agit dans les deux cas de la réaction à une perte qui entraîne une dépression profondément douloureuse, une suspension de l 'intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d'aimer et l'inhibition de toute activité. Et pourtant, ajoute Freud, il est très remarquable qu'il ne nous vienne jamais à l'idée de considérer le deuil comme un état pathologique et d 'en confier le traitement à un médecin. Au lieu de cela, »nous comptons bien qu'il sera surmonté après un certain laps de temps«1. En d 'autres termes, ce qui distingue la mélancolie du deuil, c'est d'abord sa durée. A l'opposé du deuil, la mélancol ie ne s ' a r rê te pas, elle se présente comme un deuil (potentiellement) infini. Cela constitue un premier niveau d'observation. A un deuxième niveau apparaissent encore d'autres traits distinctifs de la mélancolie qui conduisent Freud à une conclusion plus radicale concernant la différence entre le deuil et la mélancolie. Cette différence porte sur la nature de l'objet perdu: l'objet perdu du mélancolique, c'est le moi lui-même. Or, même si la première observation (celle qui concerne la durée) semble plutôt superficielle et descriptive, elle peut donner lieu à une conceptualisation qui permettrai t de je ter une lumière nouvelle sur la question de la mélancolie. Nous dirons donc que la mélancolie est un travail de deuil qui manque le moment de conclure (ou bien un travail de deuil dans lequel le moment de conclure fait défaut ) . Cette manière d 'expr imer les choses ouvre aux recherches sur la mélancolie une voie qui passe par la problématique de »l'assertion de certi tude anticipée«. Ici, je me réfère à l'écrit de Lacan intitulé »Le temps logique et l'assertion de certitude anticipée«, dans lequel la notion de moment de conclurejoue un rôle important, étant une dimension temporelle essentielle à la subjectivation. Rappelons brièvement le problème logique que Lacan prend pour point de départ2: 1 Cf. Sigmund Freud, »Deuil et mélancolie«, Métapsychologie, Gallimard, Paris 1968, p. 146. 2 Cf. Jacques Lacan, »Le temps logique et l'assertion de certitudé anticipée«, Ecrits, Paris 1966. Filozofski vestnik, XIX (2/1998), pp. 195-206. 195 Alenka Zupančič Le directeur de la prison fait compara î t re trois dé tenus en leur expliquant qu'il doit libérer l'un d'entre eux. Pour décider lequel, il a décidé de les soumettre à une épreuve de logique. Il leur explique que chacun portera un disque fixé sur son dos (c'est-à-dire hors de la portée de son propre regard). Parmi les cinq disques qui at tendent sur son bureau, trois sont blancs et deux noirs. Les prisonniers pourront donc voir les couleurs que por tent les autres, mais non la couleur de leur p ropre disque. Le premier à pouvoir en conclure sa propre couleur, ce qu'il signalera par l'acte de quitter la pièce, sera libéré. Comme le démontre Lacan, trois situations sont possibles: 1) Dans le cas d 'un prisonnier »blanc« face à deux »noirs«, le premier peut voir immédiatement qu'il est »blanc«, sachant qu'il n'y a que deux disques noirs e n j e u . Ici, la valeur de l 'évidence est instantanée (elle n'implique aucun laps de temps). Lacan appelle la modalité temporelle à l'oeuvre dans cette situation l'instant du regard. 2) A supposer que deux prisonniers soient »blancs« et le troisième »noir«, les deux »blancs« vont raisonner ainsi: »Je vois un blanc et un noir, donc je peux être soit noir, soit blanc. Or, si j 'étais noir, le blanc verrait deux noirs et en conclurait immédiatement qu'il est blanc. Comme il ne l'a pas fait, je suis blanc. Ici, un certain temps s'est écoulé: le temps pour comprendre. Je me transpose dans le raisonnement de l 'autre etj 'arrive à ma conclusion sur la base du fait que l'autre n 'a pas agi. 3) La troisième possibilité (trois disques blancs) est la plus complexe, et c'est celle que le directeur de la prison choisit pour les trois prisonniers. Ici, on raisonne de la manière suivante: »Je vois deux blancs, donc j e peux être soit noir, soit blanc. Si j 'étais noir, alors les deux autres raisonneraient ainsi: J e vois un blanc et un noir, donc je peux être soit noir, soit blanc. Or, si j 'étais noir, le blanc verrait deux noirs et en conclurait immédiatement qu'il est blanc. Comme il ne l'a pas fait, j e suis blanc. Doncje quitte la pièce'. Or, aucun d'eux n 'a quitté la pièce, j e suis donc, moi aussi, un blanc.« Ici, Lacan remarque que cette solution demande un double temps d'arrêt et un geste interrompu: si les trois prisonniers sont d'intelligence égale, après le premier arrêt (i.e. après le temps pour comprendre au cours duquel ils prennent en compte les implications du fait que personne ne bouge), ils vont tous se diriger vers la porte au même moment. Mais ils vont aussi tous s'arrêter sur le coup, perplexes, ne sachant quel sens donner au mouvement des autres (chacun se demandant si les autres se sont dirigés vers la porte pour la même raison que lui ou bien parce qu'ils voient sur lui un disque noir; chacun se demandant, en d'autres termes, s'il a correctement saisi le moment de conclure). Cependant, le fait même que tous partagent 196 Mélancolie et certitude ce m o m e n t d 'hési ta t ion, peu t les mener à la conclusion définitive. A ce m o m e n t précis, l 'hés i ta t ion se t ransforme en précipi tat ion, chacun se précipitant vers la porte de peur que les autres ne le dépassent. Lacan donne le nom de moment de conclure à cette transformation de l'hésitation en hâte qui m è n e à »l 'asser t ion de cer t i tude ant icipée«, à u n e ident i f ica t ion précipitée (»je suis blanc!«). A partir de cet exemple, Lacan développe trois types de sujet différents, don t chacun correspond à l 'une des trois situations décrites ci-dessus. Dans un premier temps (l 'instant du regard), nous avons le sujet impersonnel qui s 'exprime dans le »on« de Y «on sait que... (face aux deux noirs, on est blanc) « et d o n n e la forme générale du sujet noétique. Lacan remarque que celui- ci peut être aussi bien dieu, table ou cuvette. Dans un second temps (le temps pour comprendre) , nous avons affaire à l'intersubjectivité pure qui produit des sujets »indéfinis sauf par leur réciprocité«?. Le sujet en question se transpose dans le ra isonnement de l 'autre; il s'agit du rapport de miroir entre le sujet et l 'autre qui - ici - n ' e s t pas ici encore le »grand Autre«. Ce n 'est qu 'au troisième temps, c'est-à-dire avec le moment de conclure, que nous arrivons au sujet au sens stricte du terme, aussi bien qu 'à la dimension du grand Autre. Qu ' impl ique cette dernière forme de la subjectivité? Lacan souligne que nous n'y accédons qu 'à la condition que le sujet saisisse le momen t de conclure qu'il est blanc sous l'évidence subjective d'un temps de retard (i.e. du temps d 'hési tat ion). Si le sujet était arrivé à sa conclusion sous l 'évidence objective du dépar t des autres et non pas sous l'évidence de leur hésitation don t il a fait lui-même l 'expérience subjective, alors outre qu'il aurait été (faussement) persuadé d 'ê t re noir, il aurait tout s implement manqué le m o m e n t de conclure et, avec lui, l'acte même de subjectivation. C'est-à-dire qu'il serait resté accroché à cette position du sujet indéfini réciproque dont l ' ident i té d é p e n d en t i è rement des faits et gestes des autres. En d 'autres termes, il s'agirait là du sujet qui passe son temps à se situer par rapport aux au t res et à se d e m a n d e r »que suis-je pou r les autres?«. Il ne fau t pas mésestimer l 'insistance de Lacan à propos de l 'évidence subjective: il ne s'agit nul lement de j oue r le subjectif contre l'objectif. Comme le démontre bien l 'exemple discuté, c'est précisément l'évidence subjective qui fait que le momen t de conclure s'objective enfin. Le sujet peut maintenant exprimer sa certi tude par la vérification désubjectivée, qu'il fait en ces termes: »On doit savoir qu ' on est blanc quand les autres ont hésité deux fois à sortir«. Au contraire, l 'a t tente d ' u n e évidence objective ramène le sujet au stade où, jus tement , tout est »subjectif« (ou bien »intersubjectif«, relationnel, suivant la logique du miro i tement d ' u n sujet dans l 'autre). En d 'autres termes, 3 Ibid., p. 206. 197 Alenka Zupančič l'insistance de Lacan à propos de l'évidence subjective vise très précisément la dimension »objectale« du sujet, i.e. ce qu 'on appelle l 'objet a. Voilà qui est bien indiqué par la forme que prend l'assertion de certitude anticipée au moment de conclure: »Je suis ça!«. Le terme d'«évidence subjective« désigne précisément un acte qui n'est pas »couvert« par la garantie préétablie de l'Autre. Là réside tout le sens du mot subjectif. Il marque quelque chose qui n'appartient, ni au sujet ni à l'Autre, mais dont le sujet s 'empare pour se tirer de l'indécision radicale qui plane quant à son identité. Cela nous ramène au coeur du rapport paradoxal qui existe entre le sujet et l'Autre, et que décrit de façon très concise Slavoj Žižek4: Ce n'est que lorsque j e me reconna i s dans mon iden t i t é -manda t symbol ique pa r un geste d'identification précipitée, acte que ne couvre pas la garantie de l'Autre, que la dimension de l'Autre devient opératoire. L'Autre, poursuit Žižek, n 'est pas »toujours-déjà là«, prêt à couvrir ma décision: je ne fais pas que remplir, occuper la place qui m'est d'avance assignée dans la structure symbolique, c'est au contraire l'acte même de reconnaissance symbolique qui, par son caractère précipité, instaure l'Autre en tant qu'ordre structural synchronique atemporel. En d'autres termes, lorsqu'il agit sous l'évidence subjective, le sujet, loin de rompre avec le modus objectif, instaure l'objectivité même à laquelle il se réfère dans son acte d ' ident i f icat ion précipi tée (i.e. l 'assert ion de certitude anticipée). Il s'agit là d 'un acte au sens emphatique du terme; cela est clairement attesté par le fait que cette logique d 'un geste qui, pour être accompli, présuppose cela même qu'il instaure dans son accomplissement, est également à l'oeuvre dans la définition kantienne de l'acte éthique: pour que puisse exister la législation (pratique), Kant affirme en effet que la règle doit se présupposer elle-même. Voilà qui a quelques implications impor tantes pour la not ion de certitude aussi bien que pour la question de la mélancolie. On pourra i t dire d ' abord que la no t ion de cer t i tude est intr in- sèquement liée à l'absence du »garant de la certitude«. Au fond, la certitude est toujours un geste subjective d' identification précipité qui constitue l'«horizon de certitude« en même temps qu'il s'y réfère. La certitude, au sens emphatique du terme, n'est pas fondée sur une garantie préétablie concernant les pensées et les actes du sujet. Elle est essentiellement acte — l'acte d'anticipation que le sujet accomplit au moment même où ladite garantie fait défaut. Cela est déjà bien visible dans Descartes: le »donc je suis« surgit au moment précis où toute certitude concernant nos pensées et nos 4 Cf. Slavoj Žižek, Essai sur Schelling. Le reste qui n'éclôt jamais, L'Harmattan, Paris 1996, p. 187. 198 Mélancolie et certitude actes est ébranlée par l 'hypothèse du mauvais génie. En d'autres termes, la certitude est corrélative au manque dans l'Autre (i.e. au caractère non- conclusif de la chaîne causale), et non à sa plénitude. Si nous avions affaire à un Autre »plein«, i.e. à un Autre (l'ordre symbolique) où toutes nos actions et leurs résultats seraient déterminables à l'avance, il n'y aurait aucune place pour le sujet (ce dernier étant alors réductible sans reste à la structure). Ce qui implique qu'il n'y aurait aucune place pour la certitude, puisque cette dernière est une figure subjective. Plus précisément, la certitude est une f igu re subject ive surgissant dans le vide qui s 'ouvre avec chaque (re)subjectivation, c'est-à-dire à chaque fois que le sujet perd pied (à cause, par exemple, de la perte d 'un être aimé) et se trouve devant la nécessité de »se tirer par les cheveux« de ce vide , comme sujet nouveau/aut re . La certitude est donc la figure subjective qui surgit dans l'intervalle qu'il y a en t re deux sujets (i.e. deux types différents de la subjectivation d'une »personne«), et qui rend possible le passage de l 'un à autre. Nous pouvons maintenant proposer une hypothèse concernant la mélancolie dans son rappor t avec le deuil ou, plus exactement, deux hypothèses se recouvrant en partie. Selon la première hypothèse, la mélancolie a le plus de chances de se produire lorsque le sujet perd, en la personne aimée, ce qui le touche au plus intime de son être. La perte susceptible d'entraîner la mélancolie n'est pas la perte de ce qu 'on a (eu), mais la perte de ce qu'on est, la perte de ce qui constituait le noyau même de notre être, perte qui nécessite donc une resubjectivation. Toutes les pertes, aussi graves qu'elles puissent être, ne sont pas nécessairement de cet ordre. La seconde hypothèse veut que, dans la mélancolie, le sujet ne parvienne pas à passer à l'acte d 'une nouvelle identification. Il préfère en quelque sorte continuer à maintenir un rapport à l'objet perdu (ou bien à l ' ob je t en tant qu ' i l est p e r d u ) , puisque la douleur qu' i l ressent en maintenant ce rapport constitue le dernier support de son être qui menace de disparaître entièrement. Proust, dans Un amour de Swan, en fournit un exemple excellent. Le héros est éperdument amoureux d'Odette qui, elle, ne l'aime plus. Il en souffre terriblement et pense tout d 'abord qu'il veut cesser d 'être amoureux d'elle pour pouvoir sortir de cette souffrance, de ce pathos. A la réflexion, il s'aperçoit cependant que ce n'est pas exactement ce qu'il veut. Il veut que sa souffrance cesse, mais pas son amour; il veut que sa souffrance cesse tout en étant encore amoureux, puisque c'est la condition pour qu'il éprouve du plaisir. Il sait que sa souffrance expirerait s'il cessait d ' ê t r e a m o u r e u x d ' O d e t t e , s'il était »guéri« de cet amour - et c 'est précisément ce qu'il ne veut pas, puisque »du sein de son état morbide, à vrai 199 Alenka Zupančič dire, il redoutait à l'égal de la mort une telle guérison, qui eût été en effet la mort de tout ce qu 'il était actuellement^. »Guéri«, il ne serait donc plus le même sujet, il ne trouverait plus aucun plaisir dans l 'amour d 'Odet te ni aucune douleur dans son indifférence. Comme le remarque Freud, dans l'état de mélancolie, l'existence de l'objet perdu se poursuit psychiquement. Elle se poursuit sous une forme spectrale, fantomatique (nous donnerons à ces mots un sens plus précis par la suite), qui implique une temporalité spécifique. Le mélancolique, donc, n 'arr ive pas à subjectiver la per te . Cette constatation d'apparence assez banale, comporte cependant une implication moins évidente. Le problème n'est pas que le sujet »n'accepte pas« la perte et refuse de l'assumer. Bien au contraire, on pourrait dire qu'il ne l'accepte que trop volontiers, effaçant la différence ent re la perte et le manque (comme constitutif du désir)1'. La perte donne au sujet le sentiment que l 'objet perdu est désormais celui qu'il désirait vraiment; ce faisant, elle commence à »incarner« l'objet manquant lui-même, l 'objet a. Elle comble ainsi le manque et obture sa fonction, fondatrice du désir. Le mélancolique possède l 'objet de par sa perte, et cette possession étouffe tout désir. On pourrait donc maintenir qu'au lieu de subjectiver la perte, le mélancolique l'objective, i.e. en fait la positivation de l 'objet manquant , le manque se »subjectivisant«, par voie de c o n s é q u e n c e . O n a d i sce rné le m ê m e mouvement dans la discussion des trois dimensions temporelles que doivent traverser les prisonniers dans l 'exemple de Lacan. Si le sujet ne saisit pas subjectivement le moment de conclure, il p rendra le départ des autres comme une preuve positive (ou bien »objective«) de ce qu'il est noir. Il pensera que les autres se sont dirigés vers la porte sur la base de ce qu'ils voient (le disque noir sur son dos), alors qu'en effet leur mouvement résulte de ce qu'ils ont trouvé positivement de ce qu'ils ne voient pas. Ne pas saisir subjectivement le moment de conclure (ou bien: ne pas subjectiver la perte) veut donc dire échouer à »positiver« (i.e. objectiver) le manque. De l'autre côté, »subjectiver la perte« veut dire opérer une séparation entre la perte et le manque, entre l 'objet perdu et l 'objet manquant, ce qui »objective« le manque. Cela nécessite une identification symbolique: le sujet ne s'identifie alors pas (ou plus) à l 'objet perdu, mais passe à ce qu 'on pourrait appeler une »identification médiée« au manque - identification qui passe par le signifiant S r C'est ce qui se produit lorsque les prisonniers sortent de la pièce, chacun disant »Je suis un blanc«. On voit bien que, dans 5 Marcel Proust, Du côté de chez Swan, Paris, Gallimard, 1954, p. 354. 6 Je m'appuie ici sur l'article de Brigitte Balbure »Mélancolie«, Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse 1995, p. 187. 200 Mélancolie et certitude la conf igura t ion d o n n é e , le »je suis noir« présuppose un autre genre d'identification que le »je suis blanc«. Le »je suis noir« veut dire »je suis celui que les autres voient comme étant noir« ou bien »je vois que pour les autres je suis noir, donc je suis noir«. Il s'agit donc d'une identification imaginaire dans laquelle le manque du sujet (qu'exprime la question »que suis-je?«) est comblé par u n e r éponse qui vient de l 'Autre. Le »je suis blanc« présuppose au contraire une identification qui s'accomplit au moment où le manque subjectif, au lieu de trouver une réponse dans l'Autre, se trouve redoublé par le manque dans l'Autre: 1) le sujet ne voit pas ce qu'il est pour les autres (puisque tous hésitent), ce qui lui permet de 2) voir que les autres sont dans le même cas, i.e. qu'eux aussi attendent de lui la réponse à la question qu'ils se posent quant à leur propre identité et que leur identité à eux dépend de ce qu'il va saisir subjectivement comme sa propre identité. L'expérience subjective du moment de conclure dont parle Lacan est donc essentiellement l 'expérience du manque dans l'Autre qui permet au sujet de se »ressaisir« dans un acte d'identification précipitée: me voici, je suis monsieur Un tel. Cela nous ramène à la littérature et à cette scène bouleversante et énigmatique A'Hamlet dans laquelle le héros, débarqué en catastrophe grâce aux pirates qui l 'ont sauvé de l'attentat, ignorant ce qui est arrivé pendant son absence, tombe sur l 'enterrement d'Ophélie. En voyant Laërtes envahi par la douleur et embrassant le corps de sa soeur, il s'écrie: »Quel est celui dont la douleur s'exprime avec tant d'emphase? Qui prend à témoin de son deuil et pense arrêter dans leur course les astres stupéfaits de l'entendre? Me voici, moi, Hamlet le Danois (This is I, Hamlet the Dane)!«7 Sur quoi il saute dans la tombe. Il en sort littéralement autre. Après cet épisode, les choses prennent le cours d ' une »véritable fuite en avant« qui renverse complètement le rythme de la pièce, modifiant le comportement du héros qui, finalement, parvient à accomplir son acte. Comme on le sait, il a été dans k'incapacité d 'agir p e n d a n t quat re actes. Son désir est extinct. Son »état d 'âme« correspond trait pour trait à ce que Freud décrit sous le terme de mélancolie: une dépression profondément douloureuse, une suspension de l'intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d'aimer, l'inhibition de toute activité ainsi que la diminution du sentiment d'estime de soi qui se manifeste par des reproches, des injures, adressés à soi-même. Comme on peut le lire 7 W. Shakespeare, Hamlet, trad. André Gide, Ides et calendes, Paris & Neuchatel, p. 159. 201 Alenka Zupančič dans la pièce elle-même: »II y a j e ne sais quel oeuf, dans son âme, que couve sa mélancolie«. Pourtant, comme le remarque Lacan, Hamlet n 'es t pas un cas clinique, mais le protagoniste d ' u n drame, un drame du désir. Nous le prendrons comme tel - comme une figure qui met en scène l 'extinction du désir et les cond i t ions de sa rena i ssance . Ce qui nous in té resse par- ticulièrement, c'est la façon dont Hamlet ressaisit f inalement le »moment de conclure«, ce qui le projette dans une action accélérée. Le cri d 'Hamlet qui exprime ce m o m e n t de conclure (»Me voici, moi, Hamlet le Danois!«) est en effet quelque chose de tout à fait extraordinaire; non pas seulement à cause du ton d'affirmation de soi que prend tout à coup son discours, mais aussi par ce qui ressemble ici à u n e »ident i f icat ion nationale«. Comme le remarque Lacan, »jamais on ne lui a en tendu dire qu'il est danois, il les vomit les Danois«8. Il faut cependant souligner qu ' on peut aussi lire »le Danois« dans une autre perspective, à savoir comme l 'un des noms du père. Lors de sa rencont re avec le spectre de son père (qui, lui aussi, s'appelait Hamlet), le j e u n e Hamlet s'adresse à lui en ces mots: »Esprit de lumière ou gobelin damné, brise du ciel ou souffle de l'enfer, que tes intentions soient perverses ou charitables, tu te présentes sous une forme qui m'invite à te parler: je te donne le nom de roi, de père. Hamlet, S Danois royal, réponds-moi! (... I'il call thee Hamlet , King, father, royal Dane: O, answer me!)«9 Il serait difficile de ne pas repérer l 'écho que trouvent ces mots dans l'exclamation: »Me voici, moi, Hamlet le Danois!« - exclamation qui, dans cette perspective, prend le sens d ' u n e identification avec le n o m du père. La »phase mélancolique« d 'Hamlet se situe entre ces deux scènes, entre la rencontre avec le spectre de son père qui change, pour ainsi dire, le cours de son travail de deuil, et le moment où il se je t te dans le trou de la tombe, en un geste d'identification précipitée, de certi tude anticipée. C'est après avoir vu le spectre q u ' H a m l e t p e r d désir et in té rê t p o u r Ophé l i e . La première personne sur qui il tombe après sa rencontre avec le spectre est jus tement Ophélie, et on sait quelle description elle d o n n e de son état: »fêtais occupée à coudre, dans ma chambre, lorsque le seigneur Hamlet est entré, nu- tête, pourpoint dégrafé, sans jarretières et ses bas fripés encerclant ses chevilles, claquant des genoux, blanc comme son linge, d'aspect si pitoyable qu'on l'eût dit échappé de l'enfer pour en raconter les terreurs...«10 C'est sa manière de dire: Hamlet avait l'air très étrange, on aurait dit qu'il avait vu un spectre! 8 Jacques Lacan, »Hamlet«, dans: Ornicarfn" 24, p. 31. ,J Hamlet, op. cit., p. 24. 10 Ibid., p. 49. 202 Mélancolie et certitude Après cet épisode, Ophélie se trouve complètement dissoute en tant qu'objet d 'amour d 'Hamlet et n'est reconstituée en tant qu'objet d 'amour que dans la scène du c imet ière . Que se passe-t'il p o u r Hamlet dans l'intervalle? Cette question nous intéresse plus du point de vue formel que » psychologique«. Hamle t r e n c o n t r e le spectre de son père qui lui fait connaî t re l'existence de cet endroit »entre-deux-morts« où le sujet, dépourvu de son nom et de tous les repères symboliques, continue à vivre. Après cette rencontre, Hamlet prononce les mots fameux: The time is out of joint. - 0 cursed spite, / That ever I was born to set it right! »Le temps est disloqué«: en effet, ce qui se produit au cours de cette r encon t r e touche au plus p ro fond de la question du temps. L'image qu'utilise Hamlet pour l 'exprimer est en soit assez éloquente: le temps s'écoule, puis il atteint un point à partir duquel il ne peut plus avancer parce que la suite est »disloquée« par rapport à ce qui précédait. Le temps est clivé entre deux espaces, cassé en deux; de cela résulte l'impossibilité de passer d 'un moment à l 'autre: le moment suivant se trouve ailleurs - ailleurs dans l'espace - et le sujet reste bloqué, captif d 'un temps qui n'avance plus et qui tourne à vide. Le père d 'Hamlet est pris dans ce temps infernal, et il s'y trouve puisque son meurtrier l'a surprisn, de sorte qu'il n 'a pas pu com- prendre le moment de conclure. Or, comme le souligne Lacan dans son écrit sur le temps logique, »passé le temps pour comprendre le moment de conclure, c'est le moment de conclure le temps pour comprendre«1'1. On aurait du mal à trouver un »diagnostic« qui convienne mieux à l'état dans lequel se trouve l'ancien roi. Etant donné qu'il n 'a pas compris qu'il était en train de conclure sa vie (rappelons-nous que le poison a été introduit dans son oreille pendant qu'il dormait), il a maintenant toute l'éternité de cette conclusion (sa mort) pour essayer de comprendre (ce qu'il était). Le Spectre raconte à Hamlet les circonstances de sa mort, il nomme le coupable et demande vengeance. Ce faissant, il accélère l'achèvement, pour Hamlet, du temps pour comprendre: celui-ci n'a plus qu'à passer au moment de conclure et à accomplir son acte. Or, il n'agit pas. Il réfléchit, se pose des questions sur la vie et la mort, s'accuse d 'un tas de choses et semble vivre lui même dans cette dimension temporelle paradoxale qu'habite le spectre de son père. Il s'identifie, non pas à son père, mais au spectre de celui-ci, 11 On connaît les fameux vers: »Voici comment la main d'un frère m'a ravi, pendant mon sommeil, ma vie, ma couronne et ma reine; sapé en pleine floraison de péché, sans sacrement ni confession, désappointé, ssns m'être mis en règle, il m'a je té devant mon Juge avec le faix de mes imperfections.« Hamlet, op. cit., p. 39. 12 J. Lacan, »Le temps logique et l'assertion de certitudé anticipé«, op. cit., p. 206. 203 Alenka Zupančič i.e. à son existence fantomatique »posthume«. Il s'identifie au spectre de l'objet perdu, ce qu'on peut prendre comme définition possible de la mélancolie. C'est là aussi qu'on peut situer la »dimension du fantastique« dont parle Lacan: »La dimension du fantastique surgit quand quelque chose de la structure imaginaire du fantasme se trouve communiquer avec ce qui parvient normalement au niveau du message, à savoir l'image de l'autre, en tant qu'elle est mon propre moi.«13 A partir de là, Hamlet s 'empêtre dans le j eu des bons et des mauvais fantômes (qui correspond point par point au jeu des disques noirs et blancs), ne sachant plus qui est qui; au lieu de s 'en tirer par l 'acte de certi tude anticipée, il attend »des preuves plus précises«: »Le spectre qui m'apparut peut bien être le diable - car le diable revêt parfois d'agréables dehors -; et, peut-être, fort de ma faiblesse et de ma mélancolie, abusant de son pouvoir sur les fantômes, me leurre-t-il afin de me damner, f'attends des preuves plus précises. Ce spectacle sera le traquenard, où prendre la conscience du 14 roi. « Nous voilà donc juste avant la play scene qu 'annoncent par les derniers mots d'Hamlet. Dans le passage cité, Hamlet se demande s'il a vu le spectre parce qu'il est malade ou bien s'il est malade parce qu'il a vu le spectre. En se prenant soi-même pour un fantôme, il cherche à se situer vis-à-vis de l'ancien et du nouveau roi. Il veut savoir si le spectre de son père est un spectre honnête, an honestghost. Si c'est un spectre honnête, alors le nouveau roi réagira en voyant la scène du meurtre joué devant lui. C'est précisément ce qui se passe: le roi quitte la pièce, un peu comme dans le jeu des trois prisonniers. Le roi se reconnaît pour ce qu'il est (un meurtr ier) et se précipite vers sa chambre. Mais, cela ne fait pas avancer pour autant Hamlet qui, immédiatement après le départ du roi, tient ce discours fort bizarre: Laissons le cerf blessé gémir Et fuir la biche vagabonde: tel doit veiller; tel peut dormir. Ainsi va le monde. On voit bien que ce ne sont pas des »preuves plus précises« qui permettront à Hamlet de passer à l'acte et de (re) trouver la certitude. Ce qui lui pe rme t , en revanche, de passer f i n a l e m e n t à l ' ac te , c ' es t l ' identif icat ion à ce »Hamlet le Danois« qui se »déspectralise« p o u r 13 J. Lacan, »Hamlet«, Ornicarfn" 26-27, p. 17. 14 Hamlet, op. cit. 75. 204 Mélancolie et certitude (re) devenir le nom du père. Hamlet parvient à cette identification au bord de la fosse dans laquelle on a mis l'ancien objet de son amour, Ophélie. Il y parvient par le biais d 'une autre identification qui passe elle-même par une rivalité concernant l 'amour pour Ophélie. C'est l'identification avec Laërtes, absorbé par le deuil. Hamlet assume ce deuil, et il l'assume »dans un rapport homologue au rappor t narcissique du moi et de l'image de l 'autre, au moment où lui est représenté dans un autre le rapport passionné d 'un sujet avec un objet qu 'on ne voit pas«15. C'est en voyant Laërtes se déchirer la poitrine et bondir dans le trou pour étreindre une dernière fois le cadavre de sa soeur, qu 'Hamle t pousse ce cri: »Quel est celui dont la douleur s'exprime avec tant d'emphase? Qui prend à témoin de son deuil et pense arrêter dans leur course les astres stupéfaits de l 'entendre? Me voici, moi, Hamlet le Danois!« On distingue dans cette tirade le mouvement qui passe pa r u n e iden t i f i ca t ion »en miroir« (avec Laërtes) et s 'avance vers l'identification symbolique, vers l'assertion d 'une certitude anticipée quant à son mandat symbolique. C'est là que cesse son identification mortifiante avec le spectre (de son père) et qu'a lieu l'identification avec »le signifiant sans signifié«, avec ce signifiant du manque qu'est le nom du père. Revenons encore une fois à la play scene. Il faut souligner qu'obtenir des »preuves plus précises« n'était pas son seul objectif. Lorsque Hamlet annonce la play scene en disant: Ce spectacle sera le traquenard où prendre la conscience du roi, il se réfère, au-delà de la conscience de Claudius, à la conscience de l 'autre roi qui, justement, n'était pas conscient au moment de son meurtre. Puisque ceci constitue la cause principale de la dislocation du temps, la play scene est le premier pas vers sa remise en ordre. On joue, on présente ce qui a été exclu de l'univers symbolique, restreint au registre du réel, i.e. ce qui n'existe que dans la (mauvaise) conscience de Claudius. La visée de la play scene est de faire »objectiver« cette conscience et en faire la proie de ce traquenard, moustrap, qu'est le spectacle, là, sur scène, à la vue de tous. Mais c'est aussi bien le moyen pour faire s'introduire dans la scène du meurtre la conscience de l'ancien roi qui en a été la victime. L'inscription dans le symbolique du savoir sur le crime est une obsession d 'Hamle t - une obsession qui resurgit au moment de sa propre mort. Lorsque son ami Horatio, le voyant mourant, veut se suicider lui-même, Hamlet l ' implore d'attendre: 0, good Horatio, luhat a wounded name/ Things standing thus unknoiun, shall live behid me! - Ce qui donne, traduit littér- alement: Quel nom blessé, si les choses demeurent ainsi »insues«, vivra derrière moi! Si le savoir sur le crime reste un »savoir insu«, un »savoir qui ne se sait pas«, alors quelque chose de blessé, flétri et détrôné symboliquement continuera 15 J. Lacan, »Hamlet«, Ornicar? n° 25, p. 24. 205 Alenka Zupančič à vivre après la mort d'Hamlet. En d'autres termes, Hamlet ne veut pas finir comme son père, en spectre errant qui tente de faire connaître son histoire aux vivants. Si jamais jefus cher à ton coeur, dit-il à Horatio, diffère encore l'instant de ta béatitude, et, dans ce monde affreux, réserve avec douleur ton souffle afin de raconter mon histoire. C'est là que s'ouvre pour Hamlet la possibilité du not to be, sans qu'il ait à craindre les rêves affreux qui peuvent lui venir dans ce sommeil du trépas. L'autre chose importante qui a lieu dans la dernière scène de la tragédie touche au plus près à la question du »temps disloqué«, ce temps cassé en deux, en un présent qui tourne à vide et en un plus tard impossible à atteindre. Juste avant le combat avec Laërtes, Hamlet accepte la possibilité d 'en sortir »les pieds en avant« par ces mots: »Si c'est à présent, ce n 'est plus à venir; si ce n 'est pas pour plus tard, c'est pour à présent; si ce n 'est pas pour à présent, c 'est pour plus tard; le tout est de se tenir prêt. Et puisque l'homme ignore ce qu'il quitte, qu'importe de quitter cela plus ou moins tôt? Ainsi soit-il. «ir' Hamlet trouve finalement le moyen de faire se rejoindre le présent et le »plus tard«, en reconnaissant le »plus tard« comme dimension immanente au présent. Le »plus tard« n'est rien d'autre que l ' inconnu du présent. Dans son fameux monologue qui commence par »Etre ou ne pas être«, Hamlet avance que c'est la crainte de l ' inconnu (de quelque chose de mystérieux après la mort) »qui nous engage à supporter les maux présents, plutôt que de nous en échapper vers ces autres dont nous ne connaissons rien«17. On voit bien comment la perspective change dans le passage cité ci-dessus. Ce n'est plus le »plus tard« que nous ignorons, c'est le présent lui-même: l'homme ignore ce qu'il quitte, dit maintenant Hamlet . Ce n 'es t qu ' en acceptant l ' inconnu du présent qu 'on peut avancer, au lieu de rester sous la prise mortifiante d 'une recherche infinie portant sur les déterminants du présent. Ce n'est qu 'en s'appuyant sur une incertitude fondamentale qu 'on peut passer ailleurs, dans un acte de certitude anticipée - la certitude qui surgit là où on n'est plus sûr de rien. 10 Hamlet, op. cit., p. 171. 17 Ibid., p. 81. 206