March 1986, No.18 Razprave in gradivor Ljubljana: Etienne Verne INSP, Paris France UDC 376.744(497.12) LA SITUATION DE L'ENSEIGNEMENT BILINGUE DANS LA REPUBLIQUE DE SLOVENIE: UNE ETUDE CAS* Introduction Je suis venu en Slovénie à la demande du CERI (OCDE) pour y étudier la situation de l'enseignement bilingue. Cette brève étude devait être ensuite présentée et discutée dans le cadre d'un “Séminaire national sur l'enseignement multiculturel" organisé conjointement par le CERI et l'Institut pour les Etudes Ethniques de Ljubljana. Ce séminaire s'est déroulé à Ljubljana du 15 au 17 Octobre 1985. J'y ai présenté les informations et les éléments d'analyse que ce texte, rédigé à la suite du séminaire, reprend. Pour conduire cette enquête, en plus de l'étude des sources écrites, j'ai pu visiter, grâce à l'obligeance du Ministère de l'Education, de l'Institut de l'Education et de l'Institut pour les Etudes Ethniques, les deux zones géographiques de la République de Slovénie (RS) où est organisé un enseignement bilingue. L'une est située sur le littoral adriatique, en Istria, au Sud de la Slovénie. L'autre est située en Prekmurje, à l'Est de la Slovénie, le long de la frontière hongroise. J'ai pu y visiter des écoles maternelles et primaires, et y rencontrer des élèves, des enseignants, les responsables de ces établissements, les conseillers pédagogiques régionaux, et les responsables locaux des antennes de l'Institut de l'Education. J'ai pu aussi m'entretenir avec les représentants des différents groupes socio- politiques et socio-professionnels, les Présidents des Assemblées Communales, les Présidents de l'Alliance Socialiste, les Présidents de l'Assemblée des Travailleurs, et les Présidents des Communautés d'intérêt autogérées pour l'éducation et la culture," communautés formées sur la base de l'appartenance à la nationalité" italienne ou hongroise. J'ai rencontré aussi, sur le terrain, des journalistes de la presse écrite, de la radio, et de la télévision de langue italienne (Koper), ainsi que les responsables de la maison d'édition EDIT (langue italienne). Mon projet était d'étudier la situation de l'enseignement bilingue en Slovénie. J'avais lu auparavant, pas assez souvent à mon goût, que les solutions apportées en Yougoslavie aux problèmes éducatifs posés par la diversité culturelle, ethnique et linguistique des peuples que regroupe l'Etat yougoslave devaient présenter un grand intérêt pour tous les pays - et ils sont nombreux - qui s'essayent à mettre en oeuvre des solutions éducatives adaptées à leur pluralisme culturel et linguistique. J'avais lu aussi des remarques Sur le caractère très particulier, * original: French, 43 pages 102 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 les écoles bilingues, sans toujours sentir dans les textes lus les marques et les preuves de cette différence, Après la rapide enquête sur le terrain, ma première observation, mais aussi ma première conclusion, est de confirmer qu'il y a bien un “cas Slovène. Les informations recueilles sur le terrain m'ont convaincu qu'il y aurait lieu d'étudier plus à fond les solutions nombreuses et variées qui ont ét retenues pour l'éducation des nationalités et des minorités{ dans l'ensemble des Républiques de Yougoslavie. Ces solutions sont très différentes d'une République à une autre. Il n'y a pas en ce domaine un modèle yougoslave. Sur la même base constitutionelle, les choix faits en Voïvodine et en Slovénie diffèrent largement. C'est-à-dire aussi que les observations faites ici à propos de la Slovénie ne peuvent pas être étendues aux autres Répubiques yougoslaves. Les solutions mises en oeuvre en Slovénie pour l'enseignement bilingue sont un "cas." Pour s'en convaincre, il suffit de les comparer à celles adoptées par d'autres pays. Les observations qu'on peut faire sur un terrain dont la superficie est pourtant restreinte permettent de réactiver à peu près toutes les questions qui occupent les sciences sociales: les spécialistes des études culturelles, les historiens, les linguistes, les ethnographes, les sociologues, les psycho-linguistes, etc. Tout ce qui est observé ici dans cette perspective peut alimenter les débats actuels sur le multiculturalisme, les minorités culturelles, raciales ou ethniques, l'immigration, l'interculturalisme, le racisme, l'ethnicité, ou le bilinguisme, réactive toutes ces questions, mais en génère aussi de nouvelles. Et c'est l'ambition de cette étude, au-delà de sa partie descriptive et analytique, de présenter les problèmes que pose cette situation à la fois aux sciences sociales et aux décideurs, responsables politiques et éducateurs. Bien sûr, la rapidité de l'enquête menée sur le terrain, et la rapidité avec laquelle les informations recueillies ont dû être traitées, n'a guère permis de rassembler que quelques faits. Quelques-uns ont pu être déformés. D'autres ont pu m'échapper. Ils sont cependant suffisants pour composer un tableau cohérent et permettre au moins une analyse au premier niveau. Dans le cadre d'un travail conduit avec la rigueur de l'art, il resterait à valider ces informations, à les compléter, et à les approfondir à partir de la recherche d'autres faits, en particulier des faits historiques, culturels, sociaux et économiques. Beaucoup a été déjà fait en ces domaines, en particulier par l'Institut pour les Etudes Ethniques, par l'Institut de l'Education, et par différents laboratoires de recherche de l'Université de Ljubljana, en particulier dans le cadre des recherches sur l'histoire du peuple slovéne et de sa langue, sur la linguistique, etc. Seule mon ignorance de la langue slovéne ne m'a pas permis d'accéder à ces sources. Les échanges qui m'ont été ménagés avec différents experts” m'ont laissé entrevoir l'intérêt qu'il y aurait à ce que ces études soient plus largement accessibles. Mais faire cette remarque, c'est déjà se saisir d'une situation qui relève des études ethniques, à travers le problème de la diffusion des connaissances. 103 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 Je suis venu en Slovénie pour y étudier d'une maniére spécifique la situation de l'enseignement bilingue dans les deux régions géographiques où on trouve la plus forte concentration de personnes appartenant soit à la "nationalité" italienne, soit à la "nationalité" hongroise. J'ai rapidement noté que le "Cas - Slovéne" était un terrain particulièrement riche pour qu'on puisse y observer bien d'autres situations qui ont directement à voir avec l'enseignement bilingue tel qu'il est organisé en RS. Davantage, j'en suis venu à la conclusion qu'il n'était pas possible d'expliquer et de comprendre les solutions éducatives mises en oeuvre pour résoudre les problèmes sociaux et éducatifs des deux nationalités italienne et hongroise implantées sur le territoire politique de la RS, si on ne prenait pas en compte toutes ces autres situations. Cette conclusion s'est imposée tardivement dans mon enquête. Pour être validée, elle exigerait au moins que l'enquête soit reprise sur ces bases. Parlant de l'enseignement bilingue au niveau local, mes interlocuteurs ont constamment fait référence à ces autres situations. J'en ai donc tiré la conclusion qu'elles avaient bien à voir avec la situation à laquelle mon enquête était limitée. Même si je suis incapable en ce moment de tirer tous ces fils et ä'en présenter une trame cohérente, je rappellerai les situations qui me semblent les plus porteuses d'intelligibilité s'agissant de comprendre les choix éducatifs qui ont été faits Pour développer un enseignement bilingue: - les problèmes posés par toutes les "minorités nationales autochtones" présentes sur le territoire de la Slovénie. c'est la situation dont s'occupe spécifiquement cette étude. Je rappelle que deux groupes seulement ont ce statut en Slovénie: les Italiens et les Hongrois. les problèmes sociaux et éducatifs posés par la présence en Slovénie des ressortissants d'autres "nations" yougoslaves et d'autres minorités nationales n'ayant ni la même langue ni la même culture que les Slovènes. Ces groupes vont des Croates aux Monténégrins en passant par les Gypsies et les Albanais. 11 existe en Slovénie une seule école maternelle ethnique pour les Gypsies qui regroupe à Murska Sobota (Prekmurje) 70 à 80 enfants. Il existe aussi 4 Ljubljana une seule école secondaire croate. - les problèmes culturels, économiques, éducatifs et politiques posés par les minorités slovènes autochtones présentes dans les pays limitrophes, essentiellement en Italie, en Autriche et en Hongrie (les chiffres concernant cette population slovène vont de 200,000 à 400,000 personnes). les problèmes éducatifs que peut poser à l'ensemble du système scolaire slovène l'imposition et la diffusion d'une langue slovène dans un pays où les dialectes semblent encore très vivants, et servent toujours de langue maternelle dans plusieurs régions. A la fin du XIX siècle, les écrivains Slovènes utilisaient encore dans la Prekmurje une langue littéraire slovène diffèrente de celle de Ljubljana, dans une région où il y avait deux dialectes slovènes, l'un parlé Par les protestants, l'autre par les catholiques. Cette situation à certainement laissé ces traces. les problèmes économiques, culturels, linguistiques et politiques qui se posent à la “minorité” slovène dans le cadre de la Fédération Yougoslave dans un pays où la question des 104 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 nationalités, et les mouvements nationalistes ont pesé et pésent sur l'histoire la plus contemporaine. 8% de la population yougoslave est slovéne, contre 40% de Serbes, et 22% de Croates. - les problèmes encore plus larges qui se posent à un groupe ethnique riche de son histoire, de sa culture et de sa langue, mais relativement peu nombreux (environ 2 millions de Slovènes dans le monde, dont 1,700,000 en Slovénie), face aux grands flux culturels, économiques et politiques qui traversent l'Europe, et plus largement le monde. Cette position est importante pour comprendre, par exemple, la situation de l'enseignement bilingue dans une région comme le littoral adriatique, région adossée à l'Italie, perméable à ses influences, avec des échanges multiples et ouverts. Alors que la région de la Prekmurje, adossée elle-même à la Hongrie, semble beaucoup moins sensible à l'influence hongroise, plus fermée, sans véritables échanges, si non dans un cadre plus officiel et plus formel. On verra, par exemple, que l'imposition de la langue italienne sur le littoral, et celle de la langue hongroise en Prekmurje, à tous les enfants de langue slovène de ces deux régions mixtes ne prend pas la même forme dans les deux cas. Comme si l'obligation faite aux enfants slovènes d'apprendre une de ces deux langues étrangères n'allaient pas également de soi, ou n'étaient pas également supportées par des échanges à la fois attrayants, valorisants et multiples. Pour les études culturelles, la Slovènie est un paradis ou un enfer. Si les observations faites et analysées ici ont été centrées sur le premier point cité: l'éducation bilingue dans les deux régions de la Slovénie où existe un enseignement bilingue, le terrain permet une observation beaucoup plus large. Surtout, les caractéristiques de l'enseignement bilingue, sa genèse et ses formes, ne pourraient pas être comprises si on n'avait pas en perspective les autres situations muliculturelles dans lesquelles le peuple slovène est impliqué. Cet enchevêtrement justifie le choix de ce cadre de référence large qu'offrent les notions de multiculturalisme et d'éducation multiculturelle, C'est le choix par le CERI dans le cadre du projet ECALP en choisissant de parler de société multiculturelle, et d'éducation multiculturelle pour ne pas limiter l'approche des faits sociaux observés à des catégories réductrices empruntées par exemple à la pédagogie (c'est le cas de la notion d'enseignement bilingue), ou aux sciences sociales (lorsqu'on parle par exemple de minorité, de race, d'ethnicité ou d'immigration). Bien que moins présent dans cette étude dont le champ est limité, c'est pourtant le cadre de référence retenu ici, dans la mesure où il est le seul à permettre de penser à la fois des situations qui apparaissent de prime abord comme éclatées et relevant de problématiques différentes. 1. L'élément décisif concernat les deux dispositifs d'enseigne- ment bilingue observés en RS semble bien être le principe territorial. L'enseignement bilingue est organisé sur une base territoriale, et sur le principe de l'appartenance à une "nationalité" constitutionnellement définie, le caractère de "nationalité" étant reconnu, et n'étant reconnu, qu'aux ethnies 105 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 autochtones vivant sur ces deux territoires rigoureusement délimités. Les implications de ce choix sont nombreuses et de natures trés diverses: 1.1. L'enseignement bilingue, comme le bilinguisme social, ne concerne que les régions dont les limites ont été fixées par la loi de la RS. Il ne concerne que la langue slovéne et la langue des deux nationalités concernées, hongroise et italienne. 1.2. L'enseignement bilingue ne concerne pas les langues des autres nations hongroises, ou des autres nationalités, ou minorités, vivant sur le territoire de la RS. Il n'y a que de s rares exceptions à cette règle. 1.3. Hors de ces deux territoires, dont la superficie est elle- même très restreinte par rapport à la superficie de la RS, et dont la population est relativement faible (8.4% de la population de Slovénie dans les deux zones mixtes), les droits 4 l'enseignement bilingue pour les deux nationalités italienne et hongroise ne s'exercent plus. C'est le cas pour les enfants italiens qui vivent dans les communes de Lendava et de Murska Sobota (il y ena ), et pour les enfants hongrois qui vivent sur les trois communes du littoral (il y en a aussi). C'est bien entendu le cas pour tous les enfants italiens et hongrois vivant dans les zones non mixtes de la RS. 1.4. En dehors des régions nationalement mixtes, non seulement les dispositions concernant l'enseignement bilingue ne s'appliquent plus, mais c'est aussi le cas pour toutes les autres dispositions légales et statutaires concernant la vie publique et sociale. Il est difficile d'intégrer la mobilité des personnes et des familles, les migrations internes, et de les prendre en compte dans le cadre de ce dispositif. Il semble qu'il n'y ait que dans le cadre de l'institution judiciaire que des dispositions relevant de l'usage de la langue de la nationalité dans les tribunaux subsistent en dehors des territoires mixtes. 1.5. L'enseignement bilingue n'est pas non plus présenté comme un simple programme de transition vers la langue de la majorité: un programme visant à une meilleure insertion scolaire pour garantir aux enfants de la minorité une réussite scolaire et sociale égale à celle des autres enfants slovènes. I1 couvre toute la scolarité, au moins jusqu'à la fin de l'école primaire (15 ans). La maitrise de la langue seconde n'implique pas pour les enfants de la minorité l'abandon dans le cadre de la scolarité de leur propre langue. 1.6. La caractéristique la plus remarquable, assise elle aussi sur la même base territoriale, porte sur le fait que l'enseignement bilingue ne concerne pas uniquement les enfants de la minorité, mais tous les enfants de la zone concernée, Y compris les enfants de la population nationale majoritaire- L'enseignement bilingue concerne tous les enfants de la région mixte. Tous doivent obligatoirement apprendre la langue de l'autre: ce choix ne relève pas de l'initiative individuelle. I1 serait utile d'évaluer le coût social de cette obligation. 106 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 1.7. Dans le cas de la Prekmurje, l'enseignement bilingue ne se limite pas au seul apprentissage d'une langue seconde par les enfants slovènes et hongrois. C'est l'ensemble des enseignements que l'on tend à assurer dans les deux langues à tous les élèves réunis dans la même classe. 1.8. Par contre, le principe de la localisation territoriale n'a pas conduit à développer dans ces régions mixtes un système scolaire distinct de celui de la RS. IL est parfaitement intégré au système scolaire unique de la RS, et par sa structure et par ses programmes. 2. La prise en compte des minorités nationales autochtones n'est pas limitée à la seule mise en place d'un enseignement bilingue. Elle s'étend à l'ensemble de la vie publique. Les effets recherchés sont des effets sociaux: la constitution d'une société bilingue, toujours dans le cadre du territoire défini comme nationalement mixte. L'enseignement bilingue n'est qu'une des pièces d'un dispositif culturel et linguistique qui veut englober toute la vie publique, culturelle, sociale, économique, administrative, etc.... Ce dispositif ne se limite pas aux seuls intérêts de la minorité, à la prise en compte de sa spécificité pour le respect de ses droits, pour sa reconnaissance et sa maintenance. Il a des conséquences tangibles pour la majorité aussi qui devient elle-même un des acteurs sociaux impliqués autrement que d'une manière passive. C'est au moins le cas pour les enfants qui doivent apprendre la langue de la minorité, et pour les organisations qui ont le devoir d'utiliser la langue de la minorité. 2.1. Toute la vie sociale doit être bilingue, et tout le monde est appelé à. être bilingue. Le recours au bilinguisme est une obligation dans les administrations, dans les institutions publiques, dans les tribunaux, et dans les entreprises pour le fonctionnement de l'autogestion. En dehors des institutions, le développement du bilinguisme conduit plusieurs personnes dans les relations sociales ordinaires à un bilinguisme fonctionnel qui permet au moins aux deux groupes concernés de se comprendre lorsque chacun utilise sa langue maternelle. Il est difficile d'évaluer l'étendue de ce bilinguisme fonctionnel. Mais on peut au moins remarquer qu'il ne repose pas sur les mêmes bases dans les deux régions étudiées, et donc qu'il n'y a pas la même assise. Dans le cas du littoral, il serait difficile d'attribuer au seul enseignement bilingue le développement, ou la Maintenance, d'une société bilingue. 2.2. Cette volonté de bilinguisme va bien au-delà d'un simple phénomène linguistique, ou de la recherche d'une solution aux seuls problémes scolaires posés par les enfants des minorités: elle marque la reconnaissance politique des minorités culturelles et linguistiques dans les limites territoriales indiquées ci- dessus. Cette reconnaissance passe par le développement de liens officiels avec la nation-mére: échanges culturels essentiellement; par l'entretien et l'animation d'une vie culturelle propre à la minorité concernée, cette vie culturelle étant appuyée, en particulier, par des media (TV, radio, journaux, revues, livres, etc.) financés sur des ressources publiques; par l'affirmation constitutionelle d'une existence 107 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 politique qui passe par une représentation politique autonome dans le cadre des institutions politiques. 3. Concernant les stratégies pédagogiques mises en oeuvre pour assurer l'enseignement bilingue, elles relèvent assez bien dans le cas des écoles italiennes du littoral des programmes dits a'“immersion": les enfants sont séparés sur une base linguistique, les enfants de la minorité sont enseignés dans leur langue, et ils reçoivent un enseignement de la langue de la majorité en tant que langue seconde. S'agissant des stratégies pédagogiques mises en oeuvre pour tous les enfants hongrois et slovènes de la région mixte de Prekmurje, elles ne relèvent ni ges programmes d'immersion, ni des programmes de submersion. Le tableau suivant résume les principales caractéristiques des deux dispositifs: ISTRIA PREKMURJE 1. Les enfants italiens et 1. Les enfants hongrois et slovènes fréquentent des slovènes fréquentent les écoles différentes. mêmes écoles et vont dans les mêmes classes. 2. La langue d'enseignement est, pour chacun, sa 2. La langue d'enseignement langue maternelle. est aussi bien pour chacun le slovène que le hongrois. 3. Un enseignement de la L2 est assuré à tous les 3. Les deux langues sont élèves tout au long de la apprises en même temps, scolarité dans les deux chacun pouvant utilisé sa écoles. propre langue. L'enseignement du slovène est renforcé pour les enfantshongrois. 4. Si l'on prenait comme référence les études comparatives de S. Churchill” sur les minorités culturelles et linguistiques des pays membres de l'OCDE, la situation observée en RS relèverait du dernier stade de l'échelle de développement de l'enseignement bilingue qu'il propose, le stade 6. Les caractéristiques en sont les suivantes: les langues de la majorité et de la minorité ont un même statut légal; la langue de la minorité bénéficie de supports spécifiques, financiers en particulier; l'enseignement n'est qu'un des champs d'application de la politique linguistique; la langue de la minorité a statut de langue officielle; des institutions éducatives séparées peuvent coexister. Cette situation suppose un consensus national pour la maintenance à long terme de la langue des minorités qui sont considérées comme des partenaires à part entière de la vie politique. Ce stade de développement, le plus élevé dans l'échelle de S. Churchill, est, pour lui, la marque de la coexistence entre plusieurs communautés. 108 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 5. Dans le cas de la RS, il serait difficile de ne pas prendre en compte le fait que l'enseignement bilingue, mais davantage la reconnaissance des minorités en tant que telle, est d'abord le fruit d'une volonté politique qui s'appuie elle-même sur l'affirmation de valeurs politiques: le bilinguisme est une valeur parce qu'il est la marque d'une société civile où tous les groupes sociaux, toutes les ethnies, ont les mêmes droits, et en particulier celui d'exister en tant que tel. Il apparaît moins comme le produit d'une dynamique culturelle et sociale propre aux deux nationalités, encore que cette dernière remarque vaille beaucoup moins, jusqu'à une date récente, pour l'Istria. Le droit public semble coiffer ici la dynamique culturelle, On ne pourrait d'ailleurs pas comprendre l'état du droit envers les "nationalités" minoritaires si, par ailleurs, la fédération yougoslave n'avait pas à règler la question des relations entre les différentes nations slaves qui la composent. G. Les objectifs affichés de l'enseignement bilingue ne sont pas d'abord d'ordre pédagogique, et leur finalité n'est pas que scolaire ou sociale. Ils sont d'ordre socio-politique: construire une société bilingue qui imprègne toute la vie sociale de la région mixte. Il ne s'agit donc pas ici du seul entretien des minorités et de leur langue. Il ne s'agit pas non plus pour ces minorités d'enfermement ou de statu quo. Il serait difficile de ne pas prendre en compte, comme élément essentiel de cette politique à l'égard des nationalités, la participation de ces minorités aux décisions les concernant, puisqu'elles ont une influence directe sur les décisions qui les concernent à travers le processus de gestion et d'animation politique propre à la Yougoslavie. Cette participation renvoie à trois observations: a) une corrélation sans doute forte entre la réussite scolaire des enfants des deux nationalités dans l'enseignement bilingue, et la participation des leaders des deux nationalités aux décisions concernant le développement de l'enseignement bilingue; b) cette participation permet sans doute d'assurer une meilleure adéquation entre les ressources publiques et les besoins des minorités: C) il resterait à vérifier si la participation des minorités au processus de prise de décision renforce les liens entre les membres de la minorité elle-même. 7. La volonté de produire une région et une population bilingue passe essentiellement aujourd'hui par l'école, et l'enseignement bilingue. Elle est appuyée par des dispositions juridiques, et par des supports culturels. Cette volonté de construire une société bilingue, et peut-être biculturelle, à travers un enseignement bilingue pose de nombreux problèmes, et en particulier celui de sa faisabilité. Dans l'état actuel de nos informations, il n'y a pas d'autre possibilité que de se limiter à faire des pronostics sur les chances de réussite de cette innovation. 109 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 8. Jusqu'ici, il semble que le bilinguisme fonctionnel pour tous soit un objectif raisonnable. Des résultats significatifs ont d'ores et déjà été atteints. Resterait à savoir s'ils l'ont été essentiellement par des voies scolaires. Ce n'est pas le cas dans la région du littoral où persiste une longue tradition de bilinguisme, et ou les échanges avec l'Italie sont nombreux et diversifiés, y compris et surtout par le biais des mass-media. Il faudrait encore corréler cette réussite aux niveaux économiques et culturels des deux communautés concernées, niveaux satisfaisants, comparables à ceux de la majorité slovène dans presque tous les cas. La seule exception pourrait être la population hongroise rurale de la Prekmurje. Cette homogénéité économique est certainement un facteur favorable au bilinguisme. 9. Comme indiqué plus haut, si on avait à situer le dispositif d'enseignement bilingue adopté dans ces deux régions, il est clair qu'il se situerait au plus haut des différentes échelles de développement qui ont été proposées. Egalité des langues, coexistence linguistique, qui n'ont pour limite que la région géographique. On est très loin des programmes d'enseignement bilingue motivés par l'échec scolaire, ou même par le projet plus positif, mais aussi pédagogique, d'une affirmation de sa propre langue pour mieux assurer le développement cognitif et affectif de l'enfant. En cela au moins ce dispositif est exemplaire. 11 peut l'être aussi au sens où l'on aurait pu vouloir à travers ce dispositif donner l'exemple, en particulier à ceux qui décident du sort de la minorité slovène en dehors du territoire yougoslave, Quelques Problèmes Les études de cas servent davantage à poser des questions, à formuler des problèmes, qu'à les résoudre. Elles permettent de générer des hypothèses, mais rarement de les vérifier. Pour rester fidèle à cet usage, je terminerai en formulant quelques uns des problèmes que peut poser l'état de l'enseignement bilingue en RS. 1. Je signale d'abord pour mémoire l'ensemble des travaux scientifiques que l'enseignement bilingue en Slovénie pourrait susciter. Ce travail est déjà largement entrepris, en particulier par l'Institut d'Etudes Ethniques de Ljubljana, par l'Institut de l'Education, et par différents centres de recherche universitaires. En particulier, des études comparatives entre les résultat pédagogiques et les effets sociaux obtenus dans les deux régions du littoral et de la Prekmurje, seraient du plus grand intérêt pour faire progresser la recherche dans les domaines de l'éducation multiculturelle et du multiculturalisme. 2. Concernant le niveau de maitrise du hongrois ou de l'italien auquel parviennent les enfants slovénes concernés par l'enseignement bilingue dans les deux régions, je fais l'hypothèse qu'il n'est pas le même: les enfants slovénes de l'Istria doivent mieux maitriser l'italien que les enfants slovénes de la Prekmurje ne maitrisent le hongrois, et surtout ils continuent à mieux le maitriser à terme, malgré une immersion plus grande de ces derniers dans la langue hongroise. Cette hypothèse reste à vérifier. Je la fonde essentiellement sur des 110 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 raisons qui tiennent à l'histoire, à la culture ambiante, et à la gèographie, etc. Sur le littoral, le bilinguisme n'est pas supporté uniquement par l'enseignement bilingue. En tout cas, la survivance de l'italien sur le littoral me semble moins compromise à terme que la survivance du hongrois en Prekmurje. 3. Il reste à expliquer et à comprendre la genèse des deux modèles d'enseignement bilingue à l'intérieur du même système d'enseignement. Comment expliquer que les mêmes valeurs politiques, les mêmes bases juridiques, ont suscité deux modèles d'enseignement bilingue? L'hypothèse, à vérifier donc, consisterait à dire que, en-deçà de l'appareil juridique, on comprendrait mieux la genèse et les formes prises par l'enseignement et la culture bilingue si l'on prenait en compte l'histoire de ces deux régions, l'histoire de la Slovénie, les caractéristiques anthropologiques et culturelles des trois groupes ethniques concernés. En particulier, il est difficile de ne pas prendre en compte la longue tradition plurilingue qui a été celle des slovénes et des italiens en Istria, mais aussi d'une maniére plus générale, les avatars de la longue histoire de la seule langue slovéne. 4. Une autre hypothése porterait sur les aspirations de chacune des deux nationalités. Je fais l'hypothèse que la communauté hongroise est plus défensive que la communauté italienne, et qu'elle est donc plus portée que la communauté italienne a défendre sa nationalité, sa culture et sa langue, et à refuser la transition vers la culture de la majorité. Cela n'enlève rien au pronostic que je me risque à faire: le bilinguisme me semble avoir plus de chances 4 terme en Istria qu'en Prekmurje, mais pour des raisons qui ne tiennent pas à l'école. Il faudrait ajouter que la persistance d'un bilinguisme n'implique pas la survivance à terme d'une identité nationale, donc d'une minorité. Les flux dominants me semblent dans les deux cas tendre à terme à l'assimilation. 5. Pour me limiter à quelques problèmes, j'indiquerai aussi quelques-unes des questions que pose l'enseignement bilingue en RS: quels sont les chances aujourd'hui dans une société moderne du bilinguisme, ou du multilinguisme, après plusieurs siècles où on à vu monter en puissance la monolinguisme? A quoi peut bien conduire à terme un bilinguisme de fait qui aurait réussi? En particulier, dans une région comme la Prekmurje où les langues jusqu'ici ont plutôt cohabité sans s'interpénétrer? Est-ce qu'on peut espérer de l'enseignement bilingue tous les bienfaits annoncés dans les domaines de la paix, de la communication interculturelle, de la coexistence et du respect mutuel des identités nationales, etc.? Est-ce qu'on peut en espérer la production d'une culture bi-culturelle, une culture hybride en quelque sorte? Il peut être utile à ce sujet de rappeler qu'une culture ne se réduit pas à une langue. Si les langues s'apprennent, les cultures ne communiquent pas, où très peu ou très lentement. Sauf à réduire la culture aux ro lee pédagogiques qui en tiennent lieu. En particulier, la OP peace d'un peuple est nourrie d'une mémoire collective qui ne s que trés lentement. : ciété 6. L'émergence, la maintenance ou le cs une. ire bilingue n'ont pas d'impact sur l'évolution démograp! 111 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 ci conditionne plutôt celle-là. De ce point de vue, il semble bien que les nationalités hongroise et italienne réagissent. Cela tient peut-être aux modalités de la déclaration de nationalité, à la natalité, à l'évaporation naturelle, ou à la transhumance. Cela tient surtout à l'importance prise par les mariages mixtes. La pente semble bien être à l'assimilation, ou à la dissolution dans le tissu social ambiant, sauf accident de l'histoire. Il pourrait être utile de vérifier si le développement d'un enseignement bilingue favorise et accélère cette dissolution des groupes nationaux, ou la retarde. 7. La principale question qui reste à poser et qui concerne les décideurs politiques et les éducateurs est celle sur le rôle de l'école dans ce processus: une communauté minoritaire peut-elle résister aux forces qui poussent à l'assimilation grâce à un enseignement assuré dans sa propre langue? La dynamique scolaire, et la seule volonté politique, peuvent-elles suppléer à ce que ne fournit plus la vitalité culturelle, démographique, politique de cette communauté? Ou bien, cette dynamique scolaire et cette volonté politique sont-elles les meilleures preuves d'une vitalité culturelle? 8. Une autre question porte sur le rôle de l'Etat seul: est-ce qu'une volonté politique affirmée peut sur le long. terme entretenir, suppléer ou tenir lieu de dynamique culturelle s'agissant de la maintenance d'un groupe ethnique et linguistique minoritaire? Cette volonté politique court le risque de s'investir essentiellement dans le scolaire et le pédagogique. Ce double risque de scolarisation et de pédagogisation d'un probléme qui n'est pas d'abord de nature scolaire et n'appelle pas uniquement un traitement pédagogique semble bien avoir été évité dans le cas de la Slovénie. Ce n'est pas l'aspect le moins remarquable de la situation observée, 9. Le gommage d'une dialectique majorité/minorité est inscrit dans la volonté politique de l'Etat yougoslave, au profit d'une langue marqué par l'amitié, la coexistence, la coopération entre les nations. Est-ce que ce langage qui est d'abord celui voulu par la majorité est aussi celui qui correspond au vécu des nationalités minoritaires? Conclusion On aura compris à travers les données recueillies à l'occasion de cette étude de cas, que, s'agissant de la situation rencontrée dans la république de Slovénie, le premier étonnement porte sur la configuration prise par l'enseignement bilingue dans cette région. Si l'enseignement bilingue en tant que tel peut être l'objet d'un ensemble d'observations qui intéressent les décideurs et les éducateurs, ce n'est pourtant pas l'enseignement bilingue qui, en tant que tel, permet de poser ici les questions les plus intéressantes. Les particularités de l'enseignement bilingue permettent, certes, des analyses pédagogiques significatives. Mais les problèmes les plus décisifs portent sur les effets sociaux attendus de l'enseignement bilingue. En particulier, la croyance en ce que l'enseignement bilingue puisse permettre de résoudre les problèmes que pose l'affirmation et la maintenance 112 Razprave in gradivo, Ljubljana, March 1986, No.18 d'une identité nationale pour une minorité, et ceux posé par la coexistence d'ethnies différentes sur le même territoire. 11 me semble que l'enseignement bilingue, ou le bilinguisme, est mal servi, en général, par deux catégories d'acteurs sociaux: les pédagogues qui s'investissent dans l'enseignement bilingue en termes essentiellement pédagogiques et méthodologiques sans voir les enjeux politiques et sociaux: les militants qui croient que l'enseignement bilingue, ou l'école ethnique, sont en tant que tels un lieu stratégique qu'il faut investir pour sauver l'identité des minorités, ou encore pour promouvoir la coexistence pacifique entre les peuples. Porteurs d'intérêts ou de projets différents, ces deux acteurs peuvent être, l'un pour l'autre, sur le terrain, des alliés objectifs. 11 n'est pas sûr qu'ils poursuivent les mêmes buts, et encore moins qu'ils s'appuient l'un l'autre. Croire qu'un enseignement bilingue permet de conserver et de protéger à lui seul une identité ethnique et culturelle implique qu'on accorde beaucoup plus de confiance au système scolaire qu'à la dynamique et à la production culturelle de la communauté minoritaire. A moins que ce choix ne signifie qu'on a déjà reconnu ne plus pouvoir faire confiance aux seules forces vives de la communauté minoritaire. C'est faire beaucoup d'honneur à l'enseignement bilingue. Ce n'est pas une raison suffisante pour écarter tous ceux qui n'y verraient qu'un moyen utile simplement pour enrichir les compétences linguistiques, et communicationnelles, donc un objectif souhaitable pour la plupart des individus et des groupes sociaux. NOTES 1. Je remercie particulièrement les personnes du Ministère de l'Education de la Rébublique de Slovénie, de l'Institut de l'Education, et de l'Institut pour les Etudes Ethniques qui ont préparé le programme de ma visite et m'ont accompagné sur le terrain. La qualité du programme qui m'avait été préparé, leur efficacité et leur patience m'ont permis d'utiliser au mieux le peu de temps dont je disposais pour cette enquête. ° 2. J'utilise ici le langage de la Constitution Yougoslave. 3. Je remercie en particulier les professeurs de l'Université de Ljubljana, en particulier de la Faculté de Philosophie, qui m'ont accordé un long entretien. 4. "Nationalité" est un terme spécifique à la Constitution yougoslave. Il a été créé à la fois pour remplacer celui de "minorité" jugé dévalorisant, et pour distinguer ces groupes de ceux qui font partie des nations yougoslaves. S. Education and Cultural and Linguistic Pluralism. 6. Krashen, S., "Bilingual Education and Second Language Acquisi- tion Theory," in: Schooling and Language Minority Students: A Theoretical Framework, California State Board of Education, ed., Dissemination and Assessment Center, California State University, Los Angeles, California, 2nd Ed., 1982, pp. 51-79. 7. Churchill, S., The Education of Lingusitic and Cultural Minorities in OECD Countries, CERI/ECALP/83.02. 113