Bronisław Geremek 111 Bronisław Geremek »Car au royaume de France [Dieu] a donné pour opposite les Angloys ; aux Angloys a donné les Escossoys ; au royaume d’Espaigne Portugal. […] Aux prin- ces d’Italie […] Dieu leur a donné pour opposite les villes de communauté, qui sont audit pays d’Italye, comme Venise, Florence, Gennes, quelquefois Boulogne, Sienne, Pise, Lucques et autres, lesquelles, en plusieurs cas, sont opposites aux seigneurs et les seigneurs à elles, et chacun a l’œil que son compagnon ne s’ac- croisse. » Philippe de Commynes, un grand mémorialiste du XVe siècle, voulait dé- montrer par ces mots que la répartition du monde en Etats et peuples a été vou- lue par Dieu afin d’assurer l’équilibre politique en Europe. L’historien qu’était Philippe de Commynes se référait à l’Europe et employait délibérément son nom. Il expliquait d’ailleurs qu’il parlait de l’Europe, car il la connaissait (»car je cuyde avoir veü et congneü la meilleure part de Europe«). L’Europe, lorsqu’elle était décrite dans sa réalité historique, apparaissait sur- tout comme un assemblage d’Etats, de pays et de peuples. Les impératifs éco- nomiques incitaient à donner au commerce international un cadre juridique, mais aussi à former des organismes supranationaux de commerce et de finan- ce, et à nouer des accords douaniers. Cela étant, son plus puissant sentiment de communauté, l’Europe le devait à la Chrétienté: Voltaire lui-même a dû admet- tre que l’Europe était chrétienne, et Benedetto Croce affirmer »Perché non pos- siamo non dirci ‘cristiani’«. C’est le sentiment d’appartenir à un Dieu commun qui a fait de la chrétienté médiévale non seulement une communauté de foi, mais également une communauté politique et culturelle. CRAINTES ET ESPÉRANCES : L’UTOPIE EUROPÉENNE AU SEUIL DU XXIE SIÈCLE Phainomena xviii/68-69 Bronisław Geremek 112 Dans le domaine de la culture, les premiers siècles des Temps modernes ont vu naître une »respublica litteraria« à échelle européenne, mais elle s’est estompée devant l’affirmation des cultures nationales. Quant à l’unité politi- que, empereurs, souverains et Etats s’y sont essayés tout au long des Temps modernes en scellant des accords, sans toutefois parvenir à autre chose que des alliances plus au moins durables. La communauté européenne du XXe siè- cle est la première à voir le jour depuis la communauté médiévale. Le choc de la Première Guerre mondiale n’a pas suffi pour donner au plan d’Aristide Briand (et d’Alexis Léger) de 1930 ses chances de réussite. Il a fallu les trau- matismes conjugués des deux guerres mondiales, l’expérience de l’Holocauste et du Gulag, la peur de l’expansion communiste, pour que la Communauté européenne devienne réalité. La première forme d’unité européenne était le fruit d’une foi commune; la seconde, celui d’intérêts et de rêves partagés. Au jour d’aujourd’hui, à l’heure où l’Europe cherche à surmonter son marasme et à vaincre les doutes que lui inspire sa propre destinée, il semble utile de poser la question : l’intégration européenne moderne doit-elle se limiter à une zone de libres échanges et à la circulation sans douanes et passeports, ou doit-elle don- ner naissance à une formation politique, fruit de la géographie et de l’histoire croisées, fondée sur des valeurs et des intérêts communs ? La première communauté européenne a été sans contestation européenne, mais le mot »Europe« ne faisait que rarement partie du vocabulaire de l’épo- que; s’il y apparaissait, c’était uniquement en signe d’érudition géographique de l’auteur. La communauté médiévale se définissait comme christianitas et con- sidérait son émiettement en monarchies et Eglises nationales comme autant de signes de décomposition. Le monde païen peut désormais proclamer la fin de chrétienté (...) Chaque langue haît les autres langues, et chaque nation haît son voisin, écrivait un écrivain politique français de la fin du XIVe siècle. No- nobstant, le Concile de Constance (1414-1418) qui a mis fin au grand schisme d’Occident, insistait sur le fait que l’Europe et la chrétienté faisaient un, car »seule l’Europe est chrétienne«, indépendamment de sa répartition en nationes. La Réforme a brisé l’unité religieuse de l’Occident. A la cassure était venue se su- perposer l’essor des monarchies nationales, et l’histoire de l’Europe se fit essen- tiellement au moyen de guerres, mais aussi d’accords et d’alliances fluctuants. La quête de la paix en Europe n’a pas cessé pour autant tout au long de ces siècles. Dans ses Vingt-huit siècles d’Europe Denis de Rougemont narre, de façon inégalée, les »prises de conscience« européennes qu’il suivait à la trace pour son travail sur l’unification de l’Europe moderne. L’historien allemand Rolf Hellmut Foerster dénombre scrupuleusement 182 initiatives et projets Bronisław Geremek 113 d’unification européenne. Cette longue série de projets peut être regardée comme L’histoire des recherches de paix en Europe; on peut aussi y voir la gé- néalogie intellectuelle du processus moderne d’intégration européenne. Dans un cas comme dans l’autre, on les regarde dans la lumiēre de l’unification réelle de l’Europe qui a eu lieu dans la seconde moitié du XXe siècle. Il s’agit, si vous me permettez un terme que l’historiographie moderne a jeté aux oubliettes, de la préhistoire d’une certaine idée politique devenu projet accompli au XXe siècle seulement. Mais on peut également regarder l’histoire de l’idée euro- péenne comme l’histoire d’un rêve d’unité. Sous un tel angle, un terme plus légitime en histoire des idées s’impose et on parlera alors de l’histoire de l’uto- pie européenne, du long parcours d’une idée qui affirmait que les défis du futur n’avaient qu’une finalité, l’unité du continent. Comment cette idée s’était-elle matérialisée, quelle a été la relation entre »la politique du rêve« et le »réalisme politique«? La question est importante étant donné les contextes historiques aussi disparates que le Moyen Âge et les Temps modernes. La communauté chrétienne médiévale (christianitas, Christendom) était un corps politique fondé sur une foi commune et gouverné par le pape et l’em- pereur. Son espace géographique réel était l’Europe: depuis la christianisation de la Lituanie à la fin du XIVe siècle, le continent entier professait la même foi. Mais à l’espace géographique réel se superposait un espace mystique dont le centre était Jérusalem. Que cette dernière se trouvât en dehors de l’espace chrétien européen ne faisait de doute pour personne: une miniature dans un manuscrit du XVe siècle, »Advis directif pour faire le passage a’Outre-Mer«, la représente en ville exotique hissée de nombreux minarets et coupoles, incon- nus en Europe de ce temps mais incorporés dans un paysage familier. La théo- logie des croisades exposée en 1095 par le pape Urbain II dans son appel de Clermont invitait les chrétiens à cesser leurs guerres internes et à s’assembler pour reconquérir Jérusalem et unir les chrétiens d’Occident et d’Orient. Pen- dant les siècles qui suivirent, l’idée des croisades continuait de cimenter le sentiment d’unité chrétienne, bien qu’elle fût tributaire des intérêts politiques des papes, empereurs et rois, voire des intérêts des pillards ou des marchands. Les chances réelles des croisades se sont évanouies après la prise de Saint-Jean d’Acre par les Mamelouks en 1291; l’idée des croisades n’était pas morte pour autant. Alphonse Dupront a démontré, dans son ouvrage fondamental sur le mythe fondateur des croisades, que trois ou quatre siècles plus tard, »la volonté de reprendre Jérusalem« était toujours vivante, et son pouvoir unificateur tou- jours actif. En tant que projection politique et intellectuelle de l’unité du con- tinent, le programme des croisades a certes sa place dans notre réflexion sur Phainomena xviii/68-69 Bronisław Geremek 114 l’idée européenne, mais seulement lorsqu’il il perd son caractère d’»expédition à Jérusalem« pour devenir appel à la coopération et à l’entente des souverains chrétiens. Tel est précisément le message du traité de Pierre Dubois Sur la reconquê- te de la Terre Sainte, écrit probablement entre 1305 et 1307. L’auteur était un homme de loi qui avait commencé par servir la cour de France, puis passa à la cour d’Angleterre. Ernest Renan, qui le premier s’était intéressé aux écrits de Dubois, l’appelait »avocat et homme politique« ; les chercheurs plus récents le considéraient comme un »publiciste« (en se référant à l’éditeur du texte Char- les-Victor Langlois). La possibilité de tenter une nouvelle fois de reconquérir Jérusalem était alors débattue par les hommes politiques, les cours et les chan- celleries européennes. Le traité de Dubois peut sembler »utopique« (c’est ce que pensait Renan), mais il a la forme d’un projet politique à l’adresse de deux rois au service desquels travaillait Dubois, à savoir Edouard I (la première par- tie du traité a la forme d’une lettre aux princes du monde chrétien avec à leur tête le roi d’Angleterre) et Philippe le Beau (une lettre au roi de France clôt le traité). Les écrits de Dubois ont pour toile de fond un conflit qui opposait le pape Boniface VIII à Philippe le Beau, et qui finira par l’intronisation de Clément V à la tête de la papauté. On comprend que l’homme de loi et de la cour se soit penché sur la réforme de l’Eglise et du monde chrétien, et qu’il ait défendu les attributs du pouvoir temporel contre les appétits de la papauté. Ce- pendant, le traité n’insiste pas sur la théologie politique mais sur l’unification des souverains chrétiens. Dubois est opposé à l’idée d’une monarchie universelle. Il va jusqu’à dire que nul homme sain d’esprit (sane mentis) ne saurait s’attendre à ce que le monde temporel (quod temporalia) soit régi par un seul monarque. Les exem- ples du passé sont des leurres, explique Dubois, car à l’heure actuelle, la di- versité des régions et des pays l’emporterait ; dans de telles circonstances, im- poser un seul roi ne mènerait qu’à des guerres et des conflits incessants. Le légiste français, par un raisonnement surprenant, arrive à la conclusion que la paix – condition nécessaire d’une croisade – n’est possible au sein du monde chrétien que si celui-ci se dote d’un seul monarque spirituel (in spiritualibus … princeps unicus et christicolarum ecclesiae romanae obedientium). Une »répu- blique chrétienne« (tota respublica christicolarum ecclesiae romanae obedien- tium) verrait alors le jour, et l’empereur unirait entre ses mains les pouvoirs papaux et impériaux; par la volonté du pape, le trône devait échouer au roi de France. Dubois rappelle l’exemple de Charlemagne mais propose une méthode originale pour investir le roi de France: le pape convoquerait un concile qui à Bronisław Geremek 115 son tour appellerait les chrétiens à la paix; quiconque la violerait, serait puni de confiscation de tous ses biens. Pendant le concile, le pape donnerait ses biens terrestres au roi de France en échange d’une rente annuelle. Le roi de France, organisateur de la future croisade, acquerrait ainsi, grâce aux biens de la papauté et des ordres militaires, les moyens pour la conduire, et serait également investi du commandement des autres rois chrétiens. Dans un de ses écrits ultérieurs, Dubois propose de doter ce commandement de pouvoirs impériaux. Dans ce projet, l’Europe chrétienne est conçue comme une sorte de confédération d’Etats nationaux, et la suprématie française est censée se fonder sur une politique dynastique d’expansion (par la mise des Capétiens sur d’autres trônes). En cas de conflit entre princes ou Etats souverains, quelle que soit leur particularité locale, le concile devait, sous contrôle personnel du pape, nommer des arbitres juridiques, le pape demeurant l’arbitre suprême. Sous la plume du légiste et publiciste normand, le caractère fédératif de cette communauté s’exprime aussi dans l’organisation originale qu’il prévoit pour le Royaume de Jérusalem reconquise. Au centre mystique de l’Europe chrétienne devait se réincarner, par projection, la diversité politique de l’Europe, chaque Etat y disposant d’un territoire, d’une ville ou d’un château qui porterait son nom ou celui de sa capitale. Ce projet d’une communauté politique ou d’une république catholique fé- dérée (expedit quad una sit respublica) peut être considéré comme le fruit de l’imagination des cercles intellectuels de l’époque. Son message politique est clair, mais il véhicule en parallèle un message eschatologique. Pour Dubois, aspirer à la paix et à l’unité implique que l’on résiste aux forces du Mal qui gouvernent la mémoire et l’avenir. »Les mauvais anges ont une grande science de l’avenir […]. Ils, ont en outre, une mémoire extraordinaire«. L’utopique projet d’unifier l’Europe chrétienne exprime le sentiment de valeurs et de menaces communes à la christianitas, et tente de modeler sciemment l’avenir. Aux siècles ultérieurs de l’histoire de l’idée européenne, l’idée des croisades demeurait présente mais sous une autre forme que la classique expédition en Terre Sainte, expeditio pro fidei defensione. Ainsi, et l’exemple est significatif, le roi de Bohême, Georges de Podiebrady, proposa en 1462 avec l’aide de son conseiller Antonius Marini, un entrepreneur grenoblois, de nouer une alliance des rois chrétiens contre les Turques qui, quelques années plus tôt, s’étaient emparés de Byzance. Après avoir obtenu le soutien du roi de Pologne Casimir Jagiello pour son plan d’une congregatio, Georges de Podiebrady a voulu ga- gner à sa cause, avant tout, le roi de France et le Sénat de Venise, mais égale- ment d’autres souverains, à l’exception de l’empereur (Georges de Podiebrady Phainomena xviii/68-69 Bronisław Geremek 116 rêvait lui-même de la couronne impériale). Des copies latines du traité que Marini avait présenté aux souverains européens ont été conservées jusqu’à nos jours (l’une d’elles se trouve à Varsovie; AGAD, Metrica Regni, vol. XI, f. 578- 9). Nous disposons aussi de sa transcription dans les Mémoires de Philippe de Commynes sous le titre: Traité d’alliance et confédération entre le Roy Louis XI, Georges Roy de Bohéme et la Seigneurie de Venise, pour resister au Turc. La con- fédération d’Etats européens devait être gouvernée par une assemblée prenant ses décisions à la majorité, et par un consistoire; les conflits devaient être arbi- trés par des missions d’arbitrage spéciales. Elle devait disposer d’une armée et de finances communes. Les Etats membres de l’union se jureraient assistance matérielle mutuelle en cas d’agression contre l’un d’eux. L’assemblée de cette fédération était censée siéger continuellement, en changeant tous les cinq ans de pays de résidence et en élisant à chaque déplacement ses clercs parmi la po- pulation autochtone. Ce qui frappe dans l’initiative du roi de Bohême – ou de son conseiller diplomatique et porte-parole – c’est l’élaboration très détaillée du mode de fonctionnement de ce traité de coopération, notamment des actions à engager en cas de conflit, du mode de scrutin prévu non seulement pour les princes et souverains respectifs, mais aussi pour les régions d’Europe (la Gaule, la Germanie, Venise et l’Espagne). Le plan Marini est d’un poids particulier parce qu’il était promu par un des souverains européens. Ce n’était pas seulement l’initiative d’un publiciste politique, c’était un plan d’action. Il a échoué. Commynes l’a mentionné en dressant le portrait de Louis XI, mais sa vraie découverte, tout comme celle de l’oeuvre de Dubois, nous la devons à l’historiographie moderne. Le duc de Sully, en présentant son projet d’une »république chrétienne d’Eu- rope«, pouvait s’appuyer sur la communication culturelle de masse qu’offrait la découverte de l’imprimerie. Son plan allait devenir une référence dans les pro- jets ultérieurs d’unification européenne. Le »Grand Dessein« d’Henri IV que le duc de Sully, huguenot, ministre et homme politique parmi les plus influents à la cour d’Henri IV, présente dans ses »Mémoires des sages et royales Oeco- nomies«, était probablement son propre plan de paix en Europe. L’époque des guerres de religion a donné naissance à une abondante littérature iréniste aussi bien parmi les catholiques que parmi les protestants. Sully date son plan en l’an 1610, l’année de la mort d’Henri IV, mais ne le rend public que dans l’édition de ses Mémoires en 1638; l’édition posthume de 1662 est enrichie d’additions. Sully avait présenté le projet aux souverains européens lors de ses missions diplomatiques; ses secrétaires, eux, ont composé les Mémoires à partir d’archi- ves, en leur donnant la forme du récit, par le vieux duc, de ses propres actes et Bronisław Geremek 117 pensées. Grand Dessein peut être considéré comme le programme d’action de la diplomatie française, confrontée à la politique des Habsbourgs sur le théâtre européen. Cependant, le plan d’Henri IV et de son ministre contient l’idée d’un ordre européen structuré au mépris des lignes des partages religieux. L’unité de la »très chrétienne république« était censée permettre de contrer la menace des »infidèles«, mais l’argument de la menace turque n’est que rhétorique. La né- cessaire union est présentée par opposition aux incessantes guerres et conflits sur le continent européen. Plutôt que de défense ou d’expansion, il s’agit d’un plan de paix intérieure, même si Sully la qualifie de ligue défensive et offensive, et que dans sa phase initiale le projet visait l’entente des princes protestants. Pour gagner les souverains européens à un tel plan, il fallait les convaincre de l’intérêt qu’ils avaient à conjuguer leurs forces, et les rassurer qu’ils n’y per- draient ni pouvoir ni prestige. Pour garantir l’égalité des souverains au sein de leur république, il a été suggéré »d’establir de tels ordres, temperamens et assai- sonnements, qu’ils demeurassent bien contens d’estre rendus quasi tous esgaux en estendue de domination, force, puissance et autorité dans l’Europe chrétienne«. Sully rappelle le passé d’une Europe unie, à savoir l’empire de Charlema- gne qui »a uni Germains, Gaullois et Francs«. La république qu’il propose est censée unir les monarchies électives – la papauté, la Pologne, la Hongrie et la Bohême - les monarchies héréditaires avec, à leur tête, la France, l’Espagne et l’Angleterre, enfin des républiques souveraines comme Venise ou la Suisse. Les Etats respectifs devaient disposer de richesses et de territoires compara- bles afin d’assurer l’équilibre entre eux. Trois religions devaient être traitées à égalité: la religion catholique, le luthéranisme et le calvinisme. Par ce biais, la »république chrétienne« excluait la Moscovie et l’empire ottoman qui, aux yeux de Sully, avaient certes un rôle historique à jouer, mais en Asie, non en Europe. Une communauté politique de cette nature devait avoir des institutions communes, à savoir un Conseil général composé de représentants de chaque Etat (4 pour les pays les plus grands, 2 pour les petits) et six Conseils pro- vinciaux pour les diverses régions d’Europe. Ces organes étaient censés régu- ler toute controverse et prendre les décisions qui engageaient les intérêts de la communauté. Le commandement de l’armée commune devait être confié au Conseil général. Les douanes intérieures devaient être abolies et les libres échanges garantis. L’auteur ou les auteurs du »Grand Projet« restent à établir. Il ne subsiste aucun texte que l’on pourrait considérer comme une présentation du plan, les récits lui consacrés sont entâchés de multiples opacités, et nous savons peu Phainomena xviii/68-69 Bronisław Geremek 118 de choses sur les actions diplomatiques entreprises pour le mettre en oeuvre. Mais il ne fait aucun doute que le projet faisait l’objet de débats sur l’ordre in- ternational et qu’il avait engendré d’autres projets similaires. Dans son essai de 1693 intitulé Essay towards the Present and Future Peace of Europe, William Penn rappelait les propositions d’Henri IV pour avancer, à son tour, l’idée d’un parlement européen dont la langue officielle serait le latin, le vote secret, et le nombre des délégués de chaque pays proportionnel à sa puissance: la France et l’Espagne auraient dix délégués chacune, la Pologne et la Suisse quatre, et tous disposeraient, de surcroît, d’un passeport valable pour toute l’Europe. L’abbé de Saint-Pierre se référait, lui aussi, au »projet d’Henri IV décrit pas le duc de Sully« dans son traité (1712) Sur la paix éternelle en Europe. Ce texte a eu un retentissement infiniment plus grand que tous les projets antérieures, et peut-être même que tous les projets ultérieurs de paix en Europe: l’ouvrage a été réédité à de nombreuses reprises, Frédéric le Grand s’en est entretenu avec Voltaire, le »citoyen de Genève« Rousseau a publié une version abrégée, tous les salons d’Europe s’en moquaient, mais en débattaient. Le plan de »paix éternelle« présenté en 1712 par Charles-Irenée de Saint- Pierre faisait référence aux constructions politiques pluralistes en Europe, c’est-à-dire au Reich allemand, aux Provinces-Unies, et à la Suisse. C’était, sans aucune ambiguïté une proposition de fédération, avec 24 Etats membres (y compris la Russie), un Sénat dirigeant composé d’un nombre de sénateurs égal au nombre de pays membres, et la garantie, aux Etats respectifs, de garder leur autonomie dans la conduite de leurs affaires. Une intervention commune de cette alliance – l’abbé de Saint-Pierre la nommait tantôt Société, tantôt Union – n’était susceptible de se produire que lorsqu’un Etat aurait attaqué un autre et refuserait tout arbitrage. L’objectif de l’alliance était de défendre la paix en Europe et de garantir le libre commerce sur tout son territoire. La méthode consistait à fédérer les Etats européens de l’époque. La réception que les cercles intellectuels des Lumières réservèrent à l’idée de l’abbé de Saint-Pierre permet de penser que le besoin d’un encadrement insti- tutionnel ou politique assurant la paix en Europe allait de pair avec la certitude qu’il serait vain et chimérique d’espérer l’adhésion des souverains à une telle alliance. Plus d’un quart de siècle après la mort de l’abbé de Saint-Pierre, Vol- taire écrivait que les gouvernants, tels des bêtes féroces, ne sauraient cesser de se dévorer entre eux; selon lui, la tolérance était le seul moyen de bâtir une paix durable. Rousseau, sceptique quant à l’idée d’un »congrès européen«, c’est-à-dire d’une entente entre souverains, voyait la seule chance pour la paix en Europe en une alliance des peuples et une attitude nouvelle des hommes vis-à-vis de la Bronisław Geremek 119 paix – c’est ce qu’il dit dans son Essay de 1761 sur l’idée d’une »paix perpétuelle« (Extrait) – et pensait que l’éducation était l’instrument de choix pour amener l’opinion publique à de nouvelles considérations sur cette idée. Il développe ces pensées dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne de 1773. Une autre série de projets d’unification européenne, formulés au cours des siècles suivants des Temps modernes, comportait des plans d’unification im- périale du continent. L’épopée de Napoléon Bonaparte montre comment un tel plan était mis en oeuvre. Les tentatives de bâtir l’ordre européen sur l’équilibre étaient plus durables. Friedrich von Gentz, ministre du roi de Prusse puis con- seiller de Metternich à la cour d’Autriche et secrétaire au Congrès de Vienne, après avoir été, dans ses jeunes années, un élève de Kant et un fervent de la Ré- volution française, publia en 1800 une critique de la philosophie de Paix perpé- tuelle. Il y affirmait que la paix pouvait être obtenue par trois voies: l’union des peuples au sein d’un seul Etat, la séparation complète des Etats avec coupure totale des communications entre eux, et enfin l’entente entre Etats. La troisième voie n’était possible – affirmait Gentz quinze ans avant le Congrès de Vienne – que par l’équilibre entre les Etats, et non leur fédération qui ne saurait qu’être temporaire. Une bonne dizaine d’années plus tard, à la veille du Congrès de Vienne, Gentz ira jusqu’à dire, plusieurs décennies avant Bismarck, que le seul mot »Europe« lui faisait horreur. Le XIX siècle, qui s’écoulait entre les tempêtes révolutionnaires et l’ancien régime, était en même temps rythmé par des confrontations entre différents registres de penser l’Europe, tantôt romantiques, tantôt réalistes, tantôt natio- naux, tantôt impériaux. Ces modes de penser produisirent d’ailleurs d’étranges croisements. L’entourage réformateur du tsar Alexandre I avait conçu au début du siècle un projet d’entente pour la paix en Europe basée sur la coopération entre la Russie et l’Angleterre mais aussi, dans sa version première, la France. Le système devait être structuré autour des fédérations multinationales. Ce projet, nommé Ligue européenne, a été conçu par le prince Adam Czartorys- ki, future grande figure de l’émigration polonaise antirusse, mais à l’époque proche conseiller du tsar Alexandre I et ministre des Affaires étrangères de la Russie. Notons entre parenthèses que sous la plume d’un aristocrate polonais, un projet de paix universelle aurait dû contenir le principe fondateur d’indé- pendance et de liberté de chaque nation, un principe qui aurait permis à la Pologne de recouvrer une existence nationale. Certes, les projets de la cour d’Alexandre I font référence aux fédérations supra-nationales comme les Pays- Bas ou les Etats-Unis, et la Ligue elle-même est pensée comme un corps fédéré composé de plusieurs communautés ethno-linguistiques, mais l’idée de paix Phainomena xviii/68-69 Bronisław Geremek 120 européenne est envisagée comme une alliance entre souverains et fait partie d’un ensemble politique censé amener l’arbitrage, voire la dominance de la Russie. Bonaparte tout autant que les idéologues du camp anti-napoléonien lancent des idées d’une fédération européenne, mais dans leurs projets d’al- liances entre souverains, l’Europe est considérée comme un instrument de la politique impériale. Tout autre était le plan lancé par Saint-Simon dans les années précédant le Congrès de Vienne (le livre est co-signé par son secrétaire et élève de l’époque, Augustin Thierry). Dès le titre, Saint-Simon annonce la nécessité »de rassem- bler les peuples de l’Europe en un seul corps politique en conservant à chacun son indépendance nationale«. Il veut unifier l’Europe en créant entre ses ci- toyens des liens semblables à ceux qui unissent les membres d’une nation: à l’instar du patriotisme national qui fonde »la volonté commune« d’un peuple, le patriotisme européen pourrait fonder la volonté commune à l’échelle de l’Europe toute entière, pense-t-il. C’est la volonté commune qui est censée générer une confédération européenne à l’image de la monarchie constitu- tionnelle, c’est-à-dire dotée d’un roi et d’un gouvernement, mais surtout d’un parlement qui aurait le droit suprême de résoudre tous les conflits. Le parle- ment devait être conçu de manière telle que seuls puissent y siéger des dépu- tés capables de s’élever au-dessus des intérêts nationaux. Ce devaient être des commerçants, des savants, des juges et des administrateurs. Chaque million d’habitants d’Europe aurait eu le droit d’élire un représentant de chacune de ces catégories sociales, et les candidats auraient été proposés par leur corpo- ration professionnelle. La justification de cette proposition mérite l’attention: »tout ce qu’il y a d’intérêts communs à la société européenne, peut être rap- porté aux sciences, aux arts, à la législation, au commerce, à l’administration et à l’industrie«. Elément non moins important, Saint-Simon recommande au parlement européen de fixer à la confédération des objectifs qui la ramè- neraient incessamment, d’une part à la question de la place de l’Europe dans le monde, d’autre part à de grands travaux continentaux tels qu’un réseau de canaux reliant, par exemple, le Danube au Rhin et le Rhin à la Mer Baltique. Selon Saint-Simon, la réalisation de ces deux objectifs serait le meilleur garant de la paix en Europe. Ce qui frappe dans le projet de Saint-Simon c’est la combinaison de deux hypothèses. Il pense, d’une part, que la confédération européenne doit être un corps politique avec roi, gouvernement et parlement, qu’elle doit se fonder sur un sentiment d’intérêts communs à l’Europe et les mettre en oeuvre dans le commerce, la communication et l’éducation, tout en conservant les Etats- Bronisław Geremek 121 nations. D’autre part, semblable en cela à Rousseau, il part du principe que la confédération ne peut se faire que par la volonté des peuples et non celle des souverains, et rejette les principes de la paix de Westphalie génératrice de con- flits et de guerres. Denis de Rougemont voyait en Saint-Simon un précurseur de l’idée du Mar- ché commun du XX siècle, et Jacques Delors un précurseur de l’union économi- que et monétaire: »on croirait entendre Jean Monnet«. Le fédéraliste européen et le maximaliste impatient sont d’accord pour admirer le grand utopiste. Ce ne sont là que des pensées comparatives, tant il est vrai que l’histoire de l’idée européenne est inconstante, et le hiatus entre les programmes visionnai- res et la réalité politique béant. Lorsqu’un des maîtres de l’historiographie fran- çaise moderne, Lucien Febvre, prononça en 1943-1944 au Collège de France une série de conférences sur la civilisation européenne, il avertit les auditeurs qu’il parlerait de l’Europe comme d’un phénomène historique né au cours du Moyen Âge, après la chute de l’Empire romain, et non comme d’une forme d’Etat: »j’appelle Europe non pas une formation politique définie, reconnue, or- ganisée, dotée d’institutions fixes et permanentes, ayant, si l’on veut, forme d’Etat ou de super-Etat, formation dont les Européens, ou du moins certains Européens, ont bien pu rêver parfois, mais qui toujours est restée à l’état de rêve et dont, par conséquent, nous devrons nous demander si elle est vouée à devenir réalité ou bien condamnée à rester rêve…«. L’Europe rêvée, l’Europe devenue réalité … le dilemme est puissant non seulement parce que la notion d’Europe a eu un destin méandreux, mais aussi parce que l’histoire de l’Europe est une référence solide, même si les récits dont elle fait l’objet divergent. La chrétienté médiévale permettait d’aller au-delà de la géographie et de définir l’Europe comme une communauté de valeurs et de destin historique. Les Lumières introduisirent dans la conscience européenne le principe »sapere aude«, fiez-vous à votre pensée critique. L’idée kantienne d’une »paix perpétuelle« créa, pour deux siècles consécutifs, une grille de pen- ser les relations entre les nations et lança l’idée d’une »grande fédération« fon- dée sur la loi. L’héritage historique de l’idée européenne contient encore, lancé dans l’enthousiasme du Printemps des peuples, l’idée des Etats-Unis d’Euro- pe. Le discours enflammé de Victor Hugo au Congrès de la Paix à Paris, en 1849, annonce que la vision des Etats-Unis d’Europe, similaires aux Etats-Unis d’Amérique, pointe à l’horizon spirituel et imaginatif des Européens. Rêve il- luminé ou projet politique ? Les deux interprétations sont envisageables dans le cas d’un poète engagé dans l’action politique et déchiré entre idéalisme et réalisme. Phainomena xviii/68-69 Bronisław Geremek 122 La distinction entre »idéalistes« et »réalistes«, classique dans la philosophie politique américaine, ne s’applique que faiblement à la politique européenne. Aux temps du fascisme et du nazisme, les idéologues et hommes politiques du totalitarisme se référaient volontiers à l’idée européenne parce qu’elle ser- vait leurs intérêts impérialistes. C’est pour cette raison qu’en 1946 Edgar Morin n’avait aucun doute: »Il n’y a plus d’Europe«. Dans ses »Souvenirs d’un anti- européen«, prologue à son excellent essai sur l’Europe, Morin confessait : »Pour moi, pour nous, l’Europe était un mot qui ment«. C’est pourtant à la même épo- que que renaissait l’idée fédéraliste, précisément dans les cercles antifascistes. A l’île Ventotene où a été emprisonné Altiero Spinelli, naquit en 1941 un docu- ment bouleversant qui appelait à conjuguer la lutte pour la liberté et la démo- cratie avec un projet d’Europe unifiée. Le manifeste de Ventotene inspira ceux parmi les mouvements de la Résistance antifasciste pour qui le combat en fa- veur du fédéralisme européen partait du principe que les problèmes nationaux des pays respectifs étaient en même temps un problème européen. Mais, pour l’opinion publique au sortir de la guerre, l’unité européenne n’avait aucun pou- voir d’attraction. L’heure était au pessimisme, à la conviction que l’Occident, et l’Europe en particulier, déclinaient. Les sentiments pessimistes remontaient à l’expérience de la Première Guerre et la crise morale – durable ou passagère – qui s’en est suivie. Le ministre britannique des Affaires étrangères Sir Edward Grey avait dit, quand la Grande guerre avait commencé, »The lamps are going out all over Europe. We shall not see them lit again in our lifetime«. Les lampes éteintes ne favorisaient guère l’idée de l’unité européenne. Et pourtant, c’est la seconde moitié du XXe siècle qui vit le miracle de l’unification européenne se produire. Mon propos n’est pas, ici, d’analyser les facteurs qui ont amené l’unification européenne et les méthodes de sa mise en œuvre. Jacques Delors a eu raison de dire : »L’histoire de la construction européenne ne peut pas être assimilée à un long fleuve tranquille. Dynamisme, stagnation et crises se sont succédés«. Mais derrière le dynamisme et les crises se profile la mise en oeuvre d’un projet d’avenir qui réalisera l’idée européenne de façon inégale. La question qui me préoccupe ici est la tension entre »une politique de rêve« et »une politique réa- liste«. Un tel angle de vue m‘amène plutôt aux événements et aux projets qui ont précédé la naissance de la communauté. Durant les premières années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’idée européenne faisait surtout l’objet de réflexions intellectuelles. En sep- tembre 1946 ont été convoquées les premières »Rencontres internationales de Genève«. Elles ont réuni les plus grands noms de la culture pour débattre de Bronisław Geremek 123 l’»esprit européen«. En toile de fond des débats se dressait une Europe exsan- gue, affamée, pleine de ruines fumantes et doutant d’elle-même. Le Français Julien Benda commença ses réflexions sur l’avenir de l’Europe par une diatribe impitoyable contre ses faiblesses: jamais elle n’aurait été capable de bâtir l’unité, usant tout son potentiel à battre les nations et les nationalismes. Le seul mo- ment où l’esprit européen se serait affirmé aurait été la fin du XVIIIe siècle. Ce- pendant, admit Julien Benda, nourrie de ses expériences des guerres, l’Europe pourrait, avant même que le siècle ne touche à sa fin, retrouver sa force spi- rituelle contre l’anti-Europe des nationalismes. L’Allemand Karl Jaspers, refu- gié de l’Allemagne nazie, mesurait l’esprit européen avant tout à sa capacité de contester infatigablement les vérités établies, d’assimiler puis de surpasser les idées produites par elle-même et par d’autres civilisations. C’est à l’histoire de l’Europe qu’il attribuait le don de générer, dans des contextes variables, le désir de liberté. Le Suisse Denis de Rougemont, fraîchement revenu des Etats-Unis, annonçait, en suivant en cela Tocqueville, que l’Europe cèderait désormais sa place privilégiée à l’Amérique et à la Russie. C’est dans la culture au sens large, pensait-il, c’est-à-dire dans un regard anthropocentrique sur le monde et un processus incessant d’analyse critique, que l’Europe pouvait voir son rôle privilégié. Le credo pro-européen de Denis de Rougemont, le plus enflammé peut-être durant les entretiens de Genève, alliait deux principes phares de tou- te son action, le personnalisme dans l’acception d’Emmanuel Mounier, et le fédéralisme entendu comme un mouvement en faveur d’institutions à mesure humaine, permettant à la politique de redéfinir les défis et de leur apporter des réponses adéquates. Les Rencontres de Genève peuvent être regardées comme une initiative in- tellectuelle parmi d’autres, toutes destinées à comprendre ce qui était arrivé à l’Europe. Elles exprimaient non seulement une inquiétude spirituelle mais aussi un besoin d’engagement politique. A la même époque, Winston Chur- chill appelait à Zurich le continent européen à entamer l’unification, pleine- ment soutenue par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Son discours du 19 septembre 1946 proposait comme »sovereign remedy« »une sorte d’Etats-Unis d’Europe«. Churchill répéta la même chose devant une assemblée exception- nelle d’hommes politiques, d’intellectuels et de militants réunis au Congrès européen à la Haye. Ce dernier a été organisé par trois hommes parmi les personnalistes et les fédéralistes: Denis de Rougemont, Alexandre Marc et Ar- naud Dandieu; la cheville ouvrière de l’initiative a été un émigré polonais, Jo- zef Retinger. La déclaration du Congrès de la Haye, lue à la clôture par Denis de Rougemont, exprime, certes dans des formules non dénuées d’ambiguïté, Phainomena xviii/68-69 Bronisław Geremek 124 cette volonté d’agir politiquement. L’ambivalence des termes était à mettre au compte du compromis difficile entre les fédéralistes, initiateurs du congrès, et les partisans de la seule coopération entre Etats-nations. En un sens, les tra- vaux du congrès préfigurent deux tendances qui jalonneront par la suite toute l’histoire de l’Union européenne; néanmoins, le Congrès de la Haye, en déci- dant de créer un Conseil de l’Europe proposé par Churchill et une assemblée parlementaire ou plutôt inter-parlementaire, car composée d’envoyés de parle- ments nationaux, semble avoir réalisé l’idée d’une organisation internationale qui n’empièterait pas sur les droits souverains des Etats respectifs. Jean Monnet a gardé ses distances vis-à-vis du Congrès de la Haye. Il ex- plique dans ses souvenirs qu’il était absorbé par les pourparlers à Washington sur la fédération de l’Occident, susceptibles de favoriser les efforts d’unification européenne. Il semble avoir considéré l’initiative de la Haye comme le prolon- gement d’anciens projets européens des fédéralistes, un mélange de rêveries avec quelques éléments d’un plan d’action. En conclusion, il disait: »j’avoue que je n’y prêtai pas grande attention, et l’enlisement des résolutions enthousiastes qui devaient aboutir un an après à la formule du Conseil de l’Europe, me confirma que cette voie conduisait à une impasse«. Il se peut que Jean Monnet ait sous-estimé le rôle qu’allait jouer le Conseil de l’Europe pour dessiner le modèle européen comme espace des droits de l’homme et des standards politiques démocratiques. Cela étant, il serait diffi- cile d’attribuer au Conseil un quelconque rôle dans l’élaboration d’une vision de l’unité politique du continent. Car là se posait la question de savoir vers quoi devaient tendre les processus d’intégration européenne: « vers un État uni ou vers une union des Etats«, vers une fédération d’Etats ou vers un Etat fédéré. Le pragmatisme de Monnet lui imposait de voir le point de départ du processus d’intégration dans l’agrément des Etats-nations à l’exercice commun de certains de leurs droits souverains. La formule d’un Conseil de l’Europe n’of- frait pas, à ses yeux, ce minimum de volonté des Etats de renoncer à une part de leur souveraineté. Les plans européens de Monnet étaient d’une logique implacable. Le jeune fonctionnaire de la Ligue des Nations formule, dès sa nomination au poste de son secrétaire général adjoint, un mémorandum préliminaire dans lequel il expose sa vision de l’Europe. La coopération entre nations, dit-il, commence par la connaissance mutuelle: »l’égoïsme de l’homme et des nations trouve le plus souvent sa cause dans les connaissances imparfaites du problème qui se pose«. C’est lorsqu’ils se connaîtront que les peuples sauront regarder les problèmes à résoudre »non plus sous l’angle de leur propre intérêt, mais à la lumière de Bronisław Geremek 125 l’intérêt général«. L’exposé sur la connaissance mutuelle entre nations semble contredire la renommée du pragmatique dont jouit Monnet, mais le contexte politique de ses paroles les explique : il s’agissait d’affirmer la suprématie de l’intérêt général sur les égoïsmes nationaux. Ces paroles furent prononcées en 1919. C’est durant la Seconde Guerre mondiale que sont nées les idées novatrices de Monnet sur l’Europe. Dès 1940, il a nourri le projet d’unification entre la Grande-Bretagne et la France sur le point d’être défaite: »C’est sans romantisme que j’envisageais la fusion de deux pays et la citoyenneté commune de leurs ha- bitants« , écrira-t-il plus tard. Il ne pensait alors à aucune fédération, car il ne comprenait pas ce que fédération voulait dire, quelle que soit la doctrine dans laquelle elle s’inscrivait, mais force est de constater qu’il avait fait un pas vers une structure européenne unifiée contre le nazisme, une idéologie qui injuriait toutes les valeurs du continent. Trois ans plus tard, en Algérie, sa pensée évolua encore. Etienne Hirsch, son proche collaborateur, se souvient d’une conversa- tion en été 1943 – l’Inspirateur, planté devant une carte de l’Europe, évoquait la nécessité de créer une région indépendante du charbon et de l’acier, à l’image de la Lorraine médiévale. Un groupe de collaborateurs de Monnet discutait inlassablement cette question. Les archives de Jean Monnet recèlent une note d’Hervé Alphand du 3 août 1943 dans laquelle il suggère de créer, après la guerre, »une union économique européenne«, et un mémorandum de Monnet lui-même. Ce mémorandum est un projet stratégique qui prévoit »les mesu- res essentielles qui empêcheront le Continent d’Europe d’entrer dans un chaos et poseront les bases qui en permettront la reconstruction«. Monnet craignait que se reproduise, après la guerre, la »paix négative« de 1918, tant les intérêts des Etats seront divergents et gravides de conflits, et les institutions démocratiques fragilisées. Il pensait que la France devait lancer un nouvel ordre européen avant même la défaite de l’Allemagne en exigeant le rétablissement ou l’établisse- ment du système démocratique et »l’organisation économique et politique d’une ’entité européenne’«. L’abandon du principe de souveraineté nationale et de ses corollaires, la »politique du prestige« et le »protectionisme économique«, lui semblait une nécessité. Sans cela, pensait-il, l’Europe sombrerait une fois de plus dans la logique de la peur. Les paroles qui suivent sont emblématiques de la pensée de Monnet: »Les Pays d’Europe sont trop étroits pour assurer à leurs peuples la prospérité que les conditions modernes rendent possible et par consé- quent nécessaire«. Le grand Européen semble s’adresser en premier lieu à son propre pays. Il répétera des mots semblables trente ans plus tard, au déclin de sa vie, pour résumer sa visite chez le président de France Valéry Giscard d’Es- Phainomena xviii/68-69 Bronisław Geremek 126 taing: »la France est désormais trop petite pour résoudre seule ses problèmes«. Mais ces mots, adressés à chacune des nations européennes, ne veulent pas les inciter à se coaliser mais à créer une communauté supra-nationale. Les mémoires de Monnet portent en exergue les mots suivants: »Nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes«. Ce sont peut-être les paroles les plus radicales et les plus téméraires que Jean Monnet ait prononcées, elles donnent la mesure du rêve utopiste qui l’habitait. Un petit groupe de fonctionnaires, d’économistes et de diplomates réunis autour de Jean Monnet en Algérie a tracé en 1943 le Grand Dessein européen du XXe siècle. Il a trouvé une ébauche de réalisation dans la Communauté euro- péenne du charbon et de l’acier, c’est-à-dire dans le Plan Schuman préparé par Jean Monnet. Après le rejet, par l’Assemblée nationale française, du projet de la Communauté de défense européenne, et la crise qui s’en est suivie, un deuxième pas a été accompli sous forme des Traités de Rome de 1957, et ce malgré l’accueil sceptique que Jean Monnet avait réservé aux actions du Benelux (et en particulier du Hollandais Johan Willem Beyen et de Paul Henri Spaak qui à la conférence de Messine ont forcé le consensus et la signature des traités relatifs à la création des communautés européennes). Les célébrations spectaculaires du soixantième anniversaire des Traités de Rome en tant que l’acte fondateur de l’Union euro- péenne étaient sans doute un acte de thérapie médicale destinée à faire oublier la crise intérieure, mais elles ne devraient pas nous faire sous-estimer la portée de la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950, car c’est elle qui a donné naissance à l’Union. C’était un acte d’espérance, une courageuse déclaration de réconciliation entre la France et l’Allemagne après cent ans d’hostilités, une an- nonce de la mise en chantier d’une Europe unifiée qui »se fera pas des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait«. Par leur acte de réconciliation, deux peuples ont donné l’envol à la paix sur le continent européen. La réalisa- tion du programme se mettait en place, le rêve utopique s’appuyait désormais sur l’action pragmatique. Fait significatif, Jean Monnet, lorsqu’il abandonna ses fonctions publiques en 1955, lança immédiatement sa propre institution à la- quelle il allait consacrer les dernières vingt années de sa vie, et qu’il nomma Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe. Le choix du nom est significatif: le réaliste pragmatique choisit, cette fois, d’annoncer ses intentions par la formule la plus radicale et la plus éloignée – à l’époque comme au jour d’aujourd’hui – de l’état réel des choses. Pendant le demi-siècle de son histoire, l’Union européenne n’est pas devenue les Etats-Unis d’Europe et rien ne laisse supposer qu’une telle perspective soit plus réaliste aujourd’hui, après l’échec du traité constitutionnel au profit d’un traité plus limité (ou celui de Lisbonne). Bronisław Geremek 127 La longue histoire de l’idée européenne en atteste: pendant au moins six siècles, les revendications d’action commune voire d’unité européenne resur- gissaient avec persistance. Elles exprimaient parfois – rarement – la nostalgie de l’unité de la civilisation européenne médiévale d’avant la formation des na- tions à caractère ethnique. Plus souvent, il s’agissait de pensée utopique fidèle au sens du mot grècque (oύ topos) qui signifie non-lieu, c’est-à-dire »autre lieu«, un lieu hors réalité. Quand Paul Ricoeur analysait la notion d’utopie en prenant pour exemple l’opposition à l’Etat-nation, il remarquait que le seul ap- prentissage des langues étrangères remettait en question l’équation entre lan- gue maternelle et sentiment d’appartenance culturelle et politique. La question qui sans cesse se pose à nous est de savoir comment concilier la similitude des hommes et leur appartenance aux groupes disparates. Il faudrait trouver une place pour »l’homme-mon-semblable« entre la similitude et la différence. Le réalisme des actions ne contredit pas la dimension utopique tant qu’elle reste l’horizon à atteindre, un objectif auquel, les lois de la nature obligent, aucune action ne saurait faire parvenir. L’unification européenne par-dessus les frontières des Etats-nations était cet objectif commun, accepté au cours des débats européens par les uns et les autres, ceux qui l’interprétaient comme une entente entre gouvernements et ceux qui y voyaient la fusion organique des Etats en une communauté éco- nomique et politique. Le problème émergeait lorsque l’union politique – celle que Monnet espérait voir naître des liens noués entre Européens – devenait possible. Sur ce point, Jean Monnet allait entrer en conflit avec le chef histori- que de son propre pays. »Les propositions du général de Gaulle reposent sur des notions périmées. Elles ignorent les leçons de l’histoire la plus récente. Elles font abstraction totale de toute l‘expérience qui nous a montré, par une succession d’échecs, qu’il est impossible de régler les problèmes européens entre des Etats, qui conservent leur pleine souveraineté«. Pour analyser »les demains précaires« de l’Europe, il est essentiel de définir la place des nations dans la construction européenne. Ce sont les nations qui ont sculpté le modèle démocratique, ce sont elles qui ont fait naître la pax europeana que garantit l’Union. Les nations européennes se sont forgées non seulement en prolongement des traditions tribales, ethniques et linguistiques, mais également à partir des modes de participation politique. Leur généalogie combine gens et natio avec civitas. Elles devenaient, aussi, des imagined com- munities au sein desquelles le désir de participer et d’appartenir s’étendait, au cours de l’histoire, depuis les élites vers des cercles de plus en plus larges. Je ne pense pas que l’intégration européenne requière la disparition des nations. Phainomena xviii/68-69 Bronisław Geremek 128 L’Europe a été un »laboratoire des nations«, ce sont elles qui ont forgé le sens de son histoire moderne. Ce sont elles qui ont imaginé le cadre pour cristalliser les principes, les institutions et les standards démocratiques autour du socle de la liberté et du respect des droits de l’homme. La communauté européenne s’est appuyée sur ces acquis. Elle a besoin des nations. Marcel Gauchet allait jusqu’à dire, en 2004, que »l’Europe avancera par les peuples ou n’avancera plus«. Le dilemme qui se dessine dans l’évolution future de l’Europe, rejeter les nations ou y voir un matériau durable pour construire la communauté, fait partie du destin de l’Union. Jacques Delors a parlé de la fédération d’Etats-nations, une formule adéquate à l’état actuel de l’Union mais ambiguë: comment concilier un corps politique souverain nommé fédération avec de nombreux Etats-na- tions souverains ? Il serait peut-être plus juste – au risque de friser un tour d’adresse scholastique – de voir en l’Union un empire contracté par des nations politiques. Un observateur extérieur de l’Union européenne, Jeremy Rifkin, pense qu’elle est en train de devenir un exemple pour le monde, une sorte de »Euro- pean Dream«. La crise actuelle fait planer un doute sur cette vision optimiste. Une loi commune, un marché commun, une monnaie commune ne font pas l’unité. Pour faire un, il faut, en plus, un fort sentiment de solidarité, exprimé par les nouvelles politiques communautaires. Les nations réunissent des hu- mains. L’Europe doit réunir des nations et des humains. Pendant le demi-siè- cle de son histoire, l’Union a été capable de surmonter ses crises dès lors que la confiance en l’avenir prenait le dessus, et que les objectifs à court et long terme étaient définis avec justesse. Il est peut-être important qu’elle sache également définir sa vision d’avenir: abandonner les nationalismes, tempérer les égoïs- mes nationaux n’implique pas inévitablement que l’on abandonne l’idée des nations; les engager davantage dans la réalisation de leurs rêves au sein de la communauté et grâce à elle est également envisageable.